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L'INFINI

MATHÉMATIQUE
ENTRE MYSTÈRE
ET RAISON
Intuitions,
paradoxes,
rigueur

Thérèse GILBERT
Nicolas ROUCHE
LA NOTION D'INFINI
L'INFINI MATHÉMATIQUE
ENTRE MYSTÈRE ET RAISON
Intuitions, paradoxes, rigueur

Thérèse GILBERT Nicolas ROUCHE


ISBN 2-7298-0617-2
© Ellipses Édition Marketing S.A., 2001
32, rue Bargue 75740 Paris cedex 15
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... si vous venez ici, nous causerons à l'infini.

Madame DE SÉVIGNÉ
Avant-propos

C'est que la rigueur ne peut se définir en dehors


des raisons qui la font exiger, c'est-à-dire de la pra-
tique mathématique elle-même, et cette pratique est
toujours celle d'un moment, que ce soit celui de
l'histoire des mathématiques, histoire collective, ou
que ce soit celui de l'histoire individuelle du sujet
mathématisant, mathématicien professionnel ou ap-
prenti. La rigueur intervient ainsi comme un garde-
fou devant les dérapages de la non-rigueur ; en ce sens,
c'est la non-rigueur qui donne à la rigueur sa signifi-
cation et sa valeur.
R. BKOUCHE

L'infini apparaît très tôt dans l'apprentissage des mathématiques. Lors-


que, étant petit, on prend conscience que le système de numération usuel
permet d'écrire des nombres "aussi grands que l'on veut", ou lorsqu'on divise
2 par 3 et que l'écriture du quotient ne s'arrête pas, plus tard lorsqu'on réalise
que la droite géométrique est infinie, qu'elle est faite de points et qu'un point
est plus petit que n'importe quoi d'autre, plus tard encore lorsqu'on étudie
les limites, etc. On rencontre donc souvent l'infini dans les mathématiques
élémentaires, et de manière quasi permanente lorsqu'on aborde l'analyse.
Or l'univers mental que l'on se construit au cours de mathématiques est
un composé, variable d'un esprit à l'autre, de sens commun et de mathéma-
tiques plus ou moins bien établies. Dans cet univers, l'infini pose question,
ou plutôt les infinis posent des questions, variables selon les contextes. En
voici quelques exemples. L'infini appartient-il à la réalité ou au seul univers
des idées ? N'est-il peut-être qu'une façon de parler ? Existe-t-il en fait (au
sens de l'infini actuel) ou n'exprime-t-il qu'une extrapolation possible ? Com-
ment les termes d'une suite, qui sont tous finis mais sont en nombre infini,
2 AVANT-PROPOS

peuvent-ils témoigner d'une limite inaccessible pas à pas et qui ne dépend


d'aucun terme particulier de la suite ? Les parallèles se rencontrent-elles
vraiment à l'infini, comme on l'entend dire ? Et si oui pourquoi en un point
et non en deux ? Pourquoi, lorsqu'on coupe une droite en deux, opération
symétrique, obtient-on deux demi-droites non symétriques, l'une contenant
un point frontière et l'autre non ? Pourquoi faut-il que des décimaux illi-
mités qui n'ont aucune régularité apparente soient aussi des nombres et à
quoi peuvent-ils bien servir ? Le tout peut-il en un certain sens être égal à
la partie ? Qu'est-ce qui autorise à raisonner par induction, à croire qu'une
propriété peut se transmettre d'étape en étape jusqu'à un infini en un autre
sens inatteignable ?
On le sait, les questions de cet ordre n'ont le plus souvent pas de réponse
claire et univoque. Celles qu'on tente de leur donner sont d'abord fondées
sur des intuitions, des arguments non entièrement convaincants, sur des ten-
tatives d'étendre à l'infini les certitudes acquises dans le fini. Elles pro-
voquent des hésitations, des doutes, des réponses paradoxales, des refus, des
croyances... Ces réponses ne débouchent pas sur une clarté globale, mais
elles aboutissent d'une part à clarifier certaines questions, et d'autre part
à faire émerger des îlots de rationalité. Elles ont du sens, ne serait-ce —
raison importante mais non la seule —, que parce qu'elles indiquent la direc-
tion de ce qui sera la rationalité mathématique. L'univers mental dont nous
parlons n'est donc nullement un univers de conceptions erronnées qu'il fau-
drait réformer pour arriver à la vérité mathématique. Qui plus est, il n'est
pas seulement celui des élèves : les efforts pour comprendre les phénomènes
liés à l'infini, et les succès partiels de ces efforts meublent l'histoire des
mathématiques, mêlée à l'histoire de la philosophie.
Cet ouvrage s'adresse à toute personne que l'infini intrigue. Bien que sa
lecture demande une bonne dose d'attention, il ne suppose qu'en de rares
passages des connaissances mathématiques dépassant celles de la fin de l'en-
seignement secondaire. Nous y explorons des phénomènes liés aux suites in-
finies (chapitre 1), à divers systèmes physiques interprétés par des modèles
où l'infini joue un rôle (chapitre 2), aux points à l'infini en perspective (cha-
pitre 3), à la constitution de la droite comme ensemble de points (chapitre 4),
à la constitution des nombres réels notamment en représentation décimale
(chapitre 5) et enfin aux nombres naturels et à quelques particularités trou-
blantes de certains ensembles infinis (chapitre 6).
Pour chacun de ces sujets, nous avons cherché à dégager les phénomènes,
les questions, les premières tentatives d'explication, les difficultés auxquelles
répondent des constructions mathématiques spécifiques, la nécessité d'adop-
ter — le moment venu — des définitions rigoureuses et de choisir des axiomes
AVANT-PROPOS 3

en fonction des résultats escomptés. Mais les mathématiques ne répondent


pas à toutes les questions qui leur donnent naissance. On pourrait dire
qu'elles ne résolvent pas certains problèmes, mais qu'elles les déplacent.
Qu'elles donnent une solution satisfaisante à des questions qui ne sont pas
toujours exactement celles que l'on se posait. Nous avons donc cherché aussi
à cerner ces questions auxquelles les mathématiques, au moins telles que nous
les connaissons et les pratiquons, ne répondent pas, celles par conséquent qui
demeurent dans le registre du sens commun ou dans celui de la spéculation
philosophique.
Nous avons poussé notre analyse aussi loin que nous avons pu, d'où une
moisson assez ample, comprenant bien des points de vue qui ne nous étaient
pas apparus auparavant, et qui pourtant pourraient se présenter à un esprit
attentif dans un contexte approprié.
Nous espérons ainsi apporter quelque clarté sur les démarches du sens
commun aux prises avec certaines difficultés de l'infini, même lorsque des
notions élémentaires de mathématiques viennent à la rescousse. Nous ai-
merions aussi que ce livre éclaire les professeurs qui ont à interpréter les
productions des élèves, ainsi qu'à les guider, à travers un univers de sens,
vers des mathématiques dont ils comprennent les exigences de technicité
et de rigueur. Il nous semble utile également de transmettre l'idée que
les mathématiques, quelle que soit leur indéniable importance, n'occupent
pas tout le champ de la pensée. Connaître et approfondir les liens et les
contrastes entre la pensée commune ou philosophique et la pensée mathéma-
tique amène à comprendre la spécificité, la portée et la nécessité de chacune
d'elles.
Nous avons fréquemment trouvé difficile de parler clairement de choses
non encore élucidées et parfois non élucidables. À deux reprises, nous avons
emprunté pour y arriver la forme littéraire du dialogue, sans pourtant pré-
tendre égaler nos modèles, parmi lesquels GALILÉE ou plus près de nous
Ferdinand GONSETH.
Les six chapitres sont entrecoupés d'exercices. Leurs solutions (ou du
moins des indications de solutions) sont rassemblées en fin d'ouvrage.
Ce livre est l'aboutissement d'une collaboration de longue date entre
THÉRÈSE GILBERT et NICOLAS ROUCHE. Ces deux noms apparaissent sur la
couverture dans l'ordre alphabétique, mais celui-ci est aussi l'ordre décrois-
sant des parts prises par chacun dans l'oeuvre commune. CHRISTIANE HAU-
CHART, Luc LISMONT et BENOÎT .LADIN ont relu et commenté tout ou partie
du manuscrit. Luc LISMONT nous a apporté son aide sur des questions de
mise en page et d'insertion de figures. Grand merci à eux.
Chapitre 1

Le fini témoigne de l'infini

Borné dans sa nature, infini dans ses voeux,


L'homme est un Dieu tombé qui se souvient des cieux.
LAMARTINE

Mon entendement borné ne conçoit rien sans bornes :


tout ce qu'on appelle infini m'échappe.
ROUSSEAU

Un demi, un quart, un huitième, un seizième, etc. : on divise toujours par


deux et ça ne s'arrête jamais. Bien sûr, pratiquement, on s'arrête toujours
quelque part. Mais on n'est pas forcé de s'arrêter là, on pourrait continuer.
C'est comme pour 0,414141... On peut toujours écrire 4 puis 1. C'est pareil,
ça ne s'arrête pas. Et si ça ne s'arrête pas, c'est parce qu'on sait toujours
comment continuer. Il y a une loi.
On peut jouer ce petit jeu-là avec bien d'autres choses que des nombres.
Par exemple, on inscrit dans un cercle un triangle équilatéral, puis un
carré, puis un pentagone régulier, puis un hexagone régulier, etc. Ou en-
core ACHILLE poursuit la tortue, et dans un premier temps court jusqu'à
l'endroit d'où elle est partie ; mais entretemps elle a avancé, alors ACHILLE
court jusqu'où elle est arrivée, et ainsi de suite.
Ces suites sont infinies. Ainsi, il faut peu de chose pour rencontrer l'in-
fini : juste un "etc." ou des points de suspension, juste savoir ce qu'on ferait
pour aller plus loin.
Toutefois, revenons sur ce fait important : certes on pourrait toujours
continuer, mais on ne continue jamais indéfiniment, c'est impossible. Pour-
tant, on voudrait savoir ce qui se passerait si on continuait. Qu'arrive-t-il
lorsqu'on va vers l'infini ? Ou même, qu'arriverait-il à l'infini ? Questions ha-
6 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

sardeuses, car tout ce qu'on a c'est du fini. On s'arrête, fût-ce par épuisement,
à un nombre fini de termes. La loi de formation se lit sur ces termes-là. Est-il
possible que le fini témoigne de l'infini ? Telle est la question centrale de ce
chapitre.
Nous allons donc construire des suites variées. Nous essayerons de discer-
ner leur comportement "à l'infini", ce qui nous conduira à la notion de limite.
Nous verrons qu'il y a toutes sortes de types de suites, et comment l'étude
des plus compliquées se ramène à celle des plus simples. Nous verrons que
leurs contextes respectifs, numérique, géométrique, physique, probabiliste,
les éclairent d'un jour parfois inattendu et qui porte à réfléchir, à dépasser
un point de vue formel. Nous nous apercevrons aussi que si on construit sans
peine des suites avec des nombres, on construit aussi des nombres avec des
suites, comme en témoigne le 0,414141... évoqué ci-dessus.

1.1 Enlever sans cesse quelque chose


1.1.1 Le tapis de Sierpinski
Les figures la, b, c et 2a, b, c décrivent deux processus pouvant
être continués indéfiniment. Le premier (figure 1) consiste à qua-
driller un carré en neuf carrés plus petits et à en noircir cinq,
puis à faire de même pour les quatre carrés restants, etc. Le
deuxième (figure 2) consiste à noircir le petit carré central et
à appliquer le même procédé aux carrés restants, et ainsi de
suite. La figure obtenue "au bout du compte", dans le cas de ce
deuxième processus, s'appelle tapis de SIERPINSKI, du nom de
son inventeur.
Dans les deux cas, que devient l'aire de la partie blanche ?

Regardons d'abord la partie blanche des figures 1. Notons 1 l'aire du


carré de départ. Puisqu'on noircit cinq des neuf petits carrés, à la première
étape l'aire de la partie blanche vaut 9. Comme de cette partie on noircit
encore les 9, l'aire correspondante se réduit àg•g à la deuxième étape. Et
l'opération se répétant pour chacun des nouveaux petits carrés, cette aire se
réduira toujours dans la même proportion d'étape en étape. À la ne étape,
elle vaudra (V.
1.1. ENLEVER SANS CESSE QUELQUE CHOSE 7

a b
Fig. 1

a b
Fig. 2 : Le tapis de Sierpinski

.
Mais que devient (e) lorsque n augmente ? Cette quantité diminue sans
cesse mais ne devient jamais nulle. En effet, on ne noircit à chaque étape
qu'une partie de la surface blanche, mais jamais tout. Les sde quelque chose
ne peuvent pas être rien. Le fait que l'aire de cette partie ne soit pas nulle
se répercute d'étape en étape, indéfiniment. Le processus ne s'arrête pas.
Ce type de raisonnement s'appelle raisonnement par récurrence. Nous en
reparlerons au chapitre 6.
Mais que devient alors cette partie ? Puisqu'on retire à chaque étape plus
de la moitié du reste, cette expression peut devenir — on le sent bien — aussi
petite que l'on veut. Certains auraient peut-être envie de dire qu'elle finirait
par s'annuler si l'on pouvait appliquer le processus une infinité de fois...
Nous reviendrons sur cette idée à la fin de ce chapitre. D'autres diraient
qu'elle tend vers 0 lorsque n tend vers l'infini. Nous serons amenés à préciser
cette idée. Pour le moment laissons-lui le sens intuitif et vague que chacun
voudra lui donner.
S CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

Le problème de la figure 2 nous permet de raisonner de façon semblable.


Mais ici, à chaque étape, on ne noircit qu'un neuvième du reste. L'aire de
la partie blanche à la ne étape s'écrit donc (pn.
Que devient ( 9 )n lorsque n augmente? Calculons quelques termes et
écrivons-les sous forme décimale. Nous trouvons
8
4 = 0 ,8888 . • • ,
R2
G) = 0,7901 ...,
3
(9 ) = 0,7023 . . . ,

4
) = 0,6242 ... ,
G
5
) = 0,5549 ... ,
G
6
= 0,4932 . .. .
(§)
Ces termes se rapprochent sans cesse de 0. Mais qu'est-ce que cela implique ?
Pourrait-on dire que cette suite tend vers 0 lorsque n tend vers l'infini ? Le
fait de s'approcher de 0 ne suffit sûrement pas à préciser ce que l'on entend
par cette expression. On ne peut pourtant aller voir ce qui se passe "à
l'infini" : l'expression (e)n n'est définie que pour des exposants finis. L'infini
nous est inaccessible. Et pourtant, nous voulons en parler.
À défaut de mieux, précisons la question de la façon suivante.
L'expression (e)n peut-elle devenir aussi petite que l'on veut ?
Par exemple, plus petite que 0,1, que 0,01 ou que 0,000 001 ?
En continuant à calculer, on voit que

pour n > 20, on a (ri < 0,1.


9
De même, en tâtonnant avec la calculatrice, on voit que

pour n > 40, on a (r < 0,01


9
et que,
8
pour n > 60, on a (- )7' < 0,001.
9
1.1. ENLEVER SANS CESSE QUELQUE CHOSE 9

Est-ce un hasard si l'on trouve pour 0, 01 un exposant double, et pour


0, 001 un exposant triple de celui qui convient pour 0, 1? Pour n > 80,
aurons-nous
()n 0, 000 1?
C 9)
La calculatrice confirme notre idée. Mais nous pouvons aussi établir ce
résultat de manière générale par un bref raisonnement. Souvenons-nous que
la somme des exposants correspond bien au produit des puissances. Alors,
si
8 20
5. 0,1,
9
on a
8 40 20 20
0, 1 0, 1 = 0, 01
= (:) 5-
et
(8 \ 3 x 20 = (8 \ 20) 3
0, 13 = 0,001.
4)

Donc, les termes (g-)n finissent par devenir plus petits que 0, 001. Mais aussi
que 0, 000 001, etc. On a vraiment envie de dire que l'aire tend vers 0 :
on peut la rendre aussi petite que l'on veut, comme celle correspondant au
processus des figures 1.
Les deux processus sont d'ailleurs assez semblables puisqu'ils donnent
naissance à des suites d'aires ayant la même structure : on passe d'un terme
au suivant en multipliant chaque fois par un même nombre, à savoirs dans
le premier cas et g dans le second. Ces suites de nombres,
8 (8) 2
1, 3
(8
9)
et
1,
4 4 2 (4 )3
U' U9-) 9
sont appelées suites géométriques respectivement de raison s et 1.

Définition. Plus généralement, la suite géométrique de premier terme a


et de raison t est la suite pouvant s'écrire

a, a • t, a •t 2 , a • t3 , .

que l'on écrit aussi, plus simplement, (atn).


10 CHAPITRE I. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

Et si au lieu de s'intéresser à l'aire de la partie blanche, nous regardions


la partie elle-même. Que devient-elle ? Puisque son aire tend vers 0, peut-
être devient-elle vide ? Mais cela a-t-il seulement un sens de parler de l'objet
final obtenu après une infinité d'étapes? Nous ne pourrons jamais appliquer
cette infinité d'opérations. Il faudrait donc préciser ce que l'on entend par
objet final. Nous ne nous attarderons pas dans l'immédiat sur ces questions
que nous reprendrons au chapitre 6, où nous verrons que ces "tapis" n'ont
pas fini de nous surprendre.

1.1.2 Toutes les suites géométriques


Toutes les suites géométriques tendent-t-elles vers 0 ?

Examinons tout d'abord le cas des suites du type considéré à la sec-


tion 1.1.1, c'est-à-dire des suites géométriques positives de la forme
1, 1 •t, 1•t2 , 1•t3, ...

avec t inférieur à 1.
Si t est inférieur à g, on peut se convaincre aisément que la suite tend
vers 0. En effet, chacun des termes tn de cette suite est inférieur au terme
correspondant, à savoir (P n , dans la suite du tapis de SIERPINSKI.
On peut soupçonner qu'il en sera de même pour n'importe quel t inférieur
à 1. Même si t est très proche de 1 ? Prenons par exemple une raison t = 0, 99
avec un terme de départ a de 1 000. Pouvons-nous être sûr que les termes
de la suite descendent en dessous de 0, 000 1 par exemple ?
Dans ce cas particulier, la calculatrice peut encore aider. En appliquant
à 0, 99 l'exposant 10 000, on trouve un nombre suffisamment petit. Si au lieu
de 0, 000 1 on se donne un nombre encore plus petit, on sait qu'en prenant
comme exposant de 0, 99 un multiple convenable de 10 000, on arrivera à
descendre en-dessous de ce nombre. La suite tend donc bien vers 0 au sens
où nous avons jusqu'ici employé cette expression.
Nous voudrions maintenant nous assurer que ce sera le cas pour n'im-
porte quelle suite (atn) avec un premier terme positif a aussi grand que
l'on veut et un t (inférieur à 1) aussi proche que l'on veut de 1, et surtout
comprendre pourquoi il en est toujours ainsi. Laissons pour le moment cette
question en suspens. Elle s'éclairera lorsque nous aurons examiné les autres
suites géométriques positives, celles de raison supérieure à 1.
Prenons par exemple la suite
3, 3 • 2, 3.22 , 3.23, 3.24, .
1.1. ENLEVER SANS CESSE QUELQUE CHOSE 11

c'est-à-dire
3, 6, 12, 24, 48, ...
Elle augmente très vite. On a bien envie de dire qu'elle tend vers l'infini. Mais
que signifie "tendre vers l'infini" ? Si "tendre vers 0" signifie "se rapprocher
de 0 autant que l'on veut", est-ce que "tendre vers l'infini" pourrait vouloir
dire "se rapprocher de l'infini d'aussi près que l'on veut" ? Cela n'a pas de
sens. Ce que nous aimerions, c'est préciser cette expression en évitant de
recourir directement à l'idée d'infini, qui n'est pas très claire en elle-même.
Nous dirons simplement, dans un premier temps, qu'une suite tend vers
l'infini si ses termes deviennent aussi grands que l'on veut, plus grands que
tout nombre fixé.
Est-ce le cas pour la suite (3 • 2n) ? Comment nous assurer que, quel que
soit le nombre M aussi grand soit-il, les termes de la suite finiront par le
dépasser ?
On calcule que
210 > 1000 = 103.
Donc
220 > 106
et
236 > 109.
D'une façon générale
271.10 > ,0
71.3.

Si on veut dépasser par exemple 101000, il suffit de prendre n = 334, c'est-à-


dire un exposant égal à 3340 et on est sûr que
23340 = 2334.10 > 10334.3 > 101000
.

Ce raisonnement peut s'appliquer à un exposant de 10 aussi grand que l'on


veut. Les termes de la suite (2n) dépassent donc tout nombre fixé à l'avance
et cette suite tend vers l'infini. Il en va a fortiori de même de la suite (3 . 271).
Et si la raison t (supérieure à 1) est très proche de 1 et si, de plus,
le premier terme a est tout petit, sommes-nous sûrs de pouvoir
atteindre tout nombre donné, aussi grand soit-il ?
Essayons de raisonner au départ d'une situation abstraite, plutôt que
de calculer à partir d'un exemple comme nous l'avons fait jusqu'à présent.
Écrivons t sous la forme 1 + E, où E est un nombre positif, éventuellement
extrêmement petit, mais non nul. Les deux premiers termes de la suite sont
a, a -I- ac.
12 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

Et à chaque étape, pour déterminer un terme, nous ajoutons toujours la


même proportion de celui qui précède. La partie à ajouter devient toujours
plus grande ; en particulier, elle est toujours plus grande que af. La suite

a, at, at 2 , at 3 , . (1.1)

est donc à chaque étape plus grande que

a, a + af, a + 2a€, a + 3aE, (1.2)

On dit d'une telle suite qu'elle est arithmétique.

Définition. Plus généralement, la suite arithmétique de premier terme a


et de raison r est la suite

a, a + r, a + 2r, a + 3r, .

que l'on note aussi (a + nr).

La suite (1.2) augmente, à chaque étape, de la même quantité af. Peut-


elle dépasser n'importe quel nombre fixé au départ ? C'est un peu comme
si un infime puceron avançait à chaque seconde d'un milliardième de mil-
limètre? Finirait-il par faire le tour du monde? Irait-il jusqu'à la lune ? Si
nos pucerons imaginaires sont infatigables, et c'est bien dans cette situa-
tion abstraite que nous nous situons, alors la suite (1.2) et donc aussi la
suite (1.1) tendent vers l'infini.
Nous nous baserons encore souvent sur cette propriété des suites arithmé-
tiques, que nous considérons pour l'instant comme évidente. La voici.

Proposition. Toute suite arithmétique de raison strictement positive tend


vers l'infini.

Cette propriété nous a permis de déduire la proposition suivante.

Proposition. Toute suite géométrique positive de raison strictement


supérieure à 1 tend vers l'infini.

Nous sommes maintenant en mesure de prouver que la suite positive en,


où t est inférieur à 1 (et strictement positif), tend vers O. En effet, si t est
inférieur à 1 (et strictement positif), il peut s'écrire t = ls avec s supérieur à
1. Puisque e peut devenir aussi grand que l'on veut, tn = s peut devenir
aussi petit que l'on veut. D'où la proposition suivante.
1.1. ENLEVER SANS CESSE QUELQUE CHOSE 13

Proposition. Toute suite géométrique positive de raison strictement


inférieure à 1 tend vers 0.

Mises à part les suites de raison 0 ou 1, qui sont trop particulières pour
être intéressantes, nous avons donc étudié toutes les suites géométriques
positives.
Les suites géométriques négatives de raison positive ne posent pas de
problèmes supplémentaires intéressants. Elles se traitent, au signe près, de
la même façon que les positives : celles dont la raison est inférieure à 1
tendent vers 0, leurs termes s'approchant de 0 (par dessous) autant que l'on
veut ; celles dont la raison est supérieure à 1 tendent vers —oo ; autrement
dit, leurs termes finissent par descendre en dessous de tout nombre (négatif
et dont la valeur absolue est aussi grande que l'on veut) donné à l'avance.
Les suites de raison négative présentent de nouveaux problèmes : elles
oscillent entre les positifs et les négatifs. Considérons tout d'abord celles
dont la raison est comprise entre —1 et 0, comme par exemple
1 1 1
4, —2, 1, — (1.3)
2' 4 — 8
On voit que, comme pour la suite de raison positive qui lui correspond, à
savoir
1 1 1
4, 2, 1, — (1.4)
2' 4' 8' • • •'
ses termes s'appochent de 0 d'aussi près que l'on veut, puisque leur distance
à 0 est la même que pour la suite positive. La suite (1.3) tend donc vers O.
Il en va de même de toutes les suites géométriques de raison comprise entre
—1 et O.
Si maintenant la raison est inférieure à —1, comme par exemple dans la
suite (2(- 2)l, c'est-à-dire

27 81
2; —3; 9 = 4,5; = —6, 75; = 10, 125; ...;
2 4 8
que pouvons-nous en dire ? Ses termes deviennent aussi grands que l'on veut
(il suffit de considérer les termes de rang impair), mais également aussi petits
que l'on veut, dans le sens où ils descendent en dessous de tout nombre
(négatif et dont la valeur absolue est aussi grande que l'on veut) donné.
Certains auront peut-être envie de dire que la suite tend à la fois vers +oo
et vers —oo. Néanmoins, pour des raisons de commodité dans les énoncés et
les preuves qui font intervenir ces expressions, nous dirons que la suite ne
tend ni vers ni vers —oo.
14 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

Restent les suites de raison —1. Celles-là oscillent sans cesse entre un
nombre a et son opposé —a. Elles ne se "stabilisent" pas. On dira qu'elles
ne tendent vers aucun nombre.

1.1.3 Réduire de moins en moins


Les processus liés aux suites géométriques positives décroissantes re-
viennent à enlever d'un tout une quantité de plus en plus petite, corres-
pondant toujours à la même proportion du reste. Et si on enlevait encore
moins à chaque étape, la suite tendrait-elle vers autre chose que 0 ?
Partons d'une unité et enlevons-en d'abord la moitié, puis le tiers
du reste, puis le quart du reste, etc. Que restera-t-il au bout du
compte ?
À la première étape, il reste 1. De ce reste, on enlève un tiers à la
deuxième étape. Après cela, il reste donc
1 1 1 1
2 3•2 3'
et à la troisième étape
1 1 1 1
3 4• =
Il semble donc qu'il reste 7,7- - à la ne étape. Mais comment savoir si cette
1+4,
conclusion n'est pas hâtive ? Pour le voir, montrons qu'elle se propage d'éta-
pe en étape. Si le reste à la ne étape est n 1+ — ce qui est vrai au moins pour
n = 1, 2 et 3 —, à la (n + 1)e étape, il sera
1 1 1 1
n+1 n+2 n+1 n+2
Ainsi — et c'est encore un raisonnement par récurrence — le résultat se
répercute d'étape en étape, jusqu'à... l'infini. Cela fait penser à une file
de dominos dressés, qui se couchent l'un après l'autre lorsqu'on pousse le
premier.
Revenons à notre conclusion. La suite des termes est donc ( -+-
7,4 ). On dit
que c'est une suite harmonique.

Définition. Une suite harmonique est une suite dont les inverses des
éléments forment une suite arithmétique.

Les termes de la suite


1 1 1 1
1, 2 , 3 , 4 , 5 , •••
1.1. ENLEVER SANS CESSE QUELQUE CHOSE 15

deviennent aussi petits que l'on veut, puisque n peut être pris aussi grand
que l'on veut. Donc, cette suite aussi tend vers O.

Proposition. La suite harmonique


, 1 1 1 1
1, i, 3, -,-1, 5, • • •

tend vers O.

Exercice. Et si, au lieu de partir de 1, nous appliquions le même procédé


à un million ?

1.1.4 Enlever sans cesse, tout en se réservant quelque chose


Pourrait-on, en partant d'une quantité et en en enlevant à chaque
étape encore moins qu'à la section 1.1.3, être sûr d'avoir encore
quelque chose "en fin de processus" ? Plus précisément, peut-
on imaginer une suite positive strictement décroissante, mais ne
tendant pas vers 0 ?
On peut songer d'abord à partir d'une quantité énorme..., mais ce genre
de précaution n'empêche pas de descendre en dessous de tout nombre fixé au
départ, du moins pour les suites géométriques. On peut aussi envisager les
choses à l'envers : partons de ce que l'on veut obtenir "en fin de parcours",
par exemple 1. Puis ajoutons cette quantité à une suite géométrique ten-
dant vers 0, par exemple ((-12-)n). Nous obtenons la suite (1 + (D/ qui tend
évidemment vers 1. Le processus de retrait correspondant consiste à partir
de 2 et à enlever d'abord 1 du tout, puis s du reste, puis 11-0- du nouveau
h
reste, puis *-3., puis etc., c'est-à-dire à enlever à la ne étape 2.(2n-11-1) •
Nous aurons l'occasion de rencontrer d'autres suites positives décrois-
santes qui ne tendent pas vers O.

1.1.5 L'infini potentiel et l'infini actuel


Lorsque nous commençons à compter : un, deux, trois, quatre, etc., nous
savons que nous pourrions toujours continuer. De même lorsque nous pen-
sons la suite : un demi, un quart, un huitième, etc. En fait, nous pourrions
toujours continuer au sens où, à chaque pas, l'opération suivante est définie.
Non pas au sens où, étant immortels, nous serions toujours là pour exécuter
le pas suivant. N'empêche, l'infini est dans notre esprit, sous forme poten-
tielle : la suite que nous pensons ne s'opposera jamais par elle-même à sa
16 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

continuation. L'infini sous cette forme — ce qui n'a pas de fin — s'installe dans
notre esprit de manière naturelle et s'y impose. Il coule de source. Dans les
domaines où nous le découvrons, c'est le fini qui serait impensable. Comment
imaginer qu'au-delà d'un certain nombre nous ne puissions plus ajouter un,
ou qu'après avoir divisé une grandeur en deux, nous ne puissions la diviser
encore en deux ? L'infini présent dans cette idée est appelé l'infini potentiel.
Dans les énoncés et les solutions des problèmes précédents, nous avons
utilisé beaucoup d'expressions telles que "enlever sans cesse", "devenir",
"finir par dépasser" ou encore "appliquer une infinité d'opérations", "objet
final d'un processus infini", "ce qui reste au bout du compte",...
Les trois premières évoquent l'infini potentiel. Les expressions suivantes
sont utilisées pour évoquer l'infinité d'opérations dans sa globalité. Il ne
s'agit plus ici de considérer les processus décrits comme jamais achevés,
mais justement de voir ce qui se passe lorsqu'on applique toutes les étapes
qui le décrivent. Or, comme les processus considérés sont infinis, cela semble
contradictoire d'évoquer leur fin. L'infini considéré dans sa globalité est ap-
pelé infini actuel. On utilise cette locution pour désigner l'infini en soi, tout
construit. Lorsque l'on parle par exemple de l'ensemble des points d'un seg-
ment de droite, on parle d'infini actuel. Il s'oppose à l'infini potentiel, celui
qui renvoie à un prolongement toujours possible..., mais non achevable.
ARISTOTE a écrit : "L'infini ne peut être parcouru". Il acceptait l'infini en
puissance, c'est-à-dire potentiel, mais pas l'infini en acte, c'est-à-dire actuel.
Les suites qui "se stabilisent", c'est-à-dire qui tendent vers un nombre
fixé, comme par exemple la suite (1.4) de la page 13, nous pousseraient à
accepter l'infini actuel, du moins au niveau de l'expression : nous aurions
envie de dire qu'après une infinité d'étapes, la suite s'annule. Par contre,
face à une suite telle que

1, —1, 1, —1, 1, ...,

nous serions plutôt tentés de rejeter l'infini actuel : d'accord, on peut tou-
jours mettre un 1 derrière un —1 et vice versa, mais que dire de cette suite
en fin de parcours? Heureusement que justement elle n'a pas de fin...
Ajoutons encore que le sens que l'on donne à ces deux expressions (infini
potentiel, infini actuel) relève sans doute plus de la philosophie que des
mathématiques. Il se peut que dans certaines situations étudiées dans la
suite, le point de vue du lecteur sur le choix de l'une ou l'autre de ces
expressions soit différent du nôtre. Le principal est que la réflexion que
suscite la comparaison de ces deux infinis soit éclairante.
1.1. ENLEVER SANS CESSE QUELQUE CHOSE 17

1.1.6 Une définition de la limite

AUGUSTIN Louis CAUCHY (1789-1857), mathématicien français, a ob-


tenu des résultats profonds dans la plupart des domaines des mathématiques
pures et appliquées. Il a renouvelé les fondements de l'analyse mathémati-
que, notamment par ses définitions de la limite et de la continuité. Ses cours
d'Analyse algébrique [17] de 1821 et de Calcul infinitésimal [18] de 1823 re-
produisent les leçons qu'il donnait à l'Ecole polytechnique et sont célèbres
aujourd'hui. Voici ce qu'on peut lire dans son cours de 1821 : "On nomme
quantité variable celle que l'on considère comme devant recevoir successive-
ment plusieurs valeurs différentes les unes des autres." Une quantité variable
est donc ce que nous appelons une suite. CAUCHY ne définit pas la notion
de suite. Il ajoute quelques lignes plus loin :
Lorsque les valeurs successivement attribuées à une même variable s'approchent
indéfiniment d'une valeur fixe, de manière à finir par en différer aussi peu que l'on
voudra, cette dernière est appelée la limite de toutes les autres.

Cette définition correspond-elle à l'idée de la limite à laquelle nous som-


mes arrivés ?
Bien que CAUCHY n'utilise pas le terme suite, on perçoit implicitement
l'idée de suite lorsqu'il parle des valeurs successivement attribuées à une
même variable. L'adverbe "successivement" implique un ordre et un dérou-
lement temporel.
L'expression "s'approchent indéfiniment" semble ambiguë. Veut-elle dire
que toute valeur attribuée à la variable est plus proche de la valeur fixe (de la
limite) que toutes les précédentes ? Les termes de la définition ne permettent
pas de trancher. Mais, dans son cours, CAUCHY précise le terme, notamment
en donnant comme exemple d'une suite de limite nulle, la suite suivante

1 1 1 1 1 1
71 5 6 5 8 7•••'
il ajoute que la suite ne doit pas nécessairement être monotone (c'est-à-dire
partout croissante ou partout décroissante).
L'infini est bien présent dans la définition de CAUCHY, de nouveau à
travers l'adverbe "indéfiniment" et la locution "aussi peu que l'on voudra".
Mais c'est un infini potentiel : il évoque la possibilité d'avancer toujours dans
la suite, de s'approcher toujours davantage du nombre fixe. Aucun ensemble
infini n'est évoqué dans la définition.
Au total, cette définition est bien en accord avec l'idée énoncée dans les
sections précédentes.
18 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

Voyons maintenant dans quels termes on parle le plus souvent aujour-


d'hui des suites et des limites. Tout d'abord, on définit le mot suite, ce que
nous n'avons pas fait jusqu'à présent.
Définitions. Une suite réelle est une application
N -->R : n 1—> an
des nombres naturels dans les nombres réels. On note une suite comme ceci

(an)nENI

ou plus simplement
(an),
comme nous l'avons fait jusqu'à présent.
Les nombres 0, 1, 2, ... sont appelés les indices des termes ao, al , a2 , :
l'indice d'un terme est son numéro d'ordre dans la suite, c'est-à-dire le na-
turel dont il est l'image.

Dans la pratique, il est parfois commode de faire commencer les indices


d'une suite à 1 au lieu de O. On note alors la suite
(an )neN. ou (an),>i ,
ou plus simplement
(an).
Dans ce dernier cas, c'est le contexte qui permet d'identifier l'ensemble des
indices.
Cette définition revient à dire qu'aux nombres 0, 1, 2, ..., on fait cor-
respondre respectivement (4), ai, a2 , ... Mais dans la définition de suite
ci-dessus, il n'y a pas les trois points. Aucun déroulement temporel n'est
évoqué. On mentionne l'ensemble (infini) des nombres naturels et l'ensemble
(infini) des nombres réels. Il s'agit-là de deux infinis actuels. Le lecteur peut,
s'il le souhaite, construire le début de la suite comme nous venons de le faire,
et ainsi revenir mentalement à une approche potentielle (jamais achevée) de
l'ensemble des naturels.
Définition. La notion de suite étant ainsi mise au point, on die que,
étant donné un réel a et une suite réelle (an), a est la limite de la suite (an)
'Les définitions de limite que nous proposons ici datent de la fin du dix-neuvième
siècle et sont encore pertinentes aujourd'hui. Le lecteur les a sans doute déjà rencontrées,
éventuellement sans en saisir toute la portée. Il est vrai qu'elles donnent du fil à retordre
aux étudiants. Mais elles apportent dès maintenant des réponses à certaines questions.
Toutefois, par les difficultés qu'elles comportent, elles en provoqueront sans doute d'autres.
1.1. ENLEVER SANS CESSE QUELQUE CHOSE 19

si, pour tout E réel > 0, il existe un nombre naturel N tel que pour tout
naturel n > N, on ait
a—E <an < a + E.
On exprime cela en écrivant

lim an = a.
n-+-Foo

En d'autres mots, quel que soit le réel E fixé (aussi petit que l'on veut),
à partir d'un certain indice N (qui peut dépendre du réel E que l'on s'est
fixé), tous les termes de la suite sont distants de a de moins de E.

Définitions. Si le réel a est la limite d'une suite (an ), on dit aussi que
la suite converge vers a ou qu'elle tend vers a ou encore que son terme
général tend vers a lorsque n tend vers l'infini. Si une suite converge vers
un nombre a, on dit qu'elle est convergente. Si une suite ne converge pas
vers un nombre réel, comme par exemple les suites (( —1)n) ou (3n), on dit
qu'elle est divergente ou qu'elle diverge.

La définition de limite évacue tout déroulement temporel et tout infini


potentiel : E est dans la partie positive de R, N et n sont dans N. L'infini
— fut-ce à travers des expressions comme indéfiniment, autant qu'on veut —
n'est plus mentionné. Il demeure là toutefois, implicitement et sous la forme
actuelle, puisque R et N sont des ensembles infinis.
Cette définition, sans mention de l'infini, remonte à Weierstrass, qui
l'a introduite dans son cours d'analyse aux alentours de 1870. C'est aussi
l'époque où la théorie des nombres réels a été définitivement mise au point.
Mais déjà Bernard Bolzano exprimait en 1817 l'idée que le temps ne
devrait pas apparaître en analyse. Il écrivait :
Les concepts de temps et de mouvement (et celui-ci encore plus) sont tout aussi
étrangers aux mathématiques générales que le concept d'espace, cela ne peut être
mis en doute par personne.

Évacuer le temps, évacuer les listes inachevées, les etc., les trois points, l'in-
fini seulement potentiel, aboutissait à regarder en face les ensembles infinis,
à en parler librement, à les nommer sans réticence, quoique sans évacuer
pour autant les difficultés qu'ils traînent après eux.
Telle a été en tout cas la tendance générale au XIX' siècle, au cours
duquel l'analyse, confrontée à des problèmes de plus en plus difficiles, n'a
cessé de chercher à affermir ses fondements.
20 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

Mise à part cette référence au temps dans notre idée de départ de suite
tendant vers 0, cette idée est relativement proche de la définition actuelle.
Néanmoins, l'actuelle comporte une précision, indispensable dans certains
cas, à laquelle nous n'avions pas songé. En effet, lorsque nous avons cherché
à préciser cette idée à propos de la suite ((e)n), nous avons seulement re-
marqué que l'on pouvait, à l'aide des termes de cette suite, approcher de 0
d'aussi près que l'on veut. Nous n'avons pas précisé qu'à partir d'un certain
indice N, la distance de tous les termes à 0 était inférieure à un f aussi petit
que l'on veut (pourvu qu'on l'ait fixé au départ). Toutefois, étant donné que
la suite ((e)n) est positive et décroissante, si un de ses termes est distant de
0 de moins de E, c'est également le cas des termes suivants. Cette précision
aurait semblé superflue dans ce contexte de suite monotone.
Après avoir considéré la définition actuelle la plus commune de la limite,
regardons celle de limite infinie.

Définition. On dit qu'une suite (an) tend vers l'infini si, pour tout M
réel, il existe un naturel N tel que pour tout naturel n > N, on ait an > M.
On écrit alors
lim an = +00.
n- -co

Cette définition appelle des commentaires analogues à ceux que nous


avons faits pour la limite finie.

Exercice. Écrivez la définition de suite tendant vers —oo.

1.2 Ajouter toujours moins


1.2.1 La mouche
Deux locomotives2 sont distantes de 100 km. Elles avancent
l'une vers l'autre à la vitesse de 50 km/h. Une mouche qui se
déplace à 100 km/h part d'une des deux locomotives et vole
jusqu'à l'autre, puis revient immédiatement à la première, puis
repart vers la seconde, et ainsi de suite.
Quelle est la distance totale que la mouche aura parcourue avant
d'être écrasée dans la collision entre les deux locomotives?
2 0n trouve également une analyse de ce problème dans C. HAUCHART, N. ROUCHE
[45].
1.2. AJOUTER TOUJOURS MOINS 21

Imaginons ainsi la situation de départ : un train part de A, l'autre de


B. La mouche part de A à 100 km/h, tandis que le train partant de B
avance à 50 km/h. Comme la mouche va deux fois plus vite que ce train,
elle parcourt deux fois plus de chemin. Par conséquent entre l'instant du
départ et la première rencontre, elle parcourt î • 100 km. A ce moment, la
locomotive venant de A a parcouru • 100 km, de sorte qu'au début de la
deuxième étape, la distance entre la mouche et la locomotive de gauche est
de • 100 km. Le déroulement de la deuxième étape est semblable à celui de
la première, à la différence près que la distance entre les deux locomotives
est plus petite qu'au départ. Ainsi, les distances parcourues sucessivement
par la mouche sont (en km) :

2 21 2 (1 2 2 (1 3 (1)4
— •100, i • -à- • 100, -à- • j) • 100, - • -à) •3 .100,
100, à • j • 100, ...
3

En calculant les distances cumulées, on trouve sucessivement

2
• 100 = 66, 666,
3
2 1
— • 100 • (1 + --) = 88, 888,
3 3
2 1 1
• 100 • (1 + — + — ) = 96, 296
3 3 9
1 1 1
— • 100 • (1 -I- — -I- — + — ) = 98, 765,
3 3 9 27
...

On voit qu'elles s'approchent de 100 km, mais atteindront-elles cette valeur ?


Ou peut-être la dépasseront-elles ?
On est tenté d'écrire la distance totale parcourue par la mouche sous la
forme d'une "somme infinie", comme ceci

2 1 1
— • 100 • (1 + — + — +...) , (1.5)
3 3 9 + 27

mais encore une fois, que vaut cette "somme" ? Nous mettons "somme" entre
guillemets, car que peut bien être une somme infinie ?
Pour y voir plus clair, évitons d'utiliser comme ci-dessus la calculatrice,
et regardons, en réduisant chaque fois au même dénominateur, ce que devien-
nent les sommes partielles (en nous concentrant sur ce qui se trouve entre
22 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

parenthèses). Nous obtenons

U1 = 1,
1
U2 = 1 +
3
1 1
U3 = 1 + + = 1+ —
3 9 9'
1 1 1 13
U4 = 1 + à + + = 1 + ,

1 1 1 1 40
U5 = 1 + +—+ + — = 1+ —
3 27 81 81'

On s'aperçoit que les fractions apparaissant aux seconds membres ont pour
dénominateurs successifs les puissances de trois, et qu'on obtient chaque fois
le numérateur en diminuant le dénominateur d'une unité et en prenant la
moitié du nombre obtenu. Si bien que le terme général de cette suite s'écrirait
3n —1
(1.6)
1+ 3n
En tout cas, cette expression convient pour les cinq premiers termes de la
suite si l'on prend successivement n = 0, 1, 2, 3 et 4. Cette loi se propage-t-
elle de terme en terme ? Si le ne vaut
3n-1-1

1+ 3n-1

le (n + 1)e terme vaut

e-1-1 1 3 3n-1 3 +2
1 + 3n-1
2 + 3n
= 1+
2 • 3n
311 -1
= 1 + .
32n

Donc si l'expression (1.6) est valable pour un terme, elle l'est aussi pour le
suivant. En particulier, la loi se propage jusqu'à n = 5, donc aussi jusqu'à
n = 6, puis n = 7, etc.
Ce raisonnement par récurrence nous permet de confirmer que d'une
façon générale
3n-1-1

Un = 1 + 2 .
3n — 1
1.2. AJOUTER TOUJOURS MOINS 23

Cette expression peut encore s'écrire, après réduction au même dénomina-


teur,
3.3n-1_ 1
Un, = (1.7)
2.3n-1 •
Et dans ces conditions, où va ce terme général? Son dénominateur et son
numérateur tendent visiblement vers l'infini. Mais peut-on imaginer l'infini
divisé par l'infini ? Mettons l'expression (1.7) sous la forme peut-être plus
commode
1
3 — 3n-1
(1.8)
2
Alors nous voyons que le terme 3n 11 tend vers 0 quand n tend vers l'infini
(cf. section 1.1). Par conséquent, il est aisé de montrer que l'expression (1.8)
tend vers â lorsque n tend vers l'infini.
Si nous nous souvenons alors du facteur -j • 100 dans l'expression (1.5)
de la distance totale, nous voyons que celle-ci serait, à la limite, égale à

•100 • — = 100.
3 2
Ainsi, la mouche parcourrait 100 km avant la collision fatale. Est-il possible
que son trajet, comportant une infinité d'étape, ne fasse que 100 km?
Mais au fait, revenons à l'énoncé du problème. Entre le moment du
départ et celui de la collision, il s'écoule une heure, puisque les deux loco-
motives sont distantes de 100 km et qu'elles roulent à 50 km/h. Et puisque
la mouche vole elle à 100 km/h, en une heure elle fait évidemment 100 km,
même si son mouvement n'est pas vraiment uniforme. Voilà donc beaucoup
de réflexions et de calculs pour rien !
Peut-être pas, car nous venons de calculer une "somme infinie" qui a
un résultat fini ! Et le contexte physique du problème confirme ce que la
méthode des limites nous a permis de calculer. Pourtant, c'est là un fait qui
ne va pas de soi. Il est troublant qu'une infinité de mouvements puissent
être effectués en un temps fini. Voici ce qu'écrit PASCAL [60] à propos de la
possibilité de parcourir une infinité d'espaces en un temps fini :
Et pour les soulager [ceux qui n'y croient pas] dans les peines qu'ils auraient en de
certaines rencontres, comme à concevoir qu'un espace ait une infinité de divisibles,
vu qu'on les parcourt en si peu de temps, pendant lequel on aurait parcouru cet
infinité de divisibles, il faut les avertir qu'ils ne doivent pas comparer des choses
aussi disproportionnées qu'est l'infinité de divisibles avec le peu de temps où ils sont
parcourus : mais qu'ils comparent le temps entier avec l'espace entier, et les infinis
divisibles de l'espace avec les infinis instants de ce temps ; et ainsi ils trouveront
que l'on parcourt une infinité de divisibles en une infinité d'instants, et un petit
espace en un petit temps ; en quoi ils ne trouvent plus la disproportion qui les avait
étonnés.
24 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

1.2.2 Les séries géométriques


Nous savons qu'une suite du type

1 ) 2 Gy G)4
1 3 (1
3
s'appelle suite géométrique. Une suite du type

s'appelle série géométrique. On la note aussi

(4 )
Définitions. Plus généralement, la série (Un) associée à la suite (um ) est
la suite des sommes des premiers termes de (u,n ) jusqu'à celui d'indice n.
Le ne terme de cette suite est donc

Un = uo u2 u3 ...+ un ,

ou parfois
Un = Ul + U2 + U3 Un ,

que l'on note aussi

Un = o ui ou Un = ui .
i=0

On désignera par sommes partielles de la série les éléments Un de cette suite


et par termes de la série les éléments un de la suite associée.
1.2. AJOUTER TOUJOURS MOINS 25

Une série géométrique de raison t est une série associée à une suite
géométrique de raison t.
Ce qui nous intéressait surtout, dans le problème de la mouche, c'était
le résultat de la "somme infinie"

1 4_ +
G) 2 +
G)3+ ...

L'interprétation de cette expression est assez vague : que signifient exacte-


ment les trois points ? Nous ne pouvions pas effectuer la somme d'une infinité
de termes. Alors nous avons regardé comment évoluait la suite des sommes
partielles, c'est-à-dire la série géométrique (Er_o (Di). Nous en avons calculé
la limite et nous avons trouvé 1.

Notation. Lorsque la limite d'une série (E7_0 u,) existe, on la note

ui.
o

Essayons maintenant de trouver la limite de la série géométrique plus


générale

Pour cela, transformons l'expression générale


1 + t + t2 + + tn
de manière à éliminer les trois points (même si ceux-ci ne représentent qu'une
somme finie).
Une jolie astuce de calcul va nous y aider. Notons ce terme Un et regar-
dons les deux égalités
Un = 1+ t + t2 + t3 + t4 + + tn ,
tun = t t 2 + t3 + t 4 tn t n+1
.

La seconde a été obtenue en multipliant par t les deux membres de la


première. Nous avons écrit les termes semblables l'un en dessous de l'autre.
En soustrayant ces deux égalités membre à membre, nous faisons dis-
paraître presque tous les termes, et en tous cas ceux que représentent les
trois points. Nous obtenons
Un — tUn = 1 — tn+1,
26 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

d'où
1 — tn+1
Un =
1— t
Supposons maintenant que —1 < t < 1. Alors, puisque nous savons que tn
tend vers 0 (voir section 1.1), il est clair que tn+1 tend aussi vers 0 et que
(Un ) tend vers
1
1—t•
Cette formule nous restitue bien la limite de la série (E7_0 (Di), puisque
pour t = 3, nous obtenons
1 =3
1— t 2
Par contre, si la raison t de la suite est supérieure à 1, alors tn tend vers
l'infini et la série géométrique associée aussi.
Nous obtenons les deux propositions suivantes.

Proposition. La série géométrique (Ein_ ti) de raison t comprise stricte-


ment entre —1 et 1 a pour limite
oo
E ti n -H-co
ti =
1 t.
(1.9)
i=0 i=0

Proposition. Toute série géométrique positive de raison supérieure à 1


tend vers l'infini.

1.2.3 Trois problèmes sous trois angles différents


Résolvez les trois problèmes suivants. Quelles ressemblances et
quelles différences voyez-vous entre eux ? Certains sont-ils plus
réalistes ou utopistes que d'autres ?
Problème de probabilité. — Anatole et Bonaventure décident de jouer
à pile ou face. Chacun à son tour annonce, puis jette la pièce. Le premier
dont la prédiction est vérifiée a gagné. Anatole commence. Quelle est la
probabilité de gagner de Bonaventure ?
Problème d'écriture. — L'écriture 0, 111 ..., en base quatre, représente-t-
elle un nombre ? Si oui, comment le caractériser autrement ? Si non, pour-
quoi ?
1.2. AJOUTER TOUJOURS MOINS 27

Problème géométrique. — On partage un carré3 en quatre carrés


(figure 3) et on noircit le carré inférieur gauche. On applique le même pro-
cédé au carré en haut à droite. Et ainsi de suite. Quelle sera finalement l'aire
de la partie noire ?

Fig. 3

AUDACE, CÉLESTIN et PRUDENCE discutent entre eux de ces trois pro-


blèmes. AUDACE entame le débat en exposant ses solutions aux deux autres.
En lisant ce dialogue, attachez-vous à relever la cohérence des arguments de
chaque personnage.
AUDACE. Voici ma solution au problème de probabilité. Bonaventure ne
peut gagner qu'au deuxième, au quatrième, au sixième... coups, en tout cas
à un coup de rang pair, puisqu'aux autres coups, c'est Anatole qui tente sa
chance.
Pour que Bonaventure gagne au deuxième coup, il faut qu'Anatole ait
parié faux au premier (probabilité 1) et que Bonaventure ait parié juste
au deuxième (probabilité 1). Ces deux événements étant indépendants, on
trouve que la probablité pour Bonaventure de gagner au deuxième coup est
de 1.
En raisonnant de même, on calcule que la probabilité que Bonaventure
gagne au 4e coup est de (1)2 , au 6e coup de (1)3, etc. D'où la probabilité
totale
1 ( 2 ( 3

4 4 4

Cette "somme infinie" correspond à la limite d'une série géométrique de

3 L'idée de ce problème a été empruntée à D. GAUD et al. [41].


28 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

raison 1 qui, calculée en appliquant la formule (1.9) de la page 26, vaut

1( 1 ) 1
41—1

Donc Bonaventure a une chance sur trois de gagner et par conséquent Ana-
tole a deux chances sur trois de gagner.
Voici maintenant ma solution au problème d'écriture. L'écriture

0, 111 ...

représente bien un nombre en base quatre, tout comme en base dix d'ailleurs.
En base dix, il s'agit du nombre 9. Il suffit, pour s'en persuader, d'effectuer
la division écrite de 1 par 9.
Voyons maintenant comment exprimer autrement 0, 111 ... en base qua-
tre. Cette écriture représente la limite de la suite

0, 1, 0,11, 0,111, ..., (1.10)


c'est-à-dire la limite de la série que l'on écrit (E7_1(1)i) en base dix, ou
encore
n
(E(-)1),
4 4
i=0
et qui vaut
1( 1 ) 1
41—1

Ma solution au problème géométrique ressemble fort aux deux premières.


Prenons comme unité l'aire du carré de départ de la figure 3. L'aire de la
partie noire se calcule par la limite

1 (1\ 2 (1\ 3
i+ + Ui) +...

Nous l'avons déjà calculée ; elle vaut -1à.


En fait, les trois énoncés proposent un seul et même problème enrobé
dans des contextes différents. Ils se résolvent donc de la même manière et
ont la même solution.
PRUDENCE. À mon avis, ces trois problèmes sont bien différents. Pour
commencer, contrairement aux deux autres, le problème de la suite des carrés
1.2. AJOUTER TOUJOURS MOINS 29

n'a pour moi aucun sens, puisque pour pouvoir parler de l'aire d'une partie,
il faut d'abord que celle-ci soit déterminée. Or la partie noire de la figure 3
est sensée être le résultat d'un processus infini. Mais puisque ce processus
est infini, il n'a pas de fin. La partie dont on parle évolue donc sans cesse et
il n'y a aucun sens à parler de son aire.
AUDACE. D'accord, il s'agit d'un processus infini. Mais à chaque étape,
la partie noire est bien définie et nous pouvons en calculer l'aire. Cette aire
change à chaque étape, mais elle s'approche d'aussi près que l'on veut de 3.
C'est cela que la limite exprime.
PRUDENCE. Exprimé comme cela, vos propos me convainquent : la suite
des aires a pour limite 3, si cela signifie que ses termes s'en approchent
d'aussi près que l'on veut. Mais cette valeurs ne représente pas une aire
dans le problème qui nous occupe.
CÉLESTIN. Personnellement, je suis prêt à accepter que le processus
décrit aboutit à un objet final. Mais je ne suis pas tout à fait sûr que la
limite que vous calculez corresponde bien à son aire.
AUDACE. Pour moi aussi, cet objet final existe. Néanmoins, je comprends
bien la gêne de PRUDENCE par rapport au processus infini. Aussi vais-je
décrire cet ensemble sans évoquer l'infini, mais en donnant un moyen de
déterminer si un point quelconque se situe dans cet ensemble.
Géométriquement, cet ensemble est composé de petits carrés centrés sur
la diagonale du carré. Traçons des axes de coordonnées comme à la figure 4 et
intéressons-nous aux projections de chacun des côtés de ces carrés sur l'axe
qui lui est perpendiculaire. Notons les coordonnées en base deux. Tous ces
points ont pour abscisses (ou ordonnées) des nombres s'écrivant 0,111...1
avec uniquement une suite finie de 1 derrière la virgule. Les points se situant
dans le premier carré ont pour coordonnées deux nombres qui commencent
par 0,0 ..., ceux du deuxième carré ont pour coordonnées deux nombres
qui commencent par 0,10 ..., ceux du troisième carré ont pour coordonnées
deux nombres qui commencent par 0,110 ..., etc.
Considérons maintenant un point quelconque du grand carré de départ et
ses coordonnées. Comptons le nombre de 1 qui séparent la virgule du premier
0 (après la virgule) dans chacune des deux coordonnées. Si les comptes pour
les deux coordonnées sont identiques, ce point appartient à la partie noire,
sinon il appartient à la partie blanche4. Voilà donc un moyen de savoir si un
'Ce raisonnement provoque des questions sur les nombres se terminant par une suite
infinie de 1, que nous laisserons en suspens pour le moment. Elles seront étudiées au
chapitre 5.
30 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

1
0,1111
0,111
0,11

0,1

Fig. 4

point appartient ou non à la partie noire. Celle-ci est par conséquent bien
déterminée.

PRUDENCE. Votre raisonnement se base sur le fait que tout point a une
écriture. Cela ne me semble pas évident.
AUDACE. J'ai utilisé par facilité les écritures de nombres dans un système
de numération, mais cela n'est pas indispensable pour régler le problème de
l'existence d'un objet final. Il suffit de se rendre compte qu'un point du
segment [0, 1] est soit égal à 1 moins une puissance de 2, soit compris entre
deux nombres de ce type consécutifs.
PRUDENCE. En effet. La partie considérée me paraît maintenant plus
familière sinon accessible. Par contre, rien ne me dit que le processus décrit
dans l'énoncé y mène.
AUDACE. Soit. Mais moi, en tout cas, c'est de cet objet-là que je parle. De
plus, il me semble qu'on pourrait définir rigoureusement le concept d'objet-
limite5 convenant à cette situation géométrique et conduisant à considérer
cet objet.
PRUDENCE. Mais de toute façon comment calculer l'aire de cet objet
bizarre ? J'ai les mêmes doutes que CÉLESTIN quant à la pertinence de la
méthode des limites pour résoudre un tel problème.

5 Nous reparlerons au chapitre 6 de la définition mathématique d'objet final convenant


à ce genre de situation.
1.2. AJOUTER TOUJOURS MOINS 31

CÉLESTIN. Effectivement, pourquoi passez-vous, dans votre raisonne-


ment, de cette somme infinie, qui à mon avis représente bien l'aire que nous
cherchons, à ce calcul de limite, concept bien savant qui n'a peut-être plus
grand chose à voir avec notre problème. Voici quelle est ma solution.
Pour éviter cette somme infinie, je préfère regarder globalement la situa-
tion. Le grand carré est composé d'une famille de "coudes" comme celui de
la figure 5, de chacun desquels on noircit un tiers. L'aire totale de la partie
noire vaut donc également 3.

Fig. 5
PRUDENCE. Je me méfie d'un tel raisonnement où l'on décompose le
carré en une infinité de coudes...
AUDACE. Laissez-moi vous convaincre du bien-fondé de la méthode des
limites.
Il me faut d'abord vous persuader que l'aire qui nous intéresse ne peut
pas être inférieure à 3. Souvenons-nous que la suite des aires des parties
noires apparaissant successivement dans le processus infini de noircissement
s'approche d'aussi près que l'on veut de 3, chacun de ses termes étant stricte-
ment inférieur à 3. Ceux-ci sont de plus inférieurs à l'aire cherchée, puisque
les parties auxquelles ils correspondent sont entièrement incluses dans la
partie "finale" noire. Or ils finissent par dépasser tout nombre de la forme
— E (où E > 0 est fixé), c'est-à-dire tout nombre inférieur à 3. Donc l'aire
cherchée ne peut pas être inférieure à
CÉLESTIN. Jusque-là, nous vous suivons.
AUDACE. Voyons maintenant que cette aire ne peut pas être supérieure
à -31-. Considérons pour cela un nombre de la forme --. + e, (e > 0). Colorions
un carré d'aire E en gris dans le coin supérieur droit du grand carré comme
à la figure 6.
32 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

Fig. 6

La partie noire non recouverte de gris a une aire inférieure à .-. La partie
sombre (noire ou grise) a donc une aire plus petite que s + f et pourtant elle
recouvre entièrement la partie noire. Celle-ci est donc strictement inférieure
à 3 + E, quel que soit E.
Il faut donc bien admettre que si la partie "finale" noire a une aire — et
pourquoi n'en aurait-elle pas? —, celle-ci est plus grande que tout nombre
de la forme --- — E et plus petite que tout nombre de la forme + f, quel que
soit E > O.
PRUDENCE. Ma foi, je n'ai rien à objecter à ce raisonnement.
CÉLESTIN. Moi non plus, d'autant que le résultat est identique à celui
que j'ai trouvé.
PRUDENCE. Passons alors au problème concernant l'écriture 0, 111 ... Il
me semble que cette écriture ne peut pas s'identifier à la fraction s. En effet,
si nous appliquons l'algorithme de division écrite à 1 divisé par 3 en base
quatre, nous butons sur un processus sans fin où les 1 se succèdent sans
cesse. C'est peut-être ce qu'exprime 0, 111 ... Néanmoins, il faut se méfier
des trois points dont on ne sait ce qu'ils représentent. De toute façon, on ne
pourra jamais écrire suffisamment de 1 pour obtenir exactement s.
CÉLESTIN. Il ne s'agit pas d'écrire suffisamment de 1, mais seulement de
les penser. Et là où la main s'épuise, l'esprit continue sans peine.
AUDACE. Pour moi, comme je le disais, les trois points indiquent qu'il
faut prendre la limite de la suite (1.10) (page 28). Pas besoin donc de
considérer une infinité de 1.
CÉLESTIN. Mais même en considérant une infinité de 1, il est possible de
résoudre le problème. Ma solution consiste à représenter 0, 111 ... sur une
1.2. AJOUTER TOUJOURS MOINS 33

droite des nombres. Partons du segment [0, 1]. Le premier chiffre après la
virgule nous indique que le nombre est compris entre 0,1 et 0,2, c'est-à-dire
entre un quart et deux quarts. Partageons donc le segment en quatre et
oublions le premier et les deux derniers quarts pour ne plus nous intéres-
ser qu'au deuxième. Le deuxième chiffre après la virgule nous indique que
0,111 ... se situe dans le deuxième quart du segment [0, 1; 0, 2]. Il nous faut
donc à nouveau laisser de côté le premier et les deux derniers quarts de
[0,1,0,2] et diviser à son tour le deuxième quart, à savoir [0, 11; 0, 12], en
quatre. Et ainsi de suite. A chaque étape, nous laissons donc un quart du
reste à gauche et deux quarts à droite, soit le double. Quand nous aurons,
par divisions successives, épuisé le segment [0, 1] entier, nous aurons à droite
une quantité double de celle de gauche. Nous serons donc exactement à un
tiers.
PRUDENCE. Votre raisonnement, utilisant encore un processus infini, ne
me convainc pas. Je préfère dire que 3n'a pas d'écriture décimale et noter
éventuellement 0,111 ... pour signifier que la division de un par trois
ne s'arrête jamais.
Quant au problème de probabilité, il me laisse perplexe. L'énoncé me
semble clair et ne contient pas de processus infini. Il doit bien y avoir une
solution. Néanmoins, je ne vois pas comment la trouver sans évoquer l'infini.
CÉLESTIN. Ma solution consiste à nouveau à comparer les probabilités de
gagner de chacun, plutôt que de calculer celle de Bonaventure par une somme
infinie. Mais je doute qu'elle convienne à PRUDENCE, car elle utilise un
procédé comparable à ceux intervenant dans mes solutions aux deux autres
problèmes ... Je considère les coups pris deux par deux. Au premier coup,
Anatole a une chance sur deux de gagner. Au deuxième coup, Bonaventure
a une chance sur quatre de gagner, soit deux fois moins qu'Anatole. Reste
une chance sur quatre que la partie continue. Dans ce cas, aux deux coups
suivants, Anatole aura à nouveau deux fois plus de chance de gagner. Et ainsi
de suite. Anatole a donc globalement deux fois plus de chance de gagner.
D'où les probabilités à et 3.

Ce dialogue illustre les différentes réactions que peuvent provoquer de


tels problèmes, et la distance qui sépare ceux-ci de ce que peut en faire un
mathématicien.
On l'aura remarqué, chacun des personnages représente un point de vue.
PRUDENCE refuse de considérer des processus infinis pris globalement, il
réfute les arguments faisant intervenir l'infini actuel, et les problèmes qui
l'évoquent lui semblent absurdes. CÉLESTIN, lui s'intéresse aux questions
34 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

"métaphysiques" que posent les trois problèmes : qu'y a-t-il au bout des pro-
cessus infinis décrits ? AUDACE, qui tient le rôle du mathématicien, trans-
forme directement les problèmes en problèmes mathématiques. Il évacue
l'infini par la méthode des limites, qu'il justifie en montrant jusqu'à quel
point elle convient à la résolution des problèmes initiaux. Nous adopterons
le même point de vue dans la suite, tout en essayant de prendre du recul
par rapport à ces solutions mathématiques.

Exercices. 1. Les procédés de CÉLESTIN consistent à comparer deux


"parties" plutôt que de calculer une somme infinie correspondant à une des
parties. Comment son raisonnement repose-t-il implicitement sur le résultat
d'une autre somme infinie ?

2. Supposons que la solution du problème de probabilité soit cor-


recte. Si les joueurs arrêtent la partie sans qu'aucun n'ait gagné, comment
devront-ils se partager équitablement la mise s'ils veulent tenir compte des
coups restant à jouer?

2 sous forme de nombre à virgule, en base cinq ?


3. Comment s'écrit 1

1.2.4 Un curieux contrôle des naissances

Dans le royaumes de Transsyldavie, il y a une loi très stricte


de contrôle des naissances : chaque femme doit enfanter jusqu'à
ce qu'elle ait un fils, après quoi elle ne peut plus avoir d'autres
enfants. Quelle est la proportion des femmes en Transsyldavie,
si la loi y est strictement respectée depuis cinq générations, et si
on sait qu'au départ il y avait le même nombre d'hommes que
de femmes? On considérera que la probabilité qu'un nouveau-né
soit une fille est de 2.

Si G veut dire garçon et F fille, les familles autorisées sont de la forme


G, FG, FFG, FFFG, etc. Portons dans un tableau les types de familles,
les probabilités correspondantes, ainsi que les nombres de filles et de garçons
dans chaque famille.

6 L'idée de ce problème n'est pas nôtre. Nous n'avons pas retrouvé son origine.
1.2. AJOUTER TOUJOURS MOINS 35

famille probabilité filles garçons


G 1/2 0 1
FG 1/4 1 1
FFG 1/8 2 1
FFFG 1/16 3 1
... ... ... ...

Soit EF l'espérance d'avoir une fille et EG celle d'avoir un garçon. Ces


espérances sont données par les limites suivantes

1 1 1 1
EF = l• /1-1-2•-§1-3•
16 4• 32 +•••
1 1 1 1 1
EG = 1•+1• 71 +1• 8 -E1•

La seconde vaut 1 puisque, nous le savons, la limite de

1 1 1 1
1+ 2 +4 +g +

vaut 2.
La première est plus embarrassante. Comment la ramener à des choses
connues ? Étageons-la comme ceci :

1 1 1 1
EF_
4 + 8 + 16 + 32
1 1 1
+ — —
8 16 32
1 1
+
+16 + 32
1
+-
32

Voilà une somme infinie de sommes infinies : de quoi rêver un peu... Prenons
des risques, et transformons cette expression comme nous ferions pour une
somme banale. Il vient
36 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

EF

Toutes les séries entre parenthèses sont les mêmes et valent 2. Il vient donc
1 1 1
EF = 2 • 4— + 2 — + 2 • 76-
•8
ou encore
1 1 1
EF = +— +— — 1.
4 8
Ainsi l'espérance d'avoir une fille vaut 1, tout comme l'espérance d'avoir un
garçon. Résultat étonnant, car il n'y a jamais plus d'un garçon par famille,
et par contre, il peut y avoir beaucoup de filles. Mais, d'autre part, il n'y a
pas de famille (avec enfants) sans garçon.
La proportion de femmes dans la population sera donc probablement
encore de â (à peu près) même après cinq générations. Y aurait-il moyen de
changer la loi pour augmenter effectivement cette proportion ?
Mais le résultat — un et un — est curieux. En effet, tout se passe comme
s'il n'y avait pas de loi du tout : autant de garçons que de filles ! Mais
tout compte fait, est-ce si étonnant? Car quelles que soient les contraintes
législatives, à chaque naissance, la probabilité d'avoir une fille est 1, et
d'avoir un garçon aussi 1. Aucun parlement au monde n'y changera rien.
Avons-nous donc fait ces calculs pour rien ? Pas tout à fait, car d'une
part nous avons établi que l'espérance du nombre d'enfants par famille dans
le cadre de cette loi est exactement de 2 (à condition qu'il n'y ait pas de
mères stériles), d'autre part, et ceci est sans doute plus important, nous
avons réussi à calculer une "somme infinie" de "sommes infinies". Nous
reviendrons d'ailleurs à la section 1.3 sur le raisonnement utilisé.

1.2.5 L'infini en probabilités


L'infini est arrivé par surprise dans nos deux problèmes de probabilités.
Dans le jeu de pile ou face, la règle était de ne s'arrêter que quand un des
1.2. AJOUTER TOUJOURS MOINS 37

deux joueurs gagne. Mais quel que soit le nombre de coups, même énorme,
que l'on considère, il y a une probabilité non nulle que la partie continue
au-delà. Donc elle pourrait ne jamais s'arrêter ? Quel est le sens de cette
question ? Elle n'a aucun sens pratique. A-t-elle un sens mathématique?
Puisque, comme nous l'avons vu en envisageant tous les cas possibles (en
nombre infini) la probabilité qu'Anatole gagne est 3 et celle que Bonaventure
gagne est 3, alors puisque 3+ s= 1, il n'y a plus qu'une probabilité nulle
pour la troisième éventualité, à savoir qu'aucun des deux joueurs ne gagne.
Mais un événement de probabilité nulle est-il impossible ?
Supposons par exemple qu'un mathématicien joue aux fléchettes sur une
cible circulaire avec une flèche fine comme un segment de droite. S'il a la
même probabilité d'arriver en n'importe quel point de la cible, sa probabilité
d'arriver en un point donné est nulle. Pourtant, dès qu'il joue, il arrive en
un point !
Laissons cette question ouverte. Elle a trait aux probabilités continues
qui font donc, on le voit, intervenir l'infini de façon essentielle'.
Un phénomène analogue se produit dans le problème du contrôle des
naissances. Chaque mère ne s'arrête de procréer que lorsqu'elle a enfanté un
garçon. Et si cela n'arrive pas ? Et bien la mère aura une infinité de filles !
Pauvre femme... Non pas que ce soient des filles, mais qu'il y en ait tant.
Le contexte rend ici l'irruption de l'infini encore plus choquant.
Mais au total, est-il bien nécessaire d'attendre des questions de ce genre
pour voir apparaître l'infini en probabilités ?
Qu'est-ce que cela veut dire qu'une pièce de monnaie a une probabilité
1 de tomber face ? Ou alors, pour éviter tout raisonnement a priori par
symétrie, comment peut-on déterminer, si on lance une punaise en l'air,
quelle probabilité elle a de retomber "pointe en l'air" ?
On jette un très grand nombre de fois la punaise et on note la fréquence
de "pointe en l'air". Plus on allonge la série de lancers, plus la fréquence
- si tout va bien - se stabilise, c'est-à-dire plus elle a tendance à demeurer
dans un petit intervalle de nombres. Mais on n'arrive jamais à un nombre
déterminé. La preuve, c'est que si loin qu'on aille, chaque lancer change la
fréquence. Alors, pour déterminer la probabilité, faut-il aller jusqu' à l'infini ?
Soit P ce nombre que l'on n'atteint jamais, auquel pourtant on croit,
et qu'on appelle probabilité de "pointe en l'air". Pourrait-on dire : P est le
nombre tel que, si on considère un intervalle arbitrairement petit [P-E , P+E],
on aura d'autant plus de chance de voir la fréquence de "pointe en l'air"
tomber dans cet intervalle qu'on jouera plus longtemps ? Mais dire d'autant

7 Le lecteur intéressé peut consulter A.N. KOLMOGOROV [49].


38 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

plus de chances, c'est parler d'une probabilité, et on ne peut tout de même


pas définir probabilité par probabilité.
Et alors? La conclusion est que la notion même de probabilité pose une
question de principe qui touche à l'infini. Cette question a fait couler beau-
coup d'encre et a conduit le mathématicien russe A. N. KOLMOGOROV [49],
en 1933, à un exposé axiomatique des probabilités. En mentionnant cela,
nous ouvrons une perspective qui dépasse le cadre de cet ouvrage. Toute-
fois, rien ne nous empêche, en attendant, de jouer à la punaise en adoptant
des valeurs de probabilités données par une longue série d'essais, mais qui
demeureront entourées d'un halo d'imprécision, d'une marge d'incertitude
elle-même difficile à préciser. Et après tout, c'est ce que font dans un autre
domaine les sociétés d'assurance lorsqu'elles octroient des contrats d'assu-
rance vie en s'appuyant sur des tables de décès non infinies, et pour cause.

1.2.6 Problèmes mathématiques, problèmes métaphysiques

Revenons au problème de la mouche et modifions-le légèrement.


Supposons qu'au lieu d'être écrasée dans la collision entre les
deux trains, la mouche continue à faire des aller et retour entre
les deux trains, ceux-ci se croisant au lieu d'entrer en collision.
Quelle serait alors la distance totale qu 'elle aurait parcourue jus-
qu'à l'arrivée de chacun des deux trains à la gare opposée ?
Bah ! Ce n'est pas plus compliqué ! Le mouvement de la mouche après la
rencontre des deux trains est du même type que celui d'avant cette rencontre
et la distance totale parcourue par la mouche est doublée par rapport au
premier problème.
Réfléchissons-y tout de même de plus près : que fait la mouche juste
après la rencontre des deux trains, dans quelle direction commence-t-elle sa
course ? Et, si cette question-là n'a pas de sens, dans quelle gare arrivera-t-
elle en fin de parcours ?
La question — absurde ? — de la direction de la mouche juste après la
rencontre des trains en induit une autre : quelle était la direction de la
mouche au moment de la rencontre des trains ou juste avant ? Bien sûr la
question n'a pas de réponse et cela ne nous a pas empêchés de résoudre le
premier problème. Pourtant ce deuxième énoncé, justement à cause de cette
question, semble mal posé.
Et si l'on précisait que la mouche doit arriver à la gare d'où elle est partie,
cela changerait-il quelque chose ? La deuxième partie de son trajet serait
alors exactement l'inverse de la première, comme si elle rebroussait chemin
1.2. AJOUTER TOUJOURS MOINS 39

en repassant "sur ses pas". La solution mathématique est alors évidente.


Pourtant, cela ne change rien au malaise que l'on ressent face à un tel énoncé.
La solution mathématique ne résout pas le problème métaphysique.
Un autre problème, très célèbre, va nous permettre d'illustrer à nou-
veau la distance qui sépare certains problèmes de leur interprétation mathé-
matique. Il s'agit du paradoxe d'ACHILLE et la tortue, un de ceux pro-
posés par ZENON, philosophe grec vivant à Elée sur la côte ouest de l'Italie
au cinquième siècle avant JÉSUS-CHRIST. On le trouve dans la Physique
d'ARIsToTE[4] sous la forme suivante :

Le plus lent à la course ne sera jamais rattrapé par le plus rapide ; car celui qui
poursuit doit toujours commencer par atteindre le point d'où est parti le fuyard,
de sorte que le plus lent a toujours quelque avance.

En voici' une version plus explicite.


ACHILLE est un si bon coureur qu'on l'appelle ACHILLE au pied
léger. Il essaie de rattraper une tortue qui a 10 mètres d'avance
sur lui. Jeu d'enfant ! Pensez donc une tortue... Pendant qu 'A-
CHILLE parcourt les 10 mètres, la tortue avance d'un mètre. Puis
ACHILLE parcourt le mètre, tandis que la tortue avance de 10cm.
Puis ACHILLE avance de 10cm et la tortue de lcm, etc., etc. Il
restera donc toujours une distance entre ACHILLE et la tortue?
Alors quoi ? Rien ne sert de courir ?
Il y a de quoi hésiter. Ou bien on prend le point de vue du bon sens :
puisque ACHILLE court dix fois plus vite que la tortue, il la rattrape en
peu de temps. Ou bien on se laisse attirer par le subtil raisonnement de
ZÉNON, et on ne sait plus que penser : comment effectivement parcourir une
infinité d'étapes en un temps fini ? Cela ressemble bien à une contradiction.
Mais ce que nous avons appris sur les séries géométriques devrait éclairer ce
paradoxe.
Ce qu'on nous donne dans l'énoncé, ce sont les distances parcourues suc-
cessivement par ACHILLE et la tortue. Mais la question porte sur le temps :
"le lent a toujours quelque avance!".
Supposons donc que les deux protagonistes avancent chacun à vitesse
constante. Soit 10 m/s pour ACHILLE et alors forcément 1 m/s pour la
tortue. C'est une tortue qui a le feu au derrière, mais tant pis. Dans ces
conditions, les temps de parcours d'ACHILLE pour ses étapes successives

8 Cette version du paradoxe est extraite de C. HAUCHART, N. ROUCHE [45].


40 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

sont
1 1 1
1
10 100 1000
et ce sont là aussi les temps de la tortue. Le temps total avant que la tortue
soit rattrapée correspond à la limite
1 1 1 1
(1.12)
1 + 115 + 100 + 10 + 1000 +
C'est la limite d'une série géométrique de raison t = 0,1. Elle nous est
donnée, en application de la formule (1.9) de la page 26, par
1 1 , 10
(1.13)
1 — 0, 1 0, 9 9
Ainsi, ACHILLE rattrape la tortue en un peu plus d'une seconde. Et puis bien
évidemment, s'il continue à courir, il la dépasse ! Non content de parcourir
une infinité d'étapes en un temps fini, il parcourt alors plus que l'infinité
d'étapes en question.
Mais tout cela est-il bien sérieux ? Il y a toujours les trois points à droite
de l'expression (1.12), que nous avons interprétée comme une limite de série.
Et d'ailleurs, une autre façon d'écrire (1.12), c'est

1, 111 ...

C'est la même chose si on effectue la division dans (1.13). On obtient


10
9 = 1 111 .

La limite de la série (définie mathématiquement) correspond-elle bien au


temps (physique) de la poursuite ? Le problème est-il réellement physique ?
Il est intéressant à cet égard de retourner à l'histoire. Avant ZÉNON,
une école de philosophie, celle des Pythagoriciens, avait pour ambition d'ex-
pliquer tout le fonctionnement de l'univers à partir des nombres. Il faut
ajouter tout de suite que les nombres, dans les mathématiques de cette
époque, c'était seulement 2, 3, 4, ... Les nombres réels seraient inventés
beaucoup plus tard.
Si toute la nature doit s'expliquer par les nombres naturels, alors il n'y
a pas de grandeurs continues. Toute grandeur est constituée d'un nombre
entier de grandeurs élémentaires insécables, des atomes en quelque sorte.
Les paradoxes de ZÉNON, dont celui d'ACHILLE, avaient vraisembla-
blement9 pour objectif de réfuter cette théorie granulaire de l'espace, en
9 Pour une analyse des paradoxes de ZÉNON, voir aussi ENRIQUES, DE SANTILLANA [34].
1.2. AJOUTER TOUJOURS MOINS 41

faisant intervenir l'infinie divisibilité. L'intention de ZÉNON n'était pas,


comme on l'affirme parfois, de démontrer que le mouvement n'existe pas,
mais bien de démontrer que la théorie pythagoricienne était fausse. Discus-
sion de philosophes-physiciens qui cherchaient la nature profonde des choses,
de l'univers.
Quoiqu'il en soit et en dehors du contexte philosophique, le temps de
rattrapage de la tortue s'obtient par ailleurs très simplement : puisque la
différence des vitesses des deux coureurs est de 10 —1 = 9 m/s, et que l'écart
à couvrir est de 10 m, le temps de rattrapage, qui vaut l'écart divisé par la
vitesse, est de 192 s. Ce résultat obtenu exactement, sans "somme infinie",
aide peut-être à accepter qu'une somme infinie (intuitive) corresponde bien
à la limite (mathématique) d'une série.

1.2.7 La lampe de Thomson


On dispose d'une lampe munie d'un interrupteur à pression. À
midi, on appuie sur l'interrupteur et la lampe s'allume. Une
demi-heure plus tard, on appuie à nouveau : elle s'éteint. On
réappuie un quart d'heure après, puis un huitième d'heure, puis
un seizième, etc. À 1 heure, la lampe sera-t-elle éteinte ou al-
lumée?
On se rend vite compte qu'il est impossible de déterminer l'état de la
lampe à 1 heure, c'est-à-dire après une infinité de changements.
Ce problème permet de bien distinguer entre problèmes physique, mathé-
matique et métaphysique. La situation est physiquement impossible. Il ne
s'agit donc pas d'un problème physique. Est-ce une raison pour refuser de
le considérer ? Le problème de la mouche est tout aussi impossible. Pour-
tant, nous l'avons traité de façon mathématique. Le fait de ne pas savoir
dans quelle sens la mouche volait au moment de la collision ne nous a pas
empêché de calculer la distance parcourue. La modélisation mathématique
du problème de la distance était envisageable. Quelle pourrait être ici la
modélisation du problème ? Si 0 représente l'état "éteint" et 1 l'état "al-
lumé", le problème revient à demander vers quel nombre converge la suite

1, 0, 1, 0, 1, 0, 1, ...

La réponse est immédiate : elle ne converge pas. L'intérêt du paradoxe


de THOMSON est d'avoir transformé ce problème mathématique pas trop
gênant, où l'infini n'apparaît que de façon potentielle, en un problème méta-
physique perturbant, où l'infini apparaît sous sa forme actuelle. Et c'est
42 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

justement un outil mathématique, à savoir la série géométrique, qui rend


possible cette transformation, car par sa convergence elle permet d'amener
l'infini dans du fini.

1.2.8 Et si on ajoute un peu plus ?


Les problèmes précédents concernent presque tous des procédés consis-
tant à ajouter sans cesse quelque chose, cette chose étant de plus en plus
petite. Suffit-il que la suite des termes de la série tende vers 0 pour que la
série converge?
Comme à la figure 3, on part d'un carré unité dont on noircit
un carré de côté 2. On noircit ensuite (figure 7) un carré de côté
3 , puis un autre de côté 1, etc. La figure 7 montre bien qu'il
1
faut pour cela sortir du carré unité. Dans quel carré pourra-t-on
inscrire cette construction ? Et quelle aire a cette partie noire ?

Fig. 7
Calculons la longueur du côté du carré minimal qui contient tous ces
petits carrés. Elle devrait valoir
1 1 1 1
2 + — + — -I- — + • • • , (1.14)
3 4 5
C'est la limite de la série (E71 qu'on appelle série harmonique. Calcu-
lons ses premiers termes :
1
= 0,5
2
1 1
= 0, 83333 ...
1.2. AJOUTER TOUJOURS MOINS 43

1 1 1
+ + = 1,083333...
2 3 4
1 1 1 1
+ + + = 1,283333 ...
2 3 4 5
1 1 1 1 1
1,45
1 1 1 1 1
— H- — + — + — + — + 1
— 1,59285...
2 3 4 5 6 7
Mais où va cette suite? Elle croît de plus en plus lentement, mais de quel
nombre s'approche-t-elle indéfiniment ?
En calculant avec une machine, on voit qu'on dépasse 3 au 30e terme.
Mais on n'a pas le courage d'aller jusque 4. D'ailleurs, à quoi bon ? Ce n'est
vraisemblablement pas comme cela que l'on trouvera la limite.
Et pour cause, cette série tend vers l'infini ! Autrement dit, bien qu'elle
ne s'arrête pas de freiner, elle finit par dépasser n'importe quel nombre fixé
à. l'avance.
La preuve de ce fait important repose sur une belle astuce, due à ORES-
ME, mathématicien du quatorzième siècle : on regroupe les termes pour
obtenir des sommes partielles dépassant chaque fois 2, comme ceci

1\ 1 1) (1 1 1 1) + (1 1 1 1 1 1
+ + + + — + + + + +
3 4 5 6 7 8 9 0 11 12 13 14

1 1 (1 1 (1 1
+ 15 + T6) 17 + • • •+ 32) + 33 •••+ 64)
(1 1 ( 1
65 + • •• +128) 129 +...+ 256)
+
Et on découvre que cette expression est plus grande que

=4.
+ (2) + + + + + (-1 ) +
En continuant à regrouper les termes de cette façon, on montre que la
somme, grimpant par pas de plus de 2, devient aussi grande que l'on veut.
Pour être sûr de dépasser 10 en utilisant le même procédé, on devrait aller
jusque (210
,,• 1
Finalement, quel que soit le nombre M que l'on se donne (aussi grand
soit-il), on peut trouver un nombre N tel que
1 1 1
— + — +— + 1
—+ I
2N> M
2 3 4 5
44 CHAPITRE I. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

et, a fortiori, tel que tous les indices n supérieurs à N vérifient


1 1 1 1
14- â +—
5+ • • • + > M.

Ceci signifie exactement que la série (1.14) tend vers l'infini.


Donc, quel que soit le carré que l'on se donne, la suite de petits carrés
finira par en sortir !
Si cette suite de carrés dépasse tout domaine fini, nous pourrons sans
doute prouver que son aire est infinie... Calculons un peu.
Cette aire s'exprime par la "somme infinie" :
1 1 1 1 1 1 1

22 + — 42 + —
32 + - 52 + — 72 + p + • • •
62 + —
Pour percer son mystère, l'idée est encore d'en regrouper les termes pour
la comparer à une "somme infinie" plus familère. On obtient
1 1 1 1 1 1 1
P P + 52 +
( 1 1) (1 1 1 ) 1 )
(1 +...+
22 + 32 42 + 52 + + 72- 152 + •••
(1 1 ) (1 1 1 ( 1 +...+ 1)
2
1 1 1
- -
2 4 8

L'aire cherchée est donc plus petite que 1, même si cette méthode ne permet
pas de la calculer précisément.
Nous sommes donc en présence d'une partie de "longueur" infinie et
d'aire finie !
De plus, ce problème a été l'occasion d'étudier les séries (E:t..1 i _+
-4 ) et
(E(
.1 i+1)2/ .

Définition. La série harmonique est la série (Ein i

Proposition. La série harmonique tend vers l'infini.

Proposition. La série (E7_ 1 a une limite comprise entre 1 et 2.

Les deux séries concernées par ces propositions sont, au premier terme
près, celles étudiées dans cette section.
1.2. AJOUTER TOUJOURS MOINS 45

1.2.9 L'infini est-il dans la nature ?

Découvrir de nouveaux types de suites est certes intéressant : elles sont


comme de nouvelles fleurs dans notre jardin. Elles ont surgi dans des con-
textes variés, métaphysique, physique, probabiliste, géométrique, numérique.
Peut-être, en reparcourant ces divers contextes, aurons-nous une chance de
comprendre où, comment et pourquoi l'infini intervient dans la pensée et
quel rôle il y joue.
La course entre ACHILLE et la tortue est une situation cinématique élé-
mentaire qui, a priori, n'appelle pas l'infini. Mais la manière dont elle est
présentée, la reconstruction mentale du mouvement par étapes, provoque un
dérapage incontrôlé dans l'infini. À quoi répond une série, comme modèle
mathématique. Cette série a une limite finie, égale par ailleurs, ce qui est ras-
surant, au temps de la course calculé banalement. Peut-on dire pour autant :
le tour est joué, le mystère est éclairci ? Et peut-on ajouter : malheureuse-
ment, le pauvre ZÉNON ignorait les séries géométriques et leurs limites ? Ce
serait aller un peu vite. Car, on l'a vu, l'enjeu était tout autre. Il s'agis-
sait de combattre une théorie sur la constitution granulaire des grandeurs
et en particulier du temps. C'est une question de physique fondamentale.
Et qui oserait dire qu'elle est tranchée par les physiciens d'aujourd'hui ? Le
problème défriché par ZÉNON n'est pas clos.
ACHILLE et la tortue peut donc être considéré comme un problème phy-
sique ou mathématique ou... métaphysique, car même après qu'on y ait
répondu mathématiquement, il reste intrigant.
Si ACHILLE et la tortue avait pour contexte une situation cinématique
banale, par contre le vol de la mouche est une histoire physiquement ab-
surde. Ne serait-ce — et ce n'est pas la seule raison — que parce qu'une
mouche passant en un instant d'une vitesse de 100 km/h dans un sens à la
vitesse opposée subit une accélération... qu'aucune mouche ne supporterait.
Mais passons ! Car dans notre imagination mathématique, ce mouvement
se déroule sans peine (sinon sans heurts...). Sans peine ? Nous avons vu
qu'il suffit de poser le problème du mouvement inverse de la mouche pour
rencontrer une situation que même l'esprit a du mal à accepter ! Mais ici
comme dans ACHILLE et la tortue, la solution immédiate, celle qui se passe
de l'infini, confirme l'autre : la limite de la série est clairement présente
dans le contexte, indépendamment de la série et de toute considération sur
l'infini, ce qui aide à y croire quand on y arrive par le biais de l'infini.
Le problème de la lampe de THOMSON est du même type que celui de la
mouche : il est physiquement absurde, mais imaginable, au moins "poten-
tiellement". Pourtant, il n'a pas de solution mathématique.
46 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

Quant aux configurations de carrés et à l'écriture 0, 111 ..., ils appar-


tiennent eux aussi à l'univers des objets mathématiques idéaux. En effet, il
est impossible de les construire avec un crayon ou de calculer les "sommes
infinies" correspondantes avec une calculatrice.
Au total donc, la course d'ACHILLE nous a conduits à plaquer un modèle
mathématique sur un mouvement banal, la mouche était mathématiquement
imaginable mais physiquement absurde, la solution de la lampe était mathé-
matiquement et physiquement impensable, et les configurations de carrés
étaient des objets impossibles hors du cadre mathématique.
D'où la question : l'infini n'est-il donc pas dans la nature ? N'existe-t-il
qu'en mathématiques ou dans la pensée ? Et comment se fait-il alors que
l'analyse mathématique, qui est en un certain sens l'étude de l'infini, soit
un mode de pensée important dans les sciences de la nature ? Cela tient à
la relation difficile entre la nature et l'esprit, que nous explorerons encore
à plusieurs reprises, notamment au chapitre 4, lorsque nous aborderons la
constitution du continu, et également au chapitre 2.

1.3 Vers plus de rigueur


1.3.1 Quelques calculs douteux

Nous avons appris à déterminer la limite d'une série géométrique


de raison t avec —1 < t < 1. Nous utilisons pour cela la formule
générale (1.9) de la page 26.
Voici trois méthodes pour calculer la limite de la série

1 •
(E(--)1)*
i=0 2

Les deux premières utilisent notamment la formule (1.9). Les


trois méthodes mènent au même résultat. Vous semblent-elles
rigoureuses, douteuses, complètement fausses? Testez ces mé-
thodes sur les deux "sommes infinies" suivantes :

1 — 2+4 — 8+16 — 32+...,

1—1+1—1+1—1 .
1.3. VERS PLUS DE RIGUEUR 47

Calcul la. - On a
1
1 1 1 1
1- - ,„-
2
4 8 up 32 • • •
(i 1 \ (1 1\ (1 1
= (1.15)
2) 1- - g) + U:d - 3—2) + • • •
1 1 1
= 2 + -+— +
8 32
1 1 1
2 1+ + + • • .)
1 1
2 1- 4
2
3

Calcul lb. - On a
1 1 1 1 1
1 - -+ +...
2 4 - + 16 32
8 1
= 1+ (-1-I- 8 +1 16 ) + 6 71) + (1.16)
2 4 + ( 32
1 1 1
4 16 64 + • • •
1( 1 1
1+ 4 + 16 + • • .)
1 1
4 1- 4
2
3.
Calcul 1c. - Si
1 1 1 1 1
S=1--+ -
2 4 8 + 16 32 -I- • • •,
alors
1 1 1 1 1 1
-S
2 2 4+
168 + - •
48 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

et, en additionnant membre à membre les deux égalités, on trouve

S = 1.
2
D'où
S = —. •
3
A priori, ces calculs semblent corrects. En tout cas, ils donnent la limite
que l'on obtient en appliquant directement la formule (1.9) de la page 26.
Les deux premiers utilisent notamment l'associativité de l'addition et la
distributivité de la multiplication sur l'addition. Cependant, en appliquant
ces techniques à la série

1 — 2 + 4 — 8 + 16 — 32 + ...,

on trouve des résultats bizarres :

Calcul 2a. — On a

1— 2+4 — 8+16— 32 +...


= (1 — 2) + (4 — 8) + (16 — 32) + ...
= —1-4-16—...

Calcul 2b. — On a

1 — 2+4 — 8+16 — 32 +...


= 1 + (-2 + 4) + (-8 + 16) + (-32 + 64) + ...
= 1+2+ 8 +32 -}-...
= 00. •

Ces calculs donnent deux réponses différentes. L'une des deux convient-
elle ? Si oui, laquelle ?
Voyons ce que signifie la somme infinie

1 — 2 +4 — 8+16 — 32-1-....

Si nous voulons l'interpréter comme les autres sommes infinies rencontrées


jusqu'ici, il nous faut considérer la série associée, c'est-à-dire la suite des
sommes partielles
1.3. VERS PLUS DE RIGUEUR 49

1 = 1,
1—2 = —1,
1 — 2+4 = 3,
1 —2+4 — 8 =
—5,
1 —2+4 — 8+16 = 11,

Les termes de cette suite deviennent aussi grands que l'on veut, mais
également aussi petits que l'on veut. Elle est donc divergente !
Ces calculs devraient nous pousser, d'une part à manipuler avec précau-
tion les sommes infinies, d'autre part à déterminer les raisons pour lesquelles
les mêmes techniques appliquées à la série (E20 (— 1)z) donnent des résul-
tats corrects.
Pour commencer, relisons le premier calcul en pensant aux transforma-
tions que l'on applique à la série (E20 (-1)i ). L'égalité (1.15) consiste à
remplacer la suite

a() 1,
1 1
al = 1 —— = —
2 2'
a2 = 1—+ =
2 4 4
1 1 1 5
a3 = 1 — + — =
2 4 8 8
1 1 1 1 11
a4 = 1 — — + — — — =
2 4 8 16 16
1 1 1 1 1 21
a5 = 1 — + + ,
2 4 8 16 32 32

par la suite
1
b0
=
(1 1 5
b1 = 031
8 8
1 :) 21
b2 (1 a5,
(1
4 8
1) 2 32
50 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

qui est une "sous-suite" de la première ; il s'agit plus précisément de la suite


constituée des termes d'indice impair de la précédente.
Il est bien normal, puisque la suite (an) tend vers 3, que chacune de ses
sous-suites tende également vers 3. En effet, quel que soit le nombre E > 0
que l'on se donne, on sait qu'à partir d'un certain indice les termes de la
suite (an) sont distants de 3de moins de E. Il en va donc de même pour
chaque sous-suite. Ce fait valide non seulement l'égalité (1.15), mais aussi
l'égalité (1.16) qui consiste à passer de la suite (an) à la sous-suite constituée
de ses termes d'indice pair. D'une façon générale, nous avons la proposition
suivante.

Proposition. Si une suite (an) tend vers a, toute sous-suite de (an) tend
également vers a.

Mais pour valider une égalité du type (1.15) sans rien savoir a priori du
"résultat" de la première ligne, il faudrait aussi que la convergence d'une
sous-suite d'une suite (un) quelconque entraîne la convergence de la suite
(un ). Cela nous amène à considérer l'expression 1 — 1 + 1 — 1 + 1 — 1
et à lui appliquer les deux premières méthodes. Elles nous donnent respecti-
vement les résultats 0 et 1 et fournissent un contre-exemple à l'implication
espérée. En effet, les premières sommes partielles de la série correspondant
à l'expression 1 — 1 + 1 — 1 + 1 — 1 ... sont

Co = 1,
Cl 1 — 1 = 0,
C2 1 — 1 + 1 = 1,
C3 = 1 — 1 + 1 — 1 = 0,
C4 = 1 — 1 + 1 — 1 + 1 =

et cette série continue de sauter de 1 à 0 et vice versa. Elle diverge. Remar-


quons que le fait de trouver deux réponses différentes par ces deux calculs
montre qu'il existe deux sous-suites tendant vers des nombres différents.
Cela aurait pu suffire à nous convaincre que la suite diverge. Cet argument
est également valable si deux sous-suites tendent respectivement vers -Foo
et —oo comme pour la série (E7_1 (-2)').
Appliquons maintenant à nos deux sommes 1 — 2 + 4 — 8 + 16 — 32 +
et 1 — 1 + 1 — 1 + 1 — 1 ... la troisième méthode de calcul qui consiste à
employer la distributivité, puis à additionner deux séries en regroupant les
termes qui s'annulent. Cela donne ceci.
1.3. VERS PLUS DE RIGUEUR 51

Calcul 2c. — Si

S= 1 — 2 +4 — 8 +16— 32+—,

alors

2S= 2 — 4 + 8 — 16 + 32 — ,

et, en additionnant membre à membre les deux égalités, on trouve

3S = 1.

D'où
S 1
_
3

Calcul 3c. — Si

= 1 — 1 + 1 — 1 -I- 1 — 1 +

alors
S= 1—1+1—1+1—
et, en additionnant membre à membre les deux égalités, on trouve

2S = 1.

D'où
s=1
2

Voilà encore deux résultats bizarres pour deux séries divergentes ! Pour-
tant la méthode fonctionne pour la série convergente (E:i 0 (-1)i). Pour-
quoi ? Regardons ce que ces transformations entraînent sur chacune des
sommes partielles de cette série. Nous avons : si

1 1
Sn = 1— — + — —•••+ —1)n
2 4

alors
1 1 lr+1
—Sn =
2 2 4+•••+ 2
52 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

D'où

2 Sn = 1 + —
2
ou encore
n+1
31
Sn — (1+

Or la suite ((-1)n+1) tend vers 0, donc (Sn) tend vers 3. Ce raisonnement


correspond exactement à la preuve de la formule (1.9) à la page 25. Pourquoi
ne s'applique-t-il pas aux séries (Er_0 (-1)i) et (E 7 0 (-2)i) ? Parce que ni
((-1)n+1 ), ni ((-2)n+1) ne convergent vers 0! Dans le cas de (E 0(-1)Z),
on obtient bien
Sn = — (1 + (-1)n+1),
2
mais le terme (-1)7.1+1 peut valoir —1 ou 1. De même pour (Ein 1 (-2)i ),
on a
Sn = —3 (1 + (-2) n+1),

mais la suite ((-2)n+1) diverge en s'éloignant de plus en plus de 0 !


C'est donc dans la somme membre à membre des deux séries que se cache
l'erreur : celle-ci provient du fait que par cette somme on fait disparaître les
points de suspension apparaissant dans les deux égalités. Or si, dans le cas
de la somme infinie 1 — 2+ — h + • • •, ceux-ci représentent une
quantité pouvant être rendue aussi petite que l'on veut (pourvu que les trois
points apparaissent suffisamment tard), il n'en est pas de même des sommes
1 — 2 + 4 — 8 + 16 — 32 + ... et 1 — 1 + 1 — 1 + 1 — 1

Dans plusieurs raisonnements, nous avons utilisé une sorte de distribu-


tivité de la multiplication sur l'addition dans une somme infinie. C'est le cas
dans les calculs la, lb, le et 2c, mais aussi dans la résolution du problème
de la mouche à la page 21. La pertinence de cette propriété peut paraître
évidente, mais nous avons appris à nous méfier de nos intuitions dans le
domaine des sommes infinies. Appliquer la distributivité comme nous l'avons
fait revient à considérer que si une série (Er_0 ui) tend vers une limite S
(respectivement tend vers l'infini ou diverge), alors la suite (Er_o r • ui), où
r > 0, tend vers r • S (respectivement tend vers l'infini ou diverge). Cela se
déduit de la proposition suivante et de celle dont la preuve est proposée en
exercice ci-après.
1.3. VERS PLUS DE RIGUEUR 53

Proposition. Considérons une suite quelconque (un) et un nombre réel


quelconque r. Si la suite (un) tend vers S, alors la suite (r • un) tend vers
r • S.
Démonstration. Si r est nul, la proposition est évidente. Sinon, pour montrer
que la suite (r •un) tend vers r •S, donnons-nous un nombre E > 0 et montrons
qu'il existe un indice N tel que pour tout n > N, on ait 'rua — rSI < E,
c'est-à-dire l'un — SI < I l .
r
Cet indice N nous est donné par l'hypothèse

lim Ur, = S.
n—›+(x)

En effet, par la définition de limite, on sait que, quel que soit le nombre que
l'on se fixe (et notamment si ce nombre égale à), il existe un indice N à
partir duquel Iun — SI est plus petit que ce nombre fixé (ici à) et c'est bien
ce qu'il nous faut. •

Une conséquence de la contraposée de cette proposition est que, si r est


non nul et si (ut ) est une suite divergente, alors (rua ) l'est aussi.

Exercice. Prouvez que si r > 0 et si la suite (un) tend vers l'infini, alors
la suite (rua) aussi.

1.3.2 Retour sur un raisonnement un peu rapide


À la section 1.2.8, nous avons vu en appliquant l'associativité et
une majoration que la série (Er_i converge vers un nombre
plus petit que 2. Or nous savons maintenant que l'associativité
est à prendre avec des pincettes quand il s'agit de sommes infi-
nies. Relisez ce raisonnement et, au besoin, corrigez-le.
Récrivons ce raisonnement à la manière de celui qui nous a permis de
conclure à la page 43 que la série (Er_ l -F) tend vers l'infini. Dans celui-
ci, nous avions travaillé sur les sommes partielles (donc finies) de la série,
évitant ainsi les doutes dus aux manipulations des sommes infinies.
Faisons de même pour la série (E7 1 -A). Nous obtenons

1 1 1 1 1 1 1
+ • • • + -7-2-
7‘
54 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

qui est inférieur ou égal à

(1 1 1 1
£12 + 52 + 62 + 72 ) +...

(1 1)
+ +
(2772)2 ( 2 77,1-1 — 1 ) 2

avec 2m < n < 2m+1. Et ce terme est plus petit que

1 1) ( 1 1
1 + (F 1 71
12-
( 1
+•••+
(2712 (2m)2 )
11 1 1
= 1 + + .+ Zm
42 8,
1 2m+1 1
-2 2m

Et puisque 0 < m<


2 1, nous obtenons, pour tout n,

1
<2— <2.
m

La suite positive Un augmente donc toujours sans jamais atteindre 2.


Elle doit donc forcémentl° converger vers un nombre U entre 1 et 2.
Notons que cette méthode ne permet pas de déteminer la limite exacte
de cette série. Il a été prouvé par ailleurs' que

1 1 1 72
1+ + 32 + 42 '
=6

et donc que
1 1 1
P + -47 + • • • = 1*

1°Cette implication sera discutée au chapitre 5.


"Voir, par exemple, LÉONARD EULER [36].
1.3. VERS PLUS DE RIGUEUR 55

1.3.3 Des cercles et des polygones emboîtés


Emboîtons des polygones et des cercles comme à la figure 8.
Partons d'un cercle de rayon 1. Inscrivons-y un triangle équila-
téral, puis inscrivons un cercle dans ce triangle, puis un carré
dans ce cercle, un cercle dans ce carré, un pentagone dans ce
cercle, et ainsi de suite en augmentant de 1, à chaque étape, le
nombre de côtés des polygones réguliers. Etudiez cette suite12.
Indication : si 0 < xi < 1, alors cos x > e-s2 .

Fig. 8

La première impression est que la suite des rayons des cercles tend vers O.
Étudions-la pour voir si notre impression sera confirmée. Elle est donnée par

ao = 1,
a i = cos —7r
3
a2 = cos — 7r • cos —
7r
3 4
a3 = cos • cos — 7r • COS ±
7-
3 4 5
•• • ,
ir ir 7r 7r
an = cos — • cos — • cos — • ... • cos
3 4 5 n+2

On la note, hormis le premier terme,

( F iz_ i cos . 2).


— +
'L'idée vient de M. FRÉDÉRICKX [37], qui s'est inspirée d'une émission de la BBC, The
Open University.
56 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

Comme cos 3 = 2, et en utilisant le fait13 que, si 0 < Ix1 < 1, alors cos x >
e'2 , on obtient que
7r Ir 7r 7r > 1 e —e2 -(*+i1I+.-+ ( 42)2)
cos — • COS —• COS — • . . . • COS .
3 4 5 n+22
Or, en appliquant une majoration comme à la section 1.3.2, nous obtenons,
pour tout n > 2,
1 1 1 1
2.
42 + 52 + • • • 4- (n + 2)2 <
D'où nous déduisons que, pour tout n > 2,
7r 7r 7r 7r 1 7r2
cos — • cos — • COS — • ... • COSn + 2 > e-2
3 4 5 2

Tous les rayons sont donc supérieurs à 2 • qui est approximativement


égal à 0,0035.
Le résultat énoncé à la page 54, à savoir
1 1 1
1+ +•••=

nous permet d'obtenir une meilleure minoration. Puisque,


1 1 1 ( + 1 1\
1
42 + 52 + 62 + • • • 6 22+ 32 )
on a, pour tout n > 4,
1 1 1 1 72 ( 1 1
— 52 + —
42 + — 62 + • • . + — <
n2 6 0 + 2 2+32) ,
67r2 — 49
36 •
Donc, pour tout n > 2,
Ir 7r 7r 7r 1 4(6172 -49
cos - • cos - • cos - • . . . • cos >— • e - 36
3 4 5 n+ 2 2
2 6r49)
Tous les rayons sont donc supérieurs à 2 • e' ( qui est approximati-
vement égal à 0,03.
Contrairement à notre première idée, la suite des rayons des cercles ne
converge donc pas vers 0. Puisqu'elle est décroissante et minorée par 0,03,
elle tend forcément14 vers un nombre supérieur à 0,03.
13 Démontré dans l'appendice en fin de chapitre.
14 Cette implication sera discutée au chapitre 5.
1.3. VERS PLUS DE RIGUEUR 57

1.3.4 La brique
"Une brique pèse une livre plus un quart de brique. Combien
pèse-t-elle ?"
Pour résoudre ce problème, certains procèdent de la façon sui-
vante. Soit x le poids de la brique. On a

x =1+ . (1.17)
4
Donc
1 x 1 x
x=1+ 1 + ) = 1 + —+ , (1.18)
4 4 4 16
puis
1 1 x
x=1+ + + (1.19)
4 42 43
etc. Finalement
1 1 1 1 1 1
x = 1+ — ...= = (1.20)
4 166444 45 1 1
4 3

Qu'en pensez-vous?
Les égalités (1.17), (1.18), (1.19) sont correctes. On peut même écrire,
pour tout n,
1 1 1 1
x = 1+ 4n-1 4n
4 16 64
Mais cela entraîne-t-il l'égalité (1.20) ? A priori, il n'y a aucune raison de
pouvoir passer de ces sommes finies, où x apparaît, à une somme infinie (une
limite), d'où x a été éliminé. Pour voir cela, supposons par exemple que l'on
demande de résoudre l'équation

x = 1 + 2x.

Pourrait-on passer des égalités

x 1 + 2(1 + 2x) = 1 + 2 + 4x

et
= 1+2+ 4+ 8x
à
x= 1+2+4+ 8 + 16 +...?
58 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

Certainement pas puisqu'une simple résolution de l'équation de départ don-


ne x = -1.
Cependant l'égalité (1.20) donne la réponse que l'on peut obtenir par la
résolution directe de l'équation (1.17). Pourquoi ? Si cette équation possède
une solution (ce qui ne serait pas le cas, par exemple, pour x = 1 x), le
terme t, tend vers 0 lorsque n tend vers l'infini. On a donc construit une
suite, constante puisqu'elle est toujours égale à x, mais dont le terme général
s'écrit
1 1 1 1
1+4+ 176 + F4 + • • • + 4n-1 + 4n.

Puisque e tend vers 0, la suite tend vers 1. Mais comme une suite dont tous
les termes sont égaux à la même constante ne peut tendre que vers celle-ci,
la limite de notre suite est cette constante, à savoir x. Donc x = 1, et le
raisonnement est justifié.

1.3.5 La série harmonique alternée

Définition. La série associée à l'écriture

1 1 1 1 1
1 - -+ - - -+ - - -+•••
2 3 4 5 6

est appelée série harmonique alternée.

On s'intéresse à la limite de cette série. Voici deux raisonnements


qui mènent à des résultats différents. Lequel faut-il croire ?

Calcul 4a. - Si

1 1 1 1 1 1 1 1 1
S = 1- -+ - - -+ - - -+ - - -+ - - — , (1.21)
2 3 4 5 6 7 8 9 10

alors

1 1 1 1
(1.22)
8 10
1.3. VERS PLUS DE RIGUEUR 59

et, en additionnant membre à membre les deux égalités, on trouve

1 1 2 )+ 2 G) + 1 + 1
—S = (2
2 7 9
2(l
i0 1
+ (1.23)
13
1 1 1 1 1 1 1
=
1 1 1
= 1 + — + — -I- — + • — (1 +
3 5 7
= 0.

D'où S = O. •

Calcul 4b. — On a
1 1 1 1 1
S = 1 — — + — — — + — — — -I- ...
2 3 4 5 6
( + G 1\ (1 1\
= 1 (1.24)
4- — -6-) 4- • • •
. (1.25)
2

Pour essayer de deviner où "va" cette série, calculons quelques-unes des


premières sommes partielles Un ; nous obtenons

Uo = 1 = 1,
Ui = 1 —1 = 0,5,
1 1
U2 = 1 — — — = 0, 8333 ...,
2 3
1 1
U3 = 1 — — — — — = 0, 58333... ,
2 3 4
1 1 1 1
U4 = 1 — — + — — -1- — = 0,78333...,
2 3 4 5
1 1 1 1 1
U5 = 1 — — — — — — — — = 0, 61666 ... ,
2 3 4 5 6
1 1 1 1 1 1
U6 = 1 — —4 — — — — = 0, 7595238... ,
—2 3 5 6 7
60 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

1 1 1 1 1 1 1
U7=1-- -F —-E —-F -- = 0, 6345238 ... ,
2 3 4 5 6 7 8
1 1 1 1 1 1 1 1
= 0, 6456349 ...,
U8 = 1 — 2 + à — 4 + — U + 7 - +
1 1 1 1 1 1 1 1 1
U9=1 = 0, 7456349....
2 + 3 4 + 5 6- + 7 - 'fi + 9 10
Les oscillations de Un sont de plus en plus petites et la série paraît se stabi-
liser au-dessus de 1, comme le montre le graphe la représentant à la figure 9.
Essayons de confirmer cette impression en raisonnant.
Étant donné la décroissance de la suite ( +,),
7 on peut montrer que, pour
tout naturel n,
U2n+2 < U2n

et
U2n+3 > U2n+l•
En effet, ce que l'on retire pour passer de U2n à U2n1-1 est supérieur à ce
que l'on ajoute pour passer de U2n,+1 à U2 n+2. De même, ce que l'on ajoute
pour passer de U2n+i à U2H-2 est supérieur à ce que l'on retire pour passer
de U2n+2 à U2n+3-
1

0.8

0.6

0.4

0.2

2 4 6 8 10

Fig. 9

Nous concluons que, pour tout n,

[U2n +35 U2n+2] C [U2n+1, 11.2n]•

Par conséquent, pour tout n,

[U2n+51 U2n+4] C [U2n+11 U2n]


1.3. VERS PLUS DE RIGUEUR 61

et
[U2n +7, U2n+6] C [U2n+1, U2r]•

Finalement15, les sommes partielles Um d'indice m > 2n + 2 se trouvent


toutes dans la fourchette [U2n4.1 , U2n]. Étant donné que la longueur de la
fourchette U2 n — U2n+1 = 2n1+1 devient aussi petite que l'on veut, il semble
bien16 que cette série "aille quelque part", c'est-à-dire qu'elle converge. No-
tons que cette argumentation ne permet pas de trouver sa limite.
La calcul 4b est correct. En effet, puisque la série converge, l'associativité
peut lui être appliquée ; de plus, l'inégalité (1.25) se justifie sans peine.
Voyons maintenant pourquoi le calcul 4a est faux. Nous avons tout
d'abord appliqué la distributivité ; celle-ci ne pose pas de problème comme
nous l'avons vu à la page 53.
Nous avons ensuite additionné d'une part des limites que nous supposons
exister, S et —1S, d'autre part des termes de ces séries. Mais pas n'importe
comment. Nous avons choisi de regrouper les termes qui s'annulent ou se
ressemblent.
Pour y voir plus clair, récrivons ce passage de la façon suivante : si

1 1 1 1 1 1 1
= 1 (1.26)
2 3 4 5 6 7 8
alors
1 1 1 1 1 1
—2S = — —+- -- +- -- (1.27)
2 4 6 8 10
1 1 1
- -S = 0 —7 + 0+- +0 -- +0+- +..., (1.28)
2 2 4 6
et, en additionnant membre à membre les deux égalités (1.26) et (1.28), nous
trouvons
+1 2 (1
2S = 1 — 2 (-1 +7+9
2) + 3 5

—2 ( — ) — 3 (1.29)
110 111

Première question : le passage de (1.27) à (1.28) est-il légitime ? Les deuxiè-


mes membres de ces égalités ne correspondent pas à la même série. La
deuxième progresse "deux fois moins vite" que la première. On peut se
15 Cette affirmation nécessite un raisonnement par récurrence qui n'est ici que suggéré.
16 Ce raisonnement quelque peu intuitif sera analysé au chapitre 5.
62 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

demander ce qu'il en est de leur limite. Deuxième question : pour autant


que l'égalité (1.28) soit correcte, la suivante (1.29) l'est-elle ?
Voici deux propositions qui permettent de répondre positivement à ces
deux questions.

Proposition. Si (an) et (bn) sont deux suites telles que, pour tout n,

b2n = an
(1.30)
1 b2n+1 = an,

alors la suite (an) tend vers un nombre a (respectivement vers +oo ou —oo)
si et seulement si la suite (bu) tend vers un nombre a (respectivement vers
+oo ou — oo) .

Les égalités (1.30) signifient que (bu) progresse "deux fois moins vite"
que (an), tout comme les séries correspondant aux deuxièmes membres des
égalités (1.27) et (1.28). Or an = a signifie que les termes de (an)
finissent par rester définitivement aussi près que l'on veut de a. Il en va
donc de même de (bn). De même, limn_++,,,„ a, = +oo (respectivement —oo)
signifie que les termes de (an ) finissent par rester définitivement au-dessus
(respectivement au-dessous) de tout réel fixé. Il en va donc de même de (bn).
La preuve formelle est laissée au lecteur.

Proposition. Si (an) et (bn) sont deux suites convergentes, alors


lim (an + bn) = lim an + lim bn.
n—>+oo n-++oo n—>+oo

Démonstration. Supposons que

lim an = a
n--›+oo
et
lim bn = b.
n—H-co
Il nous faut prouver que
lim (a, + bu) = a + b.
n—H-oo
Pour cela fixons un E > 0 quelconque et montrons qu'il existe un indice N
tel que, pour tout n < N,
a+b—c<an +bn <a+b+c.
1.3. VERS PLUS DE RIGUEUR 63

Puisque lim,_>+„„ a, = a, quel que soit le nombre que l'on se fixe et


notamment pour 2, il existe un indice N1 tel que, pour tout n > N1,

a—— < < a + .


2 2
De même, puisque lim n_,.+0,3 bn = b, pour ce même 2, il existe un indice N2
(qui peut être différent de N1) tel que, pour tout n > N2,

b — 2— < bn < b + — .
2
D'où, pour tout n > max(Ni , N2), on a

a+ — < an + bn < a + b E.

L'indice N = max(Ni , N2) convient donc parfaitement.


La première proposition justifie le passage de (1.27) à (1.28). La deu-
xième justifie l'égalité (1.29). Nous aurions d'ailleurs pu envisager de tester
celle-ci empiriquement en calculant les premières sommes partielles de la
série et en comparant cette évolution à celle de la série harmonique alternée,
dont les premiers termes sont calculés à la page 59. Cela donne

= 1,
= 0...,

= 0,333...,

1 — 2 (1) +3 + I 0, 5333 ...,


2 5
1-2(2)+ 3 5 -2(6 I = 0, 2 ...,

1
2. +3+5 —21 u ) + 7 +
1-21 -1) = 0, 3428571 ... ,
1 1 1
1 — 2 G) + — 2 G) + + = 0,4539682...,

1 — 2 G) + — 2 G) + = 0, 2539682 ... ,
_2(10)
1 1 1 1 1
1 — 2 G) + — 2 G) + + - 2 (17j) + = 0,3444...
64 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

Mais finalement cela n'est pas très concluant, puisque nous ne connaissons
pas la limite de la série harmonique alternée. D'ailleurs le calcul des premiers
termes d'une série permettrait-il d'affirmer quoi que ce soit sur sa limite, s'il
n'est pas accompagné d'une réflexion sur l'évolution générale de la suite ?
Si, comme nous venons de le voir, l'égalité (1.23) est correcte, où se situe
l'erreur dans le calcul 4a?
Le reste du calcul consiste à appliquer tour à tour la commutativité de
l'addition, la distributivité, puis encore la commutativité. La distributivité
ne posant pas de problème, l'erreur réside dans l'application de la commu-
tativité à une somme infinie et dans la transformation de celle-ci en somme
de deux sommes infinies. Il nous faudra donc à l'avenir nous méfier de cette
propriété dans le contexte des sommes infinies.
Terminons en signalant que la limite17 de la série harmonique alternée
vaut en fait exactement ln 2.

1.3.6 Retour sur le curieux contrôle


A la section 1.2.4, nous avons transformé avec une certaine légè-
reté une somme infinie en la décomposant en une somme infinie
de sommes infinies et en appliquant sans scrupule cette commu-
tativité que nous venons de rendre suspecte. Relisez le raisonne-
ment de la page 35 et récrivez-le plus rigoureusement.
La limite à calculer s'écrivait
1
EF = • 4 + 2 • + (1.31)
8 3 • 16 + 4 • 32 + • • • •
La e somme partielle de la série correspondante s'écrit
1 1 1 1 1
Un = 1 •+2•-1-3•-1-4•+...1-n 2n+1'
4 8 16 32
ou encore
1 1 1 1 1
= H- + — H- +
Un 4 8 16 32 2n+1
1 1 1 1
+
+8 + 16 + 32 2n+1
1 1 1
+16 + 32 + 2n+1

1
2n+1
17 Voir, par exemple, EULER, [36].
1.3. VERS PLUS DE RIGUEUR 65

D'où

1- ;2 , 1( 1 — 2„1 1 1 ( 1 — -2 lj 1
Un = + 2n+ 1
4 2 +8
1— 1 1 — 12 16 1-2

expression qui devient après transformation

1 1 1 1
Un + + + • • • + 2n+1 2n+1
2
1
= 1
2n+1 2n+1
n+1
= 1
2n+1 •
n+ 1
Reste à prouver que 2 n-F1 tend vers 0 lorsque n tend vers l'infini. Cela
peut se comprendre intuitivement en remarquant que le dénominateur croît
"beaucoup plus vite" que le numérateur, et que celui-ci "devient négligeable"
par rapport à celui-là.
On peut construire une preuve formelle de ce fait en appliquant à ce
quotient la règle de l'Hospital, qui sort du cadre de ce travail. On trouve
une telle preuve dans l'appendice en fin de chapitre.
La limite (1.31) vaut donc 1, comme nous le pensions. Le réarrangement
des termes ne menait donc pas, cette fois, à une erreur. En fait, pour que
n'importe quel réarrangement des termes d'une série (r=0 un) fournisse en-
core la bonne limite, il faut et il suffit18 que la série soit absolument conver-
gente, c'est-à-dire que la série (E7_0 'un i) soit convergente. On peut donc
notamment appliquer la commutativité à une série dont les termes sont tous
positifs ; si cela mène à une limite, c'est la bonne. C'est le cas pour la série
(1.31). Par contre la série harmonique alternée n'est pas absolument conver-
gente, puisque la série harmonique tend vers l'infini.

1.3.7 Plus de prudence dans le langage et l'argumentation


Dans cette section, nous avons appris à nous méfier de la présentation des
limites de séries sous la forme de "sommes infinies" . A toutes les réserves déjà
émises à propos de l'application de l'associativité ou de la commutativité,
s'ajoute le scrupule suivant : a-t-on le droit d'écrire

1—1+1—1+1—1+
18 La démonstration de cette affirmation se trouve, par exemple, dans MAWHIN [56].
66 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

OU
1 — 2 + 4 — 8 + 16 — 32 + ,
alors que les séries associées n'ont pas de limite ? Et si oui, que signifient
ces expressions ? À l'avenir, nous éviterons cette notation et la locution
"somme infinie", et préférerons parler seulement de limite de série, à part
éventuellement dans des cas particuliers où leur traduction en termes rigou-
reux est évidente (par exemple, dans le cas des séries géométriques).

1.3.8 L'axiome d'Archimède


Les problèmes proposés dans ce chapitre nous ont donné l'occasion d'étu-
dier plusieurs suites particulières. Nous avons d'abord rencontré les suites
géométriques positives de raison strictement inférieure à 1. Leur limite (zéro)
a pu être déduite de celle (infinie) des suites géométriques positives de raison
strictement supérieure à 1. Mais pour montrer que de telles suites tendent
vers l'infini, nous avons dû nous pencher sur les suites aritmétiques de raison
strictement positive. Celles-ci tendent vers l'infini et minorent celles-là.
À la section 1.2, nous avons rencontré diverses séries. D'abord les géomé-
triques de raison t comprise entre —1 et 1, et qui convergent. Pour trouver
leur limite, il nous a fallu évoquer les suites géométriques correspondantes
et leur limite nulle. Plus loin, nous avons encore étudié, entre autres, la
série (Er i ) pour résoudre le problème du contrôle des naissances. Pour
trouver sa limite, nous avons utilisé celles de séries géométriques de raison 2.
Pour étudier la série harmonique, nous avons minoré ses sommes par-
tielles par les éléments (pris plusieurs fois) d'une suite arithmétique de rai-
son 1, et nous avons montré ainsi que cette série tend vers l'infini. Puis nous
avons majoré les sommes partielles de la série (E7 A) par celles (prises
plusieurs fois) d'une série géométrique, et nous avons montré que la série
croissante (Ein_ i a une limite réelle.
Le problème des cercles et des polygones emboîtés a été résolu en mino-
rant la suite
(117=1 cos i +
7r 2 ).

Pour cela nous avons utilisé une majoration de lim


Le schéma suivant donne l'ordre déductif des résultats sur les limites de
toutes ces suites.
1.3. VERS PLUS DE RIGUEUR 67

Suite arithmétique

Suite géométrique, t > 1 Série harmonique

Suite géométrique, —1 < t < 1

Série géométrique, —1 < t < 1


V
(EL' A) (zr_i î;içrt)

( Ir=1 cos
i+2)

Certaines suites, plus particulièrement les suites arithmétiques et les


séries géométriques de raison comprise entre —1 et 1 sont plusieurs fois uti-
lisées pour trouver les limites d'autres suites. Si nous continuions à étudier
des suites particulières, nous verrions que la série harmonique joue également
un grand rôle dans les recherches de limites. Elle sera d'ailleurs utilisée aux
chapitres 2 et 3.
Le schéma fait également apparaître la dépendance de tous nos résultats
par rapport à la propriété de la page 12 énonçant que toute suite arithmé-
tique de raison strictement positive tend vers l'infini. Mais alors, cette pro-
position, que nous avons admise, de quoi dépend-elle, elle ? Essayons de la
démontrer.
Soit la suite arithmétique (a + nr), où r > 0, et soit M un réel fixé. Il
faut trouver un indice N tel que, pour tout n > N, on ait

a + nr > M.

Comme la suite (a + nr) est croissante, il suffit de trouver un naturel N tel


que
a + Nr > M,
c'est-à-dire tel que
—a
N> M
r
Le plus petit naturel supérieur à m--a convient. •
68 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

Qu'il existe un naturel supérieur à n'importe quel réel donné à l'avance


va de soi... De même que le fait que M asoit bien un réel. En fait, ces
propriétés élémentaires (ainsi que d'autres), par exemple "la différence de
deux réels est un réel" ou "le quotient d'un réel par un réel non nul est un
réel", servent à définir les réels. Nous donnons les propriétés minimales pour
définir R au chapitre 5. Pour l'instant, intéressons-nous au fait que, étant
donné un réel, il existe un naturel qui le dépasse. La propriété qui assure
cela est appelée axiome d'ARcHImbE. Elle sert également à définir R et est
souvent énoncée de la façon suivante.

Axiome d'Archimède. Pour tout réel r > 0 et pour tout réel M, il existe
un naturel N tel que N • r > M.

Intuitivement, et pour reprendre l'idée des pucerons (de la page 12), en


faisant des pas réguliers (même très petits) et pouvu qu'il en fasse suffisam-
ment, un puceron arrivera à dépasser n'importe quelle longueur M. Mais
n'est-il pas évident que, aussi petit que soit le nombre r, les nombres

r
r+r
r r r

finissent par dépasser n'importe quel naturel, aussi grand soit-il ?


Mais r peut être petit au point de défier l'imagination et l'on peut tout
de même douter de cette dernière affirmation.
Regardons de plus près l'axiome d'ARcHtmkDE. De quels nombres parle-
t-il ? Son énoncé concerne à la fois les réels et les naturels. Il affirme qu'il y
a un naturel qui "relie" deux réels strictement positifs quelconques, qui fait
le pont entre eux, quel que soit leur rapport.
Rien n'empêcherait a priori de penser une théorie dans laquelle il y aurait
des réels infiniment petits et infiniment grands qu'aucun naturel ne pourrait
relier. Alors une suite arithmétique de raison infiniment petite ne tendrait
pas vers l'infini au sens où nous avons défini les suites et les limites infinies
de suites. En érigeant la propriété d'ARcHimkDE en axiome, on adopte la
position opposée.
1.3. VERS PLUS DE RIGUEUR 69

1.3.9 Exposé déductif et ordre historique


À la section 1.3.8, nous avons remis de l'ordre dans les résultats sur
les limites de suites particulières. Nous pourrions faire de même avec les
propriétés plus générales concernant les suites. Si nous voulions faire un
exposé déductif sur les suites réelles, voici quel serait l'ordre d'apparition
des premières définitions et propositions.

Définition des réels. (Voir chapitre 5.)

Définition de suite et de limite de suite.

Proposition. Unicité de la limite. Si une suite réelle (an) tend vers a et


vers b, alors a = b.
(Cette proposition valide la notation limn_.>„) an = a ; sa démonstration
est laissée au lecteur.)

Définition de sous-suite d'une suite.

Proposition sur les sous-suites. Si une suite (an) tend vers a, toute
sous-suite de (an) tend également vers a.

Proposition sur la limite d'une somme de suites. Si (an) et (bn) sont


deux suites convergentes, alors

lim (a, bn) = lim an + lim bn.


n—H-oo n-41-oo n—H-oo

La présentation donnée dans ce chapitre ne commence donc pas par


le commencement..., à savoir la définition des réels. Elle ne suit pas l'ordre
déductif. Par contre, le fait de ne s'intéresser à la définition des réels qu'après
avoir découvert certains résultats d'analyse, ici sur les limites de suites, cor-
respond à l'ordre historique des découvertes mathématiques : la définition ac-
tuelle des réels ne date que de la fin du dix-neuvième siècle, alors que tous les
résultats sur les limites abordés dans ce chapitre étaient déjà connus. Simple-
ment, avant cette définition, on se basait sur une connaissance relativement
intuitive des réels. Cette définition était moins nécessaire à la découverte de
nouveaux théorèmes d'analyse qu'à la mise en ordre déductive des résultats
connus. Ce premier chapitre est surtout consacré aux découvertes ; et avec
l'axiome d'ARcHtmhE, nous n'avons fait qu'esquisser une remise en ordre
déductive de nos résultats. Le chapitre 5 sera d'un autre ordre.
70 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

Remarquons encore qu'historiquement, de nombreuses propriétés sur les


limites de suites furent établies avant que le concept actuel de limite ne
soit formalisé. À nouveau, les démonstrations de ces propriétés se basaient
sur une notion plus intuitive de limite. Le génie de ceux qui ont précisé ce
concept (CAUCHY, WEIERSTRASS,...) fut de proposer une définition capable
de refléter l'idée intuitive de limite et permettant de donner des preuves
rigoureuses de certains faits établis autrement, éventuellement plus intuiti-
vement.

1.3.10 Le fini témoigne de l'infini

À bien regarder la définition de la limite d'une suite, on s'aperçoit que


les premiers termes de celle-ci n'ont aucune influence sur sa limite. On peut
changer les 10, les 1000 premiers termes, la limite demeure la même. Le
millionième terme est sans influence, le milliardième aussi. En fait, quel
que soit n, le terme un n'a pas d'influence sur la limite, pas plus que les
n premiers termes. Quel que soit n dans N, un ensemble infini ! En fait —
et c'est le genre de choses que l'on dit comme on peut — pour obtenir la
limite d'une suite, on ne regarde aucun terme en particulier, mais seulement
l'évolution de l'infinitude des termes de la suite. Et pourtant, ce sont bien
ces termes (qui n'ont rien d'infini) qui montrent cette évolution. C'est le fini
qui témoigne de l'infini.

1.3.11 Force et faiblesse d'une définition

Terminons ce chapitre par une réflexion mettant en évidence le lien et la


distance entre le monde des idées intuitives et celui des mathématiques.
Parfois la limite d'une suite nous a été clairement indiquée par le contexte
d'un problème. Mais cela n'arrive pas toujours. Alors quelle est cette chose
inaccessible, au départ un peu floue dans l'esprit ? Une définition rigoureuse
de la limite lui donne l'existence, et ainsi cette existence est due à une libre
décision, celle d'adopter la définition. On conçoit que les amateurs de choses
tangibles aient quelque peine à assimiler cela.
Attardons-nous un moment sur ces dernières observations. Un processus
infini nous amène à considérer des objets qui se suivent, souvent selon une
loi facile, aussi loin que l'imagination peut aller. Le fait de savoir s'il y a
ou non un objet final est une question — non mathématique — à laquelle les
mathématiques n'apportent aucune réponse. Toutefois, la notion de limi-
te "colle bien", intuitivement, à celle d'objet final. Lorsqu'on se fixe une
définition pour la limite, on se place dans un cadre mathématique où on sait
1.4. APPENDICE 71

parfaitement de quoi on parle. C'est là un point fort des mathématiques.


Personne toutefois ne pourrait affirmer, en invoquant la définition (mathé-
matique) de la limite, qu'il existe bien un objet final, représenté par cette
limite. Et c'est là un point faible des mathématiques...

Le lecteur désireux d'approfondir l'étude de l'analyse pourra par exemple


lire J. MAWHIN [56], ou encore O. TOEPLITZ [67] pour une approche systé-
matiquement basée sur l'histoire.

1.4 Appendice

Proposition. Si 0 < lxi < 1, alors cos x > e—X2 .


Démonstration. Utilisons le développement en série de Taylor de cos x et de
2
e—x autour de 0.
On a
2 4 6 8
X X X X
COS X = 1 — —— —.
2! 4! 6! 8!
et
X4 X6 X8
= — x2 ———— —
2! 3! 4!
Montrons alors que, si 0 < 1x1 < 1,

X
2
X
4 X
6
X
8 4 6 8
p2 x x /
2! — 4! + 6! — 8! + • • • - — 2! 3! — 4!
Il suffit pour cela de voir que, pour tout n = 1, 3, 5, ..., on a

X2n x2n+2 x2n x2n+2


(2n)! (2n + 2)! < n! (n + 1)!•

Or, cette inégalité peut être successivement transformée en

1 X2 1 X2
(2n)! (2n + 2)! < n! (n + 1)!'

1 X2 1 X2
(2n)! (2n)!(2n + 1)(2n + 2) < n! n!(n + 1)
n! n!x2 X
2
(2n)! (2n)!(2n + 1)(2n + 2) < 1 (n+ 1)'
72 CHAPITRE 1. LE FINI TÉMOIGNE DE L'INFINI

n! 2 2
[1 ]<1
(2n)! (2n + 1)(2n + 2) (n + 1)
Mais, puisque 0 < lx! < 1, on a
2
X 1 n
1 >1
n+1 n+1n+1
et
x2
[1 ] < 1.
(2n + 1)(2n + 2)
Il suffit donc de montrer que

n! n
(2n)! n + 1'
ou encore que
1 n
(n+ 1)(n+ 2) ...2n n+ 1'
ce qui va de soi. •

Proposition. La suite (2h) croît beaucoup plus vite que (n). Plus préci-
sément,
n+1
lim = 0.
n--›+oo 2 n+1

Démonstration. En appliquant la régie de l'Hospital à la recherche de la


limite de la fonction réelle ef lorsque x tend vers l'infini, on trouve

1
lim 2x+1 = s_)
x _.1..,,,0
lim. +00 (2x4-1\1 = lim = 0.
) x—H-00 ln 2 • 2e+1

Cela nous permet de trouver la limite de la suite ( 2 ), puisque

n+1 x+1
lim
n _y+00 2n+1 = x_
li m
+„ 2T+1 = O. •
Chapitre 2

L'infini est-il dans la réalité ?

Je n'examine point ici s'il y a en effet des quan-


tités infinies actuellement existantes ; si l'espace est
réellement infini ; si la durée est infinie ; s'il y a dans
une portion finie de matière mi nombre réellement in-
fini de particules. Toutes ces questions sont étrangères
à l'infini des mathématiciens...
D 'ALEMBERT

...les mathématiques ne peuvent rien affirmer ni au


sujet de nos représentations intuitives, ni au sujet des
réalités matérielles.
EINSTEIN

Il arrive qu'on croit découvrir l'infini dans des phénomènes familiers, à


l'échelle humaine, et c'est souvent surprenant. Mais s'agit-il, dans chaque
cas, vraiment de l'infini, ou plutôt d'une illusion ? L'infini est-il autre chose
qu'une construction de notre esprit ? Telles sont les questions qui nous oc-
cuperont dans ce chapitre.

2.1 L'infini dans un reflet


Si un objet est situé entre deux miroirs parallèles, on le voit
une infinité de fois dans les deux miroirs. C'est ce qu'illustre la
figure 1.a. Et si, comme à la figure 1.b, les deux miroirs font entre
eux un angle tout petit ?
Considérons d'abord le phénomène provoqué par les miroirs parallèles.
74 CHAPITRE 2. L'INFINI EST-IL DANS LA RÉALITÉ?

a b

Fig. 1

Lorsqu'un objet se reflète dans un miroir, il suffit de placer un deuxième mi-


roir parallèlement au premier pour voir littéralement surgir une suite infinie
d'images dans les deux miroirs. Le spectacle est toujours étonnant.
Mais comment s'explique cette double infinité d'images ? Et pourquoi
dans chacun des deux miroirs, la première, la troisième, la cinquième images,
etc. sont-elles disposées autrement que la deuxième, la quatrième, la sixième,
etc. ? Les miroirs connaissent-ils les nombres pairs et impairs ?
Pour y voir clair, il faut se souvenir d'abord du mécanisme de la forma-
tion d'une image dans un seul miroir. Rassemblons nos idées. La figure 2
nous montre le début du mécanisme. Considérons un point P, par exemple
une minuscule balle. Il est éclairé par la lumière ambiante. Il renvoie des
rayons lumineux dans toutes les directions. La preuve, c'est que, où que je
me place à proximité, je vois la balle : un rayon venant de celle-ci pénètre
dans mon oeil. C'est ce que représente la figure 2a.
Considérons maintenant la balle P devant un miroir M, dessiné de profil
sur la figure 2b. Sur cette figure, nous avons représenté aussi tout un faisceau
de rayons lumineux partant de la balle vers le miroir. Les rayons venant de
la balle et partant dans d'autres directions ne nous intéressent pas ici.
Ceux qui arrivent sur le miroir sont réfléchis par celui-ci, ce que montre
la figure 2c. Examinons le mécanisme de cette réflexion.
Le rayon a (figure 2c) qui arrive perpendiculairement au miroir est ren-
voyé dans la même direction, c'est-à-dire vers P. Que font les autres rayons?
Choisissons à titre d'exemple le rayon b, que nous isolons à la figure 3a. Il
2.1. L'INFINI DANS UN REFLET 75

a b c

Fig. 2

a b

Fig. 3

arrive sur le miroir en faisant un angle 0 avec la perpendiculaire à celui-ci.


Nous l'appelons le rayon incident. Le miroir le renvoie dans le plan déterminé
par le rayon incident et la perpendiculaire au miroir, et nous l'appelons alors
le rayon réfléchi. Il fait avec la perpendiculaire un angle égal à O. On ex-
prime cela en physique en disant que l'angle de réflexion est égal à l'angle
d'incidence.
À la figure 4a, nous avons prolongé, en trait interrompu, les rayons
réfléchis derrière le miroir. Ces prolongements ne sont nullement des rayons
lumineux : pour s'en convaincre, il suffit d'aller voir derrière le miroir. Ce sont
de simples constructions géométriques. Tous ces prolongements se croisent
en un point P', qui n'est autre que le symétrique orthogonal de la balle P
par rapport au plan du miroir.
76 CHAPITRE 2. L'INFINI EST-IL DANS LA RÉALITÉ?

Pour le montrer, revenons à la figure 3b. Nous avons prolongé le rayon


réfléchi derrière le miroir et traçé la perpendiculaire passant par P au plan
du miroir. Notons P' le point d'intersection de ces deux droites, A le pied
de la perpendiculaire PP' sur le miroir et B le point de réflexion du rayon
b sur le miroir. Les angles marqués 0 sur cette figure sont égaux : il s'agit
des angles d'incidence et de réflexion et d'un angle opposé par le sommet
à ce dernier. Les angles 0 sont donc aussi égaux. Donc les triangles PAB
et P'AB sont deux triangles rectangles égaux. Par conséquent les distances
(PA! et I API sont égales. Ce qui montre que le prolongement du rayon
réfléchi passe bien par le symétrique orthogonal de P par rapport au plan
du miroir.

a b

Fig. 4

La figure 4b montre que, pour un observateur situé devant le miroir, tout


se passe comme si le point P' émettait des rayons dans toutes les directions.
Ceci nous ramène à la figure 2a. Le point P' est l'analogue du point P :
où que l'on situe son oeil devant le miroir, on apercevra ce point comme s'il
était une petite balle réelle.
Si, au lieu d'une toute petite balle, nous avons affaire à un objet de
plus grande taille, chacun des points de celui-ci se comportera comme la
petite balle. Et donc l'image de l'objet dans le miroir apparaîtra comme le
symétrique orthogonal de l'objet réel par rapport au plan du miroir.
Revenons maintenant à notre problème de miroirs parallèles en oubliant
toutes ces constructions et en ne retenant que cette seule propriété : les
points images, situés virtuellement derrière le miroir, se comportent, pour
quelqu'un situé devant le miroir, comme des points réels. Et non seulement
pour quelqu'un situé devant le miroir, mais aussi pour un autre miroir !
2.1. L'INFINI DANS UN REFLET 77

Là est la clef de la double infinité d'images. Pour comprendre cela,


considérons à la figure 5a deux miroirs parallèles A et B dessinés à nou-
veau de profil, et entre les deux un objet auquel nous avons donné la forme
du chiffre 1. Cet objet se réfléchit normalement dans A et dans B (figure 5b).
Mais pour chacun des deux miroirs, les images données par l'autre se com-
portent comme de vrais objets. Donc, chacun des deux miroirs réfléchit
en plus de l'objet réel, l'image qu'il "voit" dans l'autre. D'où deux images
supplémentaires (figure 5c). Mais les choses n'ont aucune raison de s'arrêter
là. Les nouvelles images se réfléchissent elles aussi dans les deux miroirs.
Et ainsi de suite, jusqu'à l'infini (figure 5d). Le tour est ainsi joué, et le
spectacle est complet.

1 r 1
A B A B
a b

1 r 1
A B
c

l' 1
A B
d

Fig. 5

Donc l'infini est dans la réalité. Avec deux miroirs, on le voit !


Quoique... Réfléchissons au temps nécessaire pour que se construise cette
double infinité d'images. Supposons que nous éclairions la balle exactement
à l'instant t = O. Avant t = 0, la balle ne renvoie aucun rayon lumineux. En
t = 0, elle est là. Dès l'instant t = 0, des rayons lumineux partent de l'objet
vers les deux miroirs. Ils voyagent très vite, mais néanmoins le phénomène
n'est pas instantané, car la vitesse de la lumière n'est pas infinie. C'est
78 CHAPITRE 2. L'INFINI EST-IL DANS LA RÉALITÉ ?

seulement lorsqu'ils se sont réfléchis que les deux premières images sont
formées. Et pour que les deux images suivantes se forment, il faut le temps
que les rayons une première fois réfléchis fassent le voyage vers le miroir d'en
face. Et ainsi de suite, en une sorte de partie de ping-pong que se déroulerait
à la vitesse de la lumière, c'est-à-dire 300 000 km par seconde. Le phénomène
est foudroyant, mais pas instantané.
Qui plus est, on s'aperçoit qu'en s'enfonçant dans le lointain, les images
deviennent de plus en plus sombres. C'est qu'une partie de la lumière est
absorbée à chaque réflexion. On doit donc s'attendre à ce que l'énergie lu-
mineuse tende vers zéro. Mais les physiciens nous disent que cette énergie
est quantifiée. Et lorsqu'il ne reste plus qu'un photon entre les deux miroirs,
que fait-il ?
Alors, l'infini est-il vraiment là? Lorsqu'on dit sans y réfléchir davantage
— comme dans l'énoncé de la question au début de cette section — que deux
miroirs parallèles renvoient une infinité d'images, ce n'est pas vrai, puisque
la rangée infinie des images n'est jamais complètement construite, loin s'en
faut. L'infini ne serait donc pas vraiment là... Mais s'il n'est pas vraiment
là, c'est qu'il n'est pas là!
Considérons maintenant les miroirs presque parallèles. On y voit la suite
des images s'incurver, et cela d'autant plus légèrement que l'angle entre les
deux miroirs est petit. Mais où va cette jolie courbe et quelle est sa nature ?
Impossible de le savoir sans raisonner un peu, et le plus simple est sans doute
d'essayer de construire les quelques premières images.

A B

Fig. 6

La figure 6 montre une telle construction. Elle n'est pas tellement éclai-
rante. Mais est-ce que l'intersection des deux miroirs ne pourrait pas nous
aider à trouver l'explication ? Refaisons une figure en prenant entre les deux
miroirs un angle pas trop petit, de manière que l'intersection soit sur la
figure. Après tout, le principe du phénomène doit être indépendant de la
valeur de l'angle.
2.1. L'INFINI DANS UN REFLET 79

P
\ P1

\ P2 1=>

I /
• Pa \ \ / /
S. \ \ /
S. I / /
•• .. \ \
S. \ I / /
\
••. /
... \ \ I //
.. \ \ / / /
.... / /
..... \
S. \ / • /
"...
\
.... \\ /, /
-... I 4,
-...\\
o

Fig. 7

La figure 7 montre les deux miroirs ayant leur intersection en O. L'image


de P par rapport au miroir A se trouve en un point P1 tel que le triangle
OPP1 est isocèle. Le point Pf est construit de manière analogue. Ainsi, la
distance de O à P1 est égale à la distance de O à P, et il en va de même
pour la distance de O à P1'.
Le point ./=) est l'image de Pi par rapport à B. Il est situé de telle façon
que le triangle OPI P2 est isocèle. Le point P2 est situé de manière analogue.
On voit donc que la distance de O à .11' est égale à celle de O à P1, et que
celle de O à P2 est égale à celle de O à P1'. On raisonnerait de même pour
les points suivants. Par conséquent, toutes les images du point P dans les
deux miroirs sont à égale distance du point O. Tous ces points sont sur un
cercle de centre O.
Essayons de passer continûment de la disposition circulaire à la disposi-
tion en ligne droite. Au départ, les deux miroirs forment entre eux un angle
non nul. Diminuons peu à peu cet angle en éloignant l'intersection des deux
miroirs. Au fur et à mesure qu'il se rapproche de l'angle nul, nous voyons
le centre du cercle, c'est-à-dire l'intersection des deux miroirs, s'éloigner de
plus en plus et nous voyons le cercle s'agrandir de plus en plus. Et à la
fin — car il y a bien une fin à ce mouvement, lorsque les deux miroirs sont
parallèles — il y a la droite. Celle-ci apparaît comme "un cercle de rayon infi-
ni". Mais qu'est-ce donc qu'un cercle de rayon infini ? Et où est son centre?
80 CHAPITRE 2. L'INFINI EST-IL DANS LA RÉALITÉ?

Le centre serait à l'infini. Mais où à l'infini ? Car nous avons vu le centre


filer d'un côté, mais si peu que nous dépassions le parallélisme, le cercle
réapparaît avec sa courbure en sens inverse, et le centre revient de "l'infini
d'en face"... Il est d'ailleurs saisissant de remarquer que, lorsqu'on part du
parallélisme et si petit que soit l'angle que l'on forme avec les deux miroirs,
le centre est revenu de l'infini : il a parcouru une distance infinie, commandée
par un geste minuscule.

Fig. 8

Terminons ce problème de miroirs par une observation assez curieuse.


Quel parcours trouve-t-on lorsqu'on remonte le rayon lumineux réel qui ap-
porte à l'oeil une image située au loin dans le miroir ? On peut s'attendre
à ce qu'un tel rayon circule en zigzag entre les deux miroirs. À la figure 8,
nous avons suivi un tel rayon à la trace. Son parcours est étonnamment
compliqué. Et encore n'avons nous pas choisi une image très lointaine...

2.2 L'infini dans les rebonds d'une balle


Une balle' tombe verticalement vers un sol dur. Elle rebondit
une fois, deux fois, trois fois, ..., combien de fois? Et pendant
combien de temps rebondit-elle avant de s'immobiliser ?
Ce problème est également étudié dans C. HAUCHART et N. ROUCHE [45].
2.2. L'INFINI DANS LES REBONDS D'UNE BALLE 81

Combien de fois rebondit-elle ? Cela dépend de la balle et du sol. S'il s'agit


d'une balle "magique" et d'un sol de marbre, peut-être quarante fois, cin-
quante fois... On arrive à compter les premiers rebonds, car ils ne se succèdent
pas trop vite. Mais bientôt la balle fait poc, poc, poc, poc, poc, etc. de plus en
plus vite, et on n'arrive plus à suivre. D'ailleurs, au bout d'un petit temps,
elle s'arrête. Mais quand s'arrête-t-elle exactement ? Car comme elle fait des
bonds de plus en plus petits, il est fort probable qu'à la fin on ne les voit
plus. S'ils échappent ainsi au regard et à l'audition, comment serait-il en-
core question de les compter ? Que faire ? S'agit-il d'une question destinée à
demeurer absolument sans réponse ?
On pourrait songer à regarder les bonds les plus petits au microscope,
à les filmer à beaucoup d'images par seconde pour pouvoir ensuite regarder
le film au ralenti. Mais que de difficultés techniques et de dépenses pour
répondre à une question dont l'enjeu ne semble après tout pas énorme. Car
tout le monde sait bien que la balle, pratiquement, s'arrête. Et personne ne
jouerait autrement à la balle s'il savait combien de fois elle rebondit.
Néanmoins, la question est intrigante. N'y a-t-il donc aucun moyen sim-
ple pour y penser ? N'aurait-on pas l'une ou l'autre indication utile si on
savait selon quelle loi la balle rebondit ? Les premiers bonds sont assez lents
et assez amples pour être observables. Et quant aux bonds les plus petits, ils
obéissent selon toute vraisemblance à la même loi que les bonds plus grands.
Observons donc ces derniers.
Dressons une échelle graduée d'un mètre de haut le long d'un mur, te-
nons la balle à hauteur du sommet de l'échelle et lâchons-la. Observons la
hauteur à laquelle elle rebondit. Un balle magique sur un sol dur rebondit
aux alentours de 70 cm. La première idée qui vient à l'esprit, c'est que la
hauteur de rebondissement serait en rapport constant avec la hauteur de
chute. Si on laisse tomber la balle de 50 cm, on la voit rebondir à environ
35 cm. Bien sûr, il ne s'agit pas là de mesures très précises.
Mais nous pouvons nous rassurer en consultant un cours de mécanique'.
Il nous dit que nous sommes dans le cas de chocs dits serai-élastiques, c'est-
à-dire de chocs où une partie de l'énergie du corps en mouvement disparaît
du fait du choc. Or, et c'était déjà la loi proposée par NEWTON, la part
de l'énergie qui disparaît est en rapport constant avec l'énergie du corps au
moment du choc. Autrement dit, le corps perd à chaque choc le même pour-
centage de son énergie cinétique. Par ailleurs nous savons que, dans notre
cas, après le rebondissement, l'énergie cinétique est convertie en énergie po-
tentielle et que celle-ci est proportionnelle à la hauteur à laquelle la balle

2 Voir par exemple H. BEGHIN [5], page 464.


82 CHAPITRE 2. L'INFINI EST-IL DANS LA RÉALITÉ?

remonte. Nous voici donc rassurés sur le sérieux de notre loi.


Considérons donc que, quelle que soit la hauteur de chute, la balle re-
bondit à 70 % de cette hauteur. Ceci nous permet de calculer les hauteurs
des quelques premiers rebonds. Si la balle est initialement lâchée à 1 mètre
de hauteur, on trouve les hauteurs suivantes exprimées en mètre

1,
0, 7,
(0, 7)2 = 0, 49,
(0, 7)3 = 0, 343,
(0, 7)4 = 0, 2401,
(0, 7)5 = 0, 16807,
(0, 7)6 = 0, 117649,
(0,7)7 = 0, 0823543,
(0, 7)8 = 0, 05764801,

Au huitième rebond, nous trouvons environ 57 mm. Le calcul est celui d'une
suite géométrique banale. En quoi nous avance-t-il ? Notre première ques-
tion était : combien de fois la balle rebondit-elle ? Nous pouvons continuer à
calculer les hauteurs successives. La calculatrice ne nous permet pas d'aller
aussi loin que nous voulons : la suite semblera stabilisée lorsque la limite de
précision de notre calculatrice sera atteinte. Mais théoriquement, nous pour-
rions continuer. Notre calculatrice nous a donné (0, 7)200 = 1, 046184.10-31.
Elle affiche Error pour (0 , 7) mon . Pourtant nous savons que (0, 7)1000 existe
et n'est pas nul. Aussi petit que soit un nombre plus grand que zéro, si nous
le multiplions par 0,7, nous obtiendrons un nombre plus grand que zéro.
Donc — conclusion étonnante — suivant la loi que nous avons adoptée, il y a
une infinité de rebonds. La balle ne s'arrêterait donc jamais ?
Cela mérite réflexion. Je lâche la balle. Elle fait poc, poc, poc, poc, poc, . ..
Je continue à la regarder. Elle semble s'immobiliser. C'est sans doute une
apparence. Si je reviens dans une demi-heure, peut-être sera-t-elle encore
en train de vibrer imperceptiblement ? Et si je reviens demain ? Dans huit
jours ? L'année prochaine ? C'est hallucinant !
Mais alors, que se passe-t-il réellement ? La hauteur des rebonds diminue
très vite. Elle devient rapidement inférieure aux dimensions d'une molécule,
d'un atome, d'un proton,... À ce degré de petitesse, quel sens y a-t-il à par-
ler encore d'un rebondissement de la balle ? À cette échelle, les particules
2.2. L'INFINI DANS LES REBONDS D'UNE BALLE 83

élémentaires dansent un ballet qui n'a plus grand chose à voir avec la phy-
sique des choses observables à notre échelle. Nous devons déclarer forfait :
notre question a perdu son sens. La balle commence par rebondir, certes,
mais au bout d'un temps, elle fait autre chose qui nous échappe. Que dire
de plus ?
Pourtant, la loi que nous avons adoptée est bonne pendant un certain
temps, probablement même pour tous les rebonds que nous pouvons ob-
server. Pourquoi alors ne pas nous en servir pour calculer le temps de ces
rebonds ?
Quelle est la durée de la première chute? Souvenons-nous du cours de
physique. La hauteur h parcourue par un corps lâché sans vitesse initiale
dans le champ de la pesanteur pendant un temps t s'écrit
2
h = 2 gt ,

où g est l'accélération de la pesanteur, qui vaut 9,81 m/sec2 . Ainsi, le temps


de la première chute s'écrit, si nous le rebaptisons to,

2h
to = (2.1)
g
Au premier rebond, la balle remonte jusqu'à 0, 7h, puis redescend. Le temps
de montée est égal au temps de descente. Ainsi, le temps total du premier
rebond est donné par la formule (2.1) dans laquelle on remplace h par 0, 7h,
à condition de doubler ensuite le résultat. Cela donne
2(0, 7)h
t1 = 2 x (2.2)
g
Le temps du second rebond s'obtient en remplaçant dans (2.2), 0, 7h par
(0, 7)2h, ce qui donne
2(0, 7)2h
t2 = 2 x (2.3)
g
Et de façon générale, le temps du ne rebond s'écrit

2(0, 7)nh
tn = 2 x (2.4)
g
Ces formules sont compliquées à lire, principalement à cause de la présence
de la racine carrée. Passons donc aux exposants fractionnaires. La for-
mule (2.1) devient
2h
to = (— ) 7 ,
g
84 CHAPITRE 2. L'INFINI EST-IL DANS LA RÉALITÉ?

et les formules (2.2), (2.3) et (2.4)


= 2(2h (o,7) ,
t1
g)
2i 2h \ i_ i0,7) /.
t2 ,
g) k
2( 2h , ,i
tn, = i 7) 2L .
( ,),
g)
Pour y voir encore plus clair, nettoyons ces formules en posant
( 2h \ . (0,7).
a et 0
g)
Cela donne

to = a, t1 = 2a0, t2 = 2a/32 , ..., tr, = 2a,8n.


La suite des temps de rebondissement est une suite géométrique.
Il en résulte que le temps total de tous les rebondissements (jusqu'à
l'infini !) s'écrit

a + 2a0 + 202 + 2a)(33 + ...+ 2a0n + ...

Donc ce temps total vaut


af3 l+ 0
=a . (2.5)

Avant même de revenir aux valeurs numériques dans cette formule, un


constat étonnant s'impose : en fait, même si nous supposons que notre balle
rebondit une infinité de fois, le temps total de ses rebondissements est fini !
On peut dire que nous avions bonne mine en nous interrogeant ci-dessus sur
ce que la balle serait en train de faire après un mois, une année...
Calculons donc maintenant ce que donne la formule (2.5). Pour h = 1,
nous obtenons d'abord
2h 1 2x11
a = ( —)2 = ( 9,81 )7 = 0,4515...
g
Ensuite
/3 .,...__ ( 7)1/2 = 0, 836 . ..
0,
Ainsi, le temps total des rebonds vaut
1+0,836...
(0,4515...) --' 5, 0546
1 — 0, 836 ...
2.3. L'INFINI SOUS UNE ÉCHELLE 85

Puisque nous avons travaillé en mètres et secondes, notre résultat est en


secondes. Nous trouvons donc un peu plus de 5 secondes pour une balle
lâchée à 1m du sol et rebondissant à 1 de sa hauteur, résultat qui peut être
observé réellement. Il y a loin de 5 secondes à l'éternité! Comme quoi il faut
peu de choses pour se tromper beaucoup.

2.3 L'infini sous une échelle


Un échelle' à double montant est soulevée par une grue comme
le montre la figure 9. Le crochet de la grue, et donc le som-
met de l'échelle, montent à vitesse constante. A quelle vitesse se
déplacent les pieds de l'échelle sur le sol ?

Fig. 9

Un dessin pourrait déjà nous donner des indications sur la vitesse des
pieds de l'échelle. Comme les deux pieds ont des vitesses égales et opposées,
occupons-nous d'un seul. La figure 10 montre dix positions successives du
montant droit, en l'occurence un segment de 10 cm de long.
Le sommet de l'échelle (l'extrémité gauche du segment) monte par étapes
de 1 cm. Au voisinage de la position horizontale, lorsque le sommet de
l'échelle monte de 1 cm, le pied de l'échelle (l'extrémité droite du segment)
se déplace à peine. Par contre, lorsque le segment s'approche de la verti-
cale, un déplacement vertical de 1 cm du sommet provoque un déplacement
considérable du pied. Ainsi, si comme on le suppose le sommet de l'échelle
monte à vitesse constante, le pied se meut de plus en plus vite.
3 Ce problème est également étudié dans le manuel du Groupe AHA [1].
86 CHAPITRE 2. L'INFINI EST-IL DANS LA RÉALITÉ?

Pour montrer encore mieux ce phénomène, nous avons dessiné aussi à


la figure 10 la position du montant lorsque son sommet est à 9,5 cm. Le
passage de 9,5 cm à 10 cm provoque un déplacement spectaculaire du pied
de l'échelle. Cela suffit sans doute à prouver qu'il vaut mieux ne pas passer
sous l'échelle au moment où elle se referme !

10

9,5

10 9.5 9 8 7 6 5 4 3 211

Fig. 10

Pour connaître plus précisément l'évolution de la vitesse, regardons main-


tenant les équations du problème. Plaçons un axe des x et un axe des y
comme l'indique la figure 11. Appelons 1 la longueur du montant et B l'angle
qu'il fait avec l'horizontale. Cet angle est fonction de t.
2.3. L'INFINI SOUS UNE ÉCHELLE 87

Fig. 11
Les coordonnées des points A et B, fonctions du temps elles aussi, s'ob-
tiennent facilement sous la forme

A = (0, /sin 0) et B = (1 cos 9, 0).

Le point B se meut horizontalement. Sa vitesse scalaire vB s'obtient en


dérivant l'abscisse de B, ce qui donne

vB = —/ sin 0 • 8', (2.6)

où 6' désigne la dérivée de 9 par rapport au temps, dérivée qui est elle-même
fonction de t. Mais 6' ne nous est pas donné. Ce qui nous est donné, c'est la
vitesse de A. D'où l'intérêt d'exprimer la vitesse de B en fonction de celle
de A. Il y a heureusement une relation entre les deux. En effet, la vitesse
scalaire de A exprimée en fonction de O' est

VA = / cos 0 • 6'.

Nous pouvons donc écrire


8'= VA (2.7)
1 cos O .
En remplaçant 0' par sa valeur dans (2.6), nous obtenons

sin 0
VB = -VA = -VA tan O. (2.8)
cos()
Puisque la tangente de 0 est nulle en 0 = 0, nous voyons que la vitesse de B
est nulle lorsque le montant est horizontal, ce que nous avions soupçonné.
Mais il y a plus étonnant. En effet, puisque la tangente de 0 tend vers l'infini
88 CHAPITRE 2. L'INFINI EST-IL DANS LA RÉALITÉ?

quand 0 tend vers i, la vitesse du pied de l'échelle tend vers l'infini lorsque
les deux montants se referment.
Nous avions bien soupçonné que cette vitesse allait devenir très grande,
mais d'une grande vitesse à une vitesse infinie, il y a quand même une
sérieuse différence...
Que se passe-t-il donc ? Que les montants claquent un bon coup l'un
contre l'autre, passe encore, mais que relever ainsi une échelle sans précau-
tion provoque une collision à vitesse infinie, c'est plus difficile à croire. Alors ?
Un façon d'en avoir le coeur net serait de faire l'expérience. Ou de demander
à un grutier ce qu'il en pense.
On peut toutefois essayer de voir pourquoi un tel mouvement n'est
pas possible. L'explication qui suit est qualitative. Elle n'est pas aussi sa-
tisfaisante que l'explication complète, tirée des équations dynamiques du
problème.
Le montant de l'échelle tourne autour du point de suspension A. Si la
vitesse de B, qui est horizontale, tend vers l'infini, alors la vitesse de rotation
du montant tend aussi vers l'infini. Or le montant possède une certaine
masse. Comment pourrait-on, en quelques secondes, amener un objet lourd
à tourner à une vitesse dépassant l'imagination ? Il y faudrait une force
énorme, dépassant elle-même toute limite.
Or la seule puissance extérieure au système dont on dipose ici provient
du moteur de la grue, et c'est donc celui-ci qui, par une transmission de force
qu'il est inutile d'analyser en détail, ferait en définitive tourner le montant
à une vitese infinie. Mais la puissance du moteur n'est pas infinie. Donc le
montant ne se mettra pas à tourner comme nous le pensons.
Il se passera autre chose, mais quoi ? Diverses hypothèses sont plausibles :
le moteur peut caler, ou griller, le câble de la grue peut casser, le montant de
l'échelle peut casser aussi. En fait nous montrons dans l'appendice (page 97),
en utilisant des éléments de dynamique, que si l'échelle et les organes de la
grue sont assez résistants, les pieds de l'échelle se soulèvent avant même de se
rejoindre. À partir du moment où ils se soulèvent, les équations cinématiques
utilisées ci-dessus ne tiennent plus : nous avons tout faux ! Les montants de
l'échelle, accrochés au point A, tournent librement autour de ce point sous
le seul effet de leur poids, comme feraient des pendules. Et donc ils finissent
par se rencontrer à une vitese qui n'a rien d'infini.
En conclusion, l'infini nous échappe, une fois de plus. Dans cette réflexion
sur le mouvement de l'échelle, nous ne l'attendions d'ailleurs pas. Il nous est
apparu par surprise. Mais en définitive, il n'était que le produit éphémère
d'un modèle mathématique insuffisant. L'infini est-il donc introuvable dans
la réalité?
2.4. L'INFINI SUR UN TAS DE PLANCHES 89

2.4 L'infini sur un tas de planches


On dispose d'une grande quantité de planchettes identiques'. On
en pose une sur la table, puis une autre sur la première de telle
sorte qu'une de ses extrémités soit au-dessus du vide. Sur cette
deuxième, on en pose une troisième, qui s'avance encore un peu
plus au-dessus du vide, et ainsi de suite. C'est ce que montre la
figure 12. Jusqu'où peut-on aller ? En d'autres termes, quelle est
la longueur maximum que le dépassement peut atteindre ?

Fig. 12

On se dit tout d'abord que si le dépassement est plus grand que la lon-
gueur d'une planchette, le tas basculera. C'est une impression.
Ensuite on peut commencer à essayer tout en raisonnant. On peut, sur
la première planchette en déposer une seconde qui dépasse de la moitié de
sa longueur (figure 13). C'est là un maximum. Au-delà, l'ensemble bascule,
ce que l'expérience prouve immédiatement.

Fig. 13

Donc, pour poser une troisième planchette, il faut reculer la deuxième.


Disposons trois planchettes de sorte que chacune avance sur la précédente
d'un tiers de sa longueur (figure 14). Alors, le centre de gravité du système
formé par les deux planchettes du dessus se trouve juste au-dessus de l'extré-
mité de la planchette du dessous, et le système est au bord du basculement.
On est à nouveau allé aussi loin que possible dans cette voie. À ce moment,
le dépassement total est de deux tiers d'une longueur.
En continuant de la même façon, on dispose quatre planchettes, chacune
en recul d'un quart de sa longueur, et on arrive à un dépassement maximum
de trois quarts de la longueur unitaire. C'est ce que montre la figure 15.
4 0n trouve dans le commerce, sous le nom de Kapla, des boîtes contenant 200 plan-
chettes de 12 cm de long et qui conviennent parfaitement.
90 CHAPITRE 2. L'INFINI EST-IL DANS LA RÉALITÉ?

Fig. 14

Fig. 15

On peut généraliser cette constatation. Avec n planchettes, chacune en


recul d'un ne de sa longueur, on obtient un dépassement maximum de n—n1
de la longueur d'une planchette.
La conclusion, c'est qu'en continuant de la sorte on n'ira jamais plus loin
que la longueur d'une planchette. Ceci a l'air de confirmer notre intuition
de départ selon laquelle la limite est bien celle-là.
On peut se demander toutefois s'il n'y aurait pas moyen de faire mieux
en abandonnant l'idée, commode mais après tout arbitraire, d'un décalage
constant d'une planchette sur l'autre. Mais alors on est tout de suite embar-
rassé : de combien reculer à chaque fois ? Selon quelle loi ?
En essayant à tâtons, on s'aperçoit assez vite que l'on peut pratiquement
aller plus loin que la longueur d'une planchette. C'est ce que montre la figure
16. Cette expérience suffit à ruiner notre intuition initiale. Mais elle ne nous
donne guère d'indication pour continuer.

Fig. 16
2.4. L'INFINI SUR UN TAS DE PLANCHES 91

Retournons donc à la case de départ. La figure 13 nous montrait deux


planchettes, dont l'une dépasse l'autre de la moitié de sa longueur. La plan-
chette du dessus est juste à la limite. Le sytème des deux planchettes a son
centre de gravité situé aux 9 de la planchette de dessous. Donc, si les deux
planchettes étaient collées l'une à l'autre, le système serait stable.

Alors pourquoi ne pas essayer de poser ce système tel qu'il est sur une
autre planchette, qui deviendrait ainsi la planchette du dessous ? Sur la
figure 17, nous avons disposé le tout de sorte que le centre de gravité du
système des deux planchettes du dessus vienne juste au bord de la planchette
du dessous. De cette façon, nous obtenons un dépassement de â + 4.

G4 G3 G2

I I I
X

„ X3
• x4

Fig. 17

Autrement dit, avec trois planchettes, nous obtenons un dépassement de


î , alors qu'avec trois planchettes à la figure 14 notre dépassement n'était
que de 3. Continuons donc dans cette voie.

Toutes nos figures représentent le tas de planchettes penché vers la droite.


Nous garderons ce point de vue dans la suite.

Glissons, sous le système de 3 planchettes, une quatrième planchette dont


l'extrémité droite se trouve exactement sous le centre de gravité du système
des 3. Mais où est ce centre de gravité? Si, comme le montre la figure 17,
on compte les abscisses en partant vers la gauche à partir du centre de
gravité de la planchette du haut et si on prend comme unité de longueur la
longueur d'une planchette, on obtient les abscisses suivantes pour les centres
92 CHAPITRE 2. L'INFINI EST-IL DANS LA RÉALITÉ ?

de gravité des trois premières planchettes prises individuellement

xl = 0,
1
X2
2'
3
X3

et le centre G3 du système de ces trois planchettes a pour abscisse

+ X2 + X3 5
G3=
3 12 .
Comment se construit la loi de formation de ces abscisses? Pour y voir
clair, écrivons les abscisses xn des centres de gravité de chaque planchette
suivie, chaque fois, de l'abscisse Gr, du centre de gravité du système des n
premières planchettes, en mettant en évidence les relations entre ces diffé-
rentes abscisses. Nous avons

Xi = 0, G1 = X11
X2 Gi+x2 = 2 G1+1
= Gi. + , G2 = 2 2
= G1 + 1 ' 1,
2 G2 +x3 — 3G2+ I
2
X3 = G2 + 1, G3 =3 — 3
= G2+ 1 ' 3 ,
•• •
(n-1)G,i_I-Fxn = nGn-11-22-
Xn = Gn--1+ , Gn = n n
= Gri -1 1- • +7 , •

La (n + 1)e planchette doit donc être décalée de â• !--,: par rapport à la


précédente. Nous avons donc

1 1 1 1
xn+i = • (1 + — + — + • • • + -7- )•
2 3 71
Dans les parenthèses ci-dessus, nous reconnaissons le terme général de la série
harmonique. Et puisque celui-ci tend vers l'infini lorsque n tend vers l'infini,
les dépassements possibles n'ont pas de borne. On peut, théoriquement, les
pousser aussi loin qu'on veut. C'est une conclusion presque incroyable, tant
elle trompe le sens commun.
La figure 18 montre un tas de planchettes construit à l'ordinateur en
suivant la règle que nous venons d'établir.
2.4. L'INFINI SUR UN TAS DE PLANCHES 93

I
I
I l
I I
1 1
i l
I
it
I lI I
1 i
1 1

Ii II
I I
I 1
I I
I I
I 1
1 i
1 1
1 I
1 I
1 Il1
1

Fig. 18

Évidemment, nous avons à chaque étape pris le risque maximum, en


plaçant l'extrémité droite de la planchette rajoutée par dessous, exactement
sous le centre d'inertie de l'empilement déjà réalisé. En particulier, aussi
haute que soit cette tour, le centre de gravité du tas de planchettes situé
au-dessus de la plus basse se trouve exactement à une des extrémités de
celle-ci. Question : serait-il possible de réaliser un dépassement total aussi
grand qu'on veut, tout en ne plaçant aucune des planchettes à la limite de
l'équilibre ?
Essayons par exemple de diviser tous les dépassements par 2. Nous ob-
tenons
I 1 1 1
xn+i = 4(1+ 2 -1-- • • •+ 71 )•

Voyons quelle est dans ces conditions l'abscisse Gin du centre de gravité du
système des n planchettes du haut.
Puisque les nouvelles abscisses 4, x2, ... , x'n , ... valent la moitié des
anciennes x l , x2 , . . . , xn, ..., les abscisses Ci , C2, . . . , Gin, . . . doivent
94 CHAPITRE 2. L'INFINI EST-IL DANS LA RÉALITÉ ?

également valoir la moitié des anciennes G1, G2, ..., Gri, ... Et la relation
qui liait x,-, à e2_ 1 , à savoir

r, 1
Xn+1 = L7 71 +
2

nous donne
Xn+1 G", 1
2 — 2 + 4'
c'est-à-dire
1
xn +1 = en +
4•
Conclusion étonnante, quel que soit le nombre n + 1 de planchettes dans la
pile, le centre de gravité des n planchettes du dessus se trouve toujours à
la distance 1 du bord droit de la (n + 1)e planchette ! Cette distance "de
sécurité" est bien confortable.
Ceci fait, souvenons-nous que nous sommes à la recherche de l'infini dans
la réalité. Y a-t-il vraiment moyen de construire une tour avec un dépas-
sement aussi grand que nous voulons ? On le croirait presque, puisque nous
pouvons rester à chaque étape largement à l'écart du point de déséquilibre.
Mais, pour aller très loin, nous devrons réaliser des décalages de plus en
plus petits. Tellement petits au bout d'un temps, par exemple un micron, que
nous ne saurons même plus si nous avons avancé ou reculé. Nous accumule-
rons les erreurs de positionnement, et ces erreurs dépasseront éventuellement
1 d'une planchette.
Qui plus est, comme notre tactique consiste à glisser chaque fois une
planchette sous le tas, nous serons bien en peine de soulever celui-ci sans
qu'il s'écroule. Ou alors, si nous commençons par la planchette du dessous,
tout ce que nous pourrons dire est que pour toute distance L donnée à
l'avance, nous pouvons trouver un nombre N tel qu'avec N planchettes,
nous obtiendrons un dépassement plus grand que L. Cette idée correspond
vraiment celle de la définition de limite donnée au chapitre 1. Mais ici aussi,
pour des raisons pratiques, nous ne pourrons pas nous donner un L vraiment
trop grand.

Exercice. Pour faire durer un peu le plaisir, passons du plancher au pla-


fond. Y a-t-il moyen de construire un mobile comme le suggère la figure 19,
avec des masses suspendues toutes identiques, et de telle sorte que la masse
la plus à gauche soit aussi loin qu'on veut du point de suspension du mobile ?
2.5. INFINI PENSÉ, RÉEL OU MATHÉMATIQUE ? 95

Fig. 19

2.5 Infini pensé, réel ou mathématique ?


Nous l'avons vu, l'infini, ou du moins l'infini potentiel, arrive naturelle-
ment dans notre pensée. Mais la question de ce chapitre ne concernait pas
l'infini dans notre esprit. Nous nous sommes demandés au contraire si l'infini
est dans la réalité. Et nous l'avons cherché dans une réalité assez familière :
dans le problème des deux miroirs, celui de la balle, celui de l'échelle et enfin
celui des planchettes mises les unes sur les autres.
Dans un seul de ces quatre problèmes, celui des deux miroirs, nous avons
cru apercevoir tout de suite l'infini. Certes les deux miroirs tournés l'un vers
l'autre délimitent un espace borné, mais le spectacle des images alternées
filant de part et d'autre est si grand et si fascinant que nous croyons voir
une suite infinie.
Dans le cas de la balle, nous n'avons ni attendu, ni constaté une suite in-
finie de rebonds. Dans le cas de l'échelle, nous n'avons pas fait l'expérience
(car une grue coûte trop cher !), mais nous n'avons a priori attendu rien
que de très banal : la grue devait soulever l'échelle comme un ballot quel-
conque. Enfin pour ce qui concerne les planchettes, avant comme après essai,
nous étions sûrs qu'au-delà d'une certaine longueur du dépassement, la tour
s'écroule : une telle tour est l'image même du déséquilibre. Donc on ne peut
pas dire que l'infini saute aux yeux dans nos expériences.
Nous avons alors examiné chacune des quatre situations mathémati-
quement. Et curieusement, nous avons rencontré l'infini dans toutes. Pour
les miroirs parallèles, nous l'attendions, et donc il ne nous a pas surpris.
Dans les trois autres problèmes, il nous a d'autant plus étonnés que nous ne
l'attendions pas : comment imaginer une infinité de rebonds d'une balle, un
vitesse infinie des montants de l'échelle, une tour aussi "penchée" que l'on
veut et pourtant stable ?
Toutefois, ces représentations mathématiques des quatre situations réel-
les sont des constructions de notre esprit. Ce sont des modèles de la réalité,
non la réalité. Le fait d'y avoir trouvé l'infini dans tous les cas tend à confir-
mer que l'infini se glisse dans notre esprit, qu'il nous est naturel. Mais il ne
prouve nullement que l'infini soit dans la réalité.
96 CHAPITRE 2. L'INFINI EST-IL DANS LA RÉALITÉ ?

Et de fait, lorsque nous avons soumis chacun de nos modèles à la critique


en les confrontant à la situation réelle, nous avons dû constater que l'infini
n'était pas dans celle-ci. Il est intéressant d'observer la variété des raisons
qui nous ont fait rejeter l'infini ou douter de sa présence. Reprenons-les de
la plus banale aux plus évoluées.
Dans notre premier modèle de l'échelle, les montants se rencontraient à
vitesse infinie. Mais ce modèle était sommaire. Il ne prenait pas en compte les
forces en jeu. Avec un modèle revu, et sans sortir de la mécanique classique,
l'échelle échappait à l'infini.
Dans le cas du tas de planchettes, une première observation est que nous
n'avons envisagé que la possibilité d'un tas toujours plus haut. Nous n'avons
pas imaginé un tas infiniment haut. Seul l'infini potentiel s'est offert à nous.
Et encore, seulement si nous ne tenons pas compte des inévitables erreurs de
positionnement des planchettes lorsque les décalages deviennent trop petits,
ni des difficultés de manipulation. Notre critique s'est à nouveau située dans
le cadre de la physique classique.
Dans le cas des miroirs, le fait que la vitesse de la lumière est finie, c'est-
à-dire un fait physique simple, nous a convaincus d'abord qu'il n'y avait pas
une infinité d'images. Puis c'est l'absorption d'énergie à chaque réflexion qui
fait qu'après un nombre fini de va-et-vient, un seul photon, peut-être, tente
l'aller et retour, et comment imaginer ce qui lui arrive ?
Dans le cas de la balle, notre objection reposait sur une évocation assez
vague de la physique des particules, au sein de laquelle la notion de rebond
d'une balle perd son sens. À cette échelle, nous ne savons plus ce qui se
passe : la question que nous nous posions ne se pose plus.
Faut-il conclure de cette analyse que l'infini n'est pas dans la réalité? Il
semble bien en tout cas qu'il ne soit dans aucune de nos quatre expériences.
Remarquons toutefois que dans deux cas au moins, nous avons barré
la route à l'infini à l'aide d'arguments qui auraient été indisponibles à nos
ancêtres d'il y a deux ou trois siècles. Ils ne savaient pas en effet que la vitesse
de la lumière est finie. Ils ne savaient pas davantage que toute matière se
résout en un ballet de particules et d'ondes impossibles à penser comme des
objets ordinaires.
Terminons en soulignant que, dans beaucoup de situations, l'infini sim-
plifie la réalité. Celle-ci est toujours plus complexe que le modèle mobilisant
l'infini, qu'on lui applique. Et puis, de toute façon, que serait l'infini réel ?
Notre interprétation de la réalité passe forcément par notre pensée. Ce que
nous avons mis en évidence, c'est que la pensée de l'infini convient jusqu'à
un certain point à certaines situations réelles, mais cette pensée est finale-
ment toujours remplacée — sans doute parce qu'on cherche à la remplacer —
par une autre d'où l'infini est évacué.
2.6. APPENDICE 97

2.6 Appendice
Revenons au problème de l'échelle soulevée par une grue (voir section 2.3).
En fait ce qui se passe, c'est que les pieds de l'échelle quittent le sol avant
que les deux montants se rejoignent, et qu'ainsi ils n'ont pas l'occasion d'at-
teindre une vitesse infinie.

Fig. 20

Montrons cela en examinant de plus près le phénomène. En réalité, nous


ne nous sommes intéressés jusqu'ici qu'aux positions et aux vitesses, et il va
falloir maintenant que nous regardions aussi du côté des forces. La figure 20
montre les forces qui agissent sur le montant droit de l'échelle. Il y a d'abord
la force appliquée par la grue, puis la force appliquée par le montant
gauche sur le montant droit. Ensuite il y a le poids de l'échelle, que l'on peut
supposer appliqué en son milieu. Ce poids a pour expression me, où m est
la masse du montant et e l'accélération de la pesanteur. Enfin, il faut aussi
e
prendre en compte la réaction - du sol sur le montant. Nous avons dessiné
cette réaction verticale, ce qui suppose qu'il n'y a pas de frottement entre le
pied de l'échelle et le sol. Cette hypothèse n'est certainement pas vraie dans
la pratique, mais il est déjà intéressant de voir ce qui se passe dans un tel
cas. Et de toute façon, il vaut mieux aborder une difficulté à la fois. Comme
souvent lorsqu'on modélise un problème réel, on fait ce qu'on peut... Nous
avons dirigé la force vers le haut, ce qui est bien naturel puisque le sol
soutient l'échelle.
Notons toutefois que s'il nous arrive dans nos calculs de trouver que la
force est au contraire dirigée vers le bas, cela signifiera que le sol essaierait
d'empêcher le montant de l'échelle de décoller, ce qui ne se peut (à moins
que le pied de l'échelle ne soit tenu aussi par au-dessus, ce qui permettrait
une foree de réaction vers le bas).
Pour mettre le problème en équations en prenant les forces en compte,
98 CHAPITRE 2. L'INFINI EST-IL DANS LA RÉALITÉ?

le plus simple est ici d'appliquer le théorème du moment cinétique. Ce


théorème peut s'écrire sous la forme

M' = MF, (2.9)

où M est le moment cinétique du montant de l'échelle autour du point A,


M' est sa dérivée par rapport au temps et où .1/1 - est le moment des forces
appliquées, également calculé au point A.
On a ensuite
1
A4 = — 1 e' , où I = — m/2
3
est le moment d'inertie du montant autour du point A. Compte tenu de la
valeur de 9' donnée par (2.7) (page 87), le moment cinétique s'écrit encore
1
M = -- ri • vA 1 (2.10)
cos 0 .
Le moment des forces appliquées est une expression qui généralise ce qui est
connu, dans la théorie élémentaire des leviers, comme la somme des produits
de chaque force par son bras de levier. Ce moment s'écrit ici
1 cos 9
MF = mg + / cos 0 • R, (2.11)
2
expression dans laquelle g = 9, 81 m/sec2 et R est la composante verticale
de la force . En tenant compte de (2.10) et de (2.11), on récrit l'équation
(2.9) sous la forme
1 sin 0 / cos 0
— — m l • VA • Of = mg + / cos 0 • R.
3 COS2 0 2
En remplaçant à nouveau 0' dans cette équation par sa valeur tirée de (2.7)
et en divisant par cos 9, on obtient
1 2 sin 0 /
m VA r--- -mg + / • R.
3 cos4 0 2
De cette expression, on tire la valeur de R sous la forme
1 1m 2 sin 0
R = — mg — - • vA
2 37 cos4 0 .

Si, pour fixer les idées, on adopte les valeurs g ,--.' 10 m/sec2 , m = 1 kg,
/ = 1 m, vA = 1 m/sec, on obtient
sin 0
R=5
3 cos4 0 «
2.6. APPENDICE 99

Fig. 21

La figure 21 montre le graphique de R en fonction de O. On y voit que


le signe de R s'inverse pour une valeur de 0 approximativement égale à
1, 055 radians, c'est-à-dire à peu près 60 degrés. Ainsi, comme nous l'avons
annoncé, l'échelle quitte le sol avant que ses montants se soient rejoints.
La vitesse du pied de l'échelle est à ce moment d'environ 1, 7 m/sec. Cette
vitesse est donnée par (2.8). À ce moment-là, le problème mécanique change
de nature, puisque la force R disparaît. Les deux montants tombent l'un vers
l'autre selon la loi des pendules ordinaires, et ils se rejoignent avec moins de
fracas que nous ne l'avions craint.
Par ailleurs, la figure 21 donne une idée de la croissance extraordinaire
de la force qu'exercerait sur le pied de l'échelle un guide qui tendrait à
l'empêcher de quitter le sol. Voilà un expérience qu'il vaut mieux ne pas
tenter : il est certain en effet que le guide ou le câble casserait, ou le moteur
calerait, ou la grue se renverserait. Bref il y aurait du vilain.
Chapitre 3

L'infini est en vue

Au commencement de la géométrie, on dit : "on donne


le nom de parallèles à deux lignes qui, prolongées à
l'infini, ne se rencontreraient jamais". Et, dès le com-
mencement de la Statique, cet insigne animal de Louis
Monge a mis à peu près ceci : Deux lignes parallèles
peuvent être considérées comme se rencontrant, si on
les prolonge à l'infini.
STENDHAL

Être est meilleur que ne pas être.


ARISTOTE

3.1 L'infini en perspective


Quand' on regarde une route qui s'enfonce droit dans le lointain, on voit
ses bords se rejoindre à l'horizon. Mais l'horizon n'est pas à l'infini. L'infini
est certainement beaucoup plus loin. Néanmoins, lorsqu'un objet s'éloigne
de plus en plus d'un observateur, celui-ci le voit de plus en plus petit. Alors
que la distance de l'objet croît sans limite, sa taille apparente s'approche de

1 Ce chapitre traite de problèmes liés à la perspective à point de fuite. En ce sens, et bien


que son premier objectif soit une rencontre particulière avec l'infini, on peut considérer
qu'il constitue une introduction à la géométrie projective. Mais il ne s'enfonce pas dans
cette théorie. On n'y trouvera par exemple aucune allusion directe au birapport. Et même,
nous y traitons l'un ou l'autre problème de perspective par des méthodes originales relevant
de l'analyse. Il est parfois bien intéressant de travailler certaines questions par des moyens
qui échappent aux mathématiques habituellement attachées à celles-ci. Il arrive qu'elles
s'en trouvent éclairées, mieux motivées.
102 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

plus en plus de zéro. Est-ce que ce phénomène s'arrête néanmoins quelque


part ? L'infini semble être à portée du regard. Creusons donc la question en
essayant de voir quels horizons la perpective nous ouvre sur l'infini.

3.1.1 Dessiner sur une fenêtre

Une fenêtre est un rectangle percé dans un mur. Un tableau est un


rectangle accroché au mur. Supposons que je voie par la fenêtre une rue et
l'église du village, et que le peintre ait représenté sur son tableau cette rue
et l'église, de manière "réaliste", telles que je les vois moi par la fenêtre,
c'est-à-dire comme si l'image du paysage que j'aperçois était fixée sur la
fenêtre. Qu'est-ce qui fait la différence entre ce que je vois par la fenêtre et
ce que montre le tableau, en particulier lorsque je change un peu de place
devant la fenêtre?
Pour l'essentiel, ce que je vois par la fenêtre est bien ce que montre aussi
le tableau. Toutefois, si je bouge un peu devant la fenêtre, je ne vois plus
exactement la même chose. Par exemple, si je fléchis les jambes et que mes
yeux se trouvent donc un peu plus bas qu'auparavant, je vois un peu plus
du ciel, et un peu moins de la chaussée et des trottoirs. De plus, quand je
bouge, je vois la porte de l'église à travers un autre endroit de la fenêtre. En
bougeant assez, je peux amener la porte de l'église hors du cadre.
Au contraire, si je modifie ma position devant le tableau, celui-ci demeure
cadré sur les mêmes objets : il me présente toujours exactement le même
spectacle, les mêmes objets aux mêmes endroits du tableau.
Ces observations nous amènent à conclure que pour dessiner sur une
vitre ce que l'on voit au travers, le dessinateur doit demeurer immobile, car
sinon il ne saurait plus "où dessiner quoi", ni si tel ou tel objet aperçu à la
périphérie de la vitre doit ou non être dessiné.
En fait, ce qui doit demeurer immobile devant la vitre, c'est moins la per-
sonne que ses yeux. Mais par ailleurs nous avons deux yeux. Et lorsque nous
considérons un objet pas trop éloigné, nous le voyons différemment de l'oeil
droit et du gauche. On vérifie cela facilement en fermant alternativement
l'un et l'autre. Donc si on veut que chaque point du paysage corresponde à
un et un seul point de la vitre, il faut regarder avec un seul oeil, et le tenir
tout le temps au même endroit devant la vitre.
La figure 1 montre un observateur qui dessine sur une vitre placée devant
lui en regardant d'un seul oeil à travers un oeilleton. Ce procédé constitue
le principe de la perspective centrale, encore appelée perspective à point de
fuite. On appelle un tel montage, facile à bricoler, fenêtre d'ALBERTI, du
nom du premier auteur qui a exposé les principes de la perspective (en
3.1. L'INFINI EN PERSPECTIVE 103

Fig. 1

1435), ou encore vitre de DÜRER, du nom du peintre et graveur allemand


qui l'a popularisé (voir A. DÜRER [33]).

3.1.2 Les règles de la perspective

Dessinez2 sur une vitre verticale l'image de quelques figures géo-


métriques simples et horizontales, par exemple celles qui sont
données par un jardin rectangulaire ou une table. Comment la
figure se déforme-t-elle lorsqu'on passe à sa représentation.
Dégagez de vos observations une loi de représentation de deux
droites parallèles. Comment justifiez-vous cette loi ?

Dessiner sur une vitre des objets que l'on voit au travers revient à "pro-
jeter" ceux-ci sur la vitre. Pour expliquer cela, imaginons que le dessinateur
fixe un point A et pointe son image A' sur la vitre, comme à la figure 2. Le
dessinateur voit le point A et son image A' se superposer. Ces points A et
A' sont donc alignés avec son oeil. Le point A' est à l'intersection de la vitre
et de la droite du regard OA.
ALBERTI [2] a défini "le plan pictural comme intersection de la pyramide
formée par les rayons visuels ayant pour sommet l'oeil de l'observateur et
pour base l'objet à représenter".

Définition. La transformation qui envoie un point A, situé "derrière" le


plan Ir de la vitre, sur le point A' intersection de la demi-droite OA et du
plan 7r s'appelle projection centrale de centre O sur le plan 7r.
2À propos de la découverte des règles de la perspective, voir aussi T. GILBERT [43].
104 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

Fig. 2

Mais quel effet cette transformation a-t-elle sur les objets ? Commençons
par examiner le cas d'un rectangle. Pour cela, imaginons la situation présen-
tée à la figure 3 où le dessinateur trace sur la vitre l'image d'une longue
table. Les bords de la table perpendiculaires à la vitre ont pour images des
segments non parallèles dirigés vers un même point P.

Fig. 3

Pour comprendre ce phénomène, prolongeons mentalement les bords de


la table et imaginons que nous suivions des yeux un point parcourant le bord
droit AB. Lorsque le point est proche de la vitre, son image est en bas à
droite : le point d'intersection de AB avec la vitre est un point de l'image
cherchée. Puis, au fur et à mesure que le point s'éloigne de la vitre, le regard
devient de plus en plus horizontal, il se rapproche de plus en plus de la
droite issue de l'oeil O et parallèle au bord AB. L'image du point courant
3.1. L'INFINI EN PERSPECTIVE 105

s'approche donc du point P, intersection de cette droite avec la vitre. Ce


point P est appelé le point de fuite de l'image de AB.

Définition. Le point de fuite de l'image d'une droite d sur ir est le point


d'intersection de 7F et de la droite parallèle à d passant par O.

Nous pouvons faire de même pour l'autre bord : si le peintre regarde "au
loin" sur la droite prolongeant ce bord, son regard est parallèle à celle-ci et
coupe la vitre en P. Les deux images fuient donc toutes deux vers le même
point de fuite P. C'est le point vers lequel converge l'image d'un point fuyant
vers l'infini sur la droite AB ou sur la droite DC.
En ce qui concerne le bord BC de la table, son image est horizontale.
En effet, ce bord est parallèle à la vitre. Son image, intersection de la vitre
avec la portion de plan formée des droites passant par l'oeil et reposant sur
le bord BC est donc parallèle à ce bord et de ce fait horizontale.
Considérez la situation où les bords de la table ne sont ni paral-
lèles ni perpendiculaires à la vitre, comme à la figure 4.

Fig. 4

À nouveau, les points d'intersection de la vitre avec les bords de la


table sont des points des images cherchées. Un raisonnement semblable au
précédent permet de conclure que le point de fuite des images des deux bords
parallèles AB et DC est le point Q, intersection de la vitre et de la parallèle
à ces bords passant par l'ceil (voir figure 5). En effet, si le dessinateur fixe
un point très éloigné sur un des bords (prolongé), son regard est presque
parallèle à ce bord. En outre, l'image du bord BC a maintenant un point
106 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

de fuite qui se construit en considérant la droite partant de l'ceil et parallèle


à BC.

Fig. 5

Ces deux expériences de dessin nous permettent d'énoncer deux règles


de la perspective.

Proposition. Les images de droites parallèles (deux ou davantage), non pa-


rallèles au plan de projection, fuient vers un même point de fuite, intersection
du plan de projection et de la droite parallèle aux droites à représenter et
passant par le centre.

Proposition. Une droite parallèle au plan de projection a pour image une


droite qui lui est parallèle.

Nous avons justifié la deuxième règle en évoquant des intersections de


plans. Cette méthode peut également être utilisée pour justifier la première
et en particulier le fait que l'image d'une droite (ne passant pas par le
centre de projection) est une droite. On se situe alors plus dans un contexte
de projection que de dessin en perspective. En effet, comme le montre la
figure 6, la projection centrale d'une droite d sur un plan 7r est comprise
dans l'intersection de deux plans, à, savoir le plan ir et celui formé par le
faisceau de droites partant du centre O et reposant sur la droite d. Et ce
dernier plan comprend la droite parallèle à d passant par O.
3.1. L'INFINI EN PERSPECTIVE 107

b.
1 1111111M1

Fig. 6

Désormais nous désignerons le plan de projection indifféremment par les


termes "tableau", "vitre" ou "plan de projection".
Les règles de perspective énoncées ci-dessus vont nous permettre de des-
siner divers objets simples en perspective et cette fois en nous passant d'une
vitre.
Dessinez une boîte parallélépipédique en perspective, sans utili-
ser de vitre.
En appliquant les deux premières règles de perspective, on construit un
dessin du type des figures 7 ou 8.
La figure 7 représente deux boîtes dont une a deux faces parallèles à la
vitre. Dans ce cas, seules les images des arêtes perpendiculaires à la vitre ont
un point de fuite. L'autre boîte a seulement quatre arêtes parallèles à la vitre.
Deux familles d'images de droites parallèles ont chacune un point de fuite.
Remarquons que si les deux boîtes sont posées sur un plan horizontal et si la
vitre est verticale, les trois points de fuite sont alignés sur une horizontale.
Celle-ci s'appelle la ligne d'horizon. Elle est composée des points de fuite
des images de toutes les droites horizontales.
La figure 8 représente un cas plus quelconque où aucune arête n'est
parallèle à la vitre (la boîte n'est donc plus posée sur un plan horizontal).
Les trois familles d'images de droites parallèles ont chacune un point de
fuite.
Exercice. Nous n'avons rien dit concernant les positions relatives des
trois points de fuite des arêtes d'un parallélépipède rectangle. En partant de
trois points de fuite en situation quelconque (non alignés), peut-on toujours
dessiner un parallélépipède rectangle ?
108 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

...7.. 7' ---:.

.--- , N'. ----.


--..
,- N..

..---'- N.
N
N

Fig. 7

Fig. 8

3.1.3 Un bateau s'éloigne vers l'horizon

Les deux infinis de PASCAL [60] sont tout autant mathématiques que
mystiques. Voici comment il les a considérés un jour, du point de vue d'un
observateur situé au bord de la mer.

Et dans l'espace, le même rapport [que dans les nombres] se voit entre ces deux
infinis contraires ; c'est-à-dire que, de ce qu'un espace peut être infiniment prolongé,
il s'ensuit qu'il peut être infiniment diminué, comme il paraît en cet exemple : Si
on regarde au travers d'un verre un vaisseau qui s'éloigne toujours directement,
il est clair que le lieu du diaphane où l'on remarque un point tel qu'on voudra
du navire haussera toujours par un flux continuel, à mesure que le vaisseau fuit.
Donc, si la course du vaisseau est toujours allongée et jusqu'à l'infini, ce point
3.1. L'INFINI EN PERSPECTIVE 109

haussera continuellement ; et cependant il n'arrivera jamais à celui où tombera le


rayon horizontal mené de l'oeil au verre, de sorte qu'il en approchera toujours sans y
arriver jamais, divisant sans cesse l'espace qui restera sous ce point horizontal, sans
y arriver jamais. D'où l'on voit la conséquence nécessaire qui se tire de l'infinité de
l'étendue du cours du vaisseau, à la division infinie et infiniment petite de ce petit
espace restant au-dessous de ce point horizontal.

La figure 9 montre la situation. La vitre y est présentée de profil et


apparaît comme un segment. Le point choisi sur le bateau est le sommet du
mât. En s'éloignant de la vitre, ce point décrit une droite horizontale DE.
Le regard de l'observateur correspond à la droite OE et coupe la vitre en C.

Fig. 9

Un tel mouvement est impossible pratiquement puisque la terre est ron-


de. Le phénomène décrit est inobservable aussi pour une autre raison : c'est
que le bateau devrait s'éloigner de la vitre "jusqu'à l'infini", ce qui est impos-
sible. Ce n'est pas encore ici, pas plus qu'au chapitre 2, que nous trouverons
l'infini dans la nature. L'expérience de PASCAL est donc une expérience de
pensée. L'essentiel se passe dans l'esprit. Les droites, les points, les angles
sont des objets idéaux. Et lorsque PASCAL écrit "De ce qu'un espace peut
être infiniment prolongé, il s'en suit qu'il peut être infiniment diminué",
de quel espace parle-t-il ? Certainement d'un espace "intellectualisé", mais
qui néanmoins emprunte certaines de ses propriétés à la représentation sur
une vitre, d'un bateau en mouvement, en bref d'une situation très concrète.
aujourd'hui
Quoiqu'il en soit, une chose est assez remarquable dans le bateau de PAS-
CAL : c'est qu'à chaque position du bateau (ou du point E) correspond un
point de la vitre, et réciproquement. Or les positions du bateau s'étendent,
à l'infini (au moins en pensée) vers la droite, tandis que les points corres-
110 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

pondants sur la vitre sont tous compris dans le petit segment qui va de
D à P. Quelle disproportion ! Il y a, en un certain sens, la même quantité
de points dans le parcours infini du bateau et dans le parcours du point
sur la vitre. Comment est-il possible que des points en aussi grand nombre
puissent être comprimés en un aussi petit espace ? Y a-t-il des trous entre
eux, qui permettent la compression ? Ou bien la droite est-elle élastique ?
Ainsi, l'ensemble des points d'une droite ou d'un segment recèlent bien des
mystères.
Mais à nouveau de quoi s'agit-il ? De la droite qui court au-dessus de la
mer et du segment sur la vitre, ou de la droite et du segment dans notre
esprit ? Nous reviendrons au chapitre 4 sur la constitution de la droite.

3.1.4 Carreler à perte de vue

La figure 10 reproduit une peinture de A. LORENZETTI (L 'annonciation,


1344) sur laquelle on voit un carrelage. La reproduction réaliste des carre-
lages a été l'une des grandes préoccupations des peintres qui, au quinzième
siècle, ont mis au point les lois de la perspective.
Les rangées de carreaux parallèles au bord inférieur du tableau
sont de largeur décroissante au fur et à mesure que l'on passe de
l'avant-plan à l'arrière-plan. Quelle peut bien être la loi de cette
décroissance? À une certaine époque (cf. E. PANOFSKY [58]),
une règle de bonne pratique appliquée par les peintres était de
donner à chaque rangée de carreaux une largeur des deux tiers
de la rangée précédente. Qu'en pensez-vous ?
Une idée qui vient spontanément devant une suite décroissante comme
celle des largeurs de carreaux est qu'il s'agit d'une suite géométrique : une
suite dans laquelle le rapport de chaque terme au suivant est constant. Si
tel était le cas, la règle de bonne pratique des anciens serait correcte dans
son principe, même s'il faudrait encore s'assurer que 3est la bonne valeur.
Partons de la figure 11 qui représente une rangée de carreaux dont cer-
tains côtés ont été prolongés jusqu'au point de fuite. Si nous appliquons la
règle des deux tiers pour tracer les transversales successives, arriverons-nous
à couvrir, fut-ce en pensée, tout l'espace jusqu'au point de fuite, représentant
l'infinité de rangées? Si la hauteur de la première rangée dessinée est a, la
hauteur totale pour l'infinité de rangées est donnée par la limite de la série
géométrique
3.1. L'INFINI EN PERSPECTIVE 111

Fig. 10
112 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

qui n'est autre que (cf. l'égalité (1.9) de la page 26)

1
a ( ) = 3a.
1— 1
3

Fig. 11

Pour que cette règle ait une chance de fonctionner, il faudrait donc déjà
que a vaille le tiers de la distance h qui sépare la première transversale du
point de fuite ... Mais puisque le côté des dalles peut varier d'un carrelage
à l'autre, cette distance ne peut pas toujours fixée au tiers de h. La règle des
deux tiers est donc à exclure. Du moins ce rapport î ne peut-il pas convenir
dans la plupart des cas. Mais la question, plus générale, que nous posons est
la suivante : le rapport entre deux rangées successives est-il constant ?

h = ho

Fig. 12
3.1. L'INFINI EN PERSPECTIVE 113

Pour y répondre, considérons la figure 12 où le rapport d'une rangée à


la suivante vaut une constante r et où la distance h vaut 1 a r . Pour fixer les
idées, reprenons r = 3 et h = 3a. Considérons maintenant la suite (hn ) des
écarts entre le point de fuite P et les transversales et celle (an ) des largeurs
des rangées transversales. Nous avons
ho = h ao = a
h1 = h — a = 2a= 3h o a l =
Le triangle Ai Bi P est donc une réduction au 3du triangle A0 B0 P. Et
puisque les hauteurs al et ao , correspondant aux premières rangées de ces
deux triangles, sont aussi dans le même rapport, les hauteurs restantes h2 et
h1 sont également dans le même rapport. En itérant ce processus, on peut
voir que la suite (ha ) est également géométrique, de raison 4.
Ce fait se généralise pour une suite géométrique (an ) de raison quel-
conque r, de la façon suivante : si

an = an—ir = a • r n

et
a
h=
1—r
on a
n-1
h„ = h — ai

n-1
= h— ari ,
i.o
et par conséquent

l — rn
hn = h a
1—r
h — h(1 — rn)
= h • rn

Donc si (a n ) est une suite géométrique de raison r et si E 0 a, = h, alors


(hn ) est aussi une suite géométrique de raison r.
La similitude évoquée pour la figure 12 indique aussi que l'on peut passer
d'une rangée à la suivante par une homothétie de rapport 3et de centre
P : un trapèze représentant un carreau de la première rangée est semblable
à celui juste au-dessus, et à celui d'encore au-dessus, etc. Leurs diagonales
114 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

sont alors parallèles (figure 13), puisque toutes les homothéties transforment
chaque droite en une droite parallèle. Or cela n'est pas possible, puisque ces
diagonales sont parallèles dans la réalité et non parallèles à la vitre, et que
par conséquent leurs images doivent avoir un point de fuite. L'hypothèse
d'homothétie — et par là même, celle de suite géométrique — est donc fausse.

Fig. 13

Remarquons que le recours aux diagonales nous donne aussi un moyen


de tracer les transversales successives, et cette fois correctement. C'est ce
que montre la figure 14.

Fig. 14

Ce procédé utilisant les diagonales peut également servir à déterminer si


un carrelage en perspective est correct. Dans la peinture de LORENZETTI, les
diagonales forment des lignes brisées. C'est aussi le cas pour les carrelages
construits en appliquant une loi géométrique comme le montre la figure 15.
Mais alors, à quelle loi correspond la suite des distances des trans-
versales au point de fuite, de même que les largeurs des images
des rangées de carreaux ?
3.1. L'INFINI EN PERSPECTIVE 115

Fig. 15

Pour le savoir, traçons une vue de profil (figure 16). Plaçons un axe
des x le long de la rangée de carreaux et un axe des y le long de la vitre,
celle-ci étant placée au bord du carrelage. En choisissant convenablement
le sens et les origines des deux axes — que nous avons fixés en fonction des
simplifications que cela entraîne dans les calculs —, nous obtenons

h y
x=

ce qui donne
hd
y = — •

En particulier si d = h = 1.

1
y= — • (3.1)
X

Maintenant, si on note a la largeur des carreaux, on obtient x n = 1 + na


pour les abscisses des transversales du carrelage. Cela donne les distances
y„ du point de fuite à l'image des transversales sur le tableau :

1
yn = 1+ na (n = 0, 1, 2,

La suite des yn est donc une suite harmonique (cf. définition page 14).
Par ailleurs, ce qui nous intéresse davantage, c'est la suite des u — Yn+1•
Nous calculons
1 1 a
Yn Yn+1 =
1 + na 1 + (n + 1)a (1 + na)(1 -1- (n + 1)a).
116 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

Fig. 16

En particulier pour a = 1, cela donne


1
Yn Yn+1
(1 + n) (2 + n)

Les largeurs des images des quelques premières rangées de carreaux


valent alors
1 1 1 1 1 1 1 1 1 1
= ,
1•2 2' 2•3 6' 3•4 12 4•5 20' 5•6 30'
S'il s'agissait d'une suite géométrique, la suite des quotients de deux termes
successifs serait constante, alors qu'ici nous obtenons
1
'é 1 30= 4
T=
12 = 42 1 20
1 =
3
1 '
2 12 5 20

Ce rapport augmente sans cesse. Si on calcule son expression générale, on


obtient
1
(n+2)(n+3) n+1
(n+1)(n+2)
n + 3'

Il tend vers 1 lorsque n tend vers l'infini. Ainsi, il est possible qu'une suite
tende vers 0 quand n tend vers l'infini, alors même que le quotient de deux
termes successifs tend vers 1. Ce phénomène est quelque peu paradoxal, car
la propriété des quotients indique que les termes successifs diminuent de plus
en plus lentement et qu'ainsi la suite aurait tendance à se transformer en
une suite constante. Et de fait elle s'approche de plus en plus d'une suite
constante... nulle !
3.1. L'INFINI EN PERSPECTIVE 117

Pour bien se représenter la différence qu'il y a dans ce contexte entre la


suite géométrique et celle correspondant à une perspective correcte, il nous
semble amusant de rapprocher deux images d'un carrelage (figure 17) : l'une
correcte, et l'autre basée sur la loi des 3, juste pour voir l'impression qu'elles
font chacune.

MIL
Fig. 17

Remarquons au passage que la première correspond à la photo d'un car-


relage. En effet, une photographie est une image par projection centrale,
comme un dessin en perspective. La figure 18 montre les dispositifs d'une
part de l'ceil et de la vitre, et d'autre part de l'objectif et de la pellicule.
Les rayons lumineux venant de l'objet à représenter se croisent d'une part à
l'endroit de l'oeil et d'autre part à l'endroit de l'objectif. La seule différence
significative est que la vitre est placée entre l'objet regardé et l'oeil, tandis
que la pellicule est placée derrière l'objectif. Dans le cas de l'appareil pho-
tographique, l'image est renversée, mais elle est géométriquement semblable
à l'image sur la vitre.
La figure 19 montre un carrelage photographié avec un objectif de dis-
tance focale de 35 mm. En regardant dans le lointain, on voit les rangées
de carreaux tassées les unes contre les autres, et on constate en tout cas
que le lointain n'est pas une réduction à l'échelle de ce qui est vu à distance
rapprochée.
Pour vérifier cet effet, nous avons fait un zoom en choisissant des dis-
tances focales de 75 mm et de 150 mm. C'est ce que montre la figure 20. Il
est assez clair que les trois vues du carrelage ne sont pas semblables. Sur la
figure 19, la largeur des rangées diminue assez rapidement, sur la figure 20a
moins vite, et sur la figure 20b encore moins vite. Sur cette dernière les
118 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

vitre objet

oeil

objet
pellicule objectif

Fig. 18

largeurs des rangées ont l'air d'être presque égales.


Cela confirme que l'idée d'homothétie, et donc de suite géométrique, est
inadéquate, sinon le zoom aurait donné des figures semblables.
L'effet que nous venons de détecter se confirme d'ailleurs si on repense à
une expérience cinématographique familière. Un cheval, filmé au téléobjectif,
vient au galop de l'horizon vers l'opérateur. Pendant de longues secondes, il
grandit lentement, lentement... avant de se mettre à croître beaucoup plus
vite lorsqu'il est vraiment proche.

Fig. 19
3.1. L'INFINI EN PERSPECTIVE 119

Fig. 20

Exercices. 1. Comment faut-il planter des arbres le long d'une route pour
qu'ils aient l'air d'aller vers l'horizon selon la loi des î ?
2. Sans rien calculer, représenter en perspective une droite graduée.

3.1.5 Point à l'infini et limite


Revenons maintenant aux premières règles concernant la représentation
de droites parallèles : nous savons que les images de droites parallèles (non
parallèles à la vitre) ont le même point de fuite. Pour trouver celui-ci, nous
traçons une droite passant par l'oeil et parallèle aux droites à dessiner ; son
point d'intersection avec la vitre est le point de fuite.
Cette parallèle aux droites à dessiner représente la "limite du regard"
du peintre balayant une de ces droites. Le fait que l'image sur la vitre de
120 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

toute une demi-droite ne soit qu'un segment donne l'impression que le regard
du peintre peut réellement parcourir cette demi-droite jusqu'à l'infini et on
aurait bien envie de dire que le peintre regarde à l'infini sur la droite, ou sur
une des droites à représenter, n'importe laquelle. Mais le point de fuite est-il
l'image d'un point sur ces droites? Non évidemment, puisque deux parallèles
ne se rencontrent pas... À moins qu'elles ne se rencontrent à l'infini ? On
l'entend parfois dire. Le point de fuite serait alors l'image du point à l'infini
des droites parallèles, de leur point d'intersection. Mais ce point existe-t-il
vraiment ? Pour l'instant et si nous voulons conserver la définition de droites
parallèles (droites coplanaires qui n'ont pas de point d'intersection), il vaut
mieux considérer ces affirmations comme des abus de langage, ou plutôt des
abréviations sensées évoquer une situation de projection.
Néanmoins, dans la suite nous trouverons commode d'utiliser ce type
d'expression. Par souci de clarté, précisons-les maintenant.
Au premier chapitre, les locutions où intervenait l'infini (par exemple,
"cette somme infinie vaut 100") ont toujours été interprétées en termes de
limite. Ici aussi, la théorie des limites suffit à donner une signification rigou-
reuse à ce genre de locution.

Terminologie. — La phrase "le point de fuite P de l'image d'une droite d


est l'image du point à l'infini de cette droite" peut se traduire par "lorsqu'un
point tend vers l'infini sur la droite d, son image tend vers le point P".

Évidemment la théorie des limites a été élaborée dans le domaine des


nombres. Or nous sommes en présence de points, de droites et de plans.
Pour raccrocher ce contexte aux nombres, parlons en termes de distances.
L'idée est alors que si un point de d est suffisamment éloigné du plan de
projection, alors son image est aussi proche qu'on veut du point P. Plus
précisément, quel que soit le réel c > 0, il existe un réel m tel que tout point
X de d dont la distance au plan de projection est supérieure à ni a une
image distante de P de moins de E.
Remarquons que nous avons parlé du point à l'infini commun à toutes
les parallèles. Ne devrions-nous pas plutôt en envisager deux? L'un à l'infini
dans un sens, et l'autre dans l'autre sens ? Nous laissons pour l'instant le
lecteur méditer sur cette question et nous y reviendrons à la section suivante.
Relevons encore que l'infini est parfois bien pratique. En effet, pour des-
siner en perspective une boîte ou une maison, il est bien commode de s'aider,
pour la construction, des points de fuite et de la ligne d'horizon, c'est-à-dire
des images des points à l'infini.
3.2. Y A-T-IL VRAIMENT DES POINTS À L'INFINI? 121

3.2 Y a-t-il vraiment des points à l'infini ?


3.2.1 Aller à l'infini et en revenir
Revenons à la situation où on dessine sur une vitre verticale
des objets aperçus dans un plan horizontal. Si on dessine sur la
vitre un rectangle dont deux côtés sont verticaux, de quoi est-il
l'image?
A priori, on cherche un quadrilatère. De plus, nous savons que les deux
côtés horizontaux du rectangle sont images de deux segments parallèles à la
vitre. Qu'en est-il des côtés verticaux? Ils ne fuient pas vers un point, donc
ils ne sont pas images de deux segments parallèles. D'un autre côté, deux
droites sécantes semblent bien avoir pour images deux droites sécantes et
non parallèles comme nous le voudrions, comme le montre par exemple la
figure 21. Que se passe-t-il donc?

Fig. 21

Pour y voir clair, prolongeons les deux côtés verticaux jusqu'au plan
horizontal d'une part et jusqu'à la ligne d'horizon d'autre part (figure 22).
À quoi correspondent les segments [A1A2] et [A'I A'2 ] dans le plan horizontal
h? Considérons le rayon visuel qui, passant par l'ceil O, glisse le long de
[A1A2] en remontant de Al vers A2. Le point Al est le point de départ de
ce que l'on cherche. Lorsque le rayon passe par A2, le regard pointe vers
le point à l'infini de la droite cherchée — parce qu'a priori il s'agit bien
d'une droite, non? — et nous donne sa direction. Le segment [Ai A2] est
donc l'image d'une demi-droite e issue de Al . De même le segment [A11A'2 ]
est l'image d'une demi-droite e' issue de Ai. Le quadrilatère cherché est
122 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

donc un trapèze (voir figure 23). Mais qu'a-t-il donc de particulier pour être
représenté par un rectangle ? Et quelle est l'image du point d'intersection
des droites qui prolongent ses côtés non parallèles ?

Fig. 22

Fig. 23

Pour répondre à ces questions, examinons le problème sous un autre


angle. Les rayons lumineux passant par l'oeil et reposant sur les deux côtés
verticaux sont inclus dans deux plans rd et r d' (voir figure 24). Les intersec-
tions de ceux-ci avec le plan horizontal h sont des droites qui incluent e et
e'. Or l'intersection des plans rd et rd, est la droite verticale passant par O.
Les droites incluant e et e' sont donc sécantes en un point Q de cette droite
verticale. Et quelle est l'image de ce point ?
3.2. Y A-T-IL VRAIMENT DES POINTS À L'INFINI ? 123

Fig. 24

L'idée de considérer les plans entiers 7rd et rd, et leurs intersections avec le
plan horizontal entier d'une part et de chercher l'image du point Q d'autre
part nous amène à sortir du cadre de la perspective. Alors que, jusqu'à
présent, seuls les objets visibles à travers la vitre nous intéressaient, nous
allons maintenant considérer la projection centrale des autres points du plan
horizontal h. La surface de projection sera un plan et non plus une fenêtre
bornée par un cadre. De même, le rayon visuel sera remplacé par une droite.
C'est dans ces conditions que nous parlerons dorénavant de la projection
centrale de centre O sur le plan 7r. Nous abandonnons donc la définition
plus restreinte de projection centrale que nous avions adoptée à la page 103.

Définition. La projection centrale de centre O sur le plan Ir (ne contenant


pas O) est la transformation qui envoie un point quelconque A (non compris
dans le plan ro parallèle à ir passant par O) sur le point A' tel que

A' = ()A n 7r.


Le point Q n'a pas d'image sur 7r. Mais voyons ce qui se passe lorsque
l'on s'approche de ce point.
Si une droite e de h est envoyée sur une droite verticale d de
7T,à quel parcours sur d correspond un parcours continu de la
droite e ?
Commençons notre ballade du côté droit de e (voir figure 25). Le point
à l'infini de e — continuons à parler comme cela — est envoyé sur le point
de fuite P de d. Suivons un point X qui va vers la gauche. Son image X'
descend sur la droite d. Lorsqu'il est en X1, son image est en XI. Lorsqu'il
124 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

est en X2 dans le plan 7r, il coïncide avec son image X. Poursuivons vers la
gauche : X' continue à descendre. Si on avance encore, l'image X' file vers
l'infini vers le bas au fur et à mesure que X se rapproche de Q, point de
percée dans h de la verticale passant par O. Nous pourrions dire que Q est
envoyé sur le point à l'infini en bas de la droite d (tiens, voici un point à
l'infini dans r, et non plus dans h!). Mais lorsque X passe de l'autre côté
de Q, l'image X' revient de l'infini "en haut". Nous devrions dire que Q est
envoyé sur les deux points à l'infini de d...

Fig. 25
Continuons le parcours. Lorsque X s'éloigne de Q sur e vers l'infini à
gauche, l'image X' descend à nouveau et se rapproche du point de fuite P
de d. Nous pourrions dire aussi que P est l'image du deuxième point à l'infini
de e.
Remarquons que les situations des droites e et d sont complètement
symétriques. Nous pouvons permuter le paysage et le tableau (bien qu'il
soit peu commun de dessiner un paysage vertical sur un tableau horizontal).
Ce qui est en cause, c'est la projection centrale d'un plan sur un plan.

3.2.2 Retour aux limites


La construction de l'image d'une droite par projection centrale d'un plan
sur un plan donne lieu à des phénomènes assez compliqués, entre autres en
3.2. Y A-T-IL VRAIMENT DES POINTS À L'INFINI? 125

ce qui concerne les approches de l'infini. Pour nous expliquer à ce sujet,


nous avons abondamment recouru aux points à l'infini. Et en plus nous en
avons utilisé deux ! Or nous ne savons toujours pas s'ils existent. Les évoquer
demeure commode, même si c'est un peu inquiétant. Demandons-nous tout
de même si nous pourrions continuer à nous en passer.
Comment expliquer ces phénomènes d'approche de l'infini en
termes de limites?
Reprenons la situation précédente (figure 25). Nous devons distinguer
deux phénomènes. Le premier est que, quand X tend vers l'infini d'un côté
ou de l'autre sur e, X' tend vers le point de fuite P sur d. Cela veut dire
que pour tout E > 0, il existe un nombre positif m tel que, si la distance de
X à Q sur e est supérieure à m, la distance de X' à P sur d est inférieure
à E.
Le deuxième phénomène est que lorsque X tend vers Q sur e, X' tend
vers l'infini d'un côté ou de l'autre sur d. Cela revient à dire que pour tout
nombre positif m, il existe un c tel que si la distance de X à Q sur e est
inférieure à E, la distance de X' à P sur d est supérieure à m.
En parlant de paysage et de tableau, nous avons dit, même si cela n'était
qu'une façon de parler, que le point de fuite des images de deux parallèles
représente le point à l'infini où les parallèles "se rejoignent". Qu'est-ce que
tout cela devient maintenant que nous considérons des droites entières ?
Ce n'est pas trop difficile à dire, ni même à représenter. La figure 26
montre quelques parallèles du plan h qui ont toutes, dans notre langage,
un même point à l'infini à droite et un même point à l'infini à gauche,
représentés tous deux par l'unique point de fuite P de leurs images sur 7.

3.2.3 Les points à l'infini existent-ils?


En avançant dans notre exploration des projections centrales, nous avons
continué à parler des points à l'infini. Nous pouvons toujours considérer cela
comme un abus de langage (car nous n'avons pas défini les points à l'infini)
assez pratique, ou mieux comme un langage bien défini, une façon d'exprimer
des phénomènes que nous pourrions clairement, mais lourdement, énoncer
en termes de limites.
Qui plus est, nous avons rencontré d'une part deux points à l'infini, mais
avec une seule image, et réciproquement certains points à distance finie
envoyés sur deux points à l'infini. D'où une nouvelle question : garderons-
nous cette idée de deux points à l'infini ?
Le moment est venu de discuter de ces questions.
126 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

Fig. 26

Première question : quels sont les arguments pour et contre les points à
l'infini ?
D'abord — nous venons de le rappeler — ils facilitent l'explication des phé-
nomènes. Ils sont plus commodes à cet égard que les limites, instruments
ou expressions assez compliqués. Ensuite, la perspective nous donne l'idée
des points à l'infini : nous voyons un point de fuite, nous imaginons qu'il est
l'image d'un point à l'infini. Le tableau est comme une photographie. Il y a
un point là sur la photo, comment n'y en aurait-il pas un qui lui corresponde
dans le paysage ?
N'empêche, si nous supposons l'existence de points à l'infini, nous contre-
disons la géométrie que nous connaissons, entre autres la définition des
parallèles. Celles-ci sont définies comme ne se rencontrant pas. D'ailleurs,
lorsque deux points X et X' tendent vers l'infini dans une même direction
respectivement sur deux parallèles, ils ne tendent pas l'un vers l'autre. Ce
sont leurs images par une projection centrale qui tendent vers un même
point.
Ainsi la définition des parallèles ne nous conduit pas, au contraire, à l'idée
des points à l'infini. Alors, sommes-nous prêts à abandonner la géométrie
établie ? À en refaire une autre ? Ce serait une décision majeure. Elle semble
d'autant moins urgente que nous savons tout expliquer en termes de limites,
et qu'en outre l'infini demeure une chose mystérieuse : affirmer qu'il existe
3.2. Y A-T-IL VRAIMENT DES POINTS À L'INFINI? 127

des choses à l'infini est bien audacieux. Personne en tout cas n'ira jamais y
voir !
Tout cela n'est pas très clair mais... on peut toujours essayer de "faire
comme si", même si cela nous plonge, pendant un moment, dans une zone
de flou. Nous verrons, sans trop nous soucier de la rigueur au début, ce que
cela donne, et si nous arrivons à une proposition de théorie cohérente et
intéressante, nous tenterons de la présenter plus formellement.
Un autre argument en faveur des points à l'infini : dans la géométrie ordi-
naire, presque toutes les droites se rencontrent, seules les parallèles font ex-
ception. Ce serait peut-être intéressant d'essayer de construire une géométrie
sans cette exception. Mais c'est là une intention très... intellectuelle et une
motivation faible.
Deuxième question : à supposer que les objections contre les points à
l'infini ne nous intimident pas, encore devrons-nous choisir entre un et deux
points à l'infini sur chaque droite. Quels sont les arguments à cet égard'?
De manière assez naturelle, nous avons parlé de deux points à l'infini.
Et de fait, un seul serait à première vue assez choquant.
Néanmoins lors du parcours de la droite e (voir figure 25), le point image
X' a dû faire un saut du point à l'infini "en bas" à celui "en haut" de d.
Considérer que ceux-ci sont distincts, c'est rompre la continuité du parcours-
image sur d. Au contraire, décider qu'il ne font qu'un, c'est assurer le main-
tien de la continuité d'un mouvement par projection. Cela nous fait repenser
au bateau de PASCAL (section 3.1.3). Lorsqu'il filait vers l'infini sur la mer,
son image se rapprochait du point de fuite. On pourrait imaginer que le
bateau revienne de l'infini par l'autre côté, c'est-à-dire dans le dos de l'ob-
servateur, son image continuant à s'élever au-delà du point de fuite... Mais
l'importance de l'effort à fournir montre bien le côté arbitraire d'une décision
en faveur d'un seul point à l'infini par droite. Ce seul point aurait le don
d'ubiquité : il serait à la fois aux deux bouts de la droite. Est-ce crédible ?
Ou alors faudrait-il imaginer chaque droite comme une vaste courbe fermée ?
Autre point de vue : comme nous l'avons déjà remarqué, la projection
centrale d'un plan sur un plan envoie habituellement chaque point sur un
et un seul point-image et réciproquement. Mais si nous imaginons qu'il y a
deux points à l'infini sur chaque droite, ils sont tous les deux envoyés sur une
seule image. Et si nous essayons d'inverser cette fonction, nous trouvons que
ce point image est envoyé sur deux points originaux. Par conséquent, la pro-
jection centrale d'un plan sur un plan n'est non seulement pas une bijection,
mais ce n'est même plus une fonction. Et au contraire, si nous supposons
qu'il n'y a qu'un seul point à l'infini sur chaque droite, nous obtenons bien
128 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

une bijection. Ainsi, la perspective, qui nous a permis d'imaginer ces points
à l'infini, nous amène maintenant à n'en considérer qu'un par droite.
Enfin, imaginer deux points à l'infini conduirait à ce que deux droites
parallèles se coupent en deux points. Ainsi, la nouvelle géométrie à construi-
re ne supprimerait pas l'exception des parallèles : les sécantes se couperaient
en un point et les parallèles en deux. Où serait l'avantage?
Pour les trois raisons que nous venons d'évoquer (continuité conservée
par projection, bijection de la projection, unicité du point d'intersection de
deux droites), nous parlerons dans la suite d'un seul point à l'infini par
droite, malgré une certaine difficulté de l'imaginer.

3.2.4 Image d'un point qui n'a pas d'image


Notons 7ro le plan parallèle à 7r et passant par O. À strictement
parler, les points de 7ro n'ont pas d'image sur 7r. Pourtant, le point
Q d'intersection de h et de la verticale passant par O est envoyé,
avons-nous dit, sur le point à l'infini d'une droite particulière
(voir figure 25), car si un point X tend vers Q sur une certaine
droite e, alors son image X' tend vers le point à l'infini de l'image
de e. Et si X tend vers Q sur une autre droite que e ?
La figure 27 montre deux droites el et e2 sécantes en Q et non incluses dans
le plan ro. Pour chacune d'elles, nous trouvons un point A, de son image à
l'intersection de la droite e, avec 7r. Le point de fuite Pi de la droite-image
se trouve en menant une parallèle à e4f passant par O.

Fig. 27

Les deux triangles QA1 42 et OPI P2 étant translatés l'un de l'autre, les
droites images Pi Ai et P2 A2 sont parallèles.
3.2. Y A-T-IL VRAIMENT DES POINTS À L'INFINI? 129

Proposition. Soit ro le plan passant par le centre O et parallèle au plan


de projection 7r. Soit Q un point de 7ro , différent de O. Toutes les droites
passant par Q, non incluses dans ro, ont pour images des droites qui sont
parallèles.

Le point Q serait donc envoyé sur le point à l'infini de chacune des


droites parallèles à A1P1 . Mais souvenons-nous qu'à la section 3.1.5, nous
avons parlé d'un point à l'infini commun à deux droites parallèles : le dessin
en perspective nous le montrait sous l'apparence du point de fuite. Nous
rencontrons donc ici pour la deuxième fois la nécessité de n'accepter qu'un
point à l'infini pour toute une famille de droites parallèles. Cela n'a d'ailleurs
rien d'étonnant vu la réciprocité de la projection. Nous dirons que Q a pour
image le point à l'infini commun à toutes les droites parallèles à A1 P1 !
Oui, mais les chemins qui mènent à Q ne sont pas tous rectilignes... Et
si on fait tendre X vers Q sur une courbe comprenant Q ou sur une droite
incluse dans 7r0 ? Ces problèmes seront examinés à la section 3.3.
A ce stade de notre réflexion, nous nous risquons à dire
que le point de fuite des images de toutes les droites parallèles à une
droite donnée est l'image du point à l'infini qui leur est commun,
que le point Q du plan ro est envoyé sur le point à l'infini commun à
toutes les droites parallèles à OQ, et enfin
que le point d'intersection de deux droites parallèles est un point à
l'infini.

3.2.5 Les points manquants

La géométrie familière étudie surtout des figures : les triangles, parallé-


logrammes, cercles, etc., et dans cette géométrie, les propriétés des points,
droites et plans que l'on utilise servent avant tout à l'étude des figures. Qui
plus est, lorsqu'on étudie une figure, on n'a pas à se demander où elle est dans
l'espace. En réalité, dans cette géométrie, on ne s'interroge pas vraiment sur
l'espace comme tel.
Apparemment, nous sommes en train ici de nous enfoncer dans une
géométrie assez nouvelle. En effet, après avoir adopté le point de vue du
peintre qui regarde jusqu'à l'horizon à travers une vitre, nous avons porté
notre attention plus loin encore, en considérant des projections centrales de
plans et de droites entiers sur des plans et des droites entiers. Ces objets
immenses traversent tout l'espace. De plus, nous sommes tentés d'incorporer
à l'espace des objets extrêmement lointains, dont l'existence même nous fait
problème. Nous nous approchons avec circonspection d'un infini géométrique
130 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

qui garde une part de mystère.

Le langage lui-même nous tend un piège. En effet, le point à l'infini est un


substantif, tout comme l'infini dans l'expression la limite quand n tend vers
l'infini. Il est assez choquant a priori de donner un nom à quelque chose qui
n'existe peut-être pas. Les expressions dans lesquelles ce substantif apparaît
sont définies en bloc.

Résumons nos constatations. Il est plus facile de parler de points à l'in-


fini que de limites. Mais nous ne savons pas si ces points existent. Ils ont
une image en perspective, ce qui nous donne l'impression de les voir. S'ils
existent, ils ne sont en tout cas pas des points comme les autres, sinon ils
contrediraient la notion même de parallèles. Mais les parallèles elles-mêmes
ne sont-elles pas une vue de l'esprit ? Est-il raisonnable d'affirmer l'exis-
tence de droites (du plan) ne se rencontrant pas, même pas là où personne
ne pourra jamais aller vérifier. Et si elles se rencontraient, serait-ce en un ou
deux points ? Il y a du pour et du contre pour chacune de ces deux options.
Bref nous sommes dans le flou.

Mais alors, est-ce que la science clarifie les choses ou non ? Au dix-
septième siècle, RENÉ DESCARTES [25] se donnait comme première règle
de sa méthode "de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la
connusse évidemment être telle [...]" Et trois lignes plus loin, il décidait "de
ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si
clairement et si distinctement à mon esprit que je n'eusse aucune occasion
de le mettre en doute." Dans cette optique, il faut bien reconnaître que nos
points à l'infini ne sont pas des choses si claires et si distinctes.

Au même siècle, BLAISE PASCAL écrivait que l'ordre de la géométrie "ne


suppose que des choses claires et constantes par la lumière naturelle, et c'est
pourquoi il est parfaitement véritable, la nature le soutenant à défaut du
discours'. Est-ce que nos points à l'infini sont dans la nature au sens de
PASCAL? On aurait plutôt tendance à dire que non. Pourtant, ils ont été
introduits en géométrie par GIRARD DESARGUES, contemporain de PASCAL.
Celui-ci les a utilisés. Mais parfois il leur donnait le nom curieux mais très
significatif de points manquants.

3 Le discours, c'est-à-dire la preuve.


3.3. DIVERSES FAÇONS DE S'APPROCHER DES POINTS... 131

3.3 Diverses façons de s'approcher des points à


l'infini
3.3.1 Un escalier tournant en perspective

Un escalier tournant photographié dans son axe est vu comme


une spirale. Quelle spirale ? Parmi les figures 28, 29, 30, 31,
32, y en a-t-il une (ou plusieurs) qui serait l'image — forcément
schématique — d'un escalier en perspective?
La spirale d'Archimède ressemble à un boudin que l'on enroule. Si on la
parcourt du centre vers l'extérieur, on voit qu'à chaque tour elle s'écarte du
centre de la même distance (l'épaisseur du boudin).
La spirale logarithmique est celle, dit-on, du nautilus : la figure 33
montre` une coupe de ce beau coquillage. On pourrait aussi l'appeler la
spirale -géométrique" ou "homothétique". En effet, lorsqu'on la parcourt de
la périphérie au centre, la distance au centre diminue dans la même propor-
tion à chaque tour. Autrement dit, toutes les spires — une spire correspond
à un tour complet — sont semblables.
La figure 34 montre' un escalier tournant photographié à peu près dans
son axe. De quelle spirale peut-il bien s'agir ?
Le cas de la spirale d'Archimède peut être écarté : l'écartement entre
les spires y est constant, ce qui ne peut pas être le cas pour l'escalier en
perspective.
Pour choisir entre les figures restantes, reprenons l'argument de l'écart
entre les spires en nous rappelant celui des transversales d'un carrelage.
Après tout, les spires de l'escalier également écartées s'éloignent de nous
comme les transversales d'un carrelage. Or, dans les photos, celles-ci sont de
plus en plus tassées les unes sur les autres au fur et à mesure qu'on s'approche
du point de fuite. Comme nous l'avons vu, le rapport d'un écart au suivant
tend vers 1. Nous retrouvons un phénomène analogue pour l'escalier : sur
la photo, les spires les plus lointaines sont tassées les unes sur les autres.
Tout comme nous avons écarté la suite géométrique pour le carrelage, nous
devons ici écarter la spirale logarithmique.
Restent les trois autres spirales dont nous ne connaissons pas grand
chose. sinon l'allure. La figure 31 ressemble assez à la photo de l'escalier.

'Photographie de EDWARD \VESTON (Museum Graphics).


5 Photographie de MIGUEL RAURICH (Triangle Postals).
132 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

Fig. 28 : La spirale d'Archimède

Fig. 29 : La spirale logarithmique

Fig. 30
3.3. DIVERSES FAÇONS DE S'APPROCHER DES POINTS. . . 133

Fig. 31

Fig. 32

1 64
j

Fig. 33 :Nautilus
134 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

Fig. 34
3.3. DIVERSES FAÇONS DE S'APPROCHER DES POINTS... 135

Elle pourrait être la bonne. Avant de mettre le problème en équation, exa-


minons les deux autres spirales en essayant de les éliminer ou de les accepter
sans recourir encore à des équations.
La spirale de la figure 30 possède, semble-t-il une asymptote. Mais la
présence de celle-ci est-elle compatible avec la situation ?
Imaginons la projection d'une rampe d'escalier d'axe vertical infinie vers
le haut, le centre O de projection étant sur l'axe et le plan de projection 7r
au-dessus de O comme à la figure 35. Le nombre de spires vers le centre est
évidemment infini, mais le nombre de spires comptées d'un point précis de
la spirale vers l'extérieur est fini : il correspond aux spires de l'hélice entre
le point correspondant de l'escalier et le centre O.

Fig. 35

Intéressons-nous à l'image de la première spire au-dessus du centre O.


Lorsque l'on descend le long de l'hélice, on s'approche de son point d'in-
tersection avec le plan (x, y) — appelons ce point Q. Or celui-ci est envoyé
à l'infini sur le plan 7r. Ce fait pourrait bien expliquer l'existence d'une
asymptote à la spirale. Nous reviendrons sur ce point plus tard.
Les spires de la figure 32 sont tassées les unes sur les autres et de plus en
plus serrées lorsque l'on s'approche du centre. Cela fait penser à la photo de
la figure 20 représentant un zoom de carrelage. La figure 32 pourrait bien
correspondre à un zoom d'un immense escalier. En allant vers le centre, les
136 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

spires sont tellement serrées qu'il serait impossible de les dessiner autrement
que par une plage toute noire.
Étudions maintenant le problème analytiquement. On appelle hélice cir-
culaire la courbe qui modélise une rampe d'escalier en colimaçon. Soit donc,
comme le montre la figure 35, une hélice circulaire dessinée dans des axes
orthogonaux et admettant pour représentation paramétrique

r = R,
= 0,
z = -2atro.

Nous avons désigné par R le rayon du cylindre sur lequel l'hélice s'enroule et
par a le pas de l'hélice (c'est la hauteur entre les deux extrémités d'une spire
de l'hélice). Supposons que l'oeil de l'observateur (le centre O) se trouve à
l'origine des coordonnées et qu'il regarde vers le haut, c'est-à-dire dans la
direction positive de l'axe des z. Pour fixer les idées, situons le plan 7r à la
cote z = d.
Si un point X situé n'importe où dans l'espace a pour coordonnées cylin-
driques (r, 0, z), son image sur ir a les coordonnées (Ir, 0, d) (voir figure 36).
Donc un point de l'hélice, de coordonnées (R,O,i-- '7,0), est envoyé sur le point
de coordonnées
.R
( 27. 0 d).
0.(1a ' '
En choisissant, pour simplifier l'écriture, les valeurs = d = R = 1, nous
obtenons pour l'équation de la spirale

1
r (3.2)

Nous reconnaissons là la forme de fonction qui intervenait dans l'équation


(3.1) (page 115) et qui donnait la distance au point de fuite de l'image d'un
point du plan horizontal en fonction de la distance de ce point au plan 7r0.
Cette ressemblance est bien normale puisque ici r est la distance au centre
de la spirale, sorte de point de fuite de celle-ci, et 0 est égal à z qui est la
distance du point courant de l'hélice au plan 7r0.
Remarquons aussi que si l'on fait tendre 0 vers 0 dans l'équation r =
alors r tend vers l'infini. Cela montre que la première spire de l'hélice au-
dessus de O a une image qui "tend vers l'infini". Mais cela ne nous assure
pas encore qu'elle possède une asymptote : elle pourrait tendre vers l'infini à
la manière d'une parabole, par exemple. Pour éclaircir ce problème, utilisons
3.3. DIVERSES FAÇONS DE S'APPROCHER DES POINTS... 137

Fig. 36
les équations cartésiennes de la spirale

cos 0
1
Y — sin 0.
e
Lorsque 0 tend vers 0, x tend vers l'infini et y tend vers 1. Ainsi cette spirale
possède une asymptote ! On l'appelle spirale hyperbolique ou homographique.
Elle est dessinées à la figure 37a.
En fait les figures 30, 31 et 32 montrent toutes les trois des spirales homo-
graphiques, susceptibles de représenter une hélice en perspective centrale !
La figure 30 correspond à une photo prise avec un très grand angulaire et
montre le comportement de la spirale à la périphérie, alors que la figure 32
correspond à un zoom et montre le comportement de la spirale plus près du
centre. Contrairement à celles de la spirale logarithmique pour lesquelles un
zoom ne changerait rien, les spires supplémentaires de la spirale homogra-
phique sont de plus en plus serrées.
Rien n'empêche de supposer l'hélice prolongée à l'infini du côté
des z négatifs (ou des 0 négatifs). Quelle est la projection de
l'hélice complète sur le plan Ir à partir du centre 0 ?
6 La figure 37a est l'image de l'hélice de la figure 35 sur r, vue du dessus. Or il
est plus normal d'imaginer cette image vue du dessous. Il suffit pour obtenir une telle
représentation d'appliquer à cette spirale une symétrie orthogonale.
138 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

Fig. 37

L'équation (3.2) est toujours valable. La courbe correspondante est une


double spirale représentée à la figure 37b. Les deux spirales entrecroisées
s'approchent d'un même centre, mais en tournant dans des sens opposés.
Elles s'approchent aussi toutes deux de la même asymptote, mais l'une à
gauche et l'autre à droite. On peut lire ces propriétés dans les équations,
mais on peut aussi les "voir" en imaginant la projection.
Peut-on interpréter l'asymptote de l'image d'une hélice en termes
de perspective ?
La spirale se rapproche de plus en plus de l'asymptote et sa pente tend
vers la pente de celle-ci. tout comme quand une courbe se rapproche de sa
tangente. Nous avons envie de dire que l'asymptote est tangente à la spirale
en son point à l'infini. Un argument pour cela est qu'elle est l'image en
perspective de la tangente à l'hélice au point Q (figure 38), celui-ci étant
envoyé sur le point à l'infini commun à la spirale et à l'asymptote. Ainsi,
tangente et asymptote se correspondent par le biais de la perspective.
3.3. DIVERSES FAÇONS DE S'APPROCHER DES POINTS... 139

Fig. 38

Nous venons de parler, sans trop de précaution, d'une tangente à l'hélice.


Nous nous contenterons ici de cette vue intuitive de la tangente et ne nous
lancerons pas dans une théorie des courbes gauches (celles qui ne sont pas
situées dans un plan).

Fig. 39

Exercice. Comment la spirale polygonale de la figure 39 peut-elle être


interprétée en perspective ?
140 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

3.3.2 Une parabole en perspective


Un personnage dont l'ceil est au point O (figure 40 entreprend de
dessiner sur la vitre la parabole d'équation y = x 2 . Dessinez-la à
sa place en utilisant le papier quadrillé représenté en perspective
à la figure 41.

Fig. 40

Fig. 41

Considérons d'abord la parabole dessinée dans un système de coor-


données muni d'un quadrillage comme le montre la figure 42. Nous reportons,
sur le quadrillage en perspective, des points de cette courbe, à commencer
par ceux qui possèdent des coordonnées entières (figure 43). Dans cette vue
en perspective, les deux bras de la parabole, qui sur la figure de départ (fi-
3.3. DIVERSES FAÇONS DE S'APPROCHER DES POINTS... 141

gure 42) s'écartent indéfiniment l'une de l'autre, se rapprochent au contraire


de plus en plus au fur et à mesure que l'on considère des points de plus en
plus éloignés. En quelque sorte, les parallèles à l'axe des y convergent plus
rapidement vers le point de fuite que les bras de la parabole ne s'écartent
de l'axe des y. Ces deux bras semblent devoir "se rejoindre" au point de
fuite. Ce phénomène est toutefois malaisé à vérifier, car nous n'arrivons pas
à dessiner les points dont les abscisses et les ordonnées sont très très grands.

Fig. 42

Fig. 43

Avant d'essayer de voir clair à partir des équations, voyons si d'autres


arguments peuvent nous convaincre. Par raison de symétrie, il nous suffira de
regarder la partie droite de la parabole. Ce bras coupe toutes les parallèles
à l'axe des y. Son image doit donc couper toutes les droites fuyant vers P.
Plus précisément (voir figure 44), aussi proche que soit une demi-droite PA
142 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

de la ligne d'horizon, le bras de parabole passe au-dessus de PA et demeure


au-dessus. Pensons ensuite à une autre propriété de la parabole : mis à part
les deux axes, toute droite issue de l'origine des axes coupe la parabole en
deux points. Donc, si proche de P que soit un point B à droite de P, le bras
de droite passe à gauche de SB et demeure à gauche. On se rend compte
ainsi que cette partie de la courbe est forcée de fuir vers P en s'approchant
tangentiellement de la ligne d'horizon. Alors cette courbe ne serait-elle pas
une ellipse ?
P B

Fig. 44

Considérons l'ensemble des droites issues du centre de projection et s'ap-


puyant sur la parabole. Si on a quelques connaissances sur les coniques (el-
lipses, paraboles, hyperboles), on soupçonne que cet ensemble est un cône
(moins une droite). L'image de la parabole correspond donc à une section de
ce cône par un plan. Dans ces conditions et étant donné ce que nous avons
déjà découvert, cette image ne peut effectivement être qu'une ellipse.
Venons-en maintenant aux équations. Dans les notations de la figure 45,
on trouve
Y h
d y+d
et
—X
y+d d
On en déduit que l'image d'un point (x, y) a pour coordonnées

{ X = y+d
—d X
cl h
Y y+d •
3.3. DIVERSES FAÇONS DE S'APPROCHER DES POINTS... 143

Fig. 45

Si de plus, comme c'est le cas pour les points de la parabole,

y = x2,

on obtient
X = ed x,
y = _f_
c
{ x dh,
c'est-à-dire
Y
X = —x- ,
ri
avec
dh
x2 =y-- d.

D'où
y2
2 dh
X = (v. - d) • - p - ,

qui devient
dY dY 2
X2 =
h h2 '
ou encore
x2 + —
d (y2 — hy) = o,
h2
144 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

que l'on peut encore écrire


x 2 + (y h )2 _
c1
h 2 4.
Cette dernière équation est bien celle d'une ellipse centrée en (0,
Si pour simplifier l'écriture on choisit d = h = 1, on obtient alors
l'équation
1)2 = 1
X2+(Y -
4
qui est celle du cercle de rayon centré en (0, 1).
Concluons par un étonnement. Nous disons que deux droites parallèles,
aussi écartées soient-elles l'une de l'autre, se rejoignent à l'infini. Mais ici
nous considérons les deux bras de la parabole : ils s'écartent indéfiniment
l'un de l'autre, et pourtant ils ont un point commun à l'infini ! Faut-il y
croire ? La perspective en tout cas nous y invite. Si de plus nous définissons
la parabole comme l'intersection d'un cône et d'un plan parallèle à une
génératrice, alors le point à l'infini commun à ce plan et à cette génératrice
du cône devra bien en faire partie. Or ce point à l'infini est aussi celui de
Faxe de symétrie de la parabole. Vue comme cela, celle-ci ne peut donc que
comprendre le point à l'infini de son axe.
Mais comment se convaincre que ses deux bras y mènent ? A priori quel
lien y a-t-il entre ceux-ci et l'axe dont justement ils s'écartent toujours plus ?
Ce lien, on peut le saisir en modifiant continûment le plan de section du cône
comme suggéré à la figure 46 : on voit alors une ellipse s'allonger de plus en
plus jusqu'à devenir la parabole, à la limite, lorsque le deuxième sommet de
l'ellipse a "rejoint" l'infini. Or sectionner ce cône (celui des droites passant
par O et s'appuyant sur la parabole) revient bien à prendre la projection
centrale de la parabole. Autrement dit, c'est bien la perspective qui nous
fait "voir" la parabole comme une ellipse dont le deuxième sommet est à
l'infini.
Remarquons en passant que si la parabole a un point à l'infini du côté
des y positifs, ce point est aussi au loin du côté des y négatifs, c'est-à-dire là
vers où la parabole ne va pas du tout... En tout cas, la parabole offre une
façon étrange d'"atteindre" un point à l'infini.
En conclusion, la parabole a un point à l'infini, dont l'image est le sommet
de l'ellipse sur la ligne d'horizon. À nouveau c'est l'éclairage de la perspective
qui invite à cette façon de voir.
Par ailleurs le problème de la parabole et sa solution nous inspirent
un autre problème : quelle est l'image de l'ellipse de la figure 47 par une
projection centrale de centre O sur le plan horizontal ?
3.3. DIVERSES FAÇONS DE S'APPROCHER DES POINTS... 145

Fig. 46

Fig. 47

Bien sûr, la solution est immédiate. Il s'agit d'une parabole, ce problème


étant l'inverse du précédent ! L'intérêt de cette question est qu'elle apporte
un élément nouveau à "l'identification", via la perspective, des tangentes
et des asymptotes. En effet, l'ellipse, tangente à la droite do au point Q
(figure 47) a pour image une courbe ne possédant pas d'asymptote. Recon-
sidérons donc maintenant ce lien entre tangente et asymptote. C'est l'objet
de la section suivante.

3.3.3 Quand une tangente se projette-t-elle sur une asymp-


tote ?
Dans quel cas et pour quelle raison les tangentes correspondent-
elles, en perspective, à des asymptotes?
146 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

Pour ne pas être perturbés par des changements de point de vue, rame-
nons-nous d'abord à la situation standard où nous considérons la projection
à partir d'un point O sur un plan vertical 7r d'une courbe dessinée dans
un plan horizontal h. Comme d'habitude, appelons 71-0 le plan parallèle à 7r
passant par O. La figure 48 montre, dans ces conventions, l'ellipse projetée
sur la parabole.

Fig. 48

Une première condition pour qu'"une tangente soit envoyée sur une a-
symptote" est bien entendu que le point de tangence se situe dans le plan
ro . Une deuxième semble être que la tangente ne soit pas incluse dans le
plan 7ro. En effet, le cas de la projection de l'ellipse sur la parabole nous
fournit un exemple où un comportement tangentiel ne se transforme pas en
un comportement asymptotique. Il y a lieu, dans ce cas, de s'interroger sur
l'image de la tangente do (figure 48).
Les points de cette droite sont envoyés sur les points à l'infini des droites
de 7r : si X est un point de do, son image sur 7r est le point à l'infini commun à
toutes les droites de 7r parallèles à OX. Ainsi, l'image de do serait l'ensemble
des points à. l'infini des droites de 7r excepté les parallèles à do. Mais cette
exception tombe si l'on réalise que le point à l'infini de do est envoyé sur
lui-même, c'est-à-dire sur le point à l'infini commun à toutes les parallèles
3.3. DIVERSES FAÇONS DE S'APPROCHER DES POINTS... 147

à do, dont celles de 7r. L'image de do est finalement l'ensemble de tous les
points à l'infini de 7r. Et puisque l'image d'une droite (ne passant pas par
O) est toujours une droite, nous conviendrons d'appeler cet ensemble de
points à l'infini de 7r, la droite à l'infini de 7r. Chaque plan possèdera ainsi
sa droite à l'infini. Celle du plan horizontal h est représentée sur 7r par la
ligne d'horizon. On dit que la parabole est tangente à la droite à l'infini en
son point à l'infini (image de Q).
Nous allons maintenant prouver que la condition d'avoir une tangente
qui ne soit pas incluse dans ro est suffisante pour donner une image asymp-
totique.

Proposition. Soit ro le plan passant par le centre O et parallèle au plan


de projection 7r. Soient Q un point de 7ro , différent de O et e une droite
passant par Q, non incluse dans 7ro. L'image d'une courbe plane' tangente
à e au point Q est une courbe asymptotique à l'image de e.
Démonstration. Pour simplifier, considérons le cas où la courbe à représenter
est incluse dans un plan horizontal comme à la figure 49. La courbe est
tangente au point Q de ro à la droite e, qui est envoyée sur une droite
d de 7r. Notons do la droite d'intersection de ro et du plan horizontal et
considérons les segments parallèles à do et reliant un point A de la courbe à
un point B de sa tangente. Considérons encore les images de ces segments
sur 7r, qui sont parallèles à do , donc horizontaux, et relient la courbe image
à la droite d. Notons x la longueur d'un tel segment AB, y sa distance à do
et x' la longueur de son image A'B'. Et pour simplifier l'écriture, fixons à 1
la distance de O à 7r.
Nous obtenons
x =
Y
Or, puisque la courbe de départ est tangente à e, 1tend vers 0 lorsque A
y
tend vers Q. Il s'ensuit donc que l'image de la courbe est asymptotique à d.
Ceci justifie le comportement asymptotique de la courbe-image dans un
cas un peu particulier. Mais le raisonnement peut s'appliquer dans le cas où
la courbe et sa tangente sont dans un plan quelconque (différent de ro ). •

Remarquons que nous n'avons pas considéré le cas d'une courbe passant
par O. Celui-ci sera envisagé à la section 3.3.5

7 Le cas d'une courbe gauche peut être traité de façon similaire à quelques développe-
ments supplémentaires près.
148 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

Fig. 49

À la section 3.2.4, nous avions examiné la façon dont évoluait l'image


d'un point X lorsque celui-ci tendait, sur une droite, vers un point Q de
7ro : elle tendait vers l'infini sur l'image de cette droite. En outre, toutes les
droites passant par Q avaient sur Ir des images parallèles. Dans le problème
que nous venons de traiter, nous avons abordé une autre façon de faire
tendre un point X vers Q, à savoir sur une courbe tangente à une droite
non incluse dans 7ro. Dans ce cas, son image tend vers l'infini sur une courbe
asymptotique à l'image de la tangente! Et ce point de vue est assez cohérent
avec le fait que Q soit envoyé sur le point à l'infini de cette droite.
Mais il y a encore mille et une manières de s'approcher de Q et il nous
faut renoncer à les envisager toutes. À la section 3.3.4, nous proposons une
autre façon d'expliciter le choix de l'image de Q.
3.3. DIVERSES FAÇONS DE S'APPROCHER DES POINTS... 149

3.3.4 Image à l'infini et limite formelle


Au chapitre 1, la définition de limite d'une suite s'exprimait
en utilisant des quantificateurs Ch 3m...) qui permettaient
d'éviter le recours à l'idée de progression, d'évolution dans le
temps. Peut-on exprimer de cette façon le fait qu'un point Q du
plan ro soit envoyé sur le point à l'infini des droites parallèles
à OQ ?
On voudrait dire que si un point X est suffisamment proche de Q, alors
son image est aussi loin que l'on veut sur une droite parallèle à OQ. Pour
essayer de préciser cette idée, intéressons-nous aux points à égale distance de
Q ; ils déterminent une sphère autour de Q. L'image de celle-ci correspond
à la section d'un cône plein de centre O et d'axe OQ par le plan 7r. Il s'agit
d'un domaine limité par un arc d'hyperbole (figure 50). Et plus la sphère
est petite, plus les sommets de l'hyperbole sont éloignés et plus l'angle entre
les asymptotes est petit.

Fig. 50

Considérons les hyperboles obtenues. Elles ont toutes le même axe, pa-
rallèle à OQ. Toutes les droites de 7r parallèles à cet axe coupent toutes les
hyberboles et s'enfoncent dans les domaines limités par elles. Par contre, les
150 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

droites de 7r non parallèles à cet axe ne coupent pas les hyperboles pourvu
que celles-ci soient suffisamment "étroites" et aient leurs deux sommets suf-
fisamment éloignés. Cela nous permet de formuler la proposition suivante.

Proposition. Soient 7r0 le plan passant par le centre O et parallèle au


plan de projection 7r et Q un point de ce plan, différent de O.
Quelle que soit la droite f de 7r non parallèle à OQ, il existe un nombre
telle que tous les points X distants de Q de moins de S ont une image
n 'appartenant pas à f.
Quelle que soit la droite g de Ir parallèle à OQ et quelle que soit le
nombre 8, aussi petit soit-il, il existe un point X (et même une infinité de
points) distant(s) de Q de moins de S et ayant son image (leur image) sur g.

De plus, l'évocation des hyperboles permet de répondre à une autre ques-


tion concernant les points à l'infini de courbes : quand une courbe possède-
t-elle tel ou tel point à l'infini ? Jusqu'à présent, c'est la perspective qui nous
faisait "voir" ces points à l'infini. Nous avons dit, par exemple, que la para-
bole a un point à l'infini (en commun avec son axe) parce que la perspective
nous montre ses deux branches et son axe qui se "rejoignent".
Considérons à nouveau les hyperboles bordant les images des sphères
centrées en Q. Toute parabole d'axe parallèle à OQ, tout comme les droites
parallèles à cet axe, coupe toutes les hyperboles d'axe parallèle à OQ et s'en-
fonce définitivement dans les domaines qu'elles limitent. Cette propriété per-
met de déterminer, sans évoquer les projections, si une courbe quelconque'
possède un point à l'infini. Appelons pour cela domaine hyperbolique d'axe d
toute partie du plan constituée des deux surfaces convexes limitées par une
hyperbole d'axe d. Une courbe C possède le point à l'infini d'une droite d
si C a des points d'intersection avec tout domaine hyperbolique d'axe d (ou
même parallèle à d).
Le critère que nous venons d'énoncer laisse un grand rôle aux hyperboles.
Il serait pourtant agréable de disposer de conditions ne faisant intervenir que
des droites. On peut élaborer un tel critère en considérant les images des
cubes (au lieu de sphères) centrés au point Q. Mais étant donné la variété des
positions que les cubes peuvent prendre, il est techniquement plus compliqué
de décrire ces images. Aussi nous ne développerons pas ici un tel critère.

8 Nous utilisons ici le mot courbe au sens commun. Pour une définition précise, on peut
consulter par exemple BORCEUX [12].
3.3. DIVERSES FAÇONS DE S'APPROCHER DES POINTS... 151

Jusqu'à présent, nous avons donné une image à tous les points (même
aux points à l'infini) de l'espace, y compris à ceux du plan 70. À tous ? Pas au
centre O lui-même. Où pourrions-nous bien l'envoyer ? Nulle part ou partout,
puisque des droites de toutes les directions passent par O. Nous conviendrons
donc de l'exclure du domaine de la projection. Néanmoins, à la section 3.3.5,
nous nous intéressons à l'image d'un point qui s'approcherait du centre.
Cette image est comme l'ombre sur un mur d'un moustique s'approchant
d'une lampe. Cette réflexion complétera celles de la section 3.3.2 sur le lien
entre tangente et asymptote.

3.3.5 Retour à l'escalier : un grand saut


Et si l'on photographiait une rampe en colimaçon à partir d'un
point de la rampe même? Ce qui nous intéresse, c'est bien sûr
la projection complète de cette rampe jusqu'au centre O de pro-
jection.
Quelques dessins sont présentés à la figure 51. L'un d'eux est le
bon. Déterminez-le sans recourir à des équations.
Reprenons l'image du moustique s'approchant de la lampe. S'il s'en ap-
proche en ligne droite, son ombre sur le mur ne varie pas. En terme de limite
et de projection, l'image d'un point A se dirigeant vers le centre O sur une
droite OB est toujours l'intersection B' de OB et de 7. Si cette droite OB
est parallèle à 7r, alors l'image de A est toujours le point à l'infini de OB.
De même, si le mouvement du point A est tangentiel à une droite OB
(non incluse dans 70), un raisonnement semblable à celui de la section 3.3.2
nous montre que le point A', image du point A, tend vers B', intersection
de OB et 7r, lorsque A tend vers O. En effet, en utilisant les notations de la
figure 52, où la distance de 0 à 7r est égale à 1, nous obtenons

X
y

qui tend vers 0 lorsque A tend vers O.


Proposition. Soient ro le plan passant par le centre 0 et parallèle au plan
de projection 7r et e une droite passant par 0, non incluse dans 7r0. Si un
point tend vers 0 sur une courbe tangente à e au point O, alors son image
sur 7r tend vers le point d'intersection de e et de 7r.
La situation ainsi décrite correspond à celle de l'hélice vue d'un de ses
points. Il faut donc que l'image du point glissant sur la rampe converge vers
le point d'intersection du plan 7r et de la tangente à l'hélice au point O.
Seule la figure 51b correspond à une telle situation.
152 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

Fig. 51
3.3. DIVERSES FAÇONS DE S'APPROCHER DES POINTS... 153

Fig. 52

Les figures 53A, B, C, D, E montrent comment évolue l'image de l'hélice


lorsque le centre de projection se déplace d'un point de l'axe vers un point
de l'hélice et au-delà. Les lettres A, B, C, D, E associées aux différentes
figures correspondent aux centres de projection repris à la figure 54.

Fixons un point de l'hélice et suivons l'évolution de son image lorsque


le centre de projection se déplace. Si son mouvement est continu, celui de
l'image l'est aussi. Pourtant, si nous regardons globalement les différentes
courbes-images obtenues (figure 54), nous percevons une certaine disconti-
nuité : les courbes A et B ont une asymptote "à droite", la courbe C n'en a
pas et les courbes D et E ont une asymptote "à gauche". Ce contre, ce que
nous pourrions appeler la "limite" de la courbe noire passe de l'infini "à droi-
te" à l'infini "à gauche" — mais on sait que ces deux infinis ne font qu'un et
correspondent à l'image du point C — en faisant un grand bond "parmi nous"
en un point "ordinaire" lorsque le centre de projection coïncide avec C !

Exercice. Nous venons de voir que l'image d'une courbe tangente, au


centre de projection, à une droite non incluse dans zo ne possède pas d'a-
symptote. La figure 53C nous en fournit un exemple. Qu'en est-il de l'image
d'une courbe tangente, au centre de projection, à une droite incluse dans
ro?
154 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

Fig. 53
3.3. DIVERSES FAÇONS DE S'APPROCHER DES POINTS... 155

Fig. 5.

3.3.6 Diverses façons d'atteindre un point à l'infini


Comment atteindre un point à l'infini ? Comme c'est la perspective qui
nous le fait voir et lui donne en même temps une raison d'"être", c'est
en approchant son image que nous aurons l'impression de l'atteindre. Or
c'est précisément ce que nous avons fait dans ce chapitre en étudiant les
phénomènes liés aux tangentes et aux asymptotes.
Mais déjà à la section 3.2, le problème des images inverses de parallèles
nous avait fait découvrir l'image d'un point Q du plan 7r0 : il s'agissait du
point à l'infini des droites de 7r parallèles à OQ. Nous l'avions montré en
faisant tendre un point X vers Q, sur une droite d'abord particulière, puis
quelconque, mais toujours non incluse dans ro (cf. figure 24, page 123).
La situation de l'escalier en colimaçon nous replonge dans le même
problème, si ce n'est que le point X tend maintenant vers Q sur une courbe —
qui de plus est gauche. Mais cette courbe est tangente à une droite au point
Q et le fait de voir l'image de X tendre vers l'infini sur une courbe asymp-
totique à une droite parallèle à OQ, image de la tangente, est rassurant (cf.
figure 38, page 139).
L'ellipse se projetant sur une parabole constitue un autre chemin pour
atteindre un point Q de 7r0 (cf. figure 48, page 146). Ici la parabole n'a pas
un comportement asymptotique par rapport à une droite parallèle à OQ.
Mais justement parce qu'elle est l'image de l'ellipse — ou parce qu'elle a
156 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

pour image l'ellipse par la projection inverse —, nous disons que ses deux
bras mènent tous deux au point à l'infini de son axe de symétrie, qui est
parallèle à OQ.
Il était temps de régler le problème du lien entre asymptote et tangente
et c'est ce que nous avons proposé à la section 3.3.3, non plus en prenant
d'autres exemples de courbes — il y en a tellement ! — mais en raisonnant sur
une situation plus générale (cf. figure 49, page 148).
Mais cela ne suffit pas encore à régler le problème de l'image de Q, car
il y a encore d'autres façons de s'approcher de Q. On devrait pourtant bien
pouvoir préciser le sens que l'on donne à une image à l'infini. C'est une
proposition du type de l'analyse qui nous permet de régler formellement le
problème à la section 3.3.4, où l'idée intuitive d'infini est domestiquée par
l'usage des quantificateurs.
Et le centre O lui-même, quelle est son image ? Il n'en a pas bien sûr,
mais comment se comporte l'image d'un point qui s'en rapproche ? Là, tout
est possible et l'image de la rampe passant par O nous en donne un bel
exemple. De plus, le fait de faire varier le centre de projection en le déplaçant
continûment d'un côté à l'autre de la rampe nous montre un exemple de
mouvement de courbe qui évolue continûment si l'on considère chacun de ses
points, mais qui présente une discontinuité si on la considère globalement9
(cf. figures 53, page 154).
À propos de la parabole, nous avons été amenés naturellement à complé-
ter notre stock d'éléments à l'infini : nous avons imaginé que dans chaque
plan, tous les points à l'infini formaient un droite à l'infini. Mais cette droite
à l'infini est-elle vraiment droite ? C'est en tout cas l'intersection de deux
(ou d'une infinité de) plans distincts (parallèles).
Non seulement nous avons discerné de nouveaux éléments à l'infini, mais
encore nous avons trouvé des relations entre eux : par exemple, outre que
chaque point à l'infini appartient à une droite à l'infini, nous avons dit que la
parabole admettait une tangente à l'infini en son point à l'infini. Cet univers
lointain prend forme, sans pour autant que nous ayons réglé tous nos doutes.
Le moment est venu d'essayer de donner un statut théorique plus ferme
à nos trouvailles.

g Dans le langage de l'analyse, on parlerait de convergence ponctuelle mais non uniforme


d'une famille de courbes vers une courbe-limite.
3.4. LES POINTS À L'INFINI SONT-ILS DES POINTS... 157

3.4 Les points à l'infini sont-ils des points comme


les autres ?
Au premier chapitre, nous avons utilisé le mot infini dans des phrases
du type telle suite tend vers l'infini. Mais d'une part nous n'avons pas défini
le mot infini lui-même, et d'autre part dans ce contexte, l'infini de notre
intuition n'était autre que "ce qui est du côté des nombres très très grands",
ou -ce qui est très très loin sur un axe gradué".
Dans ce chapitre. nous n'avons pas davantage défini le terme infini, mais,
comme rappelé ci-dessus, nous l'avons rencontré dans les expressions point
à l'infini et droite à l'infini. Ainsi notre intuition nous donne maintenant à
voir au moins deux sortes d'objets à l'infini, objets qui par ailleurs renvoient
aux points, droites et plans de la géométrie habituelle. Jusqu'à quel point
les nouveaux objets partagent-ils les propriétés des anciens ? Et que faut-il
faire pour qu'ils acquièrent un statut mathématique rigoureux? Telles sont
les questions que nous traitons dans cette section.

3.4.1 Un drôle de polyèdre

Les situations spatiales représentées sur nos figures l'ont presque tou-
jours été en perspective cavalière : le parallélisme était respecté. Nous avons
tenté de les représenter de façon claire, non ambiguë. Mais nous savons que
la représentation, que ce soit en perspective cavalière ou centrale, présente
parfois des problèmes d'interprétation. Attardons-nous un peu sur cette
problématique.
Comment imaginez-vous le solide représenté (en perspective cen-
trale ou cavalière, au choix) à la figure 55. Est-ce un polyèdre?

Fig. 55
158 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

Première solution. A priori, nous nous représentons assez bien ce so-


lide. Il est limité par deux triangles et trois quadrilatères qui se raccordent
parfaitement. C'est donc un polyèdre.
Pour pouvoir le décrire, attribuons une lettre à chacun de ses sommets
(figure 56). Dans la suite, chaque lettre représentera à la fois le sommet du
solide et sa représentation.

Fig. 56

Nous pouvons imaginer, par exemple, que nous voyons ce polyèdre du


dessus avec une base quadrilatère horizontale BCC'B', deux triangles laté-
raux "penchés vers l'intérieur" et pour compléter, deux faces latérales qua-
drilatères. Mais quatre segments formant une ligne fermée représentent-ils
forcément un quadrilatère? Sommes-nous sûrs, par exemple, que les seg-
ments AB, BB', B' A' et A'A sont dans un même plan ? Pour qu'ils le
soient, il faudrait que les côtés opposés AB, A'B' soient coplanaires, et donc
que les droites AB et A'B' de l'espace se croisent effectivement au point D
visible sur la figure. De même, AC et A'C' devraient se croiser au point E
et, enfin, BC et B'C' se rencontreraient en F. Dans ce cas, ces trois points
D, E et F appartiendraient tous à la fois au plan de A, B et C et à celui
de A', B' et C'. Ils ne pourraient donc être qu'à l'intersection de ces plans,
c'est-à-dire sur une droite. Or la figure montre clairement qu'ils ne sont pas
alignés. Nous sommes donc forcés d'admettre que cette figure ne représente
finalement pas un polyèdre.
3.4. LES POINTS À L'INFINI SONT-ILS DES POINTS... 159

Deuxième solution. Reprenons au début. On se représente à nouveau ce


solide limité par deux triangles et trois quadrilatères comme dans la première
solution.

Fig. 57

Mais essayons de préciser encore son allure. Par exemple, comment l'arête
supérieure est-elle inclinée ? Est-elle parallèle à la base, inclinée du côté de
A, B, C ou de l'autre côté ?
Pour le savoir, prolongeons les arêtes AA' et BB' (figure 57). La droite
AA' rencontre le plan de la base au point H = AA'nBB'. Mais rien ne nous
empêche de faire de même avec l'arête horizontale CC'. Et nous trouvons un
deuxième point de rencontre, G = AA'nCC' avec le plan horizontal. Comme
c'est bizarre ! En fait, les "plans" déterminés par les trois faces quadrilatères
devraient se rencontrer en un (et un seul) point comme tout triplet de plans
sécants. Les droites AA', BB' et CC' devraient donc être concourantes dans
l'espace et sur le dessin. Comme ce n'est pas le cas ici, nous pouvons conclure
que les trois faces ne sont pas toutes planes. Nous n'avons donc pas affaire
à un polyèdre.

3.4.2 Prouver en un coup d'oeil


À la section 3.4.1, deux constructions nous ont permis de conclure que
la figure 55 ne pouvait pas représenter un polyèdre. Si nous voulons qu'une
figure de ce type, c'est-à-dire composée de deux triangles ABC et A'B'C'
160 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

dont les sommets sont reliés deux à deux par des segments, puisse représenter
un polyèdre en perspective centrale ou cavalière, il faudrait au moins, semble-
t-il, que
1. les intersections des côtés correspondants, D = AB n , E = AC n
A'C' et F = BC n B'C', soient alignées:
2. les droites reliant les sommets correspondants AA', BB' et CC' soient
con couran tes.
Les problèmes que nous nous posons maintenant sont d'une part celui
de la réelle nécessité de ces deux propriétés — et si AB est parallèle à A'B'
par exemple ? —, d'autre part celui de leur implication l'une par rapport à
l'autre.
Dans un plan, on considère deux triangles ABC et AI B'C'. Les
propriétés 1 et 2 dépendent-elles l'une de l'autre?
Donnons-nous d'abord deux triangles ABC et A'B'C' vérifiant la deuxiè-
me propriété (figure 58) et voyons si la première doit obligatoirement être
satisfaite.

Fig. 58

Le contexte dans lequel nous avons découvert ces deux propriétés nous
incite à interpréter cette figure comme une représentation d'une situation
spatiale. Choisissons de la voir comme un dessin en perspective centrale.
Trois droites concourantes peuvent représenter trois parallèles pourvu
que l'intersection H des trois droites soit vu comme un point à l'infini.
Interprétons donc les droites AA'. BB' et CC' comme les arêtes d'un prisme.
3.4. LES POINTS À L'INFINI SONT-ILS DES POINTS... 161

Les deux triangles représentent alors des sections de ce prisme par deux
plans. Les trois intersections D = AB n A'B', E = AC n A'C' et F =
BC n B'C' appartiennent alors à chacun des deux plans et doivent se situer
à leur intersection, c'est-à-dire sur une droite. Ils doivent donc être alignés.
À moins que les deux plans de section ne soient parallèles. Dans ce cas,
les côtés correspondants AB et A'B', .4C' et A'C', BC et B'C' doivent
être parallèles deux à deux. Mais dire que leurs côtés sont parallèles deux à
deux revient à dire qu'ils se rencontrent à l'infini. Donc les trois points de
rencontre sont alignés, la droite qui les porte étant la droite à l'infini. Vu
comme cela, ce cas n'est qu'un cas particulier de la propriété 1. D'ailleurs, en
perspective centrale, cette droite à l'infini peut fort bien apparaître comme
une -ligne de fuite" (figure 59) des images des plans ABC et A'B'C'. Les
trois paires de parallèles seront alors représentées comme des sécantes en des
points de cette "ligne d'horizon".

ligne
de fuite

ligne d'horizon

Fig. 59

Et si cette droite à l'infini ne figure pas dans la représentation, les côtés


correspondants des deux triangles apparaîtront. parallèles, c'est-à-dire se ren-
contrant sur la droite à l'infini du plan 7r de représentation.
De plus, tout ce que nous venons de déduire de la propriété 2 est vrai
aussi si les droites AA', BB' et CC' sont parallèles sur la représentation.
162 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

Donc si les droites reliant les sommets correspondants AA', BB' et CC'
sont concourantes (éventuellement en un point à l'infini), alors les inter-
sections des côtés correspondants, D = AB n A'B', E = AC n A'C' et
F = BC n B'C', sont alignées (éventuellement sur la droite à l'infini).
De plus, dans ce cas, la figure correspondante peut représenter un poly-
èdre.
Exigeons maintenant que les deux triangles ABC et A'B'C' vérifient la
première propriété. À nouveau, nous pouvons les voir comme deux triangles
dans l'espace.

A'
Fig. 60

La droite comprenant les points D, E et F peut être vue comme une


ligne d'horizon (figure 60). Les côtés correspondants des triangles, AB et
A'B', AC et A'C', BC et B'C', sont alors parallèles deux à deux dans l'es-
pace. Ces paires déterminent chacune un plan. Et ces trois plans forment
un prisme ou une pyramide dont les arêtes, AA', BB' et CC', sont concou-
rantes ou parallèles (c'est-à-dire concourantes en un point à l'infini). Elles
se représentent soit concourantes, soit parallèles (se rejoignant en un point
à l'infini).
Remarquons que les côtés AB et A'B', AC et A'C', BC et B'C', paral-
lèles deux à deux dans l'espace, pourraient aussi être représentés parallèles,
ce qui ne nous empêcherait pas d'en déduire les mêmes conséquences que
ci-dessus.
Donc si les intersections des côtés correspondants, D = .4B n ,
E = AC n A'C' et F = BC n B'C', sont alignées (éventuellement sur la
3.4. LES POINTS À L'INFINI SONT-ILS DES POINTS... 163

droite à l'infini), alors les droites reliant les sommets correspondants, AA',
BB' et CC' sont concourantes (éventuellement en un point à l'infini).
Finalement, si l'on pense que les points d'intersection peuvent être des
points à l'infini, les deux propositions que nous avons démontrées peuvent
être énoncées en une seule :

Proposition. Soient deux triangles ABC et A'B'C'. Les trois droites AA',
BB' et CC' sont concourantes si et seulement si les points d'intersection
AB n AS', AC n A'C' et BC n B'C' sont alignés.

Cette proposition porte le nom de théorème de DESARGUES10.


Ce que nous venons de faire est vraiment frappant : d'une part mettre
sur le même pied les éléments à l'infini et les éléments ordinaires nous a
permis de rassembler plusieurs propositions sous un seul et même énoncé,
et d'autre part les propriétés des vues en perspective nous ont fourni une
preuve quasiment instantanée du nouveau théorème. Une preuve directe de
ce théorème, sans -sortir" du plan, aurait été beaucoup plus ardue.
L'exemple qui s'achève ici n'est pas isolé. Le va-et-vient entre une figure
et sa projection centrale sur un plan, entre les points et droites ordinaires
et les points et droites à l'infini, est une méthode, qualifiée de projective,
pour découvrir et prouver bon nombre de propriétés. Voilà qui constitue
une raison importante d'essayer de mettre au point une véritable théorie
des éléments à l'infini.

3.4.3 Lorsqu'on parle d'un point à l'infini,


de quoi parle-t-on ?

Essayons donc de faire une théorie de tous ces éléments à l'infini. Et pour
commencer, demandons-nous — une fois de plus sans doute — que sont-ils ?
Dans les sections 3.1, 3.2 et 3.3, nous ne les avons pas définis : nous avons
seulement défini — à l'aide des limites — les expressions dans lesquelles ils
apparaissaient. Peu à peu cependant, nous avons fait comme s'ils existaient,
en voulant par exemple leur attribuer une image ou une image inverse.
Ce que nous aimerions maintenant, ce qui nous aiderait à accepter leur
existence, c'est une définition. Une définition qui nous en donnerait l'essence,
qui nous dise enfin ce qu'ils sont vraiment et ce, indépendamment de toute
projection centrale, de tout contexte.

10 GIRARD DESARGUES (1591-1661) est un ingénieur et mathématicien français du dix-


septième siècle. Il a jeté les bases de la géométrie projective.
164 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

Mais à partir de quoi pourrions-nous les définir ? Pourrions-nous les si-


tuer par rapport aux points de l'espace ordinaire, celui que l'on connaît bien
et qui modélise habituellement l'espace dans lequel nous vivons ? Ils n'en
font en tout cas pas partie, du moins si l'on veut qu'ils concordent avec les
idées intuitives que nous avons développées jusqu'ici.
Reconnaissons-le, nous n'arrivons pas à les définir par rapport à des
termes déjà connus, comme le font les dictionnaires. D'ailleurs les diction-
naires eux-mêmes ne peuvent tout définir, ils doivent bien partir de quelque
part, de certains termes non définis. Dans ce cadre-ci, celui de la géométrie
avec des points à l'infini, nous considérerons la locution "point à l'infini"
comme un terme primitif. Cela ne signifie pas que nous n'en dirons rien.
À défaut de pouvoir en cerner le sens, nous énoncerons des propriétés qui
nous permettront de l'utiliser et qui concordent raisonnablement avec nos
intuitions. Parce que ces propriétés ne se déduisent d'aucune autre. on les
appelle axiomes; ce sont en quelque sorte des propriétés primitives.
Nous supposons connus l'espace ordinaire, cadre habituel de la géométrie
(dite affine), les propriétés des plans, droites et points et les définitions
habituelles. Par exemple, nous savons que par deux points distincts passe
une et une seule droite ; deux droites coplanaires sont dites "parallèles" si
elles n'ont aucun point (ordinaire) en commun ; etc.
À cet espace ordinaire, nous ajoutons des points à l'infini (différents donc
des points ordinaires) tels que
(I) Chaque droite possède un et un seul point à l'infini.
(II) Chaque point à l'infini appartient à toutes les droites d'une direction
(c'est-à-dire toutes les parallèles à une droite donnée).
(III) Deux droites non parallèles ont des points à l'infini différents.

Définitions. On appelle espace affine complété l'espace ordinaire aug-


menté des points à l'infini et plan affine complété, un plan ordinaire complété
des points à l'infini de toutes ses droites. On appelle droite à l'infini d'un
plan 7r, l'ensemble des points à l'infini des droites de 7r. Enfin, le plan à
l'infini de l'espace affine complété désigne l'ensemble des points à l'infini de
cet espace.

Des axiomes, on déduit qu'à chaque point à l'infini correspond exacte-


ment une direction de droites et réciproquement.
Remarquons que la propriété "par deux points distincts passe une et une
seule droite" est encore vérifiée dans l'espace affine complété. Le cas où les
deux points sont ordinaires est évident. Si l'un des deux points est à l'infini,
l'unique droite est celle passant par le point ordinaire et dont la direction
3.4. LES POINTS À L'INFINI SONT-ILS DES POINTS. . . 165

est donnée par le point à l'infini. Le cas où les deux points sont à l'infini
montre un avantage d'avoir considéré l'ensemble des points à l'infini comme
étant une droite.
Par contre, nous pouvons énoncer une nouvelle propriété : "deux droites
distinctes se coupent toujours en un et un seul point". Nous laissons au
lecteur le soin de la vérifier dans tous les cas.
Notons l'effet spectaculaire de cette propriété. Dans notre géométrie fa-
milière, il y avait des droites sécantes, des parallèles et des droites gauches.
Et maintenant deux droites coplanaires quelconques se rencontrent toujours
en un point. Non seulement deux points distincts déterminent une droite et
une seule, mais encore deux droites coplanaires distinctes déterminent un
point et un seul. Nous arrivons à une théorie en quelque sorte symétrisée :
l'exception des parallèles a disparu!

Exercices. 1. Les deux propriétés mentionnées ci-dessus ("par deux points


distincts passe une et une seule droite" et "deux droites distinctes se coupent
toujours en un et un seul point") resteraient-elles vraies si nous avions ajouté
à chaque droite deux points à l'infini ?
2. Quel avantage y a-t-il à appeler "plan", l'ensemble des points à l'infini
de l'espace affine complété?

Dans les sections 3.1 et 3.2, nous avons énoncé toutes sortes de propriétés
concernant les objets ordinaires de la géométrie et les points à l'infini. Main-
tenant que nous avons, par une simple décision, donné existence à ces points
à l'infini et précisé la manière de les utiliser, nous devrions nous assurer que
les propriétés énoncées précédemment sont "correctes", c'est-à-dire que nous
pouvons les déduire des axiomes. Mais pour cela, il faut savoir de quoi on
parle quand on évoque, par exemple, l'image d'un point à l'infini par une
projection. C'est ce que nous nous proposons de préciser à la section 3.4.4.

3.4.4 Projection centrale dans l'espace affine complété

Comment définir une projection centrale de l'espace affine complété,


c'est-à-dire l'extension à tout l'espace complété par les points à l'infini, d'une
projection "ordinaire" sur un plan affine complété?
Donnons-nous un centre O (point ordinaire) et un plan affine complété
7r, prolongeant un plan ordinaire r. Notons comme précédemment ro le
plan ordinaire parallèle à 7r et passant par O. Nous voulons définir sur tout
l'espace affine complété moins O la projection centrale p de centre O et de
plan 7r,.
166 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

L'image d'un point ordinaire P n'appartenant pas à 7ro peut être définie
comme précédemment
p(P) = OP n 7r,

ou encore
p(P) = OP n Ir,.

Nous allons voir que cette égalité peut être prolongée pour les points de
ro \ {0} et pour les points à l'infini.
En effet, si P est un point ordinaire de 7ro \ {0}, la droite OP est parallèle
à une infinité de droites parallèles de 7r qui ont toutes un point à l'infini en
commun avec OP. Or notre souhait est bien que ce point à l'infini soit
l'image de P.
Si P est le point à l'infini d'une droite d non parallèle à ro , alors OP
est parallèle à d et OP n 7r, est bien le point de fuite de l'image de d (par la
projection ordinaire), ce qui nous convient parfaitement.
Dans le cas où P est le point à l'infini d'une droite de 7r0 , alors son image
OP n 7r, coïncide exactement avec P.
La définition suivante est donc tout-à-fait cohérente avec ce que nous
avons vu jusqu'à présent.

Définition. Soient un plan ordinaire 7r, le plan affine complété 7r, prolon-
geant 7r et un point ordinaire O extérieur à 7r.
La projection centrale complète de centre O de l'espace affine complété
(moins 0) sur 7r, est la transformation qui envoie un point quelconque P
(différent de 0) sur le point

p(P) = OP n Ir,.

Exercices. 1. Comment la définition précédente s'étend-elle au cas où le


centre de la projection est un point à l'infini ?
2. Quelles que soient les droites d 1 et d 2 de l'espace affine complété, on a

p(di n d2) = p(di) n p(d2)•

Qu 'est-ce que cette propriété signifie dans le cas où le centre O de la pro-


jection est à l'infini ?
3.4. LES POINTS À L'INFINI SONT-ILS DES POINTS... 167

3.4.5 Une théorie si audacieuse est-elle cohérente ?


À la section 3.4.3, nous avons décidé d'ajouter des points à l'infini à l'es-
pace ordinaire en les soumettant à de nouveaux axiomes. Peut-être certains
trouveront-ils cette décision audacieuse : pouvons-nous nous permettre de
changer ainsi les bases de la géométrie en lui ajoutant de nouveaux éléments?
Une objection immédiate est que cette nouvelle géométrie ne correspond
plus bien à notre univers familier. Mais par ailleurs, nous avons vu que la
théorie nouvelle suggère et permet de démontrer aisément des théorèmes
intéressants de géométrie ordinaire : c'était le cas pour le théorème de DE-
SARGUES. Donc, si cette théorie quelque peu bizarre s'avère utile, pourquoi
pas ? Rien ni personne ne peut nous empêcher de choisir nos axiomes et
nos termes de départ comme nous voulons, si nous y voyons quelque intérêt.
C'est là une attitude assez mathématiciennell, mais encore une fois pourquoi
pas ?
Une question nouvelle surgit cependant. La théorie étant peu conforme
aux intuitions qui nous rassurent, nous devons bien nous demander si elle
ne nous conduira pas tôt ou tard à des contradictions. Des contradictions
internes s'entend, puisque la théorie provoque, nous le savons, une contradic-
tion "externe" avec la géométrie familière : elle affirme l'existence de points
de rencontre de parallèles. La théorie que nous voulons construire est-elle
intrinsèquement cohérente ?
En géométrie affine, on "voit" ce qui se passe, on imagine assez bien
les points, les droites et leurs relations ; on est facilement convaincu que
la théorie est cohérente, ou mieux, on ne se pose pas trop la question de la
cohérence. Dans la géométrie de l'espace affine complété, c'est bien différent.
Il est difficile de donner une existence réelle aux points à l'infini, d'imaginer
ce qu'ils sont.
Alors, peut-on ou ne peut-on pas ajouter ces éléments à l'infini ? Une
façon de se rassurer sur la cohérence de la théorie est de lui donner une
interprétation en termes de géométrie ordinaire. C'est un peu ce que nous
proposions dans les sections précédentes en donnant une signification plus
tangible aux expressions où apparaissaient les éléments à l'infini. Mais il
existe une méthode plus convaincante consistant à interpréter les points,
les droites, les plans (ordinaires ou à l'infini) et la relation d'appartenance
par des objets et une relation de géométrie affine. On dit alors qu'on a
un modèle de l'espace affine complété. Cela permet de démontrer que la

C'est seulement à partir du vingtième siècle que les mathématiciens ont pris la liberté
de choisir leurs axiomes sans se soucier de leur correspondance immédiate avec une réalité,
quelle que soit la façon dont ils conçoivent celle-ci.
168 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

géométrie que nous proposons est tout aussi cohérente que la géométrie
affine, c'est-à-dire que si celle-ci ne contient pas de contradiction (ce dont
on doute généralement. peu), alors il en est de même pour celle-là.
Précisons un peu l'idée de modèle en en présentant un qui donne une in-
terprétation, dans l'espace ordinaire, de la géométrie du plan affine complété.
Il est clairement inspiré de la perspective.
Fixons dans l'espace ordinaire un point O et un plan 7r. Considérons
les points du plan affine complété comme des droites de l'espace ordinaire,
passant par O. Distinguons alors les droites ayant une intersection (dans
l'espace ordinaire) avec r, et que nous appelons point ordinaire du plan
affine complété, et les droites parallèles à 7r, que nous appelons point à
l'infini du plan affine complété. Appelons maintenant droite du plan affine
complété, les plans de l'espace ordinaire, passant par O. Parmi eux, les plans
sécants à 77 sont appelés droites ordinaires du plan affine complété, et le plan
parallèle à 77 est appelé droite à l'infini du plan affine complété.
Interprétons maintenant la relation de géométrie du plan affine complété
"la droite d passe par le point P" comme ceci dans l'espace ordinaire : "le
plan d comprend le droite P". La relation de parallélisme entre deux droites
d et d' du plan affine complété s'interprète alors dans l'espace ordinaire par
"les plans d et d' sont sécants en une droite parallèle à 7r".
Nous avons donc réduit la question de l'existence de points à l'infini dans
le plan affine complété à l'existence de droites passant par O et parallèles à
7r dans l'espace ordinaire, ce dont, a priori, nous ne doutons pas. On pourra
vérifier qu'avec cette interprétation, les axiomes régissant la géométrie du
plan affine complété sont bien vérifiés. Par exemple, vérifier l'axiome "chaque
droite possède un et un seul point à l'infini" revient à vérifier la propriété
"chaque plan passant par O comprend une et une seule droite parallèle à 7r,
passant par O.
Comme nous l'avons remarqué ci-dessus, on ne met en général pas en
cause la géométrie affine : on a l'impression de bien voir de quoi on parle
lorsqu'on évoque les points, les droites, les plans et leurs relations. Il suffit
d'idéaliser la réalité. Mais est-ce si clair que cela ? Nous venons de mettre
en question la cohérence de la géométrie de l'espace affine complété. Est-il
par ailleurs à ce point certain que notre intuition physique — fondée sur nos
perceptions — de la géométrie ordinaire, suffise à nous assurer de la cohérence
logique de cette géométrie? Tant que nous sommes dans des problèmes de
fondement, ne devrions-nous pas nous demander ce qu'est exactement un
point et comment on peut le définir. Ces questions sont sources de réflexions
passionnantes : nous les aborderons au chapitre 4.
3.4. LES POINTS À L'INFINI SONT-ILS DES POINTS... 169

Mais revenons à nos points à l'infini et à leur interprétation et deman-


dons-nous quel lien exact unit les expressions interprétées en termes de li-
mites et les points à l'infini axiomatisés. Cette question est l'objet de la
section 3.4.6.

3.4.6 Point axiomatisé et point-limite

Dans les sections précédentes (3.1, 3.2 et 3.3), les locutions où intervient
"l'infini" expriment une propriété des points ordinaires. Comme au chapitre
1, et c'est normal puisqu'on fait également appel aux limites, et que dans
ces conditions évoquer l'infini n'est qu'une façon de parler du fini. C'est à
nouveau le fini qui témoigne de l'infini.
Dans cette section, par contre, nous avons parlé à part des points à
l'infini, ne serait-ce que lorsque nous avons pris l'image d'un tel point par
une projection sans évoquer les autres points de la droite.
Alors, ces deux points de vue sont-ils cohérents? La définition et la
proposition qui suivent permettent de faire le lien formel entre les points à
l'infini-limites et les points à l'infini axiomatisés.

Définition. Si (Xi)i EN est une suite de points ordinaires sur une droite
graduée d telle que la suite des abscisses des points en valeur absolue tend
vers l'infini au sens de l'analyse (cf. chapitre 1) et si X est le point à l'infini
associé à la droite d, alors nous écrirons

lim Xi = X,

et nous dirons que (Xi)ie l,s; converge vers X.

Proposition. Considérons une projection p de centre O sur un plan affine


complété 7r, prolongeant un plan ordinaire 7r. Notons 70 le plan parallèle à
7r passant par O. Soient une droite ordinaire d non incluse dans 7r0 et une
suite (Xi)j EN de points ordinaires et différents de O sur d. Si la suite (Xi)j EN
converge vers un point X (ordinaire ou à l'infini), différent de O, c'est-à-dire
si
lim Xi = X,

alors
lim p(X,) = p(X).
i-4+00
170 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

Cette proposition résume une partie du travail effectué jusqu'à présent.


En effet, le cas où X est un point à l'infini extérieur à ro a été abordé à
la section 3.1. Celui où la suite (Xi) tend vers un point ordinaire Q de ro
sur une droite non incluse dans ro est résolu par la recherche (en termes de
limite) de l'image du point Q, notamment à la section 3.2.4. Si X est un
point ordinaire n'appartenant pas à 7r0, le résultat est évident.
Cette proposition exprime aussi une sorte de conservation de la conti-
nuité d'un mouvement par une projection centrale dans l'espace affine com-
plété. Mais elle exclut certains cas particuliers. Par exemple, les cas où la
droite des X, est à l'infini ou incluse dans ro (et dont l'image est à l'infini).
Pour régler ces deux cas, il nous faudrait définir ce que signifie
lim X, = X,
j—>+-
lorsque les X, et X sont des points d'une droite à l'infini. Nous pourrions
demander que, quel que soit le point ordinaire O, la droite OX soit la limi-
te de la suite des droites OX,. Mais que signifie une telle limite dans le
domaine des droites ? Commençons par remarquer que les points X, et X
correspondent à des directions de droites d'un même plan ou de plans pa-
rallèles. Donnons-nous alors un de ces plans, celui qui contient le point O.
Nous pourrions nous ramener à une suite de points ordinaires sur une droite
en sectionnant ce plan des OX, par une droite d quelconque de ce plan, ne
passant pas par O (figure 61). Il suffirait alors de dire que la suite (Xi) tend
vers X si la suite correspondante (Y,) sur la droite d tend vers le point Y,
correspondant à X sur la droite d.
Suivant la direction de la droite d, un des Y, ou Y lui-même pourrait
être le point à l'infini de d, mais ce cas n'est pas vraiment gênant.
Remarquons qu'une telle définition revient justement à dire que
lim X, = X,
1—> + ce
si, quelle que soit la projection centrale p de centre O différent de X,
lim p(X,) = p(X).
1—›+00
Ici, c'est donc cette propriété qui sert de définition !
Nous avons également exclu de la proposition le cas où X coïncide avec
O, pour cause puisque O n'a pas d'image par p. Remarquons tout de même
et
que nous pourrions étendre la proposition à ce cas : le problème de la rampe
passant par O (section 3.3.5) nous donne un exemple de conservation d'une
sorte de continuité d'un mouvement (non rectiligne) passant par O. Et la
continuité d'un mouvement rectiligne serait encore plus simple à exprimer.
3.4. LES POINTS À L'INFINI SONT-ILS DES POINTS... 171

X2

X3

Xi

Fig. 61

3.4.7 Vers la perspective parallèle


À la section 3.4.6, le lien entre point à l'infini-limite et point à l'infini
axiomatisé a été mis en évidence dans un contexte de projections centrales
où le centre O est, soit un point ordinaire, soit un point à l'infini. Mais
dans les deux cas, ce centre O est fixé. La question suivante porte sur une
situation où c'est O qui file à l'infini.
La définition de projection centrale dans le cadre de l'espace affine com-
plété fournit des cas particuliers engendrés par le fait qu'un point peut être
choisi à l'infini. C'est le cas par exemple si l'on choisit le centre O de la pro-
jection à l'infini (cf. l'exercice de la page 166 et sa solution à la page 331).
Le problème suivant propose de s'attarder un peu sur cette projection par-
ticulière.
Une perspective parallèle n'est-elle qu'une projection centrale
particulière, le centre de projection étant rejeté à l'infini ?
Précisons la question et le sens du mot rejeté. Considérons une
figure géométrique fixée, un plan (ordinaire) de projection et
une droite (ordinaire) d. L'image de la figure par une projection
centrale de centre O situé sur d tend-elle, lorsque ce point O
tend vers l'infini sur d, vers l'image de l'objet par la projection
parallèle de direction d ?
Remarquons d'abord que tout le sens de la question est caché derrière
le mot "rejeté". En effet, si dans la question on remplace "étant rejeté à
172 CHAPITRE 3. L 'INFINI EST EN VUE

l'infini" par "étant un point à l'infini", la réponse devient évidente puisque


des droites qui se coupent en un point à l'infini sont. justement des droites
parallèles.
Il s'agit encore ici de mettre en évidence un lien ou une différence entre
l'infini des points à. l'infini et celui des limites.
Les figures 62 montrent trois projections centrales et une projection
parallèle de deux droites parallèles (non parallèles à. la direction de la projec-
tion). Dans ce cas, la limite de l'image par une projection centrale de centre
O correspond bien, lorsque ce point O tend vers l'infini dans la direction de
d, à l'image par une projection parallèle de direction d.
Dans les figures 63, les directions des deux droites parallèles et de la
projection parallèle coïncident. Cela fournit un premier exemple où l'image-
limite par une projection centrale n'est pas celle qu'on attendait : elle est
composée de deux droites sécantes alors que l'image par la projection paral-
lèle est constituée de deux points !
Remarquons que si l'on remplace les droites parallèles par des segments,
aussi longs soient-ils, le contre-exemple s'évanouit. En fait, tant que l'on ne
considère que des images de points (ordinaires), tout va bien : la projection
parallèle peut être considérée comme une "projection centrale-limite".
La projection d'une parabole sur une ellipse, représentée sur les figu-
res 64, nous fournit un autre contre-exemple. Lorsqu'on éloigne progressi-
vement du tableau le centre de projection, les images elliptiques s'élargis-
sent de plus en plus. L'ensemble-limite" des ellipses est constitué de deux
droites parallèles. Pourtant l'image de la parabole par la projection parallèle
est une droite. Celle-ci correspond à l'ensemble des limites des images des
points de la parabole. Remarquons encore que la droite supplémentaire de
l'ensemble-limite" des ellipses correspond aux points de fuite des droites
"horizontales" ; c'est l'image de la droite à l'infini du plan horizontal.
Citons encore un cas plus particulier, où il n'y a pas d'"ensemble-limite".
Considérons comme à la section 3.3.1 l'image d'une hélice circulaire par une
projection dont le centre O est sur l'axe de l'hélice et dont le plan r de
projection est perpendiculaire à cet axe (figure 37b, page 138).
Éloignons maintenant le centre O du plan r en le maintenant sur l'axe.
Les images obtenues sont toutes semblables. On peut passer de l'une à une
autre en appliquant une rotation et une homothétie : l'asymptote s'éloigne
du pôle de la spirale tout en tournant autour de celui-ci, au fur et à. mesure
que le centre O s'éloigne du plan 7r. Mais cette évolution ne se "stabilise"
pas. L'image de l'hélice ne tend donc pas vers le cercle, image de l'hélice
par la projection parallèle de direction parallèle à l'axe de l'hélice. Ce cercle
n'est à nouveau que l'ensemble des limites des images des points de l'hélice.
3.4. LES POINTS À L'INFINI SONT-ILS DES POINTS... 173

Fig. 62
174 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

Fig. 63
3.4. LES POINTS À L'INFINI SONT-ILS DES POINTS... 175

------------

Fig. 64
176 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

Ce problème illustre la différence qu'il peut y avoir entre une situation


où un point joue le rôle de point à l'infini au sens des axiomes de la page 164
et la situation-limite résultant d'un processus où on fait tendre un point vers
l'infini. Il met en évidence une différence entre point à l'infini-limite et point
à l'infini axiomatisé.

3.4.8 Vers la géométrie projective

Qu'avons-nous fait dans cette dernière section ? Nous trouvions com-


mode, mais un peu brumeux, notre langage relatif aux éléments à l'infini.
Nous n'étions pas rassurés sur leur existence. Nous ne savions pas trop s'il
était utile que nous nous engagions plus avant dans cette voie. Or nous
avons réalisé sur un exemple — celui du théorème de DESARGUES - que ce
langage est, porteur d'énoncés et de preuves intéressants. C'était là un motif
supplémentaire important pour mettre nos idées en ordre.
Mais alors qu'avons-nous fait ? Tant que les points à l'infini n'avaient
pas pour nous un statut clair, nous avons cherché à voir ce qu'ils étaient
vraiment, à leur donner un statut ontologique. Nous n'y sommes pas ar-
rivés. Le sens commun ne nous a rien donné. Alors, nous avons adopté les
points à l'infini comme termes primitifs et les avons dotés de propriétés
axiomatiques. Nous avons été jusqu'à dire à ce propos que "nous donnions
existence aux points à l'infini par une simple décision- (voir section 3.4.3).
Était-ce une imposture, ou bien sommes-nous des démiurges, pour pouvoir
ainsi créer des choses par la seule force de notre pensée? Certainement pas.
L'explication est que le sens du mot existence a changé subtilement dans
notre discours. Nos termes primitifs (les points à l'infini) renvoient à cer-
taines intuitions, mais pas directement à une réalité matérielle. Ils nous
permettent de construire une théorie déductive intéressante et belle, et que
nous espérons cohérente. La disponibilité même de cette théorie tend à nous
éloigner de nos préoccupations ontologiques. Toutefois, la question demeure
entière du lien de notre nouvelle géométrie avec la réalité.
La perspective et la géométrie de l'espace affine complété mènent natu-
rellement à la géométrie projective. dans cette théorie, on ne parle plus de
points, droites et plans à l'infini venant en plus des points, droites et plans
ordinaires. On y met tous les points sur le même pied, et de même pour les
droites et pour les plans. Il n'y a plus de parallèles.
La géométrie projective plane, par exemple, est déterminée par un sys-
tème d'axiomes portant sur les termes primitifs "droites" et "points" et sur
une relation primitive appelée "incidence". Le voici.
3.4. LES POINTS À L'INFINI SONT-ILS DES POINTS... 177

Axiomes. (I) Deux points distincts sont incidents à une et une seule
droite.
(II) Deux droites distinctes sont incidentes à (on dit aussi "se coupent
en") un et un seul point.
(III) Il existe trois points distincts non incidents à une même droite.
(IV) Toute droite est incidente à (on dit aussi "passe par") au moins
trois points distincts.

Cet aboutissement théorique est vraiment curieux. En effet, nous étions


partis à la recherche de l'infini en géométrie. Et voilà qu'au terme de cette
exploration, l'infini s'évanouit. Le terme même disparaît. La théorie n'est
plus qu'une structure logique autonome.
Cette évolution de la géométrie, qui s'est étendue du dix-septième au dix-
neuvième siècle, ébranle l'image que nous pouvions avoir des mathématiques
comme modèles d'une vérité absolue. Nous sommes en effet en présence de
deux géométries qui apparemment se contredisent, puisque dans l'une, il
existe des droites qui ne se coupent pas et que l'on nomme parallèles (cela
découle directement des axiomes de la géométrie affine), et dans l'autre,
deux droites distinctes se coupent toujours. Mais elles ne se contredisent
que si les termes droite, plan, etc. renvoient dans les deux cas à la même
interprétation.
Or on peut montrer que la géométrie projective est aussi cohérente que
la géométrie affine en construisant, avec les outils de la géométrie affine,
un modèle de géométrie projective. En fait, le modèle de géométrie du plan
affine complété donné à la page 168 convient également pour la géométrie
projective plane, si on s'abstient de fixer un plan particulier Ir. Un "point,
projectif" est alors simplement une droite ordinaire passant par O, et une
"droite projective" est un plan ordinaire passant par O. Du point de vue de
la cohérence, il n'y a donc aucune raison de privilégier la géométrie affine.
D'autre part, on peut aussi montrer que si la géométrie projective est
cohérente, la géométrie affine l'est aussi. On obtient un modèle de géométrie
affine plane à partir de la géométrie projective plane en ôtant du plan pro-
jectif une droite d quelconque. Les -points affines" sont alors les points du
plan projectif, à l'exception de ceux incidents à la droite d, et les "droites
affines" sont les droites projectives moins un point (celui de d). On dira
par exemple que deux droites affines sont parallèles si les droites projectives
correspondantes se coupent sur la droite d. Les deux géométries sont donc
aussi cohérentes l'une que l'autre.
178 CHAPITRE 3. L'INFINI EST EN VUE

Ainsi, plutôt que de produire des vérités sur le monde réel, les mathéma-
tiques formelles, celles des fondements, étudient les relations logiques entre
des propositions.
La géométrie projective possède d'autres particularités que nous n'avons
pas abordées, notre objectif n'étant pas de dresser un portrait de cette
science, mais plutôt de l'introduire en étudiant la manière dont l'infini y
intervient. Pour une initiation à la géométrie projective, le lecteur pourra
consulter F. BORCEUX [11] ou P. LOMBARD [54]
Chapitre 4

Faire la droite
avec des points

Les mathématiciens parlent de ce qu'ils nomment un


point. Ce point, disent-ils, n'est pas complètement
rien et il n'est pas réellement quelque chose. Or nous,
Irlandais, nous inclinons à penser que ce quelque
chose et ce rien sont bien près l'un de l'autre.
BERKELEY

Au chapitre 3, nous nous sommes longuement interrogés sur le sens des


points à l'infini en perspective'. Nous souhaitions les situer par rapport aux
autres points de l'espace, les points "habituels", ceux que nous connaissons
bien. Mais les connaissons-nous si bien que cela? D'abord que sont-ils? Et
puis comment sont-ils agencés les uns par rapport aux autres?
Le plus simple est peut-être de les considérer d'abord sur une droite.
Ce chapitre propose de jeter un regard sur la droite et ce qui la constitue.
L'idée est, en ignorant dans un premier temps ce que les mathématiques
d'aujourd'hui nous en disent, d'imaginer spontanément la structure de la
droite, de la regarder avec une loupe mentale aussi puissante que nécesssaire
et d'essayer de décrire ses éléments et les relations qu'ils ont entre eux.
Nous verrons en fin de chapitre dans quelle mesure nous nous sommes
rapprochés des définitions contemporaines de la droite et des points.

1 Les sujets étudiés dans les trois premières sections de ce chapitre, ainsi que la plupart

des textes proposés, ont été travaillés au GEM (Groupe d'Enseignement Mathématique,
Louvain-la-Neuve) et ont fait l'objet d'un atelier au Colloque Inter-IREM d'Histoire et
Épistémologie des Mathématiques de Brest [42], en 1992.
180 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS

Prévenons le lecteur que les questions posées dans ce chapitre n'ont pas
toujours sur le champ des réponses claires et définitives. Elles sont par-
fois posées pour provoquer l'imagination, pour introduire une problématique
plutôt que pour la résoudre.

4.1 Couper et recomposer une droite


Les questions que le bon sens suggère relativement à la constitution de
la droite sont multiples et connexes. Nous les avons regroupées au mieux,
sans éviter un peu d'arbitraire. Dans cette section, nous envisageons ce qui
se passe soit lorsqu'on coupe une droite autant de fois que l'on veut, soit
lorsqu'on essaie de faire une droite en alignant des points.

4.1.1 Couper une droite

On coupe une droite en deux et on écarte les deux morceaux.


Que se passe-t-il au niveau des points? Décrivez la situation.

Précisons la question : comment se termine chacune de ces deux demi-


droites ? Y a-t-il un point à chacun des deux bouts ? Mais alors d'où viennent
ces deux points et que deviennent-ils lorsqu'on recolle les deux morceaux de
droite pour reconstituer la droite entière ? Peut-être n'y a-t-il qu'un des deux
morceaux qui se termine par un point. Dans ce cas, comment se "termine"
l'autre ? Et pourquoi cette différence entre les deux morceaux ? Ne devraient-
ils pas être symétriques ? A moins qu'aucun des deux ne se termine par un
point. Mais lorsqu'on les recolle, n'y aura-t-il pas de point à la soudure ?
Juste un petit trou ? La place vide d'un point ? Mais quelle différence entre
la place d'un point et un point ? Et si les deux demi-droites sont séparées par
un point de la droite, que devient ce point dans la séparation ? Lorsqu'on
coupe un spaghetti en deux, il y a toujours un morceau minuscule qui vole
en l'air. Est-ce le cas du point où l'on a coupé ?
Et si l'on coupait entre deux points ? Est-ce permis ? Ou bien, peut-être,
peut-on couper un point en deux, chaque morceau de droite recevant sa
moitié de point...
On en conviendra, voilà beaucoup de propositions bien peu satisfaisantes
pour décrire une situation qui demeure mystérieuse. Évidemment, on dira
que la droite géométrique est un objet idéal. Donc on ne peut pas lui appli-
quer les notions issues de la pratique concrète. Cependant un tel interdit ne
mène à rien.
4.1. COUPER ET RECOMPOSER UNE DROITE 181

Depuis des temps très anciens, en fait depuis Pythagore au moins, et


jusqu'à présent, on s'efforce de penser ces objets idéaux à partir même des
objets qu'ils idéalisent. Il serait évidemment inacceptable que la géométrie
liquide, évacue tout lien avec le monde sensible. Ce qui tend à montrer que
les considérations ci-dessus ne sont pas un vain exercice d'imagination. Alors
quoi ?
Il est intéressant d'aller voir comment ont réfléchi à ces problèmes divers
auteurs2 qui, au cours de l'histoire, s'en sont particulièrement préoccupés.
Faisons cela en suivant le cours spontané de nos réflexions, ce qui nous amène
à ne pas respecter l'ordre chronologique. Commençons par PASCAL.

4.1.2 L'espace est - il divisible à l'infini ?

On partage un segment en deux parties, puis chacun des mor-


ceaux en deux, et ainsi de suite. Ce processus peut-il continuer
indéfiniment ou, au contraire, finira-t-on par ne plus pouvoir cou-
per Après avoir réfléchi à la question, lisez le passage de PASCAL
ci-après et ceux de BERKELEY, et comparez leurs argumentations
à la vôtre.

Voici ce que PASCAL écrit dans De l'esprit géométrique et de l'art de


persuader [60], en 1657-58.

Il n'y a point de géomètre qui ne croie l'espace divisible à l'infini. On ne peut non
plus l'être sans ce principe qu'être homme sans âme. Et néanmoins il n'y en a point
qui comprenne une division infinie ; et l'on ne s'assure de cette vérité que par cette
seule raison, mais qui est certainement suffisante, qu'on comprend parfaitement
qu'il est faux qu'en divisant un espace on puisse arriver à une partie indivisible,
c'est-à-dire qui n'ait aucune étendue.

Les citations suivantes sont extraites d'un cahier de notes prises par
GEORGE BERKELEY [7] en 1707 et 1708.

317. Très certainement aucune étendue finie n'est divisible à l'infini.

344. Quand une petite ligne sur le papier représente un mille, les mathéma-
ticiens ne calculent pas le dix-millième de la ligne sur le papier ; ils calculent le
dix-millième du mille. C'est à celui-ci qu'ils ont égard ; c'est à lui qu'ils pensent ;
s'ils pensent et s'ils ont effectivement une idée.

'Certains extraits d'auteurs dont nous proposons l'analyse en cours de chapitre sont
assez brefs. Nous les avons repris dans l'appendice en fin de chapitre en les incluant dans
des citations plus amples.
182 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS

361. Supposez qu'un pouce représente un mille ; le millième de ce pouce n'est


rien, mais le millième du mille représenté est quelque chose ; donc un millième de
ce pouce, malgré sa nullité, n'est pas négligeable, car il représente quelque chose, le
millième d'un mille.
362. Des lignes particulières déterminées ne sont pas divisibles à l'infini, mais
les lignes, telles que les emploient les géomètres, le sont, car celles-ci ne sont pas
déterminées par un nombre fini particulier de points. Pourtant un géomètre (sans
savoir pourquoi) dira très volontiers qu'il peut démontrer la divisibilité à l'infini
d'une ligne d'un pouce.
400. Les mathématiciens pensent qu'il y a des lignes insensibles [inaccessibles à
la perception]. Ils en dissertent, ils les coupent en un point sous tous les angles : ils
les divisent à l'infini. Nous, Irlandais, nous ne pouvons nous représenter de pareilles
lignes.

Le segment qu'il s'agit de diviser est bien un segment géométrique, et


non une baguette ou un trait de crayon. BERKELEY distingue clairement les
segments réels et ceux des géomètres. PASCAL parle de l'espace tel que le
conçoivent les géomètres.
Nous n'hésitons pas à dire que tout segment est divisible en deux, et
que les deux morceaux sont des segments. Si tel est le cas, chacun des deux
morceaux est lui-même divisible en deux, et pourquoi une suite d'opérations
de ce genre s'arrêterait-elle?
Le géomètre, dit PASCAL, ne comprend pas une divison infinie. Ce qui
peut sans doute s'interpréter comme ceci : il ne comprend pas que l'on
puisse arriver effectivement au résultat vers quoi tend cette suite infinie
d'opérations. Mais il croit "l'espace divisible à l'infini", parce qu'il ne conçoit
pas que la suite s'arrête. Nous retrouvons ici l'infini potentiel.

4.1.3 Que faire avec deux points?


À la section précédente, nous n'avons pas conclu grand chose. Nous en
sommes restés à des intuitions contradictoires, celles de PASCAL et de BER-
KELEY.
Y aurait-il moyen toutefois de démontrer qu 'un segment de droite
est infiniment divisible ? Pour cela, on peut songer à inverser le
processus. En effet, si un segment n'est pas infiniment divisible,
alors en le divisant assez de fois on arrive à des indivisibles, c'est-
à-dire à des points. Peut-on ensuite reconstituer le segment en
partant des points ? En d'autres termes, si on met un point à côté
d'un point, puis encore un, et encore un autre..., arrivera-t-on
à fabriquer un brin de droite ? Si oui, comment faut-il agencer
4.1. COUPER ET RECOMPOSER UNE DROITE 183

les points? Si non, pourquoi? Comparez votre réponse et votre


argumentation à celles de PASCAL [60] présentées dans l'extrait
ci-dessous.
Car qu'y a-t-il de plus absurde que de prétendre qu'en divisant toujours un espace
on arrive enfin à une division telle qu'en la divisant en deux chacune des moitiés
reste indivisible et sans aucune étendue, et qu'ainsi ces deux néants d'étendue fissent
ensemble une étendue ? Car je voudrais demander à ceux qui ont cette idée, s'ils
conçoivent nettement que deux indivisibles se touchent : si c'est partout, ils ne sont
qu'une même chose, et partant les deux ensemble sont indivisibles ; et si ce n'est
pas partout, ce n'est donc qu'en une partie : donc ils ont des parties, donc ils ne
sont pas indivisibles.

Et quelques pages plus loin :


... un indivisible multiplié autant de fois qu'on voudra, est si éloigné de pouvoir
surpasser une étendue, qu'il ne peut jamais former qu'un seul et unique indivisible ;
ce qui est naturel et nécessaire comme il est déjà montré. Et comme cette dernière
preuve est fondée sur la définition de ces deux choses, indivisible et étendue, on va
achever et consommer la démonstration.
Un indivisible est ce qui n'a aucune partie, et l'étendue est ce qui a diverses
parties séparées.
Sur ces définitions, je dis que deux indivisibles étant unis ne font pas une
étendue.
Car, quand ils sont unis, ils se touchent chacun en une partie ; et ainsi les
parties par où ils se touchent ne sont pas séparées, puisque autrement elles ne se
toucheraient pas. Or, par leur définition, ils n'ont point d'autres parties : donc ils
n'ont pas de parties séparées ; donc ils ne sont pas une étendue, par la définition de
l'étendue qui porte la séparation des parties.
On montrera la même chose de tous les autres indivisibles qu'on y joindra, par
la même raison. Et partant un indivisible, multiplié autant de fois qu'on voudra,
ne fera jamais une étendue.

PASCAL raisonne au départ de deux définitions : celle d'indivisible et celle


d'étendue. Dans sa preuve, il utilise aussi la relation se toucher, en spécifiant
que deux objets peuvent se toucher partout (et donc coïncider) ou se toucher
en une partie.
Pour saisir clairement l'argumentation du deuxième extrait, il importe
de bien interpréter le verbe se toucher. En particulier de reconnaître que,
puisque se toucher partout veut dire coïncider, se toucher en une partie
veut dire que les deux parties coïncident. Si on accepte cette mise au point,
on voit que les deux argumentations sont équivalentes : la seconde ne fait
qu'expliciter la première.
184 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS

Par ailleurs, pour déduire de l'affirmation "tout espace est divisible en


deux parties toujours divisibles" que "tout espace est divisible à l'infini",
PASCAL utilise implicitement un principe de récurrence qui lui permet de
passer de la possibilité de couper n'importe quel segment en deux à celle
de couper un segment en autant de parties que l'on veut. Nous supposons
que c'est cela l'infinie divisibilité pour PASCAL. Signalons par ailleurs que
PASCAL est l'auteur, dans son Traité d'arithmétique [61], du premier énoncé
connu du principe de récurrence.

Exercice. Appliquez le raisonnement de PASCAL concernant le contact


de deux indivisibles, au réassemblage des deux morceaux obtenus à la, sec-
tion 4.1.1 en coupant une droite en deux et en écartant les deux morceaux.

PASCAL nous a donc montré qu'on ne peut tisser une étendue avec deux
indivisibles qui se touchent. Mais ne pourrait-on tisser une étendue avec deux
indivisibles qui ne se touchent pas ? Voyons ce qu'en dit ARISTOTE qui dans
sa Physique (livres V et VI) [4] aborde aussi la question de la constitution de
la droite en envisageant plus de cas que PASCAL quant à la situation relative
de deux indivisibles.
ARISTOTE part de diverses définitions relatives à des ensembles de choses
non précisées. Son exposé n'est pas toujours facile à comprendre. Voici3 ces
définitions en substance, telles que nous les comprenons.
Des choses sont ensemble si elles sont dans un lieu unique, et séparées
au cas contraire. Schématiquement :
ensemble est le contraire de séparé.
Des choses sont en contact lorsque les extrémités sont ensemble :
en contact : extrémités ensemble.
Insistons sur le fait que pour pouvoir être en contact, les choses doivent avoir
des extrémités. Nous verrons qu'ARIsToTE envisage deux cas : un contact
où les extrémités sont distinctes, et un autre plus fort où les extrémités ne
sont qu'une seule et même chose.
Une chose est consécutive à une autre lorsqu'elle est du même genre
que cette autre, qu'elle vient après elle (ce qui suppose un sens de par-
cours), et qu'elle n'est séparée d'elle par aucune autre chose du même genre.
Par exemple, si on parcourt une rangée de maisons, une maison peut être
consécutive à une autre même s'il y a un arbre entre les deux. Deux choses
sont contiguës lorsqu'elles sont consécutives et en contact. La continuité est
3 L'appendice présente le texte d'Aristote aux pages 219 et suivantes.
4.1. COUPER ET RECOMPOSER UNE DROITE 185

une contiguïté, mais les extrémités par où les choses se touchent ne sont
qu'une seule et même chose. Donc :
consécutif : si aucun intermédiaire du même genre
contigu : consécutif et en contact
continu : si les extrémités ne sont qu'une
Il est clair que la continuité implique la contiguïté, et celle-ci la consécuti-
vité :
continu contigu = consécutif
Les trois propriétés supposent l'existence d'un sens de parcours.
Une fois ces définitions posées, ARISTOTE énonce la propriété suivante :
il est impossible qu'un continu soit formé d'indivisibles, et en particulier
qu'un segment soit formé de points.
Pour prouver cela, ARISTOTE suppose par l'absurde qu'un continu puisse
être formé d'indivisibles, et raisonne à partir des situations relatives des
points.
Si les points étaient en continuité, il faudrait que leurs extrémités ne
soient qu'une seule et même chose. Or les points n'ont pas d'extrémité
puisque, étant indivisibles, ils n'ont pas de partie.
S'ils étaient en contact, celui-ci devrait se faire
- soit du tout au tout,
- soit de la partie à la partie,
- soit de la partie au tout,
mais l'indivisible n'a pas de partie, donc le contact se ferait
- du tout au tout ;
mais cela ne fera pas le continu, car celui-ci a des parties séparées.
Ils ne peuvent pas non plus être consécutifs, c'est-à-dire n'avoir aucun
intermédiaire du même genre, car entre deux points, il y a toujours un
segment, et comme par hypothèse ce segment serait formé de points, entre
deux points, il y aurait toujours des intermédiaires du même genre.
Il ne pourrait pas non plus y avoir entre eux un intermédiaire d'un genre
différent, car un tel intermédiaire serait
- soit indivisible (1)
- soit divisible...
— en indivisibles (2)
— en parties toujours divisibles (3).
Dans le cas (3), l'intermédiaire serait donc justement le continu (si celui-
ci était composé de points, l'intermédiaire ne serait donc pas d'un genre
différent). Dans les cas (1) et (2), puisque dans le continu les extrémités
186 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS

ne font qu'un et sont donc forcément ensemble, il y aurait contact entre


indivisibles, ce qui est impossible, comme nous l'avons vu plus haut.
De plus, si le continu était composé d'indivisibles, il serait divisible en
indivisibles, s'il est vrai que le continu se divise en ce dont il est composé.
Mais nul continu n'est divisible en choses sans parties.
Soulignons les cinq a priori ou, si on veut, les cinq postulats suivants,
présents chez ARISTOTE.
Postulats.
Le continu est ce dont les extrémités sont une seule chose.
Le continu a des parties qui sont séparées quant au lieu.
Entre deux points, l'intermédiaire est toujours une ligne.
Le continu doit se diviser en ce dont il est composé.
Le continu est ce qui est divisible en parties toujours divisibles.

Comparons sur deux points cruciaux les propositions et les preuves de


PASCAL et d'ARIsToTE.
PASCAL énonce qu'un espace est divisible à l'infini, et il le prouve par
l'absurde, en s'appuyant sur la conviction que ce qui est décomposé en parties
peut être recomposé.
Chez ARISTOTE au contraire, l'infinie divisibilité du continu va de soi :
elle est utilisée directement (sans preuve) dans le dernier argument. Ce
qu'ARIsToTE annonce par contre, c'est que le continu ne peut être formé
de points. Et il le prouve par divers arguments en essayant de composer un
continu avec des points et en montrant que c'est impossible.
Ceci dit, la preuve de PASCAL s'appuyant sur les indivisibles qui se
toucheraient en tout ou en partie revient au même que l'argument d'ARIS-
TOTE concernant le contact.

4.2 Le rôle des points et des intervalles


dans la ligne
Demandons-nous maintenant de quoi la droite est composée : de points
en nombre fini ou infini ou de parties douées de grandeur ?

4.2.1 De quoi l'espace est-il composé ?

Si "un point et un autre qu'on lui adjoint ne font qu'un point",


cela entraîne-t-il qu'en itérant ce processus un nombre infini de
fois, on ne peut construire qu'un point ? Ou au contraire l'infini
4.2. LE RÔLE DES POINTS... 187

a-t-il la puissance magique de faire quelque chose là où le fini ne


fait rien ?
GALILÉE nous propose une solution dans ses Discours et dé-
monstrations mathématiques concernant deux sciences nouvel-
les, publiés en 1638 et dont sont extraites les citations qui suivent.
Son texte est conçu comme un dialogue entre trois personnages :
SALVIATI, SAGREDO et SIMPLICIO. Dans les deux extraits ci-
dessous, c'est uniquement SALVIATI qui parle.
Comparez à celles de PASCAL les convictions et les argumenta-
tions de GALILÉE concernant l'infinie divisibilité et la composi-
tion du continu.

SALVIATI. Parmi les objections que l'on a coutume d'adresser à ceux qui composent
le continu à l'aide d'indivisibles, on trouve d'abord celle-ci qu'un indivisible ajouté
à un autre indivisible n'engendre pas une grandeur divisible, puisqu'il s'ensuivrait
que l'indivisible lui-même serait divisible ; en effet, si deux indivisibles, deux points
par exemple, formaient, une fois réunis, une quantité, disons une ligne divisible, à
plus forte raison serait-ce le cas pour une ligne composée de trois, cinq, sept points
ou de tout autre nombre impair ; comme ces lignes sont divisibles en deux parties
égales, cela voudrait dire que l'on peut diviser l'indivisible situé au milieu. A cette
objection et à toute autre du même genre on répondra donc, pour la satisfaction de
l'adversaire, que non seulement deux indivisibles, mais pas davantage dix, cent ou
mille ne donneront une grandeur divisible et de dimension finie, mais qu'il en faut
bel et bien un nombre infini.

Et plus loin...

SALV. J'en arrive maintenant à une autre considération. Si l'on admet que la ligne et
tous les continus sont divisibles en parties toujours divisibles, je ne vois pas comment
échapper à la conclusion qu'ils sont constitués par une infinité d'indivisibles : une
division et une subdivision susceptibles de se poursuivre sans fin supposent, en effet,
que les parties soient en nombre infini, faute de quoi la division se terminerait ;
et si les parties sont en nombre infini, on en tire immédiatement qu'elles n'ont
pas de grandeur (esser non quante), car un nombre infini de parties ayant une
grandeur (quanti infiniti) donne une grandeur infinie ; ainsi le continu nous apparaît-
il composé par un nombre infini d'indivisibles.

Dans le premier extrait, GALILÉE se pose la même question qu'ARIs-


TOTE : y a-t-il moyen de composer le continu à l'aide d'indivisibles ? Il part
d'une propriété du continu déjà prise comme postulat par ARISTOTE : tout
continu est divisible. Il ajoute divisible en deux parts égales. L'argument
de l'impair lui permet d'écarter l'hypothèse, non pas que le continu serait
188 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS

composé d'indivisibles, mais seulement qu'il serait composé d'un nombre fini
d'indivisibles. Sa conclusion est donc que si le continu est composé d'indivi-
sibles, ceux-ci doivent être en nombre infini.
Dans le deuxième extrait, GALILÉE part de l'hypothèse que le continu
est infiniment divisible (ce qui est conforme à sa position dans le premier
extrait), et donc au rebours de PASCAL, il ne prouve pas cela. Par contre il
prouve que l'infinie divisibilité exige l'existence d'une infinité de parties, d'où
il découle que chacune de ces parties est sans grandeur (l'indivisible étant
assimilé à ce qui est dépourvu de grandeur). Le continu est donc composé
d'une infinité d'indivisibles.
Cette conclusion est audacieuse. Elle nous montre GALILÉE jouant avec
l'idée d'infini actuel : une infinité de points qui est là sous les yeux de l'esprit,
démontrée par l'absurde, en quelque sorte définie par la négative (ce qui ne
peut être fini), et que l'on n'atteint ni en la construisant, c'est-à-dire en
juxtaposant des points, ni en la décomposant, c'est-à-dire en coupant sans
cesse.
On pourrait objecter à GALILÉE qu'un nombre infini de parties ayant
une grandeur ne donne pas toujours une grandeur infinie. Tel est le cas par
exemple pour une série géométrique positive de raison inférieure à 1. Mais ce
serait faire là à GALILÉE un mauvais procès. En effet, il a sans doute voulu
parler de parties identiques. Auquel cas son argument revient à l'axiome
d 'Archimède.
Pour y voir plus clair, résumons les raisonnements de PASCAL et de
GALILÉE.

Arguments de PASCAL en bref

Postulats. Un point n'a pas de partie. Une étendue a des parties séparées.

Proposition. Deux indivisibles ne peuvent tisser ensemble une étendue.

En effet, pour tisser une étendue, il faut que les deux indivisibles se touchent. S'ils
se touchent partout, ils ne sont qu'un. Ils n'ont donc pas de parties séparées et ne
forment pas une étendue. S'ils se touchent en partie, c'est qu'ils ont des parties, ce
qui est absurde. ■

Corollaire. Tout espace est divisible à l'infini.


4.2. LE RÔLE DES POINTS... 189

Arguments de Galilée en bref

Postulat. Toute ligne est divisible en deux parties égales.

Proposition. On ne peut composer le continu à l'aide d'un nombre fini d'indivi-


sibles.

En effet, si un nombre impair d'indivisibles formaient, une fois réunis, une ligne
divisible en deux parties égales, cela impliquerait que l'on peut diviser l'indivisible
du milieu. ■

Proposition. Le continu est composé d'un nombre infini d'indivisibles.

Puisque le continu est divisible en parties toujours divisibles, c'est qu'il est constitué
d'une infinité de parties. Or si les parties sont en nombre infini, elles ne peuvent
pas avoir de grandeur, car un nombre infini de parties ayant une grandeur donne
une grandeur infinie. ■

4.2.2 L'argument du nombre impair

Dans une lettre à PASCAL, le Chevalier de MÉRÉ [59] tente de le convain-


cre qu'il se trompe lorsqu'il affirme qu'une ligne est divisible à l'infini. Dans
la citation suivante, il invoque, comme GALILÉE, l'argument du nombre
impair.

... Et que prétendez-vous conclure de cette ligne que vous coupez en deux égale-
ment, de cette ligne chimérique dont vous coupez encore une des moitiés, et toujours
de même jusqu'à l'éternité ? Mais qui vous a dit que vous pouvez diviser ainsi cette
ligne si ce qui la compose est inégal comme un nombre impair ? Je vous apprends
que, dès qu'il entre tant soit peu d'infini dans une question, elle devient inexplicable,
parce que l'esprit se trouble et se confond.

Cet argument est aussi utilisé par BERKELEY dans son cahier de no-
tes [7].

268. Qu. Comment une ligne composée d'un nombre impair de points pourrait-
elle être divisible à l'infini par moitié ?
317. Très certainement aucune étendue finie n'est divisible à l'infini.

Comparez les arguments faisant intervenir les nombres impairs chez GA-
LILÉE, MÉRÉ et BERKELEY.

En comparant les convictions et l'argumentation de GALILÉE schémati-


sées à la page 189 à celles de données en bref ci-dessous, nous remar-
190 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS

quons que les implications de l'un et de l'autre sont les contraposées l'une de
l'autre : l'un cherche à montrer la négation de ce que l'autre prend comme
évidence, et vice versa.
Quelle est la conséquence de la note 268 de BERKELEY ? Il ne le précise
pas, mais sa note 317 laisse supposer qu'il aurait conclu comme MÉRÉ.

Arguments de Méré en bref

Postulat. Toute ligne contient un nombre fini de points.


Proposition. Une ligne ne peut être divisée en deux à l'infini.
En effet, il est impossible de diviser en deux une ligne composée d'un nombre impair
d'éléments. ■

4.2.3 Combien y a-t-il de parties de même grandeur


dans un segment ?

Si on admet que l'on n'arrive jamais au bout de couper une


ligne en parties égales, alors combien de parties égales douées
de grandeur contient une ligne (un segment) ? Commentez à ce
sujet l'extrait suivant de GALILÉE.

SALVIATI. [.. .] à la question de savoir si les parties douées de grandeur d'un continu
limité sont en nombre fini ou infini, je répondrai exactement à l'opposé du seigneur
SIMPLICIO qu'elles ne sont en nombre ni fini ni infini.
SIMPLICIO. Je n'aurais jamais eu l'idée d'une pareille réponse, ne pensant
pas qu'il existât un moyen terme entre le fini et l'infini, et qu'ainsi la division
ou distinction selon laquelle une chose est finie ou infinie puisse être erronée et
défectueuse.
SALv. Tel est pourtant mon sentiment. Si nous prenons les quantités discrètes,
il me semble qu'entre le fini et l'infini il existe bien un troisième terme, je veux
dire le fait de correspondre à tout nombre déterminé ; de sorte qu'ayant à décider,
dans le cas présent, si les parties douées de grandeur d'un continu sont en nombre
fini ou infini, la réponse la plus appropriée est qu'elles ne sont en nombre ni fini
ni infini, mais correspondent à tout nombre déterminé ; car si, pour ce faire, il est
nécessaire qu'elles ne soient pas comprises dans les limites d'un nombre fixé, — au-
quel cas elles ne pourraient correspondre à un nombre plus grand —, il n'est pas
nécessaire en revanche qu'elles soient infinies, aucun nombre déterminé n'étant in-
fini. Au gré du demandeur, nous pourrons donc, sur une ligne donnée, déterminer
cent, mille ou cent mille parties douées de grandeur en lesquelles nous la diviserons,
selon le nombre qui lui plaira : mais la diviser en un nombre infini de parties certai-
nement pas. J'accorde par conséquent à Messieurs les Philosophes que le continu
contient autant de parties douées de grandeur qu'ils le désirent, et j'accepte qu'il les
4.2. LE RÔLE DES POINTS... 191

contienne en acte ou en puissance, selon leur bon plaisir ; mais j'ajoute que comme
une ligne de dix toises renferme dix lignes d'un toise chacune, quarante autres d'une
coudée et quatre-vingt d'une demi-coudée, etc., de la même façon elle contient un
nombre infini de points ; dites ensuite, à votre guise, qu'ils existent en acte ou en
puissance, car pour cela, seigneur SIMPLICIO, je m'en remets à votre choix et à
votre jugement.

Premier point sur lequel GALILÉE est on ne peut plus clair : il est impos-
sible de diviser (c'est une action) un segment en un nombre infini de parties,
parce qu'on n'a jamais fini. On s'arrête toujours à un nombre fini. Ce nombre
est fini, mais on peut le choisir aussi grand que l'on veut. Ainsi, il y aurait
un moyen terme entre le fini et l'infini, quelque chose comme l'indéfini. Mais
cette façon de s'exprimer ne cache-t-elle pas subtilement l'infini ? En effet, on
peut choisir un nombre de parties fini quelconque, mais il existe un nombre
infini de nombres finis, de choix possibles. C'est comme au chapitre 1 lorsque
nous disions que le fini témoigne de l'infini : nous considérions les n premiers
termes d'une suite, niais les nombres n sont en nombre infini, et aussi grands
que l'on veut, quoique tous finis.

4.2.4 Un carré de points


Jusqu'à présent, nous nous sommes intéressés à l'arrangement
des points sur une droite. Qu'en est-il dans le plan ? Peut-on les
ranger en carré ? Comparez à cet égard les arguments de PASCAL
et de BERKELEY. Confrontez leurs a priori et les conséquences
de ceux-ci.
Voici ce qu'en dit PASCAL [60].
s'il était véritable que l'espace fût composé d'un certain nombre fini d'indivisibles,
il s'en suivrait que deux espaces, dont chacun serait carré, c'est-à-dire égal et pareil
de tous côtés, étant doubles l'un de l'autre, l'un contiendrait un nombre de ces
indivisibles double du nombre des indivisibles de l'autre. Qu'ils retiennent bien
cette conséquence, et qu'ils s'exercent ensuite à ranger des points en carrés jusqu'à
ce qu'ils en aient rencontré deux dont l'un ait le double des points de l'autre, et
alors je leur ferai céder tout ce qu'il y a de géomètres au monde. Mais si la chose est
naturellement impossible, c'est-à-dire s'il y a impossibilité invincible à ranger des
carrés de points, dont l'un en ait le double de l'autre, comme je le démontrerais en
ce lieu même si la chose méritait qu'on s'y arrêtât, qu'ils en tirent la conséquence.

Et voici encore quelques notes prises par BERKELEY [7].

259. La diagonale d'un carré particulier et son côté sont commensurables, car
ils contiennent tous deux un certain nombre de m.v.
192 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS

264. Mem. Étudier très soigneusement l'incommensurabilité de la diagonale et


du côté — si elle ne s'établit pas sur l'hypothèse de la divisibilité à l'infini de l'unité,
c'est-à-dire sur l'assertion que la chose étendue est divisible à l'infini (car l'unité
n'est rien ; cf. également Barrow. Lect. Geom.), et ainsi en déduire que la divisibilité
à l'infini serait une pétition de principe ?
478. Je dis qu'il n'y a pas d'incommensurables, ni d'irrationnels. Je dis que le
côté d'un carré peut se déterminer numériquement. Me dites-vous de déterminer le
côté du carré 10. Je demande quels dix — 10 pieds, 10 pouces, etc., ou dix points ?
S'il s'agit de ces derniers, je nie qu'il y ait un pareil carré, il est impossible que
10 points forment un carré. S'il s'agit des premiers, résolvez leurs 10 pouces, pieds,
etc., carrés en points, le nombre de points doit être nécessairement un nombre carré
dont le côté est facilement assignable.

PASCAL renvoie implicitement à la démonstration de l'irrationnalité de


Si on a un carré constitué de p2 indivisibles, on n'arrive pas à disposer
en carré (de façon bien régulière s'entend) 2p2 indivisibles. Il n'y a pas
un nombre q tel que q2 = 2p2 . Or pour tout carré, il existe un carré de
côté double. Il est donc impossible qu'un carré soit composé d'un nombre
fini d'indivisibles. Et donc si les carrés, comme les lignes, sont composés
d'indivisibles, ils en contiennent une infinité.
La première citation4 de BERKELEY est une affirmation, pas un argu-
ment. Si un carré particulier existe, son côté et sa diagonale existent, et
puisque toute grandeur existante est composée d'indivisibles, le côté et la
diagonale sont commensurables. A lire cela, on se demande comment BER-
KELEY échappe à l'idée qu'il y a sur la diagonale le même nombre de points
que sur le côté, mais qu'ils sont plus écartés. Par exemple il y en a 3 sur le
côté et 3 sur la diagonale du carré de la figure 1.
• • •
• • •
• • •
Fig. 1

Par comparaison, on voit que PASCAL ne compare pas le côté et la


diagonale d'un carré : il compare deux carrés dont l'un est le double de
l'autre. Dans son raisonnement, il peut donc supposer que les indivisibles
sont "également écartés" dans les deux carrés.

4 Nous n'avons pas trouvé la clef de l'abréviation m.v. Nous l'interprétons comme si-
gnifiant indivisible.
4.2. LE RÔLE DES POINTS... 193

Examinons maintenant la note 478 de BERKELEY. Lorsqu'il parle de


déterminer "le côté du carré 10", le nombre 10 désigne l'aire du carré. Lors-
qu'il demande "quels dix — 10 pieds, 10 pouces, etc.", il faut comprendre 10
pieds carrés, 10 pouces carrés, etc. Sinon la citation n'a pas de sens. Ceci
dit, l'argument développé ici par BERKELEY s'appuie sur le précédent. Il
n'existe pas de carré de 10 points, car tout carré est constitué d'un nombre
carré de points. Par contre un carré de 10 pouces existe, et comme il est
constitué d'un nombre fini de points, ce nombre est un nombre carré. On
ne voit pas comment BERKELEY répondrait à la question suivante : si un
carré de 1 pouce est fait de p2 points, un carré de 10 pouces est fait de 10p2
points. Quel est le côté de ce carré en nombre entier de points ?
Les raisonnements de PASCAL et de BERKELEY repris en bref ci-dessous
facilitent la comparaison.

Arguments de PASCAL en bref

Postulat. Il existe des carrés de toute grandeur. En particulier, il existe un carré


d'aire double d'un autre donné.

Proposition. Un espace ne peut pas être composé d'un nombre fini d'indivisibles.

En effet, si un espace était composé d'un nombre fini d'indivisibles, on pourrait


concevoir deux carrés contenant des nombres finis de points rangés en carrés, l'un
étant double de l'autre, ce qui est impossible. ■

Arguments de BERKELEY en bref

Postulat. Tout segment, tout carré est composé d'un nombre fini d'indivisibles.

Proposition. Tout carré est composé d'un nombre carré de points.

C'est évident puisque les points du carré doivent être rangés en carré. ■

Proposition. Le côté et la diagonale d'un carré sont commensurables.

C'est évident puisqu'ils contiennent tous deux un nombre entier d'indivisibles. ■

Quant à la note 264 de BERKELEY, voici ce qu'elle nous inspire. Déduire


de l'infinie divisibilité l'incommensurabilité de la diagonale et du côté d'un
carré ne nous semble pas être une pétition de principe. Mais on peut être
tenté d'utiliser l'incommensurabilité de la diagonale et du côté d'un carré
pour montrer qu'un segment ne peut être composé d'un nombre fini de
points. BERKELEY sait qu'il existe une "preuve" de cette incommensurabi-
194 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS

lité. Mais si cette preuve se basait sur l'infinie divisibilité du segment, alors
il serait quelque peu scabreux d'utiliser cette incommensurabilité pour mon-
trer l'infinitude des points d'une droite. Peut-être est-ce cela que BERKELEY
avait en tête en parlant de pétition de principe. En tout cas, cela vaut la
peine de regarder sous cette aspect une preuve de cette incommensurabilté.
Celle donnée ci-après date de l'antiquité.

Proposition. La diagonale et le côté d'un carré sont incommensurables,


c'est-à-dire qu'il n'existe pas de segment qui les mesure tous les deux exac-
tement (par un entier).

Démonstration. Considérons le triangle rectangle isocèle ABC de la figure 2,


et supposons que AB et AC contiennent chacun un nombre entier de fois
un segment u.
Reportons sur AC un segment AD de longueur AB, puis traçons la
perpendiculaire à AC passant par D. Elle coupe BC en un point E. On a
alors
BE = DE = DC,
et, puisque
DC = AC — AD,
le segment DC contient un nombre entier de fois u ; de même, puisque

EC = BC — BE,

le segment EC contient un nombre entier de fois u.

Fig. 2

On a donc construit un triangle rectangle isocèle DEC strictement plus


petit que ABC et dont les côtés contiennent chacun un nombre entier de
4.2. LE RÔLE DES POINTS... 195

fois u. Ce procédé peut être reproduit sur DEC pour construire un triangle
encore plus petit dont les côtés contiennent chacun un nombre entier de
fois u. Et ainsi de suite. Les nombres entiers ainsi obtenus sont à chaque
fois strictement plus petits. Or, la possibilité d'une descente infinie dans les
naturels est à exclure. ■

Sur quelles propriétés repose cette démonstration Elle n'utilise pas l'in-
finie divisibilité d'un segment. Elle se base d'une part sur l'absence de des-
cente infinie dans les naturels (ce que BERKELEY n'aurait probablement
pas nié), d'autre part sur la possibilité d'effectuer des constructions, par
exemple, de reporter un segment sur un autre, de tracer une perpendiculaire
à un segment, de prendre l'intersection de deux droites, etc. Cette possibi-
lité permet de construire une suite de segments de plus en plus petits, et en
cela est proche de l'infinie divisibilité. On pourrait d'ailleurs justifier l'infinie
divisibilité par le même genre de construction.

4.2.5 Droite, point, quel rapport ?

Comment ARISTOTE présente-t-il /a relation entre point et ligne


(ou instant et temps) dans les extraits suivants de sa Physique
(livre IV) [3] ? Ces extraits ne sont pas consécutifs dans le texte
origina15 .

L'instant. D'autre part l'instant n'est pas partie, car la partie est une mesure du
tout et le tout doit être composé de parties ; or, le temps, semble-t-il, n'est pas
composé d'instants.
Le nombre. [...] quand, en effet, nous distinguons par l'intelligence les extré-
mités et le milieu, et que l'âme déclare qu'il y a deux instants, l'antérieur d'une
part, le postérieur, d'autre part, alors nous disons que c'est là un temps ; car ce qui
est déterminé par l'instant paraît être le temps ; et nous accepterons cela comme
acquis.
Divise et continue le temps. Le temps est aussi continu par l'instant et divisé
selon l'instant [...].
Et l'on voit en outre que l'instant n'est pas plus une partie du temps que
l'élément du mouvement ne l'est du mouvement ou les points de la ligne ; mais ce
sont deux lignes qui sont parties d'une ligne.
Résumé. Donc, en tant que limite, l'instant n'est pas le temps, mais est un
accident [...]

5
\joir appendice page 221.
196 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS

Essayons d'éclairer ces arguments en les paraphrasant prudemment. Pen-


sons à un segment. Par définition, la partie est une mesure du tout. Or les
points ne sont pas capables de mesurer le segment. Donc ils ne sont pas des
parties du segment.
Par contre deux points déterminent un segment, deux instants un inter-
valle de temps, ce qU'ARISTOTE nomme un temps. Le point (respectivement
l'instant) est donc un élément de la ligne (resp. du temps), mais n'en est
pas une partie ; il en est la limite, l'extrémité et la rend continue, au sens
où un point parcourt continûment un segment, comme un objet transporté
parcourt sans faire de sauts le chemin de son transport.

4.3 Comparer deux lignes inégales


Envisageons maintenant les difficultés sur lesquelles on bute lorsqu'on
s'occupe de la constitution non plus d'un segment, mais de deux segments
de longueurs différentes et qu'on veut les comparer.

4.3.1 Un petit espace a-t - il autant de parties qu'un grand ?

Si comme l'écrit PASCAL, tout espace est divisible à l'infini, cela entraîne
qu'un petit espace a autant de parties qu'un grand, à savoir une infinité.
L'extrait suivant montre comment PASCAL [60] tente de convaincre ses lec-
teurs.
Enfin, s'ils trouvent étrange qu'un petit espace ait autant de parties qu'un grand,
qu'ils entendent aussi qu'elles sont plus petites à mesure, et qu'ils regardent le
firmament au travers d'un petit verre ; pour se familiariser avec cette connaissance,
en voyant chaque partie du ciel en chaque partie du verre.
Mais s'ils ne peuvent comprendre que des parties si petites, qu'elles nous sont
imperceptibles, puissent être autant divisées que le firmament, il n'y pas de meilleur
remède que de les leur faire regarder avec des lunettes qui grossissent cette pointe
délicate jusqu'à une prodigieuse masse ; d'où ils concevront aisément que, par le se-
cours d'un autre verre encore plus artistement taillé, on pourrait les grossir jusqu'à
égaler ce firmament dont ils admirent l'étendue. Et ainsi ces objets leur parais-
sant maintenant très facilement divisibles, qu'ils se souviennent que la nature peut
infiniment plus que l'art.

Mais le Chevalier de MÉRÉ [59], avec qui PASCAL a dû discuter de la


question, n'est pas du même avis.
Vos nombres ni ce raisonnement artificiel ne font pas connaître ce que les choses
sont ; il faut les étudier par une autre voie ; mais vous demeurerez toujours dans les
4.3. COMPARER DEUX LIGNES INÉGALES 197

erreurs où les fausses démonstrations de la géométrie vous ont jeté, et je ne vous


croirai point tout-à-fait guéri des mathématiques tant que vous soutiendrez que ces
petits corps dont nous disputâmes l'autre jour se peuvent diviser à l'infini.

[. • .]
Je vous demande encore si vous comprenez distinctement qu'en la cent-millième
partie d'un grain de pavot il y pût avoir un monde, non seulement comme celui-ci,
mais encore tous ceux qu'EPIcURE a songés ! Pouvez-vous comprendre dans un si
petit espace la différence des grandeurs, celle des mouvements et des distances ?
[...] En vérité, Monsieur, je ne crois pas qu'en votre petit monde on pût ranger
dans une juste proportion tout ce qui se passe en celui-ci, et dans un ordre si réglé
et sans embarras, surtout en des villes si serrées que l'on devrait bien craindre pour
le danger des embrasements de faire des feux de joie et de fondre des canons et
des cloches. Pensez aussi qu'en cet univers de si peu d'étendue il se trouverait des
géomètres de votre sentiment qui feraient un monde aussi petit au prix du leur,
que l'est celui que vous formez en comparaison du nôtre, et que ces diminutions
n'auraient point de fin. Je vous en laisse tirer la conséquence.

Et voici ce que BERKELEY en dit dans son Cahier de notes [7].

237. On pense les lignes divisibles à l'infini, parce qu'on admet leur existence
hors de l'intelligence. Également parce qu'on pense voir la même ligne, qu'on la
regarde à l'oeil nu, ou à travers des verres grossissants.
238. Les hommes qui ignorent les verres n'ont pas un aussi beau prétexte en
faveur de la divisibilité à l'infini.

L'argument de PASCAL est en quelque sorte un appel à l'imagination.


Il amène curieusement à considérer un petit segment comme composé de la
même façon qu'un grand : on peut trouver dans l'un et l'autre le même "nom-
bre" de parties. Nous verrons à la section suivante qu'on peut au contraire
arriver à considérer deux segments, même s'ils sont égaux, comme composés
différemment.

4.3.2 Y a-t-il du vide entre les points ?


À la section 4.1.3, nous avons vu avec PASCAL et ARISTOTE
qu'on ne peut pas former une ligne avec deux points qui se tou-
chent. Pourtant GALILÉE affirme qu'une ligne est composée de
points (section 4.2.1). Pourrait-on concilier ces deux affirmations
et concevoir la ligne comme constituée de points qui ne se tou-
chent pas? Y aurait-il du vide entre les points ? Le texte suivant
198 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS

de GALILÉE [40], que nous avons en partie résumés, viendra


peut-être alimenter votre réflexion sur ce sujet.
GALILÉE, ou plutôt SALVIATI, trace un hexagone ABCDEF centré en
G et un autre plus petit HIKLMN également centré en G, comme à la
figure 3.

V
=.1 -4
...

Fig. 3

Il imagine alors que le grand hexagone "roule sur AS", entraînant le pe-
tit. Lorsque le côté BC est sur le segment BQ, le côté IK du petit hexagone
coïncide avec OP, le point I ayant décrit l'arc de cercle IO, et le point G se
trouve en C après avoir décrit l'arc de cercle GC.

SALVIATI. [...] Enfin, après une rotation complète, le grand polygone aura laissé sur
AS l'empreinte de six segments équivalents à son périmètre, sans solution de conti-
nuité ; le petit polygone aura de même marqué six segments égaux à son périmètre,
mais séparés par cinq arcs dont les cordes représenteront les parties de la parallèle
HT qu'il n'a pas touchées ; pour le centre G, il n'aura eu de contact avec la parallèle
GV qu'en six points seulement.

Il compare alors la ligne AS et la distance parcourue par le petit polygone


(y compris les sauts), c'est-à-dire la ligne HT. Elles ne diffèrent que par TU.
Il imagine alors le même mouvement avec un polygone de mille côtés.

Ainsi un grand polygone de mille côtés, au cours d'une rotation, franchit et par
conséquent mesure une ligne droite égale à sa circonférence ; en même temps le plus
petit parcourt une distance approximativement égale, mais formée de mille petits
segments égaux à ses mille côtés et séparés les uns des autres par mille espaces que
6 Voir appendice page 216.
4.3. COMPARER DEUX LIGNES INÉGALES 199

nous pouvons dire vides, si nous les comparons aux mille petites lignes marquées
par les côtés du polygone ; il n'y a dans tout ceci ni difficulté ni matière à douter.

Puis il fait de même avec deux cercles concentriques comme à la figure 3


et il remarque que lorsque le grand cercle aura accompli un tour complet et
qu'il aura roulé sur BF, égal à sa circonférence, le centre A aura parcouru la
ligne AD en la touchant de bout en bout, et le petit cercle par ses contacts
successifs, aura traversé toute la ligne CE.

Maintenant, comment le petit cercle peut-il parcourir une ligne plus longue que sa
circonférence sans procéder par bonds ?
SAGREDO. De même que le centre du cercle, transporté sur la ligne AD, la
touche sur toute sa longueur, bien qu'il se réduise à un point unique, je me de-
mandais si l'on ne pourrait pas dire semblablement que les points du petit cercle,
entraînés par le mouvement du plus grand, passent en glissant sur de petites parties
de la ligne CE?
SALV. Cela est doublement impossible. D'abord parce qu'il n'y a pas de raison
pour qu'un des points de contact, tel que C, passe en glissant sur quelque partie
de la ligne CE, et non d'autres ; s'il en allait ainsi, ces points de contact étant
en nombre infini (comme le sont les points), les glissements sur CE seraient eux-
mêmes infinis, et, comme ils ont une dimension finie, ils feraient de CE une ligne
infinie, alors qu'elle est finie. L'autre raison est que le point de contact du grand
cercle changeant continuellement au cours de sa rotation, il en va nécessairement
de même pour le petit cercle, puisque du point B seul une ligne droite peut être
tirée jusqu'à A et passer par le point C ; dans ces conditions, chaque fois que le
grand cercle change son point de contact, le petit doit changer le sien et aucun
point du petit cercle ne touche plus d'un point de la droite CE. Ajoutez encore
ceci que dans la rotation des polygones aucun point du périmètre du plus petit ne
coïncidait avec plus d'un point de la ligne traversée par ce même périmètre ; ce que
l'on comprendra aisément en considérant que la ligne IN est parallèle à BC, et
que par conséquent IK demeure au dessus de IP tant que BC ne s'applique pas
sur BQ, et ne le rejoint qu'à l'instant même où BC coïncide avec BQ; la ligne IK
coïncide alors tout entière avec OP, puis s'en sépare immédiatement en s'élevant.
SAGR. L'affaire est vraiment très compliquée, et je ne vois aucune solution ;
dites-nous donc celle que vous préconisez.
SALV. J'aurai pour cela recours aux polygones dont nous avons déjà éclairci
et compris le comportement. Dans le cas de polygones à cent mille côtés, en effet,
la ligne que mesure en la traversant le périmètre du plus grand, c'est-à-dire, la
ligne décrite de façon continue par ses cent mille côtés, est égale à la ligne que
mesurent les cent mille côtés du plus petit, pourvu que nous ajoutions cent mille
petits vides intermédiaires ; je dirai de même que dans le cas des cercles (c'est-à-
dire de polygones à une infinité de côtés), la ligne parcourue par les côtés infiniment
nombreux et continûment disposés du grand cercle est égale en longueur à la ligne
parcourue par les côtés infiniment nombreux du petit cercle, à condition que l'on
200 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS

intercale entre ceux-ci autant d'espaces vides ; et puisque les côtés ne sont pas en
nombre fini, mais infini, les vides intermédiaires, de la même façon, ne sont pas
finis, mais infinis ; ainsi d'une part on aura une infinité de points sans solution de
continuité, et d'autre part une infinité de points alternant avec une infinité de vides.

Comment décrirait-on le mouvement des points du petit cercle de


GALILÉE dans un cours actuel de mécanique? Cette description
physique résout-elle le paradoxe énoncé par GALILÉE ?
Mettons en équation le problème de cinématique posé par GALILÉE. Soit
une roue de rayon R qui roule sur un axe des x (figure 4) et sur laquelle est
centrée une roue de rayon r < R.

Fig. 4

Désignons par x(t) l'abscisse du centre de la roue au temps t et par 9(t)


l'angle dont la roue a tourné depuis son départ en t = 0. La condition de
roulement sans glissement de la grande roue s'écrit x(t) = R9(t), ce qui
entraîne (pour simplifier, nous n'écrivons plus la variable t)

dx Re d8
dt c• •

Le repère Oxy est fixe. Considérons ensuite un repère mobile Tx'y' en


translation parallèle à l'axe des x, de vitesse ce. C'est donc un repère mobile
qui suit la roue, quoique sans tourner avec elle. Dans ces conditions, chaque
point de la roue possède une vitesse relative, une vitesse d'entraînement et
une vitesse absolue.
Voyons d'abord ce qui se passe au point T. La vitesse d'entraînement
c = R Y. Elle est la même pour tous les points de la roue, puisque
vaut dx
4.4. VERS UNE DÉFINITION DE LA DROITE 201

le repère mobile est animé d'un mouvement de translation. La vitesse re-


lative de T est —R g. C'est la vitesse par rapport au repère mobile de la
molécule de la roue qui se trouve en T. La vitesse absolue de T est la somme
des vitesses relative et d'entraînement. Elle est nulle. C'est la vitesse par
rapport au repère fixe de la molécule de la roue qui se trouve en T. Il est
bien normal que cette vitesse soit nulle, puisque le roulement s'effectue sans
glissement.
Voyons maintenant ce qui se passe au point S. La vitesse d'entraînement
de S vaut cici = R.. Sa vitesse relative vaut —rg. Et donc sa vitesse
absolue vaut
de
(R — r) di-.
Cette vitesse est la vitesse par rapport au repère fixe de la molécule de la
roue qui se trouve en S. Si on imagine que la petite roue est tangente à un
chemin de roulement rectiligne et fixe, parallèle à l'axe des x, alors la vitesse
absolue de S est la vitesse de glissement du point de contact sur le chemin
fixe.
Un tel calcul traduit des faits physiques assez clairs. L'expérience du
mouvement considéré est possible. L'existence du glissement au point S peut
être constaté. Si ce glissement se fait avec frottement, il a pour conséquence
l'apparition d'une force de frottement et d'un échauffement dû au frotte-
ment.
Cette analyse cinématique repose sur la réalité d'un glissement que SA-
GREDO proposait aussi comme hypothèse explicative. Mais SALVIATI récuse
cette explication pour des raisons intéressantes, liées à l'imagination que
pour qu'il y ait glissement de la petite roue sur son chemin de roulement,
il faudrait nécessairement que des points (en nombre infini) de cette roue
(nous dirions des molécules) glissent chacun pendant un certain temps, petit
mais non nul. Or le contact d'un tel point avec le chemin de roulement est
instantané.
Mais même après avoir fait le calcul ci-dessus, avons-nous une meilleure
intuition que SALVIATI du phénomène microscopique qui se passe au point
de contact avec la route d'une roue qui roule et glisse simultanément ?

4.4 Vers une définition de la droite


Après tant de réflexions allant dans tous les sens et plus d'une contra-
diction, envisageons maintenant non seulement les décisions mathématiques
à prendre pour mettre un peu d'ordre dans tout cela, mais encore certaines
conséquences de ces décisions sur le plan des idées.
202 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS

4.4.1 Entre mathématiques et métaphysique

Quelle est la part de mathématiques dans les textes lus jusqu'à


présent?
Citez en vrac les propriétés de la droite dont vous êtes "sûrs".
Quelles en sont les conséquences?
Les réflexions des trois premières sections de ce chapitre étaient plutôt
d'ordre ontologique. Elles peuvent sembler étrangères au discours mathé-
matique. Pourtant les mathématiques, et donc la géométrie, se déduisent
d'axiomes. Et le choix de ceux-ci ne se fait pas au hasard. Il est fonction
des propositions que l'on veut prouver et de la façon dont on se convainc
de celles-ci, mais aussi de nos intuitions concernant les "objets" de ces
mathématiques. En géométrie, ces objets sont notamment les droites et les
points.
Jusqu'à présent, nous n'avons pas parlé des propriétés géométriques et
des démonstrations que nous voudrions pouvoir écrire. Nous nous sommes
plutôt consacrés à l'éclaircissement des représentations des points d'une droi-
te. Or c'est un sujet dont on se soucie peu en mathématiques, et même, à
la limite, que l'on écarte dès qu'il se présente, par exemple, au détour d'une
question d'un débutant. En fait, de ce qu'ARIsToTE, PASCAL et GALILÉE
ont écrit sur les positions des points d'une droite, certains mathématiciens
se soucient peu. Pourquoi? Les raisonnements de ces trois auteurs célèbres
ne font-ils pas partie des mathématiques? On y trouve pourtant clairement
des hypothèses, des implications, des thèses, ... Ne pourrait-on prendre
certains de leurs a priori comme axiomes et récrire des preuves formelles de
certaines de leurs propositions ?
C'est que d'une part même les implications de ces auteurs sont parfois
chargées d'implicite. Par exemple, lorsque PASCAL déduit du fait que deux
indivisibles ne peuvent tisser une étendue la proposition qu'une étendue
peut être divisée en deux parties divisibles, il suppose que ce qui est divisé
peut être recomposé, qu'une étendue peut toujours être divisée, etc. D'autre
part, nous allons le voir, partir de certaines propriétés qui nous semblent
naturelles peut ne pas mener loin. Pour montrer cela, il nous suffira de
considérer quelques-unes des propriétés rencontrées jusqu'ici.
Voici par exemple quatre propriétés qui nous semblent assez naturelles.
1. Tout segment peut être coupé en deux parties égales, et même en
n parties égales, quel que soit le naturel n. Autrement dit, on peut
partitionner un segment en n segments (disjoints) de même longueur.
2. À chaque bout d'un segment, il y a un point.
4.4. VERS UNE DÉFINITION DE LA DROITE 203

3. Deux points distincts déterminent un segment dont ils sont les extré-
mités.
4. Entre deux points distincts, il y en a un autre (par exemple, celui qui
est au milieu du segment qu'ils déterminent).
On voit que ces propriétés se contredisent. En particulier, la deuxième est
incompatibles avec les autres. En effet, s'il y a un point à chaque bout des
n segments disjoints partitionnant un segment, donnés par la première pro-
priété, il doit y avoir des points (les extrémités de deux segments successifs)
entre lesquels il n'y a pas d'autre point.
On aurait pourtant bien envie de parler des extrémités d'un segment,
sans distinguer entre segment ouvert et fermé'. Mais en mathématiques, on
dit qu'il n'y en a pas toujours. Alors pourquoi privilégier ce point de vue?
C'est notamment parce que l'on veut pouvoir couper en deux n'importe quel
segment déterminé par deux points. C'est un "a priori" des mathématiques
et on le garde même si certaines de ses conséquences sont difficiles à conce-
voir. Nous verrons, à la section 4.4.3, quelles propriétés servent de base pour
définir la droite et les points dans la géométrie d'EucLIDE revue par HIL-
BERT.

4.4.2 Des points bien arrangés

Dans le paragraphe 38 des Paradoxes de l'infini [10] publiés en


1851 — après sa mort —, BERNARD BOLZANO tente de définir
ce qu'est un continu. Nous en donnons deux extraits ci-dessous.
Que pensez-vous de sa définition ?
Les deux points de vue (apparemment opposés) exposés dans
le dernier paragraphe ci-dessous vous semblent-ils compatibles,
comme l'affirme BOLZANO ?

Il faut rappeler, du reste, qu'il y a toujours entre deux instants un ensemble infini
d'instants, entre deux points de l'espace un ensemble infini de points, et que même
dans l'empire du réel, il y a toujours entre deux substances une infinité d'autres
substances. Mais, que suit-il de cela qui serait contradictoire ? Tout ce qu'on peut en
déduire, c'est que deux points seulement, ou trois, ou quatre, ou même un ensemble
fini8 d'entre eux, ne sauraient produire de l'étendue. Nous-mêmes avouons tout cela
et ajoutons que même un ensemble infini de points ne suffit pas toujours à produire
un continuum, à produire par exemple une ligne, même très courte, si ces points
n'ont pas l'arrangement voulu.
7 0u, dans le domaine des nombres, du plus grand élément du "segment" 10, 1[.
8 Ici comme après, c'est BOLZANO qui souligne.
204 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS

Essayons en effet de nous faire une idée claire du concept compris dans les
mots "étendue continue" ou "continuum". Nous serons forcés de dire qu'un continu
ne se trouve que là, et là seulement, où une collection d'objets simples (points du
temps ou de l'espace, substances) est telle que pour chacun de ses objets pris à
part, et pour toute distance arbitrairement petite, il existe toujours au moins un
voisin appartenant à la collection. Lorsque cette situation n'est pas réalisée, par
exemple lorsque, dans une collection de points de l'espace, il se touve ne serait-ce
qu'un seul point qui n'a pas de voisinage assez dense pour qu'un voisin existe à
toute distance arbitrairement petite, nous disons alors que ce point est isolé, et
que la collection en question n'offre pas l'exemple du continu parfait. Dans le cas
contraire, si une collection de points n'a pas de point isolé en ce sens, c'est-à-dire si
tout point possède, pour toute distance arbitrairement petite, au moins un voisin,
nous n'avons aucune raison de refuser à cette collection la dénomination de continu.
Qu'exiger de plus en effet ?
"Que chaque point soit en contact immédiat avec un autre" dira-t-on. Mais
c'est exiger quelque chose d'évidemment impossible, de contradictoire. Car quand
dira-t-on que deux points se touchent ?
[. • .]
"Mais comment [...] interpréter la thèse de certains mathématiciens déclarant
que l'étendue ne peut-être obtenue par aucune accumulation de points, si grande
soit-elle, ni ne peut être réduite à de simples points par décomposition en un en-
semble, si grand soit-il, de parties?"
En toute rigueur, on devrait, d'une part, enseigner qu'un ensemble fini ne pro-
duit jamais de l'étendue, et qu'un ensemble infini la produit seulement, mais aussi
toujours dans le cas où est remplie la condition mentionnée déjà à maintes reprises :
à savoir que chaque point ait, pour toute distance suffisamment petite, des voisins
déterminés ; reconnaître, d'autre part, qu'une décomposition quelconque d'un objet
spatial donné, qu'elle aboutisse à un ensemble fini de parties ou qu'elle se pour-
suive même à l'infini (par dichotomies successives par exemple), ne parvient pas
nécessairement aux parties simples, ainsi que nous venons de le voir. On n'en doit
pas moins insister sur le fait que tout continu peut, en dernière analyse, résulter
de l'assemblage de points et de points seulement. A condition d'être correctement
compris, les deux aspects sont parfaitement compatibles.

Récrivons autrement9 la définition de BOLZANO : un ensemble E est


dit continu si chacun de ses éléments x est tel que pour toute distance ri
suffisamment petite, il existe dans E un élément y à distance n de x, c'est-
à-dire si

vx E E 3E > o > o [77 < E = (3y E E d(x , y) = 17)]

Cette définition ne nous satisfait pas si notre idée d'un segment continu
est celle d'un segment sans trous. Par exemple, une union disjointe d'in-
'L'interprétation que nous donnons est celle de H. SINACEUR [10].
4.4. VERS UNE DÉFINITION DE LA DROITE 205

tervalles ouverts, même s'ils ne sont séparés que par un point chaque fois,
vérifie cette condition. D'autre part, cette définition s'appuie sur la notion de
distance. L'ensemble de référence pour cette distance est-il celui des réels ?
Mais les réels n'étaient pas encore clairement définis à l'époque où BOLZANO
a écrit ceci. Les deux points de vue développés dans la deuxième citation
sont schématiquement : 1) une infinité de points bien disposés forment un
continu ; 2) on ne retrouve pas les points par un processus quelconque, même
infini, de divisions successives. Ces deux points de vue auraient été incom-
patibles pour ARISTOTE, car il avait deux a priori : d'une part "le continu
est ce qui est divisible en parties toujours divisibles" (deuxième point de
vue de BOLZANO) et d'autre part "une chose se divise en ce dont elle est
composée". Le fait que ces deux aspects soient compatibles ne nous semble
pas a priori évident.
Pour affirmer que les deux points de vue de BOLZANO sont compatibles,
il faut accepter qu'une chose ne se divise pas toujours en ce dont elle est
composée. Et c'est bien la position de BOLZANO. Sa thèse fait en quelque
sorte se répondre un infini potentiel et un infini actuel. On peut toujours
diviser — infini potentiel — ce qui montre, si on croit la droite formée de points,
que ceux-ci sont en nombre infini. Et puisqu'on n'arrive pas à les trouver
par division, force est bien de croire sans cet argument, qu'ils sont là en
nombre infini dans le segment : et ceci est un infini actuel. Cette conclusion
était impossible pour ARISTOTE qui, comme les autres philosophes grecs de
l'époque classique, refusait l'infini actuel comme inintelligible.
De plus, que veut dire BOLZANO lorsqu'il parle de dichotomies succes-
sives poursuivies à l'infini ? Sans doute devons-nous l'interpréter par un infini
potentiel (on peut toujours couper) plutôt que par un infini actuel (on peut
couper une infinité de fois) ? Nous reparlerons de ces deux interprétations
au chapitre 6.
Après tant de développements sur ce qu'est la droite, la conclusion n'est-
elle pas que nous ne savons pas exactement ce dont nous parlons ? Nous ne le
savons que vaguement. En particulier, à quel univers matériel ou intellectuel
appartient-elle ? Sans doute n'y a-t-il pas une droite, mais plusieurs. N'est-il
pas temps de nous demander ce que nous voulons faire avec ? Et peut-être,
sans plus nous demander trop ce qu'elle est, quelles propriétés nous voulons
lui attribuer pour faire avec elle ce qui nous importe : ici de la géométrie. Et
après tout, même si nous n'arrivons jamais à savoir ce qu'elle est vraiment,
nous savons que la géométrie faite avec les points et les droites pourra être
vue comme une construction intellectuelle pure, mais aussi comme une image
plus ou moins fidèle d'une certaine réalité.
206 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS

4.4.3 La droite axiomatique

Il peut sembler' étonnant, alors que nous parlons de droite et de points,


que nous n'ayons pas cité les Éléments d'EUCLIDE [35], qui constituent le
premier traité axiomatique de géométrie. En fait, aucun principe de conti-
nuité n'y est énoncé. Ceci a pour conséquence quelques insuffisances dans des
démonstrations : entre autres dans celles qui sont basées sur la construction
de figures combinant des droites et des cercles et pour lesquelles des pro-
positions d'existence de points d'intersection (sous certaines conditions) de
deux cercles ou d'une droite et d'un cercle seraient nécessaires'.
Au dix-neuvième siècle, on a pris mieux conscience de la confusion entre
la clarté intuitive d'une proposition et la possibilité de la déduire des axiomes
fixés, ce qui a aboutit à affiner le système d'axiomes d'EUCLIDE. Le traité de
DAVID HILBERT, Fondements de la géométrie [46], publié en 1899, est sans
doute le plus connu des exposés axiomatiques de la géométrie d'EucLIDE.
Son système comprend cinq groupes d'axiomes décrivant les relations entre
les points, les droites et les plans, qui constituent les éléments de la géométrie
de l'espace. Il répond aux insuffisances constatées dans les Éléments d'Eu-
CLIDE. Donnons quelques exemples de ces axiomes.
Les axiomes d'appartenance expriment un lien entre les notions de
point, de droite et de plan. Voici le premier.
(I, 1) Il existe une droite liée à deux points donnés A et B à laquelle
appartiennent ces deux points.
EUCLIDE ne disposait que du modèle usuel de la géométrie, celui qui
repose sur une idéalisation de l'espace dans lequel nous vivons. Mais le
dix-neuvième siècle a vu apparaître d'autres géométries dans les modèles
desquelles on appelle droites des objets qui ne sont "plus très droits". Par
exemple, nous avons vu au chapitre 3 qu'un modèle de géométrie projec-
tive plane consistait à appeler droites projectives les plans affines passant
par un point fixé. On ne peut donc plus, pour faire de la géométrie, se ba-
ser sur les idées intuitives de la droite rectiligne et ultrafine. Pour éliminer
le danger d'écrire des démonstrations chargées d'implicites liés à ce genre
d'intuitions, on enlève toute signification ontologique aux termes primitifs.
HILBERT, dans une boutade célèbre, a déclaré : "on doit pouvoir remplacer
n'importe quand "points, droites et plans" par "tables, chaises et chopes
de bières"." Nous donnons, en vue d'une comparaison, quelques-unes des
'Cette section 4.4.3 est fortement inspirée de notes manuscrites de HUGUES MASY,
datant de 1986 et non publiées.
"Cf. MAURICE CAVEING [19].
4.4. VERS UNE DÉFINITION DE LA DROITE 207

définitions et demandes d'EUCLIDE :

Définitions. 1. Le point est ce dont la partie est nulle.


2. Une ligne est une longueur sans largeur.
3. Les extrémités d'une ligne sont des points.
4. La ligne droite est celle qui est également placée entre ses points.

Demandes. 1. Conduire une droite d'un point quelconque à un point


quelconque.

Les axiomes d'ordre définissent le terme "entre". Cette relation n'est


pas explicitement dégagée dans le traité d'EucLIDE. Il ne l'utilise qu'impli-
citement et à l'occasion de raisonnements basés sur des figures. Par exemple,
rien dans le traité d'EucLIDE ne permet de s'opposer à la démonstration de
la proposition suivante.

Proposition. Tout triangle est isocèle.

Démonstration. Considérons un triangle ABC. Traçons la médiatrice MN


de CB, le point N étant sur CB, et la bissectrice AO de l'angle en A (voir
figure 5).

Fig. 5

Notons O l'intersection de la médiatrice MN et de la bissectrice AO,


P le pied de la perpendiculaire à AC passant par O et Q le pied de la
perpendiculaire à AB passant par O.
208 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS

Les triangles AOP et AOQ sont égaux puisqu'ils ont deux angles égaux
et un côté, AO, commun. D'où

AP = AQ et OP = OQ.

Puisque MN est la médiatrice de CB,

OC = OB.

Les triangles POC et QOB sont donc égaux, puisqu'ils ont tous deux un
angle droit et deux côtés correspondants égaux. D'où

PC = QB.

On a donc
AC AP + PC = AQ QB = AB. ■
Voici, comme exemple, le premier des axiomes d'ordre de HILBERT, pré-
cédé de la définition qui l'introduit.

Définition. Entre les points d'une droite, il existe une relation dans la
description de laquelle figure le mot entre.

(II, 1) Si un point B est entre un point A et un point C, les points A,


B, C appartiennent à une droite et B est aussi entre C et A.
Les axiomes de congruence définissent la notion de superposabilité.
Dans ses Éléments, EUCLIDE utilise des déplacements ou retournements
de figures. D'ailleurs au début de son traité, il énonce : "Les choses qui
s'ajustent les unes aux autres sont égales entre elles." Les objets qu'étudie
EUCLIDE sont donc déplacés sans subir de modifications. Mais que veut dire
"sans subir de modifications" ? HILBERT explicite cette notion sans se baser
sur celle de déplacement. Voici le premier axiome de ce groupe, précédé de
la définition qui l'introduit :

Définition. Entre les segments, il existe certaines relations exprimées par


les mots congruent ou égal.
(III, 1) Si A et B sont deux points d'une droite a et A' un point de cette
droite ou d'une autre droite a', sur a', d'un côté donné de A', on peut trou ver
un point B' tel que le segment AB soit congruent (ou égal) au segment A'B',
nous écrivons cette relation : AB a- A'B'.
Le quatrième groupe d'axiomes ne comprend que l'axiome de parallé-
lisme précédé de la définition correspondante.
4.4. VERS UNE DÉFINITION DE LA DROITE 209

Définition. Deux droites coplanaires qui ne se coupent pas sont dites


parallèles.

(IV) Axiome d'EUCLIDE. Soient une droite a et un point A extérieur à


a ; dans le plan déterminé par a et A, il existe au plus une droite qui passe
par A et qui ne coupe pas a.
Cet axiome correspond au cinquième postulat d'EuCLIDE.
Enfin, HILBERT regroupe sous le nom d'axiomes de continuité, l'axiome
d'Archimède et l'axiome d'intégrité. Ce dernier, quelque peu subtil, fut
ajouté par HILBERT dans la traduction française [41 de 1900. Le voici,
précédé de l'axiome d'ARcilimEDE et d'une note introductive :
(V) Axiome d'ARcHimEDE. Si AB et CD sont deux segments quel-
conques, il existe un nombre entier tel que le report du segment CD répété
n fois de A sur la demi-droite déterminée par B conduit à un point situé
au-delà de B.
Note. Remarquons qu'aux cinq précédents groupes d'axiomes l'on peut en-
core ajouter l'axiome suivant qui n'est pas d'une nature purement géomé-
trique et qui, au point de vue des principes, mérite une attention particulière.
Axiome d'intégrité. Au système des points, droites et plans, il est impos-
sible d'adjoindre d'autres êtres de manière que le système ainsi généralisé
forme une nouvelle géométrie où les axiomes des cinq groupes (I) à (V) [c'est-
à-dire les axiomes d'appartenance, d'ordre, de congruence, de parallélisme
et d'ARcHimhE] soient tous vérifiés; en d'autres termes : les éléments de la
géométrie forment un système d'êtres qui, si l'on conserve tous les axiomes,
n'est susceptible d'aucune extension.
Et HILBERT ajoute :
[...] La valeur de cet axiome, au point de vue des principes, tient donc à ce [...]
[qu'il] rend possible la correspondance univoque et réversible des points d'une droite
et de tous les nombres réels. D'ailleurs, dans le cours des présentes recherches, nous
ne nous sommes servis nulle part de cet "axiome d'intégrité" .

Cet axiome n'est donc pas fondamental au bien-fondé de la géométrie


d'EUCLIDE. Mais il assure que l'ensemble des points d'une droite quelconque
peut être mis en bijection avec l'ensemble des nombres réels. Cette bijection
a longtemps (avant la fin du dix-neuvième siècle) été considérée comme
évidente. D'ailleurs les questions sur la constitution de la droite abordées
dans les premières sections de ce chapitre peuvent être transférées dans le
domaine des nombres et de la droite... numérique. La constitution de cette
"droite" fait l'objet du chapitre suivant.
210 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS

4.4.4 À qui les mathématiques donnent-elles raison ?


Pour GALILÉE, la droite est constituée d'une infinité de points ; pour
ARISTOTE, cela est impossible : les points sont les extrémités d'un segment
et non ses constituants. Qui a raison ? Qui a tort ? Voyons d'abord ce que
nous disent les axiomes sur ce point. Selon le premier groupe d'axiomes, les
points appartiennent à des droites. Mais le verbe appartient est une relation
primitive dans ce système d'axiomes. Nous aurions pu le remplacer par être
incident par exemple. Dans ce cas, aurions-nous pu dire qu'il concordait
autant avec l'opinion d'ARisToTE ? En fait, nous le savons bien, les termes
employés n'ont aucune importance et n'apportent aucune réponse à la ques-
tion de la constitution de la droite pensée comme parente des modèles phy-
siques. N'empêche, HILBERT a essayé de décrire au mieux par ses axiomes,
les propriétés minimales, nécessaires à la géométrie, de cette droite pensée
(et des points et des plans). Essayons donc d'associer en pensée les termes
droite et point aux images mentales de droite et de point.
Rien dans les axiomes du groupe d'appartenance (celui cité page 206 et
les autres) ne nous oblige à voir la droite comme l'ensemble de ses points, rien
non plus ne nous en empêche. Cette question ne relève pas de la géométrie.
Néanmoins HILBERT a introduit son axiome d'intégrité pour que l'ensemble
des points d'une droite puisse être mis en bijection avec l'ensemble des réels.
De là à considérer la droite comme l'ensemble de ses points, il n'y a qu'un
pas, du moins au niveau des intuitions.

4.5 Appendice
PASCAL, De l'esprit géométrique et de l'art de persuader [60], 1657-58.
Je n'ai jamais connu personne qui ait pensé qu'un espace ne puisse être augmenté.
Mais j'en ai vu quelques-uns, très habiles d'ailleurs, qui ont assuré qu'un espace
pouvait être divisé en deux parties indivisibles, quelque absurdité qu'il s'y rencontre.
Je me suis attaché à rechercher en eux quelle pouvait être la cause de cette
obscurité, et j'ai trouvé qu'il n'y en avait qu'une principale, qui est qu'il ne sauraient
concevoir un continu divisible à l'infini : d'où ils concluent qu'il n'y est pas divisible.
C'est une maladie naturelle à l'homme de croire qu'il possède la vérité di-
rectement ; et de là vient qu'il est toujours disposé à nier tout ce qui lui est in-
compréhensible ; au lieu qu'en effet il ne connaît naturellement que le mensonge, et
qu'il ne doit prendre pour véritables que les choses dont le contraire lui paraît faux.
Et c'est pourquoi, toutes les fois qu'une proposition est inconcevable, il faut
en suspendre le jugement et ne pas la nier à cette marque, mais en examiner le
contraire ; et si on le trouve manifestement faux, on peut hardiment affirmer la
première, tout incompréhensible qu'elle est. Appliquons cette règle à notre sujet.
4.5. APPENDICE 211

Il n'y a point de géomètre qui ne croie l'espace divisible à l'infini. On ne peut non
plus l'être sans ce principe qu'être homme sans âme. Et néanmoins il n'y en a point
qui comprenne une division infinie ; et l'on ne s'assure de cette vérité que par cette
seule raison, mais qui est certainement suffisante, qu'on comprend parfaitement
qu'il est faux qu'en divisant un espace on puisse arriver à une partie indivisible,
c'est-à-dire qui n'ait aucune étendue.
Car qu'y a-t-il de plus absurde que de prétendre qu'en divisant toujours un es-
pace on arrive enfin à une division telle qu'en la divisant en deux chacune des moitiés
reste indivisible et sans aucune étendue, et qu'ainsi ces deux néants d'étendue fissent
ensemble une étendue ? Car je voudrais demander à ceux qui ont cette idée, s'ils
conçoivent nettement que deux indivisibles se touchent : si c'est partout, ils ne sont
qu'une même chose, et partant les deux ensemble sont indivisibles ; et si ce n'est
pas partout, ce n'est donc qu'en une partie : donc ils ont des parties, donc ils ne
sont pas indivisibles.

[-
Mais qu'à ces difficultés chimériques, et qui n'ont de proportion qu'à notre faiblesse,
ils opposent ces clartés naturelles et ces vérités solides : s'il était véritable que
l'espace fût composé d'un certain nombre fini d'indivisibles, il s'en suivrait que
deux espaces, dont chacun serait carré, c'est-à-dire égal et pareil de tous côtés,
étant doubles l'un de l'autre, l'un contiendrait un nombre de ces indivisibles double
du nombre des indivisibles de l'autre. Qu'ils retiennent bien cette conséquence, et
qu'ils s'exercent ensuite à ranger des points en carrés jusqu'à ce qu'ils en aient
rencontré deux dont l'un ait le double des points de l'autre, et alors je leur ferai
céder tout ce qu'il y a de géomètres au monde. Mais si la chose est naturellement
impossible, c'est-à-dire s'il y a impossibilité invincible à ranger des carrés de points,
dont l'un en ait le double de l'autre, comme je le démontrerais en ce lieu-là même
si la chose méritait qu'on s'y arrêtât, qu'ils en tirent la conséquence.
[...]
Enfin, s'ils trouvent étrange qu'un petit espace ait autant de parties qu'un
grand, qu'ils entendent aussi qu'elles sont plus petites à mesure, et qu'ils regardent le
firmament au travers d'un petit verre ; pour se familiariser avec cette connaissance,
en voyant chaque partie du ciel en chaque partie du verre.
Mais s'ils ne peuvent comprendre que des parties si petites, qu'elles nous sont
imperceptibles, puissent être autant divisées que le firmament, il n'y pas de meilleur
remède que de les leur faire regarder avec des lunettes qui grossissent cette pointe
délicate jusqu'à une prodigieuse masse ; d'où ils concevront aisément que, par le
secours d'un autre verre encore plus artistement taillé, on pourrait les grossir jus-
qu'à égaler ce firmament dont ils admirent l'étendue. Et ainsi ces objets leur pa-
raissant maintenant très facilement divisibles, qu'ils se souviennent que la nature
peut infiniment plus que l'art.
Car enfin qui les a assurés que ces verres auront changé la grandeur naturelle
de ces objets, ou s'ils auront au contraire rétabli la véritable, que la figure de notre
ceil avait changée et raccourcie, comme font les lunettes qui amoindrissent ?
212 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS

[. • .]
Mais le même EUCLIDE qui a ôté à l'unité le nom de nombre, ce qui lui a été
permis, pour faire entendre néanmoins qu'elle n'est pas un néant, mais qu'elle est au
contraire du même genre, il définit ainsi les grandeurs homogènes : "Les grandeurs,
dit-il, sont dites être de même genre, lorsque l'une étant plusieurs fois multipliée
peut arriver à surpasser l'autre." Et par conséquent, puisque l'unité peut, étant
multipliée plusieurs fois, surpasser quelque nombre que ce soit, elle est de même
genre que les nombres précisément par son essence et par sa nature immuable, dans
le sens du même EUCLIDE qui a voulu qu'elle ne fût pas appelée nombre.
Il n'en est pas de même d'un indivisible à l'égard d'une étendue ; car non seule-
ment il diffère de nom, ce qui est volontaire, mais il diffère de genre, par la même
définition, puisqu'un indivisible multiplié autant de fois qu'on voudra, est si éloigné
de pouvoir surpasser une étendue, qu'il ne peut jamais former qu'un seul et unique
indivisible ; ce qui est naturel et nécessaire comme il est déjà montré. Et comme
cette dernière preuve est fondée sur la définition de ces deux choses, indivisible et
étendue, on va achever et consommer la démonstration.
Un indivisible est ce qui n'a aucune partie, et l'étendue est ce qui a diverses
parties séparées.
Sur ces définitions, je dis que deux indivisibles étant unis ne font pas une
étendue.
Car, quand ils sont unis, ils se touchent chacun en une partie ; et ainsi les
parties par où ils se touchent ne sont pas séparées, puisque autrement elles ne se
toucheraient pas. Or, par leur définition, ils n'ont point d'autres parties : donc ils
n'ont pas de parties séparées ; donc ils ne sont pas une étendue, par la définition de
l'étendue qui porte la séparation des parties.
On montrera la même chose de tous les autres indivisibles qu'on y joindra, par
la même raison. Et partant un indivisible, multiplié autant de fois qu'on voudra,
ne fera jamais une étendue. Donc il n'est pas du même genre que l'étendue, par la
définition des choses du même genre.

Le chevalier de MiRi, Lettre de Méré à Pascal [59], probablement en 1654.

À MONSIEUR PASCAL

[...] Vos nombres ni ce raisonnement artificiel ne font pas connaître ce que les
choses sont ; il faut les étudier par une autre voie ; mais vous demeurerez toujours
dans les erreurs où les fausses démonstrations de la géométrie vous ont jeté, et je
ne vous croirai point tout-à-fait guéri des mathématiques tant que vous soutiendrez
que ces petits corps dont nous disputâmes l'autre jour se peuvent diviser jusques à
l'infini.
Ce que vous m'en écrivez me paraît encore plus éloigné du bon sens que tout
ce que vous m'en dîtes dans notre dispute. Et que prétendez-vous conclure de cette
4.5. APPENDICE 213

ligne que vous coupez en deux également, de cette ligne chimérique dont vous coupez
encore une des moitiés, et toujours de même jusqu'à l'éternité ? Mais qui vous a dit
que vous pouvez diviser ainsi cette ligne si ce qui la compose est inégal comme un
nombre impair? Je vous apprends que, dès qu'il entre tant soit peu d'infini dans
une question, elle devient inexplicable, parce que l'esprit se trouble et se confond.
[. • -]
Je vous demande encore si vous comprenez distinctement qu'en la cent-millième
partie d'un grain de pavot il y pût avoir un monde, non seulement comme celui-ci,
mais encore tous ceux qu'Epicure a songés ! Pouvez-vous comprendre dans un si
petit espace la différence des grandeurs, celle des mouvements et des distances ? De
combien le soleil est plus grand que ce petit animal qui luit quelquefois dans la nuit,
et de combien la vive clarté de ce grand astre surmonte cette faible lueur ? Pouvez-
vous concevoir en ce petit espace de combien le soleil va plus vite que Saturne, ou
si le soleil est immobile comme quelques-uns en sont persuadés ? [...] Considérez
aussi la bataille de Pharsale, où César mit Pompée en fuite, et celle qu'Auguste
donna sur la mer, où tant de vaisseaux furent brûlés et toutes les forces du Levant
dissipées. La bataille de Lépante me semble encore plus considérable en ce petit
monde, à cause du grand bruit de l'artillerie ; et cet épouvantable combat des souris
et des grenouilles qu'Homère a chanté d'un si haut ton. En vérité, Monsieur, je ne
crois pas qu'en votre petit monde on pût ranger dans une juste proportion tout ce
qui se passe en celui-ci, et dans un ordre si réglé et sans embarras, surtout en des
villes si serrées que l'on devrait bien craindre pour le danger des embrasements de
faire des feux de joie et de fondre des canons et des cloches. Pensez aussi qu'en cet
univers de si peu d'étendue il se trouverait des géomètres de votre sentiment qui
feraient un monde aussi petit au prix du leur, que l'est celui que vous formez en
comparaison du nôtre, et que ces diminutions n'auraient point de fin. Je vous en
laisse tirer la conséquence.

G. BERKELEY, Cahier de notes [7] de 1707-1708.

237. On pense les lignes divisibles à l'infini, parce qu'on admet leur existence hors
de l'intelligence. Egalement parce qu'on pense voir la même ligne, qu'on la regarde
à l'oeil nu, ou à travers des verres grossissants.
238. Les hommes qui ignorent les verres n'ont pas un aussi beau prétexte en
faveur de la divisibilité à l'infini.
259. La diagonale d'un carré particulier et son côté sont commensurables, car
ils contiennent tous deux un certain nombre de m.v.
261. Supposez qu'un pouce représente un mille; le millième de ce pouce n'est
rien, mais le millième du mille représenté est quelque chose ; donc un millième de
ce pouce, malgré sa nullité, n'est pas négligeable, car il représente quelque chose, le
millième d'un mille.
214 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS

262. Des lignes particulières déterminées ne sont pas divisibles à l'infini, mais
les lignes, telles que les emploient les géomètres, le sont, car celles-ci ne sont pas
déterminées par un nombre fini particulier de points. Pourtant un géomètre (sans
savoir pourquoi) dira très volontiers qu'il peut démontrer la divisibilité à l'infini
d'une ligne d'un pouce.

264. Mem. Etudier très soigneusement l'incommensurabilité de la diagonale et


du côté — si elle ne s'établit pas sur l'hypothèse de la divisibilité à l'infini de l'unité,
c'est-à-dire sur l'assertion que la chose étendue est divisible à l'infini (car l'unité
n'est rien ; cf. également Barrow. Lect. Geom.), et ainsi en déduire la divisibilité à
l'infini serait une pétition de principe ?

268. Qu. Comment une ligne composée d'un nombre impair de points pourrait-
elle être divisible à l'infini par moitié?

317. Très certainement aucune étendue finie n'est divisible à l'infini.

344. Quand une petite ligne sur le papier représente un mille, les mathématiques
ne calculent pas le dix-millième de la ligne sur le papier ; ils calculent le dix-millième
du mille. C'est à celui-ci qu'ils ont égard ; c'est à lui qu'il pensent ; s'ils pensent et
s'ils ont effetivement une idée.

400. Les mathématiciens pensent qu'il y a des lignes insensibles. Ils en dissertent,
ils les coupent en un point sous tous les angles : ils les divisent à l'infini. Nous,
Irlandais, nous ne pouvons nous représenter de pareilles lignes.

401. Les mathématiciens parlent de ce qu'ils nomment un point. Ce point,


disent-ils, n'est pas complètement rien et il n'est pas réellement quelque chose. Or,
nous, Irlandais, nous inclinons à penser que ce quelque chose et ce rien sont bien
près l'un de l'autre.

422. Il est évident que ce qui a un nombre infini de parties doit être infini.

478. Je dis qu'il n'y a pas d'incommensurables, ni d'irrationnels. Je dis que le


côté d'un carré peut se déterminer numériquement. Me dites-vous de déterminer le
côté du carré 10. Je demande quels dix — 10 pieds, 10 pouces, etc., ou 10 points ?
S'il s'agit de ces derniers, je nie qu'il y ait un pareil carré, il est impossible que
10 points forment un carré. S'il s'agit des premiers, résolvez leurs 10 pouces, pieds,
etc., carrés en points, le nombre de points doit être nécessairement un nombre carré
dont le côté est facilement assignable.

479. On ne peut trouver de moyenne proportionnelle entre deux lignes données.


On peut la trouver seulement entre les nombres des points, qui, multipliés l'un par
l'autre, donnent un nombre carré. Ainsi entre une ligne de 2 pouces et une de 5
pouces, on ne peut trouver de moyenne géométrique, sauf si le nombre des points
contenus dans 2 pouces multiplié par le nombre des points contenus dans 5 pouces
donne un nombre carré.
4.5. APPENDICE 215

G. GALILÉE, Discours et démonstrations mathématiques concernant deux


sciences nouvelles [40], 1634.

SALVIATI. [...] Parmi les objections que l'on a coutume d'adresser à ceux qui
composent le continu à l'aide d'indivisibles, on trouve d'abord celle-ci qu'un indivi-
sible ajouté à un autre indivisible n'engendre pas une grandeur divisible, puisqu'il
s'ensuivrait que l'indivisible lui-même serait divisible ; en effet, si deux indivisibles,
deux points par exemple, formaient, une fois réunis, une quantité, disons une ligne
divisible, à plus forte raison serait-ce le cas pour une ligne composée de trois, cinq,
sept points ou de tout autre nombre impair ; comme ces lignes sont divisibles en
deux parties égales, cela voudrait dire que l'on peut diviser l'indivisible situé au
milieu. À cette objection et à toute autre du même genre on répondra donc, pour la
satisfaction de l'adversaire, que non seulement deux indivisibles, mais pas davantage
dix, cent ou mille ne donneront une grandeur divisible et de dimension finie, mais
qu'il en faut bel et bien un nombre infini.
[- • .]
SALV. [...] J'en arrive maintenant à une autre considération. Si l'on admet
que la ligne et tous les continus sont divisibles en parties toujours divisibles, je ne
vois pas comment échapper à la conclusion qu'ils sont constitués par une infinité
d'indivisibles : une division et une subdivision susceptibles de se poursuivre sans fin
supposent, en effet, que les parties soient en nombre infini, faute de quoi la division
se terminerait ; et si les parties sont en nombre infini, on en titre immédiatement
qu'elles n'ont pas de grandeur (esser non quante), car un nombre infini de parties
ayant une grandeur (quanti infiniti) donne une grandeur infinie ; ainsi le continu
nous apparaît-il composé par un nombre infini d'indivisibles.
[. • .]
SALVIATI. [...] à la question de savoir si les parties douées de grandeur d'un
continu limité sont en nombre fini ou infini, je répondrai exactement à l'opposé du
seigneur SIMPLICIO qu'elles ne sont en nombre ni fini ni infini.
SIMPLICIO. Je n'aurais jamais eu l'idée d'une pareille réponse, ne pensant
pas qu'il existât un moyen terme entre le fini et l'infini, et qu'ainsi la division
ou distinction selon laquelle une chose est finie ou infinie puisse être erronée et
défectueuse.
SALV. Tel est pourtant mon sentiment. Si nous prenons les quantités discrètes,
il me semble qu'entre le fini et l'infini il existe bien un troisième terme, je veux
dire le fait de correspondre à tout nombre déterminé ; de sorte qu'ayant à décider,
dans le cas présent, si les parties douées de grandeur d'un continu sont en nombre
fini ou infini, la réponse la plus appropriée est qu'elles ne sont en nombre ni fini
ni infini, mais correspondent à tout nombre déterminé ; car si, pour ce faire, il est
nécessaire qu'elles ne soient pas comprises dans les limites d'un nombre fixé, — au-
quel cas elles ne pourraient correspondre à un nombre plus grand —, il n'est pas
nécessaire en revanche qu'elles soient infinies, aucun nombre déterminé n'étant in-
fini. Au gré du demandeur, nous pourrons donc, sur une ligne donnée, déterminer
cent, mille ou cent mille parties douées de grandeur en lesquelles nous la diviserons,
selon le nombre qui lui plaira ; mais la diviser en un nombre infini de parties, cer-
216 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS

tainement pas. J'accorde par conséquent à Messieurs les Philosophes que le continu
contient autant de parties douées de grandeur qu'ils le désirent, et j'accepte qu'il les
contienne en acte ou en puissance, selon leur bon plaisir ; mais j'ajoute que comme
une ligne de dix toises renferme dix lignes d'un toise chacune, quarante autres d'une
coudée et quatre-vingt d'une demi-coudée, etc., de la même façon elle contient un
nombre infini de points ; dites ensuite, à votre guise, qu'ils existent en acte ou en
puissance, car pour cela, seigneur SIMPLICIO, je m'en remets à votre choix et à
votre jugement.
[. • .]

Q X

Fig. 6

SALV. Sinon quoi ? Puisque nous voilà dans les paradoxes, voyons s'il n'est
pas possible de démontrer que dans un continu d'étendue finie puisse se trouver
un nombre infini de petits vides ; et en même temps nous obtiendrons au moins
une solution au problème le plus admirable qu'ARisToTE ait placé parmi ceux
qu'il qualifie lui-même d'admirables, je veux dire parmi ses Problèmes mécaniques;
notre solution pourrait bien être aussi éclairante et concluante que celle qu'il accepte
pour sa part, et différente au demeurant des considérations si pertinentes du très
savant Monseigneur de Guevara. Mais il faut d'abord expliquer une proposition,
non énoncée jusqu'à ce jour, dont dépend la solution du problème et qui, si je ne
me trompe, entraîne de nouvelles et remarquables conclusions ; pour bien la com-
prendre, dessinons soigneusement la figure. Traçons donc un polygone équilatéral
et équiangle, ayant un nombre quelconque de côtés, autour d'un centre G, et soit
pour le moment l'hexagone ABCDEF ; traçons ensuite un autre hexagone plus
petit, semblable et concentrique, que nous dénommerons HIKLMN; prolongeons
indéfiniment le côté AB du plus grand vers S, puis de la même façon le côté corres-
pondant HI du plus petit, en menant dans la même direction la ligne HT parallèle
à AS; par le centre menons la ligne GV parallèle aux deux précédentes. Cela fait,
imaginons que le plus grand polygone roule sur la ligne AS, emportant le plus petit
avec lui. Il est clair que si le point B, limite du côté AB demeure fixe, alors que
4.5. APPENDICE 217

commence la rotation, l'angle A s'élèvera et le point C s'abaissera en décrivant l'arc


CQ, de sorte sur le côté BC viendra coïncider avec la ligne égale BQ; durant cette
rotation, l'angle I du petit polygone s'élèvera au-dessus de IT (IB étant oblique
par rapport à AS), et le point I ne rejoindra la ligne IT que lorsque le point C
sera parvenu en Q; à ce moment-là I sera parvenu en 0 après avoir décrit l'arc IO
au-dessus de la ligne HT, et le côté IK se trouvera en OP ; dans le même temps, le
centre G se sera déplacé au-dessus de la ligne GV où il ne retournera qu'après avoir
franchi l'arc GC. Au terme de ce premier mouvement, le grand polygone reposera
donc par son côté BC sur la ligne BQ, tandis que le côté IK du petit polygone
sera transféré sur la ligne OP, après avoir sauté par dessus toute la partie 10 sans
la toucher ; le centre G viendra en C, toute sa course s'étant accomplie au-dessus
de la parallèle GV, et finalement la figure entière occupera une position semblable
à celle du début. Dès lors si l'on continue la rotation et si l'on imprime un second
mouvement, le côté DC du grand polygone coïncidera avec le segment QX, le côté
EL du plus petit (après avoir esquivé l'arc PY) tombera en YZ, et le centre, se
déplaçant toujours au-dessus de la ligne GV, ne la touchera à nouveau qu'en R,
après avoir sauté par-dessus l'intervalle CR. Enfin, après une rotation complète, le
grand polygone aura laissé sur AS l'empreinte de six segments équivalents à son
périmètre, sans solution de continuité ; le petit polygone aura de même marqué
six segments égaux à son périmètre, mais séparées par cinq arcs dont les cordes
représenteront les parties de la parallèle HT qu'il n'a pas touchées ; pour le centre
G, il n'aura eu de contact avec la parallèle GV qu'en six points seulement. Vous
comprenez donc que la distance parcourue par le petit polygone, c'est-à-dire la ligne
HT, est presque égale à la distance parcourue par le grand, c'est-à-dire à la ligne
AS dont elle ne diffère que par la longueur de la corde de l'un des arcs intercalaires,
et pourvu que l'on inclue dans HT les cinq arcs en question. Or ce que j'ai exposé
et expliqué dans le cas de ces hexagones, est valable, comme j'aimerais que vous
l'aperceviez, pour tous les autres polygones, quel que soit le nombre de leurs côtés,
à condition seulement qu'ils soient semblables, concentriques et rigidement liés, et
que la rotation du plus grand entraîne aussi celle de l'autre, si petit soit-il ; vous
devez bien apercevoir, dis-je, que les lignes décrites par les deux polygones sont
approximativement égales, dès lors que l'on fait intervenir dans l'espace franchi par
le plus petit les intervalles compris sous les arcs, et qu'aucune partie du périmètre
de ce polygone ne vient toucher. Ainsi un grand polygone de mille côtés, au cours
d'une rotation, franchit et par conséquent mesure une ligne droite égale à sa cir-
conférence ; en même temps le plus petit parcourt une distance approximativement
égale, mais formée de mille petits segments égaux à ses mille côtés et séparés les
uns des autres par mille espaces que nous pouvons dire vides, si nous les comparons
aux mille petites lignes marquées par les côtés du polygone ; il n'y a dans tout ceci
ni difficulté ni matière à douter. Mais dites-moi : si autour d'un centre commun,
par exemple ce point A, nous décrivons deux cercles concentriques et rigidement
liés, et si à partir des points C et B, pris sur leurs rayons, nous menons les tan-
gentes CE, BF, et par le centre A une parallèle AD, quand le grand cercle aura
roulé sur la ligne BF (égale à sa circonférence, ainsi qu'aux deux autres lignes CE
et AD), et qu'il y aura effectué une rotation, qu'auront fait de leur côté le petit
218 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS

cercle et le centre ? Celui-ci aura certainement parcouru, en la touchant de bout


en bout, la ligne AD, et la circonférence de celui-là, par ses contacts successifs,
aura traversé toute la ligne CE, se comportant comme les polygones examinés plus
haut ; la seule différence est que toutes les parties de la ligne HT n'étaient pas
touchées par le périmètre du petit polygone mais qu'un nombre égal de parties, par
l'interposition d'autant de vides, échappaient à tout contact avec ses côtés ; dans
le cas des cercles, au contraire, la circonférence du plus petit ne quitte jamais la
ligne CE, si bien qu'aucun point de cette dernière n'est laissé de côté, et qu'à un
point de la circonférence correspond toujours un point de la droite. Maintenant,
comment le petit cercle peut-il parcourir une ligne plus longue que sa circonférence
sans procéder par bonds ?
SAGREDO. De même que le centre du cercle, transporté sur la ligne AD, la
touche sur toute sa longueur, bien qu'il se réduise à un point unique, je me de-
mandais si l'on ne pourrait pas dire semblablement que les points du petit cercle,
entraînés par le mouvement du plus grand, passent en glissant sur de petites parties
de la ligne CE?
SALv. Cela est doublement impossible. D'abord parce qu'il n'y a pas de raison
pour qu'un des points de contact, tel que C, passe en glissant sur quelque partie
de la ligne CE, et non d'autres ; s'il en allait ainsi, ces points de contact étant
en nombre infini (comme le sont les points), les glissements sur CE seraient eux-
mêmes infinis, et, comme ils ont une dimension finie, ils feraient de CE une ligne
infinie, alors qu'elle est finie. L'autre raison est que le point de contact du grand
cercle changeant continuellement au cours de sa rotation, il en va nécessairement
de même pour le petit cercle, puisque du point B seul une ligne droite peut être
tirée jusqu'à A et passer par le point C; dans ces conditions, chaque fois que le
grand cercle change son point de contact, le petit doit changer le sien et aucun
point du petit cercle ne touche plus d'un point de la droite CE. Ajoutez encore
ceci que dans la rotation des polygones aucun point du périmètre du plus petit ne
coïncidait avec plus d'un point de la ligne traversée par ce même périmètre ; ce que
l'on comprendra aisément en considérant que la ligne IK est paralèle à BC, et que
par conséquent IK demeure au-dessus de IP tant que BC ne s'applique pas sur
BQ, et ne le rejoint qu'à l'instant même où BC coïncide avec BQ; la ligne IK
coïncide alors tout entière avec OP, puis s'en sépare immédiatement en s'élevant.
SAGR. L'affaire est vraiment très compliquée, et je ne vois aucune solution ;
dites-nous donc celle que vous préconisez.
SALv. J'aurai pour cela recours aux polygones dont nous avons déjà éclairci
et compris le comportement. Dans le cas de polygones à cent mille côtés, en ef-
fet, la ligne que mesure en la traversant le périmètre du plus grand, c'est-à-dire
la ligne décrite de façon continue par ses cent mille côtés, est égale à la ligne que
mesurent les cent mille côtés du plus petit, pourvu que nous ajoutions cent mille
petits vides intermédiaires; je dirai de même que dans le cas des cercles (c'est-à-
dire de polygones à une infinité de côtés), la ligne parcourue par les côtés infiniment
nombreux et continûment disposés du grand cercle est égale en longueur à la ligne
parcourue par les côtés infiniment nombreux du petit cercle, à condition que l'on
intercale entre ceux-ci autant d'espaces vides ; et puisque les côtés ne sont pas en
4.5. APPENDICE 219

nombre fini, mais infini, les vides intermédiaires, de la même façon, ne sont pas
finis, mais infinis; ainsi d'une part on aura une infinité de points sans solution
de continuité, et d'autre part une infinité de points alternant avec une infinité de
vides. Je voudrais que vous notiez ici que si l'on résout et divise une ligne en par-
ties ayant elles-mêmes une grandeur (in parti quante), et donc nombrables, il n'est
pas possible de reconstituer avec celles-ci une longueur supérieure à celle qu'elles
occupaient quand elles formaient un continu non interrompu par autant d'espaces
vides ; en revanche, si nous imaginons une ligne résolue en parties sans grandeur (in
parti non quante), c'est-à-dire en l'infinité de ses parties indivisibles, nous voulons
la prolonger immensément en pensée par l'introduction non plus d'espaces vides
ayant une grandeur (di spazii quanti vacui), mais bien d'un nombre infini de vides
indivisibles. Ce qui vient d'être dit dans le cas des lignes simples, doit s'entendre
également des surfaces et des corps solides, étant admis bien sûr qu'ils sont com-
posés par un nombre infini d'atomes dépourvus de toute grandeur (di infiniti atomi
non quanti) ; car tant que nous voudrons les diviser en parties ayant elles-mêmes
une grandeur, il n'est pas douteux qu'il sera impossible de les disposer sur des
espaces plus vastes que l'espace occupé primitivement par le solide tant que nous
n'intercalerons pas entre elles des espaces vides ayant une certaine grandeur(spazii
quanti vacui), et par "vides", je veux dire vides de la matière dont le corps est fait.
Mais si nous accomplissons en imagination la division dernière et totale du corps
en ses premiers composants répartis sur un espace immense sans qu'il soit besoin
pour cela d'intercaler des espaces vides ayant une grandeur (spazii quanti vacui),
mais seulement un nombre infini de vides sans aucune grandeur (vacui infiniti non
quanti) ; de cette façon, une petite boule d'or, par exemple, se laissera étendre sans
difficulté sur un très grand espace, sans admettre entre ses parties de vides ayant
une grandeur ; à condition toutefois que nous concédions que l'or est bien composé
d'un nombre infini de parties indivisibles.

ARISTOTE, Physique [3] et [4], 4e siècle avant JÉSUS-CHRIST.


Physique V, 3

Après cela, il faut dire ce que c'est qu'être ensemble et être séparé, ce que c'est
qu'être en contact, intermédiaire, consécutif, contigu, continu, et à quelles sortes
d'êtres chacune de ces qualités appartient naturellement12 .
Simultanéité. Ensemble se dit selon le lieu de toutes les choses qui sont dans
un lieu unique immédiat; séparé, quand les lieux sont différents.
Contact. Sont en contact les choses dont les extrémités sont ensemble.
Est intermédiaire le terme où ce qui change d'une façon continue et conforme
à la nature parvient naturellement avant d'atteindre le terme extrême vers lequel
se fait le changement. L'intermédiaire suppose au moins trois choses : d'une part,

'Dans cet extrait, les titres des paragraphes ont été ajoutés par le traducteur.
220 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS

en effet, le contraire est l'extrémité du changement ; d'autre part, se meut d'une


façon continue ce qui ne présente pas, ou très peu, de lacune quant à la chose, non
pas quant au temps (rien n'empêche en effet qu'il y ait lacune quant aux choses,
si par contre, aussitôt après la note haute, on donne la basse), plutôt quant à la
chose comme domaine de mouvement. On le voit dans le mouvement selon le lieu
et dans les autres. D'autre part, le contraire selon le lieu est ce qui est la plus
grande distance en ligne droite, car la plus courte ligne s'est laissé déterminer et le
déterminé est [pour le reste] la mesure.
Consécutivité. Est consécutif ce qui, venant simplement après le commen-
cement et déterminé ainsi par la position ou par la propriété ou autrement, n'est
séparé de la chose avec laquelle il y a consécution par aucun intermédiaire du même
genre. J'entends comme une ligne ou des lignes après une ligne, une unité ou des
unités après une unité, une maison après une maison, sans que rien empêche qu'il y
ait une chose autre à titre d'intermédiaire. Car ce qui est consécutif est consécutif
à une certaine chose et est une certaine chose qui est postérieure ; en effet un n'est
pas consécutif à deux, ni le premier jour du mois au second, mais l'inverse.
Contiguïté. Contigu est ce qui, étant consécutif, est en outre en contact.
Mais, comme tout changement suppose une opposition et que l'opposition est ou
contrariété, ou contradiction, comme d'autre part les contradictoires n'admettent
pas de milieu, c'est dans les contraires, on le voit, que sera l'intermédiaire.
Continuité. Le continu est dans le genre du contigu ; je dis qu'il y a continuité,
quand les limites par où les deux choses se touchent ne sont qu'une seule et même
chose, et, comme l'indique le nom, tiennent ensemble ; or cela ne peut se produire
quand les extrémités sont deux. Une telle définition montre que le continu se trouve
dans les choses dont la nature est de ne faire qu'une lorsqu'elles sont en contact.
Et l'unité du tout sera celle du facteur éventuel de continuité, comme le clouage, le
collage, l'assemblage, la greffe.
Hiérarchie de ces notions. On voit d'autre part que c'est le consécutif qui est
premier, car tout ce qui est en contact est consécutif, mais tout ce qui est consécutif
n'est pas en contact : c'est pourquoi le consécutif se rencontre dans des choses qui
sont antérieures logiquement, comme les nombres, mais non pas le contact. De même
la continuité implique nécessairement le contact, mais le contact ne fait pas encore
la continuité ; car les extrémités peuvent bien être ensemble sans être forcément une,
mais, si elles sont une, elles sont forcément ensemble. Par suite, la symphyse est
postérieure quant à la génération, car la symphyse des extrêmes exige leur contact,
tandis que les choses en contact ne sont pas naturellement toutes en symphyse, et
là, où il n'y a pas contact, il n'y a évidemment pas non plus symphyse. Par suite,
si le point et l'unité sont, comme on le dit, séparés, le point et l'unité ne peuvent
être identiques ; aux uns en effet appartient le contact, tandis qu'aux unités c'est le
consécutif ; les premiers peuvent avoir un intermédiaire (toute ligne est intermédiaire
entre deux points), les autres non, vu qu'il n'y a pas d'intermédiaires entre deux et
un.
Ce que c'est qu'être ensemble, séparé, en contact, intermédiaire, consécutif,
contigu, continu, et aussi à quelle sorte de choses chacune de ces qualifications
appartient, on l'a dit.
4.5. APPENDICE 221

Physique VI, 1

La ligne n'est pas composée d'indivisibles. Si la continuité, le contact, la consé-


cutivité obéissent aux définitions précédentes (le continu est ce dont les extrémités
sont une seule chose ; le contact est entre ce dont les extrémités sont ensemble ;
le consécutif est ce entre quoi il n'y a aucun intermédiaire du même genre), il
est impossible qu'un continu soit formé d'indivisibles, par exemple qu'une ligne
soit formée de points, s'il est vrai que la ligne soit un continu et le point, un
indivisible. En effet, on ne peut dire que les extrémités des points font un, puisque
pour l'indivisible il n'existe pas une extrémité qui serait distincte d'une autre partie ;
ni que les extrémités sont ensemble, car il n'y a rien dans une chose sans parties qui
soit une extrémité, puisque l'extrémité est distincte de ce dont c'est l'extrémité.
En outre, il faudrait alors que les points dont serait fait le continu fussent, ou en
continuité, ou en contact réciproque ; même raisonnement pour tous les indivisibles.
Or ils ne peuvent être continus, d'après ce qu'on vient de dire, et quant au contact,
il faut qu'il ait lieu, soit du tout au tout, soit de la partie à la partie, soit de la
partie au tout ; mais, l'indivisible étant sans parties, ce sera forcément du tout au
tout ; or le contact du tout au tout ne fera point une continuité, car le continu a des
parties étrangères les unes aux autres et il se divise en parties qui se distinguent de
cette façon, c'est-à-dire qui sont séparées quant au lieu.
Maintenant, il n'y aura pas plus de consécution entre un point et un point, un
instant et un instant, de façon à en faire la longueur ou le temps. En effet, sont
consécutives les choses entre lesquelles il n'y a aucun intermédiaire du même genre,
tandis que, pour des points, l'intermédiaire est toujours une ligne, pour des instants,
un temps. Ajoutons que le continu serait divisible en indivisibles, s'il est vrai que
chacun des deux doive se diviser en ce dont il est composé. Mais nul continu n'est
divisible en choses sans parties.
D'autre part, il n'est pas possible qu'entre les points et les instants il y ait aucun
intermédiaire d'un genre différent ; un tel intermédiaire en effet sera évidemment,
s'il existe, ou bien indivisible, ou bien divisible, et, s'il est divisible, ce sera, ou bien
en indivisibles, ou bien en parties toujours divisibles ; or c'est là le continu. Mais il
est clair que tout continu est divisible en parties qui sont toujours divisibles ; si en
effet c'était en indivisibles, il y aurait contact d'indivisibles à indivisibles ; en effet
dans les continus, si l'extrémité est une, il y a aussi contact.

Physique IV, 10

L'instant. D'autre part l'instant n'est pas partie, car la partie est une mesure du
tout et le tout doit être composé de parties ; or, le temps, semble-t-il, n'est pas
composé d'instants.
222 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS

Physique IV, 11

Le nombre. Cette détermination suppose qu'on prend ces termes distincts l'un de
l'autre, avec un intervalle différent d'eux ; quand, en effet, nous distinguons par
l'intelligence les extrémités et le milieu, et que l'âme déclare qu'il y a deux instants,
l'antérieur d'une part, le postérieur, d'autre part, alors nous disons que c'est là
un temps ; car ce qui est déterminé par l'instant paraît être le temps ; et nous
accepterons cela comme acquis.
[. • -]
Éclaircissement de la définition [du temps]. Le temps n'est donc pas mouve-
ment mais n'est qu'en tant que le mouvement comporte un nombre. La preuve, c'est
que le nombre nous permet de distinguer le plus et le moins, et le temps, le plus
et le moins de mouvement ; le temps est donc une espèce de nombre. Mais nombre
s'entend de deux façons : il y a, en effet, le nombre comme nombré et nombrable, et
le nombre comme moyen de nombrer. Or, le temps, c'est le nombré, non le moyen
de nombrer. Or le moyen de nombrer et la chose nombrée sont distincts.
[...] Le temps, en effet, est le nombre du transport et l'instant, de même que le
transporté, est comme l'unité du nombre.
Divise et continue le temps. Le temps est aussi continu par l'instant et est
divisé selon l'instant : car, ici aussi, il y a correspondance avec ce qui se passe
entre le transport et le transporté. En effet, le mouvement et le transport sont un
par l'unité du transporté, et s'il y a variation, c'est non quant au sujet (ce qui
serait une rupture de l'unité du mouvement), mais quant à l'essence. De là vient,
en effet, la détermination du mouvement comme antérieur et postérieur. Et cette
propriété correspond aussi en quelque manière à celle du point : car le point rend la
longueur continue et la détermine ; il est, en effet, le commencement d'une partie et
la fin d'une autre. Toutefois quand on prend ainsi comme double l'élément unique,
un arrêt est inévitable, le même point étant fin et commencement. Mais l'instant,
par le mouvement continuel du transporté, est toujours différent, de sorte que le
temps est nombre, non dans l'hypothèse où l'on se servirait du même point comme
commencement et fin, mais plutôt si l'on considère les extrémités d'une ligne, cette
ligne étant la même et ne formant pas de parties en acte ; et cela, d'abord, pour la
raison qu'on a dite (on prendrait le point double, de sorte qu'un arrêt se produirait).
Et l'on voit en outre que l'instant n'est pas plus une partie du temps que l'élément
du mouvement ne l'est du mouvement ou les points de la ligne ; mais ce sont deux
lignes qui sont parties d'une ligne.
Résumé. Donc, en tant que limite, l'instant n'est pas le temps, mais est un
accident ; en tant qu'il est nombre, il est nombre ; car les limites n'appartiennent
qu'aux choses dont elles sont les limites ; au contraire le nombre de ces chevaux, la
dizaine, se trouve ailleurs.
4.5. APPENDICE 223

BOLZANO, Les paradoxes de l'infini [10], écrit posthume, publié en 1851.

On reconnaît très volontiers que tout ce qui est étendu est nécessairement et
conformément à son concept composé de parties ; qu'on ne peut, d'autre part, sans
tomber dans un cercle vicieux, expliquer l'existence de l'étendue par la composi-
tion de parties qui seraient elles-mêmes étendues. Ce double aveu n'empêche qu'on
trouve contradictoire l'hypothèse selon laquelle l'étendue est composée de parties
non étendues, absolument simples (de points dans le temps et l'espace ; d'atomes,
i.e. de substances simples dans l'univers réel).
Si l'on demandait ce qu'il y a de choquant là-dedans, on s'entendrait répondre
tantôt qu'une propriété faisant défaut aux parties ne saurait appartenir au tout ;
tantôt que deux points du temps ou de l'espace, et aussi deux substances, sont
toujours séparés par une distance qui leur interdit de former un continuum.
Reconnaître l'absurdité de ces objections ne nécessite pas une longue réflexion.
Une propriété que ne possèdent pas les parties ne saurait appartenir au tout ?
Bien au contraire ! Un tout a et doit avoir certaines propriétés qui font défaut à
ses parties. Un automate imite, à s'y méprendre, certains mouvements d'un être
vivant, alors que les parties isolées, les ressorts et les roues, etc., sont privées de
cette propriété.
Il faut rappeler, du reste, qu'il y a toujours entre deux instants un ensemble
infini d'instants, entre deux points de l'espace un ensemble infini de points, et que
même dans l'empire du réel, il y a toujours entre deux substances une infinité
d'autres substances. Mais, que suit-il de cela qui serait contradictoire ? Tout ce
qu'on peut en déduire, c'est que deux points seulement, ou trois, ou quatre, ou
même un ensemble fini13 d'entre eux, ne sauraient produire de l'étendue. Nous-
mêmes avouons tout cela et ajoutons que même un ensemble infini de points ne
suffit pas toujours à produire un continuum, à produire par exemple une ligne,
même très courte, si ces points n'ont pas l'arrangement voulu.
Essayons en effet de nous faire une idée claire du concept compris dans les
mots "étendue continue" ou "continuum". Nous serons forcés de dire qu'un continu
ne se trouve que là, et là seulement, où une collection d'objets simples (points du
temps ou de l'espace, substances) est telle que pour chacun de ses objets pris à
part, et pour toute distance arbitrairement petite, il existe toujours au moins un
voisin appartenant à la collection. Lorsque cette situation n'est pas réalisée, par
exemple lorsque, dans une collection de points de l'espace, il se touve ne serait-ce
qu'un seul point qui n'a pas de voisinage assez dense pour qu'un voisin existe à
toute distance arbitrairement petite, nous disons alors que ce point est isolé, et
que la collection en question n'offre pas l'exemple du continu parfait. Dans le cas
contraire, si une collection de points n'a pas de point isolé en ce sens, c'est-à-dire si
tout point possède, pour toute distance arbitrairement petite, au moins un voisin,
nous n'avons aucune raison de refuser à cette collection la dénomination de continu.
Qu'exiger de plus en effet ?
"Que chaque point soit en contact immédiat avec un autre" dira-t-on. Mais c'est

13 Ici comme ci-dessous, c'est BOLZANO qui souligne.


224 CHAPITRE 4. FAIRE LA DROITE AVEC DES POINTS

exiger quelque chose d'évidemment impossible, de contradictoire. Car quand dira-


t-on que deux points se touchent ? Peut-être lorsque la limite de l'un (par exemple
son côté droit) coïncide avec la limite de l'autre (par exemple son côté gauche) ?
Mais les points sont des parties simples de l'espace ; ils n'ont donc aucune limite,
aucun côté droit ou gauche. Si l'un avait une seule partie commune avec l'autre, il
serait absolument confondu avec lui ; et s'il doit avoir quelque chose de différent, les
deux points sont alors tout à fait extérieurs l'un à l'autre, avec entre eux la place
pour un autre point, ou même pour un ensemble infini de points, car la même chose
vaut à nouveau pour ce point intermédaire vis-à-vis des deux autres.
[. • .]
"Mais comment (dirait-on probablement, pour finir, dans le cas où l'on au-
rait, après mûre réflexion, trouvé satisfaisants les éclaircissements donnés jusqu'ici),
comment interpréter la thèse de certains mathématiciens déclarant que l'étendue
ne peut-être obtenue par aucune accumulation de points, si grande soit-elle, ni ne
peut être réduite à de simples points par décomposition en un ensemble, si grand
soit-il, de parties ?"
En toute rigueur, on devrait, d'une part, enseigner qu'un ensemble fini ne pro-
duit jamais de l'étendue, et qu'un ensemble infini la produit seulement, mais aussi
toujours dans le cas où est remplie la condition mentionnée déjà à maintes reprises :
à savoir que chaque point ait, pour toute distance suffisamment petite, des voisins
déterminés ; reconnaître, d'autre part, qu'une décomposition quelconque d'un objet
spatial donné, qu'elle aboutisse à un ensemble fini de parties ou qu'elle se pour-
suive même à l'infini (par dichotomies successives par exemple), ne parvient pas
nécessairement aux parties simples, ainsi que nous venons de le voir. On n'en doit
pas moins insister sur le fait que tout continu peut, en dernière analyse, résulter
de l'assemblage de points et de points seulement. A condition d'être correctement
compris, les deux aspects sont parfaitement compatibles.
Chapitre 5

Les réels : mesures, écritures


ou objets de calcul ?

La recommandation habituelle, "il ne faut pas


confondre le nombre et le symbole qui le représente",
n'a pour nous aucun sens.
LEBESGUE

5.1 Les réels : des intuitions équivalentes,


opposées ou complémentaires?
Il n'y a rien de plus simple que de faire correspondre les nombres déci-
maux finis à des points d'une droite. Mais comment faire lorsque l'écriture
du nombre est infinie ? Et que devient la belle régularité, la continuité de la
droite, lorsque l'on tente de la décrire avec du discret, en mettant des chiffres
à la queue leu leu ? Étudions maintenant ces questions de près, d'abord en
regardant autour du nombre 1, le plus simple de tous, ensuite en construisant
une fonction particulièrement intrigante.

5.1.1 Le mystérieux nombre 1

Nous présentons ci-dessous un dialogue entre un étudiant et son pro-


fesseur. Chacun est libre d'en imaginer d'autres, illustrant des voies de
pensée bien différentes. Celui-ci est inspiré de discussions réelles que nous
avons eues avec diverses personnes qui ne possédaient pas toutes les notions
élémentaires d'analyse, telles que par exemple le concept de limite. Nous
226 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU. ..

avons poussé plus loin qu'à l'habitude certains arguments qui, de prime
abord, nous avaient surpris.

Que pensez-vous des arguments intervenant dans le dialogue sui-


vant? Imaginez-en la suite.

LE PROFESSEUR. Le nombre s'écrivant 0,999..., avec une infinité de 9,


est égal à 1.
L'ÉTUDIANT. Non, ce n'est pas possible ! Ce sont deux nombres diffé-
rents. Cela se voit : ils ont des écritures différentes.
PROF. S'ils sont différents, donnez-moi leur différence.
ÉT. La différence est le nombre qui s'écrit 0, 000...1, avec une infinité
de zéros avant le 1.
PROF. Mais s'il y a une infinité de zéros, vous n'arriverez jamais à la
dernière décimale, à savoir 1.
ÉT. C'est comme pour votre 0, 999..., vous n'arriverez jamais au bout
de votre infinité de 9. Donc, le dernier 9 n'apparaissant pas, 0, 999... ne
sera "jamais" égal à 1.
PROF. Moui... Autre chose : si ces deux nombres sont différents, vous
devez pouvoir trouver un nombre entre les deux, et même une infinité de
nombres...
ÉT. Il suffit, par exemple, de calculer la moyenne des deux. Leur somme
valant 1, 999..., la moyenne sera 0, 999...5, avec une infinité de 9 avant
le 5. En effet = 0, 95 , P = 0, 995 , etc.

Voici une suite possible pour ce dialogue.


PROF. Une infinité de 9 avant le 5, qu'est-ce que ça signifie ?
ÉT. C'est vous qui avez parlé d'une infinité de 9, en premier.
PROF. J'ai parlé d'une infinité de 9 et non d'une infinité de 9 suivie de
quelque chose.
ÉT. Où est la différence? Avec vous, c'est toujours la même chose : il y
a ce que vous faites, qui est bon, que l'on peut faire, et ce que je fais, qui
est mauvais, qu'on ne peut pas faire.
PROF. Intuitivement, vous devez bien admettre que si on écrit une in-
finité de 9 suivie d'un 5, le 5 va mettre du temps à, apparaître. Mieux, il
n'apparaîtra jamais. De toute façon, une infinité et encore un, ça ne fait
jamais qu'une infinité.
ET. Connaissez-vous les ensembles dérivés de CANTOR?
PROF. Plaît-il ?
5.1. LES RÉELS : DES INTUITIONS ÉQUIVALENTES... ? 227

Petit intermède. Les ensembles dérivés et les nombres transfinis (exposé


de l'étudiant, très inspiré pari- BOREL [12].)
La théorie exposée ci-après est due à Georg CANTOR, mathématicien
(1845 - 1918) dont les travaux ont eu une influence considérable sur les
fondements des mathématiques.
Considérons l'ensemble
, 1 11 , 1 ,
= n E N*1

représenté à la figure 1 et qui, en base deux, s'écrit

{0,1; 0,01; 0,001;

c'est-à-dire l'ensemble des nombres entre 0 et 1 s'écrivant avec un seul chiffre


1 derrière la virgule. On trouve des éléments de E1 aussi près que l'on veut
de 0. Nous dirons que 0 est un point d'accumulation de El.

Définitions. Plus généralement, si E est une partie de un réel x est


un point d'accumulation de E si tout voisinage de x contient un point de E
autre que x. L'ensemble des points d'accumulation de E est appelé le dérivé
de E et noté E'.

Ici, Ei = {0}.
1
oirn I
•• • 16 8 4 2
E1 0,0001 0,001 0,01 0,1

Fig. 1

Construisons maintenant l'ensemble E2 (figure 2) en insérant dans cha-


que intervalle ] 2l„, 2 [ (n E N*) c'est-à-dire, en écriture binaire,

]0,1n; 0,1n -11


,

une copie réduite2 de E1

E2 = + 27, • Fm I 7-t,m E N*1.

'Voir aussi CANTOR [15].


2 Nous donnons "l'expression algébrique" de l'ensemble, car cela permet de s'assu-
rer qu'il est bien défini. Néanmoins cette expression n'a aucune importance pour la
compréhension de l'exposé. Le lecteur que ces calculs ennuient peut donc les ignorer.
228 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU. ..

Comme la base deux se prête bien à ce type de nombres, nous n'emploierons


plus que celle-là dans la suite. Ainsi, E2 est l'ensemble des nombres de ]O, 1[
s'écrivant avec exactement deux chiffres 1 derrière la virgule. Cet ensemble
est parfaitement déterminé : on peut dire, d'un nombre quelconque donné,
s'il appartient ou non à l'ensemble.
Et on a E21 = E1 U 01 et (E')' = {0}. Ce dernier ensemble est appelé le
dérivé d'ordre 2 de E2 et noté e).
Continuons en insérant dans chaque intervalle dont les extrémités sont
deux nombres consécutifs de E2 U El U {1}, une copie réduite de E1 pour
former l'ensemble E3 (figure 3). Dans ce cas, nous aurons 4 = E2 UE1 U{0},
U {0} et e) = {0}. Et E3 est l'ensemble des nombres de ]O, 1[
s'écrivant avec exactement trois chiffres 1 derrière la virgule.
0 0,001 0,01 0,1

0,0011 0,0101 0,011 • • • 0,1001 0,101 0,11

2 El 2 El -2 El Ei
E2

Fig. 2

0 0,001 0,01 0,1 1


j L L L in
di mi I... mi m ii lu I lel I I- III I I

E3 •• 2 EI • • 2 El 2 El • • • -2 E1 -2 E1 E1

Fig. 3

Ce procédé de contruction peut être répété un nombre fini quelconque


de fois. Ainsi, quel que soit a E N*, on peut construire Ea ayant des dérivés
successifs non vides E , Ee) , Ee) , . . e) avec Ei' ) = {0}. Et Ea est
l'ensemble des nombres de ]O, 1[ s'écrivant avec exactement a chiffres 1 après
la virgule.
Repartons maintenant de l'ensemble El et insérons dans chaque inter-
valle ]O, ln; 0, in-l[ (n E N*) une copie réduite de En pour former l'ensemble
J (figure 4). Nous obtenons l'ensemble des nombres de ]O, 1[ s'écrivant avec
n chiffres 1 après la virgule (n > 2), dont le premier est au (n — 1)e rang.
Cet ensemble admet des dérivés non vides d'ordre quelconque E N*. Dans
5.1. LES RÉELS : DES INTUITIONS ÉQUIVALENTES...? 229

ce cas, on note J(w) l'ensemble des points communs à tous les JP), E N* :

j(w) = J (0).
,CENT*

Ici, J(w) = {0}. Intuitivement, J(w) correspond à ce que l'on obtient si on


dérive une infinité de fois J. Mais ne nous arrêtons pas là.
Repartons à nouveau de l'ensemble E1 et insérons dans chaque intervalle
[0, ln; 0, 171-1] une copie réduite de J pour former l'ensemble J1 (figure 5).
Nous obtenons l'ensemble des nombres de ]0, 1[ s'écrivant avec n chiffres 1
après la virgule (n > 3), dont les deux premiers sont espacés de (n — 2)
rangs. Nous avons Ji = E1 U {0}. Le dérivé de Ji(w) , noté naturellement
(w+1)
, est {0}.
0 0,001 0,01 0,1 1

• • • n
••• E4 E3 E2 El
J

Fig.

0 0,001 0,01 0,1 1

ji • • • ^• J J J

Fig. 5

On pourrait itérer le processus pour construire des ensembles ayant des


dérivés d'ordre w + 2, w + 3, ... ou même 2w et plus. Ces "nombres" sont
dits transfinis.
Mais ce qui va surtout nous servir dans notre discussion est qu'intuiti-
vement, nous avons construit un ensemble J1 que nous pouvons dériver une
infinité de fois, puis encore une fois. Et cela ne revient pas au même que si
nous ne l'avions dérivé qu'une infinité de fois ! La théorie de CANTOR donne
ainsi un sens à un "infini plus un" différent de l'infini. (Fin de l'intermède)

ÉT. Vous voyez bien qu'en mathématiques on peut faire certaines choses
une infinité de fois et encore une fois. Moi, je mets une infinité de 9 derrière
la virgule, puis un 5 !
230 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...

PROF. Ici, c'est différent, il s'agit d'écrire un nombre, quelque chose qui
représente la mesure d'un segment. Les écritures 0,000..1 et 0,999...5 ne
représentent pas des nombres, puisqu'ils ne représentent aucune mesure.
ÉT. 0,999... ne correspond pas non plus à une mesure ; pourtant vous
l'acceptez comme nombre.

Là, on peut imaginer que le professeur parle de limite si l'étudiant est à


même de comprendre. En effet, 0, 999... est une manière d'écrire la limite
de la série géométrique

0,9 0,99 0,999 ...,

c'est-à-dire
1 ,+1
2_, 9 10 ,
i=0

qui vaut 10 —) = 1. Mais il peut aussi tenter de convaincre l'étudiant


en utilisant des arguments de type calculatoire :

PROF. On peut engendrer 0,333... en appliquant l'algorithme de division


habituel à "1 divisé par 3". Donc s = 0, 333..., puis en multipliant par 3
le résultat, on obtient 1 = 0, 999...; l'écriture 0,999... est donc le résultat
d'opérations sur des entiers. Et on peut aussi l'utiliser dans des opérations.
Par exemple, on peut écrire : si

= 0, 999 ... ,

alors
10x = 9.999 ...,
donc
9x = 10x — x = 9.000 ... = 9,
et
x = 1.
On peut définir les opérations sur ces écritures illimitées (ayant une seule in-
finité de décimales) pour qu'elles vérifient les propriétés habituelles, qui per-
mettent notamment de justifier le raisonnement ci-dessus. Pouvez-vous faire
de même avec vos écritures ? Par exemple, comment faites-vous 0, 999...5+
0, 000 ... 1 ?
ÉT. C'est facile, cela donne 0,999...6.
5.1. LES RÉELS : DES INTUITIONS ÉQUIVALENTES...? 231

PROF. Mais alors puisque

0,999 ... < 0,999 ...5,

vous aurez

0,999 ...+ 0,000...1 < 0,999...5+ 0,000...1.

Ce qui donne
1 < 0, 999 ...6.
Cela vous convient-il ?

L'égalité de 0, 999... et 1 est choquante. En l'écrivant, on a l'impression


de négliger quelque chose, à savoir leur différence, que l'étudiant exprime par
0, 000 ...1. C'est peut-être pareil lorsqu'on écrit -1â. = 0, 333.... En effet, la
division de 1 par 3 ne finit jamais. À chaque étape de celle-ci, il reste un 1
à diviser. Cela peut être rapproché du problème de la limite de la suite

0,95 0,995 0,9995 ... ,

que l'étudiant décide d'écrire 0, 999...5. Toutes ces difficultés illustrent la


tendance à appliquer un certain principe de continuité : "ce qui est vrai de
tous les termes d'une suite est vrai de sa limite", principe dont l'origine est
attribuée à LEIBNIZ3. Ce principe paraît naturel, mais possède de nombreux
contre-exemples4 , dont ceux exprimés ci-dessus ne sont pas les plus connus.
Remarquons que, tant dans le dialogue de départ que dans sa suite,
c'est l'étudiant qui tient le beau rôle : il arrive à réfuter les arguments du
professeur sur son propre terrain. Ainsi, si le professeur propose d'accepter
l'infinité (actuelle) des 9 dans l'écriture 0, 999..., l'étudiant fabrique une
différence avec une infinité (actuelle) de 0 suivie d'un 1. Si par contre le pro-
fesseur en revient à l'infini potentiel en soutenant que l'on n'arrivera jamais
au bout de la suite de 0 dans 0, 000...1, l'étudiant embraye et applique cet
argument à 0, 999 ...
En outre, nous avons attribué l'exposé sur les nombres transfinis à l'étu-
diant parce que le dialogue s'y prêtait bien. Il serait pourtant étonnant qu'un
étudiant dont on met en doute les connaissances sur les limites connaisse
cette théorie de CANTOR. Peu importe ! Disons, par exemple, que l'étudiant
a un ami plus âgé qui lui a parlé de cela... De toute façon, l'exposé est là pour
3 Cf. LAKATOS [50]
4 La section 3.3.5 du chapitre 3 nous en fournit un dans le contexte des suites de courbes.
232 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...

rappeler que l'argument cité auparavant par le professeur, à savoir "on ne


peut pas faire suivre de quelque chose une infinité de chiffres", et qui apparaît
aux yeux de l'étudiant comme un argument d'autorité, n'est effectivement
pas défendable jusqu'au bout par un mathématicien. Par contre, comme le
professeur le propose ensuite, on peut réfuter les écritures du type 0,999 ...5,
ou éventuellement les identifier à 1, en se référant à ce que doit être ou
représenter un nombre (un point sur une droite, une mesure...), à ce qu'il
doit pouvoir faire (se prêter au calcul avec ses propriétés habituelles).

5.1.2 Saisir le continu avec des décimaux


Considérons l'ensemble des nombres positifs ayant une écriture
décimale limitée ou illimitée, à l'exclusion de ceux "se termi-
nant" par une suite infinie de 9. Sur cet ensemble, définissons
la fonctions suivante : à tout nombre a, faisons correspondre le
nombre f (a) qui s'écrit en intercalant un "0" devant chacun des
chiffres de a apparaissant après la virgule. Par exemple, nous
faisons correspondre au nombre

13,141592 ...

le nombre
13,010401050902...
Etudiez la continuité, la dérivabilité et la croissance de la fonc-
tion f. Rédigez précisément les preuves de vos affirmations.

La fonction f est strictement croissante. Cette propriété s'établit aisé-


ment.
Pour étudier la continuité et la dérivabilité, une première idée serait de
représenter cette fonction par un graphe pour voir si "on peut le tracer sans
lever le crayon" et "s'il n'y a pas de point anguleux". Hélas, toute tentative
dans ce sens nous convainc que la fonction est difficile à représenter et qu'en
tout cas les notions intuitives de continuité et de dérivabilité liées au graphe
ne suffiront pas à résoudre le problème. Il nous faut au contraire nous baser
sur des concepts précis. Commençons donc par donner une définitions de la
continuité.
5 Cette fonction ainsi que celle de l'exercice de la page 241 ont été étudiées par E. BOREL
dans [12].
6 Nous espérons que le lecteur, s'étant familiarisé quelque peu à ce type de définition
au chapitre 1, sera en mesure de l'interpréter. De toute façon, nous utiliserons surtout la
deuxième définition.
5.1. LES RÉELS : DES INTUITIONS ÉQUIVALENTES... ? 233

Définition. On dit qu'une fonction f de R dans R est continue en un


point a de son domaine si

lim f(x) = f(a),


x —>a

c'est-à-dire si, quel que soit le réel E > 0, il existe un réel S > 0 tel que si

x ]a — S, a + 8[ndomf,

alors
f (x) E] f (a) — E, f (a) +

Il existe des définitions de la continuité équivalentes à celle que nous


venons d'énoncer. En voici une qui s'exprime en termes de limites de suites
et que nous utiliserons dans la suite.

Définitions. On dit qu'une fonction f de I dans I est continue en un


point a de son domaine si, pour toute suite (ui ) dans dom f qui converge
vers a, la suite (f (ui)) converge vers f(a). On dit qu'elle est continue à
droite (respectivement à gauche) en a si, pour toute suite (ui) dans dom f
dont tous les termes sont supérieurs (resp. inférieurs) ou égaux à a et qui
converge vers a, la suite (f (ui)) converge vers f (a). Si f n'est pas continue
(resp. à droite ou à gauche), on dit qu'elle est discontinue (resp. à droite ou
à gauche)

Notons 113+ l'ensemble des décimaux limités positifs.


La fonction f est continue sur R+ , discontinue à gauche et continue
à droite sur D+.
En effet, si une suite (ui) tend vers un nombre illimité b, les n premières
décimales de ui "deviennent égales" aux n premières décimales de b, et ce
pour n'importe quel n. Et donc les 2n premières décimales de f(u2 ) de-
viennent égales aux 2n premières décimales de f(b). Ce qui entraîne que
(f (ni)) converge vers f (b).
Si b est un nombre limité, la situation est quelque peu différente. Exa-
minons par exemple la continuité au point 1. Si (ui) tend vers 1 par va-
leurs supérieures, les premières décimales de ui deviennent égales à celles de
1, 000... et, comme pour les illimités, (f (ui)) converge vers f (1). La fonction
f est donc continue à droite en ce point, ainsi qu'en tout nombre limité. Par
contre, si (ui) tend vers 1 par valeurs inférieures, les premières décimales de
234 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...

u, deviendront égales à celles de 0, 999... Le schéma suivant montre l'écart,


noté E, entre f(1) et la limite de la "suite-image" (f(ui)) :

0, 999 . i-> 0, 090909 ...


Ee=0,90909090...= 14)
1 k--* 1

Nous dirons que la discontinuité à gauche de 1, c'est-à-dire

f(1) - lim f(x),

est de 1il°•
De même, comme le montre le schéma suivant, la discontinuité à gauche
de 0,123 est de e • 10-6.

0, 122999 ... 0, 010202090909 .. .


E > 0, 00000090909... = e • 10-6
0, 123 1-4 0, 010203

Remarquons que l'ampleur de la discontinuité à gauche en a est fonction


du rang de sa dernière décimale. Plus précisément, un nombre limité de n
décimales après la virgule a une discontinuté à gauche de e. • 10 -2n .
Voici maintenant une définition de la dérivabilité.

Définition. Une fonction f de I dans R, définie sur tout R ou sur un


intervalle de R, est dérivable en un point a de son domaine si

f (x) - f (a)
11111
x->a X-a
existe.

Nous utiliserons surtout la définition suivante qui s'exprime en termes


de limites de suites.

Définitions. Une fonction f de R dans R, définie sur tout R ou sur


un intervalle de R, est dérivable en un point a de son domaine si, pour
toute suite (u,) dans domf qui converge vers a sans l'atteindre (c'est-à-
dire avec ui a pour tout i), la suite ( 1(')-
u,-af (a) ) converge. Les termes
f (u,)- f (a)
14 -a d'une telle suite sont appelés quotients différentiels. Dans le cas
où elle converge, la limite de la suite est appelée dérivée de f en a et notée
Ra). On parle de dérivabilité à droite (resp. à gauche) lorsque la suite des
5.1. LES RÉELS : DES INTUITIONS ÉQUIVALENTES...? 235

quotients différentiels converge pour toute suite (ui) convergeant vers a et


telle que ui > a (resp. ut < a) pour tout i.

À première vue, on pourrait croire que la fonction f n'est dérivable en


aucun point de son domaine, l'ensemble de ses points de discontinuité y
étant dense.

Définition. Soit E une partie de R. On dit d'une partie P de E qu'elle


est dense dans E, si pour tout x E E et pour tout S E R+,

lx — Ô, x S[nP O.

À mieux y regarder et après avoir calculé quelques quotients différentiels,


l'impression s'inverse : les accroissements de la fonction diminuent beaucoup
plus vite que ceux de la variable. La fonction semble être 'dérivable sur tout
son domaine de continuité et sa dérivée semble y être nulle, ce qui par ailleurs
est choquant pour une fonction strictement croissante ! Le tableau suivant
donne les quotients différentiels f(%):t(b) liés à des augmentations Si = ut —b
de valeurs +0, 1, +0, 01 et +10-a d'un réel illimité b dont les décimales sont
toutes différentes de 9 et de 0.

Si = ui — b 1—> fi = f (ui) — f (b) quotient différentiel =


0, 1 1—> 0, 01 1
io
—0,1 1—> —0, 01 1
Io
0, 01 1—> 0, 0001 1
y
-0,01 1->. -0,0001 100
1_4 10-2n
10-n 10-n
-10-n i-> -10-2n 10-n

La suite de quotients différentiels correspondant à des accroissements de


+10' tend vers 0. Et pour une augmentation ou une diminution S comprise
entre 10-(n+1) et 10', le quotient différentiel est inférieur à

10-2n
'1,
10-(n+1 ) — 10
qui tend vers 0 lorsque n tend vers l'infini. En ces réels s'écrivant sans 9 et
sans 0 derrière la virgule, la fonction f est donc dérivable, de dérivée nulle.
Et pour les autres ? Comme un réel illimité ne peut pas se terminer par
une suite de 9 (resp. de 0), on sait que, quel que soit le rang N que l'on se fixe,
236 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...

il existe un rang n plus élevé dont la décimale correspondante est différente


de 9 (resp. de 0). Considérons alors une valeur Si positive (resp. négative)
comprise entre 10— r4+1 et 10 — nt, où ni et ni+i représentent respectivement
les rangs des ie et (i 1)e décimales différentes de 9 (resp. de 0) d'un réel
illimité b. On aura (pour les Si positifs)
< 10-2n,
10'+' < Si < 10" et 10-2nt+1 < fi ,
donc
10-2n,+1 E'
10-2nt
ion, —2n,+1 = 10 n,-Fi —2n .
10 —n' Si <
Si la suite (ui) est telle que ni+i — 2n, tend vers —oc, alors le quotient
différentiel tend vers O. Mais il arrive que le réel b considéré soit tel que
que ni+i — 2ni ne tende pas vers —oc. C'est le cas, par exemple, pour le
nombre
c = 0,0 9 0 999 0 9999999 0 99 ...9 0 9 .9 0 9 .
où le nombre de 9 successifs dans un bloc est égal au nombre de chiffres
séparant cette série de la virgule. Dans ce cas, le quotient différentiel corres-
pondant à un accroissement du nombre c de S = 10' est égal à 10' si n est
égal au rang d'un 0 et supérieur à 0,9 si n correspond à un rang précédent
un O. On peut donc construire une suite (ui) correspondant à une suite de
quotients différentiels tendant vers 0, et une autre correspondant à une suite
de quotients différentiels tous supérieurs à 0,9. La fonction f n'est donc pas
dérivable à droite au point c.
On peut raisonner de la même façon pour la dérivabilité à gauche et
trouver des nombres comportant un nombre infini de blocs suffisamment
grands de 0 successifs et pour lesquels la fonction f n'est pas dérivable à
gauche.
Par ailleurs, on peut aussi déduire que si la dérivée existe, elle est égale
à 0, du fait que, pour n'importe quel illimité, le quotient différentiel est
"régulièrement" égal à 10', avec des n aussi grands que l'on veut. Cela
peut sembler étonnant vu que la fonction est strictement croissante, mais
rappelons-nous qu'elle est discontinue en tout point limité.
Comment peut-on interpréter les irrégularités de la fonction
quant à la dérivabilité? En quel sens les points de non dérivabi-
lité sont-ils mal situés dans la myriade des décimaux limités ?
Considérons un nombre illimité où la fonction est dérivable. Pour fixer
les idées, prenons le nombre

d = 0,123123123...
5.1. LES RÉELS : DES INTUITIONS ÉQUIVALENTES... ? 237

Étudions le comportement du quotient différentiel f (' ).-f (d) lorsque xi par-


si—d
court les éléments de la suite des décimaux tronqués par défaut

0 0, 1 0, 12 0, 123 0, 1231

Cette suite est constituée de nombres où la fonction est discontinue et elle


s'approche indéfiniment de d. La suite des distances de ses éléments à d est

0, 123123... 0, 023123... 0, 003123... 0, 000123... 0, 000023 ...

Mais si ces distances sont de l'ordre de 10' où n est le nombre de décimales


après la virgule des décimaux tronqués, on sait que la discontinuité en chacun
de ces points7 est égale à i° • 10-2". Aux points xi de cette suite, le quotient
différentiel f (')— f (d) fait des "sauts". Sa variation n'est pas continue. Mais
on voit que la discontinuité en un point xi décroît beaucoup plus vite que sa
distance au nombre d. En fait, le rapport de la discontinuité en un point à sa
distance au nombre d est de l'ordre de 10' et tend vers 0. Les "sauts" du
quotient différentiel sont donc de plus en plus petits, proportionnellement à
celui-ci. On peut raisonner de même pour la suite des valeurs arrondies par
excès de d.
Considérons maintenant la suite des valeurs arrondies par excès pour le
nombre c= 0, 0 9 0 999 0 9999999 0 99 . ..9 0 9 . .. 9 0 9 . .., c'est-à-dire

1 0,1 0,1 0,091 0,091 0,091 0,091 0,0909991 0,0909991

0,0909991 0,0909991 0,0909991 0,0909991 0,0909991 0,0909991


0, 090999099999991 0, 090999099999991 .. .
Pour alléger l'écriture, considérons la sous-suite obtenue en éliminant les
répétitions de termes. Nous obtenons la suite

1 0,1 0,091 0,0909991 0,090999099999991 ...

La suite des distances de ces éléments à c est

0,9 0 9 000 9 0000000 9 0 ... 0,00 9 000 9 0000000 9 0 .

0,000000 9 0000000 9 0 ... 0,00000000000000 9 0 .


Cette fois, si n est le nombre de décimales après la virgule d'une des valeurs
arrondies, la distance de celle-ci au nombre c est inférieure à 11_ • 10-2". Le
7 En termes d'ordre de grandeur, ces calculs restent corrects pour d'autres suites de
limités tendant vers d.
238 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...

rapport de la discontinuité en un élément de la suite à sa distance au nombre


c est donc toujours supérieur à 1 ! La variation du quotient différentiel
x—c (c) lorsque x tend vers c continue donc à faire des sauts importants
f (e)—f
lorsque x passe par un élément de cette suite.

Nous avons raisonné jusqu'ici sans évoquer l'allure du graphe de f. Pour-


tant un tel graphe pourrait nous aider à comprendre les caractéristiques de
cette fonction, au moins en ce qui concerne sa continuité à droite, sa dis-
continuité à gauche aux décimaux limités et sa dérivée nulle. Essayons de
le construire en transformant légèrement la fonction : elle intercalera des 0
entre chaque chiffre après la virgule des nombres exprimés cette fois en base
deux. Cela ne change pas beaucoup la nature de la fonction, sa continuité et
sa dérivabilité, mais nous permettra de mieux distinguer les discontinuités
sur le graphe.
Intéressons-nous tout d'abord aux puissances de 0,1. Le schéma suivant
donne leurs images.

0,1 ,--› 0, 01 = 0, 1,
0,01 i-› 0, oo 01 = 0, 012
io— i-› 10-2n

Reportons déjà les points correspondant sur un graphe (figure 6) ; ils sont
situés sur la parabole d'équation y = x2.

Fig. 6
5.1. LES RÉELS : DES INTUITIONS ÉQUIVALENTES... ? 239

Pour compléter le graphe, calculons les images des points 0,11, 0,101,
0,1001, ..., sommes de 0,1 et d'une autre puissance de 0,1.

0, 11 = 0, 1 + 0, 01 H 0, 01 01 = 0, 01 + 0, 012
0, 101 = 0, 1 + 0, 001 i— 0, 01 00 01 = 0, 01 + 0, 0012
0, 1 + 10' 1-÷ 0, 01 + 10-2"

Pour les placer sur le graphe, on peut translater un morceau de parabole


(figure 7) en la faisant démarrer au point (0, 1; 0, 01). Les nouveaux points
y sont inclus.
Continuons pour les sommes de 0,01 ou de 0,11 et d'une autre puissance
de 0,1 (d'exposant supérieur à 3). À nouveau, nous pouvons dessiner (fi-
gure 8) un morceau de parabole (qui se fait de plus en plus court, de plus
en plus "horizontal") à partir des points (0, 01; 0, 00 01) et (0, 11; 0, 01 01).

Fig. 7

Ainsi, à la droite de chaque nombre limité, nous faisons démarrer, à une


certaine étape du tracé, un bout de parabole dont nous remplaçons encore
une partie, à une étape ultérieure, par un autre bout de parabole plus court
encore (figure 9). Et ainsi de suite.
Cette construction suffit à nous convaincre qu'en tout décimal limité, la
fonction est discontinue à gauche, dérivable à droite et de dérivée nulle.

Exercices. 1. Y a-t-il des nombres où la fonction f étudiée ci-dessus n'est


dérivable ni à gauche ni à droite ?
240 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...

Fig. 8

.--..--.----.-.-"-------

.--.----*--"---

0.001 0.$1 0.111 0.1 0.101 0.11 0. 11

Fig. 9
5.1. LES RÉELS : DES INTUITIONS ÉQUIVALENTES... ? 241

2. Etudiez la continuité, la dérivabilité et la croissance de la fonction g


de ]0, 1[ dans ]0,1[ faisant correspondre à toute écriture décimale a de ]0, 1[
l'écriture g(a) de ]0, 1[ obtenue en permutant chaque chiffre décimal de rang
impair avec le chiffre suivant ; par exemple, on fait correspondre au nombre

0,141592...

la valeur
0,415129...

5.1.3 Les facettes des réels


Lors du dialogue sur le mystérieux nombre 1, nous avons cité les princi-
pales intuitions complémentaires sur les réels et diverses facettes de ceux-ci :
- les réels sont une écriture, une suite de chiffres éventuellement infinie
avec une virgule ;
les réels servent à mesurer des longueurs, ils peuvent être représentés
par des points sur une droite ;
les réels servent à calculer ; et il faut que les propriétés des opérations
et les résultats des calculs soient en accord avec l'idée de grandeurs
(mesurées) et d'opérations sur les grandeurs.
Nous reviendrons sur chacune de ces facettes dans la suite du chapitre.

5.1.4 Parcourir continûment l'ensemble


des écritures décimales
Remarquons par ailleurs que nous aurions pu écrire "le mystérieux"
nombre 0,43, ou prendre n'importe quel décimal d'écriture finie. Ce sont
(déjà) tous les décimaux limités qui nous causent problème.
Ensuite l'étude de la fonction agissant sur les écritures a montré à quel
point l'intuition qui associe les réels aux points d'une droite est différente de
celle représentant les réels par une suite de chiffres. Grâce à cette étude, nous
nous sommes rendu compte que la "continuité" de l'ensemble IR, le fait qu'on
peut le parcourir entièrement sans devoir faire de "bond", est perçue très
différemment selon qu'on le représente par une droite ou qu'on le considère
comme l'ensemble de toutes les écritures possibles.
Sur la droite tous les points sont pareils. Le chapitre 4 nous a fait réfléchir
sur la façon dont ils sont arrangés et nous avons vu que ce n'était pas
si simple. Néanmoins, on les parcourt tous mentalement sans difficulté en
faisant glisser son regard le long de la droite. Aucun point ne demande qu'on
s'y arrête plus qu'un autre.
242 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU. . .

Le parcours de l'ensemble des écritures semble plus chaotique, et le fait


que celles-ci constituent une façon de faire du continu à l'aide du discret (les
chiffres) est choquant. On peut imaginer un compteur formé d'une infinité
de roulettes portant les chiffres de 0 à 9. Pour parcourir l'ensemble IR, le
compteur doit de temps en temps — et même très souvent — faire des "bonds".
Plus une roulette est située à droite, plus elle tourne vite. Mais aucune n'a un
mouvement continu comparable à celui de la dernière roulette d'un compteur
fini. En fait, chacune de ces roulettes n'avance d'un cran que lorsque le
compteur passe à une écriture limitée (ou suivie d'une suite infinie de 0).
Ainsi les limités ont un caractère particulier dans le parcours continu de
l'ensemble. Mais que se passe-t-il juste avant ou juste après? On ne peut
l'imaginer. Cela nous ramène au parcours continu de la droite et au chapitre
4 : que peut-on imaginer juste avant ou juste après un point ?
Les décimaux constituent une façon de faire du continu avec du discret,
ce qui est également choquant.
Avec cette fonction agissant sur les écritures, on navigue dans un univers
à structure hypermicroscopique sur lequel on essaie d'embrayer une loupe
qui dégage autour de chaque nombre un voisinage où on verrait clair, où on
n'aurait plus qu'un nombre fini de choses à considérer. Mais c'est impossible.
Tout comme au chapitre 4, l'intuition touche une limite de sa puissance :
elle ne peut décoller complètement du "normal quotidien".

5.2 Pourquoi définir les réels?


Mettre les points de la droite en correspondance avec les nombres réels,
c'est la clé de la géométrie analytique, c'est-à-dire celle où l'on utilise des
coordonnées. C'est aussi ce qui permet d'envisager des graphes de fonc-
tions. Il suffit alors apparemment de dire que les réels sont justement ce
qui sert à mesurer et permet donc d'établir cette correspondance. Pourquoi
se fatiguerait-on à les définir autrement ? Oui, mais les questions que pose
l'analyse concernent des fonctions définies non sur des ensembles de points,
mais sur des ensembles de nombres. Voici un exemple d'une telle question :
si un polynôme (par exemple, x 5 + 3x4 + 2x3 — x2 + 19) est parfois négatif
et parfois positif, y a-t-il au moins un réel pour lequel il s'annule ? Un po-
lynôme, se diront certains, se représente par une courbe, une belle courbe
continue. Et si elle passe d'un côté à l'autre de l'axe des abscisses, elle coupe
forcément au moins une fois cet axe en un point. Mais si on veut, en plus
d'en être persuadé, le prouver avec des arguments purement analytiques ?
5.2. POURQUOI DÉFINIR LES RÉELS ? 243

5.2.1 Nul besoin de définition

PASCAL [60] écrivait, en 1658 :

Elle [la géométrie] ne définit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement,
nombre, égalité, ni les semblables qui sont en grand nombre, parce que ces termes-
là désignent si naturellement les choses qu'ils signifient, à ceux qui entendent la
langue, que l'éclaircissement qu'on en voudrait faire apporterait plus d'obscurité
que d'instruction.
[. • .]
Mais on n'en sera pas surpris, si l'on remarque que cette admirable science ne
s'attachant qu'aux choses les plus simples, cette même qualité qui les rend dignes
d'être ses objets, les rend incapables d'être définies ; de sorte que le manque de
définition est plutôt une perfection qu'un défaut, parce qu'il ne vient pas de leur
obscurité, mais au contraire de leur extrême évidence, qui est telle qu'encore qu'elle
n'ait pas la conviction des démonstrations, elle en a toute la certitude. Elle suppose
donc que l'on sait quelle est la chose qu'on entend par ces mots : mouvement,
nombre, espace ; et, sans s'arrêter à les définir inutilement, elle en pénètre la nature,
et en découvre les merveilleuses propriétés.
Citons aussi CAUCHY qui, au début de son Cours d'analyse [17] en 1821,
écrit :
Nous prendrons toujours la dénomination de nombres dans le sens où on l'emploie
en arithmétique, en faisant naître les nombres de la mesure absolue [non munie d'un
signe] des grandeurs.

Ainsi, les nombres (réels), qui se rattachaient directement à la mesure des


grandeurs, étaient clairs par eux-mêmes et n'avaient pas besoin d'être définis
plus rigoureusement. Pourtant la seconde moitié du dix-neuvième siècle a
vu se construire l'édifice des nombres réels. Quelles furent les motivations à
ce grand changement ? Nous en présentons quelques facettes à travers des
textes de BOLZANO, DEDEKIND et CANTOR.

5.2.2 Quand il s'agit de démontrer

Dans son mémoire de 1817, B. BOLZANO [65] tente de démontrer le théo-


rème des valeurs intermédiaires dont voici l'énoncé :

Proposition. Si une fonction réelle f est continue entre deux réels a et e


dont les images ont des signes opposés, il existe, entre a et 13, un réel pour
lequel la fonction s'annule.
244 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...

Il réfute les démonstrations antérieures se basant sur des considérations


géométriques ou sur les concepts de temps ou de mouvement, bref, sur des
évidences ; il veut une démonstration purement analytique du théorème.
Voici quelques extraits de ce mémoire. Ils comprennent la mo-
tivation de BOLZANO, l'énoncé du théorème, un résumé de l'ar-
gumentation, puis la démonstration elle-même décomposée en
plusieurs propositions démontrées. Lisez-les attentivement.
Que pensez-vous des différentes démonstrations qui s'y trou-
vent? A quel niveau de rigueur se situent-elles?

PRÉFACE

Dans la méthode de démonstration la plus courante8, on s'appuie sur une vérité


empruntée à la géométrie : à savoir que toute ligne continue à courbure simple
dont les ordonnées sont d'abord positives, puis négatives (ou inversement), doit
nécessairement couper quelque part l'axe des abscisses en un point situé entre ces
ordonnées. Il n'y a absolument rien à objecter contre la justesse ni contre l'évidence
de ce théorème géométrique. Mais il est tout aussi manifeste qu'il y a là une faute
intolérable contre la bonne méthode qui consiste à vouloir déduire les vérités des
mathématiques pures (ou générales) (c'est-à-dire de l'arithmétique, de l'algèbre
ou de l'analyse) de considérations qui appartiennent à une partie appliquée (ou
spéciale) seule, à savoir à la géométrie. [...] En effet, dans la science, les démons-
trations ne doivent nullement être de simples. procédés de "fabrication d'évidences" ,
mais doivent être bien plutôt des fondements; [..:]
Les concepts de temps et de mouvement (et celui-ci encore plus) sont tout aussi
étrangers aux mathématiques générales que le concept d'espace, cela ne peut être
mis en doute par personne.
[. • .]
Voici un bref aperçu de la démarche de la démonstration.
La vérité à démontrer : il y a toujours au moins une racine réelle entre deux
valeurs a et )3 qui correspondent à des résultats de signes opposés, repose mani-
festement sur une autre, plus générale : si deux fonctions continues de x, f(x) et
0(x) ont la propriété que pour x = a, on ait f (a) < 0(a), mais pour x = )3,
f (,Q) > O(,Q) , alors il doit toujours exister une certaine valeur intermédiaire entre
a et )3 pour laquelle f(x) = 0(x). Seulement, si f (a) < O(a), en vertu de la loi de
continuité on a également :

f (a i) < 0(ct i),

lorsqu'on prend i suffisamment petit. La propriété d'être plus petite appartient donc
à la fonction de i représentée par l'expression f (a +i) pour toutes les valeurs de i qui
8 Ici et dans toutes les citations qui suivent, c'est BOLZANO qui souligne.
5.2. POURQUOI DÉFINIR LES RÉELS? 245

sont plus petites qu'une certaine valeur. Toutefois, cette propriété ne lui appartient
pas pour toutes les valeurs de i sans restriction ; en particulier, elle ne lui appartient
pas pour un i qui serait = — a, parce que f(f3) est déjà > o(/3). Or, on a le
théorème suivant : aussi souvent qu'une certaine propriété M appartient à toutes
les valeurs d'une grandeur variable i qui sont plus petites qu'une valeur donnée,
sans appartenir pour autant à toutes les valeurs en général, il existe toujours une
certaine valeur maximale u pour laquelle on peut affirmer que tous les i qui sont
< u, ont la propriété M. On ne peut pas avoir, pour cette valeur même de i :

f (a u) < q5(a u),

car autrement, suivant la loi de continuité, on aurait également :

f(a u w) < .0(a u w),

en prenant w suffisamment petit. Et il ne serait pas vrai, par conséquent, que u


soit la plus grande des valeurs pour lesquelles on a le droit d'affirmer que toutes les
valeurs de i inférieures à u rendent :

f(a i) < q5(a i) ;

au contraire, u -1-w serait une valeur encore plus grande pour laquelle la même chose
est valable. Mais on peut encore moins avoir :

f (a u) > (1)(a u) ;

sinon, on devrait avoir également :

f(a u — w). > 0(a u — w),

en prenant w suffisamment petit ; et il ne serait pas vrai par conséquent, que l'on
ait :
f(a i) < 0(a i)
pour toute les valeurs de i qui sont < u. Il faut donc aussi que :

f (a + u) soit = (/) (a u) ,

c'est-à-dire qu'il existe une valeur intermédiaire de x entre a et )3, à savoir a + u,


pour laquelle les fonctions f(x) et (/)(x) sont égales l'une à l'autre. Il ne s'agit
maintenant que de démontrer le théorème que nous venons de mentionner. Nous
le prouvons en montrant que les valeurs de i dont on peut affirmer que toutes les
valeurs inférieures possèdent la propriété M, et celles dont on ne peut plus l'affirmer,
peuvent se rapprocher les unes des autres d'aussi près que l'on veut : d'où il s'ensuit
pour quiconque a une idée correcte de la grandeur que la notion d'un i qui est le
plus grand de ceux dont on peut dire que toutes les valeurs inférieures possèdent la
propriété M, est la notion d'une grandeur réelle, c'est-à-dire existante. [...]
246 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU. . .

§7
Théorème. — Si dans une série de grandeurs :

Fi (x), F2(x), F3(), , Fn (x), , Fr4+,(x)

la différence entre son ne terme Fr, (x) et tout terme ultérieur P',„+„ (x), aussi éloigné
soit-il du ne, reste plus petite que toute grandeur donnée, si l'on a pris n suffisam-
ment grand : alors il existe toujours une certaine grandeur constante, et une seule
dont s'approchent toujours d'avantage les termes de cette série et dont ils peuvent
s'approcher d'aussi près que l'on voudra, lorsqu'on prolonge la série suffisamment
loin.
Démonstration. — [. 1 l'hypothèse d'une grandeur invariable ayant cette pro-
priété d'approcher les termes de notre série ne contient rien d'impossible : cela vient
du fait que cette hypothèse permet de déterminer cette grandeur avec la précision
que l'on voudra. Car en admettant qu'on veuille déterminer X avec une précision
telle que la différence entre la valeur supposée et la vraie valeur de X ne dépasse pas
une valeur donnée d si petite qu'elle soit : il suffit de choisir, dans la série donnée,
un terme Fri (x) ayant la propriété que tout Fn+r (x) suivant en diffère de moins
que de ±d. Par hypothèse, un tel F (x) doit exister. Je dis maintenant que la valeur
de Fn (x) diffère au plus de +d de la vraie valeur de la grandeur X. Car si l'on
augmente arbitrairement r, avec le même n, alors la différence :

X — Fn+r (x) = ±w

doit être aussi petite que l'on veut. Mais la différence :

Fri (x) — Fn+,(x)

reste toujours < ±d, aussi grand que l'on prenne r. Par conséquent, la différence :

X — F,i (x) = (X — Fn+r(x)) — (F,(x) — Fn+r(x))

doit rester toujours :


< ±(d w).
Mais comme cette différence est une grandeur constante pour le même n et que w
peut être rendu aussi petit que l'on voudra par l'augmentation de r : alors on doit
avoir :
X — Fn (x) = ou <±d.
Car si elle était plus grande et par exemple :

= ±(d e),

il serait impossible d'avoir la relation :

di-e<d+w,
5.2. POURQUOI DÉFINIR LES RÉELS ? 247

c'est-à-dire :
e < w,
lorsqu'on continue de diminuer de plus en plus w. La vraie valeur de X diffère donc
au plus de d de la valeur du terme F„(x), et peut être déterminée aussi exactement
que l'on voudra, puisqu'on peut prendre d arbitrairement petit. Il existe donc une
grandeur réelles dont s'approchent d'aussi près que l'on voudra les termes de la
série que nous venons de discuter, si on la prolonge suffisamment loin. Or, il n'existe
qu'une valeur unique de cette sorte. Car si nous supposions qu'il existe, à côté de X,
encore une autre valeur constante Y dont s'approchent d'aussi près que l'on veut
les termes de la série lorsqu'on la prolonge suffisamment loin, alors les différences :

X — F,,+,(x) =w et Y — Fn+,(x)

devraient être aussi petites que l'on veut, lorsqu'on laisse r devenir suffisamment
grand. La même chose devrait donc être valable aussi pour leur propre différence,
c'est-à-dire pour :
X —Y=w— wl
ce qui est impossible si X et Y doivent être des grandeurs constantes, à moins qu'on
ne suppose X = Y.
§12
Théorème. — Si une propriété M n'appartient pas à toutes les valeurs d'une
grandeur variable x, mais appartient à toutes celles qui sont plus petites qu'un
certain u : alors il existe toujours une grandeur U qui est la plus grande de celles
dont on peut affirmer que toutes les valeurs inférieures x possèdent la propriété M.
Démonstration. — Puisque la propriété M vaut pour tous les x qui sont plus
petits que u et non toutefois pour tous les x en général : il existe certainement
quelque grandeur V = u + D (où D représente quelque chose de positif) dont on
peut affirmer que M n'appartient pas à tous ceux qui sont < V = u + D. Si je
soulève donc la question, si M appartient bien à tous les x qui sont :
D
<u ,

en prenant comme valeur de l'exposant in, dans l'ordre, d'abord 0, ensuite 1, ensuite
2, etc. : je suis certain qu'on devra répondre à la première de mes questions par la
négative. [.

BOLZANO cite les deux cas possibles :


a) Il prouve que si on répond par la négative à toutes les questions
ci-dessus, la valeur u elle-même est la plus grande de celles dont on peut
affirmer avec certitude que tous les x qui lui sont inférieurs possèdent la
9 Rappelons que pour BOLZANO l'adjectif réel signifie "qui existe vraiment", comme il
l'écrit dans sa préface (cf. page 245).
248 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...

propriété M. Il utilise pour cela le fait que la suite géométrique (e) tend
vers O.
b) Sinon, si m est la valeur de l'exposant pour laquelle on répond pour
la première fois par l'affirmative, alors la propriété M appartient à tous les
x qui sont strictement plus petits que
D
u

mais non plus à tous ceux qui sont strictement plus petits que
D
u + 2m
-1 •
Dans ce dernier cas, BOLZANO recommence le processus de dichotomie
sur l'intervalle
r D D
2n' 27n-1].

Si je continue de cette manière aussi loin que l'on voudra, on voit que le résultat
que j'obtiens en dernier lieu doit être l'un des deux suivants :
a) Ou bien je trouve une valeur de la forme :
D D D
u+—+
2rn+n 2m+n+ +r
qui se présente à moi comme la plus grande dont on peut affirmer avec certitude
que tous les x qui lui sont inférieurs possèdent la propriété M. Ceci arrive dans le
cas où on me répondra par la négative pour toutes les valeurs de s aux questions
de savoir si M appartient à tous les x qui sont :
D D D
u ... 2rn+n+ +r+s
2m 2m+n
b) Ou bien je trouve au moins que M appartient certes à tous les x qui sont :
D D D
<u+—+ . . .
2m 2m+n 2rn +n + '+r
mais n'appartient plus à tous ceux qui sont :
D D D
<u+ + +... 2m-f-n+ —1
2rn 2rn+n
Il m'est permis ici d'augmenter toujours le nombre de termes dans ces deux gran-
deurs par de nouvelles questions.
Si c'est le premier cas qui a lieu, la vérité de notre théorème est déjà prouvée.
Remarquons dans le deuxième cas que la grandeur :
D D D
u —
2rn +n 2rn +n + +r
5.2. POURQUOI DÉFINIR LES RÉELS? 249

représente une série dont je peux augmenter arbitrairement le nombre de termes et


qui [...] a la propriété décrite dans le §9 [le §9 reprend la propriété du §7 ; BOLZANO
a prouvé dans un paragraphe antérieur que la série qu'il étudie ici possède bien
cette propriété], c'est-à-dire qu'il existe une certaine grandeur constante dont elle
peut se rapprocher d'aussi près que l'on voudra, lorsqu'on augmente suffisamment
l'ensemble de ses termes. Soit U cette grandeur ; alors j'affirme que la propriété M
vaut pout tous les x qui sont < U. Car [...]

BOLZANO prouve cette dernière affirmation.


Voici quelques réflexions sur la rigueur de certaines démonstrations ap-
paraissant dans le mémoire de BOLZANO.
a) À propos de la continuité d'une fonction. Concernant le fait que si f
et cf) sont continues,
.f (a) < 95(a)
entraîne
f (a i) < 95(ce i)
lorsqu'on prend i suffisamment petit, signalons que la définition de la conti-
nuité que BOLZANO donne dans sa préface est assez proche de la définition
actuelle et permet de prouver ce résultat. La voici :
On entend par l'expression : une fonction f(x) varie suivant la loi de continuité
pour toutes les valeurs de x situées à l'intérieur ou à l'extérieur de certaines bornes,
rien d'autre que ceci : si x est une telle valeur quelconque, la différence f(x —
f(x) peut être rendue plus petite que toute grandeur donnée, si l'on peut toujours
prendre w aussi petit que l'on voudra.

b) À propos de l'existence d'une limite. Une suite vérifiant la propriété


intervenant dans l'énoncé du théorème du §7 est appelée actuellement suite
de CAUCHY.

Définition. Une suite (us ) telle que pour tout E > 0, il existe un indice n
tel que si m > n, alors lum — un i < c, est appelée suite de CAUCHY.

Le théorème du §7 affirme qu'une telle suite converge. Reprenons le début


de sa démonstration :
...l'hypothèse d'une grandeur invariable ayant cette propriété d'approcher les termes
de notre série ne contient rien d'impossible : cela vient du fait que cette hypothèse
permet de déterminer cette grandeur avec la précision que l'on voudra.
250 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...

Reformulons-le ainsi : "l'hypothèse d'une grandeur invariable approchée par


notre série ne contient rien d'impossible : cela vient du fait que cette hy-
pothèse permet d'approcher cette grandeur par les termes de notre série avec
la précision que l'on voudra".
En lisant cette paraphrase un peu vite, on pourrait croire à une faute de
logique : la limite existe parce que, si on suppose qu'elle existe, elle existe. Ce
serait déformer l'affirmation de BOLZANO. En effet, par cette phrase, BOL-
ZANO ne prétend pas prouver l'existence de cette limite, mais sans doute
nous convaincre par des arguments de bon sens que son existence n'est,
a priori, pas absurde. Il n'empêche ! Ses arguments pourront sans doute
convaincre quiconque a, comme il l'écrit (cf. page 245), "une idée correc-
te" de la "notion d'une grandeur réelle, c'est-à-dire existante". Mais cette
démonstration répond-elle à l'exigence de rigueur qu'il a exposée dans sa
préface, ne lui manque-t-il rien pour passer de la "fabrication d'évidences" à
l'exposé du "fondement objectif" (cf. page 244) ? Car comment prouver que
cette grandeur-limite existe ? En fait, par cet énoncé du §7, BOLZANO for-
mule une caractérisation intuitive de la "continuité" de l'ensemble des réels,
c'est-à-dire de "l'absence de trous" dans cet ensemble. Il ne lui resterait plus
qu'à inclure cette propriété, à savoir l'existence d'une limite pour une suite
de CAUCHY, dans une définition des réels, comme l'a fait CANTOR en 1872
(cf. section 5.3.2).
En outre, BOLZANO tentera en 1847, peu avant sa mort, de cerner l'idée
du "continu" comme l'illustrent les extraits de ses Paradoxes de l'infini que
nous avons cités au chapitre 4 (page 223). Dans ces extraits, d'une part il
s'occupe de l'agencement des points les uns par rapport aux autres et de
leur nature, problème que l'on qualifierait actuellement de métaphysique,
d'autre part il donnent une caractérisation mathématique du continu. Mais
celle-ci, parce qu'elle n'est pas assez précise et qu'elle ne correspond pas
assez à l'idée que l'on se fait du continu n'a pas été retenue.
Pour en revenir à la démonstration du §7, ajoutons qu'après avoir montré
comment déterminer la limite X (en supposant qu'elle existe) avec une
précision d donnée, BOLZANO prouve l'unicité d'une telle limite.

c) À propos des grandeurs réelles et existantes. Le sens que l'on donne


au terme "réel" (substantif ou adjectif) a évolué depuis le début du dix-
neuvième siècle. Les précisions de BOLZANO au sujet de ce terme (cf. page
245) nous donnent un aperçu de cette évolution : si le substantif désigne ac-
tuellement un nombre, un élément de l'ensemble R, que nous définissons dans
les sections suivantes, l'adjectif, sous la plume de BOLZANO, doit être in-
5.2. POURQUOI DÉFINIR LES RÉELS ? 251

terprété au sens commun par "qui existe vraiment", "qui est dans la réalité"
ou, du moins, "dans l'idée que l'on se fait de la réalité".
De même, l'existence n'a plus, en mathématiques, la même signification
que jadis, du moins au niveau des fondements des mathématiques. L'exis-
tence chez BOLZANO a encore en grande partie une signification ontologique :
un objet existe si on peut l'imaginer, le calculer, le représenter... Nous avons
déjà vu au chapitre 3 que le sens de ce mot a évolué. Nous reparlerons de
cette évolution dans la suite du chapitre.
Et nous reparlerons aussi de la démonstration de BOLZANO à la sec-
tion 5.5.2

5.2.3 Les motivations de Dedekind et de Cantor

DEDEKIND, lui, ne se soucie pas du problème métaphysique de l'agence-


ment et de la nature des points. Il ne s'intéresse qu'au problème mathéma-
tique : trouver une caractérisation du continu des réels qui soit applicable
dans des démonstrations. Voici' comment il introduit sa construction des
nombres réels dans Continuité et nombres irrationnels [21], publié en 1872.
Les considérations qui font l'objet de ce court essai datent de l'automne 1858. Je
me trouvai alors, en tant que professeur à l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich,
obligé pour la première fois d'exposer les éléments du calcul différentiel et je ressen-
tis à cette occasion, plus vivement encore qu'auparavant, combien l'arithmétique
manque d'un fondement véritablement scientifique. A propos du concept d'une
grandeur variable qui tend vers une valeur limite fixe et notamment pour prou-
ver le théorème que toute grandeur qui croît constamment, mais non au-delà de
toute limite, doit nécessairement tendre vers une valeur limite, je cherchai re-
fuge dans les évidences géométriques. Maintenant encore, admettre ainsi l'intui-
tion géométrique dans le premier enseignement du calcul différentiel me semble, du
point de vue didactique, extraordinairement utile, indispensable même, si l'on ne
veut pas perdre trop de temps. Mais, personne ne le niera, cette façon d'introduire
au calcul différentiel, ne peut aucunement prétendre avoir un caractère scientifique.
Mon sentiment d'insatisfaction était alors si puissant que je pris la ferme décision
de réfléchir jusqu'à ce que j'aie trouvé un fondement purement arithmétique et
parfaitement rigoureux des principes de l'analyse infinitésimale.

DEDEKIND se rend compte que les mathématiciens parlent de "quan-


tités continues" sans avoir élucidé cette notion de continuité. Il veut trou-
ver une réelle définition de l'essence de la continuité dans les éléments de
l'arithmétique. Il y parvient en novembre 1858 en créant les réels à partir

n) Cet extrait est tiré de DIIOMBRES [26].


252 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU. . .

des rationnels (cf. section 5.3).


C'est également en 1872 que CANTOR publie sa construction des nombres
réels à partir des suites de CAUCHY (cf. section 5.3). Plus tard, CANTOR
caractérisera plus généralement le continu dans un article publié en 1883
[14]. Dans celui-ci, il écrit dans l'introduction à sa théorie sur le continu :
Je dois déclarer tout d'abord qu'à mon avis le recours à la notion ou à l'intuition
du temps est inapproprié pour expliquer la notion beaucoup plus primitive et plus
générale du continu ; [...] Je suis de même convaincu qu'on ne peut pas commencer
par l'idée intuitive de l'espace, pour arriver à des conclusions sur le continu, parce
que l'espace et les figures qu'on y conçoit ne peuvent être obtenus qu'à l'aide d'un
continu déjà formé d'une manière abstraite à devenir l'objet non plus seulement
de considérations purement esthétiques, de spéculations philosophiques subtiles ou
d'essais faits au hasard, mais de recherches mathématiques objectives et exactes.

5.2.4 Évolution des mathématiques


Les chapitres 3 et 4 ont déjà esquissé un des caractères de l'évolution
des mathématiques au dix-neuvième siècle : pour éviter de tomber dans le
piège des évidences intuitives, celles-ci proposent désormais une construction
rigoureuse et que l'on qualifie de formelle dans la mesure ou elle s'efforce de
tenir à l'écart l'intuition et la nature des objets étudiés. Le sens et l'intuition
demeurent bien entendu au coeur des mathématiques, mais ils doivent être
soutenus par une construction logique qui, en principe tout au moins, ne
s'appuie pas sur eux.
Le dix-neuvième siècle verra donc se développer les fondements de l'ana-
lyse comprenant notamment la définition précise de la limite et celle de
l'ensemble des réels. Les trois sections suivantes présentent plusieurs mani-
ères de définir cet ensemble, en accord avec les différentes facettes des réels :
mesures, points sur la droite, écritures et objets de calcul. La section 3 est
consacrée à la construction des réels à partir des rationnels, en accord avec
l'idée de la droite. Dans la section 4, on tire leur définition des écritures
décimales. Enfin, la section 5 montre comment on peut les définir axiomati-
quement sans dire ce qu'ils sont.

5.3 Construction des réels


Les nombres, on voit bien ce qu'ils sont jusqu'aux fractions comprises.
Mais comment faut-il définir les nombres plus compliqués pour qu'ensemble
ils représentent vraiment la droite et puissent servir à étudier les fonctions ?
5.3. CONSTRUCTION DES RÉELS 253

À la fin du dix-neuvième siècle, des mathématiciens tels que MÉRAY,


DEDEKIND, CANTOR et WEIERSTRASS ont répondu à cette question. Nous
présentons les constructions de DEDEKIND et de CANTOR. Sans oublier que
les nombres les plus bizarres doivent aussi servir à calculer. Nous découvrons
entre autres que multiplier deux réels n'est pas si simple qu'il n'y paraît, et
que nous ne savions pas exactement, avant d'en arriver là, comment justifier
un simple calcul d'aire.

5.3.1 Dedekind
Voici' la traduction de quelques extraits12 de Stetigkeit und irrationale
Zahlen (Continuité et nombres irrationnels) [23], dans lequel DEDEKIND
crée les réels à partir des rationnels. Après avoir motivé sa construction
(cf. section 5.2), il rappelle quelques points principaux du développement de
l'arithmétique des nombres rationnels, dont celui-ci : "le système Q constitue
un domaine ordonné unidimensionnel, infini dans deux directions opposées".
Il veut remplacer la représentation géométrique de cette propriété par une
considération purement arithmétique. Après avoir défini la relation d'ordre
< et celle d'égalité =, il expose les trois lois suivantes relativement à la
relation d'ordre dans Q.

I. Si a > b, et b > c, alors a > c. Nous dirons brièvement en accord avec les idées
géométriques que b se trouve entre a et c.
II. Si a et c sont deux nombres différents, alors il existe une infinité de nombres
différents compris entre a et c.
III. Si a est un élément de Q, alors tous les nombres de Q se répartissent en
deux classes, Al et A2, chacune comprenant une infinité de nombres ; Al comprend
tous ceux < a et A2 tous ceux > a ; le nombre a lui-même peut à volonté appartenir
à la première ou à la seconde classe ; étant respectivement le plus grand ou le plus
petit de la première ou de la seconde classe. Dans tous les cas, la séparation de Q
en deux classes A1 , A2 est telle que chaque nombre de Al est plus petit que chaque
nombre de A2.

Il compare ensuite les nombres rationnels avec les points d'une droite en
remarquant, d'une part qu'aux lois I, II, III sur les rationnels correspondent
les mêmes lois où l'on remplace la relation "est plus grand que" par la
relation "est à droite de" en différenciant les deux directions opposées de la
droite en "droite" et "gauche", d'autre part que, une fois choisi un repère

"La majeure partie de cette sous-section est reprise de Th. GILBERT, B. JADIN,
P. TILLEUIL [42].
12 Ces extraits sont, pour la plupart, empruntés à DHOMBRES [26].
254 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU. ..

sur la droite, on peut associer à chaque nombre rationnel un point de la


droite.
Par contre, il existe sur la droite une infinité de points ne correspondant
à aucun rationnel.

Si maintenant l'on veut, et c'est bien ce que l'on souhaite, suivre ainsi arithméti-
quement tous les phénomènes de la droite, les nombres rationnels n'y suffisent pas et
il devient alors absolument indispensable de raffiner de façon essentielle l'instrument
Q construit par la création des nombres rationnels, en créant de nouveaux nombres
tels que le domaine des nombres devienne aussi complet, ou nous dirons tout de
suite aussi "continu", que la droite.

DEDEKIND veut définir ces nouveaux nombres en se basant uniquement


sur l'arithmétique, tout comme on ne fait intervenir que les nombres entiers
positifs pour définir les nombres entiers négatifs et les nombres rationnels.

La comparaison faite ci-dessus entre le domaine Q des nombres rationnels et une


droite a induit à reconnaître que le premier est lacunaire, incomplet ou discontinu,
tandis que la droite doit être dite complète, non lacunaire ou continue. Mais en
quoi consiste en fait cette continuité ?
[...] Au paragraphe précédent, on attire l'attention sur le fait que tout point
p de la droite opère une division de celle-ci en deux portions telles que tout point
d'une portion est à gauche de tout point de l'autre. Je trouve alors l'essence de la
continuité dans la réciproque, c'est-à-dire dans le principe suivant :
"Si tous les points de la droite sont répartis en deux classes, telles que tout
point de la première classe soit situé à gauche de tout point de la seconde classe,
il existe un point et un seul qui opère cette partition de tous les points en deux
classes, cette découpe de la droite en deux portions."
[. • .]
La supposition de cette propriété de la droite n'est autre qu'un axiome par le-
quel nous attribuons à la droite sa continuité, par lequel nous trouvons la continuité
dans la droite. Si l'espace a au moins une existence réelle, il n'est pas nécessaire pour
autant qu'il soit continu ; beaucoup de ses propriétés subsisteraient s'il était discon-
tinu. Et si nous étions sûr que l'espace était discontinu, rien ne nous empêcherait,
si nous le désirions, de remplir ses trous, en pensée, et donc de le faire continu ; ce
remplissage consisterait en une création de nouveaux points et aurait été effectué
en suivant le principe ci-dessus.

Et voici comment il crée les nombres irrationnels, en accord avec la pro-


priété de la droite qu'il vient de commenter.

Les derniers mots indiquent déjà suffisamment de quelle façon le domaine Q des
nombres rationnels, non continu, doit être complété en un domaine continu. Dans
le paragraphe 1, on souligne (III) que tout nombre rationnel opère une division du
5.3. CONSTRUCTION DES RÉELS 255

système Q en deux classes A1 , A2 telle que tout nombre a l , de la première classe


A1 , soit plus petit que tout nombre a2 de la seconde classe A2 ; le nombre a est
soit le plus grand nombre de la classe A1 , soit le plus petit nombre de la classe
A2 . Soit donnée maintenant une certaine partition du système Q en deux classes
A1 , A2 ayant pour seule propriété caractéristique que tout nombre al dans A l est
plus petit que tout nombre a2 dans A2 . Nous nommerons par souci de brièveté une
telle partition une "coupure", que nous désignerons par (A i ,A2). Nous pouvons
dire alors que tout nombre rationnel a opère une ou, à vrai dire, deux coupures
que nous ne considérons cependant pas comme essentiellement différentes ; cette
coupure a d'autre part la propriété suivante : ou bien il existe parmi les nombres
de la première classe un nombre qui en est le plus grand, ou bien il existe parmi les
nombres de la seconde classe un nombre qui en est le plus petit. Et réciproquement,
si une coupure a aussi cette propriété, elle est opérée par ce nombre rationnel qui
est le plus grand ou le plus petit.
Mais on se persuadera aisément qu'il existe une infinité de coupures qui ne sont
pas opérées par des nombres rationnels.

DEDEKIND donne un exemple de coupure qui n'est pas opérée par un


nombre rationnel.

Dans cette propriété que toutes les coupures ne sont pas opérées par des nombres
rationnels, consiste le caractère incomplet et non continu du domaine Q de tous les
nombres rationnels.
Chaque fois que nous sommes en présence d'une coupure (A1 ,A2 ) non produite
par un nombre rationnel, nous créons un nombre nouveau, irrationnel, a que nous
considérons comme parfaitement défini par cette coupure (A ,A2 ). Nous dirons que
le nombre a correspond à cette coupure ou qu'il opère cette coupure.

Le système de tous les nombres réels répond alors aux trois lois cor-
respondant aux lois I, II, III vérifiées par les rationnels relativement à la
relation d'ordre.

Cependant, en plus de ces propriétés, le domaine R possède aussi la continuité ;


c'est-à-dire que le théorème suivant est vrai :
IV. Si on partage le système R en deux classes U1 et U2 de façon que chaque
nombre A l de U1 soit plus petit que chaque nombre A2 de U2 , alors il existe un et
un seul nombre a qui engendre cette séparation.

Ce théorème exprime ce que nous appelons maintenant le caractère corn-


plet13 de l'ensemble des réels. DEDEKIND prouve ce théorème, puis étend à R
les opérations existant dans Q et en donne quelques propriétés. Il fait ensuite
le lien entre les considérations précédentes et certains théorèmes fondamen-

13 Cf. section 5.5.1.


256 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...

taux de l'analyse infinitésimale. Il commence par donner une définition de


la limite, puis indique que le théorème disant que "toute suite croissante
majorée admet une limite" est équivalent au principe de continuité, plus
précisément au théorème IV repris ci-dessus.
Soulignons qu'à un rationnel, DEDEKIND fait correspondre deux coupu-
res. En effet, le rationnel peut se trouver soit dans la première classe, soit
dans la seconde. Chacune de ces coupures est donc asymétrique : une seule
des deux classes a un "bout". Cela nous renvoie à la première question du
chapitre 4 "comment couper une droite en deux ?" : que devient le point
où l'on coupe ? Remarquons que, dans ces deux problèmes, si comme nous
l'avons dit, la symétrie est absente de chacune des solutions, elle se retrouve
néanmoins dans l'ensemble de ces solutions.

5.3.2 Cantor

Le mémoire dans lequel CANTOR expose sa construction des réels a été


rédigé en 1871 et publié pour la première fois en allemand en 1872 [13].
Il fut repris et précisé en 1883 et également traduit en français cette même
année [13]. Nous donnons un bref résumé du travail que constitue l'ensemble
de ces trois documents. Les extraits cités sont traduits14 des travaux de 1872
et de 1883.
Comme DEDEKIND, CANTOR suppose bien construit l'ensemble des ra-
tionnels, qu'il note A. Il part de la notion de suite fondamentale' (que nous
appelons aujourd'hui suite de CAUCHY16) à propos de laquelle il écrit :

On rencontre une première généralisation de la notion de grandeur numérique dans


le cas où l'on a, obtenue par une loi, une série [comprendre suite] infinie de nombres
rationnels : a l , a2, , , (1) constituée de telle sorte que la différence an+, —
devient infiniment petite à mesure que n croît, quel que soit le nombre entier positif
rn, ou, en d'autres termes, qu'avec e (rationnel positif) pris arbitrairement, on a un
nombre entier n1 tel que (un i, — an) < e [comprendre — I < e], si n > n1,
et si m est un nombre entier positif pris à volonté.
J'exprime ainsi cette propriété de la série (1) : "La série (1) a une limite
déterminée h".
Ces mots ne servent donc qu'à énoncer cette propriété de la série, sans exprimer
d'abord autre chose, et de même que nous lions à la série (1) un signe particulier b,

14 Cette traduction est tirée de BELNA [6]; notre résumé en est également inspiré.
15 En fait, ce terme n'apparaît que dans le texte de 1883.
16 Signalons que la théorie des nombres irrationnels de MÉRAY, publiée en 1869, était
également basée sur l'idée de suite de CAUCHY.
5.3. CONSTRUCTION DES RÉELS 257

de même on doit aussi attacher différents signes b, b', b" à diverses séries de même
espèce.

Remarquons que, dans ce dernier alinéa, CANTOR montre qu'il est bien
conscient qu'il ne pourrait pas supposer l'existence de la limite réelle d'une
telle suite avant d'avoir défini les réels. Il désigne par B l'ensemble des
grandeurs numériques b, et définit sur cet ensemble un ordre et une "égalité"
en constatant que l'on obtient, pour deux suites de CAUCHY (a n ) et (a'n )
quelconques, une des trois relations suivantes qui s'excluent l'une l'autre.

Ou bien : 1. an — a'n devient infiniment petit à mesure que n croît, ou bien : 2.


— an, à partir d'un certain n, reste toujours plus grand qu'une grandeur positive
(rationnelle) e, ou enfin 3. an — an, à partir d'un certain n reste toujours plus petit
qu'une grandeur négative (rationnelle) —e.
Dans le cas de la première relation, je pose b = b', dans le cas de la seconde :
b > b' et, dans le cas de la troisième : b < b'.

Il compare ensuite une suite fondamentale b à un nombre rationnel a


et montre implicitement que tout nombre rationnel peut être déterminé par
une suite fondamentale. Il définit aussi les quatre opérations élémentaires sur
deux suites fondamentales et donc sur les nombres b et b' associés. L'extrait
suivant justifie son choix de terminologie "limite de" dans sa définition de
grandeur numérique.

De tous ces préparatifs, il résulte comme premier théorème rigoureusement démon-


trable que si b est le nombre déterminé par une suite fondamentale (a„), alors b—av ,
à mesure que y croît, devient plus petit que tout nombre rationnel imaginable ou,
ce qui revient au même, que lim,00 at, = b.

Il part ensuite de l'ensemble B pour définir des suites fondamentales


d'éléments de B qu'il appellera suites fondamentales d'ordre 2 pour les dis-
tinguer des suites fondamentales de rationnels qu'il appelle suites fonda-
mentales d'ordre I. Cela donne naissance à un nouvel ensemble C. Mais il
explique que toute suite fondamentale d'ordre 2 converge vers un réel (et
donc que l'ensemble C ne se distingue pas vraiment de B) alors qu'une suite
fondamentale de rationnels ne converge pas forcément vers un rationnel.
Nous disons actuellement que lI est complet17, alors que Q ne l'est pas.

17 Cf. section 5.5.1.


258 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...

5.3.3 Le produit de deux nombres


Définissez le produit de deux nombres à la façon de DEDEKIND,
c'est-à-dire le produit de deux coupures.
Considérons d'abord le cas de deux réels strictement positifs a et b, c'est-
à-dire de deux réels déterminés respectivement par les coupures (A i , A2) et
(B1, B2 ) dans les rationnels, avec A2 et B2 inclus strictement dans l'ensemble
des rationnels strictement positifs.
Posons
C1 = {ai • bi I al E A1, b1 E B1 } U (Ir et C2 = {a2 • b2 I a2 E A2 , b2 E B2}.
Montrons tout d'abord que (C1, C2) est presque une coupure dans les ra-
tionnels.
Pour alléger la formulation, dans la suite al et b1 représenteront tou-
jours des rationnels strictement positifs appartenant respectivement à A l et
B1, tandis que a2 et b2 représenteront toujours des rationnels appartenant
respectivement à A2 et B2.
Il est clair que tous les produits al • b1 sont plus petits que tous les
produits a2 • b2.
Nous voudrions maintenant que (Ci , C2) soit une partition. Pour qu'il
en soit ainsi, il faudrait que tout rationnel puisse s'écrire sous la forme soit
al • b1, soit a2 • b2. Commençons par montrer par l'absurde qu'il peut y avoir
au plus un rationnel qui n'ait pas cette forme.
Supposons que r et q soient deux rationnels strictement positifs ne s'écri-
vant ni al • b1 , ni a2 • b2, et tels que r < q. Nous allons montrer que, quel que
soit l'élément a2 de A2 , le rationnel a2 • nq est encore un élément de A2 . Nous
arriverons alors à construire une suite infinie de rationnels de A2 tendant
vers O.
Donnons-nous pour cela un élément quelconque a2 de A2 ; il doit alors
exister un et un seul rationnel strictement positif b1 de B1 , à savoir az , tel
que
q= a2 • bl•
Dans ce cas, nous avons
r
r= — a2 • bi
q
où q at est un rationnel ne pouvant appartenir qu'à A2 puisque, par hy-
pothèse, r n'est pas de la forme al .61. Nous pouvons aussi faire correspondre
à cet élément qat , un nouvel élément

a2 • ( —7.)2 E A2,
5.3. CONSTRUCTION DES RÉELS 259

et ainsi de suite. Pour tout élément a2 de A2, et pour tout naturel n, il existe
alors un élément de A2 s'écrivant a2 • (r)n. Comme a2 • (Lq. )n peut être rendu
aussi petit que l'on veut (dans les positifs) en prenant n suffisamment grand,
l'ensemble des éléments al (strictement positifs) ne peut être que vide, ce
qui est contraire à l'hypothèse demandant que a soit strictement positif.
Il peut donc y avoir au plus un rationnel r n'appartenant ni à C1, ni à C2.
S'il n'y en a pas, (Ci , C2) est une coupure qui correspond à un irrationnel.
S'il y en a exactement un, il suffit de l'ajouter à l'ensemble C1 pour que
(C1, C2 ) soit une coupure ; dans ce cas, celle-ci correspond à un rationnel.
Voilà qui termine la définition du produit de deux réels strictement posi-
tifs. Ensuite, si a > 0 et b < 0, nous définissons le produit a • b par — (a • (—b))
et si a < 0 et b > 0, nous définissons a • b par —((—a) • b). Si a < 0 et b < 0,
le produit a • b est défini par (—a) • (—b). Enfin, si a = 0 ou b = 0, nous
posons a • b = O. La définition de la coupure correspondant au réel noté —a
est laissée au lecteur. Nous ne vérifierons pas ici que la multiplication ainsi
définie vérifie bien les propriétés auxquelles on s'attend (commutativité, as-
sociativité, etc.).

5.3.4 L'aire du rectangle


À l'école primaire, on apprend la formule de l'aire du rectangle.
En général, on l'établit dans le cas où les mesures des côtés sont
des naturels (figure 10).
4

3 3X4

Fig. 10

Comment la justifieriez-vous dans le cas où ces mesures sont des


décimaux limités ? des rationnels quelconques ? des irrationnels?

Choisissons une unité de longueur et l'unité d'aire correspondante. Pre-


nons l'exemple d'un rectangle de longueur 4 et de largeur 3,7 (figure 11).
Il est composé de 3 x 4 unités d'aire "entières" et encore ôdel 4 unités.
Autrement dit, la mesure de son aire est 3, 7 x 4.
260 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...
4

3,7 4

lô de 4

Fig. 11
4,75

75
100
3,7 3,7 3,7 3,7 3,7 de
3,7

Fig. 12

Pour la même largeur et une longueur de 4,75 (figure 12), le rectangle


est composé de 4 x 3, 7 unités et encore ô0 de 3,7 unités, c'est-à-dire de
4, 75 x 3, 7 unités.
Ce raisonnement s'applique à n'importe quel rectangle dont les mesures
des côtés sont des rationnels ; dans ce cas, il suffit de traiter le problème avec
des fractions non décimales.
Le cas où au moins une des deux mesures est irrationnelle nous force
à nous interroger sur le sens de ce que nous recherchons : la mesure de
l'aire. Quand les mesures sont entières, il suffit de compter les carrés unités
contenus dans le rectangle. Si elles sont rationnelles, c'est presque pareil :
on compte les sous-unités contenues dans le rectangle et le nombre obtenu
nous donne une fraction.
Dans le cas où une mesure est irrationnelle, peut-on encore compter
ces carrés? Même en les divisant autant de fois qu'on le veut, on n'arrivera
jamais à une réponse exacte, à un rationnel. Mais nous disposons maintenant
des irrationnels, définis par DEDEKIND et CANTOR...
Commençons par donner une fourchette dans laquelle se trouve cette
mesure. Par exemple, un rectangle de 1 sur \72- unités de longueur a une
5.3. CONSTRUCTION DES RÉELS 261
1,4 N/i 1,5
1 2
-(

Fig. 13

aire comprise entre 1 et 2 unités (figure 13), ou plus précisément, entre 1,4
et 1,5 unités. Et nous pouvons encore resserrer la fourchette.
En faisant cela, nous nous basons sur un fait "évident" concernant la
comparaison de deux aires :
Si un rectangle A, de dimensions x 1 et x 2, entre complètement
dans un autre rectangle B, de dimensions yi et y2 , c'est-à-dire si
x 1 < y1 et x2 < y2 , alors la mesure de l'aire de A est inférieure
ou égale à la mesure de l'aire de B.
Nous sommes maintenant prêts à utiliser les définitions de DEDEKIND
ou de CANTOR. Choisissons celle de DEDEKIND que nous avons plus appro-
fondie. Si les dimensions d'un rectangle sont de a et b unités de longueur,
ces réels déterminent des coupures dans les rationnels. Notons

a = (A.1, A2 ) et b = (Bi, B2),


Ai ={xEQixa} et A2 = {xi E Q I Xi > a},
B1 ={yEQIy b} et 132 = {y' E Q I y' > b}.
Étant donné la propriété citée ci-dessus, si x' appartient à A2 et y'appartient
à B2, l'aire du rectangle donné est inférieure à x' • y'. De même si x posi-
tif appartient à Al et si y positif appartient à B1 , l'aire du rectangle est
supérieure ou égale à x • y. La mesure de l'aire correspond donc à la coupure
(C1, C2), où
ci = Q— u{x•yixEA1,YEB1)
et
C2 = {x' • Y' I x' E Ai, Yi e B1},
c'est-à-dire, d'après la section précédente, au produit de a par b.
262 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...

Remarquons que les "preuves" successives de cette formule d'aire se


basent sur une notion intuitive de l'aire, à la manière des anciens. Mais
ceci fait, nous pourrions très bien utiliser ces calculs pour définir la mesure
de l'aire d'un rectangle.

Définition. Si a et b sont les mesures des côtés d'un rectangle, l'aire de


celui-ci ou encore la mesure de son aire est le produit de a par b.

Ainsi, ce serait la formule d'aire, que nous pensions avoir prouvée, qui
servirait de définition. Il arrive souvent, en mathématiques, que des cal-
culs, d'abord effectués à partir d'une notion intuitive, permettent ensuite de
définir un concept.

5.3.5 Retour sur 0, 999 ...

Maintenant que nous possédons une définition précise des réels,


comment pouvons-nous démontrer le fait que 0.999... = 1 ?

De quels arguments supplémentaires disposons-nous maintenant ? Pour


démontrer l'égalité des deux nombres en utilisant la théorie de DEDEKIND,
il faudrait montrer qu'ils déterminent la même coupure dans les rationnels.
Si les rationnels strictement positifs inférieurs à 1 s'écrivent à l'aide d'un
0, d'une virgule et d'une suite éventuellement infinie de chiffres variant de 0
à 9, ils sont tous inférieurs ou égaux à 0, 999... D'autre part, les nombres
supérieurs à 1 sont bien sûr supérieurs à 0, 999... Dans ce cas, 1 et 0, 999 ...
déterminent la même coupure et donc sont égaux. Mais encore faut-il qu'il
n'y ait pas de rationnels du type 0, 999...5 avec plus d'une infinité de chiffres
après la virgule. Et nous sommes revenus à la case départ. Essayons de
prouver qu'il n'y a effectivement pas de rationnel du type 0,999...5.
Toute décimal limité représente un rationnel, puisqu'on peut l'écrire sous
forme d'une fraction d'entiers. Pour voir que tout rationnel peut s'écrire sous
forme d'un décimal éventuellement illimité (avec une simple infinité de chif-
fres), il nous faut donner la définition d'un décimal illimité. À nouveau, cela
peut se faire à l'aide des limites...
La théorie de DEDEKIND, prise isolément, ne nous a donc pas apporté de
nouvel argument vraiment convaincant. Si nous voulons étudier ce problème
en évitant la théorie des limites, mieux vaut élaborer ou utiliser une théorie
définissant les réels directement à partir des écritures. C'est l'objet de la
section suivante.
5.4. À CHAQUE RÉEL SON ÉCRITURE 263

5.4 À chaque réel son écriture


Depuis le début de ce chapitre, nous nous interrogeons sur l'identité de
certains nombres décimaux illimités. Reprenons maintenant à la base et dans
toute sa généralité la question de ces écritures illimitées, ne serait-ce que pour
envisager la possibilité de définir les réels en s'appuyant uniquement sur ces
écritures.

5.4.1 Écriture décimale et infini

Pourquoi accepte-t-on comme nombre

0, 111 ...

(où les points de suspension représentent une suite de 1, infinie


vers la droite) et non

(où les points de suspension représentent une suite de 1, infinie


vers la gauche)?

Ajouter la décimale 1 à la droite d'un nombre à virgule, pour passer


par exemple de 0,111 à 0,1111, revient à diviser en dix la plus petite unité
utilisée jusqu'alors, ici un millième, et à ajouter cette nouvelle unité au
nombre de départ. Ajouter le chiffre 1 à la gauche d'un nombre, pour passer
par exemple de 111 à 1111, revient à multiplier par dix la plus grande unité
utilisée jusqu'alors, ici cent, et à ajouter cette nouvelle unité au nombre de
départ.
Si l'on pense que l'écriture 0,111 ..., avec une infinité de 1, représente
un nombre, c'est en tout cas que l'on accepte la divisibilité à l'infini de
l'unité. Pourquoi n'accepterait-on pas, de même, que l'on puisse multiplier
et augmenter à l'infini, comme dans le cas de ...111. Mais alors que 0,111 ...
donne la mesure (dont l'écriture décimale est unique) d'un segment fini,
...111 donne la mesure (que l'on pourrait exprimer d'une infinité de façons)
d'un "segment infini"...
Ou alors on pense que l'infinité de 1 est impensable dans un cas comme
dans l'autre, mais que 0,111... représente une suite qui a l'avantage de
converger (voir chapitre 1), alors que ...111 représente une suite divergente.
Ce qui donne un sens à 0,111 ... et élimine ...111.
264 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...

5.4.2 Lesquels sont vraiment des nombres ?


Les nombres décimaux limités, on voit ce que c'est. Les nombres
décimaux illimités périodiques comme 1.252525..., on les ima-
gine plus ou moins. La loi d'engendrement des décimales est
rassurante ; de plus, on peut écrire ce nombre sous forme de
fraction de nombres entiers, à savoir W. Tout cela nous aide à
accepter son "existence". L'expression 123.456789 10 11 12 13...
ne représente pas une fraction, mais à nouveau, la loi d'engen-
drement de ces décimales est tellement claire qu'on est prêt à
l'accepter comme nombre. La loi d'engendrement des décimales
de 7r n'est pas évidente, mais on sait ce qu'il représente géomé-
triquement. C'est donc un nombre, tout comme N/i.
Y a-t-il des nombres dont l'écriture ne répond à aucune régu-
larité, à aucune loi pratiquement énonçable et qui n'ont pas de
signification géométrique particulière?
Ce qu'un professeur a écrit un jour au tableau
1,2536175954628... (où les points de suspension repré-
sentent une suite non périodique quelconque de chif-
fres) est un nombre irrationnel
a-t-il un sens si on ignore le reste de la suite ?
Si on veut un nombre irrationnel, qu'on le cite... précisément. Parce
qu'un nombre, c'est précis. En fait, ce que le professeur veut dire, c'est que
"toutes les écritures infinies non périodiques représentent des irrationnels".
Mais pourquoi préciser que l'on accepte toutes les suites de chiffres possibles ?
À quoi peut-il servir d'accepter a priori des écritures dont on ignore tout ?
La raison est que l'on veut que R soit complet18, "sans trou", pour qu'il
corresponde bien à l'idée que l'on se fait de la droite, du temps, etc., que
l'ensemble des réels est sensé modéliser, et pour que l'on puisse utiliser cette
"complétude", cette "continuité" de R dans des démonstrations.

5.4.3 Un nombre est-il une écriture ?


Pourrait-on définir R comme l'ensemble des écritures décimales?
Dans ce cas, un nombre serait une écriture (une suite de chiffres
avec, éventuellement, une virgule) alors qu'on entend souvent
dire qu'une écriture décimale n'est qu'une façon de représenter
un nombre, mais ne s'identifie pas à lui. Identifier les nombres aux
18 Cf. section 5.5.1 pour une définition rigoureuse de ce terme.
5.4. À CHAQUE RÉEL SON ÉCRITURE 265

écritures serait-il cohérent par rapport à l'intuition que l'on a des


nombres réels? D'autre part, cela suffirait-il à fonder l'analyse ?

Première objection. N'est-ce pas un blasphème d'appeler nombre une


suite de symboles qui ne sert en principe qu'à représenter cet objet mathé-
matique? Henri LEBESGUE [52] parle de nos "habitudes métaphysiques" qui
nous poussent à considérer le nombre comme "l'essence même des choses"
et nous empêchent de l'identifier à un simple code. Il dénonce l'absence de
sens de certaines locutions sensées définir le nombre.
Par exemple, on dira : on peut certes employer indifféremment le mot anglais chair
ou le mot français chaise parce qu'ils s'appliquent au même objet, quelle est l'ana-
logue de l'objet chaise dans l'emploi des symboles 101 de la numération binaire et 5
de la numération décimale? Comme il n'y a pas de chaise cachée sous 5, on pourra
certes se tirer d'affaire par une pirouette verbale et parler de l'entité métaphysique
5 qui remplacera la réalité physique chaise ; ce sera en somme refuser de répondre.

Puisque, d'une part, on a des difficultés à dire ce que sont vraiment les
nombres réels et que d'autre part, on sait au moins en principe (et encore...)
comment les écrire, disons que les réels sont ces écritures.
Deuxième objection. Certains disent que les décimaux sont utiles d'une
part dans la pratique (mesure des grandeurs), d'autre part dans l'apprentis-
sage des mathématiques (pour citer un réel, pour illustrer une propriété par
un exemple, etc.), mais que considérer r comme l'ensemble des décimaux ne
serait pas efficace dans la théorie. Nous verrons au chapitre 6 que les écritures
décimales ont permis de découvrir de nouveaux théorèmes importants sur
les réels et de présenter les démonstrations d'une façon plus accessible aux
débutants en mathématiques.
Voyons donc ce qu'il faut faire pour mener à bien ce projet de définition
des réels par les décimaux.
Nous avons déjà rencontré, à la section 5.1, un premier problème concer-
nant l'identification des écritures et des nombres : celui des décimaux se
terminant par une suite infinie de 9. Nous avons vu à ce propos (page 230)
que pour que les calculs effectués sur les écritures donnent les résultats at-
tendus, il fallait identifier les décimaux se terminant par une suite infinie de
9 (par exemple, 10, 23999...) à ceux que l'on obtient en supprimant cette
suite de 9 et en ajoutant 1 au chiffre qui la précède (ce qui donne 10, 24 pour
notre exemple). Une autre possibilité serait de définir l'ensemble IR comme
l'ensemble des écritures décimales à l'exclusion de celles se terminant par
une suite infinie de 9.
266 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU. . .

Remarquons qu'avec une telle définition, on ne doit pas distinguer a


priori les rationnels des irrationnels, contrairement à ce que font DEDEKIND
et CANTOR en construisant les réels à partir des rationnels.
Mais cette définition de R suffirait-elle, par exemple, à prouver le théo-
rème des valeurs intermédiaires "démontré" par BOLZANO ? Ce que l'on
évoque dans ce genre de théorème sont plus les propriétés de l'ensemble R
que la nature de ses éléments. Et ces propriétés font souvent intervenir les
opérations et l'ordre sur R. Il faudra donc, pour compléter la définition de
R, définir une addition, une multiplication (ce qui n'est pas évident pour des
écritures infinies) et un ordre. Il faudra bien sûr que ces opérations et cet
ordre soient en accord avec les autres intuitions que l'on se fait des réels. Par
exemple, on peut interpréter un réel par un segment et l'addition de réels
par la mise bout à bout de deux segments. Il faut que l'addition définie nous
permette de garder ces intuitions. De plus, il faut que l'ensemble R muni
de ces opérations et de cet ordre vérifie les propriétés utilisées en analyse.
Mais quelles sont exactement ces propriétés? La section suivante en dresse
un inventaire (minimal).
Nous ne reprenons pas dans ce travail la définition des réels par cette
approche car elle est longue et technique, mais le lecteur intéressé pourra
consulter par exemple J. LELONG-FERRAND [53], ou encore J. DHOMBRES
[28].

5.5 Ce que les réels doivent pouvoir faire


Puisqu'une définition des réels doit servir à fonder l'analyse, puisqu'elle
doit être efficace dans des démonstrations et puisque, finalement, ce qui
compte ce sont les propriétés vérifiées par les réels plus que leur nature,
pourquoi ne pas simplement imposer ce que l'on veut, à savoir disposer d'un
ensemble vérifiant les propriétés nécessaires ? C'est ce que nous proposons
dans cette section.

5.5.1 Tout ce que l'on demande des réels

A la méthode "constructiviste" appliquée par DEDEKIND et CANTOR,


HILBERT préférait la méthode axiomatique19 qui consiste, comme nous l'a-
vons vu au chapitre 4, à partir de termes primitifs, non définis, et à énoncer
les propriétés (les axiomes) qu'on leur demande de vérifier. La théorie axio-
19 Hn,BERT compare les deux méthodes dans l'appendice VI des éditions deux à six de
ses Grundlagen der Geornetrie [48].
5.5. CE QUE LES RÉELS DOIVENT POUVOIR FAIRE 267

matique des nombres réels que nous présentons ci-dessous est celle de DIEU-
DONNÉ [29], qui est plus utilisée aujourd'hui. Elle revient à demander l'exis-
tence d'un ensemble, noté R, comprenant N et qui, muni d'une opération
d'addition (+), d'une opération de multiplication (•) et d'une relation d'ordre
(<) constitue
(a) un corps commutatif pour + et •,
(b) totalement ordonné,
(c) archimédien,
(d) complet.
Précisons le sens de ces propriétés :
(a) (R, +, •) est un corps commutatif. Cela signifie, en gros, que les quatre
opérations (+, —, •, :) vérifient les propriétés habituelles. Plus préci-
sément :
- L'addition est associative.
- Il existe un neutre pour l'addition, que l'on notera O.
- Tout élément possède un symétrique par rapport à l'addition.
- L'addition est commutative.
- La multiplication est associative.
- Il existe un neutre 0 pour la multiplication, que l'on notera 1.
- Tout élément de R \ {0} possède un symétrique par rapport à la
multiplication.
- La multiplication est commutative.
- La multiplication est distributive par rapport à l'addition.
(b) (R, +, •, <) est un corps ordonné : la relation < est un ordre total
(deux réels sont toujours comparables), compatible avec l'addition,
c'est-à-dire que
si x < y, alors, pour tout réel z, x + z < y + z,
et tel que, pour tout x, y E R,
(0 < x et 0 < y) 0 < x • y.
(c) (R, +, •, <) satisfait à l'axiome d'ARciiimhE :
pour tout réel x > 0, pour tout réel y, il existe un naturel n tel que
n • x > y.
(d) (R, +, •, <) est un corps complet. Cette dernière propriété peut s'énon-
cer de diverses façons. En voici quelques-unes.
(1) La complétude de DEDEKIND : Si (Ui , U2) forme une partition de R
telle que chaque élément al de U1 soit "plus petit" (<) que chaque
élément a2 de U2, alors il existe un nombre a qui engendre cette
séparation.
268 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...

(2) La complétude pour l'ordre (propriété du supremum) : toute partie


non vide M de R qui possède un majorant (un élément supérieur
ou égal à tous les éléments de M) possède un supremum (minimum
des majorants de M).
(3) La complétude pour la convergence : toute suite de CAUCHY de
nombres réels est convergente.
(4) La propriété des intervalles emboîtés : Si ([an , biJ),EN est une
suite d'intervalles fermés non vides de R, alors il existe au moins
un nombre réel a qui appartient à tous ces intervalles à la fois.
(5) La propriété de BOLZANO-WEIERSTRASS : toute suite bornée dans
R possède une sous-suite convergente.
(6) La propriété de connexité : R est connexe, c'est-à-dire qu'on ne
peut pas recouvrir R avec deux ouverts disjoints non vides.
Comme nous l'avons annoncé, les six derniers axiomes sont équivalents
dans un corps commutatif ordonné archimédien (nous ne le prouverons pas
ici). Précisons que dans un corps commutatif ordonné quelconque R, les
propriétés suivantes sont équivalentes (nous admettons également ces équi-
valences sans les prouver) :
— R vérifie la propriété du supremum ;
— R vérifie la complétude de DEDEKIND ;
—R est archimédien et vérifie la complétude pour la convergence ;
—R est archimédien et vérifie la propriété des intervalles emboîtés.
Que penser d'une telle "définition" et plus généralement de la méthode
axiomatique ? Voici ce qu'en dit HILBERT, cité par DHOMBRES [26].

Vraiment, la méthode est et reste la seule convenable et l'aide indispensable à


l'esprit dans toute recherche exacte et indépendamment du domaine de recherche ;
elle est logiquement inébranlable et en même temps fructueuse ; elle garantit donc
la liberté complète de la recherche.

C'est aussi l'avis de DIEUDONNÉ [30] qui écrit ceci.

Tant qu'on ne se soucie pas des questions de non-contradiction, elle [la méthode
axiomatique appliquée aux réels] permet de fonder toute l'analyse en se dispensant
des complications des "définitions arithmétiques".

En effet, si on ne définit R qu'axiomatiquement, on est en droit de se de-


mander si un ensemble auquel on impose tant de propriétés peut exister. Si
ce n'était pas le cas, la théorie qui en découlerait serait absurde. Par contre,
prouver qu'il existe reviendrait à prouver la cohérence, la non-contradiction
de cette théorie. Ce qui serait bien, c'est de pouvoir exhiber un tel ensemble.
5.5. CE QUE LES RÉELS DOIVENT POUVOIR FAIRE 269

Or c'est justement ce que DEDEKIND et CANTOR ont fait en construisant


l'ensemble des réels à partir des rationnels. Leurs travaux, en plus d'être
pédagogiquement importants, permettent donc de ramener la question de
non-contradiction de la théorie axiomatique (exposée ci-dessus) à celle de
l'existence des ensembles N et Q, ce dont on doute moins... Ils étaient donc
nécessaires pour montrer le bien-fondé des mathématiques. Néanmoins, ce
que l'on va utiliser dans les démonstrations, c'est la structure de R. Le fait
de savoir qu'un réel est, par exemple, une coupure ne va jamais servir dans
une démonstration (mis à part, bien sûr, pour prouver les propriétés de base
de R).

Exercices. 1. Parmi les propriétés définissant l'ensemble R, lesquelles sont


également vérifiées par l'ensemble Q ?
2. Les propriétés (1), (2) et (3) de complétude portent sur l'existence
d'un réel sous certaines conditions. Prouvez, en utilisant éventuellement les
autres propriétés de R, que ce réel est unique.

5.5.2 La complétude dans les démonstrations

À la section 5.2, nous avons montré la raison de la nécessité d'une défini-


tion rigoureuse des réels, à savoir son utilisation dans des démonstrations, en
l'illustrant à l'aide du mémoire de BOLZANO. Regardons cela plus en détails
et voyons où la (nouvelle) définition des réels pourrait intervenir dans ce
mémoire.

Dans le mémoire de BOLZANO, on peut voir apparaître plusieurs


propriétés liées à la complétude de R : on y trouve, au moins ap-
pliquée à des cas particuliers, la propriété du supremum, celle des
intervalles emboîtés et celle de complétude pour la convergence.
Repérez où elles apparaissent et comment elles s'enchaînent dé-
ductivement.
Le §7 du texte de BOLZANO (page 246) énonce que toute suite de CAU-
CHY converge ; il s'agit donc de la propriété de complétude pour la conver-
gence. Mais, nous l'avons déjà dit, sa démonstration est plutôt un exposé de
sa conviction : une suite de CAUCHY possède une limite parce qu'on arrive
à imaginer un tel nombre.
CANTOR, lui, crée cette limite en l'identifiant (carrément) à la suite de
CAUCHY elle-même (ou à une suite équivalente). C'est un peu difficile à
admettre sur le plan du bon sens car un nombre n'est pas, dans l'esprit de
270 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...

tout un chacun, une classe de suites ! Mais c'est au moins quelque chose : on
dispose maintenant d'un objet bien défini à partir des rationnels !
La définition axiomatique de R, elle, ne crée rien : la propriété de complé-
tude affirme que la limite existe. On n'a alors plus rien à sa disposition pour
imaginer cette limite. Heureusement, tout de même, que cette propriété est
en accord avec les intuitions que l'on a des réels !
B. RUSSELL, cité par BELNA [6], écrit, à propos d'une théorie qui de-
manderait l'existence d'une limite pour une suite de CAUCHY, que "postuler
ce qu'on désire, a bien des avantages : ceux que procure le vol au lieu d'un
honnête travail".
Pourrions-nous dire que l'honnête travail a été entamé par BOLZANO,
qui a mis le doigt sur une propriété fondamentale des réels, que CANTOR l'a
peaufiné en créant les réels à l'aide des suites de CAUCHY et que DIEUDONNÉ
(par exemple) leur a volé...? Bien entendu, en rassemblant axiomatique-
ment les propriétés minimales nécessaires à l'analyse, DIEUDONNE n'a pas
postulé "ce qu'il désirait" sans en être sûr, mais plutôt ce que CANTOR avait
établi avant lui par construction. N'empêche, la méthode axiomatique peut
sembler bien désinvolte, et elle ne règle pas le problème de non-contradiction
des théories qu'elle supporte.
L'énoncé du §12 (page 247) fait penser à la propriété du supremum. Il
est effectivement équivalent à cette propriété ou plutôt - mais cela revient
au même - à celle de l'infimum.

Propriété de l'infimum. Toute partie non vide de R, qui possède un


minorant, possède un infimum (le maximum des minorants).

En effet, si l'on note E l'ensemble des grandeurs (c'est-à-dire des réels)


ne vérifiant pas la propriété M, "être un minorant de E" est équivalent à
"être tel qu'aucune valeur inférieure n'appartient à E", c'est-à-dire à "être
tel que toute valeur inférieure vérifie M". Les hypothèses du théorème du
§12 disent que E est non vide et minoré. Et la thèse est bien qu'il existe une
grandeur U qui est le plus grand des minorants.
La démonstration consiste à nouveau à "construire" la valeur U en s'en
approchant toujours plus : on peut imaginer une suite d'intervalles emboîtés,
du type

D D D
[u + - + +•••+
2m 2m+n 2m + 2n + ... + 2r 1
D D D
+ +
u + 2m + 2m+n • • • 2m + 2n + ... + 2r-1 [)
5.5. CE QUE LES RÉELS DOIVENT POUVOIR FAIRE 271

et dont on cherche le point commun. Remarquons que les intervalles ne


sont que semi-ouverts et non fermés comme dans la propriété des intervalles
emboîtés. Mais ce n'est pas gênant dans ce contexte : on pourrait les rem-
placer par des intervalles fermés, puisqu'à chaque étape l'extrémité droite
de l'intervalle est strictement supérieure à U.
Si BOLZANO avait eu à sa disposition la propriété des intervalles emboî-
tés, il aurait pu conclure directement à l'existence d'un U appartenant à
tous les intervalles. Comme ce n'est pas le cas, il utilise la suite des bornes
inférieures de ces intervalles, qui est "de CAUCHY", et lui applique la pro-
priété du §7 pour en déduire qu'elle converge. Cela donne une idée de la
façon dont on peut prouver la propriété des intervalles emboîtés à partir de
la complétude pour la convergence.
Remarquons que l'interprétation', déjà mentionnée, de la complétude
pour la convergence, à savoir "une grandeur que l'on peut approcher aussi
près que l'on veut existe", convient aussi à la propriété des intervalles em-
boîtés si la longueur de ceux-ci tend vers O. Illustrons cela par un exemple.
Le nombre N/i est par définition le réel dont le carré vaut 2. Mais existe-il
un tel réel? S'il existe — notons-le x —, il doit être tel que

1 < x < 2 car 12 < 2 et 22 > 2,

et tel que
1,4 < x < 1,5 car 1,42 < 2 et 1,52 > 2.
On peut ainsi construire une suite d'intervalles emboîtés [ai, ai] , où i est le
nombre de chiffres de a, et di derrière la virgule, tels que pour tout i

1
ai < x < di avec < 2, di 2 > 2 et a• — ai = — .
10i
Or la propriété des intervalles emboîtés assure qu'il existe un réel apparte-
nant à tous ces intervalles. De plus, comme la longueur ( 10t) de ces intervalles
tend vers 0, on peut prouver que ce réel est unique. Mais celui-ci est-il le
nombre cherché? Autrement dit, x2 est-il égal à 2?
Puisque, pour tout i, on a a, < x < ai, on a aussi ai2 < x2 < ali2 . Donc
x2 est un réel commun à tous les intervalles fermés emboîtés [a, di2]. Or
on peut montrer que ce point commun est unique et s'identifie à 2, puisque
— a 2. tend vers O.
Remarquons que nous avons utilisé, en plus de la propriété des intervalles
emboîtés, l'écriture décimale. Nous aurions pu nous en passer en présentant
2° Qui n'est pas sans défaut sur le plan de la logique.
272 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...

cette argumentation différemment, mais l'utilisation de cette écriture facilite


bien l'expression.
Nous pourrions résumer ce raisonnement en disant que N/i existe parce
que nous pouvons l'approcher, le calculer avec une précision aussi grande
que nous voulons. Formulée ainsi, cette argumentation paraît bien proche
de celle du §12 de BOLZANO (page 247).
Pouvez-vous citer une situation étudiée dans les chapitres pré-
cédents, où l'on a employé, fût-ce implicitement, les axiomes
d'ARcHimÈDE ou de complétude ?
L'utilisation implicite de l'axiome d'ARcHimÈDE a déjà été soulignée
au chapitre 1. Cet axiome sert, par exemple, à démontrer que toute suite
arithmétique de raison strictement positive tend vers l'infini (voir pages 12
et 66).
Au chapitre 1 encore, nous avons plusieurs fois utilisé une propriété de
complétude ou une de ses conséquences. Par exemple, lorsque nous nous
sommes convaincus que la série (E7 converge (voir pages 44 et 54), en
évoquant le fait que cette série augmente toujours sans jamais atteindre 2.
Nous sommes maintenant en mesure de démontrer la proposition relative à
cet argument.

Proposition. Si une suite (an ) est croissante et si elle est majorée, c'est-
à-dire s'il existe un réel B tel que, pour tout indice n, an < B, alors
limn_>+,, an, existe et est inférieure ou égale à B.
Démonstration. Considérons l'ensemble M = {an I n E N} des termes de la
suite. Il est non vide et possède un majorant, à savoir B. Par la propriété
du supremum, il possède un suprémum (inférieur ou égal à B). Notons-le L
et démontrons que
lim an = L.
n —)-1-co

Soit E > O. Il faut voir qu'à partir d'un certain indice N, on a

L— E < an < L c.

D'une part, puisque L est un majorant de M, on a

an < L,

et donc
an < L E.
5.5. CE QUE LES RÉELS DOIVENT POUVOIR FAIRE 273

D'autre part, puisque L est le plus petit des majorants, L — E n'est pas un
majorant. Donc, il existe un élément aN de M tel que

L — E < aN.

Comme la suite (an) est croissante, quel que soit l'indice n > N, on a

L—E <an < L E. •


La solution du problème des polygones emboîtés, donnée au chapitre 1
(page 56), nécessite l'application de la proposition équivalente pour les suites
décroissantes minorées.
Proposition. Si une suite (an) est décroissante et si elle est minorée,
c'est-à-dire s'il existe un réel B tel que, pour tout indice n, an > B, alors
limn_,.+00 an existe et est supérieure ou égale à B.
Appliquons la première de ces deux propositions à la série (E7: 71>-).
Puisqu'elle est strictement positive, croissante et majorée par 2, sa limite U
se situe entre 1 et 2.
Remarquons que l'on peut resserrer cette fourchette encadrant la limite
U en calculant les premiers termes de la série. Par exemple, le calcul du
troisième terme U3 = (E31 711) permet de conclure que, pour n > 4,
1 1 1 1 1 1
1+ — — < -= 1 + (- — ) + (3 + • • • +
22+ 32 22+ 32 2
donc21
1 1 1
1,2777...< Un < 1,2777... + (74 + g + 2m

avec n < 2'n+1. D'où, pour tout n > 4, nous obtenons


1
1,2777 ... < Un < 1,2777 ... = 1,777 ....

Donc
1,2777 . < U < 1,777 . . . ,
où les inégalités strictes vont de soi.
Et le calcul du septième terme U7 = (> 1 ) donne, pour n > 8,
1 1 1 1 1
1+ — ... —
7 2 < Un = 1+ 1+ • (p
22 22 72
21 Pour la justification de cette majoration, voir chapitre 1, page 54.
274 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...

1 1 1
1,511797... < Un < 1,511797... + (-à- + 7 + • • • + F7,),

avec n < 2"2+1. D'où, pour tout n > 8


1
1,511797... < Un. < 1,511797... + 4 .

Donc
1,511797... < U< 1,761797....
La longueur de la fourchette est passée de 1 à .-, puis de -} à lzi . Nous
savons qu'elle peut être prise aussi petite que l'on veut. Le nombre U est
donc l'unique réel appartenant à tous ces intervalles emboîtés. Remarquons
que les inégalités strictes ne sont pas gênantes pour appliquer la propriété
des intervalles emboîtés : nous pourrions les remplacer par des inégalités non
strictes donnant lieu à des intervalles fermés, car de toute façon, aucune des
bornes ne peut être égale à l'intersection de tous ces intervalles fermés.
Enfin, toujours au chapitre 1, nous avons évoqué l'inclusion d'intervalles
emboîtés et la convergence vers 0 de la suite de leurs longueurs pour conclure
à la convergence de la série harmonique alternée (voir page 61). Cela consti-
tuait une utilisation implicite de la propriété des intervalles emboîtés.

5.6 Tour d'horizon sur les réels et les points de la


droite
Au chapitre 4, nous nous sommes penchés sur la droite et ses points. Dans
les cinq premières sections de ce chapitre-ci, nous avons abordé différentes
intuitions et définitions des réels. Il est temps maintenant de rapprocher pour
les comparer ces facettes des réels et des points de la droite et les différentes
définitions étudiées.
Tout d'abord, l'espace est traversé par une infinité de droites. Mais celles-
ci sont toutes "pareilles". Chacune est un modèle de la droite, dont nous
parlons donc au singulier.
Ensuite les nombres réels se sont présentés à nous sous des formes di-
verses, entre autres comme des mesures, des nombres décimaux, des cou-
pures, pour ne pas parler des suites de CAUCHY. Pourquoi donnons-nous le
même nom de "nombres réels" à des objets à première vue si dissemblables ?
C'est que, chaque fois que nous avons regardé les choses à fond, nous avons
retrouvé sous ces apparences diverses la même structure de corps commu-
tatif ordonné archimédien complet. C'est cette structure-là que nous avons
5.6. TOUR D'HORIZON SUR LES RÉELS ET LES POINTS... 275

saisie par ses propriétés de base à la section 5.5.1 et que nous avons désignée
par le symbole R.
Mais il y a plus. En effet, il a été démontré que tous les ensembles
munis de cette structure — et quelle que soit la forme de leurs éléments
(décimaux, coupures, ...) — sont isomorphes. Ceci veut dire que deux quel-
conques d'entre eux peuvent être mis en bijection et que tout ce qui se passe
dans l'un (somme, produit, passage à la limite,...) se répercute identique-
ment dans l'autre à travers la bijection. Dans ces conditions, on trouve pra-
tique d'identifier toutes ces structures, c'est-à-dire d'oublier (théoriquement)
les différents types d'objets considérés jusque-là, pour ne plus regarder que
la structure. D'une telle structure, on peut dire qu'elle est abstraite : elle est
une forme pure commune aux différents ensembles considérés jusque-là. En
ce sens, les réels sont uniques. Toute autre construction que l'on pourrait en
faire serait immédiatement identifiable à celles que l'on connaît déjà22.

Revenons maintenant aux liens entre les points de la droite et les nombres
réels. On dit souvent, de manière un peu sommaire, que l'on peut établir une
correspondance parfaite entre ces points et les réels. Mais en fait on peut
établir une infinité de telles correspondances, selon le choix que l'on fait sur
la droite d'un point appelé origine et d'un autre point marqué 1.

Imposer à la droite ces deux points particuliers aboutit à rompre sa


régularité. Car tous les points de la droite sont équivalents, chacun la divise
de la même façon en deux moitiés indiscernables. Les mathématiciens grecs
de l'antiquité n'ont jamais accepté cette rupture de symétrie. Ils n'ont ja-
mais choisi un segment donné comme unité de longueur, segment auquel ils
auraient rapporté tous les autres. Au lieu de cela, ils ont étudié le rapport
de deux segments, sans privilégier l'un des deux.
Les nombres par contre n'ont pas cette belle régularité des points de la
droite. Chacun d'eux a un visage particulier, à commencer par 0 et 1, pour
ne pas citer 2, Vi, 7r, —1, 0, 333..., etc. Insistons sur ceci : aucun point
de la droite n'a une vocation particulière à représenter 0, 1 ou 7r.

22 Cette propriété remarquable n'est pas partagée par toutes les sructures mathéma-
tiques. Ainsi par exemple, si on enlève des axiomes de ll la propriété de complétude, il
reste un corps ordonné archimédien. Les rationnels et les réels constituent chacun un tel
corps, mais ils ne peuvent pas être mis en bijection, car, pour le dire rapidement, il y a
beaucoup trop de réels pour ce qu'il y a de rationnels. Nous approfondirons cette idée au
chapitre 6.
276 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU...

5.6.1 Réels, points, mesures, décimaux et coupures,


quels rapports ?
Depuis des temps immémoriaux, les hommes ont mesuré les grandeurs
avec des fractions. La mesure des longueurs par des fractions établit un
lien pratique entre celles-ci et les points de la droite. Ou plutôt certains
points de la droite, puisqu'on sait que les fractions ne peuvent mesurer les
longueurs irrationnelles. DEDEKIND introduit les réels par les coupures sur
l'ensemble des fractions. D'une part il fait le parallèle entre ces coupures et
les coupures sur les points de la droite, ce qui est un lien intuitif entre les
deux, mais d'autre part il montre que les coupures peuvent être munies de
toutes les propriétés de R, rejoignant ainsi les propriétés formelles des réels.
Après les fractions et les rationnels, venons-en aux décimaux, qui sont de
création beaucoup plus récente que les fractions. En 1585, dans La disme [66],
Simon STEVIN explique la simplicité du système décimal pour les nombres
fractionnaires et l'avantage qu'il y aurait à utiliser dans la pratique un
système de mesures cohérent avec ce système décimal. La disme a provoqué
la vulgarisation de l'écriture décimale des fractions. L'écriture décimale des
mesures de longueurs établit un lien pratique entre les décimaux et les points
de la droite. Dans La mesure des grandeurs, Henri LEBESGUE [52] construit
les nombres réels à partir de la conception commune des mesures décimales
de longueurs, ce qui établit un lien intuitif entre les deux.
On trouvera dans P. VAN PRAAG [68] une construction des décimaux à
partir d'une géométrie plane axiomatique. Il aboutit à toutes les propriétés
de R..
J. LELONG-FERRAND [53] définit les réels comme des décimaux, et montre
elle aussi toutes les propriétés de R.
Dans toutes les constructions de la structure R que nous venons de
considérer, les éléments de R sont construits à partir de nombres disponibles
au préalables.
Mais cela n'est pas forcé. D. HILBERT [47] dans Les fondements de la
géométrie construit un corps commutatif archimédien complet dont les élé-
ments sont des segments munis d'un signe (ou plus précisément des classes de
segments superposables). Dans cette construction, les propriétés de départ
des segments sont celles que leur assignent les axiomes de la géométrie.
Parmi ces axiomes, celui qui est énoncé en dernier lieu (l'axiome d'intégri-
té, page 209) a pour fonction d'assurer l'isomorphisme de la droite et de R.
Voici comment HILBERT le commente :
5.6. TOUR D'HORIZON SUR LES RÉELS ET LES POINTS... 277

La valeur de cet axiome au point de vue des principes tient [...] à ce que l'existence
de tous les points limites23 en est une conséquence et que, par suite, cet axiome
rend possible la correspondance univoque et reversible des points d'une droite et
de tous les nombres réels. D'ailleurs, dans le cours des présentes recherches, nous
ne nous sommes servi nulle part de cet "axiome d'intégrité" .

5.6.2 Les motivations en géométrie et en analyse

Reprenons les motivations à la définition mathématique de la droite


numérique (dans ce chapitre) et de la droite géométrique (au chapitre 4)
et comparons-les.
La motivation en géométrie vient d'une relecture du traité d'Euclide.
Celui-ci n'est pas parfait, du moins si l'on considère qu'aucune intuition
ne peut intervenir comme argument dans une démonstration. Or, il s'agit
bien de cela. La façon de concevoir les fondements des mathématiques a
évolué (voir chapitres 3 et 4), surtout durant le dix-neuvième siècle. À la
fin de ce siècle, on cherche à fonder les mathématiques sur des bases pure-
ment logiques. C'est dans cet esprit que HILBERT refait les fondements de la
géométrie, sans définition donnant l'essence des objets, mais avec des termes
primitifs et des axiomes. Mais si le but d'une théorie axiomatique est no-
tamment de pouvoir se débarrasser des arguments de type intuitif lorsqu'on
travaille au niveau formel, notons qu'elle n'élimine absolument pas l'intuition
de la pensée : le sens intuitif que l'on attribue aux concepts mathématiques
permet de trouver l'idée d'une démonstration, mais au moment d'écrire celle-
ci on s'efforce de mettre de côté cette intuition pour s'assurer de la rigueur
des implications.
Le choix des axiomes est d'une part un travail de type intuitif — en
effet, ils ne peuvent être déduits (au sens formel du terme) de rien puisque
par définition, rien ne les précède —, d'autre part un travail de déduction —
puiqu'il faut effectuer ce choix en fonction de ce que l'on veut pouvoir en
déduire et en prenant soin de ne pas proposer un système contradictoire.
Nous savons de plus, comme nous l'avons déjà dit, que c'est la volonté
d'une concordance entre la géométrie et l'analyse qui pousse HILBERT à
ajouter son axiome d'intégrité.
La motivation en analyse est du même type. La construction des réels se
situe également à la fin du dix-neuvième, dans le même courant d'évolution
des mathématiques. Mais à la différence de la géométrie, il n'existait pas
23 Un exemple d'existence de point limite est la propriété de BOLZANO-WEIERSTRASS
déjà rencontrée : toute suite bornée dans R possède une sous-suite convergente.
278 CHAPITRE 5. LES RÉELS : MESURES, ÉCRITURES OU.. .

alors de véritable axiomatique des nombres réels. Néanmoins, la plupart des


propriétés de ceux-ci avaient déjà été clairement énoncées. La découverte la
plus importante de cette époque fut la complétude.
Notons que c'est pour résoudre des questions mathématiques particu-
lières (concernant les séries trigonométriques24), que CANTOR développe sa
théorie abstraite des nombres réels. Quant à la motivation de DEDEKIND, elle
est d'ordre pédagogique. Il se demande comment enseigner rigoureusement
l'analyse infinitésimale. CANTOR et DEDEKIND, comme BOLZANO avant eux,
refusent tout recours à des arguments de type géométrique ou physique pour
fonder l'analyse. Leur souci est bien de se débarrasser de toute intuition pour
la rédaction des démonstrations d'analyse. Par contre, bien sûr, pour leurs
choix de construction des réels, ils n'auraient pas pu se passer de l'intuition.
DEDEKIND précise d'ailleurs bien dans son exposé qu'il cherche à proposer
une définition des réels qui soit en accord avec l'idée que l'on se fait d'une
droite.

5.6.3 Des intuitions aux axiomes, en passant par les déci-


maux

On perçoit, dans les textes des mathématiciens cités dans ce chapitre


et le précédent, deux préoccupations à propos des réels et des points d'une
droite : d'une part, arriver à exprimer ce que sont ces objets et les relations
qu'ils ont entre eux, en accord avec l'intuition, d'autre part, parvenir à écrire
des démonstrations rigoureuses.
Les deux chapitres commencent par faire surgir les intuitions que l'on
a sur la droite ou les réels et se terminent en en donnant une "définition"
axiomatique. Notons que dans le cas des réels, cette théorie n'est pas la
seule que nous avons donnée : nous avons vu qu'on pouvait, par exemple,
définir les réels par leur représentation décimale. Or cette représentation est
importante puisqu'elle donne une prise sur les réels, elle montre des façons de
les manipuler, de créer des relations entre eux d'une manière bien différente
de ce que donne la représentation géométrique ou l'axiomatique abstraite
de I . De plus, elle leur donne un nom à chacun (potentiellement, car ce
nom peut être infini). Et pourtant, d'une part, on peut montrer25 que cette
définition (des réels et des relations sur les réels) par les écritures suffit à
démontrer que R a la structure voulue, d'autre part, on pourrait tirer la
représentation décimale de la théorie axiomatique des réels.

24 Cf. à ce propos BELNA [6].


25 Cf. LELONG-FERRAND [53] .
5.6. TOUR D'HORIZON SUR LES RÉELS ET LES POINTS... 279

5.6.4 L'existence en mathématiques


Au niveau des fondements mathématiques, l'existence a peu à peu changé
de signification. D'exister au sens ontologique du terme, nous sommes passés
à un verbe signifiant "ne pas entraîner de contradiction". À ce propos,
GILLES GODEFROY [44] écrit :

En effet, un concept mathématique nouveau apparaît d'abord comme une chi-


mère. Cependant, s'il répond à un besoin et qu'il est susceptible d'une formalisation
cohérente, il est à plus ou moins long terme intégré (en dépit de la routine et des
interdits) au corps des mathématiques, et scientifiquement parlant la question est
réglée.

Au chapitre 3, le concept de point à l'infini était d'abord assez flou.


Comme son apport semblait valoir le coup, on a tenté de le préciser. Or on
peut montrer que l'existence de points à l'infini n'entraîne pas de contradic-
tion (du moins si la géométrie euclidienne n'en entraîne pas). On se permet
alors de postuler leur existence.
Le parcours est similaire pour les réels. Ceux-ci sont d'abord utilisés
intuitivement et s'intègrent sans heurt au reste des mathématiques. Puis
BOLZANO met en évidence l'existence d'une limite pour une suite de CAu-
CHY. Comme on parvient à prouver que cette existence n'entraîne pas (plus)
de contradiction (que celle de l'ensemble N), on se permet de la postuler.
Remarquons que la non-contradiction a toujours été une condition néces-
saire d'existence en mathématiques : on prouve par l'absurde que tel ou telle
chose ne peut pas exister. Elle est devenue, au niveau des fondements, une
condition suffisante : si l'existence d'un objet n'entraîne pas de contradiction,
on peut décider de postuler son existence.
Chapitre 6

L'infini accepté

...pour former la notion de l'infini absolu, il faudrait


allier ces deux idées, qu'une suite d'augmentations ne
peut avoir aucune fin, et que pourtant cette augmen-
tation peut parvenir à son comble.
GERD IL

6.1 Les naturels


Au chapitre précédent, nous avons donné la définition de R par les cou-
pures de DEDEKIND. Il s'agit d'une construction des réels à partir des ra-
tionnels. Cette réflexion sur la définition des réels a naturellement amené
DEDEKIND à s'interroger sur la définition des rationnels et des naturels.
Donnons une idée de la façon dont on peut définir les rationnels à
partir des entiers. Intuitivement, on identifie les rationnels aux quotients
d'un entier par un entier non nul. Rigoureusement, on considère les classes
d'équivalence de couples d'entiers (n, m) où m 0 0 pour la relation d'équi-
valence ,.-' définie par

(n, m) ^~ (n', ln') si n • m' = m • n'.

Le rationnel noté 7-7-k est donc l'ensemble des couples équivalents à (m, n).
Puis on définit les opérations sur ces classes pour qu'elles correspondent
à leurs interprétations intuitives et qu'elles vérifient les propriétés que l'on
attend. Par exemple, puisqu'on veut que
m p m•p
. =
n q n•q
282 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ

on définit l'opération * sur les couples d'entiers à partir de la multiplication


dans les entiers, de la façon suivante :

(rn, n) * (P, g) = (In • Pi n • q).


Ensuite, le produit de deux rationnels .7L7' et 2 c'est-à-dire de deux classes
d'équivalence est la classe d'équivalence du couple

(m, n) * (p, q) = (m • p, n • q),

où (m, n) et (p, q) sont des couples représentant respectivement nn et 27 .


Il faut encore vérifier que cette opération est bien définie, c'est-à-dire que
si on choisit d'autres couples (m', n') et (p', q') pour représenter nn et
l'opération * donnera lieu à un couple équivalent à (m • p, n • q). Or comme

n • m' = m • n'

et
P • q = • 1) •
on a
t l
mi • pl • n • q = n • q • m • p,
et donc
(rn' • Pi n' • 4") = (ni • P, n • q).
De même, on peut définir les entiers à partir des naturels. Intuitivement,
on identifie les entiers aux différences de deux naturels. Rigoureusement, on
considère les classes d'équivalence de couples d'entiers (n, m) pour la relation
d'équivalence définie par

(n, m) ^ (n', m') si n = m n'.

Puis on définit les opérations sur ces classes.


Reste alors à définir les naturels. Comment définir ces nombres que tout
la monde manipule depuis l'enfance et qui apparaissent comme les plus
simples ? S'il faut les construire, à partir de quel matériau pouvons-nous
le faire ? Difficile de trouver plus élémentaire qu'un nombre naturel !
Cependant, tout comme li peut être défini axiomatiquement, c'est-à-
dire par une description de ses propriétés plutôt que par une construction,
de même l'ensemble N peut être défini axiomatiquement. C'est ce que nous
allons faire en proposant une définition proche de celle de DEDEKIND [22].
Le caractère non contradictoire de la définition que nous allons exposer sera
discuté en fin de section.
6.1. LES NATURELS 283

Pour décrire N, il nous faut savoir quelles propriétés interviennent dans


les argumentations qui se rapportent à cet ensemble. Mais il en va de N
comme de R : certaines propriétés méritent plus d'attention que d'autres.
Ainsi par exemple le fait de toujours pouvoir diviser un réel par un réel non
nul (lié notamment à l'existence d'un symétrique pour la multiplication)
mérite moins que l'on s'y arrête que la complétude. Pour N, la propriété qui
demande le plus d'attention est la propriété de récurrence.

6.1.1 Le raisonnement par récurrence


Un, deux, trois, quatre, etc., cette suite ne s'arrête jamais. Cela veut dire
que, aussi loin que nous ayons compté, nous pouvons toujours compter plus
loin. Notre système de numération ne tombe jamais en panne.
Pratiquement toutefois, pour compter jusqu'à des nombres très grands,
il faut beaucoup de temps. Nous nous arrêtons toujours quelque part. Y
a-t-il dans l'atelier des mathématiques un instrument qui nous permette de
dépasser tous les nombres que nos pauvres comptages peuvent atteindre ?
Pouvons-nous par quelque coup de baguette mathématique atteindre tous
les nombres naturels sans avoir à les compter ? Oui, et la baguette c'est le
principe de récurrence.
Nous l'avons utilisé à plusieurs reprises au chapitre 1 (voir pages 14 et
60). Voici en quoi il consiste : pour démontrer qu'une propriété P(n) est
vraie quel que soit n E N, on s'assure qu'elle est vérifiée pour n = 0, et
que, si elle l'est pour un naturel n quelconque, elle l'est aussi pour n 1.
Dans le contexte des suites, si une propriété est vraie pour le premier terme
d'une suite, et si elle se transmet de chaque terme au suivant, alors elle se
transmet à toute la suite.
Voici deux problèmes. Appellent-ils un raisonnement par récur-
rence ?
A. Les nombres triangulaires. Considérons, comme le montre la
figure 1, un gros point noir, puis trois points assemblés en triangle, puis
six points formant un plus grand triangle, et ainsi de suite. Les nombres de
points obtenus ainsi successivement sont appelés nombres triangulaires. La
figure 1 montre les 5 premiers. On demande quel est le dix-millième.
B. La tour de Hanoï. Le jeu de la tour de Hanoï est représenté à
la figure 2 en plan et en élévation. Il comporte un support sur lequel sont
plantées trois tiges, A, B et C. Sur ces trois tiges peuvent être enfilés quatre
disques, qui sont représentés ici comme ils le sont au début du jeu, placés
sur la tige A. Les disques sont de diamètres décroissants, et chaque disque
284 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ

ne peut être placé que sur un autre qui ait un diamètre supérieur. De plus,
on doit déplacer les disques un par un.
Il faut transporter tous les disques de A sur B ou C de façon à les
retrouver à la fin dans l'ordre de départ. Peut-on réaliser ce qui est demandé ?
Et s'il y avait 64 disques?


• • •

• • • • • •
• • • • • • • • • •
• • • • • • • • • • • • • • •

Fig. 1

A B C

a b
Fig. 2

Examinons d'abord les nombres triangulaires. Les quelques sommes que


voici sont faciles à calculer :

1 + 2 = 3,
1+2+3 = 6,
1+2+3+4 = 10,
1+2+3+4+5 = 15.

La somme des 5 premiers nombres naturels vaut 15. La somme des six pre-
miers vaut donc 21. Que vaut la somme des 10 000 premiers ? Il faudrait
longtemps pour y arriver en ajoutant un terme à la fois.
Mais il y a une façon plus expéditive. Elle consiste à écrire la somme
deux fois, une fois dans l'ordre direct, et l'autre fois en-dessous et dans
l'ordre inverse, comme ceci :
1 +2 +3 + ... +9 998 +9 999 +10 000
10 000 +9 999 +9 998 + ... +3 +2 +1
6.1. LES NATURELS 285

Si nous exécutons cette double somme, nous aurons deux fois le résultat
souhaité. Or la somme de deux termes situés l'un en-dessous de l'autre fait
invariablement 10 001. Comme il y 10 000 termes au total, la double somme
vaut
10 000 x 10 001,

et la somme simple que nous cherchons vaut

10 000 x 10 001
= 50 005 000.
2
Bien entendu, nous n'avons pas écrit tous les termes des sommes en question.
Nous avons remplacé la plupart d'entre eux par trois petits points. Mais ce
que cachent ces points nous est bien connu : nous saisissons la loi d'évolution
des termes. Nous ramenons le tout à une somme répétée, pour laquelle nous
avons une formule compacte, puisqu'une somme répétée correspond à une
multiplication. C'est donc la régularité de cet immense objet, la connaissance
et la maîtrise de sa structure qui nous permettent d'arriver au résultat avec
une grande économie de pensée.
Au niveau de la représentation, on arrive à un raisonnement semblable
en ajoutant au triangle de points un triangle identique présenté "sur sa
pointe", de façon à former un rectangle. La figure 3 représente ce rectangle
pour n = 5.

0 0 0 0 0
• 0 0 0 0
• • 0 0 0
• • • 0 0
• • • • 0
• • • • •

Fig. 3

Au stade suivant, nous nous disons que ce qui va pour 10 000 va pour n,
quel que soit n. Nous remplaçons les deux sommes ci-avant par la formule
plus générale
1 +2 +3 .+ +(n — 2) +(n — 1) +n
n +(n — 1) +(n — 2) + ... +3 +2 +1
Nous observons comme avant que la somme de deux termes situés l'un en
dessous de l'autre vaut n + 1, que la somme totale vaut par conséquent
286 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ

n(n + 1) et que la somme cherchée s'écrit


n(n + 1)
2
Nous avons là une formule générale qui nous donne, quel que soit le nombre
naturel n, la somme des nombres consécutifs depuis 1 jusque n, c'est-à-dire
le e nombre triangulaire.

Le problème de la tour de Hanoï pour quatre disques est assez simple.


Avant d'en donner la solution détaillée, considérons d'abord le problème
des 64 disques. Celui-ci est nettement plus complexe. A-t-il seulement une
solution ? Schématiser les différents déplacements n'est pas évident, vu la
taille de la tour.
Alors, dans un premier temps, simplifions le problème en ne considérant
que cinq disques. Là, ça devrait aller. Nous pouvons, par une suite d'opéra-
tions connues — du moins, si nous supposons connue la solution du problème
des quatre disques —, déplacer les quatre disques supérieurs sur la tige B.
Il reste alors à déplacer le cinquième disque de A vers C, puis la tour de
quatre disques de B vers C par la suite d'opérations déjà évoquée. Cette
décomposition du problème permet en plus de voir que s'il faut m opérations
pour déplacer quatre disques, il en faudra 2m + 1 pour cinq disques.
Le même raisonnement permet de voir que le problème est soluble pour
six disques, pour sept, pour huit, ..., pour 64, et même pour n'importe quel
nombre de disques.
Cette façon de décomposer le problème permet aussi d'exposer simple-
ment la solution du problème des quatre disques. Il suffit de déplacer d'abord
la tour constituée des trois disques supérieurs vers B (figure 4b), puis le qua-
trième disque vers C (figure 4c), et enfin la tour des trois cliques de B vers C
(figure 4d). Le problème des quatre disques est donc ramené à un problème
de trois disques. Voyons maintenant comment résoudre celui-ci. Ce problème
est suffisamment simple pour ne pas être réduit à son tour. Sa solution est
présentée à la figure 5.
Il faut une opération pour déplacer une tour d'un disque, trois pour deux
disques, sept pour trois disques, 15 pour quatre disques, ... On perçoit que,
pour n disques, il faut 2n — 1 opérations. Mais comment démontrer cette
formule ? Si pour n disques il faut un opérations, alors pour n + 1 disques
il en faut 2u, + 1. Donc, si la formule un = 271 — 1 est exacte pour n, alors
on a
un+1 = 2un + 1 = 2(2n — 1) + 1 = 2n+1 —1,
et la formule est vraie aussi pour n + 1.
6.1. LES NATURELS 287

Fig. .4

Les deux problèmes étudiés concernent les nombres naturels. Nous n'a-
vons utilisé le principe de récurrence que dans la solution du deuxième. Re-
marquons pourtant que ce principe permet également de prouver la formule
donnant le ne nombre triangulaire. En effet, le (n + 1)e nombre triangulaire
un+1 est lié au précédent un par

un+i = un + n + 1. (6.1)

Or la formule un = n(n+1)
2
est vérifiée pour n = 1. Et si elle est vraie pour
un n quelconque, alors le (n + i)e nombre triangulaire s'écrit

n(n 1) (n + 1) (n + 2)
un+i = un + n + 1 = +n+1=
2 2
et on retrouve la formule pour n+1. La formule un = n(21) est donc vérifiée
quel que soit n.
Il est assez curieux de pouvoir résoudre ce problème avec ou sans le
principe de récurrence. La solution qui utilise ce principe se base sur la suite
des nombres triangulaires définie par la formule (6.1). Ce type de formule
s'appelle formule de récurrence. La première solution utilise une définition
"explicite" du terme général de cette suite, à savoir Er_ i i. Mais justement
si l'on essaie de définir la notation E21:=1 ai remplaçant l'écriture a1 + a2 +
a3 + + an , où les trois points peuvent sembler gênants, on en arrive à
une définition par récurrence du type

= (E7-1 ai) + an+i •

On voit que le principe de récurrence est en fin de compte incontournable


si l'on veut démontrer des propositions portant sur tous les naturels, même
288 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ

a b

I
c d

ril-i
e f

g h

Fig. 5

si sa présence n'est parfois qu'implicite. Aussi fait-il partie de la définition


des naturels, que l'on doit à R. DEDEKIND [22] et à G. PEANO [62], et que
nous donnons partiellement à la section 6.1.2 en termes modernes.

6.1.2 La définition de Peano


Voici la définition de l'ensemble des naturels. Les propriétés (I), (II) et
(III) sont appelées axiomes de PEANO.

Définition. L'ensemble des naturels, noté N, est déterminé par un de ses


éléments noté 0 et appelé premier élément de N et une application
S : N —> N, n i----> S (n)
tels que
(I) 0 ne possède pas d'image inverse par S ;
(II) tout autre élément de N possède une et une seule image inverse
par S ;
(III) si un sous-ensemble M de N d'une part contient 0, et d'autre part
contient S(n) dès qu'il contient n, alors M = N.
6.1. LES NATURELS 289

Voici une autre manière, équivalente, de présenter la définition de N, qui


fait encore plus apparaître son côté axiomatique .

Définition. N, 0 et S sont trois termes primitifs satisfaisant aux propriétés


suivantes (les axiomes)
(I') N est un ensemble ;
(II') 0 E N;
(III') S est une application de N dans N;
(I) 0 ne possède pas d'image inverse par S;
(II) tout autre élément de N possède une et une seule image inverse
par S;
(III) si un sous-ensemble M de N d'une part contient 0, et d'autre part
contient S (n) dès qu'il contient n, alors M = N.
Dans ce cas, N est appelé l'ensemble des naturels
Les axiomes (I'), (II') et (III') ont été exprimés dans la première défini-
tion par "l'ensemble des naturels est déterminé par un de ses éléments noté
0 et une application S : N —> N, n S(n)". Les trois derniers axiomes
sont communs aux deux définitions.
Ces définitions donnent une représentation de N sous forme de chaîne
infinie, débutant en un élément, noté O. Mais l'ensemble des naturels n'est
pas le seul à pouvoir être représenté de cette façon. L'ensemble
1111
— 1,2,3,4
P={
P

par exemple, vérifie aussi les axiomes de PEANO, si l'on prend comme pre-
mier élément 1 et comme application celle définie par S(,1 2) = ±7 1 . Pour
distinguer N des autres ensembles vérifiant ces axiomes, et pour conférer aux
naturels, outre leur utilité dans le dénombrement, un caractère opératoire,
DEDEKIND et PEANO ont défini, en se basant sur la définition axiomatique de
N, les opérations habituelles (addition, multiplication) et l'ordre en concor-
dance avec nos intuitions. Nous ne donnerons pas ces définitions dans le
cadre de cet ouvrage'.
L'axiome (III) est le plus puissant des axiomes définissant N. On l'ap-
pelle l'axiome de récurrence. Il permet de justifier les raisonnements par
récurrence que nous avons faits au chapitre 1 et au début de ce chapitre-ci.
1 Cf. E. LANDAU [51].
290 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ

Explicitons cela en considérant une propriété P(n) telle que P(0) est vrai et
telle que si P(n) est vrai, alors P(n +1) l'est aussi. Formons alors l'ensemble
P des naturels n tel que P(n) est vrai. On a alors 0 E P et si n E P, alors
n + 1 E P. Donc P = N, ce qui signifie que P(n) est vrai quel que soit n E N.
L'axiome (III) intervient aussi lorsque l'on définit une suite par récur-
rence, c'est-à-dire lorsque l'on donne son premier terme u0 et la manière de
trouver le terme un+1 à partir du terme précédent un . L'axiome de récurrence
permet de s'assurer qu'une suite ainsi présentée est bien définie, c'est-à-dire
que ses termes sont définis pour tous les indices (c'est-à-dire pour tous les
naturels, éventuellement non nuls).
La suite des nombres triangulaires, par exemple, peut être donnée par
récurrence par
{ u1 = 1,
un+1 = un + n + 1,
ou, comme nous l'avons vu à la section 6.1.1, explicitement par

n • (n + 1)
un = .
2
Pour bien comprendre l'utilité des axiomes (I), (II) et (III), cherchons
des représentations satisfaisant à certains d'entre eux, mais non à tous, en
nous plaçant dans un cadre de triplets (P, a, S) satisfaisant déjà à (I'), (II')
et (III').
Les axiomes (I), (II) et (III) sont-ils illustrés de manière fidèle
par le graphe de la figure 6, si on note 0 = a ?
a

• «

Fig. 6

Cherchez le plus de graphes possible qui satisfassent à certains


de ces axiomes, mais non à tous.
Le graphe de la figure 6 représente un triplet (P, a, S) composé d'un en-
semble P, d'un de ses éléments a et d'une application S de P dans P vérifiant
les axiomes (II) et (III), mais non le (I). Nous dirons plus simplement que
le graphe de la figure 6 vérifie (II) et (III), mais non (I).
Les graphes des figures 7 et 8 vérifient (I) et (III), mais non (II).
6.1. LES NATURELS 291

Les graphes des figures 9 et 10 vérifient (I) et (II), mais non (III).
La figure 11 vérifie les trois axiomes.
La figure 12 ne vérifie que le (I).
La figure 13 ne vérifie que le (II).
La figure 14 ne vérifie aucun des axiomes (I), (II) et (III).
Aux figures 15 et 16, l'ensemble des flèches ne représente pas une appli-
cation.

Fig. 7

Fig. 8
a

Fig. 9

a•

Fig. 10
a

Fig. 11
292 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ

Fig. 12

Fig. 13

Fig. 1.4

Fig. 15

Fig. 16
6.1. LES NATURELS 293

6.1.3 Indépendance des axiomes de Peano


Les constatations précédentes nous permettent de répondre à une pre-
mière question : les trois axiomes sont-ils indépendants ou, au contraire,
pourrions-nous déduire l'un d'eux des autres?
Les graphes des figures 6, 7 et 10, par exemple, "montrent" (au sens
propre du terme) qu'ils sont indépendants, puisqu'ils donnent des "images"
de triplets vérifiant deux des axiomes seulement. Mais ces dessins suffisent-
ils à le démontrer? Certains d'entre eux comportent des points de suspen-
sion. Si l'on peut aisément imaginer la traduction formelle des points et des
flèches, on peut se demander ce que représentent formellement ces points de
suspension.
Essayons de traduire en termes mathématiques l'idée qui se cache dans
ces dessins. Nous pouvons remplacer les graphes des figures 6, 7 et 10 res-
pectivement par
(6) P = {0,1,2,3,4,5} C N
a=0
S : P —+ P : { S(x) = x +1 si x E {0,1,2,3,4}
S(5) = 0
(7) P = {0,1,2,3,4} c N
a=0
f S(x)= x +1 six E {0,1,2,3}
S : P —+ P :
j S(4) =1
(10) P = N
a=3
{ S(x)= x +1 si x E N\{2}
S : P —+ P :
S(2) = 0
Nous avons ainsi construit dans N des triplets (P, a, S) vérifiant exac-
tement deux des axiomes. Pour cela, nous supposons que N "existe", c'est-
à-dire que les trois axiomes sont non contradictoires. Autrement dit, nous
avons prouvé que, dans le cadre des triplets satisfaisant aux axiomes (I'),
(II') et (III'), si les trois axiomes (I), (II) et (III) ne sont pas contradictoires,
alors ils sont indépendants ; dans ce cas, cela signifie qu'ils sont tous utiles,
qu'aucun n'est superflu.
Nous verrons à la section 6.1.5 qu'il y a de bonnes raisons de croire que
ces trois axiomes ne sont pas contradictoires.

6.1.4 Nier plusieurs axiomes


Les graphes des figures 12 et 13 vérifient chacun un seul des trois axio-
mes, respectivement (I) et (II). D'où la question : peut-on construire un
294 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ

triplet (P, a, S) vérifiant l'axiome (III) et ne vérifiant pas (I) et (II) ?


Quelques essais infructueux nous amènent à penser que c'est impos-
sible. En effet, l'axiome (III) nous assure que P ne contient rien d'autre
que l'élément a et ses "suivants". D'autre part, la négation de l'axiome (I)
nous dit que a possède un prédécesseur. Quelle image peut-on associer à
cela, si ce n'est celle d'une boucle du type du graphe de la figure 6 ? Mais
dans ce cas, l'axiome (II) est également vérifié.
On éprouve à nouveau le besoin de formaliser ce raisonnement : la rigueur
est imposée par le contexte même du problème, à savoir, les fondements de
l'arithmétique. Il ne s'agit pas ici de se convaincre d'une "vérité" portant
sur un objet, mais de mettre en évidence les liens de déduction logique
qui existent entre des propositions. Même si les idées intuitives basées sur
les graphes à flèches sont utiles, elles ne suffisent pas à nous assurer de
l'impossibilité de trouver un modèle, c'est-à-dire un triplet (P, a, S), vérifiant
l'axiome (III) sans vérifier les deux autres.
Dire que les seuls graphes vérifiant (III) et —,(I) (la négation de (I)) sont
en forme de boucle signifie qu'en appliquant S à l'élément a de façon réitérée,
on retombera, après un certain nombre de fois, sur a. Pour formaliser des
expressions telles que "de façon réitérée" ou "un certain nombre de fois",
nous avons besoin des naturels. Donnons-nous donc un triplet vérifiant les
axiomes de PEANO et que nous noterons (N, 0, +1), où +1 désigne donc une
application. Nous supposons définies sur N l'addition et l'ordre vérifiant les
propriétés habituelles, de sorte que nous puissions utiliser nos connaissances
sur cet ensemble. Nous utiliserons aussi le fait que N est bien ordonné.

Définition. On dit d'un ensemble E qu'il est bien ordonné si toute partie
non vide de E admet un plus petit élément.

Considérons maintenant un triplet (P, a, S) qui vérifie les axiomes (III)


et —,(I) : P est un ensemble comprenant un élément a et S une application
de P dans P tels que
—,(I) a possède une image inverse par S;
(III) si un sous-ensemble M de P d'une part contient a, et d'autre part
contient S(x) dès qu'il contient x, alors M = P.
Pour exprimer que P ne contient que l'élément a et ses "suivants",
définissons par récurrence l'expression Sn(x) où n E N et x E P :

so(x) =
x,
sni-i(x) = s(sn(x )) si n e N.
{ ,
Quel que soit n E N, Sn(a) est bien défini et appartient à P. En effet,
6.1. LES NATURELS 295

l'ensemble
{n E NISn(a) E
inclus dans N, d'une part contient 0 et d'autre part contient n 1 dès qu'il
contient n, donc cet ensemble est exactement N.
Montrons maintenant que P ne contient pas d'autres éléments que les
Sn(a).

Proposition. P = {Sn(a)In E N}.


Démonstration. Soit l'ensemble M contenant a et tous ses suivants :
M = {Sn(a)in E N}.
Cet ensemble contient a. En outre, si un élément x appartient à M, c'est
qu'il s'écrit x = Sn(a). Il est donc un élément de P. Son image par S s'écrit
alors
S(x) = S(Sn(a)) = Sn+1 (a)
et appartient à M. Par l'axiome (III), on déduit que M = P. •
De cette proposition et de l'axiome nous allons déduire que le
graphe correspondant à P est une "boucle".

Proposition. Il existe un naturel non nul n tel que a = Sn(a).


Démonstration. Par l'axiome il existe b E P tel que S(b) = a. Or par
la première proposition, il existe n E N tel que Sn(a) = b. On obtient alors
Sn+1 (a). S(b) = a avec n + 1 E N*. •

L'ensemble des naturels non nuls n tels que a = Sn(a) est un sous-
ensemble de N. Celui-ci étant bien ordonné, tout sous-ensemble possède un
plus petit élément. Notons N le plus petit naturel non nul tel que SN(a) = a.
Dans la démonstration de la proposition suivante, nous utiliserons le fait
que, quels que soient les naturels p et q et l'élément x de P, SP+q(x) =
SP(Sq(x)) = Sq(SP(x)). Cela se prouve par récurrence sur q.
Proposition. Quel que soit l'élément x de P, il existe un naturel r < N
tel que a = Sr(x).
Démonstration. Soit x E P. Par la première proposition, il existe un naturel
n tel que x = Sn(a). Notons s le plus petit n vérifiant cette propriété.
Montrons que s < N. Supposons pour cela que s > N. On pourrait alors
écrire s = N + s' avec s' E N* et s' < s, puis
x = Sn(a) = Ss1 (SN (a)) = Ss' (a),
296 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ

ce qui contredirait l'hypothèse que s est le plus petit.


On peut donc écrire N = s + r, avec r E N. D'où
a = SN (a) = Sr (Ss(a)) = Sr (x). •

Proposition. L'application S est bijective sur P \ {a}.

Démonstration. L'application S est surjective puisque tout élément de P


peut s'écrire Sn (a) = S (Sn-1(a)) avec n E N* et Sn-1(a) E P. D'autre part
considérons des éléments c, d, e de P tels que
c = S(d)= S(e).
La première proposition donne p et q tels que d = SP(a) et e = Sq(a). On
peut supposer sans perte de généralité que p < q et écrire q = p + n avec
n E N. On a alors
c = S (d) = S (SP (a)) = SP+1 (a), (6.2)
c = S(e) = S (Sq (a)) = Sq+1 (a) = Sn+P+1 (a) = Sn (SP+1 (a)),
et grâce à (6.2)
c = Sn(c).
Et puisque la proposition précédente nous donne un naturel r tel que
a = Sr(c),
on a
Sn(a) = Sn(Sr(c)) = Sr(Sn(c)) = Sr(c) = a.
Et donc
e = S9 (a) = SP+n(a) = SP(Sn(a)) = SP(a) = d. •
Cette dernière proposition achève la démonstration du fait que si un
triplet (P, a, S) vérifie les axiomes (III) et --,(I), alors il vérifie aussi (II)...
du moins si la définition de N ne contient pas de contradiction.
Le fait que les axiomes (III) et -,(I), pris ensemble, entraînent l'axiome
(II) (dans le cadre des triplets vérifiant les axiomes (I'), (II') et (III')) pour-
rait donner l'illusion que les axiomes de PEANO ne sont pas indépendants.
Nous avons vu qu'il n'en est rien. Si l'on représente sous forme de trois dia-
grammes les ensembles vérifiant respectivement les axiomes (I), (II) et (III),
comme à la figure 17, l'indépendance des axiomes revient à demander que les
plages Al2, A13 et A23 ne soient pas vides. Ce que nous venons de montrer,
à savoir qu'aucun ensemble ne vérifie à la fois -,(I), --,(II) et (III), revient à
dire que la plage A3 est vide. Le fait que trois axiomes soient indépendants
n'implique donc nullement que leurs négations soient indépendantes !
6.1. LES NATURELS 297

II III

Fig. 17

6.1.5 Les naturels existent-ils?


Au chapitre 5, l'axiomatique des réels postulait l'existence d'un ensemble
R satisfaisant à certaines propriétés. La cohérence de cette axiomatique était
soutenue par la connaissance d'une construction de R à partir de Q. Le
problème de la cohérence des axiomes sur R revenait ainsi à celui de l'exis-
tence de Q.
Nous avons suggéré au début de ce chapitre une construction de Q à
partir de N. Une telle construction devrait nous assurer que l'existence de
Q ne dépend que de celle de N.
La définition axiomatique de N postule l'existence d'un ensemble véri-
fiant les axiomes de PEANO. Si ceux-ci reflètent bien les idées que nous avons
des naturels, cela n'implique pas pour autant l'existence (mathématique) de
cet ensemble. Pourrait-on construire l'ensemble des naturels ? Si oui, à partir
de quoi ? Et en supposant qu'on arrive à les construire à partir de quelque
chose, alors à partir de quoi pourrait-on construire ce quelque chose ?
Ceci nous amène tout au début des fondements des mathématiques :
il faudra bien partir de quelque chose, se donner des "objets" non définis,
mais dont on suppose l'existence. Ces objets, ce sont des ensembles. Toutes
les mathématiques sont fondées sur cette notion primitive, régie par des
axiomes utilisant la relation primitive E. Au départ donc, une théorie axio-
matique, appelée théorie des ensembles ZF. Elle fut d'abord développée par
G. CANTOR à la fin du dix-neuvième siècle, puis améliorée et formalisée
par E. ZERMELO et A. FRAENKEL — d'où les initiales ZF — au début du
vingtième siècle. Voici deux axiomes, à titre d'exemples, de la théorie ZF :

axiome de l'ensemble vide : 3x Vy [-'(y E x)]


298 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ

axiome de l'ensemble infini : 3x [0 E x et Vy (y Ex-yU {y} E x)].

Le premier assure l'existence de l'ensemble vide. Cet ensemble est noté 0


dans le deuxième axiome. Celui-ci fait aussi intervenir la réunion de deux en-
sembles, notée U, et dont l'existence est assurée par un axiome intermédiaire.
L'axiome de l'ensemble infini assure l'existence d'un ensemble comprenant
l'ensemble vide 0, mais aussi 0U{0} = {0}, et encore {0} U {{0}} {0, {0}},
et ainsi de suite. On prend alors

0 =-- 0,

et

S(y) = Y u fYl.

On aura alors

0 0,
1 = S(0) = 0 U {0} = {0} = {0}
2 = S(1) = 1U {1} = {0} U {1}= {0,1} = {0, {0}}
3 = S(2) = 2 U {2} = {0, i} u {2} = {0,1, 2} = {0, {0}, {0, {0}}}

n + 1 = n U {n} = {0,1,2,3,...,n}

et on peut montrer en utilisant éventuellement d'autres axiomes de ZF que


l'ensemble de ces éléments vérifie les axiomes de PEANO. C'est construire N
à partir de bien peu de chose, à savoir l'ensemble vide, mais si le but est de
fonder les mathématiques, on a intérêt à limiter les demandes d'existence.
Comme apparemment l'ensemble vide suffit, on s'en contente.
On peut alors démontrer que la cohérence de l'axiomatique de PEANO —
on parle aussi de consistance de l'arithmétique — peut se déduire de celle de
la théorie axiomatique des ensembles.
Terminons en remarquant qu'il a été prouvé que la consistance de la
théorie des ensembles ZF est indémontrable : il est impossible de démontrer
qu'elle n'est pas contradictoire. Néanmoins, on n'y a bien sûr jamais trouvé
de contradiction, et la très grande majorité des mathématiciens font comme
si elle était consistante.
6.2. DIFFÉRENTES INFINITÉS 299

6.2 Différentes infinités


6.2.1 Le tout est-il plus grand que la partie ?

Le sens commun nous assure que "le tout est plus grand que la partie".
Cette "vérité" est d'ailleurs énoncée2 par EUCLIDE au début des Éléments
[35], aux alentours de 300 av. J.-C. EUCLIDE l'utilise dans ses Éléments [35].
Pourtant lorsque le tout est infini, un sérieux doute apparaît, comme en
témoigne GALILÉE dans ses Discours et démonstrations concernant deux
sciences nouvelles, paru en 1638 [40], ouvrage dont nous avons déjà cité de
longs passages au chapitre 4.

SALVIATI. C'est bien là une des difficultés qui surgissent quand nous discutons, avec
notre esprit fini, des choses infinies, et leur attribuons les épithètes que nous utilisons
pour les choses finies et limitées ; ce qui, à mon avis, est incorrect, car j'estime que
des épithètes comme "plus grand" , "plus petit" et "égal" ne conviennent pas aux
grandeurs infinies, dont il est impossible de dire que l'une est plus grande, plus
petite ou égale à une autre. Mais voici pour le prouver un raisonnement qui me
revient à l'esprit ; pour plus de clarté je vais l'exposer en interrogeant le seigneur
Simplicio, qui a formulé la difficulté. Vous savez parfaitement, je suppose, quels
nombres sont carrés et quels nombres ne le sont pas.
SIMPLICIO. Je sais parfaitement qu'un nombre carré provient de la multiplica-
tion d'un autre nombre par lui-même ; ainsi quatre, neuf, etc., sont des nombres
carrés résultant de la multiplication de deux, trois, etc. par eux-mêmes.
SALV. Fort bien ; et vous savez aussi que comme les produits sont appelés
carrés, les facteurs, c'est-à-dire les termes que l'on multiplie, sont appelés côtés ou
racines ; quant aux autres nombres qui ne proviennent pas de nombres multipliés
par eux-mêmes, ce ne sont pas des carrés. Par conséquent si je dis que les nombres
pris dans leur totalité, en incluant les carrés et les non-carrés, sont plus nombreux
que les carrés seuls, j'énoncerai, n'est-ce pas, une proposition vraie ?
SIMPL. Très certainement.
SALV. Si je demande maintenant combien il y a de nombres carrés, on peut
répondre, sans se tromper, qu'il y en a autant que de racines correspondantes,
attendu que tout carré a sa racine et toute racine son carré, qu'un carré n'a pas
plus d'une racine, et une racine pas plus d'un carré.
SIMPL. Exactement.
SALV. Mais si je demande combien il y a de racines, on ne peut nier qu'il y en
a autant que de nombres, puisque tout nombre est la racine de quelque carré ; cela
étant, il faudra donc dire qu'il y autant de nombres carrés qu'il y a de nombres, puis-
qu'il y a autant de racines, et que les racines représentent l'ensemble des nombres ;
et pourtant nous disions au début qu'il y a beaucoup plus de nombres que de carrés,
étant donné que la plus grande partie des nombres ne sont pas des carrés. A quoi

211 se peut que l'énoncé explicite du principe, tel qu'il figure au début des Éléments,
soit une addition due à PROCLUS (cinquième siècle apr. J.-C.)
300 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ

s'ajoute le fait que la proportion des carrés diminue toujours davantage quand on
passe à des nombres plus élevés ; si en effet jusqu'à cent il existe dix carrés, c'est-à-
dire la dixième partie de tous les nombres, jusqu'à dix mille un centième seulement
des nombres sont des carrés, et jusqu'à un million la millième partie seulement ;
pourtant, dans un nombre infiniment grand, il faudrait admettre que les carrés
sont aussi nombreux que tous les nombres pris ensemble.
SAGREDO. Qu'en conclure dans ces conditions ?
SALV. A mes yeux la seule issue possible est de dire que l'ensemble des nombres
est infini, que le nombre des carrés est infini, et le nombre de leurs racines pareille-
ment ; que le total des nombres carrés n'est pas inférieur à l'ensemble des nombres,
ni celui-ci supérieur à celui-là [sic], et, finalement, que les attributs "égal", "plus
grand" et "plus petit" n'ont pas de sens pour les quantités infinies, mais seulement
pour les quantités finies.

En résumé, l'ensemble des carrés est strictement inclus dans l'ensemble


des nombres naturels; pourtant on peut établir une bijection entre ces deux
ensembles, comme on le voit en les présentant ainsi :

1 2 3 4 5 6 7 8 9 ...
1 4 9 16 25 36 49 64 81 ...
Face à un
tel constat, GALILÉE conclut "que des épithètes comme "plus grand",
"plus petit" et "égal" ne conviennent pas aux grandeurs infinies, dont il
est impossible de dire que l'une est plus grande, plus petite ou égale à une
au tre" .
Pourtant nous consacrons cette section à la distinction et la comparai-
son d'ensembles infinis du point de vue du "nombre" de leurs éléments. La
plupart des résultats importants sont ici dus à G. CANTOR.

6.2.2 L'hôtel de Hilbert

Dans un monde imaginaire ne différant du nôtre que par ses di-


mensions, il y a une infinité de villes et dans chacune une infinité
d'habitants. Il arrive dans ce monde que les groupes de touristes
comportent une infinité de personnes. Pour les loger, il faut bien
entendu de très grands hôtels.
Un de ces hôtels possède une infinité de chambres qui, comme
dans tout hôtel qui se respecte, sont numérotées.
Un certain soir, elles sont toutes occupées. Un client tardif arrive.
L'employé de l'hôtel se débrouille pour lui donner une chambre.
Comment ?
6.2. DIFFÉRENTES INFINITÉS 301

Le lendemain, l'hôtel étant toujours plein, arrive un car conte-


nant une infinité de personnes. L'employé, tout d'abord débordé,
finit par trouver une solution. En avez-vous une aussi ?

Soient 1, 2, 3, ..., n, les numéros des chambres de l'hôtel. Donc le


premier soir toutes les chambres sont pleines et un nouveau voyageur arrive.
Que faire? On peut libérer la chambre 1 en demandant à son occupant d'aller
dans la chambre 2, puis demander à l'occupant de la chambre 2 d'aller dans
la chambre 3 et ainsi de suite. On satisfait ainsi le nouvel arrivant.
Mais ce faisant, on dérange absolument tous les autres, et le personnel de
l'hôtel doit changer tous les lits. Quelle besogne ! Il y a moyen de déranger
moins de voyageurs en demandant à l'occupant du 1 de se déplacer vers le
10, à celui du 10 d'aller vers le 20, etc. On peut même demander à l'occupant
du 1 d'aller vers la chambre 10, à celui du 10 d'aller vers le 100, à celui du
100 d'aller vers le 1000 et ainsi de suite. Cela fait toujours moins de lits à
refaire. Quoique... cela fait tout de même encore une infinité de lits.
Y aurait-il moyen de ne déplacer qu'un nombre fini de voyageurs? Non
car chaque fois qu'on en déplace un, on en a un autre à recaser, et cela ne
s'arrête jamais. Tant pis. C'est beaucoup de travail, mais il n'y a rien à faire.
De plus, il n'y a pas moyen de minimiser ce travail. Chaque fois que l'on
se donne une stratégie de déplacement des occupants, on peut en trouver
une autre permettant de laisser en place certains occupants (et même une
infinité) qui auraient été déplacés par la première stratégie, et ce sans en
déplacer de nouveaux.
Venons-en maintenant au lendemain. Il n'y a pas de quoi être très op-
timiste, car si c'était déjà un tel branle-bas pour caser un seul voyageur
supplémentaire, que sera-ce pour en caser une infinité ? Et pourtant... C'est
vrai qu'il y a une infinité de nombres pairs. Il devrait donc y avoir moyen de
caser tous les touristes déjà là dans les chambres à numéro pair, et de libérer
ainsi tous les numéros impairs. Par ailleurs, tous les numéros pairs sont déjà
occupés. Comment alors envoyer les voyageurs occupant un numéro impair
vers une chambre à numéro pair ? Cela n'est pas évident. Toutefois, en y
réfléchissant, on s'aperçoit que si on demande à chaque voyageur d'aller oc-
cuper la chambre de numéro double de la sienne, alors chacun trouve une
chambre libre. Chacun occupe une chambre qui vient de se libérer. Bien sûr,
avec cette solution, on dérange à nouveau tout le monde. Mais le résultat
est là. C'est déjà ça.
Ainsi dans un hôtel infini, on peut réaliser ce qui serait impossible dans
un hôtel fini, à savoir loger une personne, et même une infinité de personnes,
302 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ

alors que l'hôtel est déjà complet. La traduction mathématique de ce para-


doxe est que N* est en bijection avec N* \ {1} : à chaque élément de N*
(représentant les chambres occupées avant les déplacements), on peut asso-
cier exactement un élément de N* \ {1} (représentant les chambres occupées
après les déplacements). De même N* est en bijection avec 2N*. Cette possi-
bilité, déjà mentionnée par GALILÉE, de mettre en bijection un ensemble E
et une de ses parties propres (c'est-à-dire différentes de E) est caractéristique
des ensembles infinis. Cette propriété des ensembles infinis a également été
énoncée par BOLZANO, puis CANTOR, avant d'être érigée en définition même
d'ensemble infini par DEDEKIND3.

Définition. On dit qu'un ensemble est infini s'il peut être mis en bijection
avec une de ses parties propres.

L'idée de cet hôtel infini est due à D. HILBERT. Plus récemment, N. YA.
VILENKIN [69] en a donné une version enrichie que nous proposons, quelque
peu aménagée, à la section 6.2.3.

6.2.3 L'hôtel de Vilenkin

Dans l'hôtel infini de la section précédente, arrive un jour une


caravane d'une infinité de cars transportant chacun une infinité
de touristes. Que faire pour les accueillir tous?
Un autre jour arrive une circulaire du Ministère du Tourisme
demandant à chaque hôtel du pays d'établir une liste de toutes
les façons d'occuper les chambres. La première ligne du répertoire
serait par exemple
0 0 0 0 0 ...,
toutes les chambres étant libres. La deuxième serait
1 0 0 0 0 ...,
la première chambre étant occupée, et toutes les autres libres.
L'employé s'est longuement gratté la tête. Quelle méthode a-t-il
pu proposer pour établir cette liste ?
Pour résoudre le premier problème, une première idée serait de transférer
tous les voyageurs déjà hébergés dans les chambres 2, 4, 6, etc., c'est-à-dire
vers tous les numéros multiples de 2. Ensuite, on logerait les occupants du
premier car aux numéros multiples de 3, ceux du deuxième car aux numéros
'Cf. Belna [6].
6.2. DIFFÉRENTES INFINITÉS 303

multiples de 4, et ainsi de suite. Mais cela ne marche pas, car certains mul-
tiples de 3 sont aussi multiples de 2, et tous les multiples de 4 sont multiples
de 2.
Alors envoyons les occupants du premier car sur les multiples de 3 qui
ne sont pas multiples de 2, puis sautons les multiples de 4 et envoyons les
occupants du troisième car sur les multiples de 5 qui ne sont multiples ni
de 2 ni de 3. On continuerait ainsi, en prenant chaque fois les multiples des
nombres premiers.
Bien entendu, il faut s'assurer que les multiples d'un nombre premier qui
ne sont multiples d'aucun des nombres premiers plus petits sont encore en
nombre infini. Mais cela est assez clair, car les puissances successives d'un
nombre premier sont déjà en nombre infini, et elles répondent à la condition
de n'être multiples d'aucun nombre premier inférieur. Pour que la tactique
proposée fonctionne, il faut aussi que l'ensemble des nombres premiers soit
infini. Cela est assuré par la proposition suivante.

Proposition. L'ensemble des nombres premiers est infini.

Démonstration. Supposons que cet ensemble soit fini et notons-le

{po, pi, • • • 'N}.

Fabriquons alors un autre nombre

N = (Po • Pi • • • • • Pn) 1.

Il est forcément différent des pi (i = 0,1, ..., n). Et puisque po • pi • . . . • pn


est un multiple de chaque pi, N ne peut pas l'être. Il est donc premier, et
cela contredit l'hypothèse. ■

La démonstration ci-dessus montre en fait que l'ensemble des nombres


premiers ne peut pas être mis en bijection avec une partie de N de la forme

{0, 1, ..., ={iENI i n},

où n E N. Cela suffit à nous convaincre du caractère infini de l'ensemble des


nombres premiers. Mais il est tout de même étonnant que la caractérisation
des ensembles infinis donnée par la définition précédente n'intervienne pas
dans cette démonstration. Puisque l'adjectif "infini", appliqué à un en-
semble, est maintenant un terme mathématique et non plus seulement intui-
tif, cette preuve mérite plus de rigueur. Cette exigence nous donne l'occasion
de tester l'efficacité de la définition précédente. La démonstration suivante
est inspirée de celle d'EucLIDE [35].
304 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ

Démonstration. Donnons-nous un ensemble fini non vide de nombres pre-


miers (ne contenant pas forcément tous les nombres premiers) que nous
notons
{POIP11 • • • IP71.}-

Le nombre
N = (po • pi • . . . • pn) + 1

est soit premier, soit divisible par un ou plusieurs nombre(s) premier(s)


différent(s) des p, où i = 0,1, ..., n. Si N est premier, notons-le pn+i , s'il ne
l'est pas, notons pn,..+1 le plus petit nombre premier qui le divise.
Considérons ensuite l'ensemble

{POIP1 • • • 1Pn+1}

et fabriquons de la même manière le nombre premier pr,+2, différent des


p„ où i = 0,1, ..., n 1. En continuant de la sorte, nous construisons un
ensemble
E = {pr, n E N}

inclus dans l'ensemble P des nombres premiers. Il est évidemment infini,


puisque l'application S envoyant chaque pn (n E N) sur pn+i est une bi-
jection de l'ensemble E vers une de ses parties propres, à savoir E \ {po} .
En outre, nous pouvons prolonger l'application S sur tout P en envoyant
chaque nombre premier n'appartenant pas à E (s'il en existe) sur lui-même,
et montrer ainsi que l'ensemble P est infini. •

Par ailleurs, la solution ainsi trouvée au problème de l'hôtel paraît bien


compliquée, car avant d'envoyer un voyageur vers un numéro donné, il faut
décomposer ce numéro en facteurs premiers pour vérifier qu'il ne contient
pas de facteur indésirable. Comment résoudre le problème plus simplement ?
Pour clarifier les choses, numérotons les cars et aussi les occupants des
cars, et donnons un badge à chacun des occupants de l'hôtel et chacun des
arrivants. Par exemple, nous donnons le badge (0, 1) à l'occupant actuel de
la chambre 1, le badge (0, 2) à l'occupant de la chambre 2, le badge (0, 3)
à l'occupant de la chambre 3, etc. Puis nous donnons le (1,1) au premier
occupant du premier car, le badge (1, 2) au deuxième occupant du premier
car, le badge (1, 3) au troisième occupant du premier car, etc. Ensuite nous
donnons le badge (2, 1) au premier occupant du deuxième car, le badge (2, 2)
au deuxième occupant du deuxième car, etc. Nous pouvons alors étaler les
doubles des badges sur la table comme ceci :
6.2. DIFFÉRENTES INFINITÉS 305

(0, 1) (0, 2) (0, 3) (0, 4) (0, 5) (0, 6)

(1, 1) (1, 2) (1, 3) (1, 4) (1, 5) (1, 6)

(2, 1) (2, 2) (2, 3) (2, 4) (2, 5) (2, 6)

(3, 1) (3, 2) (3, 3) (3, 4) (3, 5) (3, 6)

(4, 1) (4, 2) (4, 3) (4, 4) (4, 5) (4, 6)

(5, 1) (5, 2) (5, 3) (5, 4) (5, 5) (5, 6)

•. . .. • ... ...
Bien entendu, nous nous servons d'une table infinie, dont on ne voit ci-dessus
qu'une petite partie.
Il est très éclairant d'avoir ainsi mis les choses à plat. En effet, une fois
ce tableau constitué, nous pouvons attribuer les chambres en nombre infini
de notre hôtel à l'infinité des voyageurs en parcourant notre tableau dans un
ordre qui ne laisse aucun voyageur en plan. C'est ce que fait voir le tableau
suivant qui montre un parcours zigzagant approprié.

(0,1) -> (0, 2) (0, 3) -4 (0, 4) (0, 5) -+ (0, 6)


1/ / 1/ Î 1/
(1, 1) (1, 2) (1, 3) (1, 4) (1, 5) (1, 6)
,I, Î ,/ Î 1/
(2,1) (2, 2) (2, 3) (2, 4) (2, 5) (2, 6)
17 Î 1/
(3,1) (3, 2) (3, 3) (3, 4) (3, 5) (3, 6)
Î 1/
(4, 1) (4, 2) (4, 3) (4, 4) (4, 5) (4, 6)
17
(5, 1) (5, 2) (5, 3) (5, 4) (5, 5) (5, 6)

Ce parcours nous indique une manière de redistribuer les chambres. Nous


attribuons la chambre 1 à l'occupant (0, 1), la chambre 2 à l'occupant (0, 2),
la chambre 3 au voyageur (1, 1), la chambre 4 au voyageur (2, 1), la chambre
5 au voyageur (1, 2), etc. Ainsi toutes les chambres sont occupées, tous les
voyageurs sont casés et le registre de l'hôtel est bien en ordre.
306 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ

Reste maintenant à voir comment l'employé de l'hôtel a bien pu établir


pour le Ministère du Tourisme la liste de toutes les façons d'occuper l'hôtel.
Il a pu commencer en disant : la première façon possible — si on peut dire —
est celle où toutes les chambres sont libres. La première ligne de la liste se
présente sous la forme suivante

0000000000000000000...

Pour la deuxième, mettons un voyageur dans la première chambre, en lais-


sant les autres chambres vides. Cela nous donne un deuxième code

1000000000000000000...

À la troisième et à la quatrième ligne, écrivons

0100000000000000000...

et
1100000000000000000...
Cette méthode constitue apparemment un moyen systématique pour cons-
truire toutes les façons d'occuper l'hôtel. Élaborées selon la même règle, les
huit premières sont
0) 00000000...
1) 10000000...

2) 01000000...
3) 11000000...
4) 00100000...

5) 10100000...

6) 01100000...
7) 11100000...
Les trois points tiennent la place d'une infinité de zéros. Nous avons numé-
roté les lignes. Il y a une correspondance intéressante entre les codes et
leurs numéros d'ordre : le numéro d'ordre d'un code n'est rien d'autre que le
nombre que l'on obtient en lisant le code à l'envers et en l'interprétant comme
un nombre écrit en base deux. Nous pouvons donc automatiser la production
des codes. Il nous suffit de demander à une machine de parcourir la liste des
6.2. DIFFÉRENTES INFINITÉS 307

nombres naturels, de convertir chacun d'eux en numération binaire, puis de


retourner l'expression obtenue.
Mais sommes-nous sûrs de n'avoir laissé échapper aucune liste ? Notre
procédé de construction est absolument systématique. Lorsque nous arrivons
à la liste numéro 2' — 1, nous sommes sûrs d'avoir envisagé toutes les façons
d'occuper ou non le n premières chambres. Toutes les autres chambres sont
vides. En considérant des n de plus en plus grands, nous prendrons de plus
en plus de chambres en compte.
Mais réfléchissons plus loin. A chaque nombre naturel, nous faisons cor-
respondre un code. Regardons maintenant les choses à l'envers. Si on nous
donne un code, pouvons-nous donner son numéro d'ordre ? Bien entendu,
nous pouvons le faire pour tous les codes ci-dessus, c'est-à-dire pour tous
ceux qui se terminent par une queue infinie de zéros : il nous suffit dans ce
cas de convertir en décimale la liste lue à l'envers. Mais songeons à un code
qui ne se termine pas ainsi, qui comporte des zéros et des uns jusqu'à l'infini,
répartis de façon quelconque. Nous ne pouvons pas lire un tel "nombre" à
l'envers. Alors quoi ?
Voici ce que l'employé répond au Ministère du Tourisme : "Le répertoire
que vous me demandez est impossible à établir sous forme de liste. En effet,
supposez que je l'aie terminé. Je vais sur le champ construire un code qu'il
ne contient pas. Je prends pour premier chiffre l'"opposé" du premier chiffre
du premier code, c'est-à-dire 1, si le premier valait 0 et 0 s'il valait 1. Donc,
le code que je construis ne sera en tous cas pas le même que le premier code
du répertoire. Je prends ensuite pour deuxième chiffre de mon code l'opposé
du deuxième chiffre du deuxième code. Ainsi, le code que je construis ne sera
en tous cas pas le même que le deuxième code du répertoire. Je continue de
même. Autrement dit, je choisis pour ne chiffre de ma liste l'opposé du ne
chiffre de la ne liste. Au bout du compte, j'aurai donc créé un code différent
de tous ceux du répertoire existant. Et par conséquent, ce répertoire est
incomplet".
Analysons nos trouvailles d'un point de vue mathématique. La corres-
pondance entre les badges et les chambres de l'hôtel montre qu'il y a une
bijection entre N x N* et N*. Et cette correspondance ne devrait être que
légèrement modifiée pour donner une bijection entre N x N et N. Ainsi,
d'une certaine façon, N est aussi "nombreux" que N x N. CANTOR [16] a
introduit en 1878 la notion de puissance, qui nous permettra d'exprimer
cette propriété.

Définition. On dit que deux ensembles sont de la même puissance (ou


ont le même cardinal) s'ils peuvent être mis en bijection entre eux.
308 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ

Nous avons déjà vu que N*, N* \ {1}, 2N*, N*x N* sont de même puissance.
Ils sont tous aussi de même puissance que N. La bijection "en zig-zag" entre
N et N x N est également due à CANTOR.
Et Z? On peut aussi le mettre en bijection avec N de la façon indiquée
par l'écriture suivante

0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, ...
0, 1, —1, 2, —2, 3, —3, 4, —4, ...

L'ensemble Z est donc également de la même puissance que N.


Mais après tout, ces ensembles sont tous infinis. Alors ce n'est peut-être
pas étonnant qu'ils puissent être mis en bijection l'un avec l'autre. Peut-
être tous les ensembles infinis sont-ils de la même puissance ? Dans ce cas la
notion de puissance n'aurait pas beaucoup d'intérêt.
Qu'en est-il de Q? Pourrait-il, lui aussi, être mis en bijection avec N?
A priori ce serait étonnant, car entre deux rationnels distincts, il y a une
infinité de rationnels. Et ce n'est pas le cas pour N : entre deux naturels,
il n'y a jamais qu'un nombre fini de naturels. Pourtant le procédé mis en
oeuvre pour exhiber la bijection entre N* et N x N* peut à nouveau être
exploité dans le cas de Q. En effet, un rationnel est une fraction de nombres
entiers ; il peut donc être représenté par deux entiers, comme les éléments
de N x N*. Pour commencer, écrivons les fractions de deux naturels non nuls
dans un tableau (infini) à double entrée, puis supprimons celles qui peuvent
être simplifiées, pour ne garder qu'un seul représentant de chaque rationnel
strictement positif.
1 1 I. 1 1
r --> 2 3 4 5
-/
17 Î 17 / )7
2 2
3 5 e
17 7 1/
3 3 3 3
1 2 4 5
17 / 17
1
e 3 e 5 e
.1. / ,/
5
r5 ,i e t
17
1 6
î e e 5 e
6.2. DIFFÉRENTES INFINITÉS 309

Parcourons maintenant ce tableau en zig-zag comme nous l'avions fait pour


N x N*. Les listes suivantes donnent une bijection entre N et Q.

0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, ...


1 1 2 3 1 1 2 5 4 5 1 1 2
1> 2> 1> 1> 3> 4> 3> 2> 1> 1> 5> U> 5>• • •

Pour obtenir la bijection entre N et Q, il reste à intercaler entre les éléments


de cette dernière liste, les rationnels nuls ou négatifs. Cela donne :

0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, ..


n _1 1 _1 2 3 _3 1 _1 1 _1 2
1> 2> 2> 1> 1> 1> 3> 3> 4> 4> 3> •

Voilà donc encore un ensemble de même puissance que N.


Le problème de la liste des façons d'occuper l'hôtel nous fournit pourtant
un ensemble qui ne peut être mis en bijection avec N. Cela justifie la perti-
nence de la définition de "être de la même puissance que" et de la définition
suivante.

Définition. On dit qu'un ensemble est dénombrable s'il peut être mis en
bijection avec N, autrement dit, s'il a la puissance de N.

On a donc la proposition suivante.

Proposition. Les ensembles N, N x N et Q sont dénombrables.

Dans la résolution du problème de l'hôtel de VILENKIN, nous avons sup-


posé que l'ensemble des cars était dénombrable et que, dans chaque car,
l'ensemble des touristes était dénombrable.
La proposition suivante nous sera utile dans la suite.

Proposition. Une union dénombrable d'ensembles dénombrables (ou finis


non vides) est dénombrable, autrement dit si l'ensemble {E0, El , E2,...} est
tel que
Vi E N E, est dénombrable (ou fini non vide),

alors l'ensemble E des éléments appartenant à au moins un des Ei, et que


l'on note LI EN Ei, est dénombrable.

Démonstration. Dans le cas où tous les Ei sont dénombrables, on range


les éléments de E, comme pour N x N, dans un "tableau à double entrée
310 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ

infini"4 qui fait apparaître une bijection entre N x N et E. Comme N x N


est dénombrable, E l'est également. La démonstration doit être légèrement
modifiée dans le cas où certains éléments de E sont finis. ■

L'ensemble des codes possibles dans le problème de l'hôtel n'est pas


dénombrable : on ne peut pas trouver de moyen d'associer à chaque naturel,
un (et un seul) code. L'ensemble des naturels ne suffit pas à "dénombrer"
cet ensemble.
Cet exemple d'ensemble non dénombrable nous en procure un autre. Si
l'on place une virgule après le premier chiffre de chacun des codes corres-
pondant à toutes les façons d'occuper l'hôtel, on obtient toutes les écritures
possibles des nombres réels écrits en base deux et situés entre zéro et deux.
L'ensemble de ces écritures n'est donc pas dénombrable. Mais deux écritures
peuvent parfois représenter un seul nombre, comme par exemple 0,111 ...
et 1,000 ... N'empêche, le raisonnement utilisé dans la solution du problème
de la liste des codes peut-être appliqué à l'ensemble des écritures ne se ter-
minant pas par une queue de 1, pour montrer que l'intervalle [0, 2] n'est
pas dénombrable. Ce raisonnement est dû à CANTOR qui l'a utilisé pour
prouver la non-dénombrabilité de [0,1] (les nombres de sa liste supposée
commençaient tous par 0).
Si [0, 1] et [0, 2] sont non dénombrables, qu'en est-il de I ? La figure 18
indique une façon d'établir une bijection entre l'intervalle ]0, 1[ et

• •
o 1

o 1

Fig. 18

L'ensemble des réels et l'intervalle ]0, 1[ sont donc de la même puissance.


De plus, puisque la droite est isomorphe à l'ensemble des réels (cf. chapitres 4
et 5), l'ensemble de ces points est donc aussi de la même puissance que R.

4 La possibilité d'utiliser un tel tableau est fondée sur l'axiome du choix, axiome que
l'on ajoute généralement à la théorie des ensembles ZF pour former la théorie des en-
sembles ZFC (C pour Choix), et que nous n'aborderons pas ici. Nous avions déjà utilisé
implicitement cet axiome en rangeant les badges des occupants des cars sous forme de
tableau (page 304) lors de la résolution du problème de l'hôtel de VILENKIN.
6.2. DIFFÉRENTES INFINITÉS 311

Définition. On dit d'un ensemble qu'il a la puissance du continu s'il peut


être mis en bijection avec R.

Il existe donc de ce point de vue plusieurs sortes d'infinis, et plus précisé-


ment au moins deux : le dénombrable et le continu. Dans les problèmes
concernant l'hôtel, nous avons implicitement supposé que tous les ensembles
infinis évoqués étaient dénombrables (celui des chambres, celui des cars, celui
des touristes dans les cars, ...)...
Puisque nous connaissons maintenant des ensembles de puissances diffé-
rentes, il serait commode de définir un ordre sur les ensembles. C'est ce que
CANTOR [16] a proposé en énonçant la proposition que voici (que nous ne
démontrerons pas ici).
Si les deux ensembles M et N ne sont pas de même puissance, ou bien M aura
la même puissance qu'une partie intégrante de N [partie propre de N], ou bien
N la même qu'une partie intégrante de M ; dans le premier cas nous appelons
la puissance de M plus petite, dans le second nous l'appelons plus grande que la
puissance de N.

Dans ces conditions, l'ensemble des naturels a une puissance plus petite
que celui des réels.

6.2.4 Faire la droite avec un ensemble non dénombrable


de points
Au chapitre 4, nous avons discuté de l'impossibilité de constituer
la droite en alignant des points les uns derrière les autres. Cette
impossibilité est-elle due à la non-dénombrabilité de l'ensemble
des points de la droite ?
Il est vrai que répéter l'opération "ajouter un point aux précédents",
même un nombre infini de fois, ne suffira jamais à construire un ensemble non
dénombrable de points, comme la droite. Par contre, peut-être pourrions-
nous construire l'ensemble Q+ de cette façon. La bijection entre N et Q+
nous donne une façon de parcourir tous les éléments de Q+ les uns après
les autres pourvu que le parcours puisse être infini. Nous pourrions donc
aligner des points les uns après les autres pour constituer une "demi-droite
rationnelle". Le problème est que ces points ne seraient pas placés les uns
derrière les autres comme nous le demandions, mais en désordre. Entre N
et Q+, il n'y a pas de bijection qui conserve l'ordre habituel (<). Entre
deux points (correspondant à des rationnels sur une droite graduée) aussi
proches soient-ils l'un de l'autre, il y a toujours une infinité d'autres points
312 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ

(correspondant à des rationnels). Construire Q+ en alignant les rationnels


les uns derrière les autres s'avère tout aussi impossible que de construire la
droite (réelle) de cette façon.

6.2.5 L'infinité des points du plan


Nous connaissons maintenant deux sortes d'infinis : le dénombrable (des
naturels) et le continu (de la droite). Peut-être le plan comme ensemble
de points a-t-il une puissance encore supérieure à celle de la droite ? CAN-
TOR [16] a prouvé que ce n'est pas le cas. Pour le montrer, essayons pour
commencer d'établir une bijection de [0, 1] dans [0, 1] x [0, 1].
Considérons les couples (x, y) de réels sous leur forme décimale illimitée
(ne se terminant pas par une queue infinie de 0). Par exemple, le nombre
0, 24 se présente sous la forme 0, 23999 ...
À chaque couple (x, y) de ]0, 1] x]0,1], où x et y s'écrivent

x = 0, x i x2 x3 ...
Y = 0, Y1Y2Y3 • • • ,
faisons correspondre le réel f (x, y) = z de ]0, 1] s'écrivant

z = 0, xiyix2Y2x3Y3 • • •

Contrairement aux apparences, cette application n'est pas bijective. En effet,


si le nombre
z = 0, 1234567891011 ...
par exemple est bien l'image par f d'un seul couple (x, y) de ]0, 1] x]0, 1], où
x et y s'écrivent

x = 0, 1357901... ,
y = 0,2468111 ...,

le nombre
z = 0, 11020304 ...
par contre n'est image par f d'aucun couple de ]0, 1] x]0, 1].
Néanmoins l'application f va nous être utile car elle est injective. L'en-
semble ]0, 1] x]0, 1] est donc en bijection avec une partie de ]0, 1], à savoir
l'ensemble image de f . Il a donc une puissance inférieure ou égale à ]0, 1].
Or il existe aussi une injection de ]0, 1] dans ]0, 1] x]0, 1], à savoir celle en-
voyant un nombre quelconque x de ]0, 1] sur le couple (x, 1) de ]0, 1] x]0, 1].
Finalement ]0, 1] x]0, 1] est donc de la même puissance que ]0, 1].
6.3. L'OBJET FINAL D'UN PROCESSUS INFINI 313

Nous aurions également pu modifier notre application f pour obtenir une


bijection de la façon suivante. Séparons en groupes de chiffres les écritures
décimales illimitées de x et y de telle façon qu'un groupe contienne exacte-
ment une décimale non nulle, celle-ci terminant le groupe. Intercalons en-
suite ces groupes, comme nous l'avons fait avec les chiffres de x et y pour
l'application f, pour former un nombre z. Par exemple, le couple (x, y), où

x = 0, 05 2 003 4 05 01 2
y = 0, 8 04 0006 7 8 01 9

est envoyé sur le nombre

z = 0, 05 8 2 04 003 0006 ri 1 7 05 8 01 01 r21 9


On supprime ainsi le problème dû aux écritures avec une queue infinie de 0.
Le segment ]0, 1] a donc autant de points que le carré ]0, 11x10, 1], et
puisque tout segment peut être mis en bijection avec une droite, celle-ci
a autant de points qu'un plan. Lorsqu'en 1877, CANTOR fit parts de son
résultat à DEDEKIND, il écrivit "je le vois, mais je ne le crois pas !", tant
cette découverte l'étonnait'.

6.3 L'objet final d'un processus infini


Au chapitre 1, une réflexion attribuée à AUDACE (page 30) à propos de
la suite des carrés (figure 3, page 27) laissait entrevoir la possibilité de parler
d'un objet mathématique pouvant être associé à l'idée intuitive d'objet final
d'un processus infini. Cette section est consacrée à l'étude d'un objet de ce
type et à la façon dont on peut le définir.

6.3.1 L'ensemble triadique de Cantor

Reprenons le processus étudié au début du chapitre 1 et représenté à


la figure 1 de la page 7. Nous avons vu que la suite des aires (An ) des
parties blanches (Pu ) tendait vers 0. Cela signifie que, quel que soit E > 0, il
existe une partie blanche P„ qui est, de même que toutes les suivantes, d'aire
inférieure à E. Cela signifie-t-il aussi qu'"à la limite" Pu est vide ? Mais que
signifie l'expression "à la limite" dans le cas d'une suite de surfaces ?
'La démonstration originale de CANTOR [16] est un peu différente de celle ci-dessus ;
elle utilise le développement des réels en fractions continues.
6 Voir par exemple [31].
314 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ

Considérons l'ensemble des points du carré qui ne seront jamais


noircis dans le processus (pour autant que l'on puisse noircir des
points), c'est-à-dire l'ensemble des points qui appartiennent à
tous les Pn, et que l'on note

P= n Pn.
nEN

Cet ensemble est-il vide?


Pour répondre à cette question, il faut commencer par préciser l'opéra-
tion effectuée à chaque étape : doit-on enlever (noircir) une partie "ouverte"
ou "fermée" ? Pour des raisons de commodité dans le raisonnement qui suit,
choisissons de n'enlever que des parties "semi-ouvertes". Plus précisément,
si l'on note le carré de départ [0, 112 , alors, à la première étape,

Pi = ([0, 31 [U [ 23- , 1] ) 2 ,

de même, à la deuxième étape

l [ p u _.
1[ [ 2
P2= ([0, u u u , 9{u [Z, 1] ) ,

etc.
Puisque l'on partage chaque fois les segments à considérer en trois, il
serait pratique de travailler en base trois. Les trois premiers ensembles de la
suite (Pn ) s'écrivent alors

Po = [0; 1]2 ,
Pi. = ([0; 0,1[U [0,2; 1])2,
P2 = ([0; 0, 01[ U [0, 02; 0, 1[ U [0, 2; 0, 21[ U [0, 22; 1])2.

Autrement dit, pour passer de Po à P1, on a retiré tous les nombres dont
le premier chiffre après la virgule est un 1, et seulement ceux-là (du moins
si l'on exclut les écritures infinies se terminant par une queue infinie de 2).
Et pour passer de Pi à P2, on a enlevé tous les nombres dont le deuxième
chiffre après la virgule est un 1. Le processus se résume en remarquant que Pn
est l'ensemble des couples dont les deux coordonnées ne contiennent pas de
chiffre 1 aux n premiers rangs. L'ensemble P = nnEN
Pr,, ne contient que des
couples dont les deux coordonnées n'ont pas de chiffre 1 dans leur écriture
décimale, c'est-à-dire dont les deux coordonnées ne s'écrivent qu'avec des 0
6.3. L'OBJET FINAL D'UN PROCESSUS INFINI 315

et des 2 derrière la virgule. De plus, tous les couples ne s'écrivant qu'avec


des 0 et des 2 s'y retrouvent, à l'exception de ceux se terminant par une
queue infinie de 2. Cela fait donc encore beaucoup de couples... et même
une infinité. Alors quelle infinité au juste ?
Transformons les coordonnées de chaque couple de P en remplaçant tous
les chiffres 2 apparaissant dans leurs écritures par des 1. Nous obtenons tous
les couples s'écrivant uniquement avec des 0 et des 1. Appelons P' l'ensemble
de ces couples. Cette transformation est une application bijective de P vers
P'. Considérons maintenant ces nouvelles écritures comme des nombres en
base deux. Cela revient à envoyer chaque élément de P sur le couple ayant
la même écriture en base deux. De cette façon, on retrouve exactement tous
les éléments de [0,1]2 ! Cette application de P' vers [0,1]2 est bijective.
Conclusion : il y a autant de points dans P que dans [0,1]2 !
Cet exemple étonnant d'ensemble ayant la puissance du continu est
dérivé d'un exemple plus célèbre appelé ensemble triadique de CANTOR [14]
— encore lui ! — dont voici le mode de construction. On part du segment
To = [0,1] et on en enlève le tiers central semi-ouvert (voir figure 19). On
obtient
1 2
T1 = [0 — [U[3 1].
'3 '
On applique le même retrait aux deux tiers restant, et on obtient

T2 . [0 , -91- [ U [b2-, -31- [ U [ 2-, -79- [ U [-, 1] ,

et ainsi de suite. L'ensemble triadique de CANTOR est l'ensemble

T . n Tn.
nEN

Il a la puissance du continu7 et notre ensemble P ci-dessus n'est autre que


le produit cartésien de T par lui-même.

Exercice. Pourquoi dans le raisonnement ci-dessus a-t-on retiré des par-


ties "semi-ouvertes" ? Que faudrait-il modifier si l'on décidait d'enlever des
parties ouvertes ou fermées?

7 Ce mot peut paraître bizarre pour un ensemble aussi... morcelé. CANTOR s'est effec-
tivement servi de cet exemple pour affiner sa définition d'ensemble continu de points (cf.
CANTOR [14]).
316 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ

0 1

0,1 0,2 1

0 0,01 0,02 0,1 0,2 0,21 0,22 1

0 0,01 0,02 0,1 0,2 0,21 0,22 1


I-1 rn r-1

Fig. 19

6.3.2 Ensembles de mesure nulle


La section 6.3.1 nous a mis en présence de deux ensembles, T et P, conte-
nant autant d'éléments que R ou R2 et dont nous avions bien envie de dire
qu'ils sont de longueur (pour T) et d'aire (pour P) nulles. Mais à nouveau
comment définir la longueur ou l'aire d'ensembles aussi "découpés" ? Voici
deux définitions qui précisent les notions d'aire ou de longueur nulle.

Définitions. On dit d'une partie S d'un plan (ou de R2) qu'elle est de
mesure nulle dans le plan (ou dans R2) si, quel que soit E > 0, il existe
un ensemble fini ou dénombrable de rectangles Rn (c'est-à-dire de produits
cartésiens de deux intervalles) d'aires non nulles An tel que d'une part tout
élément de S se trouve au moins dans un rectangle Rn, ce que l'on note

SC U Rn,
nEN

d'autre part, dans le cas où l'ensemble des Rr, est fini et s'écrit {Ro, R1,
R2, ..., RN}, on a

E Ai < E,
i=o
et dans celui où l'ensemble des Rn est dénombrable et s'écrit {Ro, R1,
R2, ...}, on a
< E.
i=o
On dit d'une partie S d'une droite (ou de R) qu'elle est de mesure nulle
sur la droite (ou dans R) si, quel que soit E > 0, il existe un ensemble fini ou
6.3. L'OBJET FINAL D'UN PROCESSUS INFINI 317

dénombrable d'intervalles In de longueurs non nulles Ln tel que d'une part


tout élément de S se trouve au moins dans un intervalle In, ce que l'on note

SC
nEN

d'autre part, dans le cas où l'ensemble des Ir, est fini et s'écrit {Io, Il ,
I2, IN }, on a
N
ELi
i=0
et, dans celui où l'ensemble des In est dénombrable et s'écrit {Io, Il , I2, ...},
on a
E Li < E.
i.o

Puisque l'ensemble P est entièrement recouvert par chacun des Pri , qui
sont chacun constitué d'un nombre fini de carrés, et que la suite des aires
des Pn tend vers zéro, on en déduit que P est bien de mesure nulle dans
Un raisonnement semblable permet de conclure que l'ensemble triadique de
CANTOR est de mesure nulle dans ]fg.

Proposition. Tout ensemble dénombrable de ll est de mesure nulle dans


IR.

Démonstration. Pour montrer cela, nous allons utiliser la série no


qui converge vers E.
Considérons donc un ensemble dénombrable E et une bijection f de N
dans E. L'ensemble E peut s'écrire

E = {f(n) I n e N}.

Soit maintenant E > O. Considérons l'ensemble dénombrable des intervalles


In tel que
(
In = [f(n) 2n +2 f(n) 2n+21.
Cet ensemble convient pour montrer que E est de mesure nulle dans 1g,
puisque la limite de la série des longueurs E°°0 Li vaut

= E.
22 E+1 •
i.o
318 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ

L'ensemble Q est donc de mesure nulle dans R, comme tous les ensembles
dénombrables. Par contre, on peut prouver qu'un intervalle quelconque [a, b]
avec a b n'est pas de mesure nulle dans R, de même que l'ensemble R
lui-même. Néanmoins la démonstration de cette affirmation repose sur des
concepts que nous n'aborderons pas.
Il peut sembler curieux que Q puisse être entièrement recouvert par des
intervalles de longueur non nulle ne recouvrant pas tout R. En effet, quel
que soit x dans R, et quelle que soit la longueur 1, aussi petite soit-elle, il
existe un rationnel r dont la distance à x est inférieure à 1, et donc tel que

zE[r—1,r+l].

Il est difficile d'imaginer des réels échappant au recouvrement par des inter-
valles centrés sur chacun des rationnels... Pourtant les 1„ de la démonstra-
tion ci-dessus ne recouvrent forcément pas de nombreux réels.
Pour nous convaincre encore qu'une telle chose est possible, construisons
un ensemble {In I n E N} tel que

QC UI
nEN
n

et
R e nEN
U
Fixons pour cela un réel x quelconque, notons

Q = {f (n) I n E N} ,

où f est une bijection de N dans Q, puis posons

Ix — f(n)l — f(n)i
In = [f (n) 2 , f (n) + 2 i•

Il est clair que x n'appartient à aucun I„ et que ceux-ci recouvrent tout Q.

Exercice. Démontrez qu'une union dénombrable d'ensembles de mesure


nulle est de mesure nulle, autrement dit que si l'ensemble {E0,E1,E2,...}
est tel que
di E N Ei est de mesure nulle,
alors l'ensemble E = UiENEi est de mesure nulle.
6.3. L'OBJET FINAL D'UN PROCESSUS INFINI 319

6.3.3 Qu'est-ce que la rareté ?


À la section 5.1.2, nous avons étudié la fonction f qui, pour la
réévoquer rapidement, faisait correspondre au nombre

13, 141592 .. .

le nombre
13, 010401050902 ...
Nous avons vu que son domaine de continuité est R+ \ D+ et
que cette fonction est dérivable à droite sur cet ensemble, sauf
en certains nombres comportant un nombre infini de blocs suffi-
samment grands de 9 successifs (voir page 236).
Ces nombres semblent assez "rares". Mais comment préciser cet-
te impression ? Sans doute, l'ensemble P des points où la fonction
f est continue et non dérivable à droite n'est-il pas dense dans
IR+ ? Qu 'en pensez-vous? (Pour la définition de "dense", voir
page 235.)
Commençons par rappeler quelle caractéristique possèdent les éléments
de P. Puisque la fonction f y est continue, ils sont illimités. Ensuite, si nous
appelons c un de ces nombres et ni(c) ou plus simplement ni le rang de la
ie décimale de c différente de 9, la suite ni+i — 2n, ne tend pas vers —oo.
Or entre deux nombres réels positifs quelconques, il existe un réel c tel
que ni+1 — 2ni ne tend pas vers —oo. Par exemple, entre

0, 12456 ...

et
0, 12333 ... ,
on trouve le nombre

c = 0, 123 9999 0 999999999 0 999... ,

où ni+1 —2n, = 1 pour i > 4. En fait, quels que soient x E 1R+ \D+ et d E
l'intervalle ]x — Ô, x 8[ contient une infinité d'éléments de P. L'ensemble
P est donc dense dans R+. Ces éléments ne sont donc pas si "clairsemés"
qu'on aurait pu le croire.
Peut-être alors l'ensemble P est-il dénombrable, tout comme Q
qui, lui aussi, est dense dans R ?
320 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ

Eh non, même pas ! Pour le montrer, considérons l'ensemble C des nom-


bres qui sont tels que
J = 1,
ni+i — 2n, = 1,
comme par exemple

0, 0 9 0 999 0 9999999 0 999 ...

OU
0, 1 9 2 999 1 9999999 2 999. .
Une fois placés tous les 9, une infinité de rangs sont libres pour "accueillir"
les chiffres de 0 à 8. L'ensemble C de ces nombres est donc en bijection
avec l'ensemble des réels positifs : la bijection consiste à faire correspondre
un nombre quelconque c de cet ensemble au nombre écrit en base neuf en
supprimant tous les 9 dans l'écriture de c. L'ensemble P, qui contient C, a
donc au moins la puissance du continu. Et comme il est lui-même contenu
dans R, il a exactement la puissance du continu! Ses éléments ne sont donc
pas si "rares" que ça. Et pourtant, ils ont une écriture si particulière que
l'on aimerait quand même dire que, d'une certaine façon, ils sont moins
nombreux que les autres.
L'ensemble P serait-il alors de mesure nulle dans R ?
Reprenons la propriété qui caractérise les éléments de P. Chacun d'eux
est tel que la suite ni+i — 2n, ne tend pas vers —oo, c'est-à-dire tel qu'il
existe un entier M et, quel que soit l'indice N, un indice i > N tel que
— 2n, > M. Nous pouvons donc écrire

Vc E P E Z VN E N 3i > N (c) — 2n, (c) > M,

où nous avons cette fois désigné par ni (c) le rang de la ie décimale de c


différente de 9. Cette propriété va nous permettre de montrer que P est de
mesure nulle.
Pour cela, associons8 à chaque élément c de P un entier M vérifiant la
condition
VN E N 3i > N ni+i (c) — 2ni(c) > M, (6.3)
puis, pour chaque entier M, définissons l'ensemble PM (éventuellement vide)
des éléments c de P associés à M, c'est-à-dire vérifiant la propriété 6.3. Re-
marquons que l'ensemble P est l'union de tous les PM. Montrons maintenant
que, quel que soit M E Z, l'ensemble PM est de mesure nulle.
8 L'existence d'une telle application est assurée par l'axiome du choix.
6.3. L'OBJET FINAL D'UN PROCESSUS INFINI 321

Supposons donc M E Z fixé. Pour chaque élément c de PM , il existe un


indice i aussi grand que l'on veut, et a fortiori un rang ni aussi grand que
l'on veut, tels que
ni+i - 2ni > M
et donc tels que
10-2n,-M+1 > 10-(nt+1-1) .

Or, étant donné la définition de ni, le nombre

C + 10-(n'+' -1)

dépasse un décimal limité di supérieur à c et n'ayant que ni décimales. Donc,


pour ce di, on a

C < di et C + 10-2n'-M+1 > C + 10-(n +i-1) > di.

Autrement dit c appartient à l'intervalle

Ii =]di - 10-2ni -M+1 , dz [.

Puisque ni peut être choisi aussi grand que l'on veut, choisissons-le
supérieur ou égal à un naturel n fixé (pour que la longueur des intervalles
soit suffisamment petite). Chaque élément de PM appartient donc à un in-
tervalle de longueur 10-2nt-M+1 (avec ni > n) d'extrémité di, décimal limité
de ni décimales. Or les décimaux d'exactement ni décimales sont au nombre
de 9 • 10n,-1. Les intervalles /i qui y sont associés ne sont donc pas plus
nombreux et la somme de leurs longueurs vaut au plus
9 ion,-1 10-2n,---M+1
9 • 10-n'-m

Si maintenant on considère tous les intervalles possibles /, tel que ni > n,


la limite de la série (géométrique) correspondant aux sommes partielles des
longueurs des intervalles /i tels que ni > n s'écrit
CO

E
i=n
9 • 10-i-m = 9 • 10-n-m 1 = 10-n-M+1 .
1 - 10

Soit maintenant un réel E > 0 fixé. Nous devons trouver un ensemble


dénombrable d'intervalles In de longueurs non nulles Ln tel que d'une part
tout élément de PM se trouve au moins dans un de ces intervalles, d'autre
part, si l'ensemble des In s'écrit {Io, Il , /2, ...}, on ait
00

E Li < E.
i=0
322 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ

Considérons un naturel n tel que

10 — n—M+1 < E.

Les intervalles Ii décrits plus haut et tels que ni > n conviennent. L'ensemble
Pm est donc de mesure nulle quel que soit M E Z. Puisque P est l'union
(dénombrable) de tous les Pm, il est également de mesure nulle.
Il y a plusieurs façons de qualifier la "rareté" des éléments d'un en-
semble dans un autre. Par exemple, l'ensemble des naturels n'est pas dense
dans R. Ces éléments y sont "isolés" ; on pourrait dire qu'ils y sont "rares".
Par contre l'ensemble des rationnels est dense dans R, mais comme il est
dénombrable, on peut considérer que les rationnels sont "nettement moins
nombreux" que les réels. Dans le cas de l'ensemble triadique de CANTOR,
c'est le contraire : il a la puissance du continu, alors qu'il n'est même pas
dense dans I . Ces éléments y sont donc "isolés". De plus, ces ensembles
sont tous les trois de mesure nulle dans R. L'ensemble P que nous venons
d'étudier est dense dans R+ et a la puissance du continu, mais ces éléments
semblent a priori si "spéciaux"que le fait de découvrir que P est de mesure
nulle est plutôt rassurant.

6.3.4 Comment appliquer une infinité d'étapes ?


Au chapitre 1, nous nous interrogions sur les existences ontologique et
mathématique d'un objet final "au terme" d'un processus infini. A travers
les autres chapitres de ce travail, nous avons eu l'occasion de souligner que
ces deux types d'existence étaient devenus au cours de l'histoire des mathé-
matiques deux concepts assez différents. Nous ne répondrons pas ici à la
question de l'existence ontologique. Celle-ci fait probablement plus partie
de la philosophie que des mathématiques. Par contre, nous tenterons de voir
comment on définit en mathématiques ce qui pourrait correspondre à l'idée
d'objet final.
Dans le domaine des nombres réels, l'objet final d'une suite infinie peut
simplement être identifié à la limite de la suite, si toutefois elle existe.
Dans le domaine des formes géométriques planes ou des parties de R2,
plusieurs exemples se sont présentés à nous. Dans le cas du tapis de SIER-
PINSKI ou de celui de la figure 1 (page 7), l'objet auquel nous nous sommes
spécialement intéressé dans cette section-ci est l'ensemble des points com-
muns à toutes les parties Pi obtenues après un nombre fini d'étapes et que
l'on note
P=
iEN
6.3. L'OBJET FINAL D'UN PROCESSUS INFINI 323

les Pi étant élagués d'étape en étape. Dans le cas de la suite des carrés de la
page 27, l'objet final qu'a choisi d'étudier AUDACE (page 27) est l'ensemble
des points se trouvant dans au moins une des configurations Pi obtenues
après un nombre fini d'étapes, et que l'on note

P U Pi*
iEN

Au chapitre 5, lors de l'exposé sur les ensembles dérivés de CANTOR


(page 227), on aurait aimé dériver une infinité de fois l'ensemble noté J.
Mais à nouveau, le fait d'avoir défini clairement le dérivé ne d'un ensemble
pour tout n E N* ne permet pas de donner un sens au "dérivé ooe" de cet
ensemble. Alors on a considérés l'ensemble J(w) des points communs à tous
les J(0), avec /3 E N*, et que l'on note

Ces exemples montrent qu'on est loin de l'interdit d'ARIsToTE quant à


la considération de l'infini actuel. Quoique... la considération d'ensembles
tels que
n
Pi ( resp. U Pi)
iEN iEN
ne demande pas que l'on applique jusqu'au bout un processus infini, à savoir
celui qui consiste à prendre l'intersection (resp. l'union) d'ensembles de plus
en plus nombreux, même si on se permet parfois d'écrire

n,
00

i=o
au lieu de nPi
iEN
00

(resp. U au lieu de U Pi).


1=0 iEN
Au lieu de considérer successivement tous les ensembles Pi, on les considère
globalement - c'est là qu'intervient l'infini actuel - en formant l'ensemble
des points qui sont dans chacun d'eux (resp. dans au moins un d'entre eux).
Bref, au lieu d'actualiser l'infini potentiel (dans le sens d'aller jusqu'au
bout d'un processus infini), on considère un infini actuel (tous les Pi) qui
permet de contourner l'infini potentiel.
9 Dans la première version de son article, CANTOR note ./(4, l'ensemble J. Par
ailleurs, le symbole w désigne dans ses écrits le plus petit nombre ordinal transfini. Pour
de plus amples explications, voir par exemple BELNA [6].
324 CHAPITRE 6. L'INFINI ACCEPTÉ

6.3.5 Couper en deux à l'infini


Au chapitre 4, nous avons vu que BOLZANO envisageait de diviser un
segment à l'infini par dichotomies successives (page 204). Pour BOLZANO,
"diviser à l'infini" signifiait probablement "diviser en autant de parties que
l'on souhaite". Tentons de donner un sens plus actuel à cette division infinie.
Si on poursuit à l'infini la division du segment [0, 1] en deux
parties égales, à quoi arrive-t-on?
Partons de l'intervalle
E0 = [0,1].
Partageons-le en deux. Nous obtenons un ensemble E1 composé de deux
segments :
[0, — 2 , 11}
2] ,] —
1

Partageons encore le premier des deux segments en deux. Nous obtenons

E2 = [01 1] I] II

Nous pouvons continuer ainsi en partageant chaque fois le premier des seg-
ments. Cela nous donne une suite infinie d'ensembles définie par récurrence
et dont le (n 1)e terme est

r„ 1 1
En= 2n' 2n—li • • • '1 2 , 11

Remarquons que le principe de récurrence nous permet tout juste de nous


assurer de la bonne définition de En quel que soit n naturel (donc fini). Il
ne permet pas de couper en deux directement jusqu'à l'infini.
Néanmoins, nous pouvons considérer l'ensemble des points de coupure
intervenant dans au moins un des En, c'est-à-dire l'ensemble
1
F nEN1.1,
= { 2i
puis l'ensemble
1
E = {] 2n+11 2n] I n E NI

des segments couvrant tout E0... sauf 0. Il contient tous les segments que
l'on peut obtenir après un nombre fini d'étapes à l'exception de ceux compre-
nant 0. Les divisions successives, qui peuvent se poursuivre potentiellement
à l'infini, donnent lieu à un ensemble actuellement infini.
6.3. L'OBJET FINAL D'UN PROCESSUS INFINI 325

Considérons maintenant un autre procédé consistant à couper en deux à


chaque étape chacun des segments obtenus à l'étape précédente. En suivant
le même schéma que pour le processus précédent, nous obtenons pour chaque
n naturel,

_ ro, 11 1 1 2 1 1 2 3 1 2n-1 11
en { I_ 271 l i2" ' 27.1 ] ' j 2" ' 2n i ' • • • ' j 2" 'l if'
puis F' l'ensemble des points de coupure intervenant dans au moins un des
En' , c'est-à-dire l'ensemble des réels s'écrivant en base deux avec un nombre
fini de chiffres. Mais comme les éléments de cet ensemble "ne se suivent pas"
(dans le sens où aucun élément n'a de successeur immédiat dans l'ensemble),
il est impossible de lui associer un ensemble de segments qui mis bout à bout
reconstitueraient le segment E0 et dont les extrémités seraient exactement
les éléments de F'.
Nous pouvons encore aller plus loin et interpréter la division à l'infini
au sens d'une limite. Dans le cas du premier procédé, la suite des points
de coupure successifs tend vers 0, seul élément de E0 ne faisant pas partie
d'un segment appartenant à E. Dans le cas du deuxième procédé, nous
pouvons considérer qu'à la limite, tous les points du segment E0 sont atteints
par dichotomies successives, puisqu'ils s'écrivent tous en base deux avec un
nombre fini ou infini de chiffres.
Au début de ce travail, le doute planait sur la possibilité d'envisager l'in-
fini actuellement. L'existence d'un tel infini était sujette à opinion. Au terme
de ce travail, nous en sommes arrivés à donner un statut mathématique
à l'infini actuel, ou plutôt aux infinis actuels, car la formalisation varie
d'une situation à l'autre. À défaut d'exprimer définitivement ce qu'est l'in-
fini, cette mise au point nous indique au moins des façons d'en parler...en
mathématiques.
Nous n'avons bien entendu pas fait le tour d'un sujet aussi vaste. D'ail-
leurs l'infini demeurera sans doute toujours intrigant, et toujours, comme
nous l'avons vu, lié aux fondements des mathématiques. Notre espoir est
que le lecteur arrivé jusqu'ici ait, au fil de sa lecture, assimilé assez de faits
et rencontré assez de questions pour lui permettre de poursuivre son étude
avec esprit critique et imagination.
Solutions des exercices

Chapitre 1
page 15. La suite (106 • 1) tend vers 0.
En effet, les termes 106 • 1 deviennent aussi petits que l'on veut au fur et
à mesure que n augmente. Ils peuvent être rendus plus petits que n'importe
quel nombre fixé en prenant n suffisamment grand.

page 20. Définition. On dit qu'une suite (an ) tend vers moins l'infini si,
pour tout M réel, il existe un naturel N tel que pour tout naturel n > N,
on ait an, < M. On note alors

la an = -00.
n-H-oo

page 34. 1. Le raisonnement de Célestin à propos de la suite des carrés


repose sur la décomposition du carré de départ en une infinité de coudes,
qui revient à la décomposition de 1 en la "somme infinie"

3 + 3 1 3 (1) 2 +
+ . . .5
4 4 4+4 4 4 (1)
3 4 3

et dont il déduit que

1 1 1 + 1 (1V 1 (n3 1
+ +....u.
4 + 4 4 + 4 4 12
j 4 4j

Ses deux autres raisonnements utilisent implicitement la même somme infi-


nie.
2. Si Anatole joue le dernier, il n'aura qu'un tiers de la mise ; dans le cas
contraire, Anatole récupérera les deux tiers de la mise.
328 SOLUTIONS DES EXERCICES

3. On peut se représenter une règle graduée en base cinq (figure 1) et se


rendre compte que 2est entre 0, 2 et 0, 3. Puis faire un zoom pour voir qu'il
est entre 0, 22 et 0, 23, etc.

I 1 I I 1 1 1 1 1 1 1 1 1
0 2 0 3

„--'--
„-------
..----
1 1 1 I 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1
0,22 0,23
0 2 0 3

...----..„
.--- .....„„
----

1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 I 1 1 1 1 1 IIII
0,222 0,223
0,22 0,23

Fig. 1

On peut aussi appliquer la technique de division écrite. Cela donne


1, 0 2
4 0, 2 2...
1 0
4
1

On voit que l'algorithme de la division ne s'arrête pas. Mais en outre,


que fait-on d'autre dans cet algorithme que vérifier systématiquement que
0 est trop petit et 1 est trop grand,
0,2 est trop petit et 0,3 est trop grand,
0,22 est trop petit et 0,23 est trop grand,
0,222 est trop petit et 0,223 est trop grand,
etc.
On oscille mentalement autour du nombre à calculer, même si on n'écrit que
l'extrémité inférieure de la fourchette.
SOLUTIONS DES EXERCICES 329

Ainsi un nombre aussi simple que z s'écrit en base cinq sous la forme
infinie 0,222... Mais après tout, un nombre aussi simple que s s'écrit en
base 10 sous la forme 0,333...

page 53. Donnons-nous un nombre M et montrons qu'il existe un indice


N tel que pour tout n > N, on ait ru, > M, c'est-à-dire u
n > M•
Cet indice N nous est donné par l'hypothèse

lim un = +00.

En effet, par la définition de limite infinie, on sait que, quel que soit le
nombre que l'on se fixe (et notamment si ce nombre égale -L ;),
i il existe un
indice N à partir duquel un est plus grand que ce nombre fixé (ici e l ) et
c'est bien ce qu'il nous faut. •

Chapitre 2
page 94. La réponse est oui. La figure 2 montre un montage qui le prouve.
Au moins à condition de ne pas trop se soucier de la réalisation pratique.
Mais on peut quand même faire un bout de chemin vers l'infini.

5
4 O
3 O
2

Fig. 2

Chapitre 3
page 107. La figure 3 permet de ramener cette question à celle des différen-
tes sections d'un coin de parallélipipède rectangle par un plan. N'importe
quel triplet de points non alignés peuvent être pris comme points de fuite
pour les côtés d'un parallélépipède rectangle.
Une autre question intéressante est de retrouver par construction, à par-
tir de trois points quelconques pris comme points de fuite, la position exacte
du centre de projection.
330 SOLUTIONS DES EXERCICES

Fig. 3

page 119. 1. Prenons les mêmes conventions qu'à la figure 16 (page116),


avec d = h = 1. Alors la formule 3.1 de la page 115 permet de voir que la
suite de points dont les distances à l'orignie de l'axe des x sont en progression
géométrique de raison âa pour image une suite de points dont les distances
à P sont en progression géométrique de raison 3.
2. La figure 4 montre une façon de représenter une droite graduée.

Fig.

page 139. Vu la loi donnant la longueur des rayons, les sommets de la


spirale appartiennent à une spirale homographique. Cette spirale polygonale
correspond donc à la photo d'un escalier tournant à base carrée.
La longueur de cette spirale est infinie. On peut le voir en minorant la
série qui la représente par (V E n ,-), série qui tend vers l'infini comme
i 21
SOLUTIONS DES EXERCICES 331

nous l'avons vu au chapitre 1. Celle de la spirale homographique (d'un point


précis de celle-ci jusqu'au pôle), puisqu'elle est minorée par la précédente,
est donc également infinie.
Au fait, comment peut-on prolonger la spirale polygonale, image d'un
escalier tournant, vers l'extérieur ?

page 153. Soit e une droite de 7r0 passant par O. L'image sur Ir d'une courbe
tangente à e au point O peut être une courbe asymptotique à une droite
parallèle à e, mais elle peut aussi ne pas être de type asymptotique et "fuir"
vers le point à l'infini de e à la manière d'une parabole, par exemple.
Le fait que l'image de la courbe "contienne" le point à l'infini de e peut
être vu en considérant un cône (plein) de sommet O et d'axe e. Quel que
soit l'angle de ce cône, la courbe y entre avant d'atteindre O. L'image d'un
tel cône sur ir est un domaine borné par une hyperbole d'axe parallèle à e.
Et quel que soit l'angle du cône, aussi petit soit-il, la courbe-image finit par
entrer dans ce domaine et ne plus en sortir, tout comme les droites de 7r
parallèles à e (voir section 3.3.4, page 149).
Pour construire une courbe dont l'image est une parabole "contenant"
le point à l'infini de e, on peut par exemple considérer un autre cône dont
l'intersection avec le plan 7r0 est la droite e et y tracer une croube tangente
à e.
page 165. 1. Non.
2. Par trois points non alignés passe un et un seul plan.

page 166. 1. La définition peut être étendue sans modification au cas où le


centre O est à l'infini, non compris dans 7r,. La donnée du point O revient à
celle d'une direction, celle des droites dont le point à l'infini commun est O.
Si P est un point ordinaire, son image

p(P) = OP n 71-c.

est l'intersection de 7r et de la droite "de direction O", passant par P. Cette


projection centrale particulière est donc une projection parallèle de direction
d, où d est une droite dont le point à l'infini est O.
Si P est un point à l'infini de re, il est envoyé sur lui-même. Et si P
est un point à l'infini extérieur à 7r,, la droite à l'infini OP est celle d'une
infinité de plans parallèles, coupant 7r, en une infinité de droites parallèles.
Le point
p(P) = OP n 7r,
est donc le point à l'infini de ces droites. Il ne coïncide ni avec O, ni avec P.
332 SOLUTIONS DES EXERCICES

2. La solution de l'exercice précédent nous apprend que si le centre O


est à l'infini, tout point ordinaire est envoyé par une projection parallèle sur
un point ordinaire de 7r, et que tout point à l'infini est envoyé sur un point
à l'infini de wc. La propriété

p(di n d2) = p(di) n p(d2)

affirme notamment que la projection parallèle conserve le parallélisme.

Chapitre 4

page 184. Pour tenter à la section 4.1.1 de comprendre le phénomène de


coupure d'une droite en deux, nous avons évoqué la recomposition de la
droite avec les deux morceaux, un peu comme PASCAL tente (en vain) de
composer une étendue avec deux indivisibles.
Une des hypothèses que nous avons faites était que les deux demi-droites
se terminaient chacune par un point. Lorsque nous avons tenté de rappro-
cher ces deux points pour reconstituer la droite, nous nous sommes trouvés
devant la même question que PASCAL lorsqu'il essaie de composer deux indi-
visibles. Or il montre que deux indivisibles mis ensemble ne composent pas
un étendue : "ils ne sont qu'une seule et même chose", "les deux ensemble
sont indivisibles". Si donc nous acceptons cette idée, nous devons conclure
qu'avant la coupure, il n'y avait pas deux points, qu'il n'y en avait au plus
qu'un.

Chapitre 5

page 239. a) Oui.


b) La fonction g n'est pas monotone, comme on peut facilement s'en
convaincre. Elle est continue sur (]0, 1[\1D), discontinue sur ]0, i[nD.
En effet, si x tend vers un nombre b illimité, les 2n premières décimales de
x deviennent égales aux 2n premières décimales de b; alors les 2n premières
décimales de g(x) deviennent égales aux 2n premières décimales de g(b). Ce
qui entraîne que g(x) tend vers g(b). Par contre ce n'est pas le cas si b est
un nombre limité : les schémas suivants suffisent à s'en convaincre.

0, 2999... 1--> 0, 9299...


E= 0,9
0, 3 0, 03
SOLUTIONS DES EXERCICES 333

0,12999... 1—> 0,21999...


0,09
0,13 1—> 0,31

D'autre part, la fonction g n'est dérivable nulle part. Le tableau suivant


donne le quotient différentiel lié à l'augmentation (resp. la diminution) d'un
réel illimité d'une valeur â = 10-2n ou S = 10—(2n+1), où 2n et 2n + 1
(avec n > 0) représentent des rangs où les décimales du réel illimité b sont
différentes de 9 (resp. de 0).

S= x— b 1—> E_ I f (x) — f (b) I quotient différentiel =


6. = 0,01 F---> E = 0, 1 = 10
Ô = 0, 0001 1---> E = 0, 001
8 —
— 10
6 = 10-2n ,—+ E = 10—(2n-1) i = 10
6 = 0,1 1—> E = 0, 01 i = 1
8 = 0,001 1—> E = 0, 0001 e_1
8 - 10
S= 10-(2n+1) H E= 10-(2n+2) i -1

En outre, aussi loin que l'on aille dans la suite des décimales du nombre
illimité b, il y en a qui sont différentes de 9 (resp. de 0). Distinguons cepen-
dant trois cas concernant la non-dérivabilité à droite :
- Premier cas
Il y a une infinité de décimales différentes de 9 à des rangs pairs et
une infinité de décimales différentes de 9 à des rangs impairs.
Dans ce cas, le tableau ci-dessus montre que le quotient différentiel ne
converge pas lorsque x tend vers b.
Deuxième cas
Il y a un nombre fini de décimales différentes de 9 à des rangs pairs et
une infinité de décimales différentes de 9 à des rangs impairs.
Dans ce cas, pour montrer la non-dérivabilité à droite, nous utiliserons
le tableau suivant, où 2m correspond éventuellement à une décimale
9 et 2n + 1 correspond à un rang où la décimale est différente de 9.

6 = x— b 1—> E_ If (x) — f (b)i quotient différentiel =


6 = 10-2m i--> E > 10—(2m-1) 8 >
- 10
S= 10 — (2n+1) H E= 10—(2n+2) e_ 1
75 — iii
334 SOLUTIONS DES EXERCICES

- Troisième cas
Il y a une infinité de décimales différentes de 9 à des rangs pairs et un
nombre fini de décimales différentes de 9 à des rangs impairs.
Dans ce cas, nous utiliserons le tableau suivant, où 2n correspond à
un rang de décimale différente de 9 et 2m + 1 correspond à un rang
de décimale 9.

6= x— b 1—> E_ I f (x) — f (b) I quotient différentiel = i


6 = 10-2n ,_+ E = 10—(2n-1)
i• = 10
8 = 10— Pm-Fi) ,---> E = 9 • 10-2' i > 90

La non-dérivabilité à gauche se traite en remplaçant les 9 par des 0 dans


le raisonnement ci-dessus et en y ajoutant quelques signes négatifs.

page 269. a) Toutes sauf la complétude.


b) (1) Si a et b étaient deux réels distincts opérant cette partition, alors
2 serait à la fois dans U1 et dans U2, ce qui est impossible.
a+b
(2) Le plus petit des majorants, s'il existe, ne peut être qu'unique. Car
s'il y en avait deux, l'un dépasserait forcément l'autre et ne serait donc pas
le plus petit.
(3) Voir le mémoire de Bolzano pour l'unicité de la limite.

Chapitre 6
page 315. Si nous avions choisi d'enlever des parties ouvertes, la première
transformation substituant les chiffres 1 aux chiffres 2 ne serait plus bijective,
mais bien surjective. En effet, les couples (0, 1; 0, 1) et (0, 2; 0, 2) par exemple
seraient envoyés sur le même couple (0, 1; 0, 1). Néanmoins la surjectivité
suffit à montrer que P a au moins la puissance du continu. Par ailleurs
l'application identité de P dans ([0; 11)2, injective, permet de conclure que
P ne peut avoir que la puissance du continu.
Maintenant, si on décidait d'enlever à chaque étape des intervalles fer-
més, l'ensemble T' ainsi obtenu serait-il vide ? Non. Il suffit pour le voir
de remarquer que la différence entre T et T' est l'ensemble des extrémités
droites des intervalles que l'on a enlevés, ensemble qui est dénombrable.

page 318. On utilise à nouveau la série E20 qui converge vers E.


Chaque Ei peut être "recouvert" par un ensemble dénombrable (ou fini)
Fi d'intervalles tel que la limite de la série (ou la somme) des longueurs
SOLUTIONS DES EXERCICES 335

des intervalles ne dépasse pas 2 41. L'ensemble E peut donc être recouvert
par l'ensemble d'intervalles LIEN Fi. Cet ensemble est dénombrable (puisque
c'est une union dénombrable d'ensembles dénombrables (ou finis)) et la li-
mite de la série des longueurs de ces éléments ne dépasse pas

E.
2i+1
i=0
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Index

ACHILLE, 5, 39, 40, 45 BORCEUX, F., 178


AHA, 85 BOREL, É., 227
Aire du rectangle, 259
CANTOR, G., 226, 231, 243, 250,
ALBERTI, L.B., 103
251, 253, 256, 266, 269, 278,
Angle d'incidence, 75
297, 302, 308, 312, 315, 323
Angle de réflexion, 75
Cardinal d'un ensemble, 307
Argument du nombre impair, 189
CAUCHY, A.-L., 17, 70, 243, 249,
ARISTOTE, 39, 101, 184, 195, 205,
269, 279
210, 219, 323
CAVEING, M., 206
Asymptote, 145
Choc semi-élastique, 81
Axiome, 164
Complétude, 255
Axiome d'Archimède, 66, 68, 188,
Congruent, 208
209, 272
Consécutivité, 184, 220
Axiome d'intégrité, 209, 276
Consistance de l'arithmétique, 298
Axiome de l'ensemble infini, 297
Contact, 219
Axiome de l'ensemble vide, 297
Contigu, 184
Axiome de parallélisme, 208
Contiguïté, 220
Axiome de récurrence, 289
Continu, 184
Axiome du choix, 310
Continuité, 220
Axiomes d'appartenance, 206
Axiomes d'ordre, 207 Continuum, 204
Axiomes de congruence, 208 Converger, 19
Axiomes de continuité, 209 D'ALEMBERT, 73
Axiomes de Peano, 288, 293, 297 DE SANTILLANA, G., 40
BEGHIN, H., 81 DEDEKIND, R., 243, 251, 253, 266,
BELNA, J.-P., 256, 270, 278, 302, 276, 278, 281, 288, 289, 313
323 DESARGUES, G., 130, 163, 167, 176
BERKELEY, G., 179, 181, 182, 189, DESCARTES, R., 130
191, 213 DHOMBRES, J., 251, 253, 266, 268
BOLZANO, B., 19, 203, 205, 223, DIEUDONNÉ, J., 267, 270
243, 244, 269, 278, 279, 302, Diverger, 19
324 Division infinie, 181, 182
344 INDEX

Droite à l'infini, 147, 164 GILBERT, T., 103, 253


Droite axiomatique, 206 GODEFROY, J., 279
DURER, A., 103 HAUCHART, C., 20, 39, 81
EINSTEIN, A., 73 Hélice circulaire, 136
ENRIQUES, F., 40 HILBERT, D., 203, 206, 210, 266,
Ensemble bien ordonné, 294 276, 277, 300
Ensemble continu de points, 315 Indivisible, 183
Ensemble de mesure nulle, 316 Infini actuel, 15, 188
Ensemble dénombrable, 309 Infini potentiel, 15, 182
Ensemble dense dans un autre en- Intermédiaire, 219
semble, 235
JADIN, B., 253
Ensemble dérivé, 226, 323
Ensemble triadique de Cantor, 313 KOLMOGOROV, A.N., 37, 38
Espace affine complété, 164 LAKATOS, I., 231
Étendue, 183 LAMARTINE, 5
Étendue continue, 204 LANDAU, E., 289
Etre en contact, 184 LEBESGUE, H., 225, 265, 276
Etre ensemble, 184 LEIBNIZ, G., 231
EUCLIDE, 203, 206, 207, 277, 299, LELONG-FERRAND, J., 266, 276,
303 278
EULER, L., 54, 64 Ligne, 207
Existence, 176, 279 Ligne d'horizon, 107
Extrémités d'une ligne, 207 Ligne droite, 207
Fenêtre d'Alberti, 102 Limite, 17
Fonction continue, 233 Limite infinie, 20
Fonction continue à droite, 233 LOMBARD, P., 178
Fonction continue à gauche, 233 LORENZETTI, A., 110, 114
Fonction dérivable, 234 MASY, H., 206
Fonction dérivable à droite, 234 MAWHIN, J., 65, 71
Fonction dérivable à gauche, 234 MÉRAY, C., 253, 256
Formule de récurrence, 287 MERS, CHEVALIER DE, 189, 196,
FRAENKEL, A., 297 212
FRÉDÉRICKX, M., 55 Méthode projective, 163
GALILÉE, 187, 189-191, 197, 210, Miroirs parallèles, 73
215, 299, 302 Nautilus, 131
GAUD, D., 27 NEWTON, I., 81
GEM, 179 Nombres naturels, 288, 297
Géométrie affine, 164 Nombres réels, 225
Géométrie projective, 176 Nombres transfinis, 229, 323
INDEX 345

Nombres triangulaires, 283 RUSSELL, B., 270


Objet final, 10, 29 Se toucher, 183
Open University, 55 Se toucher en une partie, 183
PANOFSKY, E., 110 Se toucher partout, 183
PASCAL, B., 23, 108, 109,127, 130, Sens commun, 176
181, 182, 191, 196, 210, 243 Série absolument convergente, 65
PEANO, G., 288 Série géométrique, 24
Perspective, 101 Série harmonique, 42, 44
Perspective à point de fuite, 102 Série harmonique alternée, 58
Perspective centrale, 102 SIERPINSKI, 6, 322
Perspective parallèle, 171 Simultanéité, 219
Plan à l'infini, 164 SINACEUR, H., 204
Plan affine complété, 164 Somme partielle, 24
Point, 207 Spirale d'Archimède, 131
Point à l'infini, 119, 121 Spirale homographique, 137
Point d'accumulation, 227 Spirale hyperbolique, 137
Point de fuite, 105 Spirale logarithmique, 131
Point isolé, 204 STENDHAL, 101
Point manquant, 129 STEVIN, S., 276
Polygones emboîtés, 55 Suite, 17, 18
Principe de continuité, 231 Suite arithmétique, 12
Principe de récurrence, 283 Suite de Cauchy, 274
Probabilité, 36 Suite fondamentale, 256
PROCLUS, 299 Suite géométrique, 9
Projection centrale, 123 Suite harmonique, 14
Projection centrale complète, 166 Suite réelle, 18
Propriété de Bolzano-Weierstrass, Superposabilité, 208
268, 277
Tangente, 145
Puissance d'un ensemble, 307
Tendre vers, 19
Puissance du continu, 310, 315
Tendre vers l'infini, 20
Quantité variable, 17 Terme d'une série, 24
Quotient différentiel, 234 THOMSON, 41
Raison, 9, 12, 25 TILLEUIL, P., 253
Rayon incident, 75 TOEPLITZ, 0., 71
Rayon réfléchi, 75 Tour de Hanoï, 283
Récurrence, 7, 14, 22
VAN PRAAG, P., 276
Règle de l'Hospital, 65, 72
VILENKIN, N. YA., 302
ROUCHE, N., 20, 39, 81
ROUSSEAU, 5 WEIERSTRASS, K., 19, 70, 253
346 INDEX

ZÉNON, 39, 40, 45


ZERMELO, E., 297
Table des matières

Avant-propos 1

1 Le fini témoigne de l'infini 5


1.1 Enlever sans cesse quelque chose 6
1.2 Ajouter toujours moins 20
1.3 Vers plus de rigueur 46
1.4 Appendice 71

2 L'infini est-il dans la réalité ? 73


2.1 L'infini dans un reflet 73
2.2 L'infini dans les rebonds d'une balle 80
2.3 L'infini sous une échelle 85
2.4 L'infini sur un tas de planches 89
2.5 Infini pensé, réel ou mathématique? 95
2.6 Appendice 97

3 L'infini est en vue 101


3.1 L'infini en perspective 101
3.2 Y a-t-il vraiment des points à l'infini ? 121
3.3 Diverses façons de s'approcher des points à l'infini 131
3.4 Les points à l'infini sont-ils des points comme les autres? . 157

4 Faire la droite avec des points 179


4.1 Couper et recomposer une droite 180
4.2 Le rôle des points et des intervalles dans la ligne 186
4.3 Comparer deux lignes inégales 196
4.4 Vers une définition de la droite 201
4.5 Appendice 210
348 TABLE DES MATIÈRES

5 Les réels : mesures, écritures ou objets de calcul ? 225


5.1 Les réels : des intuitions équivalentes, opposées
ou complémentaires? 225
5.2 Pourquoi définir les réels? 242
5.3 Construction des réels 252
5.4 A chaque réel son écriture 263
5.5 Ce que les réels doivent pouvoir faire 266
5.6 Tour d'horizon sur les réels et les points de la droite 274

6 L'infini accepté 281


6.1 Les naturels 281
6.2 Différentes infinités 299
6.3 L'objet final d'un processus infini 313

Solutions des exercices 327

Index 337

Bibliographie 343

Achevé d'imprimer en juin 2001 par Normandie Roto Impression s.a., 61250 Lonrai
N° d'impression : 011308 - Dépôt légal : juin 2001
Vous a-t-on déjà dit que les droites parallèles se rencontrent à
l'infini ? Que certains nombres ont une écriture décimale
illimitée qui ne répond à aucune régularité ? Que dans un
mètre seulement, on peut aligner une infinité de segments ?
Mais que signifient ces infinis que l'on rencontre en
mathématiques, notamment dans les nombres, en analyse,
en géométrie ? Où se situe l'infini ? Peut-on le voir ? Est-
il réel ou fictif ? Sert-il à quelque chose ou est-il
seulement une marotte de mathématicien ?
L'infini est en fait le pain quotidien des mathématiciens.
Il suffit de penser au calcul des limites pour voir qu'on
le rencontre sans plus s'en étonner. Pourtant, il est
plein de mystère et source de paradoxes qui valent la
peine d'être rencontrés, pour mieux comprendre les
mathématiques qui le mettent en scène.
Ce livre présente des mathématiques liées à l'infini, à
travers une suite de problèmes qui provoquent
l'imagination et le questionnement. On y parcourt le
chemin parsemé d'embûches qui va de la pensée
commune vers les mathématiques. En surmontant ces
embûches l'une après l'autre, on comprend les raisons d'être
de la rigueur. Mais on acquiert aussi des intuitions qui
éclairent les théories mathématiques.

illustration de couverture : peinture de J. Bartholomé

Il1 11,11,11111 11 111,p1


9 11 8 9 81, ISBN 2-7298-0617-2

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