Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
MATHÉMATIQUE
ENTRE MYSTÈRE
ET RAISON
Intuitions,
paradoxes,
rigueur
Thérèse GILBERT
Nicolas ROUCHE
LA NOTION D'INFINI
L'INFINI MATHÉMATIQUE
ENTRE MYSTÈRE ET RAISON
Intuitions, paradoxes, rigueur
www.editions-ellipses.com
... si vous venez ici, nous causerons à l'infini.
Madame DE SÉVIGNÉ
Avant-propos
sardeuses, car tout ce qu'on a c'est du fini. On s'arrête, fût-ce par épuisement,
à un nombre fini de termes. La loi de formation se lit sur ces termes-là. Est-il
possible que le fini témoigne de l'infini ? Telle est la question centrale de ce
chapitre.
Nous allons donc construire des suites variées. Nous essayerons de discer-
ner leur comportement "à l'infini", ce qui nous conduira à la notion de limite.
Nous verrons qu'il y a toutes sortes de types de suites, et comment l'étude
des plus compliquées se ramène à celle des plus simples. Nous verrons que
leurs contextes respectifs, numérique, géométrique, physique, probabiliste,
les éclairent d'un jour parfois inattendu et qui porte à réfléchir, à dépasser
un point de vue formel. Nous nous apercevrons aussi que si on construit sans
peine des suites avec des nombres, on construit aussi des nombres avec des
suites, comme en témoigne le 0,414141... évoqué ci-dessus.
a b
Fig. 1
a b
Fig. 2 : Le tapis de Sierpinski
.
Mais que devient (e) lorsque n augmente ? Cette quantité diminue sans
cesse mais ne devient jamais nulle. En effet, on ne noircit à chaque étape
qu'une partie de la surface blanche, mais jamais tout. Les sde quelque chose
ne peuvent pas être rien. Le fait que l'aire de cette partie ne soit pas nulle
se répercute d'étape en étape, indéfiniment. Le processus ne s'arrête pas.
Ce type de raisonnement s'appelle raisonnement par récurrence. Nous en
reparlerons au chapitre 6.
Mais que devient alors cette partie ? Puisqu'on retire à chaque étape plus
de la moitié du reste, cette expression peut devenir — on le sent bien — aussi
petite que l'on veut. Certains auraient peut-être envie de dire qu'elle finirait
par s'annuler si l'on pouvait appliquer le processus une infinité de fois...
Nous reviendrons sur cette idée à la fin de ce chapitre. D'autres diraient
qu'elle tend vers 0 lorsque n tend vers l'infini. Nous serons amenés à préciser
cette idée. Pour le moment laissons-lui le sens intuitif et vague que chacun
voudra lui donner.
S CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI
4
) = 0,6242 ... ,
G
5
) = 0,5549 ... ,
G
6
= 0,4932 . .. .
(§)
Ces termes se rapprochent sans cesse de 0. Mais qu'est-ce que cela implique ?
Pourrait-on dire que cette suite tend vers 0 lorsque n tend vers l'infini ? Le
fait de s'approcher de 0 ne suffit sûrement pas à préciser ce que l'on entend
par cette expression. On ne peut pourtant aller voir ce qui se passe "à
l'infini" : l'expression (e)n n'est définie que pour des exposants finis. L'infini
nous est inaccessible. Et pourtant, nous voulons en parler.
À défaut de mieux, précisons la question de la façon suivante.
L'expression (e)n peut-elle devenir aussi petite que l'on veut ?
Par exemple, plus petite que 0,1, que 0,01 ou que 0,000 001 ?
En continuant à calculer, on voit que
Donc, les termes (g-)n finissent par devenir plus petits que 0, 001. Mais aussi
que 0, 000 001, etc. On a vraiment envie de dire que l'aire tend vers 0 :
on peut la rendre aussi petite que l'on veut, comme celle correspondant au
processus des figures 1.
Les deux processus sont d'ailleurs assez semblables puisqu'ils donnent
naissance à des suites d'aires ayant la même structure : on passe d'un terme
au suivant en multipliant chaque fois par un même nombre, à savoirs dans
le premier cas et g dans le second. Ces suites de nombres,
8 (8) 2
1, 3
(8
9)
et
1,
4 4 2 (4 )3
U' U9-) 9
sont appelées suites géométriques respectivement de raison s et 1.
a, a • t, a •t 2 , a • t3 , .
avec t inférieur à 1.
Si t est inférieur à g, on peut se convaincre aisément que la suite tend
vers 0. En effet, chacun des termes tn de cette suite est inférieur au terme
correspondant, à savoir (P n , dans la suite du tapis de SIERPINSKI.
On peut soupçonner qu'il en sera de même pour n'importe quel t inférieur
à 1. Même si t est très proche de 1 ? Prenons par exemple une raison t = 0, 99
avec un terme de départ a de 1 000. Pouvons-nous être sûr que les termes
de la suite descendent en dessous de 0, 000 1 par exemple ?
Dans ce cas particulier, la calculatrice peut encore aider. En appliquant
à 0, 99 l'exposant 10 000, on trouve un nombre suffisamment petit. Si au lieu
de 0, 000 1 on se donne un nombre encore plus petit, on sait qu'en prenant
comme exposant de 0, 99 un multiple convenable de 10 000, on arrivera à
descendre en-dessous de ce nombre. La suite tend donc bien vers 0 au sens
où nous avons jusqu'ici employé cette expression.
Nous voudrions maintenant nous assurer que ce sera le cas pour n'im-
porte quelle suite (atn) avec un premier terme positif a aussi grand que
l'on veut et un t (inférieur à 1) aussi proche que l'on veut de 1, et surtout
comprendre pourquoi il en est toujours ainsi. Laissons pour le moment cette
question en suspens. Elle s'éclairera lorsque nous aurons examiné les autres
suites géométriques positives, celles de raison supérieure à 1.
Prenons par exemple la suite
3, 3 • 2, 3.22 , 3.23, 3.24, .
1.1. ENLEVER SANS CESSE QUELQUE CHOSE 11
c'est-à-dire
3, 6, 12, 24, 48, ...
Elle augmente très vite. On a bien envie de dire qu'elle tend vers l'infini. Mais
que signifie "tendre vers l'infini" ? Si "tendre vers 0" signifie "se rapprocher
de 0 autant que l'on veut", est-ce que "tendre vers l'infini" pourrait vouloir
dire "se rapprocher de l'infini d'aussi près que l'on veut" ? Cela n'a pas de
sens. Ce que nous aimerions, c'est préciser cette expression en évitant de
recourir directement à l'idée d'infini, qui n'est pas très claire en elle-même.
Nous dirons simplement, dans un premier temps, qu'une suite tend vers
l'infini si ses termes deviennent aussi grands que l'on veut, plus grands que
tout nombre fixé.
Est-ce le cas pour la suite (3 • 2n) ? Comment nous assurer que, quel que
soit le nombre M aussi grand soit-il, les termes de la suite finiront par le
dépasser ?
On calcule que
210 > 1000 = 103.
Donc
220 > 106
et
236 > 109.
D'une façon générale
271.10 > ,0
71.3.
a, at, at 2 , at 3 , . (1.1)
a, a + r, a + 2r, a + 3r, .
Mises à part les suites de raison 0 ou 1, qui sont trop particulières pour
être intéressantes, nous avons donc étudié toutes les suites géométriques
positives.
Les suites géométriques négatives de raison positive ne posent pas de
problèmes supplémentaires intéressants. Elles se traitent, au signe près, de
la même façon que les positives : celles dont la raison est inférieure à 1
tendent vers 0, leurs termes s'approchant de 0 (par dessous) autant que l'on
veut ; celles dont la raison est supérieure à 1 tendent vers —oo ; autrement
dit, leurs termes finissent par descendre en dessous de tout nombre (négatif
et dont la valeur absolue est aussi grande que l'on veut) donné à l'avance.
Les suites de raison négative présentent de nouveaux problèmes : elles
oscillent entre les positifs et les négatifs. Considérons tout d'abord celles
dont la raison est comprise entre —1 et 0, comme par exemple
1 1 1
4, —2, 1, — (1.3)
2' 4 — 8
On voit que, comme pour la suite de raison positive qui lui correspond, à
savoir
1 1 1
4, 2, 1, — (1.4)
2' 4' 8' • • •'
ses termes s'appochent de 0 d'aussi près que l'on veut, puisque leur distance
à 0 est la même que pour la suite positive. La suite (1.3) tend donc vers O.
Il en va de même de toutes les suites géométriques de raison comprise entre
—1 et O.
Si maintenant la raison est inférieure à —1, comme par exemple dans la
suite (2(- 2)l, c'est-à-dire
27 81
2; —3; 9 = 4,5; = —6, 75; = 10, 125; ...;
2 4 8
que pouvons-nous en dire ? Ses termes deviennent aussi grands que l'on veut
(il suffit de considérer les termes de rang impair), mais également aussi petits
que l'on veut, dans le sens où ils descendent en dessous de tout nombre
(négatif et dont la valeur absolue est aussi grande que l'on veut) donné.
Certains auront peut-être envie de dire que la suite tend à la fois vers +oo
et vers —oo. Néanmoins, pour des raisons de commodité dans les énoncés et
les preuves qui font intervenir ces expressions, nous dirons que la suite ne
tend ni vers ni vers —oo.
14 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI
Restent les suites de raison —1. Celles-là oscillent sans cesse entre un
nombre a et son opposé —a. Elles ne se "stabilisent" pas. On dira qu'elles
ne tendent vers aucun nombre.
Définition. Une suite harmonique est une suite dont les inverses des
éléments forment une suite arithmétique.
deviennent aussi petits que l'on veut, puisque n peut être pris aussi grand
que l'on veut. Donc, cette suite aussi tend vers O.
tend vers O.
continuation. L'infini sous cette forme — ce qui n'a pas de fin — s'installe dans
notre esprit de manière naturelle et s'y impose. Il coule de source. Dans les
domaines où nous le découvrons, c'est le fini qui serait impensable. Comment
imaginer qu'au-delà d'un certain nombre nous ne puissions plus ajouter un,
ou qu'après avoir divisé une grandeur en deux, nous ne puissions la diviser
encore en deux ? L'infini présent dans cette idée est appelé l'infini potentiel.
Dans les énoncés et les solutions des problèmes précédents, nous avons
utilisé beaucoup d'expressions telles que "enlever sans cesse", "devenir",
"finir par dépasser" ou encore "appliquer une infinité d'opérations", "objet
final d'un processus infini", "ce qui reste au bout du compte",...
Les trois premières évoquent l'infini potentiel. Les expressions suivantes
sont utilisées pour évoquer l'infinité d'opérations dans sa globalité. Il ne
s'agit plus ici de considérer les processus décrits comme jamais achevés,
mais justement de voir ce qui se passe lorsqu'on applique toutes les étapes
qui le décrivent. Or, comme les processus considérés sont infinis, cela semble
contradictoire d'évoquer leur fin. L'infini considéré dans sa globalité est ap-
pelé infini actuel. On utilise cette locution pour désigner l'infini en soi, tout
construit. Lorsque l'on parle par exemple de l'ensemble des points d'un seg-
ment de droite, on parle d'infini actuel. Il s'oppose à l'infini potentiel, celui
qui renvoie à un prolongement toujours possible..., mais non achevable.
ARISTOTE a écrit : "L'infini ne peut être parcouru". Il acceptait l'infini en
puissance, c'est-à-dire potentiel, mais pas l'infini en acte, c'est-à-dire actuel.
Les suites qui "se stabilisent", c'est-à-dire qui tendent vers un nombre
fixé, comme par exemple la suite (1.4) de la page 13, nous pousseraient à
accepter l'infini actuel, du moins au niveau de l'expression : nous aurions
envie de dire qu'après une infinité d'étapes, la suite s'annule. Par contre,
face à une suite telle que
nous serions plutôt tentés de rejeter l'infini actuel : d'accord, on peut tou-
jours mettre un 1 derrière un —1 et vice versa, mais que dire de cette suite
en fin de parcours? Heureusement que justement elle n'a pas de fin...
Ajoutons encore que le sens que l'on donne à ces deux expressions (infini
potentiel, infini actuel) relève sans doute plus de la philosophie que des
mathématiques. Il se peut que dans certaines situations étudiées dans la
suite, le point de vue du lecteur sur le choix de l'une ou l'autre de ces
expressions soit différent du nôtre. Le principal est que la réflexion que
suscite la comparaison de ces deux infinis soit éclairante.
1.1. ENLEVER SANS CESSE QUELQUE CHOSE 17
1 1 1 1 1 1
71 5 6 5 8 7•••'
il ajoute que la suite ne doit pas nécessairement être monotone (c'est-à-dire
partout croissante ou partout décroissante).
L'infini est bien présent dans la définition de CAUCHY, de nouveau à
travers l'adverbe "indéfiniment" et la locution "aussi peu que l'on voudra".
Mais c'est un infini potentiel : il évoque la possibilité d'avancer toujours dans
la suite, de s'approcher toujours davantage du nombre fixe. Aucun ensemble
infini n'est évoqué dans la définition.
Au total, cette définition est bien en accord avec l'idée énoncée dans les
sections précédentes.
18 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI
(an)nENI
ou plus simplement
(an),
comme nous l'avons fait jusqu'à présent.
Les nombres 0, 1, 2, ... sont appelés les indices des termes ao, al , a2 , :
l'indice d'un terme est son numéro d'ordre dans la suite, c'est-à-dire le na-
turel dont il est l'image.
si, pour tout E réel > 0, il existe un nombre naturel N tel que pour tout
naturel n > N, on ait
a—E <an < a + E.
On exprime cela en écrivant
lim an = a.
n-+-Foo
En d'autres mots, quel que soit le réel E fixé (aussi petit que l'on veut),
à partir d'un certain indice N (qui peut dépendre du réel E que l'on s'est
fixé), tous les termes de la suite sont distants de a de moins de E.
Définitions. Si le réel a est la limite d'une suite (an ), on dit aussi que
la suite converge vers a ou qu'elle tend vers a ou encore que son terme
général tend vers a lorsque n tend vers l'infini. Si une suite converge vers
un nombre a, on dit qu'elle est convergente. Si une suite ne converge pas
vers un nombre réel, comme par exemple les suites (( —1)n) ou (3n), on dit
qu'elle est divergente ou qu'elle diverge.
Évacuer le temps, évacuer les listes inachevées, les etc., les trois points, l'in-
fini seulement potentiel, aboutissait à regarder en face les ensembles infinis,
à en parler librement, à les nommer sans réticence, quoique sans évacuer
pour autant les difficultés qu'ils traînent après eux.
Telle a été en tout cas la tendance générale au XIX' siècle, au cours
duquel l'analyse, confrontée à des problèmes de plus en plus difficiles, n'a
cessé de chercher à affermir ses fondements.
20 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI
Mise à part cette référence au temps dans notre idée de départ de suite
tendant vers 0, cette idée est relativement proche de la définition actuelle.
Néanmoins, l'actuelle comporte une précision, indispensable dans certains
cas, à laquelle nous n'avions pas songé. En effet, lorsque nous avons cherché
à préciser cette idée à propos de la suite ((e)n), nous avons seulement re-
marqué que l'on pouvait, à l'aide des termes de cette suite, approcher de 0
d'aussi près que l'on veut. Nous n'avons pas précisé qu'à partir d'un certain
indice N, la distance de tous les termes à 0 était inférieure à un f aussi petit
que l'on veut (pourvu qu'on l'ait fixé au départ). Toutefois, étant donné que
la suite ((e)n) est positive et décroissante, si un de ses termes est distant de
0 de moins de E, c'est également le cas des termes suivants. Cette précision
aurait semblé superflue dans ce contexte de suite monotone.
Après avoir considéré la définition actuelle la plus commune de la limite,
regardons celle de limite infinie.
Définition. On dit qu'une suite (an) tend vers l'infini si, pour tout M
réel, il existe un naturel N tel que pour tout naturel n > N, on ait an > M.
On écrit alors
lim an = +00.
n- -co
2 21 2 (1 2 2 (1 3 (1)4
— •100, i • -à- • 100, -à- • j) • 100, - • -à) •3 .100,
100, à • j • 100, ...
3
2
• 100 = 66, 666,
3
2 1
— • 100 • (1 + --) = 88, 888,
3 3
2 1 1
• 100 • (1 + — + — ) = 96, 296
3 3 9
1 1 1
— • 100 • (1 -I- — -I- — + — ) = 98, 765,
3 3 9 27
...
2 1 1
— • 100 • (1 + — + — +...) , (1.5)
3 3 9 + 27
mais encore une fois, que vaut cette "somme" ? Nous mettons "somme" entre
guillemets, car que peut bien être une somme infinie ?
Pour y voir plus clair, évitons d'utiliser comme ci-dessus la calculatrice,
et regardons, en réduisant chaque fois au même dénominateur, ce que devien-
nent les sommes partielles (en nous concentrant sur ce qui se trouve entre
22 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI
U1 = 1,
1
U2 = 1 +
3
1 1
U3 = 1 + + = 1+ —
3 9 9'
1 1 1 13
U4 = 1 + à + + = 1 + ,
1 1 1 1 40
U5 = 1 + +—+ + — = 1+ —
3 27 81 81'
On s'aperçoit que les fractions apparaissant aux seconds membres ont pour
dénominateurs successifs les puissances de trois, et qu'on obtient chaque fois
le numérateur en diminuant le dénominateur d'une unité et en prenant la
moitié du nombre obtenu. Si bien que le terme général de cette suite s'écrirait
3n —1
(1.6)
1+ 3n
En tout cas, cette expression convient pour les cinq premiers termes de la
suite si l'on prend successivement n = 0, 1, 2, 3 et 4. Cette loi se propage-t-
elle de terme en terme ? Si le ne vaut
3n-1-1
1+ 3n-1
e-1-1 1 3 3n-1 3 +2
1 + 3n-1
2 + 3n
= 1+
2 • 3n
311 -1
= 1 + .
32n
Donc si l'expression (1.6) est valable pour un terme, elle l'est aussi pour le
suivant. En particulier, la loi se propage jusqu'à n = 5, donc aussi jusqu'à
n = 6, puis n = 7, etc.
Ce raisonnement par récurrence nous permet de confirmer que d'une
façon générale
3n-1-1
Un = 1 + 2 .
3n — 1
1.2. AJOUTER TOUJOURS MOINS 23
•100 • — = 100.
3 2
Ainsi, la mouche parcourrait 100 km avant la collision fatale. Est-il possible
que son trajet, comportant une infinité d'étape, ne fasse que 100 km?
Mais au fait, revenons à l'énoncé du problème. Entre le moment du
départ et celui de la collision, il s'écoule une heure, puisque les deux loco-
motives sont distantes de 100 km et qu'elles roulent à 50 km/h. Et puisque
la mouche vole elle à 100 km/h, en une heure elle fait évidemment 100 km,
même si son mouvement n'est pas vraiment uniforme. Voilà donc beaucoup
de réflexions et de calculs pour rien !
Peut-être pas, car nous venons de calculer une "somme infinie" qui a
un résultat fini ! Et le contexte physique du problème confirme ce que la
méthode des limites nous a permis de calculer. Pourtant, c'est là un fait qui
ne va pas de soi. Il est troublant qu'une infinité de mouvements puissent
être effectués en un temps fini. Voici ce qu'écrit PASCAL [60] à propos de la
possibilité de parcourir une infinité d'espaces en un temps fini :
Et pour les soulager [ceux qui n'y croient pas] dans les peines qu'ils auraient en de
certaines rencontres, comme à concevoir qu'un espace ait une infinité de divisibles,
vu qu'on les parcourt en si peu de temps, pendant lequel on aurait parcouru cet
infinité de divisibles, il faut les avertir qu'ils ne doivent pas comparer des choses
aussi disproportionnées qu'est l'infinité de divisibles avec le peu de temps où ils sont
parcourus : mais qu'ils comparent le temps entier avec l'espace entier, et les infinis
divisibles de l'espace avec les infinis instants de ce temps ; et ainsi ils trouveront
que l'on parcourt une infinité de divisibles en une infinité d'instants, et un petit
espace en un petit temps ; en quoi ils ne trouvent plus la disproportion qui les avait
étonnés.
24 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI
1 ) 2 Gy G)4
1 3 (1
3
s'appelle suite géométrique. Une suite du type
(4 )
Définitions. Plus généralement, la série (Un) associée à la suite (um ) est
la suite des sommes des premiers termes de (u,n ) jusqu'à celui d'indice n.
Le ne terme de cette suite est donc
Un = uo u2 u3 ...+ un ,
ou parfois
Un = Ul + U2 + U3 Un ,
Un = o ui ou Un = ui .
i=0
Une série géométrique de raison t est une série associée à une suite
géométrique de raison t.
Ce qui nous intéressait surtout, dans le problème de la mouche, c'était
le résultat de la "somme infinie"
1 4_ +
G) 2 +
G)3+ ...
ui.
o
d'où
1 — tn+1
Un =
1— t
Supposons maintenant que —1 < t < 1. Alors, puisque nous savons que tn
tend vers 0 (voir section 1.1), il est clair que tn+1 tend aussi vers 0 et que
(Un ) tend vers
1
1—t•
Cette formule nous restitue bien la limite de la série (E7_0 (Di), puisque
pour t = 3, nous obtenons
1 =3
1— t 2
Par contre, si la raison t de la suite est supérieure à 1, alors tn tend vers
l'infini et la série géométrique associée aussi.
Nous obtenons les deux propositions suivantes.
Fig. 3
4 4 4
1( 1 ) 1
41—1
Donc Bonaventure a une chance sur trois de gagner et par conséquent Ana-
tole a deux chances sur trois de gagner.
Voici maintenant ma solution au problème d'écriture. L'écriture
0, 111 ...
représente bien un nombre en base quatre, tout comme en base dix d'ailleurs.
En base dix, il s'agit du nombre 9. Il suffit, pour s'en persuader, d'effectuer
la division écrite de 1 par 9.
Voyons maintenant comment exprimer autrement 0, 111 ... en base qua-
tre. Cette écriture représente la limite de la suite
1 (1\ 2 (1\ 3
i+ + Ui) +...
n'a pour moi aucun sens, puisque pour pouvoir parler de l'aire d'une partie,
il faut d'abord que celle-ci soit déterminée. Or la partie noire de la figure 3
est sensée être le résultat d'un processus infini. Mais puisque ce processus
est infini, il n'a pas de fin. La partie dont on parle évolue donc sans cesse et
il n'y a aucun sens à parler de son aire.
AUDACE. D'accord, il s'agit d'un processus infini. Mais à chaque étape,
la partie noire est bien définie et nous pouvons en calculer l'aire. Cette aire
change à chaque étape, mais elle s'approche d'aussi près que l'on veut de 3.
C'est cela que la limite exprime.
PRUDENCE. Exprimé comme cela, vos propos me convainquent : la suite
des aires a pour limite 3, si cela signifie que ses termes s'en approchent
d'aussi près que l'on veut. Mais cette valeurs ne représente pas une aire
dans le problème qui nous occupe.
CÉLESTIN. Personnellement, je suis prêt à accepter que le processus
décrit aboutit à un objet final. Mais je ne suis pas tout à fait sûr que la
limite que vous calculez corresponde bien à son aire.
AUDACE. Pour moi aussi, cet objet final existe. Néanmoins, je comprends
bien la gêne de PRUDENCE par rapport au processus infini. Aussi vais-je
décrire cet ensemble sans évoquer l'infini, mais en donnant un moyen de
déterminer si un point quelconque se situe dans cet ensemble.
Géométriquement, cet ensemble est composé de petits carrés centrés sur
la diagonale du carré. Traçons des axes de coordonnées comme à la figure 4 et
intéressons-nous aux projections de chacun des côtés de ces carrés sur l'axe
qui lui est perpendiculaire. Notons les coordonnées en base deux. Tous ces
points ont pour abscisses (ou ordonnées) des nombres s'écrivant 0,111...1
avec uniquement une suite finie de 1 derrière la virgule. Les points se situant
dans le premier carré ont pour coordonnées deux nombres qui commencent
par 0,0 ..., ceux du deuxième carré ont pour coordonnées deux nombres
qui commencent par 0,10 ..., ceux du troisième carré ont pour coordonnées
deux nombres qui commencent par 0,110 ..., etc.
Considérons maintenant un point quelconque du grand carré de départ et
ses coordonnées. Comptons le nombre de 1 qui séparent la virgule du premier
0 (après la virgule) dans chacune des deux coordonnées. Si les comptes pour
les deux coordonnées sont identiques, ce point appartient à la partie noire,
sinon il appartient à la partie blanche4. Voilà donc un moyen de savoir si un
'Ce raisonnement provoque des questions sur les nombres se terminant par une suite
infinie de 1, que nous laisserons en suspens pour le moment. Elles seront étudiées au
chapitre 5.
30 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI
1
0,1111
0,111
0,11
0,1
Fig. 4
point appartient ou non à la partie noire. Celle-ci est par conséquent bien
déterminée.
PRUDENCE. Votre raisonnement se base sur le fait que tout point a une
écriture. Cela ne me semble pas évident.
AUDACE. J'ai utilisé par facilité les écritures de nombres dans un système
de numération, mais cela n'est pas indispensable pour régler le problème de
l'existence d'un objet final. Il suffit de se rendre compte qu'un point du
segment [0, 1] est soit égal à 1 moins une puissance de 2, soit compris entre
deux nombres de ce type consécutifs.
PRUDENCE. En effet. La partie considérée me paraît maintenant plus
familière sinon accessible. Par contre, rien ne me dit que le processus décrit
dans l'énoncé y mène.
AUDACE. Soit. Mais moi, en tout cas, c'est de cet objet-là que je parle. De
plus, il me semble qu'on pourrait définir rigoureusement le concept d'objet-
limite5 convenant à cette situation géométrique et conduisant à considérer
cet objet.
PRUDENCE. Mais de toute façon comment calculer l'aire de cet objet
bizarre ? J'ai les mêmes doutes que CÉLESTIN quant à la pertinence de la
méthode des limites pour résoudre un tel problème.
Fig. 5
PRUDENCE. Je me méfie d'un tel raisonnement où l'on décompose le
carré en une infinité de coudes...
AUDACE. Laissez-moi vous convaincre du bien-fondé de la méthode des
limites.
Il me faut d'abord vous persuader que l'aire qui nous intéresse ne peut
pas être inférieure à 3. Souvenons-nous que la suite des aires des parties
noires apparaissant successivement dans le processus infini de noircissement
s'approche d'aussi près que l'on veut de 3, chacun de ses termes étant stricte-
ment inférieur à 3. Ceux-ci sont de plus inférieurs à l'aire cherchée, puisque
les parties auxquelles ils correspondent sont entièrement incluses dans la
partie "finale" noire. Or ils finissent par dépasser tout nombre de la forme
— E (où E > 0 est fixé), c'est-à-dire tout nombre inférieur à 3. Donc l'aire
cherchée ne peut pas être inférieure à
CÉLESTIN. Jusque-là, nous vous suivons.
AUDACE. Voyons maintenant que cette aire ne peut pas être supérieure
à -31-. Considérons pour cela un nombre de la forme --. + e, (e > 0). Colorions
un carré d'aire E en gris dans le coin supérieur droit du grand carré comme
à la figure 6.
32 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI
Fig. 6
La partie noire non recouverte de gris a une aire inférieure à .-. La partie
sombre (noire ou grise) a donc une aire plus petite que s + f et pourtant elle
recouvre entièrement la partie noire. Celle-ci est donc strictement inférieure
à 3 + E, quel que soit E.
Il faut donc bien admettre que si la partie "finale" noire a une aire — et
pourquoi n'en aurait-elle pas? —, celle-ci est plus grande que tout nombre
de la forme --- — E et plus petite que tout nombre de la forme + f, quel que
soit E > O.
PRUDENCE. Ma foi, je n'ai rien à objecter à ce raisonnement.
CÉLESTIN. Moi non plus, d'autant que le résultat est identique à celui
que j'ai trouvé.
PRUDENCE. Passons alors au problème concernant l'écriture 0, 111 ... Il
me semble que cette écriture ne peut pas s'identifier à la fraction s. En effet,
si nous appliquons l'algorithme de division écrite à 1 divisé par 3 en base
quatre, nous butons sur un processus sans fin où les 1 se succèdent sans
cesse. C'est peut-être ce qu'exprime 0, 111 ... Néanmoins, il faut se méfier
des trois points dont on ne sait ce qu'ils représentent. De toute façon, on ne
pourra jamais écrire suffisamment de 1 pour obtenir exactement s.
CÉLESTIN. Il ne s'agit pas d'écrire suffisamment de 1, mais seulement de
les penser. Et là où la main s'épuise, l'esprit continue sans peine.
AUDACE. Pour moi, comme je le disais, les trois points indiquent qu'il
faut prendre la limite de la suite (1.10) (page 28). Pas besoin donc de
considérer une infinité de 1.
CÉLESTIN. Mais même en considérant une infinité de 1, il est possible de
résoudre le problème. Ma solution consiste à représenter 0, 111 ... sur une
1.2. AJOUTER TOUJOURS MOINS 33
droite des nombres. Partons du segment [0, 1]. Le premier chiffre après la
virgule nous indique que le nombre est compris entre 0,1 et 0,2, c'est-à-dire
entre un quart et deux quarts. Partageons donc le segment en quatre et
oublions le premier et les deux derniers quarts pour ne plus nous intéres-
ser qu'au deuxième. Le deuxième chiffre après la virgule nous indique que
0,111 ... se situe dans le deuxième quart du segment [0, 1; 0, 2]. Il nous faut
donc à nouveau laisser de côté le premier et les deux derniers quarts de
[0,1,0,2] et diviser à son tour le deuxième quart, à savoir [0, 11; 0, 12], en
quatre. Et ainsi de suite. A chaque étape, nous laissons donc un quart du
reste à gauche et deux quarts à droite, soit le double. Quand nous aurons,
par divisions successives, épuisé le segment [0, 1] entier, nous aurons à droite
une quantité double de celle de gauche. Nous serons donc exactement à un
tiers.
PRUDENCE. Votre raisonnement, utilisant encore un processus infini, ne
me convainc pas. Je préfère dire que 3n'a pas d'écriture décimale et noter
éventuellement 0,111 ... pour signifier que la division de un par trois
ne s'arrête jamais.
Quant au problème de probabilité, il me laisse perplexe. L'énoncé me
semble clair et ne contient pas de processus infini. Il doit bien y avoir une
solution. Néanmoins, je ne vois pas comment la trouver sans évoquer l'infini.
CÉLESTIN. Ma solution consiste à nouveau à comparer les probabilités de
gagner de chacun, plutôt que de calculer celle de Bonaventure par une somme
infinie. Mais je doute qu'elle convienne à PRUDENCE, car elle utilise un
procédé comparable à ceux intervenant dans mes solutions aux deux autres
problèmes ... Je considère les coups pris deux par deux. Au premier coup,
Anatole a une chance sur deux de gagner. Au deuxième coup, Bonaventure
a une chance sur quatre de gagner, soit deux fois moins qu'Anatole. Reste
une chance sur quatre que la partie continue. Dans ce cas, aux deux coups
suivants, Anatole aura à nouveau deux fois plus de chance de gagner. Et ainsi
de suite. Anatole a donc globalement deux fois plus de chance de gagner.
D'où les probabilités à et 3.
"métaphysiques" que posent les trois problèmes : qu'y a-t-il au bout des pro-
cessus infinis décrits ? AUDACE, qui tient le rôle du mathématicien, trans-
forme directement les problèmes en problèmes mathématiques. Il évacue
l'infini par la méthode des limites, qu'il justifie en montrant jusqu'à quel
point elle convient à la résolution des problèmes initiaux. Nous adopterons
le même point de vue dans la suite, tout en essayant de prendre du recul
par rapport à ces solutions mathématiques.
6 L'idée de ce problème n'est pas nôtre. Nous n'avons pas retrouvé son origine.
1.2. AJOUTER TOUJOURS MOINS 35
1 1 1 1
EF = l• /1-1-2•-§1-3•
16 4• 32 +•••
1 1 1 1 1
EG = 1•+1• 71 +1• 8 -E1•
1 1 1 1
1+ 2 +4 +g +
vaut 2.
La première est plus embarrassante. Comment la ramener à des choses
connues ? Étageons-la comme ceci :
1 1 1 1
EF_
4 + 8 + 16 + 32
1 1 1
+ — —
8 16 32
1 1
+
+16 + 32
1
+-
32
Voilà une somme infinie de sommes infinies : de quoi rêver un peu... Prenons
des risques, et transformons cette expression comme nous ferions pour une
somme banale. Il vient
36 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI
EF
Toutes les séries entre parenthèses sont les mêmes et valent 2. Il vient donc
1 1 1
EF = 2 • 4— + 2 — + 2 • 76-
•8
ou encore
1 1 1
EF = +— +— — 1.
4 8
Ainsi l'espérance d'avoir une fille vaut 1, tout comme l'espérance d'avoir un
garçon. Résultat étonnant, car il n'y a jamais plus d'un garçon par famille,
et par contre, il peut y avoir beaucoup de filles. Mais, d'autre part, il n'y a
pas de famille (avec enfants) sans garçon.
La proportion de femmes dans la population sera donc probablement
encore de â (à peu près) même après cinq générations. Y aurait-il moyen de
changer la loi pour augmenter effectivement cette proportion ?
Mais le résultat — un et un — est curieux. En effet, tout se passe comme
s'il n'y avait pas de loi du tout : autant de garçons que de filles ! Mais
tout compte fait, est-ce si étonnant? Car quelles que soient les contraintes
législatives, à chaque naissance, la probabilité d'avoir une fille est 1, et
d'avoir un garçon aussi 1. Aucun parlement au monde n'y changera rien.
Avons-nous donc fait ces calculs pour rien ? Pas tout à fait, car d'une
part nous avons établi que l'espérance du nombre d'enfants par famille dans
le cadre de cette loi est exactement de 2 (à condition qu'il n'y ait pas de
mères stériles), d'autre part, et ceci est sans doute plus important, nous
avons réussi à calculer une "somme infinie" de "sommes infinies". Nous
reviendrons d'ailleurs à la section 1.3 sur le raisonnement utilisé.
deux joueurs gagne. Mais quel que soit le nombre de coups, même énorme,
que l'on considère, il y a une probabilité non nulle que la partie continue
au-delà. Donc elle pourrait ne jamais s'arrêter ? Quel est le sens de cette
question ? Elle n'a aucun sens pratique. A-t-elle un sens mathématique?
Puisque, comme nous l'avons vu en envisageant tous les cas possibles (en
nombre infini) la probabilité qu'Anatole gagne est 3 et celle que Bonaventure
gagne est 3, alors puisque 3+ s= 1, il n'y a plus qu'une probabilité nulle
pour la troisième éventualité, à savoir qu'aucun des deux joueurs ne gagne.
Mais un événement de probabilité nulle est-il impossible ?
Supposons par exemple qu'un mathématicien joue aux fléchettes sur une
cible circulaire avec une flèche fine comme un segment de droite. S'il a la
même probabilité d'arriver en n'importe quel point de la cible, sa probabilité
d'arriver en un point donné est nulle. Pourtant, dès qu'il joue, il arrive en
un point !
Laissons cette question ouverte. Elle a trait aux probabilités continues
qui font donc, on le voit, intervenir l'infini de façon essentielle'.
Un phénomène analogue se produit dans le problème du contrôle des
naissances. Chaque mère ne s'arrête de procréer que lorsqu'elle a enfanté un
garçon. Et si cela n'arrive pas ? Et bien la mère aura une infinité de filles !
Pauvre femme... Non pas que ce soient des filles, mais qu'il y en ait tant.
Le contexte rend ici l'irruption de l'infini encore plus choquant.
Mais au total, est-il bien nécessaire d'attendre des questions de ce genre
pour voir apparaître l'infini en probabilités ?
Qu'est-ce que cela veut dire qu'une pièce de monnaie a une probabilité
1 de tomber face ? Ou alors, pour éviter tout raisonnement a priori par
symétrie, comment peut-on déterminer, si on lance une punaise en l'air,
quelle probabilité elle a de retomber "pointe en l'air" ?
On jette un très grand nombre de fois la punaise et on note la fréquence
de "pointe en l'air". Plus on allonge la série de lancers, plus la fréquence
- si tout va bien - se stabilise, c'est-à-dire plus elle a tendance à demeurer
dans un petit intervalle de nombres. Mais on n'arrive jamais à un nombre
déterminé. La preuve, c'est que si loin qu'on aille, chaque lancer change la
fréquence. Alors, pour déterminer la probabilité, faut-il aller jusqu' à l'infini ?
Soit P ce nombre que l'on n'atteint jamais, auquel pourtant on croit,
et qu'on appelle probabilité de "pointe en l'air". Pourrait-on dire : P est le
nombre tel que, si on considère un intervalle arbitrairement petit [P-E , P+E],
on aura d'autant plus de chance de voir la fréquence de "pointe en l'air"
tomber dans cet intervalle qu'on jouera plus longtemps ? Mais dire d'autant
Le plus lent à la course ne sera jamais rattrapé par le plus rapide ; car celui qui
poursuit doit toujours commencer par atteindre le point d'où est parti le fuyard,
de sorte que le plus lent a toujours quelque avance.
sont
1 1 1
1
10 100 1000
et ce sont là aussi les temps de la tortue. Le temps total avant que la tortue
soit rattrapée correspond à la limite
1 1 1 1
(1.12)
1 + 115 + 100 + 10 + 1000 +
C'est la limite d'une série géométrique de raison t = 0,1. Elle nous est
donnée, en application de la formule (1.9) de la page 26, par
1 1 , 10
(1.13)
1 — 0, 1 0, 9 9
Ainsi, ACHILLE rattrape la tortue en un peu plus d'une seconde. Et puis bien
évidemment, s'il continue à courir, il la dépasse ! Non content de parcourir
une infinité d'étapes en un temps fini, il parcourt alors plus que l'infinité
d'étapes en question.
Mais tout cela est-il bien sérieux ? Il y a toujours les trois points à droite
de l'expression (1.12), que nous avons interprétée comme une limite de série.
Et d'ailleurs, une autre façon d'écrire (1.12), c'est
1, 111 ...
1, 0, 1, 0, 1, 0, 1, ...
Fig. 7
Calculons la longueur du côté du carré minimal qui contient tous ces
petits carrés. Elle devrait valoir
1 1 1 1
2 + — + — -I- — + • • • , (1.14)
3 4 5
C'est la limite de la série (E71 qu'on appelle série harmonique. Calcu-
lons ses premiers termes :
1
= 0,5
2
1 1
= 0, 83333 ...
1.2. AJOUTER TOUJOURS MOINS 43
1 1 1
+ + = 1,083333...
2 3 4
1 1 1 1
+ + + = 1,283333 ...
2 3 4 5
1 1 1 1 1
1,45
1 1 1 1 1
— H- — + — + — + — + 1
— 1,59285...
2 3 4 5 6 7
Mais où va cette suite? Elle croît de plus en plus lentement, mais de quel
nombre s'approche-t-elle indéfiniment ?
En calculant avec une machine, on voit qu'on dépasse 3 au 30e terme.
Mais on n'a pas le courage d'aller jusque 4. D'ailleurs, à quoi bon ? Ce n'est
vraisemblablement pas comme cela que l'on trouvera la limite.
Et pour cause, cette série tend vers l'infini ! Autrement dit, bien qu'elle
ne s'arrête pas de freiner, elle finit par dépasser n'importe quel nombre fixé
à. l'avance.
La preuve de ce fait important repose sur une belle astuce, due à ORES-
ME, mathématicien du quatorzième siècle : on regroupe les termes pour
obtenir des sommes partielles dépassant chaque fois 2, comme ceci
1\ 1 1) (1 1 1 1) + (1 1 1 1 1 1
+ + + + — + + + + +
3 4 5 6 7 8 9 0 11 12 13 14
1 1 (1 1 (1 1
+ 15 + T6) 17 + • • •+ 32) + 33 •••+ 64)
(1 1 ( 1
65 + • •• +128) 129 +...+ 256)
+
Et on découvre que cette expression est plus grande que
=4.
+ (2) + + + + + (-1 ) +
En continuant à regrouper les termes de cette façon, on montre que la
somme, grimpant par pas de plus de 2, devient aussi grande que l'on veut.
Pour être sûr de dépasser 10 en utilisant le même procédé, on devrait aller
jusque (210
,,• 1
Finalement, quel que soit le nombre M que l'on se donne (aussi grand
soit-il), on peut trouver un nombre N tel que
1 1 1
— + — +— + 1
—+ I
2N> M
2 3 4 5
44 CHAPITRE I. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI
L'aire cherchée est donc plus petite que 1, même si cette méthode ne permet
pas de la calculer précisément.
Nous sommes donc en présence d'une partie de "longueur" infinie et
d'aire finie !
De plus, ce problème a été l'occasion d'étudier les séries (E:t..1 i _+
-4 ) et
(E(
.1 i+1)2/ .
Les deux séries concernées par ces propositions sont, au premier terme
près, celles étudiées dans cette section.
1.2. AJOUTER TOUJOURS MOINS 45
1 •
(E(--)1)*
i=0 2
1—1+1—1+1—1 .
1.3. VERS PLUS DE RIGUEUR 47
Calcul la. - On a
1
1 1 1 1
1- - ,„-
2
4 8 up 32 • • •
(i 1 \ (1 1\ (1 1
= (1.15)
2) 1- - g) + U:d - 3—2) + • • •
1 1 1
= 2 + -+— +
8 32
1 1 1
2 1+ + + • • .)
1 1
2 1- 4
2
3
Calcul lb. - On a
1 1 1 1 1
1 - -+ +...
2 4 - + 16 32
8 1
= 1+ (-1-I- 8 +1 16 ) + 6 71) + (1.16)
2 4 + ( 32
1 1 1
4 16 64 + • • •
1( 1 1
1+ 4 + 16 + • • .)
1 1
4 1- 4
2
3.
Calcul 1c. - Si
1 1 1 1 1
S=1--+ -
2 4 8 + 16 32 -I- • • •,
alors
1 1 1 1 1 1
-S
2 2 4+
168 + - •
48 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI
S = 1.
2
D'où
S = —. •
3
A priori, ces calculs semblent corrects. En tout cas, ils donnent la limite
que l'on obtient en appliquant directement la formule (1.9) de la page 26.
Les deux premiers utilisent notamment l'associativité de l'addition et la
distributivité de la multiplication sur l'addition. Cependant, en appliquant
ces techniques à la série
1 — 2 + 4 — 8 + 16 — 32 + ...,
Calcul 2a. — On a
Calcul 2b. — On a
Ces calculs donnent deux réponses différentes. L'une des deux convient-
elle ? Si oui, laquelle ?
Voyons ce que signifie la somme infinie
1 — 2 +4 — 8+16 — 32-1-....
1 = 1,
1—2 = —1,
1 — 2+4 = 3,
1 —2+4 — 8 =
—5,
1 —2+4 — 8+16 = 11,
Les termes de cette suite deviennent aussi grands que l'on veut, mais
également aussi petits que l'on veut. Elle est donc divergente !
Ces calculs devraient nous pousser, d'une part à manipuler avec précau-
tion les sommes infinies, d'autre part à déterminer les raisons pour lesquelles
les mêmes techniques appliquées à la série (E20 (— 1)z) donnent des résul-
tats corrects.
Pour commencer, relisons le premier calcul en pensant aux transforma-
tions que l'on applique à la série (E20 (-1)i ). L'égalité (1.15) consiste à
remplacer la suite
a() 1,
1 1
al = 1 —— = —
2 2'
a2 = 1—+ =
2 4 4
1 1 1 5
a3 = 1 — + — =
2 4 8 8
1 1 1 1 11
a4 = 1 — — + — — — =
2 4 8 16 16
1 1 1 1 1 21
a5 = 1 — + + ,
2 4 8 16 32 32
par la suite
1
b0
=
(1 1 5
b1 = 031
8 8
1 :) 21
b2 (1 a5,
(1
4 8
1) 2 32
50 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI
Proposition. Si une suite (an) tend vers a, toute sous-suite de (an) tend
également vers a.
Mais pour valider une égalité du type (1.15) sans rien savoir a priori du
"résultat" de la première ligne, il faudrait aussi que la convergence d'une
sous-suite d'une suite (un) quelconque entraîne la convergence de la suite
(un ). Cela nous amène à considérer l'expression 1 — 1 + 1 — 1 + 1 — 1
et à lui appliquer les deux premières méthodes. Elles nous donnent respecti-
vement les résultats 0 et 1 et fournissent un contre-exemple à l'implication
espérée. En effet, les premières sommes partielles de la série correspondant
à l'expression 1 — 1 + 1 — 1 + 1 — 1 ... sont
Co = 1,
Cl 1 — 1 = 0,
C2 1 — 1 + 1 = 1,
C3 = 1 — 1 + 1 — 1 = 0,
C4 = 1 — 1 + 1 — 1 + 1 =
Calcul 2c. — Si
S= 1 — 2 +4 — 8 +16— 32+—,
alors
2S= 2 — 4 + 8 — 16 + 32 — ,
3S = 1.
D'où
S 1
_
3
Calcul 3c. — Si
= 1 — 1 + 1 — 1 -I- 1 — 1 +
alors
S= 1—1+1—1+1—
et, en additionnant membre à membre les deux égalités, on trouve
2S = 1.
D'où
s=1
2
Voilà encore deux résultats bizarres pour deux séries divergentes ! Pour-
tant la méthode fonctionne pour la série convergente (E:i 0 (-1)i). Pour-
quoi ? Regardons ce que ces transformations entraînent sur chacune des
sommes partielles de cette série. Nous avons : si
1 1
Sn = 1— — + — —•••+ —1)n
2 4
alors
1 1 lr+1
—Sn =
2 2 4+•••+ 2
52 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI
D'où
2 Sn = 1 + —
2
ou encore
n+1
31
Sn — (1+
lim Ur, = S.
n—›+(x)
En effet, par la définition de limite, on sait que, quel que soit le nombre que
l'on se fixe (et notamment si ce nombre égale à), il existe un indice N à
partir duquel Iun — SI est plus petit que ce nombre fixé (ici à) et c'est bien
ce qu'il nous faut. •
Exercice. Prouvez que si r > 0 et si la suite (un) tend vers l'infini, alors
la suite (rua) aussi.
1 1 1 1 1 1 1
+ • • • + -7-2-
7‘
54 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI
(1 1 1 1
£12 + 52 + 62 + 72 ) +...
(1 1)
+ +
(2772)2 ( 2 77,1-1 — 1 ) 2
1 1) ( 1 1
1 + (F 1 71
12-
( 1
+•••+
(2712 (2m)2 )
11 1 1
= 1 + + .+ Zm
42 8,
1 2m+1 1
-2 2m
1
<2— <2.
m
1 1 1 72
1+ + 32 + 42 '
=6
et donc que
1 1 1
P + -47 + • • • = 1*
Fig. 8
La première impression est que la suite des rayons des cercles tend vers O.
Étudions-la pour voir si notre impression sera confirmée. Elle est donnée par
ao = 1,
a i = cos —7r
3
a2 = cos — 7r • cos —
7r
3 4
a3 = cos • cos — 7r • COS ±
7-
3 4 5
•• • ,
ir ir 7r 7r
an = cos — • cos — • cos — • ... • cos
3 4 5 n+2
Comme cos 3 = 2, et en utilisant le fait13 que, si 0 < Ix1 < 1, alors cos x >
e'2 , on obtient que
7r Ir 7r 7r > 1 e —e2 -(*+i1I+.-+ ( 42)2)
cos — • COS —• COS — • . . . • COS .
3 4 5 n+22
Or, en appliquant une majoration comme à la section 1.3.2, nous obtenons,
pour tout n > 2,
1 1 1 1
2.
42 + 52 + • • • 4- (n + 2)2 <
D'où nous déduisons que, pour tout n > 2,
7r 7r 7r 7r 1 7r2
cos — • cos — • COS — • ... • COSn + 2 > e-2
3 4 5 2
1.3.4 La brique
"Une brique pèse une livre plus un quart de brique. Combien
pèse-t-elle ?"
Pour résoudre ce problème, certains procèdent de la façon sui-
vante. Soit x le poids de la brique. On a
x =1+ . (1.17)
4
Donc
1 x 1 x
x=1+ 1 + ) = 1 + —+ , (1.18)
4 4 4 16
puis
1 1 x
x=1+ + + (1.19)
4 42 43
etc. Finalement
1 1 1 1 1 1
x = 1+ — ...= = (1.20)
4 166444 45 1 1
4 3
Qu'en pensez-vous?
Les égalités (1.17), (1.18), (1.19) sont correctes. On peut même écrire,
pour tout n,
1 1 1 1
x = 1+ 4n-1 4n
4 16 64
Mais cela entraîne-t-il l'égalité (1.20) ? A priori, il n'y a aucune raison de
pouvoir passer de ces sommes finies, où x apparaît, à une somme infinie (une
limite), d'où x a été éliminé. Pour voir cela, supposons par exemple que l'on
demande de résoudre l'équation
x = 1 + 2x.
x 1 + 2(1 + 2x) = 1 + 2 + 4x
et
= 1+2+ 4+ 8x
à
x= 1+2+4+ 8 + 16 +...?
58 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI
Puisque e tend vers 0, la suite tend vers 1. Mais comme une suite dont tous
les termes sont égaux à la même constante ne peut tendre que vers celle-ci,
la limite de notre suite est cette constante, à savoir x. Donc x = 1, et le
raisonnement est justifié.
1 1 1 1 1
1 - -+ - - -+ - - -+•••
2 3 4 5 6
Calcul 4a. - Si
1 1 1 1 1 1 1 1 1
S = 1- -+ - - -+ - - -+ - - -+ - - — , (1.21)
2 3 4 5 6 7 8 9 10
alors
1 1 1 1
(1.22)
8 10
1.3. VERS PLUS DE RIGUEUR 59
1 1 2 )+ 2 G) + 1 + 1
—S = (2
2 7 9
2(l
i0 1
+ (1.23)
13
1 1 1 1 1 1 1
=
1 1 1
= 1 + — + — -I- — + • — (1 +
3 5 7
= 0.
D'où S = O. •
Calcul 4b. — On a
1 1 1 1 1
S = 1 — — + — — — + — — — -I- ...
2 3 4 5 6
( + G 1\ (1 1\
= 1 (1.24)
4- — -6-) 4- • • •
. (1.25)
2
•
Uo = 1 = 1,
Ui = 1 —1 = 0,5,
1 1
U2 = 1 — — — = 0, 8333 ...,
2 3
1 1
U3 = 1 — — — — — = 0, 58333... ,
2 3 4
1 1 1 1
U4 = 1 — — + — — -1- — = 0,78333...,
2 3 4 5
1 1 1 1 1
U5 = 1 — — — — — — — — = 0, 61666 ... ,
2 3 4 5 6
1 1 1 1 1 1
U6 = 1 — —4 — — — — = 0, 7595238... ,
—2 3 5 6 7
60 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI
1 1 1 1 1 1 1
U7=1-- -F —-E —-F -- = 0, 6345238 ... ,
2 3 4 5 6 7 8
1 1 1 1 1 1 1 1
= 0, 6456349 ...,
U8 = 1 — 2 + à — 4 + — U + 7 - +
1 1 1 1 1 1 1 1 1
U9=1 = 0, 7456349....
2 + 3 4 + 5 6- + 7 - 'fi + 9 10
Les oscillations de Un sont de plus en plus petites et la série paraît se stabi-
liser au-dessus de 1, comme le montre le graphe la représentant à la figure 9.
Essayons de confirmer cette impression en raisonnant.
Étant donné la décroissance de la suite ( +,),
7 on peut montrer que, pour
tout naturel n,
U2n+2 < U2n
et
U2n+3 > U2n+l•
En effet, ce que l'on retire pour passer de U2n à U2n1-1 est supérieur à ce
que l'on ajoute pour passer de U2n,+1 à U2 n+2. De même, ce que l'on ajoute
pour passer de U2n+i à U2H-2 est supérieur à ce que l'on retire pour passer
de U2n+2 à U2n+3-
1
0.8
0.6
0.4
0.2
2 4 6 8 10
Fig. 9
et
[U2n +7, U2n+6] C [U2n+1, U2r]•
1 1 1 1 1 1 1
= 1 (1.26)
2 3 4 5 6 7 8
alors
1 1 1 1 1 1
—2S = — —+- -- +- -- (1.27)
2 4 6 8 10
1 1 1
- -S = 0 —7 + 0+- +0 -- +0+- +..., (1.28)
2 2 4 6
et, en additionnant membre à membre les deux égalités (1.26) et (1.28), nous
trouvons
+1 2 (1
2S = 1 — 2 (-1 +7+9
2) + 3 5
—2 ( — ) — 3 (1.29)
110 111
Proposition. Si (an) et (bn) sont deux suites telles que, pour tout n,
b2n = an
(1.30)
1 b2n+1 = an,
alors la suite (an) tend vers un nombre a (respectivement vers +oo ou —oo)
si et seulement si la suite (bu) tend vers un nombre a (respectivement vers
+oo ou — oo) .
Les égalités (1.30) signifient que (bu) progresse "deux fois moins vite"
que (an), tout comme les séries correspondant aux deuxièmes membres des
égalités (1.27) et (1.28). Or an = a signifie que les termes de (an)
finissent par rester définitivement aussi près que l'on veut de a. Il en va
donc de même de (bn). De même, limn_++,,,„ a, = +oo (respectivement —oo)
signifie que les termes de (an ) finissent par rester définitivement au-dessus
(respectivement au-dessous) de tout réel fixé. Il en va donc de même de (bn).
La preuve formelle est laissée au lecteur.
lim an = a
n--›+oo
et
lim bn = b.
n—H-co
Il nous faut prouver que
lim (a, + bu) = a + b.
n—H-oo
Pour cela fixons un E > 0 quelconque et montrons qu'il existe un indice N
tel que, pour tout n < N,
a+b—c<an +bn <a+b+c.
1.3. VERS PLUS DE RIGUEUR 63
b — 2— < bn < b + — .
2
D'où, pour tout n > max(Ni , N2), on a
a+ — < an + bn < a + b E.
= 1,
= 0...,
= 0,333...,
1
2. +3+5 —21 u ) + 7 +
1-21 -1) = 0, 3428571 ... ,
1 1 1
1 — 2 G) + — 2 G) + + = 0,4539682...,
1 — 2 G) + — 2 G) + = 0, 2539682 ... ,
_2(10)
1 1 1 1 1
1 — 2 G) + — 2 G) + + - 2 (17j) + = 0,3444...
64 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI
Mais finalement cela n'est pas très concluant, puisque nous ne connaissons
pas la limite de la série harmonique alternée. D'ailleurs le calcul des premiers
termes d'une série permettrait-il d'affirmer quoi que ce soit sur sa limite, s'il
n'est pas accompagné d'une réflexion sur l'évolution générale de la suite ?
Si, comme nous venons de le voir, l'égalité (1.23) est correcte, où se situe
l'erreur dans le calcul 4a?
Le reste du calcul consiste à appliquer tour à tour la commutativité de
l'addition, la distributivité, puis encore la commutativité. La distributivité
ne posant pas de problème, l'erreur réside dans l'application de la commu-
tativité à une somme infinie et dans la transformation de celle-ci en somme
de deux sommes infinies. Il nous faudra donc à l'avenir nous méfier de cette
propriété dans le contexte des sommes infinies.
Terminons en signalant que la limite17 de la série harmonique alternée
vaut en fait exactement ln 2.
1
2n+1
17 Voir, par exemple, EULER, [36].
1.3. VERS PLUS DE RIGUEUR 65
D'où
1- ;2 , 1( 1 — 2„1 1 1 ( 1 — -2 lj 1
Un = + 2n+ 1
4 2 +8
1— 1 1 — 12 16 1-2
1 1 1 1
Un + + + • • • + 2n+1 2n+1
2
1
= 1
2n+1 2n+1
n+1
= 1
2n+1 •
n+ 1
Reste à prouver que 2 n-F1 tend vers 0 lorsque n tend vers l'infini. Cela
peut se comprendre intuitivement en remarquant que le dénominateur croît
"beaucoup plus vite" que le numérateur, et que celui-ci "devient négligeable"
par rapport à celui-là.
On peut construire une preuve formelle de ce fait en appliquant à ce
quotient la règle de l'Hospital, qui sort du cadre de ce travail. On trouve
une telle preuve dans l'appendice en fin de chapitre.
La limite (1.31) vaut donc 1, comme nous le pensions. Le réarrangement
des termes ne menait donc pas, cette fois, à une erreur. En fait, pour que
n'importe quel réarrangement des termes d'une série (r=0 un) fournisse en-
core la bonne limite, il faut et il suffit18 que la série soit absolument conver-
gente, c'est-à-dire que la série (E7_0 'un i) soit convergente. On peut donc
notamment appliquer la commutativité à une série dont les termes sont tous
positifs ; si cela mène à une limite, c'est la bonne. C'est le cas pour la série
(1.31). Par contre la série harmonique alternée n'est pas absolument conver-
gente, puisque la série harmonique tend vers l'infini.
1—1+1—1+1—1+
18 La démonstration de cette affirmation se trouve, par exemple, dans MAWHIN [56].
66 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI
OU
1 — 2 + 4 — 8 + 16 — 32 + ,
alors que les séries associées n'ont pas de limite ? Et si oui, que signifient
ces expressions ? À l'avenir, nous éviterons cette notation et la locution
"somme infinie", et préférerons parler seulement de limite de série, à part
éventuellement dans des cas particuliers où leur traduction en termes rigou-
reux est évidente (par exemple, dans le cas des séries géométriques).
Suite arithmétique
( Ir=1 cos
i+2)
a + nr > M.
Axiome d'Archimède. Pour tout réel r > 0 et pour tout réel M, il existe
un naturel N tel que N • r > M.
r
r+r
r r r
Proposition sur les sous-suites. Si une suite (an) tend vers a, toute
sous-suite de (an) tend également vers a.
1.4 Appendice
X
2
X
4 X
6
X
8 4 6 8
p2 x x /
2! — 4! + 6! — 8! + • • • - — 2! 3! — 4!
Il suffit pour cela de voir que, pour tout n = 1, 3, 5, ..., on a
1 X2 1 X2
(2n)! (2n + 2)! < n! (n + 1)!'
1 X2 1 X2
(2n)! (2n)!(2n + 1)(2n + 2) < n! n!(n + 1)
n! n!x2 X
2
(2n)! (2n)!(2n + 1)(2n + 2) < 1 (n+ 1)'
72 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI
n! 2 2
[1 ]<1
(2n)! (2n + 1)(2n + 2) (n + 1)
Mais, puisque 0 < lx! < 1, on a
2
X 1 n
1 >1
n+1 n+1n+1
et
x2
[1 ] < 1.
(2n + 1)(2n + 2)
Il suffit donc de montrer que
n! n
(2n)! n + 1'
ou encore que
1 n
(n+ 1)(n+ 2) ...2n n+ 1'
ce qui va de soi. •
Proposition. La suite (2h) croît beaucoup plus vite que (n). Plus préci-
sément,
n+1
lim = 0.
n--›+oo 2 n+1
1
lim 2x+1 = s_)
x _.1..,,,0
lim. +00 (2x4-1\1 = lim = 0.
) x—H-00 ln 2 • 2e+1
n+1 x+1
lim
n _y+00 2n+1 = x_
li m
+„ 2T+1 = O. •
Chapitre 2
a b
Fig. 1
a b c
Fig. 2
a b
Fig. 3
a b
Fig. 4
1 r 1
A B A B
a b
1 r 1
A B
c
l' 1
A B
d
Fig. 5
seulement lorsqu'ils se sont réfléchis que les deux premières images sont
formées. Et pour que les deux images suivantes se forment, il faut le temps
que les rayons une première fois réfléchis fassent le voyage vers le miroir d'en
face. Et ainsi de suite, en une sorte de partie de ping-pong que se déroulerait
à la vitesse de la lumière, c'est-à-dire 300 000 km par seconde. Le phénomène
est foudroyant, mais pas instantané.
Qui plus est, on s'aperçoit qu'en s'enfonçant dans le lointain, les images
deviennent de plus en plus sombres. C'est qu'une partie de la lumière est
absorbée à chaque réflexion. On doit donc s'attendre à ce que l'énergie lu-
mineuse tende vers zéro. Mais les physiciens nous disent que cette énergie
est quantifiée. Et lorsqu'il ne reste plus qu'un photon entre les deux miroirs,
que fait-il ?
Alors, l'infini est-il vraiment là? Lorsqu'on dit sans y réfléchir davantage
— comme dans l'énoncé de la question au début de cette section — que deux
miroirs parallèles renvoient une infinité d'images, ce n'est pas vrai, puisque
la rangée infinie des images n'est jamais complètement construite, loin s'en
faut. L'infini ne serait donc pas vraiment là... Mais s'il n'est pas vraiment
là, c'est qu'il n'est pas là!
Considérons maintenant les miroirs presque parallèles. On y voit la suite
des images s'incurver, et cela d'autant plus légèrement que l'angle entre les
deux miroirs est petit. Mais où va cette jolie courbe et quelle est sa nature ?
Impossible de le savoir sans raisonner un peu, et le plus simple est sans doute
d'essayer de construire les quelques premières images.
A B
Fig. 6
La figure 6 montre une telle construction. Elle n'est pas tellement éclai-
rante. Mais est-ce que l'intersection des deux miroirs ne pourrait pas nous
aider à trouver l'explication ? Refaisons une figure en prenant entre les deux
miroirs un angle pas trop petit, de manière que l'intersection soit sur la
figure. Après tout, le principe du phénomène doit être indépendant de la
valeur de l'angle.
2.1. L'INFINI DANS UN REFLET 79
P
\ P1
\ P2 1=>
I /
• Pa \ \ / /
S. \ \ /
S. I / /
•• .. \ \
S. \ I / /
\
••. /
... \ \ I //
.. \ \ / / /
.... / /
..... \
S. \ / • /
"...
\
.... \\ /, /
-... I 4,
-...\\
o
Fig. 7
Fig. 8
1,
0, 7,
(0, 7)2 = 0, 49,
(0, 7)3 = 0, 343,
(0, 7)4 = 0, 2401,
(0, 7)5 = 0, 16807,
(0, 7)6 = 0, 117649,
(0,7)7 = 0, 0823543,
(0, 7)8 = 0, 05764801,
Au huitième rebond, nous trouvons environ 57 mm. Le calcul est celui d'une
suite géométrique banale. En quoi nous avance-t-il ? Notre première ques-
tion était : combien de fois la balle rebondit-elle ? Nous pouvons continuer à
calculer les hauteurs successives. La calculatrice ne nous permet pas d'aller
aussi loin que nous voulons : la suite semblera stabilisée lorsque la limite de
précision de notre calculatrice sera atteinte. Mais théoriquement, nous pour-
rions continuer. Notre calculatrice nous a donné (0, 7)200 = 1, 046184.10-31.
Elle affiche Error pour (0 , 7) mon . Pourtant nous savons que (0, 7)1000 existe
et n'est pas nul. Aussi petit que soit un nombre plus grand que zéro, si nous
le multiplions par 0,7, nous obtiendrons un nombre plus grand que zéro.
Donc — conclusion étonnante — suivant la loi que nous avons adoptée, il y a
une infinité de rebonds. La balle ne s'arrêterait donc jamais ?
Cela mérite réflexion. Je lâche la balle. Elle fait poc, poc, poc, poc, poc, . ..
Je continue à la regarder. Elle semble s'immobiliser. C'est sans doute une
apparence. Si je reviens dans une demi-heure, peut-être sera-t-elle encore
en train de vibrer imperceptiblement ? Et si je reviens demain ? Dans huit
jours ? L'année prochaine ? C'est hallucinant !
Mais alors, que se passe-t-il réellement ? La hauteur des rebonds diminue
très vite. Elle devient rapidement inférieure aux dimensions d'une molécule,
d'un atome, d'un proton,... À ce degré de petitesse, quel sens y a-t-il à par-
ler encore d'un rebondissement de la balle ? À cette échelle, les particules
2.2. L'INFINI DANS LES REBONDS D'UNE BALLE 83
élémentaires dansent un ballet qui n'a plus grand chose à voir avec la phy-
sique des choses observables à notre échelle. Nous devons déclarer forfait :
notre question a perdu son sens. La balle commence par rebondir, certes,
mais au bout d'un temps, elle fait autre chose qui nous échappe. Que dire
de plus ?
Pourtant, la loi que nous avons adoptée est bonne pendant un certain
temps, probablement même pour tous les rebonds que nous pouvons ob-
server. Pourquoi alors ne pas nous en servir pour calculer le temps de ces
rebonds ?
Quelle est la durée de la première chute? Souvenons-nous du cours de
physique. La hauteur h parcourue par un corps lâché sans vitesse initiale
dans le champ de la pesanteur pendant un temps t s'écrit
2
h = 2 gt ,
2h
to = (2.1)
g
Au premier rebond, la balle remonte jusqu'à 0, 7h, puis redescend. Le temps
de montée est égal au temps de descente. Ainsi, le temps total du premier
rebond est donné par la formule (2.1) dans laquelle on remplace h par 0, 7h,
à condition de doubler ensuite le résultat. Cela donne
2(0, 7)h
t1 = 2 x (2.2)
g
Le temps du second rebond s'obtient en remplaçant dans (2.2), 0, 7h par
(0, 7)2h, ce qui donne
2(0, 7)2h
t2 = 2 x (2.3)
g
Et de façon générale, le temps du ne rebond s'écrit
2(0, 7)nh
tn = 2 x (2.4)
g
Ces formules sont compliquées à lire, principalement à cause de la présence
de la racine carrée. Passons donc aux exposants fractionnaires. La for-
mule (2.1) devient
2h
to = (— ) 7 ,
g
84 CHAPITRE 2. L'INFINI EST-IL DANS LA RÉALITÉ?
Fig. 9
Un dessin pourrait déjà nous donner des indications sur la vitesse des
pieds de l'échelle. Comme les deux pieds ont des vitesses égales et opposées,
occupons-nous d'un seul. La figure 10 montre dix positions successives du
montant droit, en l'occurence un segment de 10 cm de long.
Le sommet de l'échelle (l'extrémité gauche du segment) monte par étapes
de 1 cm. Au voisinage de la position horizontale, lorsque le sommet de
l'échelle monte de 1 cm, le pied de l'échelle (l'extrémité droite du segment)
se déplace à peine. Par contre, lorsque le segment s'approche de la verti-
cale, un déplacement vertical de 1 cm du sommet provoque un déplacement
considérable du pied. Ainsi, si comme on le suppose le sommet de l'échelle
monte à vitesse constante, le pied se meut de plus en plus vite.
3 Ce problème est également étudié dans le manuel du Groupe AHA [1].
86 CHAPITRE 2. L'INFINI EST-IL DANS LA RÉALITÉ?
10
9,5
10 9.5 9 8 7 6 5 4 3 211
Fig. 10
Fig. 11
Les coordonnées des points A et B, fonctions du temps elles aussi, s'ob-
tiennent facilement sous la forme
où 6' désigne la dérivée de 9 par rapport au temps, dérivée qui est elle-même
fonction de t. Mais 6' ne nous est pas donné. Ce qui nous est donné, c'est la
vitesse de A. D'où l'intérêt d'exprimer la vitesse de B en fonction de celle
de A. Il y a heureusement une relation entre les deux. En effet, la vitesse
scalaire de A exprimée en fonction de O' est
VA = / cos 0 • 6'.
sin 0
VB = -VA = -VA tan O. (2.8)
cos()
Puisque la tangente de 0 est nulle en 0 = 0, nous voyons que la vitesse de B
est nulle lorsque le montant est horizontal, ce que nous avions soupçonné.
Mais il y a plus étonnant. En effet, puisque la tangente de 0 tend vers l'infini
88 CHAPITRE 2. L'INFINI EST-IL DANS LA RÉALITÉ?
quand 0 tend vers i, la vitesse du pied de l'échelle tend vers l'infini lorsque
les deux montants se referment.
Nous avions bien soupçonné que cette vitesse allait devenir très grande,
mais d'une grande vitesse à une vitesse infinie, il y a quand même une
sérieuse différence...
Que se passe-t-il donc ? Que les montants claquent un bon coup l'un
contre l'autre, passe encore, mais que relever ainsi une échelle sans précau-
tion provoque une collision à vitesse infinie, c'est plus difficile à croire. Alors ?
Un façon d'en avoir le coeur net serait de faire l'expérience. Ou de demander
à un grutier ce qu'il en pense.
On peut toutefois essayer de voir pourquoi un tel mouvement n'est
pas possible. L'explication qui suit est qualitative. Elle n'est pas aussi sa-
tisfaisante que l'explication complète, tirée des équations dynamiques du
problème.
Le montant de l'échelle tourne autour du point de suspension A. Si la
vitesse de B, qui est horizontale, tend vers l'infini, alors la vitesse de rotation
du montant tend aussi vers l'infini. Or le montant possède une certaine
masse. Comment pourrait-on, en quelques secondes, amener un objet lourd
à tourner à une vitesse dépassant l'imagination ? Il y faudrait une force
énorme, dépassant elle-même toute limite.
Or la seule puissance extérieure au système dont on dipose ici provient
du moteur de la grue, et c'est donc celui-ci qui, par une transmission de force
qu'il est inutile d'analyser en détail, ferait en définitive tourner le montant
à une vitese infinie. Mais la puissance du moteur n'est pas infinie. Donc le
montant ne se mettra pas à tourner comme nous le pensons.
Il se passera autre chose, mais quoi ? Diverses hypothèses sont plausibles :
le moteur peut caler, ou griller, le câble de la grue peut casser, le montant de
l'échelle peut casser aussi. En fait nous montrons dans l'appendice (page 97),
en utilisant des éléments de dynamique, que si l'échelle et les organes de la
grue sont assez résistants, les pieds de l'échelle se soulèvent avant même de se
rejoindre. À partir du moment où ils se soulèvent, les équations cinématiques
utilisées ci-dessus ne tiennent plus : nous avons tout faux ! Les montants de
l'échelle, accrochés au point A, tournent librement autour de ce point sous
le seul effet de leur poids, comme feraient des pendules. Et donc ils finissent
par se rencontrer à une vitese qui n'a rien d'infini.
En conclusion, l'infini nous échappe, une fois de plus. Dans cette réflexion
sur le mouvement de l'échelle, nous ne l'attendions d'ailleurs pas. Il nous est
apparu par surprise. Mais en définitive, il n'était que le produit éphémère
d'un modèle mathématique insuffisant. L'infini est-il donc introuvable dans
la réalité?
2.4. L'INFINI SUR UN TAS DE PLANCHES 89
Fig. 12
On se dit tout d'abord que si le dépassement est plus grand que la lon-
gueur d'une planchette, le tas basculera. C'est une impression.
Ensuite on peut commencer à essayer tout en raisonnant. On peut, sur
la première planchette en déposer une seconde qui dépasse de la moitié de
sa longueur (figure 13). C'est là un maximum. Au-delà, l'ensemble bascule,
ce que l'expérience prouve immédiatement.
Fig. 13
Fig. 14
Fig. 15
Fig. 16
2.4. L'INFINI SUR UN TAS DE PLANCHES 91
Alors pourquoi ne pas essayer de poser ce système tel qu'il est sur une
autre planchette, qui deviendrait ainsi la planchette du dessous ? Sur la
figure 17, nous avons disposé le tout de sorte que le centre de gravité du
système des deux planchettes du dessus vienne juste au bord de la planchette
du dessous. De cette façon, nous obtenons un dépassement de â + 4.
G4 G3 G2
I I I
X
„ X3
• x4
Fig. 17
xl = 0,
1
X2
2'
3
X3
+ X2 + X3 5
G3=
3 12 .
Comment se construit la loi de formation de ces abscisses? Pour y voir
clair, écrivons les abscisses xn des centres de gravité de chaque planchette
suivie, chaque fois, de l'abscisse Gr, du centre de gravité du système des n
premières planchettes, en mettant en évidence les relations entre ces diffé-
rentes abscisses. Nous avons
Xi = 0, G1 = X11
X2 Gi+x2 = 2 G1+1
= Gi. + , G2 = 2 2
= G1 + 1 ' 1,
2 G2 +x3 — 3G2+ I
2
X3 = G2 + 1, G3 =3 — 3
= G2+ 1 ' 3 ,
•• •
(n-1)G,i_I-Fxn = nGn-11-22-
Xn = Gn--1+ , Gn = n n
= Gri -1 1- • +7 , •
1 1 1 1
xn+i = • (1 + — + — + • • • + -7- )•
2 3 71
Dans les parenthèses ci-dessus, nous reconnaissons le terme général de la série
harmonique. Et puisque celui-ci tend vers l'infini lorsque n tend vers l'infini,
les dépassements possibles n'ont pas de borne. On peut, théoriquement, les
pousser aussi loin qu'on veut. C'est une conclusion presque incroyable, tant
elle trompe le sens commun.
La figure 18 montre un tas de planchettes construit à l'ordinateur en
suivant la règle que nous venons d'établir.
2.4. L'INFINI SUR UN TAS DE PLANCHES 93
I
I
I l
I I
1 1
i l
I
it
I lI I
1 i
1 1
Ii II
I I
I 1
I I
I I
I 1
1 i
1 1
1 I
1 I
1 Il1
1
Fig. 18
Voyons quelle est dans ces conditions l'abscisse Gin du centre de gravité du
système des n planchettes du haut.
Puisque les nouvelles abscisses 4, x2, ... , x'n , ... valent la moitié des
anciennes x l , x2 , . . . , xn, ..., les abscisses Ci , C2, . . . , Gin, . . . doivent
94 CHAPITRE 2. L'INFINI EST-IL DANS LA RÉALITÉ ?
également valoir la moitié des anciennes G1, G2, ..., Gri, ... Et la relation
qui liait x,-, à e2_ 1 , à savoir
r, 1
Xn+1 = L7 71 +
2
nous donne
Xn+1 G", 1
2 — 2 + 4'
c'est-à-dire
1
xn +1 = en +
4•
Conclusion étonnante, quel que soit le nombre n + 1 de planchettes dans la
pile, le centre de gravité des n planchettes du dessus se trouve toujours à
la distance 1 du bord droit de la (n + 1)e planchette ! Cette distance "de
sécurité" est bien confortable.
Ceci fait, souvenons-nous que nous sommes à la recherche de l'infini dans
la réalité. Y a-t-il vraiment moyen de construire une tour avec un dépas-
sement aussi grand que nous voulons ? On le croirait presque, puisque nous
pouvons rester à chaque étape largement à l'écart du point de déséquilibre.
Mais, pour aller très loin, nous devrons réaliser des décalages de plus en
plus petits. Tellement petits au bout d'un temps, par exemple un micron, que
nous ne saurons même plus si nous avons avancé ou reculé. Nous accumule-
rons les erreurs de positionnement, et ces erreurs dépasseront éventuellement
1 d'une planchette.
Qui plus est, comme notre tactique consiste à glisser chaque fois une
planchette sous le tas, nous serons bien en peine de soulever celui-ci sans
qu'il s'écroule. Ou alors, si nous commençons par la planchette du dessous,
tout ce que nous pourrons dire est que pour toute distance L donnée à
l'avance, nous pouvons trouver un nombre N tel qu'avec N planchettes,
nous obtiendrons un dépassement plus grand que L. Cette idée correspond
vraiment celle de la définition de limite donnée au chapitre 1. Mais ici aussi,
pour des raisons pratiques, nous ne pourrons pas nous donner un L vraiment
trop grand.
Fig. 19
2.6 Appendice
Revenons au problème de l'échelle soulevée par une grue (voir section 2.3).
En fait ce qui se passe, c'est que les pieds de l'échelle quittent le sol avant
que les deux montants se rejoignent, et qu'ainsi ils n'ont pas l'occasion d'at-
teindre une vitesse infinie.
Fig. 20
Si, pour fixer les idées, on adopte les valeurs g ,--.' 10 m/sec2 , m = 1 kg,
/ = 1 m, vA = 1 m/sec, on obtient
sin 0
R=5
3 cos4 0 «
2.6. APPENDICE 99
Fig. 21
Fig. 1
Dessiner sur une vitre des objets que l'on voit au travers revient à "pro-
jeter" ceux-ci sur la vitre. Pour expliquer cela, imaginons que le dessinateur
fixe un point A et pointe son image A' sur la vitre, comme à la figure 2. Le
dessinateur voit le point A et son image A' se superposer. Ces points A et
A' sont donc alignés avec son oeil. Le point A' est à l'intersection de la vitre
et de la droite du regard OA.
ALBERTI [2] a défini "le plan pictural comme intersection de la pyramide
formée par les rayons visuels ayant pour sommet l'oeil de l'observateur et
pour base l'objet à représenter".
Fig. 2
Mais quel effet cette transformation a-t-elle sur les objets ? Commençons
par examiner le cas d'un rectangle. Pour cela, imaginons la situation présen-
tée à la figure 3 où le dessinateur trace sur la vitre l'image d'une longue
table. Les bords de la table perpendiculaires à la vitre ont pour images des
segments non parallèles dirigés vers un même point P.
Fig. 3
Nous pouvons faire de même pour l'autre bord : si le peintre regarde "au
loin" sur la droite prolongeant ce bord, son regard est parallèle à celle-ci et
coupe la vitre en P. Les deux images fuient donc toutes deux vers le même
point de fuite P. C'est le point vers lequel converge l'image d'un point fuyant
vers l'infini sur la droite AB ou sur la droite DC.
En ce qui concerne le bord BC de la table, son image est horizontale.
En effet, ce bord est parallèle à la vitre. Son image, intersection de la vitre
avec la portion de plan formée des droites passant par l'oeil et reposant sur
le bord BC est donc parallèle à ce bord et de ce fait horizontale.
Considérez la situation où les bords de la table ne sont ni paral-
lèles ni perpendiculaires à la vitre, comme à la figure 4.
Fig. 4
Fig. 5
b.
1 1111111M1
Fig. 6
..---'- N.
N
N
Fig. 7
Fig. 8
Les deux infinis de PASCAL [60] sont tout autant mathématiques que
mystiques. Voici comment il les a considérés un jour, du point de vue d'un
observateur situé au bord de la mer.
Et dans l'espace, le même rapport [que dans les nombres] se voit entre ces deux
infinis contraires ; c'est-à-dire que, de ce qu'un espace peut être infiniment prolongé,
il s'ensuit qu'il peut être infiniment diminué, comme il paraît en cet exemple : Si
on regarde au travers d'un verre un vaisseau qui s'éloigne toujours directement,
il est clair que le lieu du diaphane où l'on remarque un point tel qu'on voudra
du navire haussera toujours par un flux continuel, à mesure que le vaisseau fuit.
Donc, si la course du vaisseau est toujours allongée et jusqu'à l'infini, ce point
3.1. L'INFINI EN PERSPECTIVE 109
Fig. 9
pondants sur la vitre sont tous compris dans le petit segment qui va de
D à P. Quelle disproportion ! Il y a, en un certain sens, la même quantité
de points dans le parcours infini du bateau et dans le parcours du point
sur la vitre. Comment est-il possible que des points en aussi grand nombre
puissent être comprimés en un aussi petit espace ? Y a-t-il des trous entre
eux, qui permettent la compression ? Ou bien la droite est-elle élastique ?
Ainsi, l'ensemble des points d'une droite ou d'un segment recèlent bien des
mystères.
Mais à nouveau de quoi s'agit-il ? De la droite qui court au-dessus de la
mer et du segment sur la vitre, ou de la droite et du segment dans notre
esprit ? Nous reviendrons au chapitre 4 sur la constitution de la droite.
Fig. 10
112 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE
1
a ( ) = 3a.
1— 1
3
Fig. 11
Pour que cette règle ait une chance de fonctionner, il faudrait donc déjà
que a vaille le tiers de la distance h qui sépare la première transversale du
point de fuite ... Mais puisque le côté des dalles peut varier d'un carrelage
à l'autre, cette distance ne peut pas toujours fixée au tiers de h. La règle des
deux tiers est donc à exclure. Du moins ce rapport î ne peut-il pas convenir
dans la plupart des cas. Mais la question, plus générale, que nous posons est
la suivante : le rapport entre deux rangées successives est-il constant ?
h = ho
Fig. 12
3.1. L'INFINI EN PERSPECTIVE 113
an = an—ir = a • r n
et
a
h=
1—r
on a
n-1
h„ = h — ai
n-1
= h— ari ,
i.o
et par conséquent
l — rn
hn = h a
1—r
h — h(1 — rn)
= h • rn
sont alors parallèles (figure 13), puisque toutes les homothéties transforment
chaque droite en une droite parallèle. Or cela n'est pas possible, puisque ces
diagonales sont parallèles dans la réalité et non parallèles à la vitre, et que
par conséquent leurs images doivent avoir un point de fuite. L'hypothèse
d'homothétie — et par là même, celle de suite géométrique — est donc fausse.
Fig. 13
Fig. 14
Fig. 15
Pour le savoir, traçons une vue de profil (figure 16). Plaçons un axe
des x le long de la rangée de carreaux et un axe des y le long de la vitre,
celle-ci étant placée au bord du carrelage. En choisissant convenablement
le sens et les origines des deux axes — que nous avons fixés en fonction des
simplifications que cela entraîne dans les calculs —, nous obtenons
h y
x=
ce qui donne
hd
y = — •
En particulier si d = h = 1.
1
y= — • (3.1)
X
1
yn = 1+ na (n = 0, 1, 2,
La suite des yn est donc une suite harmonique (cf. définition page 14).
Par ailleurs, ce qui nous intéresse davantage, c'est la suite des u — Yn+1•
Nous calculons
1 1 a
Yn Yn+1 =
1 + na 1 + (n + 1)a (1 + na)(1 -1- (n + 1)a).
116 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE
Fig. 16
Il tend vers 1 lorsque n tend vers l'infini. Ainsi, il est possible qu'une suite
tende vers 0 quand n tend vers l'infini, alors même que le quotient de deux
termes successifs tend vers 1. Ce phénomène est quelque peu paradoxal, car
la propriété des quotients indique que les termes successifs diminuent de plus
en plus lentement et qu'ainsi la suite aurait tendance à se transformer en
une suite constante. Et de fait elle s'approche de plus en plus d'une suite
constante... nulle !
3.1. L'INFINI EN PERSPECTIVE 117
MIL
Fig. 17
vitre objet
oeil
objet
pellicule objectif
Fig. 18
Fig. 19
3.1. L'INFINI EN PERSPECTIVE 119
Fig. 20
Exercices. 1. Comment faut-il planter des arbres le long d'une route pour
qu'ils aient l'air d'aller vers l'horizon selon la loi des î ?
2. Sans rien calculer, représenter en perspective une droite graduée.
toute une demi-droite ne soit qu'un segment donne l'impression que le regard
du peintre peut réellement parcourir cette demi-droite jusqu'à l'infini et on
aurait bien envie de dire que le peintre regarde à l'infini sur la droite, ou sur
une des droites à représenter, n'importe laquelle. Mais le point de fuite est-il
l'image d'un point sur ces droites? Non évidemment, puisque deux parallèles
ne se rencontrent pas... À moins qu'elles ne se rencontrent à l'infini ? On
l'entend parfois dire. Le point de fuite serait alors l'image du point à l'infini
des droites parallèles, de leur point d'intersection. Mais ce point existe-t-il
vraiment ? Pour l'instant et si nous voulons conserver la définition de droites
parallèles (droites coplanaires qui n'ont pas de point d'intersection), il vaut
mieux considérer ces affirmations comme des abus de langage, ou plutôt des
abréviations sensées évoquer une situation de projection.
Néanmoins, dans la suite nous trouverons commode d'utiliser ce type
d'expression. Par souci de clarté, précisons-les maintenant.
Au premier chapitre, les locutions où intervenait l'infini (par exemple,
"cette somme infinie vaut 100") ont toujours été interprétées en termes de
limite. Ici aussi, la théorie des limites suffit à donner une signification rigou-
reuse à ce genre de locution.
Fig. 21
Pour y voir clair, prolongeons les deux côtés verticaux jusqu'au plan
horizontal d'une part et jusqu'à la ligne d'horizon d'autre part (figure 22).
À quoi correspondent les segments [A1A2] et [A'I A'2 ] dans le plan horizontal
h? Considérons le rayon visuel qui, passant par l'ceil O, glisse le long de
[A1A2] en remontant de Al vers A2. Le point Al est le point de départ de
ce que l'on cherche. Lorsque le rayon passe par A2, le regard pointe vers
le point à l'infini de la droite cherchée — parce qu'a priori il s'agit bien
d'une droite, non? — et nous donne sa direction. Le segment [Ai A2] est
donc l'image d'une demi-droite e issue de Al . De même le segment [A11A'2 ]
est l'image d'une demi-droite e' issue de Ai. Le quadrilatère cherché est
122 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE
donc un trapèze (voir figure 23). Mais qu'a-t-il donc de particulier pour être
représenté par un rectangle ? Et quelle est l'image du point d'intersection
des droites qui prolongent ses côtés non parallèles ?
Fig. 22
Fig. 23
Fig. 24
L'idée de considérer les plans entiers 7rd et rd, et leurs intersections avec le
plan horizontal entier d'une part et de chercher l'image du point Q d'autre
part nous amène à sortir du cadre de la perspective. Alors que, jusqu'à
présent, seuls les objets visibles à travers la vitre nous intéressaient, nous
allons maintenant considérer la projection centrale des autres points du plan
horizontal h. La surface de projection sera un plan et non plus une fenêtre
bornée par un cadre. De même, le rayon visuel sera remplacé par une droite.
C'est dans ces conditions que nous parlerons dorénavant de la projection
centrale de centre O sur le plan 7r. Nous abandonnons donc la définition
plus restreinte de projection centrale que nous avions adoptée à la page 103.
est en X2 dans le plan 7r, il coïncide avec son image X. Poursuivons vers la
gauche : X' continue à descendre. Si on avance encore, l'image X' file vers
l'infini vers le bas au fur et à mesure que X se rapproche de Q, point de
percée dans h de la verticale passant par O. Nous pourrions dire que Q est
envoyé sur le point à l'infini en bas de la droite d (tiens, voici un point à
l'infini dans r, et non plus dans h!). Mais lorsque X passe de l'autre côté
de Q, l'image X' revient de l'infini "en haut". Nous devrions dire que Q est
envoyé sur les deux points à l'infini de d...
Fig. 25
Continuons le parcours. Lorsque X s'éloigne de Q sur e vers l'infini à
gauche, l'image X' descend à nouveau et se rapproche du point de fuite P
de d. Nous pourrions dire aussi que P est l'image du deuxième point à l'infini
de e.
Remarquons que les situations des droites e et d sont complètement
symétriques. Nous pouvons permuter le paysage et le tableau (bien qu'il
soit peu commun de dessiner un paysage vertical sur un tableau horizontal).
Ce qui est en cause, c'est la projection centrale d'un plan sur un plan.
Fig. 26
Première question : quels sont les arguments pour et contre les points à
l'infini ?
D'abord — nous venons de le rappeler — ils facilitent l'explication des phé-
nomènes. Ils sont plus commodes à cet égard que les limites, instruments
ou expressions assez compliqués. Ensuite, la perspective nous donne l'idée
des points à l'infini : nous voyons un point de fuite, nous imaginons qu'il est
l'image d'un point à l'infini. Le tableau est comme une photographie. Il y a
un point là sur la photo, comment n'y en aurait-il pas un qui lui corresponde
dans le paysage ?
N'empêche, si nous supposons l'existence de points à l'infini, nous contre-
disons la géométrie que nous connaissons, entre autres la définition des
parallèles. Celles-ci sont définies comme ne se rencontrant pas. D'ailleurs,
lorsque deux points X et X' tendent vers l'infini dans une même direction
respectivement sur deux parallèles, ils ne tendent pas l'un vers l'autre. Ce
sont leurs images par une projection centrale qui tendent vers un même
point.
Ainsi la définition des parallèles ne nous conduit pas, au contraire, à l'idée
des points à l'infini. Alors, sommes-nous prêts à abandonner la géométrie
établie ? À en refaire une autre ? Ce serait une décision majeure. Elle semble
d'autant moins urgente que nous savons tout expliquer en termes de limites,
et qu'en outre l'infini demeure une chose mystérieuse : affirmer qu'il existe
3.2. Y A-T-IL VRAIMENT DES POINTS À L'INFINI? 127
des choses à l'infini est bien audacieux. Personne en tout cas n'ira jamais y
voir !
Tout cela n'est pas très clair mais... on peut toujours essayer de "faire
comme si", même si cela nous plonge, pendant un moment, dans une zone
de flou. Nous verrons, sans trop nous soucier de la rigueur au début, ce que
cela donne, et si nous arrivons à une proposition de théorie cohérente et
intéressante, nous tenterons de la présenter plus formellement.
Un autre argument en faveur des points à l'infini : dans la géométrie ordi-
naire, presque toutes les droites se rencontrent, seules les parallèles font ex-
ception. Ce serait peut-être intéressant d'essayer de construire une géométrie
sans cette exception. Mais c'est là une intention très... intellectuelle et une
motivation faible.
Deuxième question : à supposer que les objections contre les points à
l'infini ne nous intimident pas, encore devrons-nous choisir entre un et deux
points à l'infini sur chaque droite. Quels sont les arguments à cet égard'?
De manière assez naturelle, nous avons parlé de deux points à l'infini.
Et de fait, un seul serait à première vue assez choquant.
Néanmoins lors du parcours de la droite e (voir figure 25), le point image
X' a dû faire un saut du point à l'infini "en bas" à celui "en haut" de d.
Considérer que ceux-ci sont distincts, c'est rompre la continuité du parcours-
image sur d. Au contraire, décider qu'il ne font qu'un, c'est assurer le main-
tien de la continuité d'un mouvement par projection. Cela nous fait repenser
au bateau de PASCAL (section 3.1.3). Lorsqu'il filait vers l'infini sur la mer,
son image se rapprochait du point de fuite. On pourrait imaginer que le
bateau revienne de l'infini par l'autre côté, c'est-à-dire dans le dos de l'ob-
servateur, son image continuant à s'élever au-delà du point de fuite... Mais
l'importance de l'effort à fournir montre bien le côté arbitraire d'une décision
en faveur d'un seul point à l'infini par droite. Ce seul point aurait le don
d'ubiquité : il serait à la fois aux deux bouts de la droite. Est-ce crédible ?
Ou alors faudrait-il imaginer chaque droite comme une vaste courbe fermée ?
Autre point de vue : comme nous l'avons déjà remarqué, la projection
centrale d'un plan sur un plan envoie habituellement chaque point sur un
et un seul point-image et réciproquement. Mais si nous imaginons qu'il y a
deux points à l'infini sur chaque droite, ils sont tous les deux envoyés sur une
seule image. Et si nous essayons d'inverser cette fonction, nous trouvons que
ce point image est envoyé sur deux points originaux. Par conséquent, la pro-
jection centrale d'un plan sur un plan n'est non seulement pas une bijection,
mais ce n'est même plus une fonction. Et au contraire, si nous supposons
qu'il n'y a qu'un seul point à l'infini sur chaque droite, nous obtenons bien
128 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE
une bijection. Ainsi, la perspective, qui nous a permis d'imaginer ces points
à l'infini, nous amène maintenant à n'en considérer qu'un par droite.
Enfin, imaginer deux points à l'infini conduirait à ce que deux droites
parallèles se coupent en deux points. Ainsi, la nouvelle géométrie à construi-
re ne supprimerait pas l'exception des parallèles : les sécantes se couperaient
en un point et les parallèles en deux. Où serait l'avantage?
Pour les trois raisons que nous venons d'évoquer (continuité conservée
par projection, bijection de la projection, unicité du point d'intersection de
deux droites), nous parlerons dans la suite d'un seul point à l'infini par
droite, malgré une certaine difficulté de l'imaginer.
Fig. 27
Les deux triangles QA1 42 et OPI P2 étant translatés l'un de l'autre, les
droites images Pi Ai et P2 A2 sont parallèles.
3.2. Y A-T-IL VRAIMENT DES POINTS À L'INFINI? 129
Mais alors, est-ce que la science clarifie les choses ou non ? Au dix-
septième siècle, RENÉ DESCARTES [25] se donnait comme première règle
de sa méthode "de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la
connusse évidemment être telle [...]" Et trois lignes plus loin, il décidait "de
ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si
clairement et si distinctement à mon esprit que je n'eusse aucune occasion
de le mettre en doute." Dans cette optique, il faut bien reconnaître que nos
points à l'infini ne sont pas des choses si claires et si distinctes.
Fig. 30
3.3. DIVERSES FAÇONS DE S'APPROCHER DES POINTS. . . 133
Fig. 31
Fig. 32
1 64
j
Fig. 33 :Nautilus
134 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE
Fig. 34
3.3. DIVERSES FAÇONS DE S'APPROCHER DES POINTS... 135
Fig. 35
spires sont tellement serrées qu'il serait impossible de les dessiner autrement
que par une plage toute noire.
Étudions maintenant le problème analytiquement. On appelle hélice cir-
culaire la courbe qui modélise une rampe d'escalier en colimaçon. Soit donc,
comme le montre la figure 35, une hélice circulaire dessinée dans des axes
orthogonaux et admettant pour représentation paramétrique
r = R,
= 0,
z = -2atro.
Nous avons désigné par R le rayon du cylindre sur lequel l'hélice s'enroule et
par a le pas de l'hélice (c'est la hauteur entre les deux extrémités d'une spire
de l'hélice). Supposons que l'oeil de l'observateur (le centre O) se trouve à
l'origine des coordonnées et qu'il regarde vers le haut, c'est-à-dire dans la
direction positive de l'axe des z. Pour fixer les idées, situons le plan 7r à la
cote z = d.
Si un point X situé n'importe où dans l'espace a pour coordonnées cylin-
driques (r, 0, z), son image sur ir a les coordonnées (Ir, 0, d) (voir figure 36).
Donc un point de l'hélice, de coordonnées (R,O,i-- '7,0), est envoyé sur le point
de coordonnées
.R
( 27. 0 d).
0.(1a ' '
En choisissant, pour simplifier l'écriture, les valeurs = d = R = 1, nous
obtenons pour l'équation de la spirale
1
r (3.2)
Fig. 36
les équations cartésiennes de la spirale
cos 0
1
Y — sin 0.
e
Lorsque 0 tend vers 0, x tend vers l'infini et y tend vers 1. Ainsi cette spirale
possède une asymptote ! On l'appelle spirale hyperbolique ou homographique.
Elle est dessinées à la figure 37a.
En fait les figures 30, 31 et 32 montrent toutes les trois des spirales homo-
graphiques, susceptibles de représenter une hélice en perspective centrale !
La figure 30 correspond à une photo prise avec un très grand angulaire et
montre le comportement de la spirale à la périphérie, alors que la figure 32
correspond à un zoom et montre le comportement de la spirale plus près du
centre. Contrairement à celles de la spirale logarithmique pour lesquelles un
zoom ne changerait rien, les spires supplémentaires de la spirale homogra-
phique sont de plus en plus serrées.
Rien n'empêche de supposer l'hélice prolongée à l'infini du côté
des z négatifs (ou des 0 négatifs). Quelle est la projection de
l'hélice complète sur le plan Ir à partir du centre 0 ?
6 La figure 37a est l'image de l'hélice de la figure 35 sur r, vue du dessus. Or il
est plus normal d'imaginer cette image vue du dessous. Il suffit pour obtenir une telle
représentation d'appliquer à cette spirale une symétrie orthogonale.
138 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE
Fig. 37
Fig. 38
Fig. 39
Fig. 40
Fig. 41
Fig. 42
Fig. 43
Fig. 44
{ X = y+d
—d X
cl h
Y y+d •
3.3. DIVERSES FAÇONS DE S'APPROCHER DES POINTS... 143
Fig. 45
y = x2,
on obtient
X = ed x,
y = _f_
c
{ x dh,
c'est-à-dire
Y
X = —x- ,
ri
avec
dh
x2 =y-- d.
D'où
y2
2 dh
X = (v. - d) • - p - ,
qui devient
dY dY 2
X2 =
h h2 '
ou encore
x2 + —
d (y2 — hy) = o,
h2
144 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE
Fig. 46
Fig. 47
Pour ne pas être perturbés par des changements de point de vue, rame-
nons-nous d'abord à la situation standard où nous considérons la projection
à partir d'un point O sur un plan vertical 7r d'une courbe dessinée dans
un plan horizontal h. Comme d'habitude, appelons 71-0 le plan parallèle à 7r
passant par O. La figure 48 montre, dans ces conventions, l'ellipse projetée
sur la parabole.
Fig. 48
Une première condition pour qu'"une tangente soit envoyée sur une a-
symptote" est bien entendu que le point de tangence se situe dans le plan
ro . Une deuxième semble être que la tangente ne soit pas incluse dans le
plan 7ro. En effet, le cas de la projection de l'ellipse sur la parabole nous
fournit un exemple où un comportement tangentiel ne se transforme pas en
un comportement asymptotique. Il y a lieu, dans ce cas, de s'interroger sur
l'image de la tangente do (figure 48).
Les points de cette droite sont envoyés sur les points à l'infini des droites
de 7r : si X est un point de do, son image sur 7r est le point à l'infini commun à
toutes les droites de 7r parallèles à OX. Ainsi, l'image de do serait l'ensemble
des points à. l'infini des droites de 7r excepté les parallèles à do. Mais cette
exception tombe si l'on réalise que le point à l'infini de do est envoyé sur
lui-même, c'est-à-dire sur le point à l'infini commun à toutes les parallèles
3.3. DIVERSES FAÇONS DE S'APPROCHER DES POINTS... 147
à do, dont celles de 7r. L'image de do est finalement l'ensemble de tous les
points à l'infini de 7r. Et puisque l'image d'une droite (ne passant pas par
O) est toujours une droite, nous conviendrons d'appeler cet ensemble de
points à l'infini de 7r, la droite à l'infini de 7r. Chaque plan possèdera ainsi
sa droite à l'infini. Celle du plan horizontal h est représentée sur 7r par la
ligne d'horizon. On dit que la parabole est tangente à la droite à l'infini en
son point à l'infini (image de Q).
Nous allons maintenant prouver que la condition d'avoir une tangente
qui ne soit pas incluse dans ro est suffisante pour donner une image asymp-
totique.
Remarquons que nous n'avons pas considéré le cas d'une courbe passant
par O. Celui-ci sera envisagé à la section 3.3.5
7 Le cas d'une courbe gauche peut être traité de façon similaire à quelques développe-
ments supplémentaires près.
148 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE
Fig. 49
Fig. 50
Considérons les hyperboles obtenues. Elles ont toutes le même axe, pa-
rallèle à OQ. Toutes les droites de 7r parallèles à cet axe coupent toutes les
hyberboles et s'enfoncent dans les domaines limités par elles. Par contre, les
150 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE
droites de 7r non parallèles à cet axe ne coupent pas les hyperboles pourvu
que celles-ci soient suffisamment "étroites" et aient leurs deux sommets suf-
fisamment éloignés. Cela nous permet de formuler la proposition suivante.
8 Nous utilisons ici le mot courbe au sens commun. Pour une définition précise, on peut
consulter par exemple BORCEUX [12].
3.3. DIVERSES FAÇONS DE S'APPROCHER DES POINTS... 151
Jusqu'à présent, nous avons donné une image à tous les points (même
aux points à l'infini) de l'espace, y compris à ceux du plan 70. À tous ? Pas au
centre O lui-même. Où pourrions-nous bien l'envoyer ? Nulle part ou partout,
puisque des droites de toutes les directions passent par O. Nous conviendrons
donc de l'exclure du domaine de la projection. Néanmoins, à la section 3.3.5,
nous nous intéressons à l'image d'un point qui s'approcherait du centre.
Cette image est comme l'ombre sur un mur d'un moustique s'approchant
d'une lampe. Cette réflexion complétera celles de la section 3.3.2 sur le lien
entre tangente et asymptote.
X
y
Fig. 51
3.3. DIVERSES FAÇONS DE S'APPROCHER DES POINTS... 153
Fig. 52
Fig. 53
3.3. DIVERSES FAÇONS DE S'APPROCHER DES POINTS... 155
Fig. 5.
pour image l'ellipse par la projection inverse —, nous disons que ses deux
bras mènent tous deux au point à l'infini de son axe de symétrie, qui est
parallèle à OQ.
Il était temps de régler le problème du lien entre asymptote et tangente
et c'est ce que nous avons proposé à la section 3.3.3, non plus en prenant
d'autres exemples de courbes — il y en a tellement ! — mais en raisonnant sur
une situation plus générale (cf. figure 49, page 148).
Mais cela ne suffit pas encore à régler le problème de l'image de Q, car
il y a encore d'autres façons de s'approcher de Q. On devrait pourtant bien
pouvoir préciser le sens que l'on donne à une image à l'infini. C'est une
proposition du type de l'analyse qui nous permet de régler formellement le
problème à la section 3.3.4, où l'idée intuitive d'infini est domestiquée par
l'usage des quantificateurs.
Et le centre O lui-même, quelle est son image ? Il n'en a pas bien sûr,
mais comment se comporte l'image d'un point qui s'en rapproche ? Là, tout
est possible et l'image de la rampe passant par O nous en donne un bel
exemple. De plus, le fait de faire varier le centre de projection en le déplaçant
continûment d'un côté à l'autre de la rampe nous montre un exemple de
mouvement de courbe qui évolue continûment si l'on considère chacun de ses
points, mais qui présente une discontinuité si on la considère globalement9
(cf. figures 53, page 154).
À propos de la parabole, nous avons été amenés naturellement à complé-
ter notre stock d'éléments à l'infini : nous avons imaginé que dans chaque
plan, tous les points à l'infini formaient un droite à l'infini. Mais cette droite
à l'infini est-elle vraiment droite ? C'est en tout cas l'intersection de deux
(ou d'une infinité de) plans distincts (parallèles).
Non seulement nous avons discerné de nouveaux éléments à l'infini, mais
encore nous avons trouvé des relations entre eux : par exemple, outre que
chaque point à l'infini appartient à une droite à l'infini, nous avons dit que la
parabole admettait une tangente à l'infini en son point à l'infini. Cet univers
lointain prend forme, sans pour autant que nous ayons réglé tous nos doutes.
Le moment est venu d'essayer de donner un statut théorique plus ferme
à nos trouvailles.
Les situations spatiales représentées sur nos figures l'ont presque tou-
jours été en perspective cavalière : le parallélisme était respecté. Nous avons
tenté de les représenter de façon claire, non ambiguë. Mais nous savons que
la représentation, que ce soit en perspective cavalière ou centrale, présente
parfois des problèmes d'interprétation. Attardons-nous un peu sur cette
problématique.
Comment imaginez-vous le solide représenté (en perspective cen-
trale ou cavalière, au choix) à la figure 55. Est-ce un polyèdre?
Fig. 55
158 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE
Fig. 56
Fig. 57
Mais essayons de préciser encore son allure. Par exemple, comment l'arête
supérieure est-elle inclinée ? Est-elle parallèle à la base, inclinée du côté de
A, B, C ou de l'autre côté ?
Pour le savoir, prolongeons les arêtes AA' et BB' (figure 57). La droite
AA' rencontre le plan de la base au point H = AA'nBB'. Mais rien ne nous
empêche de faire de même avec l'arête horizontale CC'. Et nous trouvons un
deuxième point de rencontre, G = AA'nCC' avec le plan horizontal. Comme
c'est bizarre ! En fait, les "plans" déterminés par les trois faces quadrilatères
devraient se rencontrer en un (et un seul) point comme tout triplet de plans
sécants. Les droites AA', BB' et CC' devraient donc être concourantes dans
l'espace et sur le dessin. Comme ce n'est pas le cas ici, nous pouvons conclure
que les trois faces ne sont pas toutes planes. Nous n'avons donc pas affaire
à un polyèdre.
dont les sommets sont reliés deux à deux par des segments, puisse représenter
un polyèdre en perspective centrale ou cavalière, il faudrait au moins, semble-
t-il, que
1. les intersections des côtés correspondants, D = AB n , E = AC n
A'C' et F = BC n B'C', soient alignées:
2. les droites reliant les sommets correspondants AA', BB' et CC' soient
con couran tes.
Les problèmes que nous nous posons maintenant sont d'une part celui
de la réelle nécessité de ces deux propriétés — et si AB est parallèle à A'B'
par exemple ? —, d'autre part celui de leur implication l'une par rapport à
l'autre.
Dans un plan, on considère deux triangles ABC et AI B'C'. Les
propriétés 1 et 2 dépendent-elles l'une de l'autre?
Donnons-nous d'abord deux triangles ABC et A'B'C' vérifiant la deuxiè-
me propriété (figure 58) et voyons si la première doit obligatoirement être
satisfaite.
Fig. 58
Le contexte dans lequel nous avons découvert ces deux propriétés nous
incite à interpréter cette figure comme une représentation d'une situation
spatiale. Choisissons de la voir comme un dessin en perspective centrale.
Trois droites concourantes peuvent représenter trois parallèles pourvu
que l'intersection H des trois droites soit vu comme un point à l'infini.
Interprétons donc les droites AA'. BB' et CC' comme les arêtes d'un prisme.
3.4. LES POINTS À L'INFINI SONT-ILS DES POINTS... 161
Les deux triangles représentent alors des sections de ce prisme par deux
plans. Les trois intersections D = AB n A'B', E = AC n A'C' et F =
BC n B'C' appartiennent alors à chacun des deux plans et doivent se situer
à leur intersection, c'est-à-dire sur une droite. Ils doivent donc être alignés.
À moins que les deux plans de section ne soient parallèles. Dans ce cas,
les côtés correspondants AB et A'B', .4C' et A'C', BC et B'C' doivent
être parallèles deux à deux. Mais dire que leurs côtés sont parallèles deux à
deux revient à dire qu'ils se rencontrent à l'infini. Donc les trois points de
rencontre sont alignés, la droite qui les porte étant la droite à l'infini. Vu
comme cela, ce cas n'est qu'un cas particulier de la propriété 1. D'ailleurs, en
perspective centrale, cette droite à l'infini peut fort bien apparaître comme
une -ligne de fuite" (figure 59) des images des plans ABC et A'B'C'. Les
trois paires de parallèles seront alors représentées comme des sécantes en des
points de cette "ligne d'horizon".
ligne
de fuite
ligne d'horizon
Fig. 59
Donc si les droites reliant les sommets correspondants AA', BB' et CC'
sont concourantes (éventuellement en un point à l'infini), alors les inter-
sections des côtés correspondants, D = AB n A'B', E = AC n A'C' et
F = BC n B'C', sont alignées (éventuellement sur la droite à l'infini).
De plus, dans ce cas, la figure correspondante peut représenter un poly-
èdre.
Exigeons maintenant que les deux triangles ABC et A'B'C' vérifient la
première propriété. À nouveau, nous pouvons les voir comme deux triangles
dans l'espace.
A'
Fig. 60
droite à l'infini), alors les droites reliant les sommets correspondants, AA',
BB' et CC' sont concourantes (éventuellement en un point à l'infini).
Finalement, si l'on pense que les points d'intersection peuvent être des
points à l'infini, les deux propositions que nous avons démontrées peuvent
être énoncées en une seule :
Proposition. Soient deux triangles ABC et A'B'C'. Les trois droites AA',
BB' et CC' sont concourantes si et seulement si les points d'intersection
AB n AS', AC n A'C' et BC n B'C' sont alignés.
Essayons donc de faire une théorie de tous ces éléments à l'infini. Et pour
commencer, demandons-nous — une fois de plus sans doute — que sont-ils ?
Dans les sections 3.1, 3.2 et 3.3, nous ne les avons pas définis : nous avons
seulement défini — à l'aide des limites — les expressions dans lesquelles ils
apparaissaient. Peu à peu cependant, nous avons fait comme s'ils existaient,
en voulant par exemple leur attribuer une image ou une image inverse.
Ce que nous aimerions maintenant, ce qui nous aiderait à accepter leur
existence, c'est une définition. Une définition qui nous en donnerait l'essence,
qui nous dise enfin ce qu'ils sont vraiment et ce, indépendamment de toute
projection centrale, de tout contexte.
est donnée par le point à l'infini. Le cas où les deux points sont à l'infini
montre un avantage d'avoir considéré l'ensemble des points à l'infini comme
étant une droite.
Par contre, nous pouvons énoncer une nouvelle propriété : "deux droites
distinctes se coupent toujours en un et un seul point". Nous laissons au
lecteur le soin de la vérifier dans tous les cas.
Notons l'effet spectaculaire de cette propriété. Dans notre géométrie fa-
milière, il y avait des droites sécantes, des parallèles et des droites gauches.
Et maintenant deux droites coplanaires quelconques se rencontrent toujours
en un point. Non seulement deux points distincts déterminent une droite et
une seule, mais encore deux droites coplanaires distinctes déterminent un
point et un seul. Nous arrivons à une théorie en quelque sorte symétrisée :
l'exception des parallèles a disparu!
Dans les sections 3.1 et 3.2, nous avons énoncé toutes sortes de propriétés
concernant les objets ordinaires de la géométrie et les points à l'infini. Main-
tenant que nous avons, par une simple décision, donné existence à ces points
à l'infini et précisé la manière de les utiliser, nous devrions nous assurer que
les propriétés énoncées précédemment sont "correctes", c'est-à-dire que nous
pouvons les déduire des axiomes. Mais pour cela, il faut savoir de quoi on
parle quand on évoque, par exemple, l'image d'un point à l'infini par une
projection. C'est ce que nous nous proposons de préciser à la section 3.4.4.
L'image d'un point ordinaire P n'appartenant pas à 7ro peut être définie
comme précédemment
p(P) = OP n 7r,
ou encore
p(P) = OP n Ir,.
Nous allons voir que cette égalité peut être prolongée pour les points de
ro \ {0} et pour les points à l'infini.
En effet, si P est un point ordinaire de 7ro \ {0}, la droite OP est parallèle
à une infinité de droites parallèles de 7r qui ont toutes un point à l'infini en
commun avec OP. Or notre souhait est bien que ce point à l'infini soit
l'image de P.
Si P est le point à l'infini d'une droite d non parallèle à ro , alors OP
est parallèle à d et OP n 7r, est bien le point de fuite de l'image de d (par la
projection ordinaire), ce qui nous convient parfaitement.
Dans le cas où P est le point à l'infini d'une droite de 7r0 , alors son image
OP n 7r, coïncide exactement avec P.
La définition suivante est donc tout-à-fait cohérente avec ce que nous
avons vu jusqu'à présent.
Définition. Soient un plan ordinaire 7r, le plan affine complété 7r, prolon-
geant 7r et un point ordinaire O extérieur à 7r.
La projection centrale complète de centre O de l'espace affine complété
(moins 0) sur 7r, est la transformation qui envoie un point quelconque P
(différent de 0) sur le point
p(P) = OP n Ir,.
C'est seulement à partir du vingtième siècle que les mathématiciens ont pris la liberté
de choisir leurs axiomes sans se soucier de leur correspondance immédiate avec une réalité,
quelle que soit la façon dont ils conçoivent celle-ci.
168 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE
géométrie que nous proposons est tout aussi cohérente que la géométrie
affine, c'est-à-dire que si celle-ci ne contient pas de contradiction (ce dont
on doute généralement. peu), alors il en est de même pour celle-là.
Précisons un peu l'idée de modèle en en présentant un qui donne une in-
terprétation, dans l'espace ordinaire, de la géométrie du plan affine complété.
Il est clairement inspiré de la perspective.
Fixons dans l'espace ordinaire un point O et un plan 7r. Considérons
les points du plan affine complété comme des droites de l'espace ordinaire,
passant par O. Distinguons alors les droites ayant une intersection (dans
l'espace ordinaire) avec r, et que nous appelons point ordinaire du plan
affine complété, et les droites parallèles à 7r, que nous appelons point à
l'infini du plan affine complété. Appelons maintenant droite du plan affine
complété, les plans de l'espace ordinaire, passant par O. Parmi eux, les plans
sécants à 77 sont appelés droites ordinaires du plan affine complété, et le plan
parallèle à 77 est appelé droite à l'infini du plan affine complété.
Interprétons maintenant la relation de géométrie du plan affine complété
"la droite d passe par le point P" comme ceci dans l'espace ordinaire : "le
plan d comprend le droite P". La relation de parallélisme entre deux droites
d et d' du plan affine complété s'interprète alors dans l'espace ordinaire par
"les plans d et d' sont sécants en une droite parallèle à 7r".
Nous avons donc réduit la question de l'existence de points à l'infini dans
le plan affine complété à l'existence de droites passant par O et parallèles à
7r dans l'espace ordinaire, ce dont, a priori, nous ne doutons pas. On pourra
vérifier qu'avec cette interprétation, les axiomes régissant la géométrie du
plan affine complété sont bien vérifiés. Par exemple, vérifier l'axiome "chaque
droite possède un et un seul point à l'infini" revient à vérifier la propriété
"chaque plan passant par O comprend une et une seule droite parallèle à 7r,
passant par O.
Comme nous l'avons remarqué ci-dessus, on ne met en général pas en
cause la géométrie affine : on a l'impression de bien voir de quoi on parle
lorsqu'on évoque les points, les droites, les plans et leurs relations. Il suffit
d'idéaliser la réalité. Mais est-ce si clair que cela ? Nous venons de mettre
en question la cohérence de la géométrie de l'espace affine complété. Est-il
par ailleurs à ce point certain que notre intuition physique — fondée sur nos
perceptions — de la géométrie ordinaire, suffise à nous assurer de la cohérence
logique de cette géométrie? Tant que nous sommes dans des problèmes de
fondement, ne devrions-nous pas nous demander ce qu'est exactement un
point et comment on peut le définir. Ces questions sont sources de réflexions
passionnantes : nous les aborderons au chapitre 4.
3.4. LES POINTS À L'INFINI SONT-ILS DES POINTS... 169
Dans les sections précédentes (3.1, 3.2 et 3.3), les locutions où intervient
"l'infini" expriment une propriété des points ordinaires. Comme au chapitre
1, et c'est normal puisqu'on fait également appel aux limites, et que dans
ces conditions évoquer l'infini n'est qu'une façon de parler du fini. C'est à
nouveau le fini qui témoigne de l'infini.
Dans cette section, par contre, nous avons parlé à part des points à
l'infini, ne serait-ce que lorsque nous avons pris l'image d'un tel point par
une projection sans évoquer les autres points de la droite.
Alors, ces deux points de vue sont-ils cohérents? La définition et la
proposition qui suivent permettent de faire le lien formel entre les points à
l'infini-limites et les points à l'infini axiomatisés.
Définition. Si (Xi)i EN est une suite de points ordinaires sur une droite
graduée d telle que la suite des abscisses des points en valeur absolue tend
vers l'infini au sens de l'analyse (cf. chapitre 1) et si X est le point à l'infini
associé à la droite d, alors nous écrirons
lim Xi = X,
alors
lim p(X,) = p(X).
i-4+00
170 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE
X2
X3
Xi
Fig. 61
Fig. 62
174 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE
Fig. 63
3.4. LES POINTS À L'INFINI SONT-ILS DES POINTS... 175
------------
Fig. 64
176 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE
Axiomes. (I) Deux points distincts sont incidents à une et une seule
droite.
(II) Deux droites distinctes sont incidentes à (on dit aussi "se coupent
en") un et un seul point.
(III) Il existe trois points distincts non incidents à une même droite.
(IV) Toute droite est incidente à (on dit aussi "passe par") au moins
trois points distincts.
Ainsi, plutôt que de produire des vérités sur le monde réel, les mathéma-
tiques formelles, celles des fondements, étudient les relations logiques entre
des propositions.
La géométrie projective possède d'autres particularités que nous n'avons
pas abordées, notre objectif n'étant pas de dresser un portrait de cette
science, mais plutôt de l'introduire en étudiant la manière dont l'infini y
intervient. Pour une initiation à la géométrie projective, le lecteur pourra
consulter F. BORCEUX [11] ou P. LOMBARD [54]
Chapitre 4
Faire la droite
avec des points
1 Les sujets étudiés dans les trois premières sections de ce chapitre, ainsi que la plupart
des textes proposés, ont été travaillés au GEM (Groupe d'Enseignement Mathématique,
Louvain-la-Neuve) et ont fait l'objet d'un atelier au Colloque Inter-IREM d'Histoire et
Épistémologie des Mathématiques de Brest [42], en 1992.
180 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS
Prévenons le lecteur que les questions posées dans ce chapitre n'ont pas
toujours sur le champ des réponses claires et définitives. Elles sont par-
fois posées pour provoquer l'imagination, pour introduire une problématique
plutôt que pour la résoudre.
Il n'y a point de géomètre qui ne croie l'espace divisible à l'infini. On ne peut non
plus l'être sans ce principe qu'être homme sans âme. Et néanmoins il n'y en a point
qui comprenne une division infinie ; et l'on ne s'assure de cette vérité que par cette
seule raison, mais qui est certainement suffisante, qu'on comprend parfaitement
qu'il est faux qu'en divisant un espace on puisse arriver à une partie indivisible,
c'est-à-dire qui n'ait aucune étendue.
Les citations suivantes sont extraites d'un cahier de notes prises par
GEORGE BERKELEY [7] en 1707 et 1708.
344. Quand une petite ligne sur le papier représente un mille, les mathéma-
ticiens ne calculent pas le dix-millième de la ligne sur le papier ; ils calculent le
dix-millième du mille. C'est à celui-ci qu'ils ont égard ; c'est à lui qu'ils pensent ;
s'ils pensent et s'ils ont effectivement une idée.
'Certains extraits d'auteurs dont nous proposons l'analyse en cours de chapitre sont
assez brefs. Nous les avons repris dans l'appendice en fin de chapitre en les incluant dans
des citations plus amples.
182 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS
PASCAL nous a donc montré qu'on ne peut tisser une étendue avec deux
indivisibles qui se touchent. Mais ne pourrait-on tisser une étendue avec deux
indivisibles qui ne se touchent pas ? Voyons ce qu'en dit ARISTOTE qui dans
sa Physique (livres V et VI) [4] aborde aussi la question de la constitution de
la droite en envisageant plus de cas que PASCAL quant à la situation relative
de deux indivisibles.
ARISTOTE part de diverses définitions relatives à des ensembles de choses
non précisées. Son exposé n'est pas toujours facile à comprendre. Voici3 ces
définitions en substance, telles que nous les comprenons.
Des choses sont ensemble si elles sont dans un lieu unique, et séparées
au cas contraire. Schématiquement :
ensemble est le contraire de séparé.
Des choses sont en contact lorsque les extrémités sont ensemble :
en contact : extrémités ensemble.
Insistons sur le fait que pour pouvoir être en contact, les choses doivent avoir
des extrémités. Nous verrons qu'ARIsToTE envisage deux cas : un contact
où les extrémités sont distinctes, et un autre plus fort où les extrémités ne
sont qu'une seule et même chose.
Une chose est consécutive à une autre lorsqu'elle est du même genre
que cette autre, qu'elle vient après elle (ce qui suppose un sens de par-
cours), et qu'elle n'est séparée d'elle par aucune autre chose du même genre.
Par exemple, si on parcourt une rangée de maisons, une maison peut être
consécutive à une autre même s'il y a un arbre entre les deux. Deux choses
sont contiguës lorsqu'elles sont consécutives et en contact. La continuité est
3 L'appendice présente le texte d'Aristote aux pages 219 et suivantes.
4.1. COUPER ET RECOMPOSER UNE DROITE 185
une contiguïté, mais les extrémités par où les choses se touchent ne sont
qu'une seule et même chose. Donc :
consécutif : si aucun intermédiaire du même genre
contigu : consécutif et en contact
continu : si les extrémités ne sont qu'une
Il est clair que la continuité implique la contiguïté, et celle-ci la consécuti-
vité :
continu contigu = consécutif
Les trois propriétés supposent l'existence d'un sens de parcours.
Une fois ces définitions posées, ARISTOTE énonce la propriété suivante :
il est impossible qu'un continu soit formé d'indivisibles, et en particulier
qu'un segment soit formé de points.
Pour prouver cela, ARISTOTE suppose par l'absurde qu'un continu puisse
être formé d'indivisibles, et raisonne à partir des situations relatives des
points.
Si les points étaient en continuité, il faudrait que leurs extrémités ne
soient qu'une seule et même chose. Or les points n'ont pas d'extrémité
puisque, étant indivisibles, ils n'ont pas de partie.
S'ils étaient en contact, celui-ci devrait se faire
- soit du tout au tout,
- soit de la partie à la partie,
- soit de la partie au tout,
mais l'indivisible n'a pas de partie, donc le contact se ferait
- du tout au tout ;
mais cela ne fera pas le continu, car celui-ci a des parties séparées.
Ils ne peuvent pas non plus être consécutifs, c'est-à-dire n'avoir aucun
intermédiaire du même genre, car entre deux points, il y a toujours un
segment, et comme par hypothèse ce segment serait formé de points, entre
deux points, il y aurait toujours des intermédiaires du même genre.
Il ne pourrait pas non plus y avoir entre eux un intermédiaire d'un genre
différent, car un tel intermédiaire serait
- soit indivisible (1)
- soit divisible...
— en indivisibles (2)
— en parties toujours divisibles (3).
Dans le cas (3), l'intermédiaire serait donc justement le continu (si celui-
ci était composé de points, l'intermédiaire ne serait donc pas d'un genre
différent). Dans les cas (1) et (2), puisque dans le continu les extrémités
186 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS
SALVIATI. Parmi les objections que l'on a coutume d'adresser à ceux qui composent
le continu à l'aide d'indivisibles, on trouve d'abord celle-ci qu'un indivisible ajouté
à un autre indivisible n'engendre pas une grandeur divisible, puisqu'il s'ensuivrait
que l'indivisible lui-même serait divisible ; en effet, si deux indivisibles, deux points
par exemple, formaient, une fois réunis, une quantité, disons une ligne divisible, à
plus forte raison serait-ce le cas pour une ligne composée de trois, cinq, sept points
ou de tout autre nombre impair ; comme ces lignes sont divisibles en deux parties
égales, cela voudrait dire que l'on peut diviser l'indivisible situé au milieu. A cette
objection et à toute autre du même genre on répondra donc, pour la satisfaction de
l'adversaire, que non seulement deux indivisibles, mais pas davantage dix, cent ou
mille ne donneront une grandeur divisible et de dimension finie, mais qu'il en faut
bel et bien un nombre infini.
Et plus loin...
SALV. J'en arrive maintenant à une autre considération. Si l'on admet que la ligne et
tous les continus sont divisibles en parties toujours divisibles, je ne vois pas comment
échapper à la conclusion qu'ils sont constitués par une infinité d'indivisibles : une
division et une subdivision susceptibles de se poursuivre sans fin supposent, en effet,
que les parties soient en nombre infini, faute de quoi la division se terminerait ;
et si les parties sont en nombre infini, on en tire immédiatement qu'elles n'ont
pas de grandeur (esser non quante), car un nombre infini de parties ayant une
grandeur (quanti infiniti) donne une grandeur infinie ; ainsi le continu nous apparaît-
il composé par un nombre infini d'indivisibles.
composé d'indivisibles, mais seulement qu'il serait composé d'un nombre fini
d'indivisibles. Sa conclusion est donc que si le continu est composé d'indivi-
sibles, ceux-ci doivent être en nombre infini.
Dans le deuxième extrait, GALILÉE part de l'hypothèse que le continu
est infiniment divisible (ce qui est conforme à sa position dans le premier
extrait), et donc au rebours de PASCAL, il ne prouve pas cela. Par contre il
prouve que l'infinie divisibilité exige l'existence d'une infinité de parties, d'où
il découle que chacune de ces parties est sans grandeur (l'indivisible étant
assimilé à ce qui est dépourvu de grandeur). Le continu est donc composé
d'une infinité d'indivisibles.
Cette conclusion est audacieuse. Elle nous montre GALILÉE jouant avec
l'idée d'infini actuel : une infinité de points qui est là sous les yeux de l'esprit,
démontrée par l'absurde, en quelque sorte définie par la négative (ce qui ne
peut être fini), et que l'on n'atteint ni en la construisant, c'est-à-dire en
juxtaposant des points, ni en la décomposant, c'est-à-dire en coupant sans
cesse.
On pourrait objecter à GALILÉE qu'un nombre infini de parties ayant
une grandeur ne donne pas toujours une grandeur infinie. Tel est le cas par
exemple pour une série géométrique positive de raison inférieure à 1. Mais ce
serait faire là à GALILÉE un mauvais procès. En effet, il a sans doute voulu
parler de parties identiques. Auquel cas son argument revient à l'axiome
d 'Archimède.
Pour y voir plus clair, résumons les raisonnements de PASCAL et de
GALILÉE.
Postulats. Un point n'a pas de partie. Une étendue a des parties séparées.
En effet, pour tisser une étendue, il faut que les deux indivisibles se touchent. S'ils
se touchent partout, ils ne sont qu'un. Ils n'ont donc pas de parties séparées et ne
forment pas une étendue. S'ils se touchent en partie, c'est qu'ils ont des parties, ce
qui est absurde. ■
En effet, si un nombre impair d'indivisibles formaient, une fois réunis, une ligne
divisible en deux parties égales, cela impliquerait que l'on peut diviser l'indivisible
du milieu. ■
Puisque le continu est divisible en parties toujours divisibles, c'est qu'il est constitué
d'une infinité de parties. Or si les parties sont en nombre infini, elles ne peuvent
pas avoir de grandeur, car un nombre infini de parties ayant une grandeur donne
une grandeur infinie. ■
... Et que prétendez-vous conclure de cette ligne que vous coupez en deux égale-
ment, de cette ligne chimérique dont vous coupez encore une des moitiés, et toujours
de même jusqu'à l'éternité ? Mais qui vous a dit que vous pouvez diviser ainsi cette
ligne si ce qui la compose est inégal comme un nombre impair ? Je vous apprends
que, dès qu'il entre tant soit peu d'infini dans une question, elle devient inexplicable,
parce que l'esprit se trouble et se confond.
Cet argument est aussi utilisé par BERKELEY dans son cahier de no-
tes [7].
268. Qu. Comment une ligne composée d'un nombre impair de points pourrait-
elle être divisible à l'infini par moitié ?
317. Très certainement aucune étendue finie n'est divisible à l'infini.
Comparez les arguments faisant intervenir les nombres impairs chez GA-
LILÉE, MÉRÉ et BERKELEY.
quons que les implications de l'un et de l'autre sont les contraposées l'une de
l'autre : l'un cherche à montrer la négation de ce que l'autre prend comme
évidence, et vice versa.
Quelle est la conséquence de la note 268 de BERKELEY ? Il ne le précise
pas, mais sa note 317 laisse supposer qu'il aurait conclu comme MÉRÉ.
SALVIATI. [.. .] à la question de savoir si les parties douées de grandeur d'un continu
limité sont en nombre fini ou infini, je répondrai exactement à l'opposé du seigneur
SIMPLICIO qu'elles ne sont en nombre ni fini ni infini.
SIMPLICIO. Je n'aurais jamais eu l'idée d'une pareille réponse, ne pensant
pas qu'il existât un moyen terme entre le fini et l'infini, et qu'ainsi la division
ou distinction selon laquelle une chose est finie ou infinie puisse être erronée et
défectueuse.
SALv. Tel est pourtant mon sentiment. Si nous prenons les quantités discrètes,
il me semble qu'entre le fini et l'infini il existe bien un troisième terme, je veux
dire le fait de correspondre à tout nombre déterminé ; de sorte qu'ayant à décider,
dans le cas présent, si les parties douées de grandeur d'un continu sont en nombre
fini ou infini, la réponse la plus appropriée est qu'elles ne sont en nombre ni fini
ni infini, mais correspondent à tout nombre déterminé ; car si, pour ce faire, il est
nécessaire qu'elles ne soient pas comprises dans les limites d'un nombre fixé, — au-
quel cas elles ne pourraient correspondre à un nombre plus grand —, il n'est pas
nécessaire en revanche qu'elles soient infinies, aucun nombre déterminé n'étant in-
fini. Au gré du demandeur, nous pourrons donc, sur une ligne donnée, déterminer
cent, mille ou cent mille parties douées de grandeur en lesquelles nous la diviserons,
selon le nombre qui lui plaira : mais la diviser en un nombre infini de parties certai-
nement pas. J'accorde par conséquent à Messieurs les Philosophes que le continu
contient autant de parties douées de grandeur qu'ils le désirent, et j'accepte qu'il les
4.2. LE RÔLE DES POINTS... 191
contienne en acte ou en puissance, selon leur bon plaisir ; mais j'ajoute que comme
une ligne de dix toises renferme dix lignes d'un toise chacune, quarante autres d'une
coudée et quatre-vingt d'une demi-coudée, etc., de la même façon elle contient un
nombre infini de points ; dites ensuite, à votre guise, qu'ils existent en acte ou en
puissance, car pour cela, seigneur SIMPLICIO, je m'en remets à votre choix et à
votre jugement.
Premier point sur lequel GALILÉE est on ne peut plus clair : il est impos-
sible de diviser (c'est une action) un segment en un nombre infini de parties,
parce qu'on n'a jamais fini. On s'arrête toujours à un nombre fini. Ce nombre
est fini, mais on peut le choisir aussi grand que l'on veut. Ainsi, il y aurait
un moyen terme entre le fini et l'infini, quelque chose comme l'indéfini. Mais
cette façon de s'exprimer ne cache-t-elle pas subtilement l'infini ? En effet, on
peut choisir un nombre de parties fini quelconque, mais il existe un nombre
infini de nombres finis, de choix possibles. C'est comme au chapitre 1 lorsque
nous disions que le fini témoigne de l'infini : nous considérions les n premiers
termes d'une suite, niais les nombres n sont en nombre infini, et aussi grands
que l'on veut, quoique tous finis.
259. La diagonale d'un carré particulier et son côté sont commensurables, car
ils contiennent tous deux un certain nombre de m.v.
192 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS
4 Nous n'avons pas trouvé la clef de l'abréviation m.v. Nous l'interprétons comme si-
gnifiant indivisible.
4.2. LE RÔLE DES POINTS... 193
Proposition. Un espace ne peut pas être composé d'un nombre fini d'indivisibles.
Postulat. Tout segment, tout carré est composé d'un nombre fini d'indivisibles.
C'est évident puisque les points du carré doivent être rangés en carré. ■
lité. Mais si cette preuve se basait sur l'infinie divisibilité du segment, alors
il serait quelque peu scabreux d'utiliser cette incommensurabilité pour mon-
trer l'infinitude des points d'une droite. Peut-être est-ce cela que BERKELEY
avait en tête en parlant de pétition de principe. En tout cas, cela vaut la
peine de regarder sous cette aspect une preuve de cette incommensurabilté.
Celle donnée ci-après date de l'antiquité.
EC = BC — BE,
Fig. 2
fois u. Ce procédé peut être reproduit sur DEC pour construire un triangle
encore plus petit dont les côtés contiennent chacun un nombre entier de
fois u. Et ainsi de suite. Les nombres entiers ainsi obtenus sont à chaque
fois strictement plus petits. Or, la possibilité d'une descente infinie dans les
naturels est à exclure. ■
Sur quelles propriétés repose cette démonstration Elle n'utilise pas l'in-
finie divisibilité d'un segment. Elle se base d'une part sur l'absence de des-
cente infinie dans les naturels (ce que BERKELEY n'aurait probablement
pas nié), d'autre part sur la possibilité d'effectuer des constructions, par
exemple, de reporter un segment sur un autre, de tracer une perpendiculaire
à un segment, de prendre l'intersection de deux droites, etc. Cette possibi-
lité permet de construire une suite de segments de plus en plus petits, et en
cela est proche de l'infinie divisibilité. On pourrait d'ailleurs justifier l'infinie
divisibilité par le même genre de construction.
L'instant. D'autre part l'instant n'est pas partie, car la partie est une mesure du
tout et le tout doit être composé de parties ; or, le temps, semble-t-il, n'est pas
composé d'instants.
Le nombre. [...] quand, en effet, nous distinguons par l'intelligence les extré-
mités et le milieu, et que l'âme déclare qu'il y a deux instants, l'antérieur d'une
part, le postérieur, d'autre part, alors nous disons que c'est là un temps ; car ce qui
est déterminé par l'instant paraît être le temps ; et nous accepterons cela comme
acquis.
Divise et continue le temps. Le temps est aussi continu par l'instant et divisé
selon l'instant [...].
Et l'on voit en outre que l'instant n'est pas plus une partie du temps que
l'élément du mouvement ne l'est du mouvement ou les points de la ligne ; mais ce
sont deux lignes qui sont parties d'une ligne.
Résumé. Donc, en tant que limite, l'instant n'est pas le temps, mais est un
accident [...]
5
\joir appendice page 221.
196 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS
Si comme l'écrit PASCAL, tout espace est divisible à l'infini, cela entraîne
qu'un petit espace a autant de parties qu'un grand, à savoir une infinité.
L'extrait suivant montre comment PASCAL [60] tente de convaincre ses lec-
teurs.
Enfin, s'ils trouvent étrange qu'un petit espace ait autant de parties qu'un grand,
qu'ils entendent aussi qu'elles sont plus petites à mesure, et qu'ils regardent le
firmament au travers d'un petit verre ; pour se familiariser avec cette connaissance,
en voyant chaque partie du ciel en chaque partie du verre.
Mais s'ils ne peuvent comprendre que des parties si petites, qu'elles nous sont
imperceptibles, puissent être autant divisées que le firmament, il n'y pas de meilleur
remède que de les leur faire regarder avec des lunettes qui grossissent cette pointe
délicate jusqu'à une prodigieuse masse ; d'où ils concevront aisément que, par le se-
cours d'un autre verre encore plus artistement taillé, on pourrait les grossir jusqu'à
égaler ce firmament dont ils admirent l'étendue. Et ainsi ces objets leur parais-
sant maintenant très facilement divisibles, qu'ils se souviennent que la nature peut
infiniment plus que l'art.
[. • .]
Je vous demande encore si vous comprenez distinctement qu'en la cent-millième
partie d'un grain de pavot il y pût avoir un monde, non seulement comme celui-ci,
mais encore tous ceux qu'EPIcURE a songés ! Pouvez-vous comprendre dans un si
petit espace la différence des grandeurs, celle des mouvements et des distances ?
[...] En vérité, Monsieur, je ne crois pas qu'en votre petit monde on pût ranger
dans une juste proportion tout ce qui se passe en celui-ci, et dans un ordre si réglé
et sans embarras, surtout en des villes si serrées que l'on devrait bien craindre pour
le danger des embrasements de faire des feux de joie et de fondre des canons et
des cloches. Pensez aussi qu'en cet univers de si peu d'étendue il se trouverait des
géomètres de votre sentiment qui feraient un monde aussi petit au prix du leur,
que l'est celui que vous formez en comparaison du nôtre, et que ces diminutions
n'auraient point de fin. Je vous en laisse tirer la conséquence.
237. On pense les lignes divisibles à l'infini, parce qu'on admet leur existence
hors de l'intelligence. Également parce qu'on pense voir la même ligne, qu'on la
regarde à l'oeil nu, ou à travers des verres grossissants.
238. Les hommes qui ignorent les verres n'ont pas un aussi beau prétexte en
faveur de la divisibilité à l'infini.
V
=.1 -4
...
Fig. 3
Il imagine alors que le grand hexagone "roule sur AS", entraînant le pe-
tit. Lorsque le côté BC est sur le segment BQ, le côté IK du petit hexagone
coïncide avec OP, le point I ayant décrit l'arc de cercle IO, et le point G se
trouve en C après avoir décrit l'arc de cercle GC.
SALVIATI. [...] Enfin, après une rotation complète, le grand polygone aura laissé sur
AS l'empreinte de six segments équivalents à son périmètre, sans solution de conti-
nuité ; le petit polygone aura de même marqué six segments égaux à son périmètre,
mais séparés par cinq arcs dont les cordes représenteront les parties de la parallèle
HT qu'il n'a pas touchées ; pour le centre G, il n'aura eu de contact avec la parallèle
GV qu'en six points seulement.
Ainsi un grand polygone de mille côtés, au cours d'une rotation, franchit et par
conséquent mesure une ligne droite égale à sa circonférence ; en même temps le plus
petit parcourt une distance approximativement égale, mais formée de mille petits
segments égaux à ses mille côtés et séparés les uns des autres par mille espaces que
6 Voir appendice page 216.
4.3. COMPARER DEUX LIGNES INÉGALES 199
nous pouvons dire vides, si nous les comparons aux mille petites lignes marquées
par les côtés du polygone ; il n'y a dans tout ceci ni difficulté ni matière à douter.
Maintenant, comment le petit cercle peut-il parcourir une ligne plus longue que sa
circonférence sans procéder par bonds ?
SAGREDO. De même que le centre du cercle, transporté sur la ligne AD, la
touche sur toute sa longueur, bien qu'il se réduise à un point unique, je me de-
mandais si l'on ne pourrait pas dire semblablement que les points du petit cercle,
entraînés par le mouvement du plus grand, passent en glissant sur de petites parties
de la ligne CE?
SALV. Cela est doublement impossible. D'abord parce qu'il n'y a pas de raison
pour qu'un des points de contact, tel que C, passe en glissant sur quelque partie
de la ligne CE, et non d'autres ; s'il en allait ainsi, ces points de contact étant
en nombre infini (comme le sont les points), les glissements sur CE seraient eux-
mêmes infinis, et, comme ils ont une dimension finie, ils feraient de CE une ligne
infinie, alors qu'elle est finie. L'autre raison est que le point de contact du grand
cercle changeant continuellement au cours de sa rotation, il en va nécessairement
de même pour le petit cercle, puisque du point B seul une ligne droite peut être
tirée jusqu'à A et passer par le point C ; dans ces conditions, chaque fois que le
grand cercle change son point de contact, le petit doit changer le sien et aucun
point du petit cercle ne touche plus d'un point de la droite CE. Ajoutez encore
ceci que dans la rotation des polygones aucun point du périmètre du plus petit ne
coïncidait avec plus d'un point de la ligne traversée par ce même périmètre ; ce que
l'on comprendra aisément en considérant que la ligne IN est parallèle à BC, et
que par conséquent IK demeure au dessus de IP tant que BC ne s'applique pas
sur BQ, et ne le rejoint qu'à l'instant même où BC coïncide avec BQ; la ligne IK
coïncide alors tout entière avec OP, puis s'en sépare immédiatement en s'élevant.
SAGR. L'affaire est vraiment très compliquée, et je ne vois aucune solution ;
dites-nous donc celle que vous préconisez.
SALV. J'aurai pour cela recours aux polygones dont nous avons déjà éclairci
et compris le comportement. Dans le cas de polygones à cent mille côtés, en effet,
la ligne que mesure en la traversant le périmètre du plus grand, c'est-à-dire, la
ligne décrite de façon continue par ses cent mille côtés, est égale à la ligne que
mesurent les cent mille côtés du plus petit, pourvu que nous ajoutions cent mille
petits vides intermédiaires ; je dirai de même que dans le cas des cercles (c'est-à-
dire de polygones à une infinité de côtés), la ligne parcourue par les côtés infiniment
nombreux et continûment disposés du grand cercle est égale en longueur à la ligne
parcourue par les côtés infiniment nombreux du petit cercle, à condition que l'on
200 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS
intercale entre ceux-ci autant d'espaces vides ; et puisque les côtés ne sont pas en
nombre fini, mais infini, les vides intermédiaires, de la même façon, ne sont pas
finis, mais infinis ; ainsi d'une part on aura une infinité de points sans solution de
continuité, et d'autre part une infinité de points alternant avec une infinité de vides.
Fig. 4
dx Re d8
dt c• •
3. Deux points distincts déterminent un segment dont ils sont les extré-
mités.
4. Entre deux points distincts, il y en a un autre (par exemple, celui qui
est au milieu du segment qu'ils déterminent).
On voit que ces propriétés se contredisent. En particulier, la deuxième est
incompatibles avec les autres. En effet, s'il y a un point à chaque bout des
n segments disjoints partitionnant un segment, donnés par la première pro-
priété, il doit y avoir des points (les extrémités de deux segments successifs)
entre lesquels il n'y a pas d'autre point.
On aurait pourtant bien envie de parler des extrémités d'un segment,
sans distinguer entre segment ouvert et fermé'. Mais en mathématiques, on
dit qu'il n'y en a pas toujours. Alors pourquoi privilégier ce point de vue?
C'est notamment parce que l'on veut pouvoir couper en deux n'importe quel
segment déterminé par deux points. C'est un "a priori" des mathématiques
et on le garde même si certaines de ses conséquences sont difficiles à conce-
voir. Nous verrons, à la section 4.4.3, quelles propriétés servent de base pour
définir la droite et les points dans la géométrie d'EucLIDE revue par HIL-
BERT.
Il faut rappeler, du reste, qu'il y a toujours entre deux instants un ensemble infini
d'instants, entre deux points de l'espace un ensemble infini de points, et que même
dans l'empire du réel, il y a toujours entre deux substances une infinité d'autres
substances. Mais, que suit-il de cela qui serait contradictoire ? Tout ce qu'on peut en
déduire, c'est que deux points seulement, ou trois, ou quatre, ou même un ensemble
fini8 d'entre eux, ne sauraient produire de l'étendue. Nous-mêmes avouons tout cela
et ajoutons que même un ensemble infini de points ne suffit pas toujours à produire
un continuum, à produire par exemple une ligne, même très courte, si ces points
n'ont pas l'arrangement voulu.
7 0u, dans le domaine des nombres, du plus grand élément du "segment" 10, 1[.
8 Ici comme après, c'est BOLZANO qui souligne.
204 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS
Essayons en effet de nous faire une idée claire du concept compris dans les
mots "étendue continue" ou "continuum". Nous serons forcés de dire qu'un continu
ne se trouve que là, et là seulement, où une collection d'objets simples (points du
temps ou de l'espace, substances) est telle que pour chacun de ses objets pris à
part, et pour toute distance arbitrairement petite, il existe toujours au moins un
voisin appartenant à la collection. Lorsque cette situation n'est pas réalisée, par
exemple lorsque, dans une collection de points de l'espace, il se touve ne serait-ce
qu'un seul point qui n'a pas de voisinage assez dense pour qu'un voisin existe à
toute distance arbitrairement petite, nous disons alors que ce point est isolé, et
que la collection en question n'offre pas l'exemple du continu parfait. Dans le cas
contraire, si une collection de points n'a pas de point isolé en ce sens, c'est-à-dire si
tout point possède, pour toute distance arbitrairement petite, au moins un voisin,
nous n'avons aucune raison de refuser à cette collection la dénomination de continu.
Qu'exiger de plus en effet ?
"Que chaque point soit en contact immédiat avec un autre" dira-t-on. Mais
c'est exiger quelque chose d'évidemment impossible, de contradictoire. Car quand
dira-t-on que deux points se touchent ?
[. • .]
"Mais comment [...] interpréter la thèse de certains mathématiciens déclarant
que l'étendue ne peut-être obtenue par aucune accumulation de points, si grande
soit-elle, ni ne peut être réduite à de simples points par décomposition en un en-
semble, si grand soit-il, de parties?"
En toute rigueur, on devrait, d'une part, enseigner qu'un ensemble fini ne pro-
duit jamais de l'étendue, et qu'un ensemble infini la produit seulement, mais aussi
toujours dans le cas où est remplie la condition mentionnée déjà à maintes reprises :
à savoir que chaque point ait, pour toute distance suffisamment petite, des voisins
déterminés ; reconnaître, d'autre part, qu'une décomposition quelconque d'un objet
spatial donné, qu'elle aboutisse à un ensemble fini de parties ou qu'elle se pour-
suive même à l'infini (par dichotomies successives par exemple), ne parvient pas
nécessairement aux parties simples, ainsi que nous venons de le voir. On n'en doit
pas moins insister sur le fait que tout continu peut, en dernière analyse, résulter
de l'assemblage de points et de points seulement. A condition d'être correctement
compris, les deux aspects sont parfaitement compatibles.
Cette définition ne nous satisfait pas si notre idée d'un segment continu
est celle d'un segment sans trous. Par exemple, une union disjointe d'in-
'L'interprétation que nous donnons est celle de H. SINACEUR [10].
4.4. VERS UNE DÉFINITION DE LA DROITE 205
tervalles ouverts, même s'ils ne sont séparés que par un point chaque fois,
vérifie cette condition. D'autre part, cette définition s'appuie sur la notion de
distance. L'ensemble de référence pour cette distance est-il celui des réels ?
Mais les réels n'étaient pas encore clairement définis à l'époque où BOLZANO
a écrit ceci. Les deux points de vue développés dans la deuxième citation
sont schématiquement : 1) une infinité de points bien disposés forment un
continu ; 2) on ne retrouve pas les points par un processus quelconque, même
infini, de divisions successives. Ces deux points de vue auraient été incom-
patibles pour ARISTOTE, car il avait deux a priori : d'une part "le continu
est ce qui est divisible en parties toujours divisibles" (deuxième point de
vue de BOLZANO) et d'autre part "une chose se divise en ce dont elle est
composée". Le fait que ces deux aspects soient compatibles ne nous semble
pas a priori évident.
Pour affirmer que les deux points de vue de BOLZANO sont compatibles,
il faut accepter qu'une chose ne se divise pas toujours en ce dont elle est
composée. Et c'est bien la position de BOLZANO. Sa thèse fait en quelque
sorte se répondre un infini potentiel et un infini actuel. On peut toujours
diviser — infini potentiel — ce qui montre, si on croit la droite formée de points,
que ceux-ci sont en nombre infini. Et puisqu'on n'arrive pas à les trouver
par division, force est bien de croire sans cet argument, qu'ils sont là en
nombre infini dans le segment : et ceci est un infini actuel. Cette conclusion
était impossible pour ARISTOTE qui, comme les autres philosophes grecs de
l'époque classique, refusait l'infini actuel comme inintelligible.
De plus, que veut dire BOLZANO lorsqu'il parle de dichotomies succes-
sives poursuivies à l'infini ? Sans doute devons-nous l'interpréter par un infini
potentiel (on peut toujours couper) plutôt que par un infini actuel (on peut
couper une infinité de fois) ? Nous reparlerons de ces deux interprétations
au chapitre 6.
Après tant de développements sur ce qu'est la droite, la conclusion n'est-
elle pas que nous ne savons pas exactement ce dont nous parlons ? Nous ne le
savons que vaguement. En particulier, à quel univers matériel ou intellectuel
appartient-elle ? Sans doute n'y a-t-il pas une droite, mais plusieurs. N'est-il
pas temps de nous demander ce que nous voulons faire avec ? Et peut-être,
sans plus nous demander trop ce qu'elle est, quelles propriétés nous voulons
lui attribuer pour faire avec elle ce qui nous importe : ici de la géométrie. Et
après tout, même si nous n'arrivons jamais à savoir ce qu'elle est vraiment,
nous savons que la géométrie faite avec les points et les droites pourra être
vue comme une construction intellectuelle pure, mais aussi comme une image
plus ou moins fidèle d'une certaine réalité.
206 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS
Fig. 5
Les triangles AOP et AOQ sont égaux puisqu'ils ont deux angles égaux
et un côté, AO, commun. D'où
AP = AQ et OP = OQ.
OC = OB.
Les triangles POC et QOB sont donc égaux, puisqu'ils ont tous deux un
angle droit et deux côtés correspondants égaux. D'où
PC = QB.
On a donc
AC AP + PC = AQ QB = AB. ■
Voici, comme exemple, le premier des axiomes d'ordre de HILBERT, pré-
cédé de la définition qui l'introduit.
Définition. Entre les points d'une droite, il existe une relation dans la
description de laquelle figure le mot entre.
4.5 Appendice
PASCAL, De l'esprit géométrique et de l'art de persuader [60], 1657-58.
Je n'ai jamais connu personne qui ait pensé qu'un espace ne puisse être augmenté.
Mais j'en ai vu quelques-uns, très habiles d'ailleurs, qui ont assuré qu'un espace
pouvait être divisé en deux parties indivisibles, quelque absurdité qu'il s'y rencontre.
Je me suis attaché à rechercher en eux quelle pouvait être la cause de cette
obscurité, et j'ai trouvé qu'il n'y en avait qu'une principale, qui est qu'il ne sauraient
concevoir un continu divisible à l'infini : d'où ils concluent qu'il n'y est pas divisible.
C'est une maladie naturelle à l'homme de croire qu'il possède la vérité di-
rectement ; et de là vient qu'il est toujours disposé à nier tout ce qui lui est in-
compréhensible ; au lieu qu'en effet il ne connaît naturellement que le mensonge, et
qu'il ne doit prendre pour véritables que les choses dont le contraire lui paraît faux.
Et c'est pourquoi, toutes les fois qu'une proposition est inconcevable, il faut
en suspendre le jugement et ne pas la nier à cette marque, mais en examiner le
contraire ; et si on le trouve manifestement faux, on peut hardiment affirmer la
première, tout incompréhensible qu'elle est. Appliquons cette règle à notre sujet.
4.5. APPENDICE 211
Il n'y a point de géomètre qui ne croie l'espace divisible à l'infini. On ne peut non
plus l'être sans ce principe qu'être homme sans âme. Et néanmoins il n'y en a point
qui comprenne une division infinie ; et l'on ne s'assure de cette vérité que par cette
seule raison, mais qui est certainement suffisante, qu'on comprend parfaitement
qu'il est faux qu'en divisant un espace on puisse arriver à une partie indivisible,
c'est-à-dire qui n'ait aucune étendue.
Car qu'y a-t-il de plus absurde que de prétendre qu'en divisant toujours un es-
pace on arrive enfin à une division telle qu'en la divisant en deux chacune des moitiés
reste indivisible et sans aucune étendue, et qu'ainsi ces deux néants d'étendue fissent
ensemble une étendue ? Car je voudrais demander à ceux qui ont cette idée, s'ils
conçoivent nettement que deux indivisibles se touchent : si c'est partout, ils ne sont
qu'une même chose, et partant les deux ensemble sont indivisibles ; et si ce n'est
pas partout, ce n'est donc qu'en une partie : donc ils ont des parties, donc ils ne
sont pas indivisibles.
[-
Mais qu'à ces difficultés chimériques, et qui n'ont de proportion qu'à notre faiblesse,
ils opposent ces clartés naturelles et ces vérités solides : s'il était véritable que
l'espace fût composé d'un certain nombre fini d'indivisibles, il s'en suivrait que
deux espaces, dont chacun serait carré, c'est-à-dire égal et pareil de tous côtés,
étant doubles l'un de l'autre, l'un contiendrait un nombre de ces indivisibles double
du nombre des indivisibles de l'autre. Qu'ils retiennent bien cette conséquence, et
qu'ils s'exercent ensuite à ranger des points en carrés jusqu'à ce qu'ils en aient
rencontré deux dont l'un ait le double des points de l'autre, et alors je leur ferai
céder tout ce qu'il y a de géomètres au monde. Mais si la chose est naturellement
impossible, c'est-à-dire s'il y a impossibilité invincible à ranger des carrés de points,
dont l'un en ait le double de l'autre, comme je le démontrerais en ce lieu-là même
si la chose méritait qu'on s'y arrêtât, qu'ils en tirent la conséquence.
[...]
Enfin, s'ils trouvent étrange qu'un petit espace ait autant de parties qu'un
grand, qu'ils entendent aussi qu'elles sont plus petites à mesure, et qu'ils regardent le
firmament au travers d'un petit verre ; pour se familiariser avec cette connaissance,
en voyant chaque partie du ciel en chaque partie du verre.
Mais s'ils ne peuvent comprendre que des parties si petites, qu'elles nous sont
imperceptibles, puissent être autant divisées que le firmament, il n'y pas de meilleur
remède que de les leur faire regarder avec des lunettes qui grossissent cette pointe
délicate jusqu'à une prodigieuse masse ; d'où ils concevront aisément que, par le
secours d'un autre verre encore plus artistement taillé, on pourrait les grossir jus-
qu'à égaler ce firmament dont ils admirent l'étendue. Et ainsi ces objets leur pa-
raissant maintenant très facilement divisibles, qu'ils se souviennent que la nature
peut infiniment plus que l'art.
Car enfin qui les a assurés que ces verres auront changé la grandeur naturelle
de ces objets, ou s'ils auront au contraire rétabli la véritable, que la figure de notre
ceil avait changée et raccourcie, comme font les lunettes qui amoindrissent ?
212 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS
[. • .]
Mais le même EUCLIDE qui a ôté à l'unité le nom de nombre, ce qui lui a été
permis, pour faire entendre néanmoins qu'elle n'est pas un néant, mais qu'elle est au
contraire du même genre, il définit ainsi les grandeurs homogènes : "Les grandeurs,
dit-il, sont dites être de même genre, lorsque l'une étant plusieurs fois multipliée
peut arriver à surpasser l'autre." Et par conséquent, puisque l'unité peut, étant
multipliée plusieurs fois, surpasser quelque nombre que ce soit, elle est de même
genre que les nombres précisément par son essence et par sa nature immuable, dans
le sens du même EUCLIDE qui a voulu qu'elle ne fût pas appelée nombre.
Il n'en est pas de même d'un indivisible à l'égard d'une étendue ; car non seule-
ment il diffère de nom, ce qui est volontaire, mais il diffère de genre, par la même
définition, puisqu'un indivisible multiplié autant de fois qu'on voudra, est si éloigné
de pouvoir surpasser une étendue, qu'il ne peut jamais former qu'un seul et unique
indivisible ; ce qui est naturel et nécessaire comme il est déjà montré. Et comme
cette dernière preuve est fondée sur la définition de ces deux choses, indivisible et
étendue, on va achever et consommer la démonstration.
Un indivisible est ce qui n'a aucune partie, et l'étendue est ce qui a diverses
parties séparées.
Sur ces définitions, je dis que deux indivisibles étant unis ne font pas une
étendue.
Car, quand ils sont unis, ils se touchent chacun en une partie ; et ainsi les
parties par où ils se touchent ne sont pas séparées, puisque autrement elles ne se
toucheraient pas. Or, par leur définition, ils n'ont point d'autres parties : donc ils
n'ont pas de parties séparées ; donc ils ne sont pas une étendue, par la définition de
l'étendue qui porte la séparation des parties.
On montrera la même chose de tous les autres indivisibles qu'on y joindra, par
la même raison. Et partant un indivisible, multiplié autant de fois qu'on voudra,
ne fera jamais une étendue. Donc il n'est pas du même genre que l'étendue, par la
définition des choses du même genre.
À MONSIEUR PASCAL
[...] Vos nombres ni ce raisonnement artificiel ne font pas connaître ce que les
choses sont ; il faut les étudier par une autre voie ; mais vous demeurerez toujours
dans les erreurs où les fausses démonstrations de la géométrie vous ont jeté, et je
ne vous croirai point tout-à-fait guéri des mathématiques tant que vous soutiendrez
que ces petits corps dont nous disputâmes l'autre jour se peuvent diviser jusques à
l'infini.
Ce que vous m'en écrivez me paraît encore plus éloigné du bon sens que tout
ce que vous m'en dîtes dans notre dispute. Et que prétendez-vous conclure de cette
4.5. APPENDICE 213
ligne que vous coupez en deux également, de cette ligne chimérique dont vous coupez
encore une des moitiés, et toujours de même jusqu'à l'éternité ? Mais qui vous a dit
que vous pouvez diviser ainsi cette ligne si ce qui la compose est inégal comme un
nombre impair? Je vous apprends que, dès qu'il entre tant soit peu d'infini dans
une question, elle devient inexplicable, parce que l'esprit se trouble et se confond.
[. • -]
Je vous demande encore si vous comprenez distinctement qu'en la cent-millième
partie d'un grain de pavot il y pût avoir un monde, non seulement comme celui-ci,
mais encore tous ceux qu'Epicure a songés ! Pouvez-vous comprendre dans un si
petit espace la différence des grandeurs, celle des mouvements et des distances ? De
combien le soleil est plus grand que ce petit animal qui luit quelquefois dans la nuit,
et de combien la vive clarté de ce grand astre surmonte cette faible lueur ? Pouvez-
vous concevoir en ce petit espace de combien le soleil va plus vite que Saturne, ou
si le soleil est immobile comme quelques-uns en sont persuadés ? [...] Considérez
aussi la bataille de Pharsale, où César mit Pompée en fuite, et celle qu'Auguste
donna sur la mer, où tant de vaisseaux furent brûlés et toutes les forces du Levant
dissipées. La bataille de Lépante me semble encore plus considérable en ce petit
monde, à cause du grand bruit de l'artillerie ; et cet épouvantable combat des souris
et des grenouilles qu'Homère a chanté d'un si haut ton. En vérité, Monsieur, je ne
crois pas qu'en votre petit monde on pût ranger dans une juste proportion tout ce
qui se passe en celui-ci, et dans un ordre si réglé et sans embarras, surtout en des
villes si serrées que l'on devrait bien craindre pour le danger des embrasements de
faire des feux de joie et de fondre des canons et des cloches. Pensez aussi qu'en cet
univers de si peu d'étendue il se trouverait des géomètres de votre sentiment qui
feraient un monde aussi petit au prix du leur, que l'est celui que vous formez en
comparaison du nôtre, et que ces diminutions n'auraient point de fin. Je vous en
laisse tirer la conséquence.
237. On pense les lignes divisibles à l'infini, parce qu'on admet leur existence hors
de l'intelligence. Egalement parce qu'on pense voir la même ligne, qu'on la regarde
à l'oeil nu, ou à travers des verres grossissants.
238. Les hommes qui ignorent les verres n'ont pas un aussi beau prétexte en
faveur de la divisibilité à l'infini.
259. La diagonale d'un carré particulier et son côté sont commensurables, car
ils contiennent tous deux un certain nombre de m.v.
261. Supposez qu'un pouce représente un mille; le millième de ce pouce n'est
rien, mais le millième du mille représenté est quelque chose ; donc un millième de
ce pouce, malgré sa nullité, n'est pas négligeable, car il représente quelque chose, le
millième d'un mille.
214 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS
262. Des lignes particulières déterminées ne sont pas divisibles à l'infini, mais
les lignes, telles que les emploient les géomètres, le sont, car celles-ci ne sont pas
déterminées par un nombre fini particulier de points. Pourtant un géomètre (sans
savoir pourquoi) dira très volontiers qu'il peut démontrer la divisibilité à l'infini
d'une ligne d'un pouce.
268. Qu. Comment une ligne composée d'un nombre impair de points pourrait-
elle être divisible à l'infini par moitié?
344. Quand une petite ligne sur le papier représente un mille, les mathématiques
ne calculent pas le dix-millième de la ligne sur le papier ; ils calculent le dix-millième
du mille. C'est à celui-ci qu'ils ont égard ; c'est à lui qu'il pensent ; s'ils pensent et
s'ils ont effetivement une idée.
400. Les mathématiciens pensent qu'il y a des lignes insensibles. Ils en dissertent,
ils les coupent en un point sous tous les angles : ils les divisent à l'infini. Nous,
Irlandais, nous ne pouvons nous représenter de pareilles lignes.
422. Il est évident que ce qui a un nombre infini de parties doit être infini.
SALVIATI. [...] Parmi les objections que l'on a coutume d'adresser à ceux qui
composent le continu à l'aide d'indivisibles, on trouve d'abord celle-ci qu'un indivi-
sible ajouté à un autre indivisible n'engendre pas une grandeur divisible, puisqu'il
s'ensuivrait que l'indivisible lui-même serait divisible ; en effet, si deux indivisibles,
deux points par exemple, formaient, une fois réunis, une quantité, disons une ligne
divisible, à plus forte raison serait-ce le cas pour une ligne composée de trois, cinq,
sept points ou de tout autre nombre impair ; comme ces lignes sont divisibles en
deux parties égales, cela voudrait dire que l'on peut diviser l'indivisible situé au
milieu. À cette objection et à toute autre du même genre on répondra donc, pour la
satisfaction de l'adversaire, que non seulement deux indivisibles, mais pas davantage
dix, cent ou mille ne donneront une grandeur divisible et de dimension finie, mais
qu'il en faut bel et bien un nombre infini.
[- • .]
SALV. [...] J'en arrive maintenant à une autre considération. Si l'on admet
que la ligne et tous les continus sont divisibles en parties toujours divisibles, je ne
vois pas comment échapper à la conclusion qu'ils sont constitués par une infinité
d'indivisibles : une division et une subdivision susceptibles de se poursuivre sans fin
supposent, en effet, que les parties soient en nombre infini, faute de quoi la division
se terminerait ; et si les parties sont en nombre infini, on en titre immédiatement
qu'elles n'ont pas de grandeur (esser non quante), car un nombre infini de parties
ayant une grandeur (quanti infiniti) donne une grandeur infinie ; ainsi le continu
nous apparaît-il composé par un nombre infini d'indivisibles.
[. • .]
SALVIATI. [...] à la question de savoir si les parties douées de grandeur d'un
continu limité sont en nombre fini ou infini, je répondrai exactement à l'opposé du
seigneur SIMPLICIO qu'elles ne sont en nombre ni fini ni infini.
SIMPLICIO. Je n'aurais jamais eu l'idée d'une pareille réponse, ne pensant
pas qu'il existât un moyen terme entre le fini et l'infini, et qu'ainsi la division
ou distinction selon laquelle une chose est finie ou infinie puisse être erronée et
défectueuse.
SALV. Tel est pourtant mon sentiment. Si nous prenons les quantités discrètes,
il me semble qu'entre le fini et l'infini il existe bien un troisième terme, je veux
dire le fait de correspondre à tout nombre déterminé ; de sorte qu'ayant à décider,
dans le cas présent, si les parties douées de grandeur d'un continu sont en nombre
fini ou infini, la réponse la plus appropriée est qu'elles ne sont en nombre ni fini
ni infini, mais correspondent à tout nombre déterminé ; car si, pour ce faire, il est
nécessaire qu'elles ne soient pas comprises dans les limites d'un nombre fixé, — au-
quel cas elles ne pourraient correspondre à un nombre plus grand —, il n'est pas
nécessaire en revanche qu'elles soient infinies, aucun nombre déterminé n'étant in-
fini. Au gré du demandeur, nous pourrons donc, sur une ligne donnée, déterminer
cent, mille ou cent mille parties douées de grandeur en lesquelles nous la diviserons,
selon le nombre qui lui plaira ; mais la diviser en un nombre infini de parties, cer-
216 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS
tainement pas. J'accorde par conséquent à Messieurs les Philosophes que le continu
contient autant de parties douées de grandeur qu'ils le désirent, et j'accepte qu'il les
contienne en acte ou en puissance, selon leur bon plaisir ; mais j'ajoute que comme
une ligne de dix toises renferme dix lignes d'un toise chacune, quarante autres d'une
coudée et quatre-vingt d'une demi-coudée, etc., de la même façon elle contient un
nombre infini de points ; dites ensuite, à votre guise, qu'ils existent en acte ou en
puissance, car pour cela, seigneur SIMPLICIO, je m'en remets à votre choix et à
votre jugement.
[. • .]
Q X
Fig. 6
SALV. Sinon quoi ? Puisque nous voilà dans les paradoxes, voyons s'il n'est
pas possible de démontrer que dans un continu d'étendue finie puisse se trouver
un nombre infini de petits vides ; et en même temps nous obtiendrons au moins
une solution au problème le plus admirable qu'ARisToTE ait placé parmi ceux
qu'il qualifie lui-même d'admirables, je veux dire parmi ses Problèmes mécaniques;
notre solution pourrait bien être aussi éclairante et concluante que celle qu'il accepte
pour sa part, et différente au demeurant des considérations si pertinentes du très
savant Monseigneur de Guevara. Mais il faut d'abord expliquer une proposition,
non énoncée jusqu'à ce jour, dont dépend la solution du problème et qui, si je ne
me trompe, entraîne de nouvelles et remarquables conclusions ; pour bien la com-
prendre, dessinons soigneusement la figure. Traçons donc un polygone équilatéral
et équiangle, ayant un nombre quelconque de côtés, autour d'un centre G, et soit
pour le moment l'hexagone ABCDEF ; traçons ensuite un autre hexagone plus
petit, semblable et concentrique, que nous dénommerons HIKLMN; prolongeons
indéfiniment le côté AB du plus grand vers S, puis de la même façon le côté corres-
pondant HI du plus petit, en menant dans la même direction la ligne HT parallèle
à AS; par le centre menons la ligne GV parallèle aux deux précédentes. Cela fait,
imaginons que le plus grand polygone roule sur la ligne AS, emportant le plus petit
avec lui. Il est clair que si le point B, limite du côté AB demeure fixe, alors que
4.5. APPENDICE 217
nombre fini, mais infini, les vides intermédiaires, de la même façon, ne sont pas
finis, mais infinis; ainsi d'une part on aura une infinité de points sans solution
de continuité, et d'autre part une infinité de points alternant avec une infinité de
vides. Je voudrais que vous notiez ici que si l'on résout et divise une ligne en par-
ties ayant elles-mêmes une grandeur (in parti quante), et donc nombrables, il n'est
pas possible de reconstituer avec celles-ci une longueur supérieure à celle qu'elles
occupaient quand elles formaient un continu non interrompu par autant d'espaces
vides ; en revanche, si nous imaginons une ligne résolue en parties sans grandeur (in
parti non quante), c'est-à-dire en l'infinité de ses parties indivisibles, nous voulons
la prolonger immensément en pensée par l'introduction non plus d'espaces vides
ayant une grandeur (di spazii quanti vacui), mais bien d'un nombre infini de vides
indivisibles. Ce qui vient d'être dit dans le cas des lignes simples, doit s'entendre
également des surfaces et des corps solides, étant admis bien sûr qu'ils sont com-
posés par un nombre infini d'atomes dépourvus de toute grandeur (di infiniti atomi
non quanti) ; car tant que nous voudrons les diviser en parties ayant elles-mêmes
une grandeur, il n'est pas douteux qu'il sera impossible de les disposer sur des
espaces plus vastes que l'espace occupé primitivement par le solide tant que nous
n'intercalerons pas entre elles des espaces vides ayant une certaine grandeur(spazii
quanti vacui), et par "vides", je veux dire vides de la matière dont le corps est fait.
Mais si nous accomplissons en imagination la division dernière et totale du corps
en ses premiers composants répartis sur un espace immense sans qu'il soit besoin
pour cela d'intercaler des espaces vides ayant une grandeur (spazii quanti vacui),
mais seulement un nombre infini de vides sans aucune grandeur (vacui infiniti non
quanti) ; de cette façon, une petite boule d'or, par exemple, se laissera étendre sans
difficulté sur un très grand espace, sans admettre entre ses parties de vides ayant
une grandeur ; à condition toutefois que nous concédions que l'or est bien composé
d'un nombre infini de parties indivisibles.
Après cela, il faut dire ce que c'est qu'être ensemble et être séparé, ce que c'est
qu'être en contact, intermédiaire, consécutif, contigu, continu, et à quelles sortes
d'êtres chacune de ces qualités appartient naturellement12 .
Simultanéité. Ensemble se dit selon le lieu de toutes les choses qui sont dans
un lieu unique immédiat; séparé, quand les lieux sont différents.
Contact. Sont en contact les choses dont les extrémités sont ensemble.
Est intermédiaire le terme où ce qui change d'une façon continue et conforme
à la nature parvient naturellement avant d'atteindre le terme extrême vers lequel
se fait le changement. L'intermédiaire suppose au moins trois choses : d'une part,
'Dans cet extrait, les titres des paragraphes ont été ajoutés par le traducteur.
220 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS
Physique VI, 1
Physique IV, 10
L'instant. D'autre part l'instant n'est pas partie, car la partie est une mesure du
tout et le tout doit être composé de parties ; or, le temps, semble-t-il, n'est pas
composé d'instants.
222 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS
Physique IV, 11
Le nombre. Cette détermination suppose qu'on prend ces termes distincts l'un de
l'autre, avec un intervalle différent d'eux ; quand, en effet, nous distinguons par
l'intelligence les extrémités et le milieu, et que l'âme déclare qu'il y a deux instants,
l'antérieur d'une part, le postérieur, d'autre part, alors nous disons que c'est là
un temps ; car ce qui est déterminé par l'instant paraît être le temps ; et nous
accepterons cela comme acquis.
[. • -]
Éclaircissement de la définition [du temps]. Le temps n'est donc pas mouve-
ment mais n'est qu'en tant que le mouvement comporte un nombre. La preuve, c'est
que le nombre nous permet de distinguer le plus et le moins, et le temps, le plus
et le moins de mouvement ; le temps est donc une espèce de nombre. Mais nombre
s'entend de deux façons : il y a, en effet, le nombre comme nombré et nombrable, et
le nombre comme moyen de nombrer. Or, le temps, c'est le nombré, non le moyen
de nombrer. Or le moyen de nombrer et la chose nombrée sont distincts.
[...] Le temps, en effet, est le nombre du transport et l'instant, de même que le
transporté, est comme l'unité du nombre.
Divise et continue le temps. Le temps est aussi continu par l'instant et est
divisé selon l'instant : car, ici aussi, il y a correspondance avec ce qui se passe
entre le transport et le transporté. En effet, le mouvement et le transport sont un
par l'unité du transporté, et s'il y a variation, c'est non quant au sujet (ce qui
serait une rupture de l'unité du mouvement), mais quant à l'essence. De là vient,
en effet, la détermination du mouvement comme antérieur et postérieur. Et cette
propriété correspond aussi en quelque manière à celle du point : car le point rend la
longueur continue et la détermine ; il est, en effet, le commencement d'une partie et
la fin d'une autre. Toutefois quand on prend ainsi comme double l'élément unique,
un arrêt est inévitable, le même point étant fin et commencement. Mais l'instant,
par le mouvement continuel du transporté, est toujours différent, de sorte que le
temps est nombre, non dans l'hypothèse où l'on se servirait du même point comme
commencement et fin, mais plutôt si l'on considère les extrémités d'une ligne, cette
ligne étant la même et ne formant pas de parties en acte ; et cela, d'abord, pour la
raison qu'on a dite (on prendrait le point double, de sorte qu'un arrêt se produirait).
Et l'on voit en outre que l'instant n'est pas plus une partie du temps que l'élément
du mouvement ne l'est du mouvement ou les points de la ligne ; mais ce sont deux
lignes qui sont parties d'une ligne.
Résumé. Donc, en tant que limite, l'instant n'est pas le temps, mais est un
accident ; en tant qu'il est nombre, il est nombre ; car les limites n'appartiennent
qu'aux choses dont elles sont les limites ; au contraire le nombre de ces chevaux, la
dizaine, se trouve ailleurs.
4.5. APPENDICE 223
On reconnaît très volontiers que tout ce qui est étendu est nécessairement et
conformément à son concept composé de parties ; qu'on ne peut, d'autre part, sans
tomber dans un cercle vicieux, expliquer l'existence de l'étendue par la composi-
tion de parties qui seraient elles-mêmes étendues. Ce double aveu n'empêche qu'on
trouve contradictoire l'hypothèse selon laquelle l'étendue est composée de parties
non étendues, absolument simples (de points dans le temps et l'espace ; d'atomes,
i.e. de substances simples dans l'univers réel).
Si l'on demandait ce qu'il y a de choquant là-dedans, on s'entendrait répondre
tantôt qu'une propriété faisant défaut aux parties ne saurait appartenir au tout ;
tantôt que deux points du temps ou de l'espace, et aussi deux substances, sont
toujours séparés par une distance qui leur interdit de former un continuum.
Reconnaître l'absurdité de ces objections ne nécessite pas une longue réflexion.
Une propriété que ne possèdent pas les parties ne saurait appartenir au tout ?
Bien au contraire ! Un tout a et doit avoir certaines propriétés qui font défaut à
ses parties. Un automate imite, à s'y méprendre, certains mouvements d'un être
vivant, alors que les parties isolées, les ressorts et les roues, etc., sont privées de
cette propriété.
Il faut rappeler, du reste, qu'il y a toujours entre deux instants un ensemble
infini d'instants, entre deux points de l'espace un ensemble infini de points, et que
même dans l'empire du réel, il y a toujours entre deux substances une infinité
d'autres substances. Mais, que suit-il de cela qui serait contradictoire ? Tout ce
qu'on peut en déduire, c'est que deux points seulement, ou trois, ou quatre, ou
même un ensemble fini13 d'entre eux, ne sauraient produire de l'étendue. Nous-
mêmes avouons tout cela et ajoutons que même un ensemble infini de points ne
suffit pas toujours à produire un continuum, à produire par exemple une ligne,
même très courte, si ces points n'ont pas l'arrangement voulu.
Essayons en effet de nous faire une idée claire du concept compris dans les
mots "étendue continue" ou "continuum". Nous serons forcés de dire qu'un continu
ne se trouve que là, et là seulement, où une collection d'objets simples (points du
temps ou de l'espace, substances) est telle que pour chacun de ses objets pris à
part, et pour toute distance arbitrairement petite, il existe toujours au moins un
voisin appartenant à la collection. Lorsque cette situation n'est pas réalisée, par
exemple lorsque, dans une collection de points de l'espace, il se touve ne serait-ce
qu'un seul point qui n'a pas de voisinage assez dense pour qu'un voisin existe à
toute distance arbitrairement petite, nous disons alors que ce point est isolé, et
que la collection en question n'offre pas l'exemple du continu parfait. Dans le cas
contraire, si une collection de points n'a pas de point isolé en ce sens, c'est-à-dire si
tout point possède, pour toute distance arbitrairement petite, au moins un voisin,
nous n'avons aucune raison de refuser à cette collection la dénomination de continu.
Qu'exiger de plus en effet ?
"Que chaque point soit en contact immédiat avec un autre" dira-t-on. Mais c'est
avons poussé plus loin qu'à l'habitude certains arguments qui, de prime
abord, nous avaient surpris.
Ici, Ei = {0}.
1
oirn I
•• • 16 8 4 2
E1 0,0001 0,001 0,01 0,1
Fig. 1
2 El 2 El -2 El Ei
E2
Fig. 2
E3 •• 2 EI • • 2 El 2 El • • • -2 E1 -2 E1 E1
Fig. 3
ce cas, on note J(w) l'ensemble des points communs à tous les JP), E N* :
j(w) = J (0).
,CENT*
• • • n
••• E4 E3 E2 El
J
Fig.
ji • • • ^• J J J
Fig. 5
ÉT. Vous voyez bien qu'en mathématiques on peut faire certaines choses
une infinité de fois et encore une fois. Moi, je mets une infinité de 9 derrière
la virgule, puis un 5 !
230 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...
PROF. Ici, c'est différent, il s'agit d'écrire un nombre, quelque chose qui
représente la mesure d'un segment. Les écritures 0,000..1 et 0,999...5 ne
représentent pas des nombres, puisqu'ils ne représentent aucune mesure.
ÉT. 0,999... ne correspond pas non plus à une mesure ; pourtant vous
l'acceptez comme nombre.
c'est-à-dire
1 ,+1
2_, 9 10 ,
i=0
= 0, 999 ... ,
alors
10x = 9.999 ...,
donc
9x = 10x — x = 9.000 ... = 9,
et
x = 1.
On peut définir les opérations sur ces écritures illimitées (ayant une seule in-
finité de décimales) pour qu'elles vérifient les propriétés habituelles, qui per-
mettent notamment de justifier le raisonnement ci-dessus. Pouvez-vous faire
de même avec vos écritures ? Par exemple, comment faites-vous 0, 999...5+
0, 000 ... 1 ?
ÉT. C'est facile, cela donne 0,999...6.
5.1. LES RÉELS : DES INTUITIONS ÉQUIVALENTES...? 231
vous aurez
Ce qui donne
1 < 0, 999 ...6.
Cela vous convient-il ?
13,141592 ...
le nombre
13,010401050902...
Etudiez la continuité, la dérivabilité et la croissance de la fonc-
tion f. Rédigez précisément les preuves de vos affirmations.
c'est-à-dire si, quel que soit le réel E > 0, il existe un réel S > 0 tel que si
x ]a — S, a + 8[ndomf,
alors
f (x) E] f (a) — E, f (a) +
est de 1il°•
De même, comme le montre le schéma suivant, la discontinuité à gauche
de 0,123 est de e • 10-6.
f (x) - f (a)
11111
x->a X-a
existe.
lx — Ô, x S[nP O.
10-2n
'1,
10-(n+1 ) — 10
qui tend vers 0 lorsque n tend vers l'infini. En ces réels s'écrivant sans 9 et
sans 0 derrière la virgule, la fonction f est donc dérivable, de dérivée nulle.
Et pour les autres ? Comme un réel illimité ne peut pas se terminer par
une suite de 9 (resp. de 0), on sait que, quel que soit le rang N que l'on se fixe,
236 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...
d = 0,123123123...
5.1. LES RÉELS : DES INTUITIONS ÉQUIVALENTES... ? 237
0 0, 1 0, 12 0, 123 0, 1231
0,1 ,--› 0, 01 = 0, 1,
0,01 i-› 0, oo 01 = 0, 012
io— i-› 10-2n
Reportons déjà les points correspondant sur un graphe (figure 6) ; ils sont
situés sur la parabole d'équation y = x2.
Fig. 6
5.1. LES RÉELS : DES INTUITIONS ÉQUIVALENTES... ? 239
Pour compléter le graphe, calculons les images des points 0,11, 0,101,
0,1001, ..., sommes de 0,1 et d'une autre puissance de 0,1.
0, 11 = 0, 1 + 0, 01 H 0, 01 01 = 0, 01 + 0, 012
0, 101 = 0, 1 + 0, 001 i— 0, 01 00 01 = 0, 01 + 0, 0012
0, 1 + 10' 1-÷ 0, 01 + 10-2"
Fig. 7
Fig. 8
.--..--.----.-.-"-------
.--.----*--"---
Fig. 9
5.1. LES RÉELS : DES INTUITIONS ÉQUIVALENTES... ? 241
0,141592...
la valeur
0,415129...
Elle [la géométrie] ne définit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement,
nombre, égalité, ni les semblables qui sont en grand nombre, parce que ces termes-
là désignent si naturellement les choses qu'ils signifient, à ceux qui entendent la
langue, que l'éclaircissement qu'on en voudrait faire apporterait plus d'obscurité
que d'instruction.
[. • .]
Mais on n'en sera pas surpris, si l'on remarque que cette admirable science ne
s'attachant qu'aux choses les plus simples, cette même qualité qui les rend dignes
d'être ses objets, les rend incapables d'être définies ; de sorte que le manque de
définition est plutôt une perfection qu'un défaut, parce qu'il ne vient pas de leur
obscurité, mais au contraire de leur extrême évidence, qui est telle qu'encore qu'elle
n'ait pas la conviction des démonstrations, elle en a toute la certitude. Elle suppose
donc que l'on sait quelle est la chose qu'on entend par ces mots : mouvement,
nombre, espace ; et, sans s'arrêter à les définir inutilement, elle en pénètre la nature,
et en découvre les merveilleuses propriétés.
Citons aussi CAUCHY qui, au début de son Cours d'analyse [17] en 1821,
écrit :
Nous prendrons toujours la dénomination de nombres dans le sens où on l'emploie
en arithmétique, en faisant naître les nombres de la mesure absolue [non munie d'un
signe] des grandeurs.
PRÉFACE
lorsqu'on prend i suffisamment petit. La propriété d'être plus petite appartient donc
à la fonction de i représentée par l'expression f (a +i) pour toutes les valeurs de i qui
8 Ici et dans toutes les citations qui suivent, c'est BOLZANO qui souligne.
5.2. POURQUOI DÉFINIR LES RÉELS? 245
sont plus petites qu'une certaine valeur. Toutefois, cette propriété ne lui appartient
pas pour toutes les valeurs de i sans restriction ; en particulier, elle ne lui appartient
pas pour un i qui serait = — a, parce que f(f3) est déjà > o(/3). Or, on a le
théorème suivant : aussi souvent qu'une certaine propriété M appartient à toutes
les valeurs d'une grandeur variable i qui sont plus petites qu'une valeur donnée,
sans appartenir pour autant à toutes les valeurs en général, il existe toujours une
certaine valeur maximale u pour laquelle on peut affirmer que tous les i qui sont
< u, ont la propriété M. On ne peut pas avoir, pour cette valeur même de i :
au contraire, u -1-w serait une valeur encore plus grande pour laquelle la même chose
est valable. Mais on peut encore moins avoir :
f (a u) > (1)(a u) ;
en prenant w suffisamment petit ; et il ne serait pas vrai par conséquent, que l'on
ait :
f(a i) < 0(a i)
pour toute les valeurs de i qui sont < u. Il faut donc aussi que :
f (a + u) soit = (/) (a u) ,
§7
Théorème. — Si dans une série de grandeurs :
la différence entre son ne terme Fr, (x) et tout terme ultérieur P',„+„ (x), aussi éloigné
soit-il du ne, reste plus petite que toute grandeur donnée, si l'on a pris n suffisam-
ment grand : alors il existe toujours une certaine grandeur constante, et une seule
dont s'approchent toujours d'avantage les termes de cette série et dont ils peuvent
s'approcher d'aussi près que l'on voudra, lorsqu'on prolonge la série suffisamment
loin.
Démonstration. — [. 1 l'hypothèse d'une grandeur invariable ayant cette pro-
priété d'approcher les termes de notre série ne contient rien d'impossible : cela vient
du fait que cette hypothèse permet de déterminer cette grandeur avec la précision
que l'on voudra. Car en admettant qu'on veuille déterminer X avec une précision
telle que la différence entre la valeur supposée et la vraie valeur de X ne dépasse pas
une valeur donnée d si petite qu'elle soit : il suffit de choisir, dans la série donnée,
un terme Fri (x) ayant la propriété que tout Fn+r (x) suivant en diffère de moins
que de ±d. Par hypothèse, un tel F (x) doit exister. Je dis maintenant que la valeur
de Fn (x) diffère au plus de +d de la vraie valeur de la grandeur X. Car si l'on
augmente arbitrairement r, avec le même n, alors la différence :
X — Fn+r (x) = ±w
reste toujours < ±d, aussi grand que l'on prenne r. Par conséquent, la différence :
= ±(d e),
di-e<d+w,
5.2. POURQUOI DÉFINIR LES RÉELS ? 247
c'est-à-dire :
e < w,
lorsqu'on continue de diminuer de plus en plus w. La vraie valeur de X diffère donc
au plus de d de la valeur du terme F„(x), et peut être déterminée aussi exactement
que l'on voudra, puisqu'on peut prendre d arbitrairement petit. Il existe donc une
grandeur réelles dont s'approchent d'aussi près que l'on voudra les termes de la
série que nous venons de discuter, si on la prolonge suffisamment loin. Or, il n'existe
qu'une valeur unique de cette sorte. Car si nous supposions qu'il existe, à côté de X,
encore une autre valeur constante Y dont s'approchent d'aussi près que l'on veut
les termes de la série lorsqu'on la prolonge suffisamment loin, alors les différences :
X — F,,+,(x) =w et Y — Fn+,(x)
devraient être aussi petites que l'on veut, lorsqu'on laisse r devenir suffisamment
grand. La même chose devrait donc être valable aussi pour leur propre différence,
c'est-à-dire pour :
X —Y=w— wl
ce qui est impossible si X et Y doivent être des grandeurs constantes, à moins qu'on
ne suppose X = Y.
§12
Théorème. — Si une propriété M n'appartient pas à toutes les valeurs d'une
grandeur variable x, mais appartient à toutes celles qui sont plus petites qu'un
certain u : alors il existe toujours une grandeur U qui est la plus grande de celles
dont on peut affirmer que toutes les valeurs inférieures x possèdent la propriété M.
Démonstration. — Puisque la propriété M vaut pour tous les x qui sont plus
petits que u et non toutefois pour tous les x en général : il existe certainement
quelque grandeur V = u + D (où D représente quelque chose de positif) dont on
peut affirmer que M n'appartient pas à tous ceux qui sont < V = u + D. Si je
soulève donc la question, si M appartient bien à tous les x qui sont :
D
<u ,
en prenant comme valeur de l'exposant in, dans l'ordre, d'abord 0, ensuite 1, ensuite
2, etc. : je suis certain qu'on devra répondre à la première de mes questions par la
négative. [.
propriété M. Il utilise pour cela le fait que la suite géométrique (e) tend
vers O.
b) Sinon, si m est la valeur de l'exposant pour laquelle on répond pour
la première fois par l'affirmative, alors la propriété M appartient à tous les
x qui sont strictement plus petits que
D
u
mais non plus à tous ceux qui sont strictement plus petits que
D
u + 2m
-1 •
Dans ce dernier cas, BOLZANO recommence le processus de dichotomie
sur l'intervalle
r D D
2n' 27n-1].
Si je continue de cette manière aussi loin que l'on voudra, on voit que le résultat
que j'obtiens en dernier lieu doit être l'un des deux suivants :
a) Ou bien je trouve une valeur de la forme :
D D D
u+—+
2rn+n 2m+n+ +r
qui se présente à moi comme la plus grande dont on peut affirmer avec certitude
que tous les x qui lui sont inférieurs possèdent la propriété M. Ceci arrive dans le
cas où on me répondra par la négative pour toutes les valeurs de s aux questions
de savoir si M appartient à tous les x qui sont :
D D D
u ... 2rn+n+ +r+s
2m 2m+n
b) Ou bien je trouve au moins que M appartient certes à tous les x qui sont :
D D D
<u+—+ . . .
2m 2m+n 2rn +n + '+r
mais n'appartient plus à tous ceux qui sont :
D D D
<u+ + +... 2m-f-n+ —1
2rn 2rn+n
Il m'est permis ici d'augmenter toujours le nombre de termes dans ces deux gran-
deurs par de nouvelles questions.
Si c'est le premier cas qui a lieu, la vérité de notre théorème est déjà prouvée.
Remarquons dans le deuxième cas que la grandeur :
D D D
u —
2rn +n 2rn +n + +r
5.2. POURQUOI DÉFINIR LES RÉELS? 249
Définition. Une suite (us ) telle que pour tout E > 0, il existe un indice n
tel que si m > n, alors lum — un i < c, est appelée suite de CAUCHY.
terprété au sens commun par "qui existe vraiment", "qui est dans la réalité"
ou, du moins, "dans l'idée que l'on se fait de la réalité".
De même, l'existence n'a plus, en mathématiques, la même signification
que jadis, du moins au niveau des fondements des mathématiques. L'exis-
tence chez BOLZANO a encore en grande partie une signification ontologique :
un objet existe si on peut l'imaginer, le calculer, le représenter... Nous avons
déjà vu au chapitre 3 que le sens de ce mot a évolué. Nous reparlerons de
cette évolution dans la suite du chapitre.
Et nous reparlerons aussi de la démonstration de BOLZANO à la sec-
tion 5.5.2
5.3.1 Dedekind
Voici' la traduction de quelques extraits12 de Stetigkeit und irrationale
Zahlen (Continuité et nombres irrationnels) [23], dans lequel DEDEKIND
crée les réels à partir des rationnels. Après avoir motivé sa construction
(cf. section 5.2), il rappelle quelques points principaux du développement de
l'arithmétique des nombres rationnels, dont celui-ci : "le système Q constitue
un domaine ordonné unidimensionnel, infini dans deux directions opposées".
Il veut remplacer la représentation géométrique de cette propriété par une
considération purement arithmétique. Après avoir défini la relation d'ordre
< et celle d'égalité =, il expose les trois lois suivantes relativement à la
relation d'ordre dans Q.
I. Si a > b, et b > c, alors a > c. Nous dirons brièvement en accord avec les idées
géométriques que b se trouve entre a et c.
II. Si a et c sont deux nombres différents, alors il existe une infinité de nombres
différents compris entre a et c.
III. Si a est un élément de Q, alors tous les nombres de Q se répartissent en
deux classes, Al et A2, chacune comprenant une infinité de nombres ; Al comprend
tous ceux < a et A2 tous ceux > a ; le nombre a lui-même peut à volonté appartenir
à la première ou à la seconde classe ; étant respectivement le plus grand ou le plus
petit de la première ou de la seconde classe. Dans tous les cas, la séparation de Q
en deux classes A1 , A2 est telle que chaque nombre de Al est plus petit que chaque
nombre de A2.
Il compare ensuite les nombres rationnels avec les points d'une droite en
remarquant, d'une part qu'aux lois I, II, III sur les rationnels correspondent
les mêmes lois où l'on remplace la relation "est plus grand que" par la
relation "est à droite de" en différenciant les deux directions opposées de la
droite en "droite" et "gauche", d'autre part que, une fois choisi un repère
"La majeure partie de cette sous-section est reprise de Th. GILBERT, B. JADIN,
P. TILLEUIL [42].
12 Ces extraits sont, pour la plupart, empruntés à DHOMBRES [26].
254 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU. ..
Si maintenant l'on veut, et c'est bien ce que l'on souhaite, suivre ainsi arithméti-
quement tous les phénomènes de la droite, les nombres rationnels n'y suffisent pas et
il devient alors absolument indispensable de raffiner de façon essentielle l'instrument
Q construit par la création des nombres rationnels, en créant de nouveaux nombres
tels que le domaine des nombres devienne aussi complet, ou nous dirons tout de
suite aussi "continu", que la droite.
Les derniers mots indiquent déjà suffisamment de quelle façon le domaine Q des
nombres rationnels, non continu, doit être complété en un domaine continu. Dans
le paragraphe 1, on souligne (III) que tout nombre rationnel opère une division du
5.3. CONSTRUCTION DES RÉELS 255
Dans cette propriété que toutes les coupures ne sont pas opérées par des nombres
rationnels, consiste le caractère incomplet et non continu du domaine Q de tous les
nombres rationnels.
Chaque fois que nous sommes en présence d'une coupure (A1 ,A2 ) non produite
par un nombre rationnel, nous créons un nombre nouveau, irrationnel, a que nous
considérons comme parfaitement défini par cette coupure (A ,A2 ). Nous dirons que
le nombre a correspond à cette coupure ou qu'il opère cette coupure.
Le système de tous les nombres réels répond alors aux trois lois cor-
respondant aux lois I, II, III vérifiées par les rationnels relativement à la
relation d'ordre.
5.3.2 Cantor
14 Cette traduction est tirée de BELNA [6]; notre résumé en est également inspiré.
15 En fait, ce terme n'apparaît que dans le texte de 1883.
16 Signalons que la théorie des nombres irrationnels de MÉRAY, publiée en 1869, était
également basée sur l'idée de suite de CAUCHY.
5.3. CONSTRUCTION DES RÉELS 257
de même on doit aussi attacher différents signes b, b', b" à diverses séries de même
espèce.
Remarquons que, dans ce dernier alinéa, CANTOR montre qu'il est bien
conscient qu'il ne pourrait pas supposer l'existence de la limite réelle d'une
telle suite avant d'avoir défini les réels. Il désigne par B l'ensemble des
grandeurs numériques b, et définit sur cet ensemble un ordre et une "égalité"
en constatant que l'on obtient, pour deux suites de CAUCHY (a n ) et (a'n )
quelconques, une des trois relations suivantes qui s'excluent l'une l'autre.
a2 • ( —7.)2 E A2,
5.3. CONSTRUCTION DES RÉELS 259
et ainsi de suite. Pour tout élément a2 de A2, et pour tout naturel n, il existe
alors un élément de A2 s'écrivant a2 • (r)n. Comme a2 • (Lq. )n peut être rendu
aussi petit que l'on veut (dans les positifs) en prenant n suffisamment grand,
l'ensemble des éléments al (strictement positifs) ne peut être que vide, ce
qui est contraire à l'hypothèse demandant que a soit strictement positif.
Il peut donc y avoir au plus un rationnel r n'appartenant ni à C1, ni à C2.
S'il n'y en a pas, (Ci , C2) est une coupure qui correspond à un irrationnel.
S'il y en a exactement un, il suffit de l'ajouter à l'ensemble C1 pour que
(C1, C2 ) soit une coupure ; dans ce cas, celle-ci correspond à un rationnel.
Voilà qui termine la définition du produit de deux réels strictement posi-
tifs. Ensuite, si a > 0 et b < 0, nous définissons le produit a • b par — (a • (—b))
et si a < 0 et b > 0, nous définissons a • b par —((—a) • b). Si a < 0 et b < 0,
le produit a • b est défini par (—a) • (—b). Enfin, si a = 0 ou b = 0, nous
posons a • b = O. La définition de la coupure correspondant au réel noté —a
est laissée au lecteur. Nous ne vérifierons pas ici que la multiplication ainsi
définie vérifie bien les propriétés auxquelles on s'attend (commutativité, as-
sociativité, etc.).
3 3X4
Fig. 10
3,7 4
lô de 4
Fig. 11
4,75
75
100
3,7 3,7 3,7 3,7 3,7 de
3,7
Fig. 12
Fig. 13
aire comprise entre 1 et 2 unités (figure 13), ou plus précisément, entre 1,4
et 1,5 unités. Et nous pouvons encore resserrer la fourchette.
En faisant cela, nous nous basons sur un fait "évident" concernant la
comparaison de deux aires :
Si un rectangle A, de dimensions x 1 et x 2, entre complètement
dans un autre rectangle B, de dimensions yi et y2 , c'est-à-dire si
x 1 < y1 et x2 < y2 , alors la mesure de l'aire de A est inférieure
ou égale à la mesure de l'aire de B.
Nous sommes maintenant prêts à utiliser les définitions de DEDEKIND
ou de CANTOR. Choisissons celle de DEDEKIND que nous avons plus appro-
fondie. Si les dimensions d'un rectangle sont de a et b unités de longueur,
ces réels déterminent des coupures dans les rationnels. Notons
où
Ai ={xEQixa} et A2 = {xi E Q I Xi > a},
B1 ={yEQIy b} et 132 = {y' E Q I y' > b}.
Étant donné la propriété citée ci-dessus, si x' appartient à A2 et y'appartient
à B2, l'aire du rectangle donné est inférieure à x' • y'. De même si x posi-
tif appartient à Al et si y positif appartient à B1 , l'aire du rectangle est
supérieure ou égale à x • y. La mesure de l'aire correspond donc à la coupure
(C1, C2), où
ci = Q— u{x•yixEA1,YEB1)
et
C2 = {x' • Y' I x' E Ai, Yi e B1},
c'est-à-dire, d'après la section précédente, au produit de a par b.
262 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...
Ainsi, ce serait la formule d'aire, que nous pensions avoir prouvée, qui
servirait de définition. Il arrive souvent, en mathématiques, que des cal-
culs, d'abord effectués à partir d'une notion intuitive, permettent ensuite de
définir un concept.
0, 111 ...
Puisque, d'une part, on a des difficultés à dire ce que sont vraiment les
nombres réels et que d'autre part, on sait au moins en principe (et encore...)
comment les écrire, disons que les réels sont ces écritures.
Deuxième objection. Certains disent que les décimaux sont utiles d'une
part dans la pratique (mesure des grandeurs), d'autre part dans l'apprentis-
sage des mathématiques (pour citer un réel, pour illustrer une propriété par
un exemple, etc.), mais que considérer r comme l'ensemble des décimaux ne
serait pas efficace dans la théorie. Nous verrons au chapitre 6 que les écritures
décimales ont permis de découvrir de nouveaux théorèmes importants sur
les réels et de présenter les démonstrations d'une façon plus accessible aux
débutants en mathématiques.
Voyons donc ce qu'il faut faire pour mener à bien ce projet de définition
des réels par les décimaux.
Nous avons déjà rencontré, à la section 5.1, un premier problème concer-
nant l'identification des écritures et des nombres : celui des décimaux se
terminant par une suite infinie de 9. Nous avons vu à ce propos (page 230)
que pour que les calculs effectués sur les écritures donnent les résultats at-
tendus, il fallait identifier les décimaux se terminant par une suite infinie de
9 (par exemple, 10, 23999...) à ceux que l'on obtient en supprimant cette
suite de 9 et en ajoutant 1 au chiffre qui la précède (ce qui donne 10, 24 pour
notre exemple). Une autre possibilité serait de définir l'ensemble IR comme
l'ensemble des écritures décimales à l'exclusion de celles se terminant par
une suite infinie de 9.
266 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU. . .
matique des nombres réels que nous présentons ci-dessous est celle de DIEU-
DONNÉ [29], qui est plus utilisée aujourd'hui. Elle revient à demander l'exis-
tence d'un ensemble, noté R, comprenant N et qui, muni d'une opération
d'addition (+), d'une opération de multiplication (•) et d'une relation d'ordre
(<) constitue
(a) un corps commutatif pour + et •,
(b) totalement ordonné,
(c) archimédien,
(d) complet.
Précisons le sens de ces propriétés :
(a) (R, +, •) est un corps commutatif. Cela signifie, en gros, que les quatre
opérations (+, —, •, :) vérifient les propriétés habituelles. Plus préci-
sément :
- L'addition est associative.
- Il existe un neutre pour l'addition, que l'on notera O.
- Tout élément possède un symétrique par rapport à l'addition.
- L'addition est commutative.
- La multiplication est associative.
- Il existe un neutre 0 pour la multiplication, que l'on notera 1.
- Tout élément de R \ {0} possède un symétrique par rapport à la
multiplication.
- La multiplication est commutative.
- La multiplication est distributive par rapport à l'addition.
(b) (R, +, •, <) est un corps ordonné : la relation < est un ordre total
(deux réels sont toujours comparables), compatible avec l'addition,
c'est-à-dire que
si x < y, alors, pour tout réel z, x + z < y + z,
et tel que, pour tout x, y E R,
(0 < x et 0 < y) 0 < x • y.
(c) (R, +, •, <) satisfait à l'axiome d'ARciiimhE :
pour tout réel x > 0, pour tout réel y, il existe un naturel n tel que
n • x > y.
(d) (R, +, •, <) est un corps complet. Cette dernière propriété peut s'énon-
cer de diverses façons. En voici quelques-unes.
(1) La complétude de DEDEKIND : Si (Ui , U2) forme une partition de R
telle que chaque élément al de U1 soit "plus petit" (<) que chaque
élément a2 de U2, alors il existe un nombre a qui engendre cette
séparation.
268 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...
Tant qu'on ne se soucie pas des questions de non-contradiction, elle [la méthode
axiomatique appliquée aux réels] permet de fonder toute l'analyse en se dispensant
des complications des "définitions arithmétiques".
tout un chacun, une classe de suites ! Mais c'est au moins quelque chose : on
dispose maintenant d'un objet bien défini à partir des rationnels !
La définition axiomatique de R, elle, ne crée rien : la propriété de complé-
tude affirme que la limite existe. On n'a alors plus rien à sa disposition pour
imaginer cette limite. Heureusement, tout de même, que cette propriété est
en accord avec les intuitions que l'on a des réels !
B. RUSSELL, cité par BELNA [6], écrit, à propos d'une théorie qui de-
manderait l'existence d'une limite pour une suite de CAUCHY, que "postuler
ce qu'on désire, a bien des avantages : ceux que procure le vol au lieu d'un
honnête travail".
Pourrions-nous dire que l'honnête travail a été entamé par BOLZANO,
qui a mis le doigt sur une propriété fondamentale des réels, que CANTOR l'a
peaufiné en créant les réels à l'aide des suites de CAUCHY et que DIEUDONNÉ
(par exemple) leur a volé...? Bien entendu, en rassemblant axiomatique-
ment les propriétés minimales nécessaires à l'analyse, DIEUDONNE n'a pas
postulé "ce qu'il désirait" sans en être sûr, mais plutôt ce que CANTOR avait
établi avant lui par construction. N'empêche, la méthode axiomatique peut
sembler bien désinvolte, et elle ne règle pas le problème de non-contradiction
des théories qu'elle supporte.
L'énoncé du §12 (page 247) fait penser à la propriété du supremum. Il
est effectivement équivalent à cette propriété ou plutôt - mais cela revient
au même - à celle de l'infimum.
D D D
[u + - + +•••+
2m 2m+n 2m + 2n + ... + 2r 1
D D D
+ +
u + 2m + 2m+n • • • 2m + 2n + ... + 2r-1 [)
5.5. CE QUE LES RÉELS DOIVENT POUVOIR FAIRE 271
et tel que
1,4 < x < 1,5 car 1,42 < 2 et 1,52 > 2.
On peut ainsi construire une suite d'intervalles emboîtés [ai, ai] , où i est le
nombre de chiffres de a, et di derrière la virgule, tels que pour tout i
1
ai < x < di avec < 2, di 2 > 2 et a• — ai = — .
10i
Or la propriété des intervalles emboîtés assure qu'il existe un réel apparte-
nant à tous ces intervalles. De plus, comme la longueur ( 10t) de ces intervalles
tend vers 0, on peut prouver que ce réel est unique. Mais celui-ci est-il le
nombre cherché? Autrement dit, x2 est-il égal à 2?
Puisque, pour tout i, on a a, < x < ai, on a aussi ai2 < x2 < ali2 . Donc
x2 est un réel commun à tous les intervalles fermés emboîtés [a, di2]. Or
on peut montrer que ce point commun est unique et s'identifie à 2, puisque
— a 2. tend vers O.
Remarquons que nous avons utilisé, en plus de la propriété des intervalles
emboîtés, l'écriture décimale. Nous aurions pu nous en passer en présentant
2° Qui n'est pas sans défaut sur le plan de la logique.
272 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...
Proposition. Si une suite (an ) est croissante et si elle est majorée, c'est-
à-dire s'il existe un réel B tel que, pour tout indice n, an < B, alors
limn_>+,, an, existe et est inférieure ou égale à B.
Démonstration. Considérons l'ensemble M = {an I n E N} des termes de la
suite. Il est non vide et possède un majorant, à savoir B. Par la propriété
du supremum, il possède un suprémum (inférieur ou égal à B). Notons-le L
et démontrons que
lim an = L.
n —)-1-co
L— E < an < L c.
an < L,
et donc
an < L E.
5.5. CE QUE LES RÉELS DOIVENT POUVOIR FAIRE 273
D'autre part, puisque L est le plus petit des majorants, L — E n'est pas un
majorant. Donc, il existe un élément aN de M tel que
L — E < aN.
Comme la suite (an) est croissante, quel que soit l'indice n > N, on a
Donc
1,2777 . < U < 1,777 . . . ,
où les inégalités strictes vont de soi.
Et le calcul du septième terme U7 = (> 1 ) donne, pour n > 8,
1 1 1 1 1
1+ — ... —
7 2 < Un = 1+ 1+ • (p
22 22 72
21 Pour la justification de cette majoration, voir chapitre 1, page 54.
274 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...
1 1 1
1,511797... < Un < 1,511797... + (-à- + 7 + • • • + F7,),
Donc
1,511797... < U< 1,761797....
La longueur de la fourchette est passée de 1 à .-, puis de -} à lzi . Nous
savons qu'elle peut être prise aussi petite que l'on veut. Le nombre U est
donc l'unique réel appartenant à tous ces intervalles emboîtés. Remarquons
que les inégalités strictes ne sont pas gênantes pour appliquer la propriété
des intervalles emboîtés : nous pourrions les remplacer par des inégalités non
strictes donnant lieu à des intervalles fermés, car de toute façon, aucune des
bornes ne peut être égale à l'intersection de tous ces intervalles fermés.
Enfin, toujours au chapitre 1, nous avons évoqué l'inclusion d'intervalles
emboîtés et la convergence vers 0 de la suite de leurs longueurs pour conclure
à la convergence de la série harmonique alternée (voir page 61). Cela consti-
tuait une utilisation implicite de la propriété des intervalles emboîtés.
saisie par ses propriétés de base à la section 5.5.1 et que nous avons désignée
par le symbole R.
Mais il y a plus. En effet, il a été démontré que tous les ensembles
munis de cette structure — et quelle que soit la forme de leurs éléments
(décimaux, coupures, ...) — sont isomorphes. Ceci veut dire que deux quel-
conques d'entre eux peuvent être mis en bijection et que tout ce qui se passe
dans l'un (somme, produit, passage à la limite,...) se répercute identique-
ment dans l'autre à travers la bijection. Dans ces conditions, on trouve pra-
tique d'identifier toutes ces structures, c'est-à-dire d'oublier (théoriquement)
les différents types d'objets considérés jusque-là, pour ne plus regarder que
la structure. D'une telle structure, on peut dire qu'elle est abstraite : elle est
une forme pure commune aux différents ensembles considérés jusque-là. En
ce sens, les réels sont uniques. Toute autre construction que l'on pourrait en
faire serait immédiatement identifiable à celles que l'on connaît déjà22.
Revenons maintenant aux liens entre les points de la droite et les nombres
réels. On dit souvent, de manière un peu sommaire, que l'on peut établir une
correspondance parfaite entre ces points et les réels. Mais en fait on peut
établir une infinité de telles correspondances, selon le choix que l'on fait sur
la droite d'un point appelé origine et d'un autre point marqué 1.
22 Cette propriété remarquable n'est pas partagée par toutes les sructures mathéma-
tiques. Ainsi par exemple, si on enlève des axiomes de ll la propriété de complétude, il
reste un corps ordonné archimédien. Les rationnels et les réels constituent chacun un tel
corps, mais ils ne peuvent pas être mis en bijection, car, pour le dire rapidement, il y a
beaucoup trop de réels pour ce qu'il y a de rationnels. Nous approfondirons cette idée au
chapitre 6.
276 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...
La valeur de cet axiome au point de vue des principes tient [...] à ce que l'existence
de tous les points limites23 en est une conséquence et que, par suite, cet axiome
rend possible la correspondance univoque et reversible des points d'une droite et
de tous les nombres réels. D'ailleurs, dans le cours des présentes recherches, nous
ne nous sommes servi nulle part de cet "axiome d'intégrité" .
L'infini accepté
Le rationnel noté 7-7-k est donc l'ensemble des couples équivalents à (m, n).
Puis on définit les opérations sur ces classes pour qu'elles correspondent
à leurs interprétations intuitives et qu'elles vérifient les propriétés que l'on
attend. Par exemple, puisqu'on veut que
m p m•p
. =
n q n•q
282 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ
n • m' = m • n'
et
P • q = • 1) •
on a
t l
mi • pl • n • q = n • q • m • p,
et donc
(rn' • Pi n' • 4") = (ni • P, n • q).
De même, on peut définir les entiers à partir des naturels. Intuitivement,
on identifie les entiers aux différences de deux naturels. Rigoureusement, on
considère les classes d'équivalence de couples d'entiers (n, m) pour la relation
d'équivalence définie par
ne peut être placé que sur un autre qui ait un diamètre supérieur. De plus,
on doit déplacer les disques un par un.
Il faut transporter tous les disques de A sur B ou C de façon à les
retrouver à la fin dans l'ordre de départ. Peut-on réaliser ce qui est demandé ?
Et s'il y avait 64 disques?
•
• • •
• • • • • •
• • • • • • • • • •
• • • • • • • • • • • • • • •
Fig. 1
A B C
a b
Fig. 2
1 + 2 = 3,
1+2+3 = 6,
1+2+3+4 = 10,
1+2+3+4+5 = 15.
La somme des 5 premiers nombres naturels vaut 15. La somme des six pre-
miers vaut donc 21. Que vaut la somme des 10 000 premiers ? Il faudrait
longtemps pour y arriver en ajoutant un terme à la fois.
Mais il y a une façon plus expéditive. Elle consiste à écrire la somme
deux fois, une fois dans l'ordre direct, et l'autre fois en-dessous et dans
l'ordre inverse, comme ceci :
1 +2 +3 + ... +9 998 +9 999 +10 000
10 000 +9 999 +9 998 + ... +3 +2 +1
6.1. LES NATURELS 285
Si nous exécutons cette double somme, nous aurons deux fois le résultat
souhaité. Or la somme de deux termes situés l'un en-dessous de l'autre fait
invariablement 10 001. Comme il y 10 000 termes au total, la double somme
vaut
10 000 x 10 001,
10 000 x 10 001
= 50 005 000.
2
Bien entendu, nous n'avons pas écrit tous les termes des sommes en question.
Nous avons remplacé la plupart d'entre eux par trois petits points. Mais ce
que cachent ces points nous est bien connu : nous saisissons la loi d'évolution
des termes. Nous ramenons le tout à une somme répétée, pour laquelle nous
avons une formule compacte, puisqu'une somme répétée correspond à une
multiplication. C'est donc la régularité de cet immense objet, la connaissance
et la maîtrise de sa structure qui nous permettent d'arriver au résultat avec
une grande économie de pensée.
Au niveau de la représentation, on arrive à un raisonnement semblable
en ajoutant au triangle de points un triangle identique présenté "sur sa
pointe", de façon à former un rectangle. La figure 3 représente ce rectangle
pour n = 5.
0 0 0 0 0
• 0 0 0 0
• • 0 0 0
• • • 0 0
• • • • 0
• • • • •
Fig. 3
Au stade suivant, nous nous disons que ce qui va pour 10 000 va pour n,
quel que soit n. Nous remplaçons les deux sommes ci-avant par la formule
plus générale
1 +2 +3 .+ +(n — 2) +(n — 1) +n
n +(n — 1) +(n — 2) + ... +3 +2 +1
Nous observons comme avant que la somme de deux termes situés l'un en
dessous de l'autre vaut n + 1, que la somme totale vaut par conséquent
286 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ
Fig. .4
Les deux problèmes étudiés concernent les nombres naturels. Nous n'a-
vons utilisé le principe de récurrence que dans la solution du deuxième. Re-
marquons pourtant que ce principe permet également de prouver la formule
donnant le ne nombre triangulaire. En effet, le (n + 1)e nombre triangulaire
un+1 est lié au précédent un par
un+i = un + n + 1. (6.1)
Or la formule un = n(n+1)
2
est vérifiée pour n = 1. Et si elle est vraie pour
un n quelconque, alors le (n + i)e nombre triangulaire s'écrit
n(n 1) (n + 1) (n + 2)
un+i = un + n + 1 = +n+1=
2 2
et on retrouve la formule pour n+1. La formule un = n(21) est donc vérifiée
quel que soit n.
Il est assez curieux de pouvoir résoudre ce problème avec ou sans le
principe de récurrence. La solution qui utilise ce principe se base sur la suite
des nombres triangulaires définie par la formule (6.1). Ce type de formule
s'appelle formule de récurrence. La première solution utilise une définition
"explicite" du terme général de cette suite, à savoir Er_ i i. Mais justement
si l'on essaie de définir la notation E21:=1 ai remplaçant l'écriture a1 + a2 +
a3 + + an , où les trois points peuvent sembler gênants, on en arrive à
une définition par récurrence du type
a b
I
c d
ril-i
e f
g h
Fig. 5
par exemple, vérifie aussi les axiomes de PEANO, si l'on prend comme pre-
mier élément 1 et comme application celle définie par S(,1 2) = ±7 1 . Pour
distinguer N des autres ensembles vérifiant ces axiomes, et pour conférer aux
naturels, outre leur utilité dans le dénombrement, un caractère opératoire,
DEDEKIND et PEANO ont défini, en se basant sur la définition axiomatique de
N, les opérations habituelles (addition, multiplication) et l'ordre en concor-
dance avec nos intuitions. Nous ne donnerons pas ces définitions dans le
cadre de cet ouvrage'.
L'axiome (III) est le plus puissant des axiomes définissant N. On l'ap-
pelle l'axiome de récurrence. Il permet de justifier les raisonnements par
récurrence que nous avons faits au chapitre 1 et au début de ce chapitre-ci.
1 Cf. E. LANDAU [51].
290 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ
Explicitons cela en considérant une propriété P(n) telle que P(0) est vrai et
telle que si P(n) est vrai, alors P(n +1) l'est aussi. Formons alors l'ensemble
P des naturels n tel que P(n) est vrai. On a alors 0 E P et si n E P, alors
n + 1 E P. Donc P = N, ce qui signifie que P(n) est vrai quel que soit n E N.
L'axiome (III) intervient aussi lorsque l'on définit une suite par récur-
rence, c'est-à-dire lorsque l'on donne son premier terme u0 et la manière de
trouver le terme un+1 à partir du terme précédent un . L'axiome de récurrence
permet de s'assurer qu'une suite ainsi présentée est bien définie, c'est-à-dire
que ses termes sont définis pour tous les indices (c'est-à-dire pour tous les
naturels, éventuellement non nuls).
La suite des nombres triangulaires, par exemple, peut être donnée par
récurrence par
{ u1 = 1,
un+1 = un + n + 1,
ou, comme nous l'avons vu à la section 6.1.1, explicitement par
n • (n + 1)
un = .
2
Pour bien comprendre l'utilité des axiomes (I), (II) et (III), cherchons
des représentations satisfaisant à certains d'entre eux, mais non à tous, en
nous plaçant dans un cadre de triplets (P, a, S) satisfaisant déjà à (I'), (II')
et (III').
Les axiomes (I), (II) et (III) sont-ils illustrés de manière fidèle
par le graphe de la figure 6, si on note 0 = a ?
a
• «
Fig. 6
Les graphes des figures 9 et 10 vérifient (I) et (II), mais non (III).
La figure 11 vérifie les trois axiomes.
La figure 12 ne vérifie que le (I).
La figure 13 ne vérifie que le (II).
La figure 14 ne vérifie aucun des axiomes (I), (II) et (III).
Aux figures 15 et 16, l'ensemble des flèches ne représente pas une appli-
cation.
Fig. 7
Fig. 8
a
Fig. 9
a•
Fig. 10
a
Fig. 11
292 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ
Fig. 12
Fig. 13
Fig. 1.4
Fig. 15
Fig. 16
6.1. LES NATURELS 293
Définition. On dit d'un ensemble E qu'il est bien ordonné si toute partie
non vide de E admet un plus petit élément.
so(x) =
x,
sni-i(x) = s(sn(x )) si n e N.
{ ,
Quel que soit n E N, Sn(a) est bien défini et appartient à P. En effet,
6.1. LES NATURELS 295
l'ensemble
{n E NISn(a) E
inclus dans N, d'une part contient 0 et d'autre part contient n 1 dès qu'il
contient n, donc cet ensemble est exactement N.
Montrons maintenant que P ne contient pas d'autres éléments que les
Sn(a).
L'ensemble des naturels non nuls n tels que a = Sn(a) est un sous-
ensemble de N. Celui-ci étant bien ordonné, tout sous-ensemble possède un
plus petit élément. Notons N le plus petit naturel non nul tel que SN(a) = a.
Dans la démonstration de la proposition suivante, nous utiliserons le fait
que, quels que soient les naturels p et q et l'élément x de P, SP+q(x) =
SP(Sq(x)) = Sq(SP(x)). Cela se prouve par récurrence sur q.
Proposition. Quel que soit l'élément x de P, il existe un naturel r < N
tel que a = Sr(x).
Démonstration. Soit x E P. Par la première proposition, il existe un naturel
n tel que x = Sn(a). Notons s le plus petit n vérifiant cette propriété.
Montrons que s < N. Supposons pour cela que s > N. On pourrait alors
écrire s = N + s' avec s' E N* et s' < s, puis
x = Sn(a) = Ss1 (SN (a)) = Ss' (a),
296 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ
II III
Fig. 17
0 =-- 0,
et
S(y) = Y u fYl.
On aura alors
0 0,
1 = S(0) = 0 U {0} = {0} = {0}
2 = S(1) = 1U {1} = {0} U {1}= {0,1} = {0, {0}}
3 = S(2) = 2 U {2} = {0, i} u {2} = {0,1, 2} = {0, {0}, {0, {0}}}
n + 1 = n U {n} = {0,1,2,3,...,n}
Le sens commun nous assure que "le tout est plus grand que la partie".
Cette "vérité" est d'ailleurs énoncée2 par EUCLIDE au début des Éléments
[35], aux alentours de 300 av. J.-C. EUCLIDE l'utilise dans ses Éléments [35].
Pourtant lorsque le tout est infini, un sérieux doute apparaît, comme en
témoigne GALILÉE dans ses Discours et démonstrations concernant deux
sciences nouvelles, paru en 1638 [40], ouvrage dont nous avons déjà cité de
longs passages au chapitre 4.
SALVIATI. C'est bien là une des difficultés qui surgissent quand nous discutons, avec
notre esprit fini, des choses infinies, et leur attribuons les épithètes que nous utilisons
pour les choses finies et limitées ; ce qui, à mon avis, est incorrect, car j'estime que
des épithètes comme "plus grand" , "plus petit" et "égal" ne conviennent pas aux
grandeurs infinies, dont il est impossible de dire que l'une est plus grande, plus
petite ou égale à une autre. Mais voici pour le prouver un raisonnement qui me
revient à l'esprit ; pour plus de clarté je vais l'exposer en interrogeant le seigneur
Simplicio, qui a formulé la difficulté. Vous savez parfaitement, je suppose, quels
nombres sont carrés et quels nombres ne le sont pas.
SIMPLICIO. Je sais parfaitement qu'un nombre carré provient de la multiplica-
tion d'un autre nombre par lui-même ; ainsi quatre, neuf, etc., sont des nombres
carrés résultant de la multiplication de deux, trois, etc. par eux-mêmes.
SALV. Fort bien ; et vous savez aussi que comme les produits sont appelés
carrés, les facteurs, c'est-à-dire les termes que l'on multiplie, sont appelés côtés ou
racines ; quant aux autres nombres qui ne proviennent pas de nombres multipliés
par eux-mêmes, ce ne sont pas des carrés. Par conséquent si je dis que les nombres
pris dans leur totalité, en incluant les carrés et les non-carrés, sont plus nombreux
que les carrés seuls, j'énoncerai, n'est-ce pas, une proposition vraie ?
SIMPL. Très certainement.
SALV. Si je demande maintenant combien il y a de nombres carrés, on peut
répondre, sans se tromper, qu'il y en a autant que de racines correspondantes,
attendu que tout carré a sa racine et toute racine son carré, qu'un carré n'a pas
plus d'une racine, et une racine pas plus d'un carré.
SIMPL. Exactement.
SALV. Mais si je demande combien il y a de racines, on ne peut nier qu'il y en
a autant que de nombres, puisque tout nombre est la racine de quelque carré ; cela
étant, il faudra donc dire qu'il y autant de nombres carrés qu'il y a de nombres, puis-
qu'il y a autant de racines, et que les racines représentent l'ensemble des nombres ;
et pourtant nous disions au début qu'il y a beaucoup plus de nombres que de carrés,
étant donné que la plus grande partie des nombres ne sont pas des carrés. A quoi
211 se peut que l'énoncé explicite du principe, tel qu'il figure au début des Éléments,
soit une addition due à PROCLUS (cinquième siècle apr. J.-C.)
300 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ
s'ajoute le fait que la proportion des carrés diminue toujours davantage quand on
passe à des nombres plus élevés ; si en effet jusqu'à cent il existe dix carrés, c'est-à-
dire la dixième partie de tous les nombres, jusqu'à dix mille un centième seulement
des nombres sont des carrés, et jusqu'à un million la millième partie seulement ;
pourtant, dans un nombre infiniment grand, il faudrait admettre que les carrés
sont aussi nombreux que tous les nombres pris ensemble.
SAGREDO. Qu'en conclure dans ces conditions ?
SALV. A mes yeux la seule issue possible est de dire que l'ensemble des nombres
est infini, que le nombre des carrés est infini, et le nombre de leurs racines pareille-
ment ; que le total des nombres carrés n'est pas inférieur à l'ensemble des nombres,
ni celui-ci supérieur à celui-là [sic], et, finalement, que les attributs "égal", "plus
grand" et "plus petit" n'ont pas de sens pour les quantités infinies, mais seulement
pour les quantités finies.
1 2 3 4 5 6 7 8 9 ...
1 4 9 16 25 36 49 64 81 ...
Face à un
tel constat, GALILÉE conclut "que des épithètes comme "plus grand",
"plus petit" et "égal" ne conviennent pas aux grandeurs infinies, dont il
est impossible de dire que l'une est plus grande, plus petite ou égale à une
au tre" .
Pourtant nous consacrons cette section à la distinction et la comparai-
son d'ensembles infinis du point de vue du "nombre" de leurs éléments. La
plupart des résultats importants sont ici dus à G. CANTOR.
Définition. On dit qu'un ensemble est infini s'il peut être mis en bijection
avec une de ses parties propres.
L'idée de cet hôtel infini est due à D. HILBERT. Plus récemment, N. YA.
VILENKIN [69] en a donné une version enrichie que nous proposons, quelque
peu aménagée, à la section 6.2.3.
multiples de 4, et ainsi de suite. Mais cela ne marche pas, car certains mul-
tiples de 3 sont aussi multiples de 2, et tous les multiples de 4 sont multiples
de 2.
Alors envoyons les occupants du premier car sur les multiples de 3 qui
ne sont pas multiples de 2, puis sautons les multiples de 4 et envoyons les
occupants du troisième car sur les multiples de 5 qui ne sont multiples ni
de 2 ni de 3. On continuerait ainsi, en prenant chaque fois les multiples des
nombres premiers.
Bien entendu, il faut s'assurer que les multiples d'un nombre premier qui
ne sont multiples d'aucun des nombres premiers plus petits sont encore en
nombre infini. Mais cela est assez clair, car les puissances successives d'un
nombre premier sont déjà en nombre infini, et elles répondent à la condition
de n'être multiples d'aucun nombre premier inférieur. Pour que la tactique
proposée fonctionne, il faut aussi que l'ensemble des nombres premiers soit
infini. Cela est assuré par la proposition suivante.
N = (Po • Pi • • • • • Pn) 1.
Le nombre
N = (po • pi • . . . • pn) + 1
{POIP1 • • • 1Pn+1}
•. . .. • ... ...
Bien entendu, nous nous servons d'une table infinie, dont on ne voit ci-dessus
qu'une petite partie.
Il est très éclairant d'avoir ainsi mis les choses à plat. En effet, une fois
ce tableau constitué, nous pouvons attribuer les chambres en nombre infini
de notre hôtel à l'infinité des voyageurs en parcourant notre tableau dans un
ordre qui ne laisse aucun voyageur en plan. C'est ce que fait voir le tableau
suivant qui montre un parcours zigzagant approprié.
0000000000000000000...
1000000000000000000...
0100000000000000000...
et
1100000000000000000...
Cette méthode constitue apparemment un moyen systématique pour cons-
truire toutes les façons d'occuper l'hôtel. Élaborées selon la même règle, les
huit premières sont
0) 00000000...
1) 10000000...
2) 01000000...
3) 11000000...
4) 00100000...
5) 10100000...
6) 01100000...
7) 11100000...
Les trois points tiennent la place d'une infinité de zéros. Nous avons numé-
roté les lignes. Il y a une correspondance intéressante entre les codes et
leurs numéros d'ordre : le numéro d'ordre d'un code n'est rien d'autre que le
nombre que l'on obtient en lisant le code à l'envers et en l'interprétant comme
un nombre écrit en base deux. Nous pouvons donc automatiser la production
des codes. Il nous suffit de demander à une machine de parcourir la liste des
6.2. DIFFÉRENTES INFINITÉS 307
Nous avons déjà vu que N*, N* \ {1}, 2N*, N*x N* sont de même puissance.
Ils sont tous aussi de même puissance que N. La bijection "en zig-zag" entre
N et N x N est également due à CANTOR.
Et Z? On peut aussi le mettre en bijection avec N de la façon indiquée
par l'écriture suivante
0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, ...
0, 1, —1, 2, —2, 3, —3, 4, —4, ...
Définition. On dit qu'un ensemble est dénombrable s'il peut être mis en
bijection avec N, autrement dit, s'il a la puissance de N.
• •
o 1
o 1
Fig. 18
4 La possibilité d'utiliser un tel tableau est fondée sur l'axiome du choix, axiome que
l'on ajoute généralement à la théorie des ensembles ZF pour former la théorie des en-
sembles ZFC (C pour Choix), et que nous n'aborderons pas ici. Nous avions déjà utilisé
implicitement cet axiome en rangeant les badges des occupants des cars sous forme de
tableau (page 304) lors de la résolution du problème de l'hôtel de VILENKIN.
6.2. DIFFÉRENTES INFINITÉS 311
Dans ces conditions, l'ensemble des naturels a une puissance plus petite
que celui des réels.
x = 0, x i x2 x3 ...
Y = 0, Y1Y2Y3 • • • ,
faisons correspondre le réel f (x, y) = z de ]0, 1] s'écrivant
z = 0, xiyix2Y2x3Y3 • • •
x = 0, 1357901... ,
y = 0,2468111 ...,
le nombre
z = 0, 11020304 ...
par contre n'est image par f d'aucun couple de ]0, 1] x]0, 1].
Néanmoins l'application f va nous être utile car elle est injective. L'en-
semble ]0, 1] x]0, 1] est donc en bijection avec une partie de ]0, 1], à savoir
l'ensemble image de f . Il a donc une puissance inférieure ou égale à ]0, 1].
Or il existe aussi une injection de ]0, 1] dans ]0, 1] x]0, 1], à savoir celle en-
voyant un nombre quelconque x de ]0, 1] sur le couple (x, 1) de ]0, 1] x]0, 1].
Finalement ]0, 1] x]0, 1] est donc de la même puissance que ]0, 1].
6.3. L'OBJET FINAL D'UN PROCESSUS INFINI 313
x = 0, 05 2 003 4 05 01 2
y = 0, 8 04 0006 7 8 01 9
P= n Pn.
nEN
Pi = ([0, 31 [U [ 23- , 1] ) 2 ,
l [ p u _.
1[ [ 2
P2= ([0, u u u , 9{u [Z, 1] ) ,
etc.
Puisque l'on partage chaque fois les segments à considérer en trois, il
serait pratique de travailler en base trois. Les trois premiers ensembles de la
suite (Pn ) s'écrivent alors
Po = [0; 1]2 ,
Pi. = ([0; 0,1[U [0,2; 1])2,
P2 = ([0; 0, 01[ U [0, 02; 0, 1[ U [0, 2; 0, 21[ U [0, 22; 1])2.
Autrement dit, pour passer de Po à P1, on a retiré tous les nombres dont
le premier chiffre après la virgule est un 1, et seulement ceux-là (du moins
si l'on exclut les écritures infinies se terminant par une queue infinie de 2).
Et pour passer de Pi à P2, on a enlevé tous les nombres dont le deuxième
chiffre après la virgule est un 1. Le processus se résume en remarquant que Pn
est l'ensemble des couples dont les deux coordonnées ne contiennent pas de
chiffre 1 aux n premiers rangs. L'ensemble P = nnEN
Pr,, ne contient que des
couples dont les deux coordonnées n'ont pas de chiffre 1 dans leur écriture
décimale, c'est-à-dire dont les deux coordonnées ne s'écrivent qu'avec des 0
6.3. L'OBJET FINAL D'UN PROCESSUS INFINI 315
T . n Tn.
nEN
7 Ce mot peut paraître bizarre pour un ensemble aussi... morcelé. CANTOR s'est effec-
tivement servi de cet exemple pour affiner sa définition d'ensemble continu de points (cf.
CANTOR [14]).
316 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ
0 1
0,1 0,2 1
Fig. 19
Définitions. On dit d'une partie S d'un plan (ou de R2) qu'elle est de
mesure nulle dans le plan (ou dans R2) si, quel que soit E > 0, il existe
un ensemble fini ou dénombrable de rectangles Rn (c'est-à-dire de produits
cartésiens de deux intervalles) d'aires non nulles An tel que d'une part tout
élément de S se trouve au moins dans un rectangle Rn, ce que l'on note
SC U Rn,
nEN
d'autre part, dans le cas où l'ensemble des Rr, est fini et s'écrit {Ro, R1,
R2, ..., RN}, on a
E Ai < E,
i=o
et dans celui où l'ensemble des Rn est dénombrable et s'écrit {Ro, R1,
R2, ...}, on a
< E.
i=o
On dit d'une partie S d'une droite (ou de R) qu'elle est de mesure nulle
sur la droite (ou dans R) si, quel que soit E > 0, il existe un ensemble fini ou
6.3. L'OBJET FINAL D'UN PROCESSUS INFINI 317
SC
nEN
d'autre part, dans le cas où l'ensemble des Ir, est fini et s'écrit {Io, Il ,
I2, IN }, on a
N
ELi
i=0
et, dans celui où l'ensemble des In est dénombrable et s'écrit {Io, Il , I2, ...},
on a
E Li < E.
i.o
Puisque l'ensemble P est entièrement recouvert par chacun des Pri , qui
sont chacun constitué d'un nombre fini de carrés, et que la suite des aires
des Pn tend vers zéro, on en déduit que P est bien de mesure nulle dans
Un raisonnement semblable permet de conclure que l'ensemble triadique de
CANTOR est de mesure nulle dans ]fg.
E = {f(n) I n e N}.
= E.
22 E+1 •
i.o
318 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ
L'ensemble Q est donc de mesure nulle dans R, comme tous les ensembles
dénombrables. Par contre, on peut prouver qu'un intervalle quelconque [a, b]
avec a b n'est pas de mesure nulle dans R, de même que l'ensemble R
lui-même. Néanmoins la démonstration de cette affirmation repose sur des
concepts que nous n'aborderons pas.
Il peut sembler curieux que Q puisse être entièrement recouvert par des
intervalles de longueur non nulle ne recouvrant pas tout R. En effet, quel
que soit x dans R, et quelle que soit la longueur 1, aussi petite soit-elle, il
existe un rationnel r dont la distance à x est inférieure à 1, et donc tel que
zE[r—1,r+l].
Il est difficile d'imaginer des réels échappant au recouvrement par des inter-
valles centrés sur chacun des rationnels... Pourtant les 1„ de la démonstra-
tion ci-dessus ne recouvrent forcément pas de nombreux réels.
Pour nous convaincre encore qu'une telle chose est possible, construisons
un ensemble {In I n E N} tel que
QC UI
nEN
n
et
R e nEN
U
Fixons pour cela un réel x quelconque, notons
Q = {f (n) I n E N} ,
Ix — f(n)l — f(n)i
In = [f (n) 2 , f (n) + 2 i•
13, 141592 .. .
le nombre
13, 010401050902 ...
Nous avons vu que son domaine de continuité est R+ \ D+ et
que cette fonction est dérivable à droite sur cet ensemble, sauf
en certains nombres comportant un nombre infini de blocs suffi-
samment grands de 9 successifs (voir page 236).
Ces nombres semblent assez "rares". Mais comment préciser cet-
te impression ? Sans doute, l'ensemble P des points où la fonction
f est continue et non dérivable à droite n'est-il pas dense dans
IR+ ? Qu 'en pensez-vous? (Pour la définition de "dense", voir
page 235.)
Commençons par rappeler quelle caractéristique possèdent les éléments
de P. Puisque la fonction f y est continue, ils sont illimités. Ensuite, si nous
appelons c un de ces nombres et ni(c) ou plus simplement ni le rang de la
ie décimale de c différente de 9, la suite ni+i — 2n, ne tend pas vers —oo.
Or entre deux nombres réels positifs quelconques, il existe un réel c tel
que ni+1 — 2ni ne tend pas vers —oo. Par exemple, entre
0, 12456 ...
et
0, 12333 ... ,
on trouve le nombre
où ni+1 —2n, = 1 pour i > 4. En fait, quels que soient x E 1R+ \D+ et d E
l'intervalle ]x — Ô, x 8[ contient une infinité d'éléments de P. L'ensemble
P est donc dense dans R+. Ces éléments ne sont donc pas si "clairsemés"
qu'on aurait pu le croire.
Peut-être alors l'ensemble P est-il dénombrable, tout comme Q
qui, lui aussi, est dense dans R ?
320 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ
OU
0, 1 9 2 999 1 9999999 2 999. .
Une fois placés tous les 9, une infinité de rangs sont libres pour "accueillir"
les chiffres de 0 à 8. L'ensemble C de ces nombres est donc en bijection
avec l'ensemble des réels positifs : la bijection consiste à faire correspondre
un nombre quelconque c de cet ensemble au nombre écrit en base neuf en
supprimant tous les 9 dans l'écriture de c. L'ensemble P, qui contient C, a
donc au moins la puissance du continu. Et comme il est lui-même contenu
dans R, il a exactement la puissance du continu! Ses éléments ne sont donc
pas si "rares" que ça. Et pourtant, ils ont une écriture si particulière que
l'on aimerait quand même dire que, d'une certaine façon, ils sont moins
nombreux que les autres.
L'ensemble P serait-il alors de mesure nulle dans R ?
Reprenons la propriété qui caractérise les éléments de P. Chacun d'eux
est tel que la suite ni+i — 2n, ne tend pas vers —oo, c'est-à-dire tel qu'il
existe un entier M et, quel que soit l'indice N, un indice i > N tel que
— 2n, > M. Nous pouvons donc écrire
C + 10-(n'+' -1)
Puisque ni peut être choisi aussi grand que l'on veut, choisissons-le
supérieur ou égal à un naturel n fixé (pour que la longueur des intervalles
soit suffisamment petite). Chaque élément de PM appartient donc à un in-
tervalle de longueur 10-2nt-M+1 (avec ni > n) d'extrémité di, décimal limité
de ni décimales. Or les décimaux d'exactement ni décimales sont au nombre
de 9 • 10n,-1. Les intervalles /i qui y sont associés ne sont donc pas plus
nombreux et la somme de leurs longueurs vaut au plus
9 ion,-1 10-2n,---M+1
9 • 10-n'-m
E
i=n
9 • 10-i-m = 9 • 10-n-m 1 = 10-n-M+1 .
1 - 10
E Li < E.
i=0
322 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ
10 — n—M+1 < E.
Les intervalles Ii décrits plus haut et tels que ni > n conviennent. L'ensemble
Pm est donc de mesure nulle quel que soit M E Z. Puisque P est l'union
(dénombrable) de tous les Pm, il est également de mesure nulle.
Il y a plusieurs façons de qualifier la "rareté" des éléments d'un en-
semble dans un autre. Par exemple, l'ensemble des naturels n'est pas dense
dans R. Ces éléments y sont "isolés" ; on pourrait dire qu'ils y sont "rares".
Par contre l'ensemble des rationnels est dense dans R, mais comme il est
dénombrable, on peut considérer que les rationnels sont "nettement moins
nombreux" que les réels. Dans le cas de l'ensemble triadique de CANTOR,
c'est le contraire : il a la puissance du continu, alors qu'il n'est même pas
dense dans I . Ces éléments y sont donc "isolés". De plus, ces ensembles
sont tous les trois de mesure nulle dans R. L'ensemble P que nous venons
d'étudier est dense dans R+ et a la puissance du continu, mais ces éléments
semblent a priori si "spéciaux"que le fait de découvrir que P est de mesure
nulle est plutôt rassurant.
les Pi étant élagués d'étape en étape. Dans le cas de la suite des carrés de la
page 27, l'objet final qu'a choisi d'étudier AUDACE (page 27) est l'ensemble
des points se trouvant dans au moins une des configurations Pi obtenues
après un nombre fini d'étapes, et que l'on note
P U Pi*
iEN
n,
00
i=o
au lieu de nPi
iEN
00
E2 = [01 1] I] II
Nous pouvons continuer ainsi en partageant chaque fois le premier des seg-
ments. Cela nous donne une suite infinie d'ensembles définie par récurrence
et dont le (n 1)e terme est
r„ 1 1
En= 2n' 2n—li • • • '1 2 , 11
des segments couvrant tout E0... sauf 0. Il contient tous les segments que
l'on peut obtenir après un nombre fini d'étapes à l'exception de ceux compre-
nant 0. Les divisions successives, qui peuvent se poursuivre potentiellement
à l'infini, donnent lieu à un ensemble actuellement infini.
6.3. L'OBJET FINAL D'UN PROCESSUS INFINI 325
_ ro, 11 1 1 2 1 1 2 3 1 2n-1 11
en { I_ 271 l i2" ' 27.1 ] ' j 2" ' 2n i ' • • • ' j 2" 'l if'
puis F' l'ensemble des points de coupure intervenant dans au moins un des
En' , c'est-à-dire l'ensemble des réels s'écrivant en base deux avec un nombre
fini de chiffres. Mais comme les éléments de cet ensemble "ne se suivent pas"
(dans le sens où aucun élément n'a de successeur immédiat dans l'ensemble),
il est impossible de lui associer un ensemble de segments qui mis bout à bout
reconstitueraient le segment E0 et dont les extrémités seraient exactement
les éléments de F'.
Nous pouvons encore aller plus loin et interpréter la division à l'infini
au sens d'une limite. Dans le cas du premier procédé, la suite des points
de coupure successifs tend vers 0, seul élément de E0 ne faisant pas partie
d'un segment appartenant à E. Dans le cas du deuxième procédé, nous
pouvons considérer qu'à la limite, tous les points du segment E0 sont atteints
par dichotomies successives, puisqu'ils s'écrivent tous en base deux avec un
nombre fini ou infini de chiffres.
Au début de ce travail, le doute planait sur la possibilité d'envisager l'in-
fini actuellement. L'existence d'un tel infini était sujette à opinion. Au terme
de ce travail, nous en sommes arrivés à donner un statut mathématique
à l'infini actuel, ou plutôt aux infinis actuels, car la formalisation varie
d'une situation à l'autre. À défaut d'exprimer définitivement ce qu'est l'in-
fini, cette mise au point nous indique au moins des façons d'en parler...en
mathématiques.
Nous n'avons bien entendu pas fait le tour d'un sujet aussi vaste. D'ail-
leurs l'infini demeurera sans doute toujours intrigant, et toujours, comme
nous l'avons vu, lié aux fondements des mathématiques. Notre espoir est
que le lecteur arrivé jusqu'ici ait, au fil de sa lecture, assimilé assez de faits
et rencontré assez de questions pour lui permettre de poursuivre son étude
avec esprit critique et imagination.
Solutions des exercices
Chapitre 1
page 15. La suite (106 • 1) tend vers 0.
En effet, les termes 106 • 1 deviennent aussi petits que l'on veut au fur et
à mesure que n augmente. Ils peuvent être rendus plus petits que n'importe
quel nombre fixé en prenant n suffisamment grand.
page 20. Définition. On dit qu'une suite (an ) tend vers moins l'infini si,
pour tout M réel, il existe un naturel N tel que pour tout naturel n > N,
on ait an, < M. On note alors
la an = -00.
n-H-oo
3 + 3 1 3 (1) 2 +
+ . . .5
4 4 4+4 4 4 (1)
3 4 3
1 1 1 + 1 (1V 1 (n3 1
+ +....u.
4 + 4 4 + 4 4 12
j 4 4j
I 1 I I 1 1 1 1 1 1 1 1 1
0 2 0 3
„--'--
„-------
..----
1 1 1 I 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1
0,22 0,23
0 2 0 3
...----..„
.--- .....„„
----
1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 I 1 1 1 1 1 IIII
0,222 0,223
0,22 0,23
Fig. 1
Ainsi un nombre aussi simple que z s'écrit en base cinq sous la forme
infinie 0,222... Mais après tout, un nombre aussi simple que s s'écrit en
base 10 sous la forme 0,333...
lim un = +00.
En effet, par la définition de limite infinie, on sait que, quel que soit le
nombre que l'on se fixe (et notamment si ce nombre égale -L ;),
i il existe un
indice N à partir duquel un est plus grand que ce nombre fixé (ici e l ) et
c'est bien ce qu'il nous faut. •
Chapitre 2
page 94. La réponse est oui. La figure 2 montre un montage qui le prouve.
Au moins à condition de ne pas trop se soucier de la réalisation pratique.
Mais on peut quand même faire un bout de chemin vers l'infini.
5
4 O
3 O
2
Fig. 2
Chapitre 3
page 107. La figure 3 permet de ramener cette question à celle des différen-
tes sections d'un coin de parallélipipède rectangle par un plan. N'importe
quel triplet de points non alignés peuvent être pris comme points de fuite
pour les côtés d'un parallélépipède rectangle.
Une autre question intéressante est de retrouver par construction, à par-
tir de trois points quelconques pris comme points de fuite, la position exacte
du centre de projection.
330 SOLUTIONS DES EXERCICES
Fig. 3
Fig.
page 153. Soit e une droite de 7r0 passant par O. L'image sur Ir d'une courbe
tangente à e au point O peut être une courbe asymptotique à une droite
parallèle à e, mais elle peut aussi ne pas être de type asymptotique et "fuir"
vers le point à l'infini de e à la manière d'une parabole, par exemple.
Le fait que l'image de la courbe "contienne" le point à l'infini de e peut
être vu en considérant un cône (plein) de sommet O et d'axe e. Quel que
soit l'angle de ce cône, la courbe y entre avant d'atteindre O. L'image d'un
tel cône sur ir est un domaine borné par une hyperbole d'axe parallèle à e.
Et quel que soit l'angle du cône, aussi petit soit-il, la courbe-image finit par
entrer dans ce domaine et ne plus en sortir, tout comme les droites de 7r
parallèles à e (voir section 3.3.4, page 149).
Pour construire une courbe dont l'image est une parabole "contenant"
le point à l'infini de e, on peut par exemple considérer un autre cône dont
l'intersection avec le plan 7r0 est la droite e et y tracer une croube tangente
à e.
page 165. 1. Non.
2. Par trois points non alignés passe un et un seul plan.
p(P) = OP n 71-c.
Chapitre 4
Chapitre 5
En outre, aussi loin que l'on aille dans la suite des décimales du nombre
illimité b, il y en a qui sont différentes de 9 (resp. de 0). Distinguons cepen-
dant trois cas concernant la non-dérivabilité à droite :
- Premier cas
Il y a une infinité de décimales différentes de 9 à des rangs pairs et
une infinité de décimales différentes de 9 à des rangs impairs.
Dans ce cas, le tableau ci-dessus montre que le quotient différentiel ne
converge pas lorsque x tend vers b.
Deuxième cas
Il y a un nombre fini de décimales différentes de 9 à des rangs pairs et
une infinité de décimales différentes de 9 à des rangs impairs.
Dans ce cas, pour montrer la non-dérivabilité à droite, nous utiliserons
le tableau suivant, où 2m correspond éventuellement à une décimale
9 et 2n + 1 correspond à un rang où la décimale est différente de 9.
- Troisième cas
Il y a une infinité de décimales différentes de 9 à des rangs pairs et un
nombre fini de décimales différentes de 9 à des rangs impairs.
Dans ce cas, nous utiliserons le tableau suivant, où 2n correspond à
un rang de décimale différente de 9 et 2m + 1 correspond à un rang
de décimale 9.
Chapitre 6
page 315. Si nous avions choisi d'enlever des parties ouvertes, la première
transformation substituant les chiffres 1 aux chiffres 2 ne serait plus bijective,
mais bien surjective. En effet, les couples (0, 1; 0, 1) et (0, 2; 0, 2) par exemple
seraient envoyés sur le même couple (0, 1; 0, 1). Néanmoins la surjectivité
suffit à montrer que P a au moins la puissance du continu. Par ailleurs
l'application identité de P dans ([0; 11)2, injective, permet de conclure que
P ne peut avoir que la puissance du continu.
Maintenant, si on décidait d'enlever à chaque étape des intervalles fer-
més, l'ensemble T' ainsi obtenu serait-il vide ? Non. Il suffit pour le voir
de remarquer que la différence entre T et T' est l'ensemble des extrémités
droites des intervalles que l'on a enlevés, ensemble qui est dénombrable.
des intervalles ne dépasse pas 2 41. L'ensemble E peut donc être recouvert
par l'ensemble d'intervalles LIEN Fi. Cet ensemble est dénombrable (puisque
c'est une union dénombrable d'ensembles dénombrables (ou finis)) et la li-
mite de la série des longueurs de ces éléments ne dépasse pas
E.
2i+1
i=0
Bibliographie
[1] Groupe AHA, Vers l'infini pas à pas, approche heuristique de l'analyse,
De Boeck-Wesmael, Bruxelles, 1999.
[2] L.B. ALBERTI, De Pictura, 1435; De la peinture, traduction et notes
par J.-L. SCHEFFER, Macula Dédale, Paris, 1992.
[3] ARISTOTE, Physique (I-IV), Tome I, trad. H. CARTERON, Les Belles
Lettres, Paris, 1983.
[4] ARISTOTE, Physique (V-VIII), Tome II, trad. H. CARTERON, Les Belles
Lettres, Paris, 1969.
[5] H. BEGHIN, Cours de mécanique théorique et appliquée, Gauthier-
Villars, Paris, 1952.
[6] J.-P. BELNA, La notion de nombre chez Dedekind, Cantor, Frege, Vrin,
Paris, 1996.
[7] G. BERKELEY, Œuvres choisies, Tome I, Aubier-Montaigne, 1944.
[8] R. BKOUCHE, Le projectif ou la fin de l'infini, in Commission inter-
IREM épistémologie et histoire des mathématiques, Histoire d'infini,
IREM de Brest, 1994.
[9] R. BKOUCHE, B. CHARLOT, N. ROUCHE, Faire des mathématiques : le
plaisir du sens, Armand Colin, Paris, 1991.
[10] B. BOLZANO, Les paradoxes de l'infini, trad. et comm. H. SINACEUR,
Seuil, Paris, 1993.
[11] F. BORCEUX, Invitation à la géométrie, Ciaco, Louvain-la-Neuve, 1986.
[12] E. BOREL, Éléments de la théorie des ensembles, Albin Michel, Paris,
1949.
[13] G. CANTOR, Sur l'extension d'un théorème relatif aux séries trigo-
nométriques (Über die Ausdehnung eines Satzes aus der trigonometri-
schen Reihen), in Mathematische Annalen. 5, 1872, pp. 123-132. Trad.
franç. in Acta Mathematica 2, 1883, pp. 336-348. Également : Gesam-
melte Abhandlungen, 1932; réimpression Georg Olms, 1962.
338 BIBLIOGRAPHIE
[14] G. CANTOR, Sur les ensembles linéaires infinis de points (Über unend-
liche, lineare Punktmannichfaltigkeiten), in Mathematische Annalen 21,
1883, pp. 545-591. Trad. franç. in Fondements d'une théorie générale
des ensembles, Acta Mathematica 2, 1883, pp. 381-408.
[15] G. CANTOR, Sur les ensembles linéaires infinis de points (Über unend-
liche, lineare Punktmannichfaltigkeiten), in Mathematische Annalen 17,
1880, pp. 355-358. Trad. franç. in Acta Mathematica 2, 1883, pp.357-
360.
[16] G. CANTOR, Une contribution à la théorie des ensembles (Ein Beitrag
zur Mannigfaltigkeitslehre), in Journal fiir die reine und angewandte
Mathematik, 84, 1878, pp. 242-258. Trad. franç. : Acta Mathematica, 2,
1883, pp. 311-328.
[17] A. L. CAUCHY, Cours d'analyse de l'École Royale Polytechnique,
Première partie : Analyse algébrique, Imprimerie Royale, Paris, 1821.
Réédité par J. Gabay, Sceaux, 1989.
[18] A. L. CAUCHY, Résumé des leçons données à l'École Royale Polytech-
nique sur le calcul infinitésimal, Tome premier, Imprimerie Royale, Pa-
ris, 1823. Réédité par ACL-éd., Paris, 1987.
[19] M. CAVEING, Quelques remarques sur le traitement du continu dans
les Éléments d'EucLIDE et la Physique d' ARIsToTE, in Divers auteurs,
Penser les mathématiques, Seuil, Paris, 1982, pp. 145-166.
[20] J. COHN, Histoire de l'infini, le problème de l'infini dans la pensée
occidentale jusqu'à KANT, Éditions du Cerf, Paris, 1994.
[21] R. DEDEKIND, Stetigkeit und irrationale Zahlen (Continuité et nombres
irrationnels), Vieweg, Braunschweig, 1872. Trad. angl. in [23].
[22] R. DEDEKIND, Was sind und was sollen die Zahlen ?, Vieweg, Braun-
schweig, 1888. Trad. angl. in [23].
[23] R. DEDEKIND, Essays on the theory of numbers, Dover Publications,
New York, 1963.
[24] G. DESARGUES, Brouillon project d'une atteinte aux evenemens des
rencontres du Cone avec un Plan, Paris, 1639, in R. TATON, L'oeuvre
mathématique de G. Desargues, Vrin, Paris, 1981.
[25] R. DESCARTES, Discours de la méthode, Leyde, 1637 ; rééd. Larousse,
Paris, 1936.
[26] J. DHOMBRES et al., Mathématiques au fil des âges, Gauthier-Villars,
Paris, 1987.
BIBLIOGRAPHIE 339
Avant-propos 1
Index 337
Bibliographie 343
Achevé d'imprimer en juin 2001 par Normandie Roto Impression s.a., 61250 Lonrai
N° d'impression : 011308 - Dépôt légal : juin 2001
Vous a-t-on déjà dit que les droites parallèles se rencontrent à
l'infini ? Que certains nombres ont une écriture décimale
illimitée qui ne répond à aucune régularité ? Que dans un
mètre seulement, on peut aligner une infinité de segments ?
Mais que signifient ces infinis que l'on rencontre en
mathématiques, notamment dans les nombres, en analyse,
en géométrie ? Où se situe l'infini ? Peut-on le voir ? Est-
il réel ou fictif ? Sert-il à quelque chose ou est-il
seulement une marotte de mathématicien ?
L'infini est en fait le pain quotidien des mathématiciens.
Il suffit de penser au calcul des limites pour voir qu'on
le rencontre sans plus s'en étonner. Pourtant, il est
plein de mystère et source de paradoxes qui valent la
peine d'être rencontrés, pour mieux comprendre les
mathématiques qui le mettent en scène.
Ce livre présente des mathématiques liées à l'infini, à
travers une suite de problèmes qui provoquent
l'imagination et le questionnement. On y parcourt le
chemin parsemé d'embûches qui va de la pensée
commune vers les mathématiques. En surmontant ces
embûches l'une après l'autre, on comprend les raisons d'être
de la rigueur. Mais on acquiert aussi des intuitions qui
éclairent les théories mathématiques.