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COURS 2019-2020
Conscience et illusion
Mme Claire ETCHEGARAY
CM et TD
Introduction
Table des matières en fin de document
11 pages
Avertissement
Cette œuvre est protégée par le Code de la propriété intellectuelle.Toute diffusion illégale peut donner lieu
à des poursuites disciplinaires et judiciaires.
1
NATURE DU PARTIEL
Durée de l’épreuve : 2h. L’étudiant aura le choix entre deux exercices : des questions
sur texte ou des questions sur dissertation (introduction et plan détaillé).
LE DEVOIR FACULTATIF
Conseil de l’enseignante : pour le devoir facultatif, dont la note ne compte pas, entraînez-vous
sur le sujet qui vous paraît le moins aisé. Pour le partiel en revanche, choisissez l’exercice que
vous maîtrisez le mieux. (Mon cours suffit mais j’accepte tout autre référence ou argument).
Quelques exemples de sujets possibles de dissertation sur ce thème : 1/ Suis-je ce que j’ai
conscience d’être ? 2/ Toute conscience est-elle un savoir ? 3/ La conscience est-elle une
connaissance ? 4/ Toute conscience est-elle conscience de soi 5/ Une science de la conscience
est-elle possible ? 6/ La notion d’inconscient est-elle contradictoire ? 7/ La conscience est-elle
une illusion ? 8/ Qu’est-ce que « prendre conscience » ?
Un cours de deux heures sera proposé pour ceux qui peuvent se déplacer, durant le
semestre, à Nanterre. Je pourrai alors répondre à toutes vos questions sur le polycopié et à vos
interrogations méthodologiques. Mais d’ici là n’hésitez pas à poser vos questions sur le
forum.
Tout au long du polycopié, je vous propose des exercices. Aucun n’est obligatoire.
Mais je ne saurai trop vous conseiller de vous y essayer. Certains sont corrigés directement
dans le cours (parfois en annexe). Certains seront corrigés sur le forum.
Tous les termes en gras suivis d’un astérisque sont définis dans l’Index du cours.
2
INTRODUCTION
REMARQUES DE METHODE
Ce cours aura la structure d’une dissertation. Il comprendra en effet une introduction
problématique (qui soulève un problème à partir du sens des termes « conscience » et
« illusion ») et trois parties consacrées à trois thèses différentes (qui néanmoins s’enchaînent
dans la progression de l’argumentation).
Méthodologiquement, ce cours vise donc à illustrer les deux exercices principaux que
vous rencontrerez tout au long de vos études en philosophie : la dissertation et le commentaire
de texte.
3
« illusion » à partir des usages linguistiques (communs, scientifiques et philosophiques) que
l’argumentation doit progresser.
1 Du sommeil pathologique (comme dans l’hypersomnie cataleptique) au coma,
à lui seul à prouver que le sens d’un terme correspond encore à son usage d’origine.
Mais c’est un indice qui peut parfaitement figurer dans une introduction de copie. Ici,
notez que l’étymologie cum-scientia (avec-science) pourrait être exploitée différemment.
4
Ainsi, les capacités de percevoir, déduire, conclure, découvrir, comprendre, etc. sont
parfois tenues pour des formes de conscience. « Une fois que vous aurez perçu/compris
que… » peut être remplacé par « une fois que vous aurez conscience que… ». Certes, il se
peut que cette conscience connote davantage. Elle désigne parfois un savoir qui n’est pas du
même ordre qu’un accès irréfléchi, inattentif, immaîtrisé, à des informations. Dans ce cas la
conscience sera synonyme d’attention, de compréhension, de réflexion. L’on peut également
y voir une forme particulière de savoir en ce qu’elle se reconnaît comme savoir – dire « je
suis conscient du problème » c’est dire que « je sais « très bien » que c’est un problème » :
c’est savoir reconnaître le problème, savoir le justifier, voire savoir que l’on sait. Enfin, on
peut y voir un savoir sur soi : « j’ai conscience que c’est moi qui t’ai offensé, que c’est à moi
que le problème se présente, etc. ». Exercice : distinguer « savoir réfléchi » et « savoir
réflexif ». Mais, à tout le moins, la conscience paraît bel et bien être un savoir, par définition.
Si tel est le cas, son rapport à l’illusion ne sera jamais que d’exclusion. D’après ce que
nous venons d’observer, prendre conscience de, c’est par définition dissiper les illusions ou, à
tout le moins, avoir conscience de c’est par définition ne pas se laisser prendre à l’illusion.
Un exemple suffira : lorsqu’un magicien coupe son assistante en deux, la vue du corps séparé
en deux moitiés n’empêche pas d’avoir conscience qu’il y a « un truc » ! Pour justifier
conceptuellement ce point, analysons le mot « illusion » et distinguons son sens de
« l’erreur ». Exercice : distinguer « l’illusion » de « l’erreur ». Faire une erreur dans un
devoir de mathématique n’est pas se faire une illusion. Pourquoi ? Une erreur est
répréhensible si l’on suppose que l’on aurait pu ne pas la commettre : à ce titre, elle a un
caractère contingent ; compte-tenu de nos facultés cognitives, on aurait pu l’éviter. Une
illusion est au contraire un phénomène qui est nécessairement lié au fonctionnement de nos
facultés cognitives. Pensez aux illusions d’optique ou aux biais cognitifs. Dans notre exemple,
les conditions et mécanismes de la perception chez le spectateur du tour de magie ne lui
laissent pas le choix de voir ou non la femme coupée en deux. Dire qu’il a conscience qu’il y
a un truc, c’est dire qu’il sait par ailleurs que sa perception est le résultat de ce dispositif.
Deux autres effets de sens peuvent être mentionnés. 1/ La conscience, ce serait un savoir
qui vient de la synthèse : le cum (latin dérivé du grec syn) peut renvoyer à une activité
mentale ou psychique de rassemblement, de combinaison. On retrouve le sens du
préfixe dans le grec synaisthesis. La conscience serait donc la capacité de traitement de
données qui permet d’en faire un percept ou un concept – à tout le moins qui nous
donne un objet à penser. 2/ La conscience, ce serait un savoir en com-mun : le cum
renverrait cette fois à une forme d’intersubjectivité. La conscience serait une capacité
toujours déjà collective, voire toujours déjà conditionnée par le langage, la communauté
ou la culture.
5
L’argument semble parfaitement valoir, aussi, pour la conscience morale. L’anglais
distingue d’ailleurs conscience (conscience morale) et consciousness (conscience psychique).
Mais puisque le français utilise le même terme, l’on peut dégager un noyau sémantique
commun : avoir mauvaise conscience c’est savoir que l’on a mal agit ; agir en toute
conscience, c’est savoir évaluer le bénéfice ou la moralité de son action. La conscience
morale est une faculté d’appréciation – qui, d’ailleurs, ne suffit pas toujours à motiver nos
actions (voir le Jiminy Criquet de Pinocchio). Elle ne suppose pas toujours de savoir définir in
abstracto le bien et le mal, mais elle suppose de savoir où ils se trouvent dans une situation
donnée – elle les re-connaît.
C’est ce premier problème, ravageur, qu’il nous faudra traiter. Car l’on voit bien qu’un
tel soupçon supprime la différence entre conscience et illusion – de sorte que le sens même de
la notion de conscience s’en trouve contesté. C’est dire que la conscience, même réfléchie et
même attentive, n’est jamais dépourvue d’illusion (entendue comme jeu d’apparences). Mais
c’est alors ouvrir grand la porte à un scepticisme et plus exactement à la plus radicale des
6
suggestions acataleptiques* : puisqu’il nous arrive de constater que nous étions pris dans une
illusion à notre insu, ne faut-il pas craindre de l’être en toutes nos perceptions, tous nos
souvenirs et tout exercice de nos facultés mentales3 ? Certains sceptiques de l’Antiquité, nous
rapporte Cicéron dans ses Premiers académiques, faisaient valoir que puisqu’il nous arrive de
rêver en pensant vivre éveillé, il se peut que ce que nous tenions pour la veille ne soit jamais
qu’un songe. En somme, comment distinguer la réalité de l’illusion ?
longtemps, en particulier par les philosophes sceptiques justement. Mais ce point est en
jeu dans l’opposition, au sein des sciences cognitives contemporaines, entre modèles
top-down et modèles bottom-up de la perception. Vous trouverez dans les annexes le
passage d’un article en anglais récent qui le montre parfaitement – passage qui n’est
évidemment pas au programme de l’examen. Cf. Andy Clark, « Perceiving as Predicting »,
Perception and its Modalities, éd. Dustin Stokes, Mohan Matthen et Stephen Biggs, Oxford
University Press, 2015.
5 Là encore, pour aller plus loin (sans que ce ne soit un point au programme de ce cours
7
« conscience », soient en réalité des normes collectives et sociales intériorisées par celle-ci. Si
tel est le cas, la vertu de l’agent moral se gouvernant lui-même pourrait n’être elle-même
qu’une illusion et que sous couvert de conscience morale, ce soit une idéologie qui se diffuse
par là. On soupçonne, d’un autre côté, que « la conscience de soi » elle-même soit une
expression trompeuse – suggérant qu’il existe un être simple, unique et identique au travers le
temps (nommé « soi ») et que son existence se découvre immédiatement à lui-même par le
seul fait d’être conscient. Or la conscience s’exerce toujours au présent, de sorte qu’elle
devrait nous révéler une existence momentanée, dont la durée est limitée au présent. Elle n’est
jamais que la conscience d’un acte ou d’une opération. Comment prétendre être autre chose
que ma perception, mon sentiment, mon action présents ?
8
Une dernière question mérite d’être posée. On suppose, par définition, que la
conscience fait toute la différence entre un être conscient et un être qui ne l’est pas. Or, l’une
des questions contemporaines est de savoir si cette différence – ou tout au moins son
assignation – n’est pas une illusion. Non seulement les signes ou manifestations de conscience
ne suffisent pas toujours à établir qu’il y a ou non conscience – c’est le problème posé par le
cas bien connu du locked-in syndrome (voir le roman de J-D Bauby, Le scaphandre et le
papillon (1997)). Mais surtout, comment puis-je, de ma propre conscience, avoir la prétention
de savoir ce qu’est la conscience d’êtres ou organismes fort différents de moi et comment
puis-je, à partir de l’expérience de ma conscience propre, fixer la différence entre les êtres
conscients et ceux qui ne le sont pas ? N’est-ce pas l’ultime illusion de la conscience d’un
organisme que de juger de l’extension de la conscience dans le règne vivant ?
PLAN DU COURS
Dans une première partie, tout en admettant que la conscience soit source d’illusions,
on cherchera à comprendre en quel sens elle peut être indubitable (quand bien même elle
serait source d’illusions donc). C’est la réflexivité de la conscience qui nous paraîtra
susceptible de lui donner ce privilège.
Dans une seconde partie, l’on envisagera comment la réflexivité de la conscience peut
néanmoins être illusoire. Il s’agira principalement des illusions sur soi, et des illusions du soi.
Dans une dernière partie, l’on envisagera les défis qu’une description de la conscience
doit relever. On considérera donc la possibilité d’une philosophie de la conscience et d’une
science de la conscience.
Remarque : Afin de construire une dissertation, il est nécessaire de placer en continuité des
arguments qui traitent parfois de sens très différents. Il faut souligner ces différences, lorsque
vous pensez que c’est le cas. Inversement, lorsque vous pensez que le rapprochement entre
différents sens peut faire ressortir un noyau sémantique, il faut aussi le signaler. Par exemple,
il est clair que vous ne pouvez pas tenir pour allant de soi l’équivalence entre la conscience
psychique et la conscience morale. Ignorer leur distinction serait vous exposer à un
glissement. Mais il est clair aussi que, tout en faisant cette distinction, vous pouvez les
rapprocher sur tel ou tel point. Des remarques similaires pourraient être faite sur la distinction
9
entre la conscience individuelle et personnelle dont traite la psychanalyse, et la conscience
existentielle et universelle que décrit la phénoménologie.
Distinguer savoir réfléchi et savoir réflexif. Les deux locutions renvoient bien sûr à
une forme de réflexion. Mais le savoir réfléchi demande concentration et attention pour
retenir quelque chose, alors que le savoir réflexif peut être immédiat – l’essentiel est qu’il
porte sur soi. Le savoir réfléchi suppose de la mémoire, par exemple pour se référer à des
prémisses antérieures et les rapprocher d’autres données afin de raisonner, inférer, conclure. Il
peut être discursif (i.e. avoir des étapes). La réfléxivité, au contraire, désigne en philosophie
un acte qui se prend lui-même pour objet : il n’a donc pas besoin d’autre chose que lui-même
au moment où il se réalise. Un savoir réflexif c’est un savoir qui, de ce fait même, se sait lui-
même. La conscience est susceptible de désigner un savoir réfléchi ou bien un savoir réflexif.
NB : Un texte canonique est souvent utilisé dans la culture philosophie classique pour
distinguer se faire des illusions et faire des erreurs – un texte de Freud, qui ici ne nous
intéresse pas tant pour les thèses psychanalytiques que pour l’analyse conceptuelle qui s’y
déploie. Vous le trouverez en annexe.
10
Correction des exercices de l’introduction .......................................................................... 10
Table des matières ....................................................................................................................... 10
11
Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Service d'enseignement À distance
Bâtiment E - 3ème étage 200, Avenue de la République
92001 NANTERRE CEDEX
COURS 2019-2020
Conscience et illusion
Mme Claire ETCHEGARAY
CM et TD
Chapitre 1
Table des matières en fin de document
49 pages
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lieu à des poursuites disciplinaires et judiciaires.
CHAPITRE 1
A LA RECHERCHE DE LA CONSCIENCE INCONTESTABLE :
INFAILLIBILITE, CONNAISSANCE, INDUBITABILITE
C’est cet argument que nous pouvons exploiter dans un premier temps, pour
rechercher en quoi la conscience pourrait, même si elle est sources d’illusions, attester une
vérité incontestable.
La conscience est infaillible lorsque ce qui m’apparaît ne peut pas être faux. Or
l’expérience de la douleur ou la souffrance semble bien être de cette espèce1. On ne peut
distinguer, en effet, dans la souffrance ou la douleur, l’apparence de la réalité. En elles, la
phénoménalité subjective est bien infaillible et laisse conclure à un privilège épistémique* de
l’expérience en première personne. S’il me semble que je souffre, alors je souffre et autrui ne
1 Remarque : Le terme « indubitable » est un emprunt à Descartes. Comme on va le voir,
en effet, on peut dire que Descartes trouve dans la conscience la vérité « indubitable »,
c’est-à-dire la vérité dont on ne peut pas douter (de dubitare, lat. : douter). Si tel est le cas,
la conscience résiste aux soupçons soulevés en introduction. Mais il va falloir préciser
les choses. L’indubitabilité de la conscience ne peut être affirmée qu’à certaines
conditions, que nous allons dégager et qu’il vous appartient, dans une copie, d’indiquer.
2
peut me réfuter sur ce point. On ne peut distinguer la conscience (ou sentiment) de douleur de
la douleur même.
Ainsi donc, si l’on trouve une conscience de quelque chose qui est indiscernable de
cette chose même, on aura découvert une conscience infaillible.
Pour aller plus loin : En L1, je n’approfondirai pas ce point. Mais gardez à l’esprit
qu’il y a différentes questions soulevées par ce simple fait d’expérience. Ce sont des questions
sémantiques et logiques autant que psychologiques. Par exemple, le sens du mot « douleur »
n’est pas le même que celui de « température » qui a une référence objective et pas seulement
subjective. On souligne souvent que la douleur n’est pas une représentation de quelque chose,
contrairement à la couleur par exemple – de sorte que certaines théories contemporaines en
ont une conception adverbiale : la douleur ce n’est que le sentiment de douleur, qui n’est lui-
même qu’une manière de sentir douloureusement (quelque chose). Référence sur cette
question : S. KRIPKE, conférence donnée le 29 janvier 1970 et publiée en 1980 dans Naming
and Necessity, 3ième conférence, tr. fr. sous le titre La logique des noms propres, Éditions de
Minuit, 1982, p. 132-144.
3
Prenons un exemple, inspiré de ceux qu’Anscombe prend dans son livre. Imaginons
qu’alors que je tape frénétiquement sur mon ordinateur, concentrée sur mon clavier, vous
entrez dans la pièce. Je ne sais pas que mon ordinateur est éteint mais vous voyez que l’écran
est noir. Vous me demandez : « que faites-vous ? », et je réponds « vous voyez bien, je rédige
mon cours pour Comète ». Ma réponse est-elle un savoir ? En un sens, il est clair que je me
trompe : l’ordinateur est éteint et donc je n’écris rien ; mais en un autre sens, il est clair que je
suis bien à même de vous dire ce que je fais en vous exprimant mon intention – je sais ce que
je fais, même si des circonstances extérieures ont pu empêcher la réalisation de mon action.
Pour me taquiner, vous pourriez me dire : « Ah non, vous ne rédigiez pas, là… ». Pourtant je
n’aurais pas complètement tort de déplorer « mais j’ai passé la mâtinée à rédiger ! (Il faut que
je recommence…) ».
En somme, qu’est-ce que savoir ce que l’on fait ? Ce n’est manifestement pas
seulement regarder ce qui se produit dans le monde – puisque, précisément, la réalisation de
l’action n’est pas toujours conforme à l’intention, laquelle est exprimée par la description que
l’agent en donne. Anscombe invente un terme devenu classique pour désigner ce savoir : c’est
une connaissance « non-observationnelle ».
G.E.M Anscombe fut une élève de Ludwig Wittgenstein, lequel dans ses Recherches
philosophiques a mené une critique serré de ce qu’on a appelé le volitionnisme. « Volition »
était le terme que les philosophes utilisaient depuis le XVIIe siècle pour désigner une entité
purement intérieure d’où l’action intentionnelle découlerait. Or L. Wittgenstein fait valoir que
nous serions bien en peine d’identifier une telle entité. Gilbert Ryle attaque également cette
notion prétendument philosophique en disant que jamais nous ne faisons référence à de telles
« volitions » quand nous décrivons notre action intentionnelle, et que les supposer n’explique
d’ailleurs pas l’intentionalité de nos actions (car il faudrait encore se demander si ces volitions
4
sont elles-mêmes volontaires – bref l’argument est sujet à une régression). Présupposer
l’existence de ces entités mentales n’éclaire nullement l’analyse philosophique de l’action
intentionnelle2.
Comme Wittgenstein, Anscombe pense donc que, pour mener une telle analyse, le
philosophe ne doit pas chercher à découvrir de prétendues « volitions », mais bien plutôt
prêter attention à nos manières de déclarer, exprimer, dire nos intentions (lesquelles, vous
l’aurez compris, ne sont pas des choses qui existent toute faites dans l’esprit). La philosophie
analytique au sens large se caractérise par cette méthode : examiner les usages du langage3.
C’est ce que fait Anscombe, dans son ouvrage, en étudiant le sens de trois types d’énoncés : a/
les phrases du type « je vais faire ceci ou cela », b/ les phrases qui décrivent une action
intentionnelle (du type « je rédige mon cours Comète »), c/ les phrases qui expriment une
intention dans laquelle on agit (du type « je rédige mon cours Comète pour (dans le but de)
faire aimer la philosophie / gagner de l’argent / partager mes connaissances, etc. »).
Je ne reprendrai pas les détails de cette analyse (à vrai dire difficile en L1). Toutefois,
les arguments d’Anscombe intéressent notre réflexion sur la conscience parce qu’ils
reviennent à une position antérieure aux préjugés philosophiques ou grandes idées
préconçues. J’en indique seulement le cœur, à propos du sens des phrases b/ (qui décrivent
une action intentionnelle). Les descriptions d’actions intentionnelles sont uniquement
définies, par Anscombe, comme ce à propos de quoi il y a un sens à poser la question
« pourquoi agissez-vous ainsi ? » en attendant, parmi les réponses possibles, au moins un type
de réponse mentionnant un motif, et en particulier un but. Anscombe s’en tient donc à
l’examen de nos jeux de langage (bref à dégager les questions pertinentes et les réponses
attendues quand on use de phrases ayant un sens auquel réfère le mot général « intention »).
C’est à partir de là que le sens des phrases c/ puis a/ est ensuite examiné dans l’ouvrage.
Venons-en aux points mentionnés plus haut. Et d’abord : de quel droit dire que savoir
ce que l’on fait (donner une description de son action) n’est pas une connaissance
observationnelle ?
2 Voir la critique du volitionnisme par G. Ryle, en annexe.
3 La philosophie analytique au sens plus étroit consiste à mener un examen logique des
Pour bien comprendre la justification de cette thèse, il faut noter qu’Anscombe admet
un complément et fait une concession.
6
Concession. Il peut certes exister des actes de pensée ou de langage non prononcés :
on peut « se dire » des choses, Anscombe le concède. Mais ces actes ne sauraient
suffire par eux-mêmes à constituer une intention (i.e. à fournir la signification de nos
énoncés d’intention). Elle utilise ici l’objection de la régression à l’infini :
Une pensée dédaigneuse pourrait entrer dans l’esprit d’un homme de telle sorte que
son comportement poli et affectueux acquière une intention ironique, sans qu’il y en eût un
seul signe extérieur (peut-être n’a-t-il pas osé l’exprimer). (…) Supposons que la pensée
« Toi, sale petit imbécile » lui soit venue à l’esprit. Mais ici encore, il ne suffit pas que ces
mots lui viennent à l’esprit. Il doit vouloir dire ce qu’ils signifient (to mean them). Cela
montre, encore une fois, qu’on ne peut pas prendre une performance (même interne) en elle-
même pour un acte d’intention. En effet, si vous décrivez une action, le fait qu’elle a eu lieu
n’est pas la preuve d’une intention.
G.E.M ANSCOMBE, L’intention, § 27, tr. fr., p. 97-98/
Si l’on réfère l’intention à un acte intérieur, il faudra encore qu’il soit meant
(intentionnel), l’anglais to mean ayant ce double sens de signifier ou vouloir4.
Et ici Anscombe retourne un argument qui pourrait plaider en faveur du
volitionnisme : nous accorderons tous que l’intention signifiée peut ne pas se
réaliser dans l’action (ou performance). Nos expressions d’intention renvoient
donc à une forme d’intériorité ; mais le philosophe se tromperait si, pour
rendre compte de ce sens, il affirmait que l’intention est constituée par un acte
intérieur de pensée ou de langage.
Précision. Savoir ce que l’on fait c’est parfois savoir répondre à la question « Pourquoi
fais-tu cela ? » en exprimant un but : « pour gagner de l’argent, pour faire aimer la
philosophie ». Or, souvent il y a une chaîne de buts qui peuvent être subordonnés à une
caractéristique désirable ultime (un devoir, un plaisir qui est le but final). La conscience
pratique consiste alors à connaître cet ordre, qui n’est évidemment pas un ordre métaphysique
des fins, ni même un ordre physique de mouvements ou de causes à effets, mais plutôt un
4 Ce qu’Anscombe suggère c’est que ce n’est pas un hazard: l’intention est de l’ordre du
meaning – et elle est comprise comme un meaning plutôt que comme un acte d’une
faculté intérieure que serait la volonté (will).
7
ordre des descriptions qui se dégage de nos réponses à la question « Pourquoi ? » lorsqu’elle
est réitérée5.
L’argument à retenir pour nous est donc le suivant : savoir ce que l’on fait relève
d’une connaissance « non observationnelle », c’est-à-dire de la connaissance qu’un homme
peut avoir sans que rien d’interne ou d’externe ne lui montre son intention. Ce n’est donc pas
l’observation externe de l’action, qui parfois ne correspond pas à ce que l’on a conscience de
faire. Ce n’est pas davantage une image fidèle de sa pensée privée, la pensée n’étant pas un
objet mental mais seulement le sens de nos actions et paroles – lequel se révèle dans nos jeux
de langage.
Maintenant venons en aux deux autres points : en quel sens est-ce une connaissance ?
Et en quel néanmoins je peux dire que je me trompe dans l’exemple ci-dessus ?
5 Cet ordre apparaît particulièrement dans « le raisonnement pratique », qu’Anscombe
Mais alors comment résoudre la contradiction que nous pointions sur notre exemple :
comment se fait-il que, même si rien ne s’affiche à l’écran, je prétends savoir que je rédigeais
mon cours ?
Dramatisons un peu. Il semble qu’il y ait chez Anscombe une tension entre les deux
traits caractéristiques mentionnés. D’un côté, comme on l’a vu, elle reconnaît un privilège
épistémique de la première personne : « il y a un point où seul ce que l’homme lui-même dit
est un signe [de l’intention] » (§25). Donc la capacité à répondre semble bien justifier ma
prétention à savoir que je rédigeais mon cours. D’un autre côté, c’est l’adéquation entre les
faits et la réponse donnée qui fait une connaissance. Donc cela vous autorise à me dire qu’en
réalité je me trompais. Peut-on résoudre cette contradiction inhérente à la notion même de
conscience pratique ? C’est ce que nous allons voir maintenant.
Il faut examiner plus précisément l’adéquation entre les faits et la croyance, qui
constitue ce qu’on appelle « la connaissance ». Pour cela, Anscombe distingue deux types
d’échec ou d’erreurs. Il y a des cas où notre jugement n’est pas conforme aux faits parce qu’il
ne s’y est pas ajusté : c’est le cas de l’erreur théorique. Par exemple : si je dis « ce polycopié
est un cours de biologie », l’erreur est dans le jugement, pas dans le polycopié de philosophie.
Mais il y a des cas où ce sont les faits (nos actions) qui ne sont pas conformes à nos
jugements. C’est le cas « lorsque par exemple j’écris quelque chose d’autre que ce que je
9
pense écrire : alors, comme le dit Théophraste (Magna Moralia, 1189 b 22), l’erreur est dans
l’action et non pas dans le jugement » (L’intention, § 2, p. 38 – cf. aussi § 32).
Cette remarque a été reprise par John Searle, philosophe contemporain, qui a résumé
la distinction en disant que l’intentionnalité, par quoi on peut entendre le rapport de la
conscience aux faits, peut avoir deux directions d’ajustements (deux « directions of fit ») : soit
c’est à la conscience de s’ajuster aux faits (pour avoir une connaissance théorique) soit c’est
aux faits de s’ajuster à la conscience (pour éviter l’erreur pratique, morale, éthique, etc.)6.
Prenons encore un exemple : mon mari me demande de tourner à gauche, je lui dis « oui, oui,
je tourne à gauche », mais en fait, j’ai tourné à droite. L’erreur est dans mon action, non dans
la conscience de mon intention (je savais bien où je voulais aller).
Ainsi cette remarque permet de comprendre que l’erreur pratique n’est pas du même
ordre que l’erreur théorique : je savais que je rédigeais mon cours, mais je me trompais parce
que je ne faisais pas ce qu’il fallait pour que mon action soit conforme à mon intention.
BILAN : La conscience peut produire une illusion lorsqu’elle me fait croire que ce qui
est fait est ce que je crois faire, parce qu’il est vrai que ce que je crois faire est une forme de
savoir – mais c’est un savoir consistant à être capable de répondre de façon pertinente à une
question sur mes intentions, et non un savoir consistant à décrire ce qui a véritablement lieu
dans le monde. L’illusion produite ici est une illusion de savoir, qui d’ailleurs, dispense
d’ajuster le monde à l’esprit et donne les meilleures excuses, comme si l’intention suffisait !
Si mon cours n’a effectivement pas été rédigé, j’ai beau savoir ce que je faisais, il me faut
reprendre la tâche… Si vous avez effectivement été blessé par mes paroles, j’ai beau savoir
6 John Searle, L’intentionalité (1983), tr. fr. , Paris, éd. de Minuit, 1985. Searle plus
La conscience échappe à l’illusion dans la mesure où l’apparence qui s’y présente peut
être conforme à la réalité, ou inversement. Mais alors ne peut-on pas faire un pas de plus : n’y
a-t-il pas en toute conscience (qu’elle soit pratique ou théorie, et quel que soit son objet : la
douleur, et mon corps, mais aussi mon ordinateur, une propriété mathématique, le héros de
mon roman, etc.) un apparence à soi qui est véridique ? S’il m’apparaît qu’une apparence se
présente à moi, n’est-ce pas à tout le moins une conscience incontestable ?
Pour faire saillir ce sens réflexif, je m’appuierai sur le texte canonique des Méditations
métaphysiques. Contrairement au livre d’Anscombe, c’est un ouvrage qu’il vous faut
impérativement lire au cours de la licence. Pour l’examen, je n’exigerai la maîtrise que du
début des Méditations (jusqu’au §5).
Nous allons prendre le temps de le lire ensemble. Et pour cela, le cours présente un
ensemble d’éléments préliminaires. Un étudiant « pressé » pourrait sauter les remarques du 1/,
du 2/ et du 5/ (à condition d’y revenir plus tard). Au sens strict, pour faire une dissertation sur
la conscience, seuls les points 3/ et 4/ sont indispensables.
Nous travaillerons, dans ce qui suit sur l’édition bilingue (latin-français) présentée par
M. et J-M Beyssade : Descartes, Méditations métaphysiques. Objections et réponses, Paris,
Garnier Flammarion. A choisir, et si vous en avez les moyens, mieux vaut encore se munir de
11
l’édition dans Descartes, Œuvres philosophiques, vol. II (1638-1642), Paris, Classiques
Garnier (p. 404-429).
Les Méditations métaphysiques sont composées de six méditations qui sont des textes
courts, que Descartes demandait de lire d’une traite. Il a fait circulé le manuscrit non publié
auprès de contemporains savants, philosophes et théologiens. Ces derniers lui ont écrit des
« objections » auxquelles Descartes a également répondu. Ces sont ces « Objections et
réponses » que vous trouverez à la suite des Méditations métaphysiques.
Les alinéas ne sont pas de lui et ont été introduits a posteriori par les éditeurs. Pour les
besoins du cours, néanmoins, nous ferons référence aux paragraphes qu’ils ont ainsi
configurés. Attention, toute référence aux œuvres de Descartes doit désormais être données
dans l’édition Adam et Tannery : toutes les éditions scientifiques reprennent ainsi en marge la
marque « AT » (pour Adam et Tannery) suivi d’un numéro en chiffres romains (numéro de
volume chez AT) et d’un chiffre arabe (numéro de page).
Ainsi une référence à Descartes est de la forme : AT IX 13 (par exemple pour désigner
le début de la première méditation qui, en GF, commence p. 57)7.
7 NB - L’équivalent chez Kant est la référence à l’édition de l’Académie de Berlin
Par le nom de pensée, je comprends tout ce qui est tellement en nous que nous en
sommes immédiatement connaissants (conscii) (Descartes, Réponses aux secondes objections,
AT IX-124, GF, p. 184)
C’est encore ce sens, renvoyant à une forme de connaissance immédiate, que
Descartes mobilise lorsque, dans les réponses aux Troisièmes objections il dit que « entendre
(i.e. comprendre), vouloir, imaginer et sentir » sont « des actes intellectuels » « en ce qu’ils ne
peuvent être sans pensée, ou perception, ou conscience et connaissance » (AT IX-1).
Peu fréquent sous la plume de Descartes, le terme de « conscience » lui sera surtout
attribué par ses disciples8 ou ses détracteurs9. En fait, on peut trouver plusieurs usages au
XVIIe siècle.
1/ Le français « conscience » était employé, depuis Jean Calvin pour désigner une
capacité à juger le bien et le mal. (C’est donc là l’origine de « la conscience morale »).
Montaigne avait également utilisé ce terme de « conscience » lorsqu’il confessait ne se
repentir que rarement : « ma conscience se contente de soy : non comme de la conscience
d’un ange ou d’un cheval, mais comme de la conscience d’un homme » (Essais, III.2)
8 Le premier à le faire est Louis de la Forge dans son Traité de l’esprit de l’homme, Paris,
Enfin, le terme de « consciousness » sera également employé par John Locke pour
désigner l’expérience subjective qui nous autorise (selon Locke) à forger l’idée d’identité
personnelle. Nous y reviendrons plus loin.
Qu’en est-il des deux premières Méditations de Descartes ? Elles ne nous éclairent ni
sur la conscience morale, ni sur une sunaisthesis, ni sur l’idée d’identité personnelle. Hobbes
est peut-être celui qui nous en rapproche le plus, car sa définition montre que la conscience
n’est jamais que la manière, pour l’évidence, de nous apparaître. Or ce que Descartes met en
évidence, c’est une indubitabilité fondamentale liée à l’expérience de l’apparence impliquée
par tout acte de pensée. C’est ce que nous allons voir maintenant.
14
ans éclate), il se consacre à des recherches scientifiques. Entre 1619 et 1628, il mène des
recherches scientifique, en optique notamment, et a une période d’intenses échanges avec les
intellectuels de l’époque. Devant la condamnation, en 1633, de Galilée, il préfère ajourner la
publication de son traité de physique, Le monde, mais il n’abandonne pas ses recherches.
Depuis 1629 il travaille à la rédaction d’un traité de métaphysique. En 1637, il fait paraître un
énorme ouvrage qui a lui même un titre un peu long : Discours de la méthode, suivi de La
dioptrique, les météores et la géométrie. Ce sont six essais scientifiques (en optique, en
astronomie et en géométrie) qu’il fait précéder d’un petit opuscule, le Discours de la méthode.
Ce petit texte (le Discours de la méthode) est à lire au cours de vos études mais il n’est pas au
programme de l’examen pour ce cours. On y trouve une petite autobiographie intellectuelle,
mais aussi une présentation de son projet philosophique qui articule métaphysique, science et
morale. La partie 4 du Discours de la méthode est un résumé qui annonce, par avance, le
contenu des Méditations métaphysiques. Et c’est en 1641 que les Méditations métaphysiques
paraissent, en latin, sous le titre Meditationes de prima philosophia (la traduction française,
avalisée par Descartes, paraîtra en 1647). Auparavant il a pris soin de faire circuler le
manuscrit et de l’envoyer aux plus grands savants de son temps (des philosophes, tels Thomas
Hobbes ou Pierre Gassendi, mais aussi des théologiens). Bien que nous n’ayons pas le temps
d’étudier ces objections et réponses, elles sont très importantes. C’est pourquoi, en licence,
nous vous recommandons de travailler sur une édition qui les inclut.
15
donc en rupture avec la science telle qu’elle est enseignée à l’université – dans les Écoles,
disait-on – en somme, avec la science scolastique*.
On vient d’esquisser à grands traits les caractéristiques de la physique cartésienne.
Mais que signifie « fonder » la physique ? Deux choses :
1a/ D’abord mieux établir ce que sont les choses étudiées par la physique (et qui
peuvent être décrites dans des lois mécaniques).
Les hypothèses fantaisistes de la scolastique attribuaient aux choses des fins naturelles. Leur
explication était finaliste (par exemple, pourquoi la pierre tombe ? parce que sa fin est de
rejoindre son lieu naturel, le bas). Descartes écarte ce genre d’explication attendu que la
matière est dépourvue d’intentionalité – elle ne pense pas. Mais il lui faut alors justifier ce
point. Il faut qu’il prouve que les choses matérielles ne pensent pas, ne se donne aucune fin, et
n’obéissent qu’à des lois mathématiques. Il ne peut le faire qu’en offrant des arguments
ontologiques* – des arguments qui permettent de dire ce que sont les choses – de concevoir
leur être. La thèse (aussi appelée dualisme*), selon laquelle matière et pensée sont
radicalement distinctes sera justifiée dans les Méditations métaphysiques.
1b/ Ensuite rendre les mathématiques incontestables.
Si la vérité de la physique dépend de la vérité des mathématiques, il faut bien entendu
s’assurer que les mathématiques sont vraies. Or les propriétés et équations mathématiques
nous semblent vraies – mais comment être sûr que cette apparence est une véritable
évidence ? Même les plus simples rapports d’égalité (entre par exemple 2+3 et 5) ne sont que
des égalités pour nous – donc des apparences.
Descartes a d’abord pensé que les mathématiques mettaient en œuvre une méthode
infaillible pour découvrir la vérité, raison pour laquelle elles pourraient fournir une méthode
exemplaire pour la physique. C’est ce que montrent ses Règles pour la direction de l’esprit
(écrites en 1628). Il pense alors que l’axiomatisation* de la géométrie, chez Euclide*, est un
modèle pour toute science. Les deux moyens de découvrir la vérité en effet, selon lui sont
l’intuition qui nous fait saisir les axiomes ou principes, et la déduction qui nous permet d’en
tirer des conséquences vraies.
Mais autour de 1630, la question de l’évidence mathématique le taraude et introduit
une faille dans ce système qu’il veut si solide. Dans les lettres qu’il écrit à un autre savant
(Marin Mersenne), il soulève cette question dans des termes qui paraissent aujourd’hui
étranges, mais qui sont propres à son époque, où la théologie est une science (voire la reine
16
des science)11 : puisque Dieu est tout puissant et qu’il a tout crée, y compris les
mathématiques, est-ce à dire qu’il aurait pu faire que 2+3 ne fasse pas 5 ? Ainsi, la solution
qui fait de Dieu le créateur des mathématiques introduit une menace : les vérités
mathématiques seraient contingentes. Leur nécessité ne serait qu’apparente. En 1630, dans
ses lettres célèbres à Marin Mersenne, Descartes envisage une solution qui, aujourd’hui,
paraît bien faible : oui, Dieu crée les mathématiques, mais il les crée immuables (ce qu’il crée
en mathématique ne change jamais)12. Il n’est pas sûr que la solution ait paru faible à
Descartes, mais il est clair qu’elle n’est pas suffisante face à un autre problème qui, en 1630,
un autre problème se présente à lui : comment répondre aux sceptiques13.
11 Le concept de Dieu que Descartes partage avec toute la philosophie et la pensée
classique occidentale est celui d’un Dieu tout-puissant (infini, comme on le verra).
12 Voir les lettres du 15 avril, 6 et 27 mai 1630 à Marin Mersenne (AT I 143, 149 et 151).
préoccupations (fonder la physique d’un côté, clouer le bec aux sceptiques de l’autre)
sont distinctes. Mais en 1641, les Méditations métaphysiques font d’une pierre deux
coups !
14 Voici quelques-uns des auteurs sceptiques les plus connus à l’époque de Descartes.
• 1581 : parution de la 1ière éd. des Essais de Montaigne (qui surtout dans l’Apologie de
Raymond Sebond montre que tout est relatif et que la raison ne peut pas établir des
vérités incontestables). Francisco Sanchez publie Quod nihil scitur (« Il n’est science
de rien »).
• Nova Metaphysica de Tommaso Campanella (1638, mais circulant depuis 1602)
17
physicien, ne vous surprendra pas : c’est une exigence pour lui de répondre aux sceptiques
pour défendre la certitude de la science15.
ATTENTION DONC : l’affirmation selon laquelle Descartes serait sceptique est une
ineptie totale. Il ne l’est pas, ne l’a jamais été – et même dans la première Méditation, il ne se
fait pas sceptique. Comme on va le voir, il use d’armes sceptiques pour les retourner contre
eux. Ne faites donc pas de contresens sur ce point !
3/ On peut ajouter un dernier but, qui est aux yeux de Descartes indissociable des
premiers, et qui consiste à poursuivre les points 1/ et 2/ en renforçant les certitudes religieuses
(celles selon laquelle il existe un créateur tout-puissant, bienveillant et infini (Dieu), et l’âme
est immortelle).
traité l’approche sceptique avec un certain dédain : « un homme qui doute de beaucoup
de choses n’est pas plus savant que celui qui n’y a jamais pensé » (Règle pour la direction
de l’esprit, II, 1628). Toutefois, pour répondre au sceptique, il faut plus que du mépris.
Sans doute faudra-t-il s’intéresser à leurs arguments et y répondre précisément, et lever
leurs objections… C’est la tâche des Méditations métaphysiques.
18
Philosophia ; car je n’y traite pas seulement de Dieu et de l’Âme, mais en général de toutes
les premières choses qu’on peut connaître en philosophant par ordre » (AT III 235-239).
Donc le sujet des M.M. n’est pas Dieu et l’Âme. Or Dieu et l’âme était bien les objets
d’étude d’une partie de ce qu’on appelait « la métaphysique ». En choisissant pour titre
Meditationes de prima philosophia (de philosophie première), Descartes avertit son lecteur
qu’il ne cherche pas à étudier Dieu ou l’âme pour eux-mêmes, mais veut découvrir ce qu’il y
a en premier à connaître au sens fort. Les Méditations en viennent, certes, à traiter de Dieu ou
de l’âme – mais leur but central n’est pas théologique.
Qu’entendre alors par philosophie première, ou dans la citation ci-dessus, par « les
premières choses qu’on peut connaître en philosophant » ?
Exercice : distinguez les différents sens de ce petit mot « premier ».
Ce qui est premier peut connoter une primauté 1/ chronologique (premier pour
commencer), 2/ axiologique (premier au sens du plus valeureux, du plus important), ou 3/
logique (premier comme l’est un principe qui dérive du latin, princeps, premier).
Or Descartes cherche effectivement, après avoir remis en doute tout ce qui n’est pas
absolument certain, à trouver des vérités premières qui auront ces trois primautés : ce sont les
premières que l’on trouvera après la destruction de nos anciennes opinions (1/), ce sont
également les principes desquels on pourra déduire les autres vérités (2/) et enfin ce sont les
fondations qui font que la science sera inébranlable, même devant les assauts sceptiques – les
fondements qui lui donne sa valeur de connaissance (3/).
19
Vous pouvez maintenant comprendre une image qui restera célèbre, et que Descartes
emprunte dans une préface à une œuvre ultérieure : l’image de l’arbre de la connaissance16.
Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique,
le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences,
qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale ; j’entends
la plus haute et la plus parfaite morale, qui présupposant une entière connaissance des autres
sciences, est le dernier degré de la sagesse
R. Descartes, Lettre-préface à l’édition française des Principes de la philosophie,
Classiques Garnier, vol. III, p. 779-780.
La métaphysique est la science qui permet d’établir l’essence de ce qui est. Comme on
va le voir, elle prouve (d’après Descartes) qu’il existe deux types des choses, les choses
pensantes, dont l’existence est établie par la conscience, et les choses matérielles (dont
l’existence demande à être prouvée autrement). Une fois ceci posé, une physique sans
finalisme peut étudier les choses matérielles, la médecine peut étudier les corps vivants (qui
obéissent selon Descartes aux lois mécaniques) et la morale peut s’occuper du bien qui
concerne les choses immatérielles (les esprits ou les âmes).
(Une dernière remarque sur le sous-titre des M.M. est in qua Dei existentia et animar
immortalis demonstratur : « dans lesquelles l’on démontre l’existence de Dieu et
l’immortalité de l’âme ». Descartes fournit certes deux prétendues démonstrations de
l’existence de Dieu, que nous n’étudierons pas puisqu’elles interviennent dans la M.M.3 et la
M.M.5. Quant à l’immortalité de l’âme, c’est un peu un mensonge publicitaire : il ne fait que
démontrer la possibilité de l’immortalité de l’âme. L’argument est le suivant : si l’âme n’est
pas matérielle alors, rien ne permet de dire qu’elle meurt avec le corps. Elle peut donc
subsister sans le corps.)
Conseil : lisez d’abord ce qui suit (la problématisation générale), puis lisez les §§ 1 et
2.
Problématisation générale. Comment s’assurer que nos croyances sont vraies ? La
question se pose, selon Descartes, en particulier au sujet des théories physiques qu’il a
élaborées depuis sa jeunesse (notamment sous l’influence des échanges avec le physicien
Beeckman à partir de nov. 1618). Le problème que Descartes cherche donc à résoudre dans
les M.M. est donc le suivant : tout ce que nous tenons pour vrai nous paraît vrai ; et ainsi nous
16 Il s’agit de la lettre que Descartes envoie à son éditeur et qu’il demande de placer en
La démarche est la suivante : exerçons un doute le plus rigoureux qui soit, allant
même jusqu’à douter de ce que nous ne douterions jamais dans la vie commune ; si quelque
croyance résiste à ce doute, elle ne pourra plus être contestée par les sceptiques. Et ces
premières croyances retrouvées appartiennent au domaine de la « philosophie première » ou
« métaphysique », entendant par là ce qui concerne l’être des choses. Ces vérités seront donc
« premières » au sens où elles seront les plus fondamentales. Cette priorité ontologique et
méthodologique sera mise en évidence par une approche originale : tenir pour faux tout ce en
quoi l’on a le moindre sujet de douter. Les croyances qui résisteront les premières à ce doute,
auront cette primauté ontologique et méthodologique qui leur donne le statut de fondement.
Vous pouvez maintenant lire le titre de la M.M.1, et les deux premiers paragraphes de
la M.M1. Vous pouvez vous référer en au plan des M.M.1 et 2 que je mettrai en ligne
(Demandez-le moi sur le forum si j’oublie !)
21
pinailleuses. Il suffit que les raisons de douter soient logiques pour que l’opinion qu’elles
rendent suspectes soit tenue pour fausse. L’expression « révoquer en doute », qu’emploie le
titre de la M.M1 est paradoxale : un doute hésite, une révocation supprime un droit (ici le
droit d’être tenu pour vrai). Mais, précisément, le doute déployé par Descartes dans la M.M.1
n’a rien de commun avec le doute au sens courant ou le doute au sens sceptique. Au sens
courant, le doute est une incertitude : s’il suspecte la fausseté, il ne l’affirme néanmoins pas
avec certitude. Au sens sceptique, le doute consiste à suspendre un assentiment, c’est-à-dire
ne pas croire. Le doute cartésien de la M.M.1 consiste au contraire à affirmer que la croyance
seulement douteuse est fausse. C’est un doute excessif – et Descartes dira volontiers, par la
suite (une fois ce doute réfuté) qu’il était ridicule. A la suite des commentateurs on dit aussi
que c’est un doute hyperbolique.
C’est un doute artificiel au sens où l’auteur se force à croire que ce qui n’est
qu’incertain est faux. Au contraire, les sceptiques subissent le doute et l’incertitude. Le doute
cartésien est donc : excessif, artificiel, hyperbolique et volontaire. Il est surtout temporaire –
car ce n’est qu’un instrument provisoire pour mettre en évidence des vérités indubitables (des
vérités qui résisteront à ce doute, aussi dévastateur soit-il).
Mais la tabula rasa (table rase) est réelle. Il s’agit de se « défaire de toutes les
opinions reçues en sa créance (croyance) » et de « tout reprendre dès les fondements » (§1).
Descartes ne commence donc pas son ouvrage métaphysique par une première vérité – il le
commence par une pars destruens (une partie destructive). Et cette entreprise se veut
« sérieuse » (« je m’appliquerai sérieusement »… (§2) – implicitement, c’est une pique contre
les sceptiques qui doutent, en théorie, mais admettent qu’il faut, pour vivre, s’en remettre au
probable, c’est-à-dire aux apparences17. Les sceptiques en effet (que ce soit Sextus Empiricus
ou Cicéron dans les Premiers académiques) ont à cœur de montrer que nous ne pouvons
savoir si nos croyances sont vraies, mais admettent qu’il faut, en pratique, avoir des
croyances pour vivre. La leçon sceptique consiste à dire que nos croyances ne sont peut-être
pas vraies, mais que, pour vivre, il faut bien s’y laisser aller (sans les tenir pour des
connaissances et donc sans dogmatisme). Descartes a le plus grand mépris pour cette attitude
sceptique, qui rejette la vérité en théorie mais accepte de s’en remettre aux apparences en
pratique. C’est une forme d’inconséquence à ses yeux. Le philosophe doit au contraire être
sérieux. La destruction des croyances doit se prolonger en pratique – au moins
17 A l’époque de Descartes, le probable signifie le vraisemblable. La notion n’a pas du tout
Il faut écarter toutes les croyances dont l’on aura le moindre sujet de douter. Or
l’exercice de ce doute ne portera pas sur chaque croyance, examinée une à une – ce serait
impossible. Le doute consistera plutôt à remettre en question les principes de nos opinions, à
savoir les facultés mentales (les capacités que sont nos capacités à percevoir, à se souvenir, à
concevoir des idées mathématiques, etc.).
C’est un doute qui peut paraître excessif mais qui n’est pas moins rationnel (« la
raison me persuade déjà… »). Bien sûr, on n’a pas du tout la garantie que la raison soit
absolument fiable – mais l’on se laisse persuader par sa rigueur car c’est en faisant preuve de
la plus extrême et extraordinaire rigueur que la réponse aux sceptiques pourra être donnée.
Dès lors, ce doute ne doit pas être sans raison. Il faut formuler les raisons les plus
rigoureuses qui soient, permettant de mettre en doute nos capacités cognitives. C’est ce que
fait Descartes aux §§ 3-10.
Lisez le §3. La première raison de douter porte sur la perception sensible des choses
extérieures. Elle est inspirée d’un argument sceptique suggérant que puisque nous nous
sommes déjà trompés à notre insu, il se pourrait que nous nous trompions sans le savoir, mais
quand nous croyons connaître. Cette suggestion sceptique prenait appui sur les « erreurs » que
nous font faire nos cinq sens18. Ainsi, faisaient valoir les sceptiques cités par Cicéron, on croit
voir qu’un bâton plongé à mi-hauteur dans l’eau est brisé ; ou l’on croit voir qu’une tour au
loin est ronde alors qu’elle est carrée. Le tour de force des sceptiques consiste à n’accepter
d’être démentis que si leurs adversaires prouvent le contraire. Or comment prouver que la
18 Descartes écrit qu’il s’agit des croyances reçues « des sens ou par les sens (vel a
sensibus, vel per sensus) ». Cette petite nuance intrigue les commentateurs. On peut la
comprendre de différentes façons. Il peut s’agir de distinguer les croyances perceptives
et les croyances induites à partir d’elles (par exemple les croyances par « ouïe-dire » ou
les croyances qui proviennent de ce qu’on entend dire – dans ce cas, de nos jours, il y a
aurait ajouté les croyances télévisuelles, internet, etc.). Il peut aussi s’agit de distinguer
les croyances des 5 sens et les croyances liées à nos sentiments et affections. Enfin, il se
peut qu’il s’agisse des croyances perceptives et des croyances mémorielles qui en sont
tirées. Dans tous les cas, elles sont remises en cause par cette première raison de douter.
23
perception n’est pas trompeuse ? (Même Descartes ne le fera qu’au prix d’un long parcours,
dans la M.M.6).
Attention, néanmoins : Descartes n’est pas sceptique. Il utilise ici cette suggestion en un sens
hyperbolique : si nos sens peuvent être trompeurs, tant que l’on ne peut pas prouver le
contraire, il faut affirmer qu’ils sont trompeurs.
Les adversaires des sceptiques (dans l’Antiquité, les stoïciens) leur opposaient une première
résistant en disant que les sens ne sont trompeurs que dans certaines conditions (par exemple
l’eau, dans le cas de la vision du bâton ou la distance dans le cas de la vision de la tour). Et
Descartes (qui n’est pas sceptique), a dégagé dans ses travaux d’optiques les lois qui rendent
compte de l’aspect brisé du bâton (loi aujourd’hui appelée loi de Snell-Descartes). Mais il faut
prouver, rappelez-vous, la vérité de la physique. On ne peut donc pas en appeler à la vérité de
ces lois ici.
En somme, la perception sensible pourrait être trompeuse. Mais la raison de douter est encore
un peu faible – car l’on pourrait penser qu’elle ne vaut que pour la perception « des choses
peu sensibles et fort éloignées » (celles qu’on ne perçoit pas bien ou qui sont loin) – bref l’on
pourrait penser que dans des conditions normales, la perception est fiable. En particulier, cette
première raison de douter ne paraît pas discréditer la proprioception (la perception du corps
propre) : « comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? si
ce n’est peut-être que je me compare à ces insensés (…) ce sont des fous (…) » (§4, GF, p.
59). Une telle mise en doute ferait courir le risque de la folie – or l’on a dit que le doute devait
être rationnel (logiquement rigoureux).
Descartes avance alors une nouvelle raison de douter – qui sera effectivement logique
et rigoureuse – et qui jettera le doute sur la perception sensible, même normale (§5).
Toutefois j’ai ici à considérer (…) que j’ai coutume de dormir et de me représenter en
mes songes les mêmes choses, ou quelquefois de moins vraisemblables, que ces insensés,
lorsqu’ils veillent. (…E)n y repensant soigneusement, je me ressouviens d’avoir été souvent
trompé, lorsque je dormais, par de semblables illusions.
R. Descartes, M.M.1, AT IV 14-15, GF, p. 60-61.
Avec l’argument du rêve19, on entre dans la suspicion que nos capacités perceptives
sont illusoires – sources d’illusions. Voilà déjà une bonne partie de la vie de notre conscience
(au sens envisagé en introduction) discréditée.
19 Inspiré peut-être de ses rêves de jeunesse (relatés dans la correspondance) mais aussi
de Calderon, La vie est un songe (1635), pièce dans laquelle un roi mis aux arrêt est
24
L’argument du rêve ne part pas tant de l’expérience de l’erreur (comme c’était le cas
pour les erreurs des sens), que de l’expérience de l’illusion – celle que l’on vit dans un rêve
lorsqu’on ne sait pas le discerner de la réalité20. Et cette fois, c’est une raison de douter qui
inclut le proprioceptif (« combien de fois ai-je rêvé que j’étais ici assis près du feu ? »…) et
qui a toute la rigueur logique requise. C’est un argument qui persuade la raison. Descartes a
cette belle formule : je m’étonne de ne pas trouver d’indices permettant de discerner veille et
sommeil, et « mon étonnement est tel qu’il est presque capable de me persuader que je dors »
(fin du § 5). Oui presque, parce qu’on ne pourrait vraiment être persuadé que d’avoir dormi,
une fois réveillés. Mais voilà qui est proprement fascinant : veille et sommeil sont deux états
de conscience parfois indiscernables et qui pourraient bien l’être toujours.
Néanmoins, une fois encore, Descartes n’en reste pas là (§6). Il y a des vérités
auxquelles on croit qui sont apparemment indifférentes à l’état de conscience. Que je rêve ou
que je dorme, 2+3 font toujours 5. Et ainsi, l’indiscernabilité suggérée entre la veille et le rêve
ne permet pas de douter des mathématiques, ni même de « choses générales » comme l’espace
et le mouvement. Dans un rêve, et surtout s’il est indiscernable de la perception sensible, il y a
des choses plus ou moins grandes et qui peuvent être immobiles ou en mouvement. Ainsi,
même si tout ce que nous sentons n’est qu’une représentation comme peut l’être un tableau
ou une peinture, cette représentation est soit apparence de choses réelles, soit apparence qui
est elle-même composées de réalités.
Toutefois, il faut au moins avouer que les choses qui nous sont représentées dans le
sommeil sont comme des tableaux et des peintures qui ne peuvent être formées qu’à la
ressemblance de quelque chose de réel et de véritable (…) ou bien si [l’imagination des
peintres] est assez extravagante pour inventer quelque chose de si nouveau, que jamais nous
n’ayons rien vu de semblable, et qu’ainsi leur ouvrage nous représente une chose purement
feinte et absolument fausse, certes à tout le moins les couleurs dont ils le composent doivent-
elles être véritables.
R. Descartes, AT IV 15, GF, p. 61.
Donc nous nous représentons des choses qui peuvent être réelles, qu’on les rêve ou
non : « l’étendue » (comprendre : l’espace), la figure et la grandeur des choses, leur nombre,
leur durée, etc. Ce sont des « choses simples et universelles » - qui valent pour tout ce que
libéré mais devient si violent qu’il est à nouveau arrêté et on lui fait croire que sa
libération n’était qu’un rêve.
20 Descartes ne dit pas que tous les rêves sont de ce type. Dans certains, on peut bel et
bien avoir l’impression de rêver. Mais il suffit d’avoir eu un jour l’expérience de ce rêve
si vif qu’il semblait être réel, pour se demander si tout ce que nous vivons ne serait pas
un rêve.
25
nous nous représentons de corporel – et qui caractérisent ce que Descartes tient pour « la
nature corporelle » (et qu’il a si souvent étudié dans sa physique).
Ou bien encore, nos représentations, même si ce ne sont que des images, sont
composées de quelque chose qui existe (de la pensée sans doute)21.
Dès lors (§8), l’argument du rêve laisse encore intact la science que Descartes avait
pratiqué jusqu’ici : après tout, même si nous rêvons le monde, il se peut que notre science ait
quelque chose de juste – non certes en ce qu’elle prétend décrire des choses sensibles qui
existent, mais tout au moins en ce qu’elle établit des rapports mathématiques justes. Mais
alors, disons plus justement que seules les mathématiques résistent à l’argument du rêve.
C’est pourquoi peut-être que de là nous ne conclurons pas mal, si nous disons que la
physique, l’astronomie, la médecine et toutes les autres sciences qui dépendent de la
considération des choses composées, sont fort douteuses et incertaines, mais que
l’arithmétique, la géométrie et les autres sciences de cette nature, qui ne traitent que de choses
fort simples et fort générales, sans se mettre beaucoup en peine si elles sont dans la nature, ou
si elles n’y sont pas, contiennent quelque chose de certain et d’indubitable.
R. Descartes, M.M.1, AT IV 16, GF, p. 63.
En somme, les vérités qui ne concernent pas l’existant mais qui sont des vérités
formelles, logiques ou encore abstraites ne sont nullement mises en causes par l’argument du
rêve22. Puisque leur évidence apparaît quel que soit l’état de conscience, leur vérité semble
transparente (perspicuae veritate dira Descartes en AT VII 20)23.
L’indubitable n’est toutefois pas atteint. La conclusion n’était que provisoire. Car dès
lors que l’évidence apparaît, dès lors que l’on a conscience d’une évidence – celle-ci est
susceptible de n’être qu’une apparence sans vérité. Il me semble toujours que les choses sont
disposées spatialement, que 3+2 font 5, etc. Mais cette apparence n’est-elle pas trompeuse ?
Descartes, pour douter, invente ici une raison qui s’appuie sur la toute-puissance
divine – qui peut faire écho à ses considérations sur les vérités éternelles en 1630, mais qui est
21 L’imagination chez Descartes n’est pas une puissance créatrice ex nihilo : elle ne fait
que recomposer.
22 C’était d’ailleurs un argument anti-sceptique qu’Augustin d’Hippone avait repris :
« que trois fois trois fassent neuf (…) cela est nécessairement vrai, quand bien même le
genre humain ronflerait » (Contra Academicos, III.xi.25).
23 Ce point est souligné par V. Carraud, dans son commentaire de la « Première
- Si Dieu, qui est mon créateur, est tout-puissant, il a pu faire qu’aucun corps
n’existe alors que j’en ai le sentiment, il a pu faire qu’aucune figure, aucun
lieu n’existe alors que j’en ai le sentiment, il a pu faire que ce qui a
l’apparence d’une vérité mathématique simple n’en soit pas.
- Et si ce qui m’a créé, n’est pas tout-puissant, alors j’ai d’autant plus de raison
de penser que mes facultés sont imparfaites (mal faîtes).
Voilà la raison de douter la plus dévastatrice. (Une fois encore, ce n’est pas une thèse
de Descartes : sa conviction est que c’est faux ! Mais c’est tout au moins un argument logique
et il va donc falloir le réfuter. La principale carte de Descartes consistera en la (prétendue)
démonstration qu’un Dieu tout-puissant est un Dieu bienveillant, qui n’a donc pas pu nous
créés avec des facultés déficientes – c’est une carte que Descartes se donne dans les M.M.3 et
24 Le credo chrétien dit « Credo in unum Deum (…) omnipotentem » (« je crois en un Dieu
rigoureusement « argument du Dieu qui peut tout ». J-L Marion, J-M Beyssade et V.
Carraud ont beaucoup insisté sur le fait que l’expression « Dieu trompeur » pouvait
induire en erreur, notamment induire une confusion avec « le Malin Génie ». Pour ma
part, parce que l’argument est en deux parties, je préfère l’appeler « argument sur
l’origine de mes facultés ».
26 Pour approfondir, en m’éloignant un peu de Descartes et en partant de l’hypothèse
évolutionniste : nos facultés ont pu suffire pour que nos congénères survivent mais cela
ne prouve pas que les choses sont telles qu’elles nous apparaissent. D’ailleurs les
animaux ont différents systèmes perceptifs, cognitifs – pourquoi accorder plus de vérité
à notre espace construit au travers de notre perception qu’à celui d’une chauve-souris ou
d’une mouche ?
27
M.M.4. Mais nous ne verrons pas cette carte dans ce cours, parce qu’il y a une autre manière
de rabattre l’argument – par le cogito, dans la M.M.2).
Pour notre sujet, il faut donc retenir que Descartes commence, dans son entreprise
métaphysique, par mettre en œuvre un doute artificiel qui suggère que tout ce dont nous avons
conscience pourrait être illusoire. Et dans la Seconde Méditation, c’est précisément la
réflexivité immédiate de cette conscience qui va permettre de lui faire découvrir la première
vérité, indubitable au sens fort.
Résumons.
Croyances perceptives et
croyances tirées des
croyances perceptives
(mémorielles, par ouïe-dire,
etc.)
28
tout) croyances, y compris les capacité de juger en général).
croyances mathématiques)
Toutefois, la lecture de la M.M.1 n’est pas terminée. La liste des raisons de douter est
pourtant bel et bien close. Mais il reste deux paragraphes où Descartes admet que ses
anciennes croyances sont ancrées en lui comme des préjugés. Or, si l’on veut que le crible du
doute soit absolument rigoureux, pour que la pépite qui y résistera soit absolument
incontestable, il faut rejeter toutes les apparences d’évidence. Aussi rationnelles soient les
raisons de douter, elles ne paraissent pas raisonnables et l’habitude de croire aux choses qui
nous entourent, à notre corps propre, aux vérités mathématiques, etc. reprend le dessus. C’est
pourquoi Descartes cherche à forger une fiction (presque une fiction littéraire, une petite
histoire) qui lui permette de se rappeler de l’effet des raisons de douter : ne se fier à aucun
apparence de vérité. C’est la fiction du « mauvais génie » (malignum genium parfois aussi
traduit « Malin Génie ») :
Je supposerai donc qu’il y a (…) un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur
que puissant, qui a employé toute son industrie à me tromper, etc. (M.M.1, AT IV 17, p. 67).
Il faut ajouter un moyen de se souvenir de ces raisons de douter. En somme parce que
la persuasion des raisons de douter doit être sérieuse, on doit recourir après avoir considéré
tous les arguments sceptiques à une fiction sceptique, un « scénario » rhétorique27.
Gouhier s’y est opposé et a montré que ce n’est pas un Dieu trompeur pour les enfants,
mais l’incarnation d’un doute qui est lui-même une feinte puisqu’il nie sans savoir si ce
qu’il nie est faux ; alors que le Dieu qui peut tout ou qui peut moins est une hypothèse
métaphysique qui pourrait cesser de persuader la raison dès lors qu’elle rencontrera
une apparence d’évidence un peu vraisemblable, la fiction du Malin Génie permet de
s’installer dans la stratégie antisceptique qui consiste à feindre que tout est faux. J-M
Beyssade a selon nous l’interprétation la plus juste quand il dit que la fiction du Malin
Génie est un « moyen de persévérer à travers le temps dans le doute ».
29
pas indépendante de ma perception ou ma conception). Comment, de là, en venir à trouver ces
vérités premières dont Descartes a besoin pour fonder sa physique (réfuter le scolastique),
pour témoigner de notre capacité à atteindre le vrai (réfuter le sceptique) et renforcer la
religion (réfuter l’athée et le libertin) – selon les trois buts qu’on a présentés ? Rien ne semble
plus difficile.
Et c’est pourquoi, les premiers paragraphes de la M.M.2 sont consacrés à rappeler les
ravages du doute hyperbolique. Ce rappel est en lui-même un retour sur les résultats du doute,
permis par l’instrument mnémonique qu’est le Malin Génie – une prise de conscience qui ne
dit pas encore son nom toutefois. Lisons le § 1 :
La Méditation que je fis hier m’a rempli l’esprit de tant de doutes, qu’il n’est plus
désormais en ma puissance de les oublier. (…) Je m’efforcerai néanmoins, et suivrai derechef
la même voie où j’étais entré hier (M.M.2, AT IV 18, GF, p. 71).
Derechef signifie « de nouveau » en vieux français. Il s’agit en fait de refaire le
chemin du doute (rursus eadem via). Il n’y a en effet pas d’autre solution : toutes nos
croyances ont été exclues, parce que les principes mêmes de toute croyance ont été mis en
doute. Il ne reste qu’à refaire le parcours pour voir si nous n’avons rien oublier, par où une
certitude se découvrirait à nous – et sinon, admettre « qu’il n’y a rien au monde de certain »
(comme les sceptiques, mais cette fois à l’issue d’une démarche des plus rigoureuses).
Cette certitude serait celle d’un indubitable au sens fort (où il n’y aurait pas la moindre
raison de douter), comme le souligne le § 2 qui, par une comparaison célèbre, montre tous les
espoirs que cette première vérité (chronologique, après le doute) soit un principe premier ou
un fondement : ce serait comme le point fixe qu’Archimède demandait pour pouvoir, avec un
levier soulever le monde.
Or, le Malin Génie permet de se souvenir des dégâts – de prendre conscience de notre
ignorance :
Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que
rien n’a jamais été (…), je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne
sont que des fictions de mon esprit. Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être
rien, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain. (AT IV 19, GF, p. 71)
Savoir qu’on ne sait rien – l’allusion à Socrate est frappante, mais Descartes ne
s’installe pas dans l’aveu d’ignorance. Il cherche sérieusement et c’est en réfléchissant aux
conditions du doute lui-même, qu’il va trouver.
30
scepticisme consiste à retourner le doute : si vous doutez de tout, il y a au moins quelque
chose dont vous ne doutez pas : que vous doutez ! Marin Mersenne, l’ami de Descartes et qui
partage l’exécration de celui-ci envers les sceptiques, en a déjà fait usage28. A vrai dire,
certains sceptiques en seraient parfaitement satisfaits (Campanella, par exemple n’a aucun
scrupule à le dire – et alors ?). Mais ce n’est pas la voie que Descartes emprunte.
Notre philosophe est sans doute plus inspiré par Augustin d’Hippone (Saint Augustin),
qui déclarait si enim fallor, sum (« si je me trompe en effet, c’est que je suis »). Mais
Augustin utilise cette expression pour dire que même si je pèche, je reste à l’image de Dieu,
créature de Dieu29. Ce n’est pas ce que Descartes veut nous dire dans ce paragraphe.
Reprenons. On part donc du fait que l’on se trompe peut-être toujours. Plus
exactement, je suis peut-être toujours dans l’illusion, fallor. Dire que je me trompe, c’est déjà
faire un pas de plus. Sur ce point le latin à la voie passive d’Augustin est pertinent : je suis
trompé en tout acte de conscience – telle est la conclusion du doute hyperbolique. Mais
réfléchissons alors aux conditions de ce « fallor ».
La dernière raison de douter a fait l’hypothèse d’un Dieu qui peut tout – ce n’est
qu’une hypothèse et rien ne permet encore d’affirmer l’existence de Dieu. Mais l’idée de Dieu
est celle d’un Dieu tout puissant – tel qu’il a pu faire je sois trompé à chaque fois que pense à
quelque chose. Dès lors, on peut s’interroger sur ce qui me trompe : est-ce un Dieu ?
28 Au sceptique, Mersenne déclare : « Je ne crois pas que vous doutiez de cela [que vous
avez un désir de connaissance et que pour cela vous yeux et vos oreilles vous servent]
car vous en faites tous les jours l’expérience dans vous même, & si vous en doutez, je
vous demande si vous savez bien que vous en doutez : si vous le savez, vous avouez donc
que vous savez quelque chose, & par conséquent que vous ne doutez pas de tout : si vous
doutez encore que vous doutiez, je vous contraindrez d’admettre le progrès infini, lequel
vous rejetiez vous-même, de manière que quelque part que vous vous tourniez, il faut
confesser qu’il y a quelque chose de véritable » (Marin Mersenne, La vérité des sciences
contre les sceptiques, Paris, Toussainct du Bray, 1625, p. 204, accessible du gallica.bnf.fr)
29 Augustin, Cité de Dieu, XI, 26 (que Descartes connaît et qu’il cite dans une lettre à
Mersenne de 1640). Cf. J-L Marion, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, PUF,
1986, p. 141. A vrai dire il y aurait d’autres passages plus adéquats chez Augustin : le
livre X du De Trinitate (où Augustin dit : on peut douter que l’âme soit un feu, du sang,
une certaine disposition du cerveau, mais ce qu’on peut affirmer avec certitude de l’âme
c’est qu’elle pense), ou dans le Traité du libre-arbitre (II, 3, 7 : dialogue où Augustin fait
dire à son personnage : « la vie de l’esprit est de penser, donc vous (Evodius) vivez »,
sous-entendu : vous vivez puisque vous parlez et penser avec moi en ce moment). Mais
l’argument de Descartes n’est pas simplement que l’âme pense ou que si vous pensez,
vous existez car prises comme telles ces apparences d’évidences pourraient bien n’être
qu’apparentes et on ne sortirait pas du doute
31
Qui/qu’est-ce qui met en moi la croyance qu’il y des astres, que j’ai un corps, que 2+3 =5,
etc. ?
Mais que sais-je s’il n’y a point quelque autre chose différente de celles que je viens
de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N’y a-t-il point quelque
Dieu, ou quelque autre puissance, qui me met en l’esprit ces pensées ? Cela n’est pas
nécessaire ; car peut-être que je suis capable de les produire de moi-même.
Je m’apparais d’abord comme la source possible de mes illusions. Effectivement, il est
possible de dire maintenant : peut-être que je me trompe. Mais ce n’est pas certain. Un
glissement s’est néanmoins opéré : c’était un Dieu qui m’apparaissait comme source
d’illusions, c’est maintenant moi qui est l’objet de cette pensée. C’est alors que je peux
considérer :
Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, (…) ni aucuns
corps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’était point ? Non certes, j’étais sans
doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose.
C’est donc la prise de conscience (qui pour lors ne dit pas son nom) qui est à l’œuvre
ici, dans ce retour sur une étape de la M.M.1. Prise de conscience que même s’il
m’apparaissait que je n’existais pas, c’est à moi que cela apparaissait. Ce moi, ce n’est pas
tant la source des illusions que la référence des illusions (ce à quoi/qui les illusions font
illusions).
La question se déplace donc. L’enjeu n’est plus de savoir qui me trompe – mais de
savoir que c’est toujours moi qui ait conscience de l’apparence / qui pense / qui tombe dans
l’illusion.
32
Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son
industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et
qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je
penserai être quelque chose.
Ce trompeur, c’est, imaginons-le, le Malin Génie. Là n’est pas l’important. Qui que ce
soit qui me trompe (quelle que soit la cause qui se cache derrière la fiction du Malin Génie :
Dieu, moi, le destin, le hasard, etc.), il ne peut faire que moi à qui l’apparence se présente, à
qui l’illusion fait son effet – moi, enfin, qui m’apparaît ici comme étant la condition de toute
apparence, je ne sois rien.
C’est seulement alors, dans la dernière phrase citée ci-dessus, que la conscience
s’écrit : « il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque
chose ». Oui, je m’apparais désormais comme la condition de toute apparence, toute illusion,
tout phénomène. Je pense donc être quelque chose. Or, c’est cette pensée de soi – cette
apparence à soi (à titre de condition de toute apparence) qui est indubitable. Je ne peux faillir
lorsque je pense que moi, qui suis le sujet de toutes les apparences, j’existe.
Et la vérité de conscience se déclare finalement dans une phrase qui en exhibe
l’essentielle réflexivité :
De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses,
enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est
nécessairement vraie toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit (AT
IV 19, GF, p. 73).
Précisons néanmoins ce que nous entendons par réflexivité. Ce n’est pas un acte qui
produit mon existence à partir de ma conscience, comme si l’existence était créée par la
conscience. Et ce n’est pas un acte en deux temps qui serait composé d’une première étape où
j’apparais et d’une deuxième où j’existe.
Ce dernier point est important. Dans le Discours de la méthode, pour annoncer au
public cette première vérité indubitable, Descartes avait eu une formule ramassée – mais qui
sera malheureusement promise à une plus grande postérité : cogito ergo sum (je pense, donc
je suis). Ici, vous le voyez – vous pouvez lire et relire la M.M.2, vous ne trouverez pas la
formule devenue proverbiale du cogito ergo sum. Il faudra donc comprendre pourquoi, dans
notre texte, Descartes ne l’emploie pas.
Dans un but de concision toutefois, et à la suite de toute la tradition occidentale, nous
référerons à ce texte comme au « cogito » des Méditations métaphysiques. Une question
d’histoire de la philosophie est donc de savoir ce qui distingue le « cogito » du DM du
« cogito » des M.M. Mais la question fondamentale en philosophie générale (dans ce cours sur
la conscience) est de savoir pourquoi le doute qui porte sur toutes les apparences ne vaudrait
33
pas lorsque c’est moi qui m’apparais. Les deux questions sont liées (en répondant à l’une, on
se donnera les moyens de répondre à l’autre).
Commençons par la seconde question. Posons la abruptement : pourquoi la conscience
de soi, ici, ne serait-elle pas illusoire ?
- Rappelons ce que nous entendons par « illusoire » : une apparence est suspectée
d’être illusoire lorsque rien ne garantit qu’elle soit l’apparence d’une évidence véritable. Et
rappelons que la conscience de soi – dans ce contexte – est uniquement la connaissance que la
pensée a d’elle-même. Précisons encore : ce n’est pas en tant qu’elle est une idée ou une
image qu’elle se connaît elle-même. Mais c’est plutôt en tant qu’elle est un acte de pensée30.
La conscience de soi consiste dans le fait que toute pensée se connaît comme acte de penser.
(Par où l’on retrouve la définition de la pensée que nous citions plus haut31).
- Maintenant il faut le justifier. Pourquoi « cette proposition : Je suis, j’existe » serait-
elle « nécessairement vraie toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon
esprit » ? Rappelez-vous : il faut le justifier en régime hyperbolique – c’est-à-dire le justifier
sous l’hypothèse la plus menaçante qui soit, à savoir l’argument sur l’origine de mes facultés.
C’est ce qui donne au « cogito » sa valeur. Car, sinon, le « cogito » n’est qu’un truisme :
pourquoi ne pas dire « je marche donc je suis », « je mange donc je suis », « je chante donc je
suis », etc. ? Thomas Hobbes, qui comprend mal Descartes parce qu’il est pour sa part
matérialiste (il pense que l’esprit est un corps) objectera précisément à Descartes cela : on
pourrait dire « je me promène donc je suis »32. Mais c’est oublier – Descartes y a pourtant
insisté dans le §4 – que nous n’avons pas de corps sous l’hypothèse hyperbolique (du moins
nous n’avons aucun droit d’affirmer que nous avons un corps). Alors, une fois encore : de
quel droit affirmer que la pensée se connaît comme acte de pensée (ou que « je pense donc je
suis ») ?
Pour le comprendre, je m’appuierai sur un commentaire précieux : Jean-Marie
Beyssade, La philosophie première de Descartes, Paris, Flammarion, 1979. Beyssade montre
parfaitement ce qui est pour notre sujet décisif, en comparant l’évidence du « cogito » à
30 C’est une « pensée pensante » plutôt qu’une « pensée pensée », comme dit Jean-Luc
Marion, dans son commentaire de la M.M.2 dans D. Arbib, Les méditations métaphysiques,
objections et réponses de Descartes. Un commentaire, Paris, Vrin, 2019.
31 « Par le nom de pensée, je comprends tout ce qui est tellement en nous que nous en
35
- Le « cogito » (à rigoureusement parler, donc « le cogito » des M.M.) est une
expérience. Descartes le souligne dans sa Lettre au marquis de Newcastle de
mars ou avril 1648 : cette vérité, dit-il, « l’esprit la voit, la sent, la manie »
(AT V-137-138).
Si par cogito ergo sum vous voulez renvoyer à l’indubitable mis en évidence par les
M.M., alors vous devez y voir une expérience de l’existence incontestable de la pensée au
moment où il y a de la pensée, et en particulier, au sein même de l’expérience du doute.
Doutant j’existe. Pensant j’existe. Il ne s’agit pas d’abord de penser à soi et ensuite de déduire
(en vertu de la fiabilité d’une intuition personnelle) qu’on existe. La formule déduction « je
pense donc je suis » ne vient qu’exprimer l’expérience indubitable de la pensée pensante.
Mais Descartes ne s’arrête pas là. Car pour lors, on serait bien en peine de comprendre
comment une telle vérité première pourrait fonder la physique. C’est le paragraphe suivant qui
nous fait proprement entrer dans sa métaphysique – mais ce faisant, il nous fait aussi entrer
dans ce qui sera considéré, ultérieurement, comme l’erreur de Descartes.
Dans ce que nous avons vu, vous avez peut-être déjà repéré les signes annonciateurs
de cette erreur. Descartes commet un glissement : de l’acte de penser au sujet qui pense. Non
seulement il affirme l’existence de la pensée pensante, mais il affirme l’existence d’un sujet
pensant : « moi ». Nous reviendrons sur les critiques adressées à ce glissement dans le
chapitre 2. Le glissement est clair et assumé dans les paragraphes suivants, lorsqu’il conclut
36
que ce qui existe est une chose pensante. C’est ce que nous allons voir en commentant le
paragraphe 7.
Dans ce qui suit, je vous propose une explication linéaire du §7, sur le modèle d’une
copie de commentaire, attendue en licence33. Exercice : Problématisez le §7, faîtes-en le
plan (et, si vous avez le temps, exercez-vous : commentez-le).
33 Pas d’inquiétude néanmoins : ce n’est pas ce qui est attendu en L1 en deux heures.
Mais c’est ce qui doit être visé, pour un devoir-maison, à la fin de la licence.
37
commence par recenser toutes les anciennes opinions qu’il pouvait avoir sur soi. Il en vient,
en particulier, à envisager les caractéristiques corporelles. A cette occasion, il convoque
d’abord ses propres convictions de physicien – faisant l’hypothèse d’un corps inerte,
répondant à des principes mécanistes. Elles ne résistent pas à l’argument hyperbolique qui
vaut encore ici. (Evidemment, lorsque l’argument sera levé, par les Méditations 3 et 4, ces
convictions pourront à nouveau être avancées, avec une pleine certitude). Puis se rappelant
qu’il croyait que ce corps était vivant, il en vient à considérer les thèses scolastiques sur le
principe de vie (classiquement nommé « âme »). Mais, là encore, la notion d’ « âme »
scolastique, héritée d’Aristote, connote trop étroitement un rapport au corps, qui reste révoqué
en doute à ce moment des Méditations. Par élimination, alors, il ne reste que la pensée qui
puisse caractériser ce sujet et c’est en ce sens seul alors qu’il est dit être une « âme ». Tout est
alors en place pour le conceptualiser comme substance pensante.
38
Descartes ne mélange pas, dans sa physique, ce qui relève de la pensée et ce qui relève du
corps. Mais ce n’est qu’à l’issue de notre texte (et plus largement des Méditations) que l’on en
comprendra le bien-fondé.
Voici donc ce que l’on peut dire d’un corps par définition – sans que l’on ne sache s’il
existe ou non. Un corps est figuré, localisé, étendu, susceptible d’être senti, et susceptible
d’être mû par autre chose.
- figuré : la pratique de la physique mathématisée suppose en effet de
reconnaître dans la nature physique des figures permettant de formuler des
lois mathématiques. Par exemple, le déplacement d’un corps en ligne droite
ou la trajectoire de la lumière en ligne droite permet de formuler le principe
d’inertie ou la loi de réfraction.
- localisé et étendu. Localisé : c’est là encore le propre du corps que d’être en
un lieu et non en un autre. Un corps n’est pas ubiquiste et c’est ce qui permet
là encore de formuler des lois mathématiques quant à son déplacement.
Etendu : il prend un espace duquel les autres corps sont exclu : c’est le
principe de l’impénétrabilité de la matière, sur lequel, là encore, les lois
physiques peuvent être fondées. En outre, le fait qu’il soit localisé dans
l’espace dépourvu de vide (rempli donc de matière corporelle) permet
également d’observer les effets de contacts et de chocs par lesquels Descartes
explique nombre de phénomènes physiques.
- Susceptible d’être senti : le maniement tactile et l’observation établissent les
lois physiques et la possibilité de sentir les corps est donc décisives en
physique cartésienne. Les corps sont toujours perceptibles en droit (quand
bien même certains obstacles nous empêcheraient de les percevoir).
- Susceptible d’être mû par autre chose : un corps n’a pas la capacité de se
mouvoir lui-même selon Descartes. Il n’est pas à lui-même son principe actif.
Cette essentielle passivité du corps est caractéristique d’une thèse mécaniste.
Un corps ne se meut que sous l’action d’un autre corps, lui-même sous
l’impulsion d’un autre corps, etc.… la mise en action ne peut donc avoir son
origine que dans un principe actif non corporel (qu’il s’agisse de Dieu, en
tant qu’il serait à l’origine d’une mise en mouvement du monde, ou d’un être
doté de volonté libre comme l’homme, en tant qu’il agirait dans le monde).
Ainsi « la puissance de se mouvoir, de sentir et de penser » est-elle
étonnante…
39
Transition. L’étonnement de Descartes devant la présence dans les corps d’une telle
puissance (à la fin du premier §) se comprend au regard de ses principes mécanistes. Sa
physique explique les phénomènes naturels en admettant que les corps ne se meuvent que par
contact. Comment un corps pourrait-il se mouvoir ? Cette physique admet aussi que les corps
sont perceptibles, mais comment pourraient-ils percevoir puisque cela suppose de savoir ce
qui est senti ? Comment un corps pourrait-il penser ? C’est pourtant ce que fait le corps
humain. Or, puisque Descartes recense les opinions qu’il se faisait de lui-même avant d’entrer
dans le doute hyperbolique, cette conviction naturelle doit être examinée : ne suis-je pas un
corps vivant, c’est-à-dire, selon la définition traditionnelle, un corps qui se meut, qui sent et
qui pense (un corps animé) ?
En tant que physicien, il savait déjà que se mouvoir, sentir et penser ne pouvaient
aucunement être attribués à « la nature corporelle » (c’est-à-dire à ce qu’est un corps, par
définition). Mais en tant que métaphysicien, ne faut-il pas admettre qu’il y a là des
caractéristiques propres au sujet découvert dans le cogito ? C’est ce que Descartes va
maintenant examiner dans le second paragraphe.
Seconde partie : Ce que je ne suis pas et ce que je suis (à ce moment des Méditations)
1ier temps. Jusqu’à « pas besoin que je m’arrête à les dénombrer ». Rappel de la fiction
du Malin génie et conclusion rapide : rien de corporel ne peut m’être attribué.
2ième temps. Jusqu’à « en même temps d’être ou d’exister ». Examen des propriétés
traditionnellement attribuées au principe d’animation du corps (l’âme).
3ième temps. Délimitation rigoureuse du seul attribut susceptible d’être reconnu =
attribut essentiel du sujet pensant.
1ier temps. Jusqu’à « pas besoin que je m’arrête à les dénombrer ». Rappel de la fiction
du Malin génie et conclusion rapide : rien de corporel ne peut m’être attribué.
« Extrêmement puissant » = pas tout-puissant. Malicieux et rusé = Malin Génie.
Fiction forgée à la fin de la M.M.1.
Il faut absolument expliquer quelle est la fonction de cette fiction : rappeler le résultat
de l’argumentation hyperbolique. Cette fiction n’est donc pas ici une pétition de principe
arbitraire. Elle vise à condenser de façon rhétorique l’argument du Dieu qui peut tout (abrégé
DQPT) et du rêve qui ont remis en cause l’affirmation des corps perçus, tout comme
l’existence du corps propre, et même les descriptions scientifiques des corps. (M.M.1, § 8-9).
40
- L’argt du rêve remet en cause l’existence des corps perçus et du corps propre.
En effet, il fait valoir qu’à notre insu, dans le rêve, nous croyons sentir ou
percevoir des choses extérieures et nous croyons avoir des sensations (telles
le froid) et sentiments alors qu’il n’en est rien.
- L’argt du DQPT remet en cause tout ce que nous croyons savoir
distinctement des corps car, même si notre entendement nous donne ses
conceptions claires et distinctes, il se peut qu’il soit trompeur. L’argt du
DQPT constate en effet l’incertitude de l’origine de nos facultés, et en tire
l’alternative suivante. Soit nos facultés ont été produites par un Dieu tout-
puissant et il lui a donc été possible des les créer déficientes, soit elles ont été
produites par quelque origine moins puissantes (un destin ou le hasard) et
nous avons alors d’autant plus de raison de soupçonner qu’elles sont mal
faites.
Ces arguments hyperboliques ayant été développés dans la M.M.1, Descartes n’y
revient pas en détail et se permet d’écarter rapidement toute opinion caractérisant le sujet
pensant comme un corps.
2ième temps. Jusqu’à « en même temps d’être ou d’exister ». Examen des propriétés
traditionnellement attribuées au principe d’animation du corps (l’âme).
Cette fois Descartes renvoie aux opinions recensées juste avant le début de notre
texte : opinions tirées non de l’exercice de la physique, mais de son éducation scolastique.
Aristote pensait en effet que l’âme était un principe d’animation du corps, lui donnant la
puissance nutritive et motrice. C’est pourquoi « se nourrir » et « marcher » sont les
caractéristiques évoquées ici – caractéristiques dont la première est commune à tous les êtres
vivants, y compris les végétaux et les animaux, et la seconde est commune à tous les animaux
susceptibles de se déplacer. Les scolastiques, à la suite d’Aristote, se croyaient ainsi autorisés
à affirmer l’existence d’une âme végétative et d’une âme motrice.
Descartes refuse de le faire. Ici, la raison de son opposition est d’abord hyperbolique :
puisqu’on ne peut pas encore affirmer l’existence du corps, on ne peut pas encore affirmer
l’existence d’une puissance qui fait que le corps se nourrit ou marche. Mais l’on va voir que
son opposition est plus profonde, quand on en arrivera à la considération d’âme comme
puissance de penser.
Les scolastiques envisageaient également qu’il existait une puissance permettant au
corps de sentir : l’âme sensitive. Défini ainsi, le sentir est une opération de l’âme dans et par
41
le corps. Ce point ne peut donc être accordé par Descartes à ce moment des Méditations, en
vertu, une fois encore, des raisons de douter hyperboliques. Le sens de « sentir » ici (c’est-à-
dire pour les scolastiques) est indissociable de l’existence du corps. En ce sens, « on ne peut
sentir sans le corps ». Or, l’argt du rêve vaut encore. C’est un argt que Descartes emprunte
aux sceptiques (et notamment à Cicéron dans les Académiques) et qui fait valoir
l’indiscernabilité, au moment où l’on sent quelque chose, entre la veille et le sommeil, c’est-à-
dire entre l’accès à la réalité et l’état d’illusion. En d’autres termes, si l’on admet la définition
scolastique du « sentir », on peut constater que l’on croit avoir senti dans le rêve des choses
que l’on n’a point « senties ». L’argt du rêve consiste à suggérer que cette confusion se faisant
à notre insu, au moment où l’on sent, il se pourrait que nous soyons constamment, dans toute
sensation ou perception, dans cet état de confusion indiscernable.
(Par la suite, on sait que Descartes reviendra sur le sens de « sentir ». Il viendra à
envisager une signification de ce terme indépendante de la référence au corps).
Enfin, le dernier « attribut » traditionnellement reconnu à l’âme est la pensée. Il faut
souligner que le terme d’attribut (au milieu du paragraphe) n’est pas encore à entendre en un
sens strictement cartésien : il s’agit d’une propriété parmi d’autres, que les scolastiques
attribuaient à l’âme. Mais en discutant et critiquant leurs thèses, ici, Descartes va peu à peu
faire émerger une nouveau sens du terme, promis à une longue fortune : ce qui constitue
l’essence d’une substance. Ici la pensée, va devenir l’attribut essentiel de la substance
pensante.
Cette fois Descartes accorde que cette croyance qui me caractérise par la pensée est
juste. C’est même la seule « qui ne peut être détachée de moi » : en d’autres termes, mon être
est impossible à concevoir, dans le cogito, sans qu’il ne soit pensant.
Mais l’on voit bien alors, que la raison pour laquelle Descartes accorde ce point n’a
rien à voir avec l’approche scolastique. Il ne s’agit pas de dire que l’âme donne au corps la
puissance de penser. Non seulement parce que le corps, pour les raisons déjà mentionnées, est
impossible à affirmer, mais parce que je ne peux pas même me caractériser par une simple
disposition à penser ou une puissance de penser indépendante de l’acte de pensée. Il nous est
impossible d’affirmer l’existence de quelque chose qui pourrait penser mais ne pense pas. La
pensée ne peut être seulement en puissance, à ce moment des Méditations. Son existence ne
peut être affirmée qu’au moment où je pense.
42
Je suis, j’existe : cela est certain ; mais combien de temps ? A savoir, autant de temps
que je pense ; car peut-être se pourrait-il faire, si je cessais de penser que je cesserais en
même temps d’être ou d’exister.
Ainsi on ne peut affirmer l’existence d’une âme au-delà du moment où l’on pense
effectivement. Par conséquent, les concepts aristotéliciens en puissance / en acte sont
radicalement invalidés. Ils n’ont aucune pertinence pour caractériser l’existence affirmée dans
le cogito.
NB Descartes n’emploie pas ici le terme de substance, mais celui de chose (res).
Toutefois la chose pensante est ici une chose qui se conçoit « par soi seule » (c’est-à-dire
qu’elle n’a pas besoin d’autre chose que la pensée pour exister). Le terme classique qui
désigne une chose existant par soi est substance34.
34 C’est ce sens que Descartes reprendra dans les Principes de la philosophie (Première
partie, § 53-54). Descartes y affirme qu’un sens strict, il n’y a que Dieu qui est existe par
soi : seul Dieu est substance. Mais dans la mesure où il y a des choses créées qui n’ont
besoin d’aucune autre chose créée pour exister, elles peuvent aussi recevoir – par
extension – le nom de substance. Ainsi, la substance pensante n’a besoin de rien de
corporel pour exister et son essence est de penser. La substance étendue n’a pas besoin
de la substance pensante créé pour exister et son essence est matérielle.
43
l’acte de penser, de concevoir ou de connaître – et par conséquent comme esprit, entendement
ou raison.
Descartes termine par la critique de toutes les thèses anciennes et médiévales qui
confondent l’esprit avec un corps et qui ne tissent que des thèses imaginaires – l’imagination
étant une capacité à forger des images à partir des perceptions des corps. Inspirées du
matérialisme stoïcien, ces thèses envisagent l’esprit comme un pneuma, c’est-à-dire un
souffle ou un gaz. Ce faisant, elles commettent l’erreur ontologique fatale selon Descartes :
elles négligent la distinction réelle entre l’esprit et le corps.
A ce moment des Méditations, cette distinction réelle n’est pas encore complète :
puisque l’on ne sait pas encore si des corps existent, on ne vient de découvrir qu’une partie de
la réalité, renvoyant à la substance pensante.
Mais l’on dispose désormais de la thèse fondamentale sur laquelle le dualisme
substantiel pourra être étayé : il est possible de concevoir que l’esprit existe sans le corps. Et
l’on a annoncé une autre thèse au début du texte : il est possible de concevoir distinctement le
corps (en physique) sans faire aucune référence à des propriétés relatives à l’esprit (lequel est
pour sa part non figurable, non localisable, doué de sensibilité et de pensée et, par la volonté,
susceptible d’agir dans les corps).
Tout l’enjeu de notre texte était là. Il s’agissait de montrer que : 1/ on peut concevoir
l’existence de l’esprit sans concevoir de réalité corporelle et 2/ les propriétés que l’on peut
distinctement concevoir des corps n’ont aucune qualité spirituelle ou mentale. (NB : chez
Descartes esprit renvoie aussi bien au spirituel qu’au mental).
Descartes a rencontré des objections. On lui a dit que cette distinction des substances
supposait le doute hyperbolique et était donc artificielle. Une autre objection, voisine, lui a
fait valoir que la distinction est conceptuelle mais qu’elle n’est pas réelle : ce n’est pas parce
qu’on peut concevoir (et même connaître) l’esprit sans le corps et le corps sans l’esprit qu’en
réalité, l’esprit et le corps sont indépendants l’un de l’autre. Mais la réponse de Descartes
consiste à dire que ce qui est indubitablement conçu comme existant dans le cogito n’a pas
besoin du corps… en d’autres termes, le cogito permet de concevoir que la substance
pensante existe par soi sans avoir besoin du corps. C’est ce point qui est pour lui capital :
l’existence pleine et entière d’un sujet pensant qui n’a besoin de rien de corporel pour exister
et qui est indubitable suffit à affirmer une distinction réelle entre l’esprit et le corps.
Dans les Réponses aux secondes objections, Descartes reviendra sur ce point dans une
démonstration de la distinction réelle entre l’esprit et le corps qui s’appuie sur des définitions,
44
des axiomes* et des notions communes permettant de suivre un ordre synthétique35. Cette
fois, Descartes propose en effet de partir de l’existence d’un Dieu vérace (qui, dans l’ordre
analytique des Méditations ne sera découvert que dans la Méditation 4), permettant de
garantir la vérité de toutes nos conceptions claires et distinctes. Voici la démonstration :
Tout ce que nous concevons clairement peut être fait par Dieu en la manière que nous
le concevons.
Mais nous concevons claire l’esprit, c’est-à-dire une substance qui pense, sans le
corps, c’est-à-dire sans une substance étendue ; et d’autre part nous concevons aussi
clairement le corps sans l’esprit (ainsi que chacun l’accorde facilement).
Donc, au moins par la toute-puissance de Dieu, l’esprit peut être sans le corps, et le
corps sans l’esprit.
Maintenant mes substances qui peuvent être l’une sans l’autre sont réellement
distinctes.
Or est-il [= il se trouve] que l’esprit et le corps sont des substances qui peuvent être
l’une sans l’autre.
Donc l’esprit et le corps sont réellement distincts (Descartes, Réponses aux secondes
objections, « Raisons qui prouvent l’existence de Dieu et la distinction qui est entre l’esprit et
le corps humain disposées de façon géométrique », GF, p. 294-295)
Dans ce paragraphe 7, Descartes a donc posé une thèse essentielle pour conclure la
distinction réelle de l’esprit et du corps. L’essence de ce qui existe et qui se découvre dans le
cogito est connue comme se limitant à la pensée – dans tous ses modes mais sans aucune
propriété corporelle. Cette connaissance est une conception claire indubitable qui assure qu’il
peut exister sans le corps. Néanmoins cette distinction réelle n’exclut pas, selon Descartes,
que ces deux substances puissent être unies en un être tel que l’homme : ce dernier, ainsi que
le montrera la Méditation 6 est l’union de deux substances : l’acte volontaire où l’esprit
commande au corps, et la passion de l’âme où le corps a des effets émotifs en l’âme, sont
deux expériences qui en attestent.
Exercice. Si vous avez lu l’ensemble de ce C/, répondez en quelques lignes à la
question : pourquoi la Seconde méditation métaphysique prétend-elle répondre aux
sceptiques et fonder la physique ? Postez vos réponses sur le forum. Nous les corrigerons
ensemble.
35 Descartes dit également : un ordre « géométrique ».
45
TRANSITION VERS LE CHAPITRE 2
BILAN. L’acquis manifestement considérable de cette partie consiste à dire que
penser, par quoi il faut entendre aussi bien douter, vouloir, concevoir, imaginer ou même
sentir c’est faire l’expérience et donc savoir que je pense (doute, veux, conçois, imagine ou
sens). Avec Descartes, l’on retrouve donc notre point initial (le A/) : ce sentir dont la
conscience est infaillible est une apparence immédiatement réflexive. Mais cette fois, on
comprend que cette apparence immédiatement réflexive vaut pour toute pensée, quand bien
même elle serait en proie à l’illusion.
Toutefois, la différence entre les deux approches tient à la place qu’Henry réserve au
corps. Henry pense que ce cogito affectif est aussi bien un cogito corporel (une conscience
incarnée d’être vivant) ; Descartes pense comme on l’a vu que ce cogito sensible n’est
possible que si le sentir est une pure pensée (sans corps). Pour Descartes, cette réflexivité ne
se manifeste avec évidence que dans le doute hyperbolique et c’est pourquoi il pense que c’est
la caractéristique d’une pensée sans corps. C’est un premier point qui pourrait être discuté : la
conscience n’est-elle pas toujours incarnée ?
46
Wittgenstein montre qu’en admettant ce privilège épistémique (qui dit que le seul à
avoir une connaissance au sens strict, de la douleur, c’est moi), le rapport à la douleur
d’autrui devient très problématique – risque d’être toujours prise pour une simple apparence.
Bien sûr, l’on pourrait dire qu’autrui a une connaissance de sa propre douleur – mais cette
douleur d’autrui paraît alors inaccessible à ma propre conscience. La douleur d’autrui serait
toujours à nos yeux une pure apparence, or en est-il vraiment ainsi ?
Le problème, plus exactement, que se pose Wittgenstein ici est de savoir comment
nous savons ce qu’une expression de douleur signifie. Par expression de douleur, il peut s’agir
de « j’ai mal », « aïe ! », ou d’un cri, d’une attitude (y compris de sidération ou de silence). Il
critique la théorie selon laquelle nous comprendrions le sens de ces expressions en leur
associant une image mentale, intérieure, produite par notre propre douleur. Sa cible est la
thèse selon laquelle il y aurait une image de douleur à laquelle seul le sujet aurait accès et qui
serait le véritable objet de désignation du mot « douleur » (§300). Il précise que je peux certes
imaginer la douleur d’autrui mais que cela ne signifie pas que j’imagine des douleurs-que-je-
ressens. Cela signifie plutôt que j’imagine des douleurs que je ne ressens pas – que je sais ne
pas ressentir. Wittgenstein conclut que la sensation ressentie n’est pas rien, mais ce n’est pas
47
non plus « un quelque chose », dont l’image pourrait constituer la référence du mot
« douleur »36.
Le point 2/ peut suggérer une autre critique, que l’on va approfondir tout au long de la
suite du cours : la conscience est peut-être une expérience en première personne, mais son
statut privilégié de connaissance pourrait être illusoire. J’éprouve assurément en première
personne la douleur – mon expérience est toujours en première personne. L’on peut, si l’on
veut donner le nom de conscience à une telle expérience. Mais de là à dire que je sais ce que
j’éprouve, n’y a-t-il pas un pas éloigné ? Il y aurait là un second sens de la conscience qu’il
faudrait distinguer du premier.
Peut-être est-il nécessaire, alors de bien séparer dans nos actes cognitifs, ce qui relève
de l’effet que cela fait (expérientiel) et ce qui est véritablement un savoir réfléchi portant sur
l’acte lui-même. Par exemple, ma perception est consciente au sens où je l’éprouve, même
quand je n’y prête pas attention (c’est la conscience phénoménale). Mais elle peut être
consciente si je pense à elle et que je me la représente (c’est un autre sens de la conscience).
En somme il y aurait un sens expérientiel de la conscience (ce que cela me fait d’avoir une
activité mentale) Que toute pensée soit consciente, au sens où elle est vécue, soit – mais est-
elle consciente au sens de connue ?
Lorsque j’ai conscience, quelque chose m’apparaît, mais ce qui m’apparaît est-il
conforme à ce qu’il est ?
36 Voir le prolongement de ce point chez le philosophe contemporain Stanley Cavell, en
annexes.
37 D. Chalmers, L’esprit conscient (1996), Paris, Ithaque, 2010. Chalmers s’appuie sur les
travaux de Ned Block et Thomas Nagel (« What it is like to be a bat ? » - que je mettrai en
ligne sur le forum).
48
On a repéré chez Descartes un glissement entre l’acte et la chose : la conscience ne
devrait-elle pas prétendre connaître l’acte de pensée, plutôt que prétendre connaître la chose
qui pense ?
Or les présupposés semblent ici lourds. C’est dire que la conscience découvre :
- un sujet
- une substance
- un être unique
Non seulement rien ne le prouve… mais l’on va voir, dans le chapitre 2, que ce
pourrait bien être des illusions de la conscience elle-même.
Enfin, l’acte qui apparaît à la conscience est-il véritablement connu de ce seul fait ?
L’on peut douter de la transparence à soi qui semble ici postulé dans la vie de l’esprit (la
conscience phénoménale) pour qu’il y ait une véritable connaissance de soi.
49
Université Paris Ouest Nanterre La Défense
COURS 2019-2020
Conscience et illusion
Mme Claire ETCHEGARAY
CM et TD
Chapitre 2
Table des matières en fin de document
Avertissement
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1
CHAPITRE 2
LES ILLUSIONS DE LA CONSCIENCE
Dans ce qui suit je détaille les différents types d’illusion classiques. Je n’attends pas
que tous soient cités à l’examen. Un ou deux pourraient suffire s’ils sont bien expliqués. Mais
chacun doit être compris (les questions sur le texte peuvent porter sur chacun d’eux).
Le premier soupçon que l’on pourrait mentionner est le suivant. Le simple fait que
nous soyons conscients de certaines pensées (en même admettant encore provisoirement qu’il
y a là un savoir) peut entraîner un biais, en l’espèce nous faire croire que toute pensée est
consciente (comme Descartes le soutenait) ou encore que toutes nos intentions, tout le sens de
ce que nous expérimentons, vivons et éprouvons est immédiatement connaissable.
On pourrait déjà critiquer l’idée qu’elles soient comme des images privées ou des
actions déterminées en nous. Cela conduirait à critiquer le « mythe de l’intériorité » avec
Ludwig Wittgenstein ou Gilbert Ryle. (Je n’explore pas cette voie dans le cours parce qu’elle
conduirait à considérer davantage les notions de pensée et de corps, que de conscience. Le
risque serait, en dissertation, de faire un hors sujet. Cf. les Annexes).
Mais un argument peut aussi se tirer de notre conception de la conscience. On peut
examiner une façon un peu triviale de se la représenter – comme une lumière dirigée sur ce
qui nous apparaît. Le soupçon pourrait être étayé par une critique exprimée par Daniel
Dennett dans son livre La conscience expliquée : attention à « l’illusion de l’utilisateur » !
Pour l’expliquer Dennett renvoie au modèle de la lumière dans le réfrigérateur : puisqu’à
chaque fois qu’on ouvre la porte du frigo, la lumière s’allume, on pourrait penser que la
2
lumière est tout le temps allumée… et allons plus loin… si nous étions le frigo, et que notre
conscience était la lumière, nous pourrions penser que les choses que nous abritons n’existent
que quand la lumière est allumée, voire que nous existons seulement quand la lumière est
allumée. C’est exactement le genre de conclusion naturelle que la conscience induit : puisque
nous avons conscience de certaines pensées et que cette conscience paraît indubitable du fait
qu’elle est en première personne, nous avons tendance à considérer que ce qui se fait en nous
sans être éprouvé en première personne ni être conscient, c’est-à-dire sans qu’on en ait
connaissance, n’est pas nous ou pas en nous, ou que nous n’existons pas en dehors de nos
pensées conscientes. Il y a là, pour le moins, un vice logique qu’il convient de dénoncer 1.
Maintenant, tentons de trouver exactement quelles sont les illusions par là entraînées.
L’indubitable découvert par Descartes paraît extrêmement robuste – tant qu’on se trouve dans
les conditions des Méditations métaphysiques (en régime hyperbolique). Mais sorti de ce
contexte, peut-on dire que la conscience d’une pensée est une preuve que cette pensée, telle
que j’en ai conscience, existe – ou encore que cette pensée existe uniquement telle que j’en ai
conscience ?
La thèse que nous venons d’envisager, à savoir que toute pensée n’est pas
nécessairement consciente, mérite d’être approfondie. Si l’on se souvient de la distinction que
nous introduisions à la fin du chapitre 1, entre conscience phénoménale et conscience d’accès
ou encore entre un certain vécu et la représentation qu’on en a, on pourra peut-être affiner les
choses : toute pensée est peut-être vécue mais elle n’est pas pour autant représentée.
Locke, pour critiquer l’innéisme*, avait soutenu tout à la fois qu’une idée est et n’est
que ce qui se présente effectivement à la conscience et que l’esprit ne pense pas toujours (bref
que nous n’avons d’idées qu’à certains moments de notre existence et pas, par exemple,
quand nous dormons). Ce qui nous intéresse n’est pas tant la critique de l’innéisme que la
façon dont Leibniz s’y oppose. Leibniz fait une double objection à Locke, sur les deux fronts :
- d’après Leibniz, l’action de l’esprit (qui est de penser) ne s’arrête jamais, même
lorsqu’il dort – elle ne cesse qu’à la mort.
Leibniz laisse même entendre que Locke serait, au fond, d’accord avec lui sur le
premier point.
Il semble que notre habile auteur [John Locke] prétend qu’il n’y a rien de virtuel en
nous et même rien dont nous ne apercevions toujours actuellement ; mais il ne peut pas
prendre cela à la rigueur, autrement son sentiment serait trop paradoxe, puisque encore les
habitudes acquises et les provisions de notre mémoires ne sont pas toujours aperçues (…)
outre cela, pourquoi faut-il que tout nous soit acquis par les aperceptions des chose externes,
et que rien ne puisse être déterré en nous-mêmes ? (…) Pourquoi donc ne pourrions-nous pas
fournir aussi à nous-mêmes quelque objet de pensée de notre propre fonds, lorsque nous y
voulons creuser ? Ainsi je suis porté à croire que dans le fond son sentiment sur ce point n’est
pas différent du mien ou plutôt du sentiment commun (…) (Leibniz, Nouveaux essais sur
l’entendement humain, Préface, GF, p. 40-41).
Quant au second point, Leibniz a bien vu qu’il y avait là un point d’opposition entre
Locke, les cartésiens et lui-même. Locke argue que parfois – lorsque l’on dort – on ne pense
pas – il soutient que Descartes, qui définit l’esprit comme une chose pensante, n’a pas
suffisamment pris en compte cela. Leibniz est d’accord pour dire que nous n’apercevons pas
2La notion classique d’aperception désigne la conscience. Vous la trouvez aussi bien
chez Leibniz que chez Kant.
4
toujours nos pensées, mais cela ne signifie pas, selon lui, que nous ne pensons pas lorsque
nous ne les apercevons pas. En somme, selon Leibniz, l’esprit pense toujours, même si nous
ne nous en apercevons pas.
Voici maintenant le texte canonique sur « les petites perceptions », parfois aussi dit de
« l’inconscient leibnizien »3.
Je ne sais s’il sera aisé de l’accorder [accorder son sentiment] avec nous et avec les
Cartésiens, lorsqu’il soutient que l’esprit ne pense pas toujours et particulièrement qu’il est
sans perception quand on dort sans avoir des songes, et il objecte que puisque les corps
peuvent être sans mouvement, les âmes pourront bien être aussi sans pensée. Mais ici je
réponds un peu autrement qu’on n’a coutume de faire. Car je soutiens que naturellement une
substance que naturellement une substance ne saurait être sans action, et qu’il n’y a même
jamais de corps sans mouvement. L'expérience me favorise déjà, et on n'a qu'à consulter le
livre de l'illustre M. Boyle contre le repos absolu, pour en être persuadé, mais je crois que la
raison y est encore, et c'est une des preuves que j'ai pour détruire les atomes. D'ailleurs, il y a
mille marques qui font juger qu'il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais
sans aperception et sans réflexion, c'est-à-dire des changements dans l'âme même dont nous
ne nous apercevons pas, parce que ces impressions sont ou trop petites et en trop grand
nombre ou trop unies, en sorte qu'elles n'ont rien d'assez distinguant à part, mais jointes à
d'autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au moins confusément dans
l'assemblage. C'est ainsi que l'accoutumance fait que nous ne prenons pas garde au
mouvement d'un moulin ou à une chute d'eau, quand nous avons habité tout auprès depuis
quelque temps. Ce n'est pas que ce mouvement ne frappe toujours nos organes, et qu'il ne se
passe encore quelque chose dans l'âme qui y réponde, à cause de l'harmonie de l'âme et du
corps, mais ces impressions qui sont dans l'âme et dans le corps, destituées des attraits de la
nouveauté, ne sont pas assez fortes pour s'attirer notre attention et notre mémoire, attachées à
des objets plus occupants. Car toute attention demande de la mémoire, et souvent, quand nous
ne sommes point admonestés, pour ainsi dire, et avertis de prendre garde à quelques-unes de
nos propres perceptions présentes, nous les laissons passer sans réflexion et même sans les
remarquer. Mais si quelqu'un nous en avertit incontinent et nous fait remarquer, par exemple,
quelque bruit qu'on vient d'entendre, nous nous en souvenons et nous nous apercevons d'en
avoir eu tantôt quelque sentiment. Ainsi c'étaient des perceptions dont nous ne nous étions pas
aperçus incontinent, l'aperception ne venant dans ce cas que de l'avertissement après quelque
intervalle, tout petit qu'il soit. Et pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne
saurions distinguer dans la foule, j'ai coutume de me servir de l'exemple du mugissement ou
du bruit de la mer, dont on est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit comme
l'on fait, il faut bien qu'on entende les parties qui composent ce tout, c'est-à-dire le bruit de
chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l'assemblage
confus de tous les autres ensemble, c'est-à-dire dans ce mugissement même, et qu'il ne se
remarquerait pas si cette vague, qui le fait, était seule. Car il faut qu'on en soit affecté un peu
par le mouvement de cette vague et qu'on ait quelque perception de chacun de ces bruits,
quelques petits qu'ils soient ; autrement on n'aurait pas celle de cent mille vagues, puisque
cent mille riens ne sauraient faire quelque chose. On ne dort jamais si profondément qu'on
n'ait quelque sentiment faible et confus, et on ne serait jamais éveillé par le plus grand bruit
du monde, si on n'avait quelque perception de son commencement qui est petit, comme on ne
3 Nous nous appuyons largement sur les études de Philippe Hamou, professeur à
l’université Paris Nanterre et que nous remercions ici.
5
romprait jamais une corde par le plus grand effort du monde, si elle n'était tendue et allongée
un peu par des moindres efforts, quoique cette petite extension qu'ils font ne paraisse pas.
Ces petites perceptions sont donc de plus grande efficace par leur suite qu'on ne pense.
Ce sont elles qui forment ce je ne sais quoi, ces goûts, ces images des qualités des sens,
claires dans l'assemblage, mais confuses dans les parties, ces impressions que des corps
environnants font sur nous, qui enveloppent l'infini, cette liaison que chaque être a avec tout
le reste de l'univers. On peut même dire qu'en conséquence de ces petites perceptions, le
présent est gros de l'avenir et chargé du passé, que tout est conspirant ("sumpnoia panta",
comme disait Hippocrate) et que dans la moindre des substances, des yeux aussi perçants que
ceux de Dieu pourraient lire toute la suite des choses de l'univers.
G.W. LEIBNIZ, Nouveaux essais sur l’entendement humain (1765), Paris, GF, 1990 4.
Tentons de problématiser un peu la thèse de Leibniz et donc ce texte. Comment
pourrait-on affirmer que nous pensons quand nous ne nous en apercevons pas ? Si nous ne
savons pas toujours que nous pensons, quand nous pensons, alors nous ne devrions pas être
capables de dire que nous avons des pensées inaperçues. Prétendre savoir qu’il y a des
pensées inaperçues est tout simplement une absurdité 5. C’était justement un argument que
Locke utilisait contre l’innéisme de Descartes : il n’y a pas d’attestation empirique possible
d’idées qui ne sont pas actuellement aperçues. (Pour reprendre la comparaison de Dennett,
quand le réfrigérateur est éteint, il est impossible de dire s’il y a ou non des choses dedans :
donc la conscience ne peut apercevoir ni l’existence ni l’inexistence de ce qui n’est pas
conscient). Mais Leibniz adopte ici une stratégie de contournement qui par ses exemples
montre que la perception sans conscience se donne à voir de manière indirecte. Il y a un
certains nombres d’indices qui sont autant de preuves :
- l’expérience mémorielle nous permet de retrouver une pensée qui avait été
inaperçue sur le moment (c’est ce que montre l’exemple du moulin) ;
- le raisonnement est parfois l’effet d’une perception inaperçue ;
- l’analyse de la perception consciente. Par exemple la perception du bruit de la mer
montre qu’elle a pour conditions de multiples perceptions inconscientes (les
perceptions des vagues).
Ainsi, il y a des indices du fait que la pensée n’est pas toujours a-perçue et qu’elle est
seulement perception. S’agit-il là d’un « inconscient » ? Il faut se méfier de ce nom car à la
différence de l’inconscient freudien ce n’est pas une instance en rupture avec la conscience.
Au contraire, d’une certaine manière, Leibniz attire notre attention sur le fait que ce que nous
4 L’ouvrage ne paraît qu’en 1765, après la mort de Leibniz. Mais ce dernier avait rédigé
ces remarques à la lecture de l’Essai de Locke dès les années 1690, puis il en avait fait un
ouvrage qui a circulé tout au long du XVIIIe siècle.
5 C’est l’objection classique contre l’inconscient, que le philosophe cartésien Alain
formulait aussi bien dans ses Éléments de philosophie.
6
apercevons est toujours la « coalescence » des perceptions plus confuses6. Et inversement les
perceptions confuses sont pleinement constitutives de ce que nous apercevons. (Au contraire,
chez Freud, on va le voir, les désirs inconscients sont refoulés par la résistance de la
conscience).
Il y a une progression dans les exemples du texte qui nous conduit peu à peu à affirmer
l’existence des petites perceptions inaperçues. L’exemple du moulin illustre d’abord le fait
que parfois, nous percevons actuellement quelque chose sans y prêter attention – et c’est la
mémoire qui nous permet d’y réfléchir par la suite. Les perceptions du bruit du moulin étaient
bien aperçues ; ce n’est que par habitude que peu à peu on n’y prêtait plus attention. Dans un
second temps, l’exemple du bruit de la mer permet d’établir l’existence de perceptions qui
n’ont jamais été perçues en réfléchissant sur les conditions de la perception consciente. Nous
percevons que le bruit de la mer est un bruit vague ; mais le philosophe analyse cette
perception et remonte à ses conditions : il faut bien que le bruit vague de la mer soit le bruit
des vagues, ou encore que la perception vague de la mer soit « l’assemblage confus » des
perceptions de vagues. Il y a donc un effet de seuil qui rend raison du passage de
l’imperceptible à l’aperçu. C’est cet effet de seuil qui, suppose une continuité entre conscient
et inconscient, et qui est finalement confirmé par l’exemple du réveil et de la corde : il y a un
degré d’effort qui fait casser la corde comme il y a un degré de perception qui nous fait passer
du sommeil à l’éveil.
Toute cette description phénoménologique si fine vient à l’appui, chez Leibniz, de
principes métaphysiques forts (que je ne peux ici qu’indiquer). En effet, Leibniz non
seulement conclut que nos goûts, les images, et notre relation au réel est toujours un
assemblage de « petites perceptions », mais bien plus, il en tire une ontologie relationnelle
originale (une ontologie de l’entr’expression) basée sur l’idée que toute distinction est en
réalité infinie, en somme qu’on ne pourra jamais avoir fini de distinguer entre les choses, que
les limites sont toujours à l’infini7. Les principes métaphysiques ici en jeu sont les suivants :
un principe méréologique (où le tout et ses parties sont homogènes : la perception inaperçue
n’est pas d’une autre nature que la perception consciente qu’elle compose), un principe de
continuité (« la nature ne fait pas de saut » dira Leibniz) et un principe d’expression (où une
chose en reflète d’autres – de sorte que la confusion consciente n’est jamais que l’apparence
de ce qui est réellement multiple et distinct).
Les historiens Marcel Gauchet et Gladys Swain, ainsi que George Vigarello, ont
montré qu’au XIXe siècle, l’invention de la notion de « psychisme » répondait au besoin que
les médecins avaient de rendre raison de troubles exprimés par leurs patients concernant ce
sentiment d’étrangeté. Depuis la fin du XVIIIe siècle, les troubles de la sensibilité sont
scrupuleusement recensés par la physiologie du système nerveux. Au sein de leur immense
diversité, apparaissent des souffrances qui conduisent peu à peu les médecins à réévaluer
l’importance de facteurs non exclusivement physiologiques.
Cette mise ne évidence foisonnante, avec le milieu du XIXe siècle, d’un univers
sensoriel toujours plus diversifié, toujours mieux explicité, ne pouvait demeurer sans effet sur
les analyses du sentiment de soi, de son socle, de ses dérives possibles. Maurice Krishaber le
montre, en 1873, analysant une série de cas sous le nom de « névropathie cérébrocardiaque »,
expression complexe, sinon curieuse, reprenant des symptômes déjà connus : la crispation
physique en cas d’émotion, la boule intérieure ou strangulation face à ce brusque
saisissement, la sensation d’intension « resserrement » évoquée par Armand Trousseau en
1865, la poitrine douloureuse, quasi « étreinte par une cuirasse en caoutchouc ». S’y ajoute
régulièrement la perte de repères sensibles. Deux faits s’imposent alors : l’impression de
Au sein de la notion de psychisme, place peut donc être faite à l’inconscient. Encore
faut-il préciser que cette notion peut recouvrir plusieurs sens au XIXe siècle :
- des impressions « viscérales » ou quasi organiques, qui ne sont pas encore ou pas
vraiment des pensées, des représentations ni même des passions ou émotions. C’est le cas par
exemple chez le médecin Cabanis au tout début du XIXe siècle.
9 Pierre Janet, psychologue français de la fin du XIXe siècle insiste : « dans tous les cas de
dépersonnalisation, je n’ai pu mettre en évidence le moindre trouble sensoriel
périphérique » - c’est-à-dire le moindre trouble physiologique du système sensoriel (cité
par G. Vigarello, p. 158).
10 M. Gauchet et G. Swain, La pratique de l’esprit humain. L’institution asilaire et la
révolution démocratique, Paris, Gallimard, 1980, p. 330.
9
- des pensées « oubliées » - des événements conscients qui ne le sont plus. On trouve
cette thèse, par exemple, dans les comptes rendus médicaux des troubles de l’hystérie,
l’hystérie s’expliquant par des émotions ou des représentations oubliées 11. Jean-Martin
Charcot, tente ainsi de soigner l’hystérie par l’hypnose, méthode que Puységur avait décrite,
et qui consiste pour le médecin, à contourner la veille de la conscience. Charcot cherche ainsi
à dé-couvrir les représentations traumatiques oubliées.
Ces deux premiers sens peuvent encore faire lointainement écho aux « petites
perceptions » de Leibniz. En revanche, le sens que Freud élabore en travaillant sur l’hystérie
pointe une tension entre la conscience et les représentations inconscientes.
Sigmund Freud est un étudiant de Charcot. Il a comme son maître la conviction que
l’hystérie est liée à un trauma passé. Mais il fait l’hypothèse que ce contenu a des origines
sexuelles, ce qui expliquerait selon lui 1/ que ces représentations soient devenues inquiétantes,
issues « d’excitations internes d’origine pulsionnelle dont la persistance provoquerait un
déplaisir excessif » ou « un déplaisir à l’égard d’autres exigences », 2/ qu’elles soient donc
refoulées et surtout 3/ que ce refoulement lui-même soit inconscient12.
10
l’existence d’une instance psychique tel que l’inconscient, n’est-ce pas tout bonnement une
prétention contradictoire ? (Exercice : développer le problème en quelques lignes).
11
Exercice. Répondez aux questions suivantes : 1/ Quel est le sens du mot
« hypothèse » dans ce texte ? 2/ Pourquoi l’hypothèse de l’inconscient est-elle
« nécessaire » aux yeux de Freud ?
La réponse de Freud consiste à dire que l’inconscient est une hypothèse scientifique.
« Hypothèse », dans ce texte, ne doit pas s’entendre au sens de conjecture incertaine, mais au
sens où la méthode hypothético-déductive peut, à partir d’un certain nombre d’observations
poser une thèse à la base d’un raisonnement qui en infère d’autres faits. Cette hypo-thèse sera
confirmée si la prévision des faits est validée par de nouvelles observations. La preuve de
cette hypothèse consiste donc dans sa valeur explicative.
Or l’hypothèse de l’inconscient est nécessaire selon Freud, parce qu’il n’y a pas
d’autres hypothèses possibles, à ses yeux, pour rendre raison de ces faits observés par la
médecine – faits psychiques (au sens analysé plus haut) qui comprennent à la fois des
phénomènes normaux (rêves, lapsus, actes manqués, etc.) et des phénomènes pathologiques
(symptômes hystériques, névrotiques, etc.). La répétition qui affecte le sujet traumatisé
(répétition de gestes, de situations, de paroles, etc.) est compulsive puisque s’y exerce une
contrainte qui n’est manifestement pas une volonté consciente. C’est l’un de ces symptômes
pathologiques (que Freud nomme « compulsion » ici).
En effet, en l’absence d’une telle hypothèse, la vertu explicative de la science est mise
à mal. Freud infère donc l’inconscient par « abduction* ». Toute tentative d’expliquer ces
faits par des opérations conscientes à leur origine devrait retrouver des intentions conscientes,
des volontés conscientes, des perceptions conscientes, voire des raisonnements conscients les
ayant causé. Car ce sont des « actes » - donc des manières d’agir, qui demandent des raisons
d’agir. Or une telle tentative est vaine, ce que confirme l’expérience personnelle : nos actes
ont parfois une origine et une élaboration qui nous demeurent inconnue, y compris des actes
de représentation consciente (tels que les rêves). La conscience témoigne de son insuffisance.
Ces faits ou actes demeurent parfaitement absurdes tant que l’on ne fait pas l’hypothèse de
l’inconscient.
L’hypothèse de l’inconscient est la seule, aux yeux de Freud, qui donne une cohérence
– c’est-à-dire un sens aux actes et comportements humains. Sa nécessité est donc scientifique
(explicative) et thérapeutique (pratique). L’on devine également qu’une lecture
herméneutique pourra être faite de ce texte – en insistant sur la vertu de compréhension ou
d’interprétation qu’a l’hypothèse de l’inconscient.
12
Exercice. 1/ distinguez expliquer et interpréter ; 2/ envisagez les différents
rapports existant entre expliquer et comprendre. Postez vos propositions sur le forum. Je
les corrigerai en novembre.
13 La conférence se conclut sur le fameux texte où Freud affirme que la psychanalyse est
le troisième démenti infligé à « l’égoïsme naïf de l’humanité », après Copernic et Darwin
(Payot, p. 266).
13
inconsciemment – une élucidation qui a une fonction éthique – c’est-à-dire qu’elle transforme
celui qui l’opère pour lui-même.
Toutefois, la preuve par la thérapie n’échappe pas à une espèce de circularité. Il faut
déjà adopter l’hypothèse de l’inconscient pour voir dans la disparition du symptôme un effet
de la cure analytique – une hypothèse qui est impossible à prouver directement puisque le
sens est inconscient quand il y a symptôme et que ce sens n’est déjà plus vraiment le même
sens lorsqu’il est retravaillé par la conscience 14. La notion d’inconscient ne peut sans doute
pas sortir de ce cercle – mais elle prétend tout au moins donner lieu à une pratique qui offre
gain de sens ou soulagement de la souffrance.
Freud en vient à raffiner la conception du travail opéré par la cure dans la seconde
topique, en tenant compte du rôle que peut avoir le langage. « Topique » désigne ici une
représentation spatiale de l’inconscient. Une première topique avait été élaborée par Freud à
la suite de ses études sur l’hystérie et sur l’interprétation des rêves (entre 1900 et 1915). Elle
comparait le psychisme à deux pièces : dans l’une (le Préconscient - Pcs), se situe la
conscience, de sorte qu’elle peut prendre conscience de tout ce qui s’y trouve ; dans l’autre,
l’« antichambre » (l’Inconscient - Ics) se trouve un gardien (le refoulement) qui empêche les
représentations de passer au Préconscient15. Dès la première topique Freud insiste sur les
« remaniements » qui se font de la perception à la conscience, en passant par l’inconscient et
le préconscient. Dès 1915 il indique que la représentation préconsciente est composée de
langage, contrairement à la représentation inconsciente.
C’est ce point que Freud approfondit dans la seconde topique, quand il se demande ce
que signifie « rendre conscient l’inconscient ». Il ne s’agit pas de changer la conscience de
place, comme si elle pouvait descendre dans l’inconscient ou inversement comme si
l’inconscient pouvait remonter à la conscience 16. Il s’agit plutôt de prêter attention au langage
(« représentations de mot » qui accompagnent les « représentations de chose » dans le
préconscient). « Par l’intermédiaire des représentations de mot », en effet, « les processus de
pensée interne sont transformés en perception » - en d’autres termes, la parole rend sensibles
14 Alain de Juranville verra ici la différence entre Freud et Lacan – Freud s’en tenant à
une preuve a posteriori qui est toujours suspecte de circularité, Lacan proposant une
démonstration a priori à partir du langage et même des signifiants du langage.
15 Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves (1900), trad. Berger, PUF, 1987, p. 424. (Sur
ce point, d’ailleurs, la rupture de Lacan sera nette : l’inconscient, dira Lacan, est « tissé
de langage »).
16 Les textes dits de « la seconde topique » le montrent de façon nette : « Au-delà du
principe de plaisir » (1920) et « Le Moi et le Ça » (1923), in Essais de psychanalyse, Paris,
Payot, 1981.
14
des processus de pensée et c’est cette perception qui est consciente (« Le Moi et le Ça », p.
235). « Rendre conscient l’inconscient » n’est un processus ni aisé ni immédiat et
l’inconscient en lui-même échappe toujours à la conscience.
Dans la seconde topique, la dynamique et le conflit entre les différentes instances sont
peut-être plus marqués17. L’inconscient n’est pas seulement un réservoir de désirs ou de
contenus échappant à la conscience qui seraient susceptibles, progressivement, de devenir
préconscients puis conscients. C’est un ensemble de pulsions – auxquelles Freud donne le
nom de Ça parce que ce sont des « forces inconnues, et impossibles à maîtriser », qui
s’imposent à nous et que nous subissons passivement (« Le Moi et le Ça », Payot, p. 235).
L’inconscient a donc une énergie psychique qui a quelque chose d’impersonnel. Cette
dynamique pulsionnelle est bien constitutive de l’individu, mais le Moi de la personne se
forme au travers du vécu conscient et préconscient.
Sans être séparé du Ça, le Moi obéit avant tout au principe de réalité puisque, pour
s'adapter aux exigences du monde extérieur, il faut modérer ses désirs, et même les oublier.
Le Surmoi, pour sa part, est l’intériorisation des interdits parentaux, notamment paternels ; et
c’est sous l’effet donc des pulsions du psychisme qui sont, au travers de l’éducation,
réorientés vers des objets non sexuels que nait le sentiment de culpabilité. Ces pulsions
peuvent également être sublimées, retravaillées et réorientées vers des objets culturellement
valorisés (œuvres d’art, de science, de culture…). Mais toute une partie du Moi est aussi
inconsciente, et se fond avec le Ça (« fusionne », dit Freud). Ainsi, la pratique analytique
conduit Freud à poser l’existence, chez ses patients, de sentiments de culpabilité inconscients,
à l’origine de névroses18. Le Moi est donc aveugle à une partie de lui-même, qui le constitue
pourtant, mais que le refoulement, lui-même inconscient, lui rend inaccessible. Cette « force
du refoulement », Freud la nomme résistance.
Mais à cette objection de circularité, répond le soupçon que nous sommes enfermés
dans le cercle de l’inconscient : toute prise de conscience n’est-elle pas encore déterminée par
l’inconscient ?
Cependant, ces cercles ne sont pas stériles. Le soupçon en question est lui-même un
soupçon formulée par la conscience, face à ses troubles. Et en forgeant l’hypothèse de
l’inconscient, la conscience travaille sans doute à sa limite, c’est pourquoi cette hypothèse est
elle-même sujette à la circularité. Les conditions du sens donné à cette hypothèse sont liées à
la conscience qui se la représente – qui se figure l’inconscient. Ce point est parfaitement
admis par Freud. La conscience psychanalytique assume que les conditions dans lesquelles
elle se figure l’inconscient lui échappe pour partie. Dans les Nouvelles conférences
19 Il est utile d’avoir en tête la définition de la « pulsion » chez Freud. Elle se définit :
- par sa source organique : une excitation interne (corporelle ou liée à
une représentation du corps) transférée à l’appareil psychique - mais
c’est là, dit Freud, « l’élément le plus obscur de la recherche
psychologique » (Au-delà du principe de plaisir, in Essais de
psychanalyse, p. 77)
- par sa « poussée constante » : et ce qui importe c’est le constante : de
sorte qu’elle n’est pas momentanée ou temporaire ; elle est installée et
ne disparaît pas. Cela s’explique notamment par la différence entre le
but et l’objet : elle peut élire un objet qui donne une satisfaction sans
que son but ne disparaisse.
- Par son objet : ce à l’occasion de quoi la satisfaction sera recherchée
- Par son but : ce que vise la pulsion et induit un soulagement de la
tension psychique
16
d’introduction à la psychanalyse (rédigées en 1932, publiées en 1933 mais jamais
prononcées), Freud admet que la seule idée du Ça est figurative :
Seules certaines comparaisons nous permettent de nous faire une idée du ça ; nous
l’appelons : chaos, marmite pleine d’émotions bouillonnantes. Nous nous le représentons
débouchant d’un côté dans le somatique et y recueillant les besoins pulsionnels qui trouvent
en lui leur expression psychique, mais nous ne pouvons dire dans quel substratum. Il s’emplit
d’énergie, à partir des pulsions, mais sans témoigner d’aucune organisation, d’aucune volonté
générale ; il tend seulement à satisfaire les besoins pulsionnels, en se conformant au principe
de plaisir
S. FREUD, Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1932), Gallimard, 1971 p. 104
(cf. plus largement p. 99-194).
Toute figuration ou comparaison n’est sans doute pas bonne – certaines entraînant des
illusions plus graves ou plus absurdes que d’autres. (La « marmite » n’est assurément pas
l’image la plus féconde… 20). Mais il y a peut-être là une piste intéressante : une figuration de
l’inconscient par l’art se laisse voir comme une apparition, au sein du champ conscient, de ce
qui lui échappe. Par excellence, le terme « Ça », emprunté par Freud à W.G. Groddeck, est
peut-être toujours imprégné de littérature21. Et il est certain, comme on le voit à la fin du
texte, que Freud assumait de se représenter théoriquement l’inconscient au travers des
schèmes scientifiques de son temps (« énergie », « pulsion », etc.) – mais cette représentation
(cette figuration spatiale qu’est la topique) n’est elle-même qu’une interprétation.
20 On peut penser que certaines de ces images ont les effets de ce que Bachelard appelait
des « obstacles épistémologiques ».
21 Le concept de Ça est emprunté à W.G. Groddeck qui publie Le livre du Ça l’année où
Freud présente « Le Moi et le Ça », en 1923. Mais Groddeck donne au Ça une signification
bien plus dionysiaque, au sens nietzschéen – chaotique et même monstrueux. Lui
emprunte le terme pour désigner « ces forces inconnues, impossibles à maîtrisées », par
lesquelles « nous sommes vécus » (« Le Moi et le Ça », p. 235).
17
La reproduction interdite, René Magritte, 1937, musée de
Rotterdam.
Dans sa 31ième leçon sur la psychanalyse Freud exprime le souhait que la psychanalyse
renforce le Moi et le rende « plus indépendant » du Surmoi : « Là où Ça était, le Moi doit
advenir » (Wo Es war soll Ich werden). Et il précise qu’il y a là tout un travail culturel qui est
comparable au travail de draguer la mer (en somme un travail difficile et peut-être
interminable, comme on l’a vu). Dans sa conférence de Vienne intitulée « La chose
freudienne, où Sens du retour à Freud en psychanalyse » (in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 401-
436), Lacan en offre l’interprétation suivante.
C’est avec la référence à Kant que nous reviendrons plus précisément à une analyse du
rôle qu’a la conscience dans ces illusions.
20
{Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis-je
dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; }{ mais
celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera
la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.}
Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car {je puis
perdre ces qualités sans me perdre moi-même}. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps,
ni dans l’âme ? et {comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités}, qui ne sont
point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme
d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait
injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car
on n’aime personne que pour des qualités empruntées.
Blaise Pascal, Pensées, Lafuma 688, Sellier 567.
Exercice. Répondez aux questions suivantes. Postez vos réponses sur le forum, je les
corrigerai en ligne.
1/ Pour comprendre la première phrase, quelle différence faut-il faire entre voir des
passants et voir des personnes ?
2/ Pour comprendre le passage de « mais celui qui … » à « qu’il ne l’aimera plus » : quelle
différence faut-il faire entre aimer quelqu’un à cause de sa beauté et aimer quelqu’un ?
5/ Expliquez les rapports que peuvent avoir « le corps » et ses qualités, puis « l’âme » et
ses qualités. Pour cela vous pouvez vous appuyer i) sur la phrase « comment aimer le
corps et l’âme sinon pour ces qualités ? », ii) sur les définitions de la substance étendue
et de la substance pensante chez Descartes.
21
3/ La critique de la « croyance au sujet » par Nietzsche
Pour ce qui est de la superstition des logiciens : je ne me lasserai pas de souligner sans
relâche un tout petit fait que ces superstitieux rechignent à admettre, - à savoir qu’une pensée
vient quand « elle » veut, et non pas quand « je » veux ; de sorte que c’est une falsification de
l’état de fait que de dire : le sujet « je » est la condition du prédicat « pense ». Ça pense : mais
que ce « ça » soit précisément le fameux vieux « je », c’est, pour parler avec modération,
simplement une supposition, une affirmation, surtout pas une « certitude immédiate ». En fin
de compte, il y a déjà trop dans ce « ça pense » : ce « ça » enferme déjà une interprétation du
processus et ne fait pas partie du processus lui-même. On raisonne ici en fonction de
l’habitude grammaticale : « penser est une action, toute action implique quelqu’un qui agit,
par conséquent… etc. ». C’est à peu près en fonction du même schéma que l’atomisme
antique chercha, pour l’adjoindre à la « force » qui exerce des effets, ce caillot de matière qui
en est le siège, à partir duquel elle exerce des effets, l’atome ; des têtes plus rigoureuses
enseignèrent finalement à se passer de ce « résidu de terre » et peut-être un joue s’habituera-t-
on encore, chez les logiciens aussi, à se passer de ce petit « ça » (forme sous laquelle s’est
sublimé l’honnête et antique je)
F. Nieztsche, Par delà le bien et le mal, Section 1 « Des préjugés des philosophes », §
17, tr. fr., P. Wotling, GF, 64
Exercice : 1/ Faites le plan de ce texte ; 2/ Quel est la cible de ce texte et
pourquoi ? 3/ Problématisez le texte ; 4/ Expliquez l’argument.
Vous trouverez tous les éléments de réponse dans ce qui suit. Toutefois, je ne
rédige pas les réponses. Exercez-vous à le faire (soit avant soit après avoir lu le cours).
Pour ce qui est de la superstition des logiciens : je ne me lasserai pas de souligner sans
relâche un tout petit fait que ces superstitieux rechignent à admettre, - à savoir qu’une pensée
vient quand « elle » veut, et non pas quand « je » veux ; de sorte que c’est une falsification de
l’état de fait que de dire : le sujet « je » est la condition du prédicat « pense ». Ça pense : mais
22
que ce « ça » soit précisément le fameux vieux « je », c’est, pour parler avec modération,
simplement une supposition, une affirmation, surtout pas une « certitude immédiate ».
Sous-partie 1 : A la croyance superstitieuse en l’existence d’un être appelé « je » qui
serait la condition des pensées, il y a un fait très simple et très commun qui peut être objecté :
nos pensées se présentent involontairement.
Sous-partie 2 : Donc prétendre que le « je pense » est une proposition qui énonce une
certitude immédiate – en l’occurrence la certitude qu’existe un « je » autoproduisant ses
pensées, est une illusion.
Explications. Le mot « logiciens » désignent sont les auteurs/penseurs/savants qui se fient à la
logique pour découvrir la vérité. Mais dans ce texte on devine que les logiciens visés ne sont
pas seulement ceux qui font des manuels de logique – ce sont bien plutôt les philosophes
(comme l’indique le titre de la section d’où ce texte est tiré) que visent ici Nietzsche, en
particulier ceux qui succombent à des préjugés alors même qu’ils prétendent les mettre à bas.
Parmi ces préjugés, il en est un qui vient d’une confiance illusoire en la logique, confiance
illusoire ici dénoncée au titre de superstition. Le mot est fort. Les « superstitions » ont été
elles-mêmes dénoncées par les philosophes des Lumières (au XVIIIe siècle), qui les
définissaient comme de fausses croyances en un être ou un pouvoir caché, causées par une
passion (particulièrement la crainte)23. La superstition dont il s’agit ici est une croyance en un
être que désignerait le mot « je », un être qui serait par lui-même producteur et maître de ses
pensées – un être sans lequel (croient ces superstitieux philosophes) les pensées n’existerait
pas.
Qui a dit que sans un être qu’on appelle « je » les pensées n’existeraient pas ? Descartes, bien
sûr ! Il est la cible principale de ce texte. (Mais à vrai dire Nietzsche vise aussi bien – pour
des raisons diverses – Malebranche, Kant, Fichte, et surtout Schopenhauer 24).
Qu’objecte Nietzsche au cogito de Descartes ? Nietzsche oppose à cette prétendue expérience,
une autre expérience très commune : les pensées nous viennent involontairement. Parfois
nous aurions besoin de retrouver une idée et elle nous échappe ; parfois nous souhaiterions ne
pas ressentir de colère et elle nous emporte; nous ouvrons les yeux et nous avons la perception
des choses ; etc. En somme, nous ne sommes pas à l’origine de nos pensées : nous ne les
produisons pas volontairement, nous ne pouvons les maîtriser véritablement et elles ne sont
donc pas les actes d’un sujet-agent.
26
Exercice : distinguez « unité simple » et « unicité ». Unité = le fait pour une chose
d’être unie en un tout ; unité simple = le fait pour une chose d’être un tout indécomposable.
Un atome (au sens ancien) est donc une unité simple. Unicité = le fait pour une chose d’être
unique. Ainsi, une pluralité peut être unique (par exemple une collection d’objets divers peut
être unique), mais son unicité ne fait pas encore une unité. Pour qu’elle fasse une unité, il faut
qu’il y ait une ressemblance entre les divers objets. Par exemple, une collection de papillons
aura une certaine unité (parce qu’elle rassemble des objets de même type).
On vient, avec Pascal et Nietzsche, d’asséner un sérieux coup à la thèse selon laquelle
la conscience révélerait un moi substantiel unique et simple. Mais n’est-elle pas, au moins,
connaissance que des pensées conscientes s’enchaînent ? Acceptons ce truisme : la conscience
ne porte que sur des pensées conscientes (!) ; mais alors, ne nous fait-elle pas connaître qu’un
flux vécu et conscient (précisément) existe ?
Ce serait cela, l’idée de soi, que chacun peut se faire par la réflexion consciente : l’idée
d’une identité qui n’est pas une identité de substance, mais une identité de la conscience.
Telle est la thèse de John Locke : l’identité personnelle, c’est le fait que la même conscience
se maintient au travers du flux des pensées (ou, pour reprendre l’expression lockienne, au
travers du train des pensées).
C’est une thèse que l’on trouve dans un chapitre de l’Essai sur l’entendement humain,
intitulé « Identité et différence » (1694). Je vous présente ici les paragraphes les plus
importants de ce chapitre. (Chaque paragraphe est précédé d’un petit titre en italique, donné
par Locke). NB : dans tout le texte le mot anglais traduit par « conscience » est consciousness.
§9. Identité personnelle. [I]l nous faut considérer ce que représente la personne (what
person stands for) ; c’est, je pense, un être pensant et intelligent, doué de raison et de
réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même, une même chose pensante en
différents temps et lieux. Ce qui provient uniquement de cette conscience qui est inséparable
27
de la pensée, et lui est essentielle à ce qu’il me semble : car il est impossible à quelqu’un de
percevoir sans percevoir aussi qu’il perçoit. Quand nous voyons, entendons, sentons par
l’odorat ou le toucher, éprouvons, méditons ou voulons quelque chose, nous savons que nous
le faisons. Il en va toujours ainsi de nos sensations et de nos perceptions présentes : ce par
quoi chacun est pour lui-même précisément ce qu’il appelle soi (self), laissant pour l’instant
de côté la question de savoir si le même soi continue d’exister dans la même substance ou
dans plusieurs. Car la conscience accompagne toujours la pensée, elle est ce qui fait que
chacun est ce qu’il appelle soi et qu’il se distingue de toutes les autres choses pensantes. Mais
l’identité personnelle, autrement dit la mêmeté ou le fait pour un être rationnel d’être le
même, ne consiste en rien d’autre que cela. L’identité de telle personne s’étend aussi loin que
cette conscience peut atteindre rétrospectivement toute action ou pensée passée ; c’est le
même soi maintenant qu’alors, et le soi qui a exécuté cette action est le même que celui qui,
présent, réfléchit sur elle (reflects on it).
§10. C’est la conscience qui fait l’identité personnelle. Mais on voudrait savoir aussi
s’il s’agit de la même substance identique. Mais on voudrait savoir aussi s’il s’agit de la
même substance identique. Peu de gens penseraient avoir de motif pour en douter si ces
perceptions, avec leur conscience, restaient toujours présentes dans l’esprit, par où la même
chose pensante serait toujours consciemment présente et, du moins le penserait-on,
évidemment la même pour elle-même. Mais ce qui semble faire la difficulté est ceci, que cette
conscience étant constamment interrompue par l’oubli, il n’y a aucun moment de nos vies où
nous puissions contempler devant nous, d’un coup d’œil, toute la suite de nos actions
passées : les meilleures mémoires elles-mêmes en perdent une partie de vue tandis qu’elles en
considèrent une autre ; nous-mêmes pendant la plus grande partie de notre vie ne
réfléchissons pas sur notre soi passé, mais nous dirigeons notre attention vers nos pensées
présentes, et lorsque nous dormons profondément, nous n’avons plus aucune pensée, du
moins aucune dont nous ayons cette conscience qui caractérise nos pensées de l’état de veille.
C’est pourquoi je dis que, dans tous ces cas, notre conscience étant interrompue, et nous-
mêmes ayant perdu de vue notre soi passé, on peut se demander si nous sommes vraiment la
même chose pensante, c’est-à-dire la même substance, ou non. Mais qu’il soit rationnel ou
non de le supposer, cela ne change rien à l’identité personnelle. La question en effet est de
savoir ce qui fait la même personne, et non pas si c’est la même substance identique qui pense
toujours dans la même personne, ce qui en l’occurrence n’a aucune importance. <Des
substances différentes peuvent être unies en une seule personne par la même conscience
(consciousness) (lorsqu’elles y prennent art) exactement comme différents corps peuvent être
réunis dans un seul animal dont l’identité est préservée par l’unité d’une même vie qui se
conserve à travers le changement des substances.> En effet, puisque c’est la même conscience
qui fait qu’un homme est lui-même pour lui-même, l’identité personnelle ne dépend de rien
d’autre, qu’elle soi rattachée à une seule substance individuelle ou qu’elle se préserve à
travers la succession de plusieurs substances. Car si un être intelligent quelconque est capable
de répéter l’idée d’une action passée avec la même conscience qu’il en a eue la première fois,
et la même conscience que celle qu’il a d’une action présente, dans cette mesure même il est
le même soi personnel. Car c’est par la conscience qu’il a de ses pensées et actions présentes
qu’il est soi pour soi-même maintenant, et qu’ainsi il restera le même soi dans l’exacte mesure
où la même conscience s’étendra à des actions passées ou à venir ; et il ne serait pas plus
devenu deux personnes par l’écoulement du temps ou par la substitution d’une substance à
une autre qu’un homme ne devient deux hommes quand il porte aujourd’hui d’autres
vêtements qu’hier, en ayant dormi plus ou moins longuement entre temps. La même
conscience réunit ces actions éloignées au sein de la même personne, quelles que soient les
substances qui ont contribué à leur production.
28
John Locke, Essai concernant l’entendement humain, II. 27, « Identité et différence »,
tr. fr., É. Balibar, Paris, Seuil, 1998, p. 151-153.
Lisez le § 09. A quoi pense-t-on quand on parle de « personne » ? Précisément, selon
Locke, à un être qui a conscience d’être le même en différents temps et différents lieux. Si
nous n’avions pas conscience d’être le même, nos actions passées ne nous seraient pas
imputables et en agissant présentement, nous n’aurions pas le souci des conséquences futures,
bonnes ou mauvaises pour nous. Selon Locke, la notion de personne, en vertu même de ses
connotations morales et juridiques, implique donc une identité à soi dans le temps.
Or, comment savoir qu’on est le même, si ce n’est en ayant la même conscience ?
Cela suppose que toutes les pensées que nous nous attribuons sont conscientes – donc
que nous les connaissons par un acte de conscience. (C’est sur ce point que Leibniz attaque
Locke, comme on l’a vu plus haut : il y a des perceptions, dira Leibniz, qui ne sont pas
connues, mais sont seulement vécues. Toutefois il n’est pas sûr que l’attaque sur ce point
remette en cause l’argumentation de Locke. Dans ce qui suit, nous pourrions remplacer
connaître par éprouver, conscient par vécu – et donc envisager que la conscience en question
ne soit que phénoménale). Cet acte de conscience nous fait connaître une pensée particulière ;
et s’il est identique au même acte par lequel nous prenions conscience, il y a un petit moment,
d’une pensée maintenant passée, alors c’est que la conscience est identique au travers de ces
deux actes. Or, fait-on l’expérience d’une continuité de la conscience ? Assurément : la durée
présente d’un acte de conscience est l’expérience même de la conscience, momentanée certes,
mais qui se maintient présentement. Ce vécu présent est constamment renouvelé – de sorte
qu’un acte de conscience distant paraît désormais séparé d’un acte de conscience présent. Il
reste que s’il s’agit de la même conscience, alors il y a une identité personnelle. Telle est la
thèse fondamentale de Locke. Anticipons encore un peu ce que nous verrons plus loin : la
conscience est parfois interrompue, par le sommeil ou pourquoi pas, un coma très profond ;
ce n’est que si la conscience (comme c’est normalement le cas après le sommeil) reprend son
train, c’est-à-dire si c’est la même conscience avant qu’après le sommeil ou le coma, qu’il y a
une identité personnelle. En d’autres termes : si, après un coma, une toute autre conscience
était substituée à la précédente, ce ne serait pas la même personne. Mais n’allons pas trop
vite…
29
Au milieu du § 10, Locke dénonce un glissement : il ne faut pas se tromper de
problème. La question n’est pas de savoir si, malgré une interruption, la substance pensante
reste la-même. A vrai dire, comme on va le voir, il pourrait y avoir un changement de
substance sans que la conscience ne cesse d’être identique. (Si l’on pouvait continuer à avoir
la même conscience, une fois tout notre vécu téléchargé sur un disque dur, l’identité
personnelle serait maintenue, malgré le changement de substance !). La question qui compte
pour « savoir si c’est la même personne » est plutôt : la conscience avant et après est-elle la
même ?
Alors : qu’est-ce qui fait que la conscience est la même ? La réponse de Locke se
trouve dans le passage que j’ai souligné. La conscience est l’idée d’une pensée. Si cette idée
peut être répétée, alors la conscience sera la même. Résumons : ce qu’on entend par « une
personne », c’est un être identique au cours du temps ; on n’a l’idée d’être identique au cours
du temps (d’être donc identique à soi, d’être soi-même) que si l’on est capable de répéter la
conscience que l’on a eu d’une pensée particulière. Telle est la réflexion qui est à l’origine de
l’idée d’identité personnelle. Réflexion désigne en effet chez Locke l’une des deux
expériences qui peuvent nous procurer des idées. L’autre expérience est la sensation, qui
reçoit des idées par nos sens externes. La réflexion, d’près Locke, est l’expérience que nous
faisons de nos propres pensées. Ici la capacité à avoir l’idée d’une pensée, même passée, est la
source de l’idée d’identité personnelle.
Avec cette thèse, Locke pense avoir découvert un critère absolument fiable pour
répondre à la question, qui se pose parfois, dans des cas d’amnésie, de coma, de folie :
« s’agit-il de la même personne ? »26. Si la conscience qui se manifeste après l’interruption ne
§ 23. Seule la conscience fait le soi. (…) Si nous pouvions supposer d’un côté deux
consciences différentes, sans communication entre elles, mais faisant agir le même corps,
l’une tout au long du jour, et l’autre de nuit, et d’autre part une même conscience faisant agir
alternativement deux corps distincts, la question ne se poserait-elle pas bel et bien de savoir,
dans le premier cas, si l’Homme du jour et l’Homme de la nuit ne seraient pas deux personnes
aussi différentes que Socrate et Platon ? Et, dans le second cas, s’il n’y aurait pas une seule
personne dans deux corps différents, tout autant qu’un homme est le même dans deux
costumes différents ? et nous n’avons aucun intérêt réel à dire, dans les deux cas qui viennent
d’être évoqués, que cette conscience tantôt identique, tantôt différente, est due au fait que des
substances immatérielles, tantôt identiques, tantôt différentes, l’apportent avec elles à ces
corps. Que ce soit vrai ou non, cela ne change rien à l’affaire : car il est évident que l’identité
conclut que son âme existe depuis ce moment ; supposons qu’il croie qu’elle a
successivement habité plusieurs corps humains, comme j’en ai une fois rencontré un, qui
était convaincu que son âme était celle de Socrate (je ne discuterai pas de savoir si c’était
raisonnable : tout ce que je sais, c’est qu’à la place qu’il occupait, qui n’était pas des
moindres, il passait pour un homme de grand sens, dont les publications ont montré les
capacités et l’érudition), est-ce qu’on estimerait pour autant qu’il pouvait être la même
personne que Socrate, alors qu’il n’avait conscience d’aucune des actions ou des pensées
de Socrate ? » (Locke, Op. cit., II.xxvii, § 14, p. 159).
31
personnelle serait toujours déterminée par la conscience, que cette conscience dépende d’une
substance individuelle immatérielle ou non.
John Locke, Op. cit., § 23, p. 171-173.
Exercice final sur Locke : 1/ problématisez le texte ci-dessus et 2/ justifiez la
dernière phrase « il est évident que l’identité personnelle serait toujours déterminée par la
conscience, que cette conscience dépende d’une substance individuelle immatérielle ou non ».
Postez vos réponses sur le forum.
A dire vrai, cette conception peut être facilement battue en brèche par les théories de la
connaissances kantiennes ou post-kantiennes, constructivistes ou relativistes 27. Mais il y a là
un soupçon qui a un motif sérieux. On peut se demander si l’acte de conscience qui connaît
une pensée ne doit pas toujours supposer un sujet de cette pensée pour pouvoir ensuite dire,
s’il se répète, que c’est le même sujet. En d’autres termes, il y aurait un cercle à vouloir
prouver la croyance en un sujet par l’identité de la conscience, puisque cette preuve ne peut
être donnée que si l’on accorde, déjà, que la conscience est subjective.
En réalité, cette objection n’est pas encore très grave. On peut parfaitement répondre.
Admettre que toute pensée est subjective ne revient pas à admettre que toutes nos pensées ont
le même sujet. Il resterait encore à prouver que la subjectivité supposée par chaque pensée est
la même. Le raisonnement, ainsi, ne commet pas de cercle. Or cette preuve, selon Locke, est
27 Ce sont des théories de la connaissance qui affirment que ce que nous tenons pour
réel est toujours une construction de nos concepts, de nos schèmes de pensée. On peut
faire un pas de plus en soutenant en outre (ce que Kant ne faisait pas dans la Critique de
la raison pure) que nos concepts ne sont que des manières d’employer certains mots (des
usages linguistiques) : dans ce cas, la réalité est une construction culturelle. Je ne
m’engage pas ici dans ces discussions, qui nous écarteraient de l’argument de Locke.
32
empirique. Locke pense que la conscience et la réflexion nous donnent l’idée que c’est la
même subjectivité – cette identité est donc un fait d’expérience, prouvé par l’expérience (de la
conscience et la réflexion). Et il ne suppose pas que ce sujet existe ailleurs que par et dans
chaque pensée (en particulier il ne suppose pas que ce soit une substance séparée des
pensées).
Supposons qu’un officier courageux a été puni par le fouet lorsqu’il était un petit
garçon à l’école, parce qu’il avait dérobé les fruits d’un verger, supposons qu’il s’est emparé
de l’étendard de l’ennemi lors de sa première campagne et supposons qu’il a été fait général à
un âge avancé de sa vie. Admettons maintenant, ce qui doit être possible, convenons-en, que
lorsqu’il a pris l’étendard il était conscient du fait qu’il avait été puni au fouet à l’école, et que
lorsqu’il fut fait général il avait conscience de s’être emparé de l’étendard mais il n’avait
absolument plus aucune conscience d’avoir été puni [à l’école].
Ceci supposé, il suit de la doctrine de Locke que celui qui a été puni à l’école est la
même personne que celui qui s’est emparé de l’étendard, et que celui qui a pris l’étendard est
la même personne qui fut faite général. De là il suit, d’après la vérité logique des choses, que
le général est la même personne que celui qui a été puni à l’école. Mais la conscience du
général ne remonte pas aussi loin que la punition, par conséquence, d’après la doctrine de
Locke, il n’est pas la personne qui a été punie. Par conséquent le général est, et en même
temps n’est pas, la même personne que celui qui a été puni à l’école.
Thomas Reid, Essais sur les pouvoirs intellectuels de l’homme, Edimbourg, Edinburgh
University Press, p. 276, traduction de l’enseignante.
Reid présente un cas sur lequel il est contradictoire de faire de la conscience le critère
de l’identité. Donc, d’après Reid, le critère lockéen ne vaut pas 28.
Pourquoi le cas du « brave officer » (officier courageux) révèle-t-il une contradiction
dans la doctrine lockéenne ? D’un côté la conscience C (celle du général à l’âge avancé), qui
répète la conscience B (celle du vainqueur de la bataille), permet d’établir que C=B (le
général était l’officier victorieux). Comme la conscience C est incapable de répéter A (la
conscience de l’enfant qui se fait punir), le général (C) n’est pas, à ses propres yeux, la même
personne que l’enfant (A) ; donc A≠C.
Toutefois, d’un autre côté, la conscience B (du vainqueur de la bataille) répétait en son
temps la conscience A (de l’enfant se faisant punir). C’était donc que B=A.
28La solution de Reid est pour sa part de tenir la croyance ne l’identité personnelle pour
un fait de notre nature qui n’a pas à être prouvé. Je n’entre pas dans les détails de cette
position ici.
33
La conclusion s’impose : sur ce cas, d’un côté, le critère de Locke permet d’établir que
C=B, d’un autre côté elle permet d’établir que B=A, mais elle contredit une équivalence qui
pourtant tombe sous le sens et semble obéir à une logique de transitivité. On s’attendrait en
effet, par simple logique, à ce que C=A. Or c’est exactement démenti par le fait que le général
ne se souvient pas de ce qu’il a vécu enfant. Tout le problème est que le général n’est pas pour
lui-même la même personne qu’il était lorsque, victorieux de la bataille, il se souvenait de sa
correction.
L’objection est grave parce que s’il fallait que l’on se souvienne de tout ce que nous
avons vécu pour être la même personne, alors personne ne conviendrait jamais à ce critère !
On pourrait toutefois tenter de défendre Locke. D’abord, une fois encore, soulignons
qu’il est question de la personne que nous sommes à nos propres yeux. On pourra tous
admettre que le même corps survit, de l’enfance à l’âge avancé du général en passant par sa
période victorieuse. Ce n’est pas suffisant. L’identité corporelle (substantielle) ou même
organique (la vie) ne suffit pas à faire que le général soit pour lui-même la même personne
qu’il était enfant s’il en a complètement perdu le souvenir. C’est d’ailleurs le drame de la
perte de mémoire que de perdre une partie de ce que notre conscience nous attribuait
proprement comme appartenant à notre personne. Les témoignages des patients ou des
accompagnants dans la maladie d’Alzheimer viendraient, de nos jours, renforcer ce point29.
Locke l’assumerait : le général n’est pas, à ses propres yeux, la même personne que celle qu’il
pensait être en étant l’officier victorieux de la bataille.
Maintenant, creusons un peu les choses. Locke disait simplement que la personne se
définissait par sa capacité à répéter une conscience passée. Dans le cas de l’officier
courageux, comme dans la plupart des cas de vieillesse ou de pathologie, on peut penser que
son incapacité est factuelle – mais qu’en droit, s’il recouvrait sa mémoire, il pourrait répéter
la conscience passée de son enfance. Dès lors, être soi-même c’est être capable de répéter la
conscience passée si on en avait la mémoire30.
Face à cette objection sceptique, qui doute de pouvoir sortir de l’apparence présente,
il n’y a que deux voies possibles.
La première option consiste à assumer que l’identité personnelle n’est qu’un objet de
croyance présente – une apparence. Je crois que je pourrais me souvenir des mes perceptions
passées si j’en avais la mémoire ou que je pourrai me souvenir de mes perceptions présentes
si j’en ai demain la mémoire – et c’est cela croire en son identité personnelle. C’est, selon
moi, l’option que prend le philosophe des Lumières David Hume. Dans cette option, nous
adhérons à notre perception présente sans faire jamais l’expérience de la perception passée car
tout ce dont nous faisons l’expérience au moment présent, c’est de l’idée de cette perception
passée (son souvenir).
La seconde option consiste à écarter par principe le soupçon sceptique, et tenir pour
admis qu’il y a un flux de conscience qui se maintient, objectivement, même si la seule
expérience subjective que nous en avons est le moment présent qui connecte la pensée qui
s’efface avec la pensée qui se présente. C’est l’option que prennent des philosophes
contemporains tels que John Perry ou Derek Parfit31.
On voit que derrière ces deux voies il y a une thèse sur la connexion entre les états de
conscience. Option 1 : on ne fait pas l’expérience de cette connexion et on est obligé, comme
Hume, de dire que le rapport établi entre deux états de conscience est seulement produit par
l’imagination (c’est donc un rapport fictif). Option 2 : on fait l’expérience de cette connexion
dans un moment de conscience présente et c’est la continuité de cette connexion toujours
renouvelée qui fait l’unicité de la vie de l’esprit (les pensées s’enchâssant les unes dans les
autres, elles ont un rapport réel entre elles et c’est pourquoi elles constituent un unique flux
qui est le soi).
mémoire, vous ne l’aurez pas. Je crois que mon souvenir présent dérive d’un vécu passé
(aussi mauvaise soit ma mémoire). Être une personne, c’est avoir ce genre de croyances.
31 C’est aussi le sens de l’interprétation que Philippe Hamou propose de Locke, et qui lui
permet de le défendre face aux objections de circularité et de transitivité. Cf. Ph. Hamou,
Dans la chambre obscure, chap. XI, p. 371 et sqq.
35
Commençons par Hume.
Pour ma part, quand je pénètre au plus intime de ce que j’appelle moi, je tombe
toujours sur telle ou telle perception particulière, de chaud ou de froid, de lumière ou
d’ombre, d’amour ou de haie, de douleur ou de plaisir. À aucun moment je ne puis me saisir
moi sans saisir une perception, ni ne puis observer autre chose que la dite perception. Quand
pour une temps je n’ai plus de perceptions, dans un profond sommeil par exemple, je cesse
d’avoir conscience de moi-même pendant ce temps ; et on peut dire vraiment que je n’existe
pas. Et si j’étais privé par la mort de toute perception et que je ne pusse ni penser ni sentir, ni
voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, alors je serais entièrement réduit à
rien et je ne vois pas ce qu’il faudrait de plus pour faire de moi un parfait néant. Si après mûre
réflexion et sans préjugé, quelqu’un pense qu’il a une notion différente de lui-même, je ne
puis, je dois l’avouer, raisonner davantage avec lui. Tout ce que je lui accorde, c’est qu’il peut
être dans le vrai aussi bien que moi, et que nous différons essentiellement sur ce point. Peut-
être peut-il percevoir quelque chose de simple et de continu (continued) qu’il appelle lui, mais
je suis certain qu’il n’y a pas un tel principe en moi.
David Hume, « De l’identité personnelle », Traité de la nature humaine, Livre I, partie
IV, tr. fr., M. Malherbe, in Système sceptique et autres systèmes, Point Seuil, p. 229.
Ce paragraphe est clairement dirigé, une fois encore, contre les cartésiens. Ces
philosophes affirment que nous avons une conscience de notre moi. Hume rappelle que selon
eux, cette conscience procure une certitude « plus haute que celle de la démonstration ». A la
suite de Descartes, Malebranche affirmait en effet que dans chaque sensation ou sentiment il y
avait le sentiment de soi. Si Malebranche avait raison, le soi serait donc sensible en chaque
expérience et se présenterait, identique, en chacune. Mais l’expérience, d’après Hume, ne
nous donne jamais l’idée de soi : elle ne nous fait éprouver qu’une perception (subjective
certes, mais elle ne nous fait pas éprouver un sujet). Tout ce dont on fait l’expérience, c’est
d’une sensation ou d’une perception particulière. Par conséquent, non seulement le soi
identique, simple et indécomposable de Descartes est impossible à trouver dans l’expérience.
Or ce n’est pas la seule cible. Le soi identique de Locke est tout autant impossible à trouver
selon Hume : rien de continué par delà les interruptions ne se révèle dans l’expérience.
L’utilisation du pronom personnel je (assez rare chez Hume), à la fin du texte, atteste que la
conscience n’y pourra rien ici : elle reste collée à la perception présente. Moi, Hume, je n’ai
pas la conscience d’une continuation par delà les interruptions, pourrait-dire notre auteur.
Locke pourtant devait faire ce postulat : si, par-delà le sommeil ou le coma, la même
conscience se maintient et « renoue avec elle-même », elle a beau ne pas être continuelle, elle
est bel et bien continuée pour elle-même32. Hume oppose une fin de non-recevoir à une telle
32Ph. Hamou dit très justement que chez Locke « les intermittences de la conscience ne
sont pas des intermittences pour la conscience » (Op. cit., p. 378). La trouée qu’est le
sommeil ou le coma ne crée pas de rupture dans la continuité vécue par la conscience. Et
36
hypothèse : après le coma, comme à chaque instant, la conscience ne s’atteste que
présentement.
La conséquence de Hume ne se fait pas attendre : si l’on veut à toute force parler de
« moi » pour désigner ce qui unit toutes ces perceptions on parlera de faisceau ou de
collection : « j’ose affirmer du reste des hommes qu’ils ne sont rien qu’un faisceau ou une
collection de différentes perceptions qui se succèdent les unes les autres avec une
inconcevable rapidité et qui sont dans un perpétuel flux et mouvement » (§4).
Hume tente dans les paragraphes suivants, de comprendre comment l’esprit en vient à
forger la fiction de l’identité personnelle. Cette fois, ce n’est plus tant une opération de la
conscience qui l’explique, que des associations faites par l’imagination. Je ne développe pas
ce point dans le cours. (Je peux vous mettre sur le forum le plan de la section I.iv.6, si vous
me le demandez. Mais ce n’est pas au programme de l’examen.)
c’est pourquoi « celle-ci s’apparaît à elle-même non comme une série discontinue de
pensées conscientes mais bien comme un train continu d’idées » (p. 379).
33 En réalité Parfit, ne fait pas d’hypothèses sur le rapport entre état mental et état
cérébral. Il parle constamment de continuité psychologique ou physique (précisément
parce qu’ici ce n’est pas la substance qui est en jeu, mais l’enchaînement des événements
mentaux, qu’on les considère comme indépendants du cérébral, causés par le cérébral
ou identifiés au cérébral).
37
affectés à deux ou trois choses conscientes, chacune d’elle vivant sa propre vie, serait unique,
différente et pourtant ce serait le même flux qui se poursuivrait. Ce que cela montre, c’est que
je pourrais survivre dans deux ou plusieurs personnes – je perdrais mon unicité logique, tout
en survivant (dans plusieurs personnes). C’est pourquoi, selon Parfit, la notion d’identité n’est
pas suffisante pour rendre compte de la continuité psychologique. Et la notion de survie (la
poursuite de la continuité psychologique) ne suppose pas logiquement l’identité (unicité d’un
même flux). L’enrichissement mutuel de la science-fiction et de la philosophie est évident !
38
Supposons que la commissure entre mes hémisphères cérébraux soit placée sous mon
contrôle volontaire, de sorte que je sois capable de déconnecter mes hémisphères aussi
aisément que si je clignais des yeux. En faisant cela, je diviserais mon esprit. Et nous pouvons
supposer que lorsque mon esprit est divisé, je peux, à partir de chaque moitié, déclencher sa
réunification.
Cette capacité aurait des emplois évidents. Pour prendre un exemple : j’approche de la
fin d’un examen de mathématiques et je vois deux manières de résoudre le dernier problème.
Je décide de diviser mon esprit, de travailler simultanément à chacune des deux méthodes de
calcul, puis de réunifier mon esprit et de rédiger au propre le meilleur résultat.
Quelle serait mon expérience ?
Lorsque je déconnecte mes hémisphères, ma conscience se divise en deux flux. Mais
cette division n’est pas quelque chose que j’éprouve. Chacun de mes deux courants de
conscience semble avoir été, jusqu’à la division, en continuité avec mon courant de
conscience unique qui la précédait. Les seuls changements dans chaque flux sont la
disparition d’une moitié de mon champ visuel, ainsi que la perte des sensation et du contrôle
d’un moitié de mon corps.
Examinons ce que j’éprouve dans ce que nous pouvons appeler mon courant « de la
main droite ». Je me souviens d’avoir assigné à la main droite la tâche du calcul le plus long.
Maintenant, je le commence. En travaillant à ce calcul, je peux voir, à partir des mouvements
de la main gauche, que je travaille également en parallèle. Mais je ne suis pas conscient de
travailler à l’autre calcul. Aussi pourrais-je, dans le flux de la main droit, me demander
comment progresse le travail dans le flux de la main gauche.
Le calcul est maintenant terminé. Je suis sur le point de réunifier mon esprit. A quoi
devrais-je m’attendre, dans chaque flux de conscience ? Simplement à ceci : il me semblera
me rappeler soudain que je viens juste de terminer deux calculs et que, tout en venant à bout
de chacun d’eux, je n’étais pas conscient de venir à bout de l’autre. Cela, je pense que nous
pouvons l’imaginer. Et si mon esprit était divisé, ces souvenirs seraient exacts.
En décrivant cet épisode, j’ai supposé qu’il y avait deux séries de pensées et que toutes
deux étaient miennes. Si mes deux mains avaient visiblement écrit deux calculs et si
j’affirmais me rappeler deux séries de pensées leur correspondant, c’est sans doute ce que je
serais enclin à dire.
Si tel est le cas, alors l’histoire mentale d’une personne n’est pas nécessairement à
l’image d’un canal ne comprenant qu’un seul chenal. Elle pourrait ressembler à une rivière,
avec des îlots et des bras séparés.
D. PARFIT, « L’identité personnelle » (1971),
tr. fr., in Identité et survie, Paris, Ithaque, 2015, p .4-5.
Dans nos deux options, on parvient ici aux limites d’une réflexion sur la conscience.
Désormais, pour comprendre plus profondément l’identité personnelle il faut enquêter soit sur
les mécanismes de la fiction (à la suite de Hume), soit sur les conditions auxquelles nous
pensons que la continuité se poursuit (avec Parfit). Dans le cadre d’un cours de L1, nous
n’avancerons pas davantage. Les textes de Hume et de Parfit suffiront à vous donner envie, je
l’espère, de prolonger ces réflexions en lisant David Hume, Traité de la nature humaine,
39
I.iv.6 (par exemple dans la traduction Hume. L’entendement. Traité de la nature humaine,
publiée en GF34) ou en lisant Derek Parfit, « L’identité personnelle » (in Identité et survie, tr.
fr., R. Clot-Goudard et alii, Ithaque, 2015).
Mais ne quittons pas ce chapitre sur l’identité personnelle sans faire quelques
remarques sur le sens possible de soi. Dans la philosophie contemporaine, une solution est
particulièrement débattue actuellement : les théories narratives du soi35.
Nous sommes des romanciers virtuoso, qui nous trouvons engagés dans toutes sortes
de comportements, plus ou moins unifiés, parfois désunifiés, et nous y faisons la meilleure
36 Ici Ricœur renvoie en note à Hannah Arendt, The Human Condition et à Heidegger, Être
et temps, § 25 et § 74. Je pense qu’il renvoie à ce passage de La condition de l’homme
moderne, Calmann-Levy, 1983, p. 231 : « Si l’action et la parole sont si étroitement
apparentées, c’est que l’acte primordial et spécifiquement humain doit en même temps
contenir la réponse à la question posée à tout nouveau venu : « Qui es-tu ? » ».
37 Ricœur de fait pas de note ici. Je pense qu’il renvoie à Hannah Arendt, Conditiond e
l’homme moderne, Calmann-Levy, 1983, p. 231 : « Si l’action et la parole sont si
étroitement apparentées, c’est que l’acte primordial et spécifiquement humain doit en
même temps contenir la réponse à la question posée à tout nouveau venu : « Qui es-
tu ? » ».
38 Vous pouvez le lire ici : https://ase.tufts.edu/cogstud/dennett/papers/selfctr.pdf
39 Notamment le cas célèbre des split-brains.
41
figure qu’il nous est possible (we always put the best « face » on it we can). Nous tentons de
rendre cohérente toute notre matière en une seule bonne histoire. Et cette histoire est notre
autobiographie.
Daniel Dennett, « Why Everyone Is a Novelist » (1988), Times Literary Suplement,
16-22 septembre 1988,
et « The Self As a Center of Narrative Gravity », in F. Kessel, P. Cole and D. Johnson,
eds, Self and Consciousness: Multiple Perspectives, Hillsdale, NJ: Erlbaum, 1992.
Ainsi, le self est le personnage fictif au centre de l’autobiographie. Parfois, il se trouve
que la meilleure histoire herméneutique que l’on peut raconter a plusieurs personnages –
plusieurs selves. Mais demander ce qu’est réellement le soi (c’est-à-dire à quelle réalité réfère
cette histoire) c’est, selon Dennett, commettre une erreur de catégorie. Le soi est une
abstraction au même titre qu’un centre de gravité en physique : un centre de gravité n’est pas
un atome ou un neutrino, de même le soi n’est pas une chose du monde. C’est une abstraction,
quand bien même elle est très utile, indispensable dans des situations où elle semble être au
cœur des choses. Mais c’est seulement la figure au centre d’une histoire. Si l’on tente de faire
la différence entre un personnage fictif et nous-même, on entre dans des nuances assez fines.
Apparemment le personnage fictif d’un roman est un fait accompli une fois l’histoire terminée
– mais en fait rien n’empêche que ce qui est resté indéterminé soit raconté dans un nouvel
épisode. Quant à ce que nous appelons « nous-mêmes », nous ne pouvons pas défaire les
parties déterminées de notre passé, mais nous sommes constamment rendus plus déterminés à
mesure que nous répondons à la façon dont le monde nous affecte. Et ainsi l’auto-
herméneutique et l’interprétation de soi peuvent changer le personnage, que ce soit nous-
mêmes ou le personnage du roman. Ajoutons que le personnage fictif est absolument sans
matière, alors que la matière que la vie humaine constitue est inépuisable pour l’interprétation
de soi.
A ces théories, quelques objections peuvent être faites :
1. D’abord un artifice narratif utilisé pour répondre à la question littéraire « qui
dit ‘je’ ? » est peut-être insuffisant pour répondre à la question philosophique
« qui dit ‘je’ ? ». Peut-être que cette question philosophique commet elle-
même une confusion entre le sens commun de la question portant sur
l’identité (« qui êtes-vous ? ») et la question de ce que nous sommes.
2. Vincent Descombes, dans Le parler de soi, discute la distinction faite par
Ricoeur entre identité-idem et identité-ipse. En effet, l’identité-ipse de
Ricoeur suppose encore une forme de mêmeté, qui reste indéfinissable.
C’est peut-être ici que la référence à la continuité (telle que conçue par
Locke ou Parfit) s’impose malgré tout.
42
3. Galen Strawson, dans son article récent « Against Narrativity » (2004) fait
valoir qu’on ne s’éprouve pas nécessairement comme vivant une histoire, et
qu’on n’a pas nécessairement à le faire.
Prétendre savoir que « je » renvoie à un être simple indécomposable est une illusion.
Prétendre savoir que « je » renvoie à un être identique au travers du temps est une
illusion.
Ces trois thèses doivent être maintenant plus claires. Elles correspondent exactement à
ce que Kant dénonce au titre de « paralogismes » transcendantaux. A ces trois conclusions
vicieuses, il faut en ajouter une quatrième : prétendre, enfin, que la connaissance de soi
procurée par la conscience est une connaissance nécessaire, qui se distinguerait de la
connaissance contingente procurée par la conscience du monde (des choses hors de soi), est
une quatrième illusion.
L’analyse que Kant fait de ces quatre paralogismes appartient à la culture qu’un
étudiant de licence doit acquérir. Mais le texte est, pour un étudiant de L1, difficile. Cette
référence n’est donc pas au programme de l’examen du premier semestre.
Pour comprendre ce qui suit, il faut déjà maîtriser la définition des termes suivants
chez Kant :
43
- Transcendantal : qualifie les conditions de possibilité de l’expérience ou de la
connaissance
Voici donc le sens général de la critique portée par Kant. Vous trouverez en annexe
des éléments plus détaillés.
A la fin de la Critique de la raison pure, Kant montre que la raison (pour faire des
raisonnements) doit nécessairement poser un « sujet inconditionné ». Ce n’est qu’une
exigence logique : il nous est impossible de concevoir une pensée sans penser aussi qu’il y a
un « je » qui la pense. C’est ce que Kant résume en disant : le « je pense » accompagne toutes
mes représentations. Nietzsche y fera allusion dans le texte que nous avons vu – mais cette
prétendue exigence logique est seulement une habitude de pensée, un préjugé de philosophe.
Kant admet que rien ne permet de dire que cette manière de pensée correspond à une réalité,
mais il pense que cela reste une condition logique : toute pensée est conçue comme une
pensée d’un sujet. C’est même une condition transcendantale pour Kant : condition sans
laquelle l’expérience ne serait pas expérience, et connaissance ne serait pas connaissance.
45
c’est alors une forme d’intériorisation des pulsions qui donne naissance à la notion d’
« âme ». Il complète encore son explication par un phénomène qui est relève selon lui d’une
anthropologie historique : dans les temps anciens, les hommes adaptés à des vie guerrières
virent brusquement leurs conditions de vie changer dans les société de paix. La conséquence
fut la suivante : « L’hostilité, la cruauté, le plaisir pris à la persécution, à l’agression, au
changement, à la destruction – tout cela se tournant contre le détenteur de tels instincts : voilà
l’origine de « la mauvaise conscience » » (Généalogie de la morale, Second traité, § 16,
Poche, p. 164). La mauvaise conscience, c’est donc la violence retournée vers soi-même, plus
exactement c’est faire violence à la violence – or cette inhibition ne va pas sans
dévalorisation de ce contre quoi elle se retourne – l’interprétation de soi comme mauvais,
c’est précisément ce qu’il y a de plus néfaste, de plus morbide et déprimant dans cette
mauvaise conscience selon Nietzsche.
CHARNIERE. Toutefois des pistes se dégagent à partir de ce que nous venons de voir.
A la fin de la référence à Freud par exemple, il apparaissait les limites de la conscience
apparaissaient du point de vue de la conscience même. Une prise de conscience d’un au-delà
possible de la conscience n’est pas absurde.
46
TABLE DES MATIERES DU CHAPITRE 2
47
Université Paris Ouest Nanterre La Défense
COURS 2019-2020
Conscience et illusion
Mme Claire ETCHEGARAY
CM et TD
Chapitre 3
Table des matières en fin de document
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48
CHAPITRE 3
LA POSSIBILITE D’UNE SCIENCE DE LA CONSCIENCE
Le problème est posé par Nagel dans son article de 1974 « Quel effet cela fait d’être
une chauve-souris ? » (« What it is like to be a bat ? », The Philosophical Review, oct. 1974).
40 Ici une réflexion sur les notions « expliquer » et « comprendre » aurait sa place. On
pourrait en effet penser que les sciences de la nature sont explicatives, alors que les
sciences humaines sont herméneutiques (exégétiques, interprétatives). Nous pourrons
reparler de ce point dans le forum, une fois que vous aurez fait l’exercice du chapitre 1,
sur « expliquer » et « comprendre ».
49
L’article fut repris dans chapitre 12 de son ouvrage Questions mortelles publié en 1979. Et il
est sans doute l’un des plus fameux sur cette question.
Il permet de poser frontalement la question : comment les neurosciences
contemporaines peuvent-elles rendre compte de ce que cela fait de (what it is like to)
percevoir 41 ? Nagel pose la question à propos de la perception – mais l’on pourrait la
généraliser à toute opération cognitive : désirer, aimer, se souvenir, calculer, mais aussi avoir
peur, chercher de la nourriture, etc. « Ce que ça fait » connote donc la conscience au sens de
l’expérience phénoménale que tout être vivant peut avoir. (C’est le sens de l’expérience en
première personne, non le sens de la connaissance qui est ici convoqué).
La question est surprenante : les théories cognitives de la perception sont éminemment
riches, et certes parfois en débat entre elles, mais leur rigueur et leur fiabilité n’est pas
contestable. Nagel ne le nie d’ailleurs pas. Il soulève plutôt un autre problème – compte-tenu
justement, de la rigueur scientifique des sciences cognitives et neurologiques.
Il développe dans cet article l’argument suivant :
1. Les données objectives procurées par une science neurocérébrale concernant
la perception par écholocalisation chez les chauves-souris ne peuvent pas
nous apprendre quoi que ce soit sur ce que cela fait de percevoir comme une
chauve-souris. Vous pouvez lire et relire tous les articles scientifiques sur ce
système perceptif, vous ne saurez pas ce que c’est que d’avoir l’expérience,
en première personne, de la perception par écholocalisation.
Mais alors, si vous acceptez ce point, le vers est dans le fruit…
2. De la même façon, il faut admettre que les données objectives d’une science
neurocérébrale décrivant la perception humaine ne suffisent pas à
comprendre ce que cela fait de percevoir comme nous le faisons.
Les données de la science ont un sens objectif, alors que l’expérience de la conscience
n’est compréhensible que d’un certain point de vue (celui que j’ai en étant ce que je suis, en
vivant de la vie propre à mon corps). Selon Nagel, les sciences de la perception (ici les
neurosciences) abandonnent inévitablement ce point de vue unique, « en première personne »,
pour proposer des descriptions susceptibles d’être comprises de tous les points de vue (qu’on
dit souvent « en troisième personne »).
41Pour adopter un style moins familier, on traduit aussi what it is like to par « quel effet
cela fait »… mais cette traduction a l’inconvénient d’introduire l’idée de causalité. Ici le
problème en question est plus simple que toute interrogation sur la causalité : qu’est-ce
que cela fait d’être une chauve-souris ? Peut-on le savoir rien qu’en lisant des articles
neuroscientifiques décrivant précisément l’appareil sensoriel des chauve-souris ?
50
Il faut donc conclure que l’expérience de la conscience, propre à un organisme vivant,
expérience ici entendue comme ce que cela fait d’être un organisme, n’est saisie « par aucune
des analyses réductrices du mental », c’est-à-dire par aucune des analyses qui prétendraient
réduire un état mental (ici la perception) à un état neurocérébral. Pourquoi ? Parce que
« toutes ces analyses sont logiquement compatibles avec son absence » : en d’autres termes,
selon Nagel, ces analyses pourraient être vraies alors que l’organisme en question ne
ressentirait rien, n’aurait aucune expérience propre (aucune expérience phénoménale). Dès
lors si toutes les descriptions neurologiques peuvent être vraies alors même que le système
qu’elles décrivent n’est pas vécu (et en ce sens « conscient »), alors quelque chose leur
échappe. Elle peuvent décrire avec justesse et rigueur le fonctionnement de ce système, que ce
système soit celui d’un être vivant ou d’un robot n’y change rien : elles ne permettent pas de
comprendre ce que cela fait de percevoir. C’est donc, selon Nagel, qu’elles perdent une partie
du sens qu’a l’expérience de percevoir – ainsi, pour nous, l’expérience de percevoir comme
un être vivant humain et non comme un robot, un zombie, etc.
Nagel prend l’exemple de la chauve-souris pour établir son point 1. parce que les
chauves-souris (perçoivent le monde par sonar ou écholocalisation (en envoyant des ondes et
en détectant leur réfraction sur les objets, elles perçoivent les distances). Vous pourrez certes
« imaginer » ce que cela fait de percevoir ainsi, mais imaginer, argue Nagel, c’est toujours
garder son point de vue : on imagine de son propre point de vue. Ainsi, je peux m’imaginer
devenir une chauve-souris mais je ne peux pas donner de signification à la supposition selon
laquelle j’aurais la constitution neurophysiologique d’une chauve-souris parce que je ne sais
pas comment je me sentirais et/ou ce que je sentirais si j’étais une chauve-souris. Je ne peux
pas donner de signification sur ce point parce que « rien dans ma constitution présente ne
permet de le comprendre » (p. 199). Par ma constitution, je suis capable de comprendre
d’autres individus mais pas de comprendre ce que cela fait d’être un organisme aussi différent
qu’une chauve-souris. Plus bas Nagel dira : « une personne peut savoir ou dire ce qu’est
l’expérience de l’autre qualitativement », mais il faut qu’elle soit « suffisamment semblable à
[la personne qui est] l’objet de l’attribution pour être en mesure d’adopter son point de vue »
(p. 201).
Résumons. De la même façon que je ne peux pas savoir l’effet que cela fait d’être une
chauve-souris quand bien même j’aurais des connaissances précises sur le fonctionnement de
leur système perceptif, de la même façon, les connaissances objectives sur le fonctionnement
de notre propre système perceptif ne peuvent rien nous dire sur ce que cela fait d’être un
homme (être de constitution humaine) !
51
Une notion est apparue, dans l’épistémologie anglo-saxonne de la fin du XXème siècle,
pour désigner spécifiquement le savoir que nous donne l’expérience en première personne –
savoir qui porte sur la qualité de ce qui apparaît dans la perception 42 : les qualia (singulier :
quale). En 1982, dans un article également célèbre, Franck Jackson a inventé une expérience
par la pensée qui met en lumière ce qu’on entend par là.
L’expérience par la pensée est la suivante. Supposons que Mary soit une brillante
neuroscientifique qui par hypothèse a grandi dans une pièce en noir et blanc, et qui, en lisant
des livres en noir et blanc et regardé la télévision en noir et blanc, a appris tous les faits
physiologiques (physiques et fonctionnels) concernant les couleurs. Un jour elle sort de la
pièce et perçoit pour la première fois du rouge, et bien, ce qu’elle expérimente pour la
première fois c’est précisément ce quale rouge. Elle ne pouvait pas savoir avant de percevoir
pour la première fois, ce que c’est que de percevoir du rouge – selon Franck Jackson, qui
intitule précisément son article « What Mary didn’t know » (Journal of Philosophy, n°83,
1986, p. 291-29543).
La notion de qualia a depuis fait couler beaucoup d’encre ! Elle fut contestée par les
réductionnistes, défendue par les non-réductionnistes… Vous trouverez en annexe d’autres
expériences par la pensée, assez stimulantes (certains diraient « pertinentes », d’autres
seulement « croquignolesques » – vous de juger) : des histoires de spectres inversés, de
zombies, etc.
On peut aussi s’interroger sur ce savoir que donne l’expérience des qualia et que la
simple connaissance théorique de la neurophysiologie des couleurs échouerait à procurer. Ned
Block a assez bien résumé les choses dans un petit article certes en anglais mais facile à lire
pour ceux que cela intéressait : « Qualia »44. Ce savoir n’est clairement pas une intelligence
scientifique, puisque la question posée est : suffit-il de connaître tous les faits fonctionnels et
physiques à propos de la vision des couleurs pour savoir ce que cela fait de voir du rouge,
qu’on soit ou non suffisamment intelligent pour l’imaginer à partir de ces connaissances
scientifiques ? En effet, répétons-le, la capacité de Mary à imaginer ou anticiper son
expérience ne prouve rien, à moins qu’on fasse la pétition de principe que savoir exploiter les
42 Attention ici, on ne considère par l’illusion d’un savoir métaphysique sur le monde. Il
peut simplement prétendre savoir ce qui apparaît.
43 Première version : Franck Jackson, « Epiphenomenal Qualia », Philosophical Quarterly,
vol. 32, 1982, p. 127-136.
44 N. Block, « Qualia », in A Companion to Philosophy of Mind, ed. S. Guttenplan, Oxford
Blackwell, 1994, p. 516-520. Evidemment, la lecture de ce texte n’est pas au programme
de l’examen.
52
données scientifiques c’est déjà savoir ce que ça fait de percevoir. Récemment, certains
philosophes et scientifiques ont proposé une solution plus fine : en voyant du rouge, Mary
acquiert certes un nouveau concept phénoménal, mais ce nouveau concept phénoménal
subsume des propriétés qui étaient déjà comprises par les concepts physiques ou fonctionnels
qu’elle avait dans sa chambre en noir et blanc. Ned Block exploite cette ligne d’approche. On
pourrait penser que l’expérience perceptive du rouge, chez Mary, est seulement une nouvelle
manière de connaître des faits déjà connus : « Avant de quitter la pièce, elle savait ce que
c’était de voir du rouge en troisième personne, après avoir quitté la pièce elle acquiert une
nouvelle manière de connaître le même fait » (Ned Block, « Qualia », op.cit., p. 502, je
traduis).
Quoiqu’il en soit, le problème est posé. Et il faut bien comprendre qu’à chaque fois
Nagel, Jackson ou Block ne se défient pas des explications données par les neurosciences. Ils
ne disent pas : « les neurosciences n’ont aucune valeur, c’est n’importe quoi ! » Ils admettent
parfaitement le cadre scientifique dans lequel ces explications sont données.
D’abord, notons que cette idée suppose effectivement un rapport entre un état ou
événement physique d’un part et un état ou événement mental d’autre part. La notion de
de voir des rapprochements possibles entre des réseaux pourtant supportés par des
morphologies très dissemblables.
54
correlation permet de rester assez vague : sans affirmer une identification (réductionniste) de
l’une à l’autre elle peut se contenter, de façon moins polémique, d’un lien causal ou
conditionnel, voire d’un parallélisme entre le mental et le physique. Mais, à tout le moins, il y
a une interdépendance qui est ici affirmée.
En France, les travaux les plus connus sur le corrélat neuronal de la conscience sont
peut-être ceux menés par l’équipe du Professeur au Collège de France, Stanislas Dehaene et
de Lionel Naccache46. Et du côté des chercheurs anglo-saxons qui conduisent des recherches
neuroscientifiques combinés à un intérêt philosophique on peut mentionner Christof Koch 47
ou encore Ned Block (dans un article que nous citerons ci-dessous). Ces chercheurs débattent
d’ailleurs entre eux à propos de la base neurologique correspondant à la « conscience », terme
auquel ils donnent par ailleurs des connotations parfois un peu différentes. Par exemple,
Dehaene et Naccache entendent par conscience une forme de perception, susceptible de degré,
de la moins attentive à la plus vigilante, et leur travail consistent à repérer les séquences
neuronales où une stimulation est perçue et celles où les stimuli sensoriels ne sont pas perçus.
Ils ont mis en évidence ce qu’ils appellent « l’espace neuronal global de travail » qui consiste
en la coactivation de structures neuronales au sein de l’espace cortico-thalamique lors de toute
perception consciente48. Ned Block s’oppose à leurs travaux en demandant de distinguer
nettement le corrélat de la conscience phénoménale du corrélat de la conscience d’accès :
chacune de ces formes de conscience a, selon lui, une base neuronale propre. Mais tous
pensent, que pour « comprendre la base matérielle de la conscience », il faut apprécier plus
profondément « comment fonctionnent (work) les réseaux hautement interconnectés d’un
grand nombre de neurones hétérogènes » (C. Koch, Op. cit., p. 10).
Or tous, également, ont conscience du problème : qu’est-ce qui permet de relier
conceptuellement une activation neuronale et la conscience ? On tombe là sur un fossé
explicatif (« explanatory gap »)49.
Pour vous montrer qu’une simple conjonction régulière, empirique, ne suffit pas à
établir une corrélation, je m’appuierai sur un ouvrage d’Hilary Putnam, Raison, vérité et
histoire, chapitre 451. On prétend corréler une propriété neurocérébrale et un quale. Or
Putnam montre que dans cette mise en rapport, ni la propriété neurocérébrale ni le quale ne
peuvent être précisément déterminés.
D’un autre côté, les objections concernant la détermination du quale à corréler sont
également nombreuses55 : voir cette nappe rouge à deux moment de la journée donne-t-il la
même sensation ou non ? comment puis-je identifier la sensation précise ? Dans La triple
corde, Putnam en vient à dire que ce qu’il rejette n’est pas la thèse de la corrélation
psychophysique, mais « l’idée que la question ait un sens » (tr. fr., p. 183) car selon lui cette
question suppose une image faussée de nos traits psychologiques, à savoir « comme ‘états
internes’ qui, en tant qu’états internes, doivent être ou bien ‘corrélés’ ou bien ‘non corrélés’
avec ce qui se produit à l’intérieur de nos corps (au sens littéral d’intérieur) » (p. 183-184). La
question même d’intelligibilité parce qu’elle suppose l’idée d’un mental comme ensemble
d’états psychologiques internes (plutôt que l’idée d’un mental qui est un ensemble de
capacités). Or ces états psychologiques internes, au compte desquels on met les qualia ne
sont-ils pas les avatars de ces « images privées » que Wittgenstein décriait ? Il n’y a pas plus
de quale que d’intention identifiable (cf. chapitre 1). Et l’individuation de ce que
j’expérimente paraît indiscernable, en tous cas sujette à des facteurs infiniment complexes
(sociaux et linguistiques notamment) 56.
Ceci étant dit, alors… quelle valeur donner aux neurosciences dans la compréhension
de la conscience ? On propose dans ce qui suit trois options (très) contemporaines – et l’on
espère que de nouvelles se présenteront à vous dans vos réflexions et recherches… Mais les
points 3/ à 5/ ne sont pas au programme de l’examen.
54 Voir aussi H. Putnam, Représentation et réalité, tr. fr., Essais, Gallimard, 1990.
55 En outre, est-ce que les qualia ne sont pas des avatars de ces « images privées » que
Wittgenstein décriait ?
56 Selon Putnam: « Nos caractéristiques psychologiques sont individuées de manières
qui sont sensibles au contexte et extrêmement complexes, impliquant des facteurs
externes (la nature des objets que nous percevons, auxquels nous pensons, et sur
lesquels nous agissons), des facteurs sociaux ainsi que les projections que nous trouvons
naturel ou pas de faire » (p. 184).
58
3/ Les qualia, un « obstacle philosophique à une science de la conscience » (D. Dennett)
Dans « Quining qualia » (« Disqualification des qualia »), Dennett bat en brèche
l’hypothèse de ceux qu’il appelle les qualophiles et qui suppose que le scientifique ou le
philosophe doivent prêter attention à une propriété, un événement ou un état psychologique
indépendant du processus physiologique. Dennett ne nie pas que cela fait quelque chose de
percevoir, mais il nie qu’on puisse, avec justesse, le décrire comme quelque chose
d’indépendant du processus physiologique. Il n’y a pas d’état psychologique indépendant du
processus physiologique – pas de qualia. Dans un article piquant, rigoureux et drôle,
57 Voir le passage hilarant où Dennett s’agace de la pirouette faite par Block devant la
question « qu’est-ce que les qualia ? ». Block aurait répondu en citant Louis Armstrong à
propos du jazz : « si vous posez la question, c’est que vous ne pouvez pas comprendre ! ».
Un qualophile pense que l’on sait, par expérience, ce qu’est un qualia – ou alors c’est que
« l’on » n’est pas un être conscient. Je cite Dennett : «What are qualia, exactly? This
obstreperous query is dismissed by one author ("only half in jest") by invoking Louis
Armstrong's legendary reply when asked what jazz was: "If you got to ask, you ain't
never gonna get to know." (Block, 1978, p.281) This amusing tactic perfectly illustrates
the presumption that is my target. If I succeed in my task, this move, which passes
muster in most circles today, will look as quaint and insupportable as a jocular appeal to
the ludicrousness of a living thing - a living thing, mind you! - doubting the existence of
lan vital. »
59
qualia (ou tout au moins leur contingence à l’égard des conditions
physiques).
2. il examine les scenarii proposés par les qualophiles et montrent qu’à chaque
fois rien ne permet de supposer que ces états mentaux sont indépendants du
processus physiologique58.
Par ailleurs, Dennett pense que la notion de qualia fait précisément obstacle à la
compréhension que donnent les sciences. « Obstacle » est ici à entendre au sens de Gaston
Bachelard : un obstacle épistémologique est une notion qui induit un ensemble de préjugés
empêchant de comprendre ou assimiler une thèse scientifique 59. Bachelard visait
essentiellement les croyances communes, induites par le langage ordinaire. Mais dennett
pense que qualia est une notion philosophique qui a les mêmes défauts.
58 Parmi ces scenarii, que Dennett qualifie de « pompes à intuition » censées introduire
ces entités inaccessibles à la science, il y a le spectre inversé, dont Dennett mène une
critique acerbe. Vous trouverez la traduction du passage dans l’anthologie L’expérience,
textes présentés par A. Barberousse, GF, p. 191-198.
59 Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, p. 13-14. Ce texte
n’est pas à l’examen mais il faut le lire en L1.
60
Je ne présuppose pas que ces Martiens sont eux-mêmes conscients, en un des sens
tendancieux du terme discutés par les philosophes. Considérons à titre d’exemple que les
Martiens pourraient être des zombies, dont le travail de recueil des données et de théorisation
scientifique s’accomplirait entièrement sans la moindre trace de « phénoménalité » ou de
qualia (…). De plus, ils pourraient rester complètement insensibles à notre musique, notre art,
notre théâtre, alors qu’ils seraient capables, sans véritable problème, de détecter à quel point
tout cela compte pour nous. (« Que voient-ils vraiment dans ces Picasso ? » demanderaient-ils
avec incrédulité tout en prenant note non seulement des prix élevés que nous sommes
disposés à payer pour les posséder, mais aussi des effets massifs, qu’ils soient viscéraux,
endocriniens ou inhérents aux neurotransmetteurs, qui sont observables chez les spectateurs
de ces tableaux).
(…) Un des dogmes de notre théorie populaire que les Martiens découvriront tôt ou
tard, c’est qu’une théorie scientifique de la conscience est largement considérée par les
Terriens comme quelque chose d’impossible. Un point des doctrines qu’ils enregistreraient –
comme nous l’enregistrons nous-même dans le cours de notre formation – est que la
conscience est complètement privée, inaccessible aux autres, autrement dit, au moins
partiellement incommunicable et réfractaire à la science, c’est-à-dire aux méthodes mêmes
que ces Martiens emploieraient pour explorer notre planète. Souscriraient-ils à cette thèse ?
En comprendraient-ils quelque chose ? Pourraient-ils se l’expliquer ?
Il existe actuellement un chorus massif d’opinions pour insister sur l’idée (…) qu’une
science en troisième personne est méthodologiquement trop pauvre, déconnectée qu’elle est
de source de preuves importantes, de données, d’éclaircissements… ou de quelque chose. Ce
qu’il nous faut, dit-on, c’est « une science de la conscience en première personne » ou même
une « science de la conscience en deuxième personne » (insistant sur l’empathie (…)).
La question que je pose est donc celle-ci : existe-t-il une bonne raison de donner son
assentiment à l’une quelconque de ces affirmations ? Et ma réponse sera que Non ; il n’est
rien du côté de notre conscience qui soit inaccessible aux méthodes peut-être mécaniciennes
des Martiens. Les méthodes en troisième personne des sciences de la nature sont suffisantes
pour explorer la conscience aussi complètement que n’importe quel autre phénomène de la
nature, et cela sans laisser de résidu significatif. En quoi « significatif » a-t-il ici de
l’importance ? Simplement en ceci : si des scientifiques devaient étudier un simple grain de
sable, il y aurait toujours encore quelque chose de plus à découvrir le concernant, quel que
soit le temps qu’ils lui consacreraient. Les sommes des forces attractives et répulsives entre
toutes les particules subatomiques et composant les atomes, composant eux-mêmes le grain,
laisseront toujours une incertitude résiduelle dans le dernier chiffre significatif que nous
aurons calculé jusque là, et un retour sur la localisation dans l’espace-temps du grain de sable
à travers des éternités nous conduira vers un cône étendu d’indiscernabilité. Mais notre
ignorance ne sera pas de l’espèce significative. Le principe des retours diminuants est ici
valide. Ma position est que si nous employons les méthodes en troisième personne de la
science pour étudier la conscience humaine, le genre d’ignorance résiduelle qu’il nous faudra
reconnaître « à la fin du jour » ne sera pas plus dérangeant, frustrant ou mystifiant que le
coefficient d’ignorance qui n’est pas éliminable quand nous nous livrons à l’étude de la
photosynthèse, des tremblements de terre ou des grains de sable. Au total, je ne vois pas
qu’on ait avancé aucune bonne raison en faveur de l’hypothèse qui veut que la conscience
soit, sous le regard d’une science en troisième personne, un mystère d’un tout autre ordre que
les autres phénomènes naturels.
D. Dennett, op. cit., p. 52-57
61
4/ Une défense du corrélat neuronal de la conscience par abduction : pour garantir la
corrélation entre psychologie et neuroscience (Ned Block)
Une autre option, corrélationniste, me semble ouverte par un article de Ned Block
publié en 2007. L’article est en anglais et une fois encore il n’est pas au programme de
l’examen.
5/ Les neurosciences peuvent explorer la conscience et… aider à comprendre ce que cela
fait d’être une chauve-souris (K. Akins)
Kathleen Akins relève le défi de Nagel dans un article publié en 1993 (en hommage à
D. Dennett)60 : elle tente de savoir ce que la science peut nous dire sur ce que cela fait d’être
une chauve-souris.
Les faits scientifiques, semble-t-il, peuvent nous dire quelque chose à propos de
l’expérience consciente, bien qu’il ne soit pas clair de savoir exactement ce que la science
peut dire (K. Akins, « What Is It Like To Be Boring and Myopic ? », in Dennett and His
Critics, Oxford, Blackwell, 1993, p. 125, je traduis)
Elle propose de laisser de côté la question de savoir comment une conscience
physiquement incarnée est possible (donc le problème de l’explanatory gap) et bien plutôt de
1/ suivre l’intuition selon laquelle « la science a quelque chose à dire » et 2/ « simplement se
demander ce que cela pourrait être » (Ibid., p. 127).
Puisque l’écholocation semble être analogue à la vision dans la mesure où elle donne
des informations spatiales, il semble naturel de comparer la fonction du système auditif des
chauve-souris à celui du système visuel humain. En réalité, Akins va remettre en question
60K. Akins, « What Is It Like To Be Boring and Myopic ? », in Dennett and His Critics,
Oxford, Blackwell, 1993. Cet article n’est pas du tout au programme de l’examen.
62
l’idée que l’écholocation soit un véritable analogue du système visuel – précisément parce
que sa thèse est que l’écholocation ne fournit pas une véritable représentation (image ou
conception) d’un monde d’objets. Mais elle part d’une analogie que nous faisons
naturellement quand on cherche l’intelligibilité qu’on a dite : la chauve-souris perçoit l’espace
par un système auditif comme nous le percevons par la vue. La comparaison des conditions de
perceptions spatiales par la réception de la lumière avec celles d’une perception par le son lui
permet de mettre en évidence un certain nombre de problèmes auxquels ce dernier doit faire
face61.
Cela suffit-il à décrire le point de vue de la chauve-souris sur le monde ? Akins répond
tout simplement que le plus plausible est que la chauve-souris n’a pas de point de vue sur le
monde. Son argument est le suivant : chez la chauve-souris, il n’est besoin d’aucune étape
représentationnelle entre l’input du sonar et l’output moteur. Akins fait l’hypothèse que
l’animal ne se représente rien car la représentation n’est pas une étape intermédiaire
nécessaire entre l’information auditive du cortex primaire et les commandes motrices. Une
fois encore, je ne discute pas cette thèse. Ce qui m’intéresse c’est la façon dont elle exploite
des données scientifiques pour éclairer l’expérience putative de la chauve-souris. Mais
précisément n’est-ce pas qu’une expérience phénoménale putative ? Akins l’admet. On a fait
des progrès mais on n’a pas du tout traité des questions telles que pourquoi il se fait que
certaines événements neuronaux comme les perceptions visuelles sont présents à la
conscience alors que d’autres ne le sont pas et c’est pourquoi on ne peut pas savoir si le
champ perceptif acquis par l’écholocation d’une chauve-souris particulière est suffisant pour
qu’elle ait une expérience phénoménale.
En somme, la condition de la lecture intelligente d’un article neuroscientifique est que
l’on sait qu’il y a quelque chose à chercher (pour parler comme Moore cité par James, « La
61 Par exemple, les sons émanent de multiples directions (et pas seulement d’une seule
source comme le soleil) et c’est pourquoi un organisme qui utilise le son pour acquérir
des infos spatiales devra plutôt produire son propre son, et attendre qu’il revienne –
mais alors il doit faire face à des problèmes d’interférences. Une revue de la littérature
éthologique et neuroscientifique disponible permet à Akins d’inférer différentes
caractéristiques du champ perceptif de la « chauve-souris à moustaches ». Par exemple,
son champ « auditif » est un analogue de la fovea rétinienne (cette aire centrale de la
rétine qui est densément tapissé de récepteurs produisant une image du monde en
haute résolution). Mais à la différence du champ visuel humain qui à tendance à devenir
flou à sa périphérie, pour la chauve-souris, le champ perceptif aura un grand nombre de
régions concentriques d’intensité peu à peu déclinantes (des régions concentriques très
délimitées). Ou encore : plus la chauve-souris s’approche de sa cible, plus la profondeur
de champ se rétrécit (d’où, par analogie, le qualificatif « myopic » dans le titre de
l’article).
63
conscience existe-t-elle », 1904). Mais comment sait-on qu’il y a quelque chose à chercher,
que ce soit dans les descriptions neuroscientifiques portant sur les êtres humains ou sur les
autres espèces ?
Je vous soumets ici une réponse que je développe dans un article à paraître. Cette
réponse tient moins à notre imagination d’expériences phénoménales possibles qu’au fait de
la compréhension. Après tout mon imagination est débordante et peu exigeante. Le fait de
compréhension rend impérieux de mieux comprendre. Ainsi, des comportements des autres
animaux sont compréhensibles (et même s’ils ne sont pas encore bien compris, si on ne voit
pas bien leur sens, on les tient pour compréhensibles) et l’on cherche à comprendre comment
les descriptions neuroscientifiques peuvent les éclairer. De la même façon, le fait de
comprendre un article neuroscientifique atteste que l’on sait qu’il y a quelque chose à
chercher. La question de savoir discerner alors, les cas où il y a quelque chose à chercher et
les cas où il n’y a rien à chercher est sans doute délicate (si on pense aux plantes ou au corail)
mais je ne crois pas qu’elle remette en cause le statut herméneutique des neurosciences.
La fin de notre chapitre 2 nous a mis sur la voie d’une thèse importante : la conscience
peut prendre conscience de ses propres limites. Chaque expérience est aussi une mise à
l’épreuve de l’expérience de vérité qu’elle prétend être. En d’autres termes, chaque
expérience est aussi pour la conscience une façon de découvrir ses propres limites. Or on peut
décrire des expériences typiques – des types d’expériences qui sont toujours aussi expériences
pour la conscience de sa limitation à l’égard du savoir absolu qu’elle vise. Pensons à la
certitude sensible, mais aussi à la perception, et même à des formes de conscience qui se
forgent dans les relations intersubjectives, de rapport sociaux et historiques. Or Hegel montre
également comment ces formes typiques de conscience peuvent s’enchaîner : l’une prétendant
dépasser l’autre. Décrire cet enchaînement dialectique, c’est le projet hégélien d’une
phénoménologie de l’esprit. Sur le sens général de cette description, il faut lire, pendant la
licence : Hegel, Phénoménologie de l’esprit, introduction (mais le texte est difficile et il n’est
pas au programme de l’examen).
64
A vrai dire la prise de conscience du fait que la conscience n’est pas un savoir absolu a
pu être remarquée par d’autres philosophes. Mais d’après Hegel ce point permet de critiquer
deux conceptions erronées de la conscience – et par conscience on entend ici le savoir pour
soi (ou l’apparence pour soi que peut prendre une chose). La première est une conception
empiriste de la conscience, la seconde est une conception kantienne de la conscience.
Contre l’empirisme, Hegel fait valoir que la vérité de l’expérience n’est pas
l’expérience sensible, car la vérité de l’expérience n’est pas dans le donné immédiat sensible.
C’est pourquoi Hegel critique la prétention concrète de l’expérience sensible, simple diversité
d’éléments les uns à côté des autres – éclatement que l’analyse en termes d’idées ne vient que
renforcer : ces éléments sont abstraits, séparés, alors que la vérité même des choses réside
dans leurs corrélations dialectiques. Voir aussi la section consacrée à la « certitude sensible »,
dans la Phénoménologie de l’esprit : la « certitude sensible » est la modalité du savoir où la
conscience se donne pour vérité un objet sensible singulier ; on débouche sur une expérience
« déceptive » (comme le dit O. Tinland), où la conscience éprouve la non-vérité de l’objet.
65
qu’elle vise. Le savoir de la conscience ne peut jamais être absolu 62. (Et d’ailleurs cette
phénoménologie doit être dépassée par une autre approche puisque l’être en soi ne saurait
jamais être décrit pour lui-même du point de vue de la conscience, mais seulement pour elle
(« pour soi ») – Hegel prétend donc qu’il faut en venir à une logique de l’esprit absolu).
Mais qu’en est-il dès lors que nous admettons qu’il n’y a pas de savoir absolu puisque
tout savoir est un prétendu savoir pour nous ? Qu’en est-il si nous acceptons que nous ne
pouvons pas accéder à un être en dehors de toute apparence ? Qu’en est-il si nous prenons
acte du fait que la conscience n’a pas à viser un être (ab-solu) indépendant de l’apparence qui
se manifeste à elle ? C’est bien ce qu’affirme Edmund Husserl :
Une réalité absolue équivaut exactement à un carré rond (Ideen I, § 55, p. 183)
S’il n’y a pas d’arrière-monde indépendant des apparences, pas d’en-soi absolu, alors
ce qui est63 est toujours pour nous. L’interdépendance entre l’étant et la conscience, Husserl
la nomme corrélation64. Il insiste sur son caractère a priori : par essence, conscience et étant
sont corrélés 65.
- Les lois logiques qui les régissent ne sont pas de simples faits que l’on peut
découvrir par induction. Car l’induction est une généralisation, à partir de cas
observés, de points communs qui pourraient ne pas être essentiels. Les lois
logiques ont une nécessité. Ce n’est pas non plus une exigence que de
soumettre les faits à de telles lois. Ce sont plutôt des idéalités. Prenons
l’exemple du principe de non-contradiction : ce n’est pas seulement le fait
qu’on ne peut pas penser une chose et son contraire en même temps. Son sens
n’est pas une incapacité factuelle (comme s’il était possible qu’un autre être
pensant, plus doué, ait la capacité de le faire), c’est l’impossibilité de se
représenter une chose comme son contraire :
Quand (..) le petit mot pouvoir apparaît en relation avec le terme prégnant de penser,
ce que l’on vise par là, ce n’est pas une nécessité subjective, c’est-à-dire une incapacité
subjective de ne-pas-pouvoir-se-représenter-autrement, mais une nécessité idéale objective,
de ne-pas-pouvoir-être-autrement
Recherches logiques, III, §7, tome II.2, p. 21-22
- Les nombres ont également une idéalité, c’est-à-dire un sens objectif. Ainsi
des énoncés mathématiques peuvent être faux, c’est-à-dire établir des
propriétés qui ne correspondent pas aux idéalités visées.
66Husserl, Recherches logiques (1900-1913), tr. fr., H. Élie, A. Kelkel et R. Schérer, Paris,
PUF, 1959-1963. Lire en particulier, au cours de la licence, les Prolégomènes à la logique
pure et la Recherche I. Même si ces textes ne sont pas au programme de l’examen, les
principales thèses de Husserl exposées dans notre cours doivent être connues pour le
partiel.
67
Ce qui importe ici est donc ce petit mot : « visé ». Même au sens de la conscience, on
peut encore distinguer entre ce que l’on pense effectivement et ce que l’on prétend penser ; ce
qui se présente effectivement à nous et ce qui est visé par nous. L’idéalité c’est (dans les
Recherches logiques) le sens visé par l’énoncé logique ou mathématique.
Précisons que la signification c’est « l’unité idéale d’une diversité, à savoir des
moments correspondants au sein d’actes psychiques réels » 67. Cette unité apparaît lorsque
dans la variété des contenus de conscience, on dégage ce qui ne peut pas varier - au sens de
l’impossibilité et non de l’incapacité. L’essence de quelque chose (par exemple la couleur)
c’est ce qui est en ce sens fort, invariable. On peut dire que ce sens fort est transcendantal :
l’essence c’est ce sans quoi les contenus même de conscience disparaîtraient. (Par exemple,
l’étendue spatiale est essentielle à la couleur parce que sans étendue, la couleur disparaîtrait –
c’est-à-dire que l’apparence de couleur à la conscience serait impossible). Ce n’est pas un
sens psychologique, selon Husserl, parce que cela ne tient pas à l’incapacité d’une conscience
empirique déterminée (avec son histoire et ses particularités), mais c’est un sens
transcendantal parce que cela tient à la possibilité de la conscience elle-même (de toute
conscience quelle qu’elle soit). La phénoménologie est donc la philosophie qui s’assigne cette
tâche : faire apparaître les essences par la « méthode de variation » (dite aussi « variation
éidétique » parce que l’eidos est le terme pour désigner cette idéalité essentielle). Il me paraît
difficile de faire plus clair que la présentation de Renaud Barbaras :
Dès lors la définition de la phénoménologie que Husserl donne dans ses Recherches
logiques doit maintenant être claire :
Or dans l’essence d’un acte tel que percevoir, imaginer, se souvenir, il y a une relation
à un objet visé – c’est ce que Husserl nomme l’intentionnalité. Par là Husserl cherche à
penser deux choses à la fois (qui peuvent sembler en tension mais c’est cette tension qui est
précisément caractéristique de nos vécus de conscience) : 1/ l’objet visé est en un sens au-delà
du vécu, 2/ l’objet réel n’est pas autre chose que l’objet intentionnel. 1/ est une autre manière
de dire qu’il est transcendant, mais d’une transcendance non-métaphysique : ce n’est pas un
être ou une réalité en soi indépendante de la conscience, mais il faut constater que dans son
vécu intentionnel, la conscience vise ou pose quelque qui la transcende (qui l’arrache à elle-
même)68. L’arbre que je vois n’existe pas seulement pour moi en pensée : il existe comme
objet perçu en tant qu’il est au-delà de ma conscience, et pourtant il n’est précisément jamais
qu’un objet perçu puisque tout ce que vous pourrez décrire de cet arbre ne renvoie qu’à des
qualités sensibles ou physiques qui sont purement phénoménales.
1. Dans les Recherches logiques, la différence n’a pas un sens pour elle-même :
elle n’apparaît jamais que sur fond d’unité supérieure
L’inventaire des nécessités d’essence se fait sous une supposition (la même qui revient
si souvent chez Kant) : si ce monde doit exister pour nous, ou s’il doit y avoir un monde, ou
s’il doit y avoir quelque chose, alors il faut qu’ils observent telle et telle loi de structure. Mais
d’où tenons-nous l’hypothèse, d’où savons-nous qu’il y a quelque chose, qu’il y a un
monde ? Ce savoir-là est au-dessous de l’essence, c’est l’expérience dont l’essence fait partie
et qu’elle n’enveloppe pas.
M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 147
Exercice. Expliquez la dernière phrase. (Postez vos textes sur le forum).
A cela, il faut ajouter que le risque de s’en tenir là est de penser l’essence de l’objet
intentionnel comme autonome par rapport au sujet. Or, si l’on a découvert que le sens de
l’être ne peut se manifester que dans les apparences (les phénomènes), alors il faut
précisément comprendre que l’essence de l’objet est toujours telle en tant qu’elle est pensée.
Il faut donc que la phénoménologie se concentre sur les deux versants de la corrélation : la
noèse (l’acte de connaître ou de penser) et le noème (l’objet en tant qu’il est pensé)70.
Dès lors on peut envisager dans les textes de la maturité, comment ce projet se met en
œuvre : Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique
La premier geste philosophique – mais à vrai dire ce n’est pas un geste qui est destiné
à cesser, c’est le geste inaugural en dehors duquel la phénoménologie ne peut s’exercer –
c’est la réduction ou épochè. Par ce terme de « réduction » ou « épochè » (emprunté aux
sceptiques grecs), Husserl désigne la suspension de l’attitude naïve consistant à croire qu’il y
a un monde indépendant de nous72. Si vous avez lu le chapitre 1, vous comprenez pourquoi
Husserl a rendu hommage à Descartes dans le titre même de ses Méditations cartésiennes.
L’affinité entre la réduction husserlienne et le doute hyperbolique cartésien est frappante.
Toutefois attention au contresens. D’abord, Husserl n’attend pas d’avoir une incertitude ou
une raison de douter pour suspendre le monde. C’est une décision indépendante de notre
certitude ou incertitude, indépendante aussi de la confiance en notre raison ou de la défiance
envers les sciences. Mais ce n’est pas la seule différence ente Husserl et Descartes, on va le
voir.
Cet acte par lequel on prend conscience que le monde n’est qu’un objet de conscience
est l’épochè qui suspend l’attitude naturelle. Il fait immédiatement apparaître que le monde
71
« appartient à la subjectivité » : le monde n’est donc pas perdu ou nié (comme dans la M.M.1
chez Descartes), et l’épochè n’est pas brisée par le surgissement du cogito (comme dans la
M.M.2 chez Descartes). C’est d’un seul coup, si vous voulez, que le monde apparaît comme
un monde d’apparences pour la conscience – sans qu’il n’y ait là une incertitude sur le monde
ou une perte du monde et sans qu’il n’y ait non plus un privilège de mon existence sur celle
du monde. Toutes les existences sont données pour la conscience, la mienne comme celle des
autres choses – c’est cette prise de conscience qui est le point de départ de la
phénoménologie. Pour y venir il faut seulement neutraliser l’adhésion naturelle de la
conscience à ses objets 74 – mais il ne faut pas cesser d’y croire.
C’est une fois l’épochè mise en place que l’on peut se demander « ce que signifie
exister pour ce monde dont on ne peut justement pas douter »75. Cette nouvelle attitude est ce
que Husserl nomme « l’attitude transcendantale ».
Au sein de cette attitude, alors on peut reposer le problème auquel on en était arrivé :
« Comment (…) se dissocient (…) la conscience même (…) et l’être perçu qui par elle accède
à la conscience, en tant qu’être ‘opposé’ à la conscience, [c’est-à-dire] en tant qu’être ‘en soi
et pour soi’ ? » (Ideen I, §39, tr. fr., p. 127). Ce que Barbaras glose une fois encore de façon
limpide : « il s’agit de comprendre comment le perçu peut, comme tel, renvoyer à la
conscience tout en lui faisant vis-à-vis, comment l’altérité de l’objet est conciliable avec son
appartenance à la conscience » (R. Barbaras, op. cit., p.126).
74 Cette absorption dans le perçu par exemple, qu’on éprouve très bien en réfléchissant à
l’attitude qu’on a en regardant un film ou la télévision.
75 R. Barbaras, Op. cit., p. 121.
72
car « l’objet apparaîtra, disparaîtra ou se transformera en fonction du contenu et de la
structure du flux des vécus hylétiques »76.
Ainsi, l’objet n’est pas supprimé par la réduction : il demeure le corrélat noématique
de la conscience. C’est là une nécessité d’essence : pas de conscience sans corrélat
noématique – pas de conscience qui ne soit « conscience de… ». La « conscience toute
seule » est un non-sens.
Si l’on constate que l’objet n’est pas supprimé par la réduction, celle-ci peut prendre
un sens proprement positif. C’est cette prise de conscience qui permet de retrouver la
transcendance du monde, mais au sein de la conscience :
Cette constitution est l’acte par lequel la conscience pose un monde comme monde, un
objet comme objet ou une réalité comme réalité. C’est ici qu’il nous faut réfléchir aux sens de
l’affirmation selon laquelle le monde, les objets ou la réalité ne seraient que des apparences.
Il est clair que ce sont des phénomènes et donc en ce sens que le sens de leur existence ne peut
valoir que pour la conscience. Mais ce ne sont pas des apparences au sens idéaliste où ils se
réduiraient à de pures idées, ou bien encore au sens acataleptique où le rêve et la réalité
seraient indiscernables, ou bien enfin au sens sceptique où ils se réduiraient au contenu
apparent immédiat (contenu hylétique instantané). L’existence réelle (effective), par
opposition à une existence simplement possible ou simplement fictive a un sens. La différence
entre le rêve et la perception a un sens. Et finalement cette constitution repose sur deux traits
majeurs :
1. Dans les Recherches logiques, c’est la totalité du flux des vécus de conscience.
(L’identité est ici très proche de ce qu’on a vu chez Locke ou Parfit au chapitre 2).
2. Dans les Ideen I, Husserl affirme que tout vécu a deux faces, l’une orientée vers
l’objet l’autre orientée vers le moi. Or ce « pôle égoïque » ne change pas au
travers de la variation des vécus. Par conséquent, le moi est ici transcendant, sans
être un objet au-delà du vécu. Cette transcendance que Husserl qualifie lui-même
d’ « originale » est le propre d’un moi dont l’identité est abstraite des vécus.
74
3. Mais dans les Méditations cartésiennes, Husserl note que ce moi, qui est le pôle
d’identité de chaque vécu, n’est pas « vide » - parce que chaque acte vient en
quelque sorte donner une propriété « permanente » à ce moi, qui se voit ainsi
défini comme « moi-personne ». Non que chaque acte subsiste éternellement en
moi, mais il demeurera que j’aurai fait cet acte : « je suis et je reste désormais »
un moi qui a posé ceci, vécu cela, décidé de lui ceci ou cela, et que je peux m’y
rapporter par la mémoire ou par l’habitus (MC, IV, § 32, p. 115-116).
Je découvre que je suis amoureux. Rien ne m’avait échappé peut-être de ces faits qui
maintenant font preuve pour moi: ni ce mouvement plus vif de mon présent vers mon avenir,
ni cette émotion qui me laissait sans parole, ni cette hâte d’arriver au jour d’une rencontre.
Mais enfin, je n’avais pas fait la somme, ou, si je l’avais faite, je ne pensais pas qu’il s’agit
d’un sentiment si important, et je découvre maintenant que je ne conçois plus ma vie sans cet
76
apparences (phénomènes, ou encore « contenus de conscience ») sans prétendre ne rien dire
sur un au-delà des phénomènes. Si on en reste à une phénoménologie de la conscience, on
peut dire qu’elle est une apparence sans prétendre qu’elle est une apparence vraie ou
trompeuse.
La citation de Sartre, en réalité, se poursuit78. Et c’est sur ce point que le projet sartrien
est original par rapport à Merleau-Ponty. Sartre cherche à montrer qu’une ontologie
phénoménologique est possible (i.e. il est possible de penser l’être des phénomènes comme
phénomènes) à condition de se souvenir que la pure apparence n’est rien de substantiel, pas
plus qu’elle n’est une pure non-existence. En outre, et c’est presque plus fondamental encore,
tout ce que nous pouvons dire sur ce qui est ou ce qui n’est pas, en fait, est dit en consultant
les apparences. Ainsi même l’absence est un phénomène (l’absence d’un être cher par
exemple). En somme, toute l’ontologie est à recomposer à partir du fait que l’être est l’être
des apparences. Loin d’être illusoire, la conscience est le terrain d’une ontologie dès lors que
l’on a compris cela – elle est même le seul terrain possible pour une ontologie (« l’absolu »,
comme dit Sartre).
Pour sa part, Merleau-Ponty soutient dans Le visible et l’invisible (TEL, 121) qu’il ne
faut pas se demander si une apparence est de l’être ou du néant, mais constater qu’il y a des
apparences qui font sens afin de donner du sens précisément aux apparences comme
apparences. Dès lors la question n’est plus de savoir si l’on perçoit le réel mais quel est le
sens à donner à une perception qui se donne toujours pour perception du réel. Et il disait déjà
dans l’Avant-Propos de la Phénoménologie de la perception « Il ne faut pas se demander si
nous percevons vraiment un monde, il faut dire au contraire : le monde est cela que nous
percevons » (TEL, p. xi). Nous ne pouvons pas définir le réel, en préalable d’une définition
de la perception, de la conscience, ou du témoignage, etc., comme ce qui est sorti du néant
parce que le réel se donne toujours déjà comme ce que nous percevons, ce dont nous avons
conscience, ce dont on nous témoigne, etc. Et dès lors, une véritable philosophie de la
perception est celle qui décrit les conditions d’une mise en présence perceptive, par où il ne
s’agit pas pour le sujet de se faire, par ses sens, une représentation adéquate de l’objet, mais
où le corps propre partage la réalité des objets perçus en tant qu’il est sensible (c’est-à-dire à
la fois perceptible et percevant).
78 « Mais c’est précisément parce qu’elle est pure apparence, parce qu’elle est un vide
total (puisque le monde entier est en dehors d’elle), c’est à cause de cette identité en elle
de l’apparence et de l’existence qu’elle peut être considérée comme l’absolu » (Sartre,
L’être et le néant, TEL, p. 23).
77
C’est bien cette modalité de la présence au monde qui distingue, dans la
Phénoménologie de la perception, la perception de l’hallucination. Le risque que nous
évoquions en introduction commet sans doute une confusion. En fait l’hallucination n’est pas
une illusion, fait valoir Merleau-Ponty, dans la mesure où (comme dans le rêve), le malade ne
prétend pas nécessairement que l’hallucination est vraie. Merleau-Ponty allègue ici des
constats empiriques : beaucoup de malades, si on les interroge, ne confondent pas les voix qui
‘leur parlent’ et une voix qu’on leur fait écouter qui serait ressemblante 79 – ils peuvent dire
que ce n’est pas une expérience du même ordre. L’hallucination n’est donc pas une fausse
perception qui passe pour une véritable perception. C’est une expérience de présence qui se
donne pour vraie alors qu’elle n’appartient pas au monde partagé par son propre corps et
autrui. Elle ne prétend pas être une perception sensible. Et il ne sert à rien de qualifier cette
présence de non-réelle, ce n’est pas du néant. C’est plutôt une présence incohérente. En
revanche, elle se distingue bel et bien de la perception. Elle est même démentie par la
perception – c’est seulement en ce sens qu’on la dira irréelle. Elle est en effet un trouble du
corps propre, et notamment du schéma corporel dans son rapport au monde (p. 391).
COURS 2018-2019
Conscience et illusion
Mme Claire ETCHEGARAY
CM et TD
ANNEXES
Table des matières en fin de document
pages
Ces annexes sont indicatives. Parfois elles font des rappels importants pour comprendre
ou justifier certaines thèses du cours. Parfois elles prolongent certaines considérations
du cours, pour satisfaire votre intérêt intellectuel. Pour la préparation du partiel, il n’est
absolument pas nécessaire de les apprendre.
Avertissement
Cette œuvre est protégée par le Code de la propriété intellectuelle.
Toute diffusion illégale peut donner
lieu à des poursuites disciplinaires et judiciaires.
79
ANDY CLARK, MODELES DE PERCEPTION
On considère traditionnellement le cortex visuel comme une hiérarchie de détecteurs
de type neuronal, dont la masse de réponses neuronales est causée (driven) par telles ou telles
caractéristiques de stimulus bottom-up.
… Le « codage prédictif » fonctionne en quelque sorte à l’inverse de ce schéma
d’accumulation passive d’évidences. Dans ces modèles de codage prédictif , les percepts
émergent via une cascade récurrente de prédictions qui implique des attentes (principalement
subpersonnelles) couvrant de multiples échelles spatiales et temporelles à propos de la nature
présente et de l’état présent du monde, tel qu’il est présenté via le signal sensoriel moteur
(driving). … Le modèle, à une couche N+1 devient capable de générer des données
sensorielles (i.e. l’input tel qu’il serait représenté là) de la couche N (la couche inférieure)
pour lui même.
Cela signifie que la perception (tout au moins telle qu’elle se fait chez des créatures
telles que nous) est co-émergente avec (quelque chose comme) l’imagination. Et cela signifie
aussi – c’est du moins ce que je suggère – qu’aucune créature n’est véritablement capable de
percevoir quelque chose, qui ne soit, en principe, capable d’imaginer. … Mais si ces
modèles sont corrects, alors une créature capable de percevoir quelqu’état de chose X a les
ressources neuronales pour engendrer (generate) les même données sensorielles (et l’on
entend par là celles qui se seraient produites si X avait été véridiquement détecté) en
l’absence de X.
80
SIGMUND FREUD, SE FAIRE DES ILLUSIONS
Une illusion n’est pas la même chose qu’une erreur, une illusion n’est pas non plus
nécessairement une erreur. L’opinion d’Aristote, d’après laquelle la vermine serait engendrée
par l’ordure – opinion qui est encore celle du peuple ignorant – , était une erreur ; de même
l’opinion qu’avait une génération antérieure de médecins, et d’après laquelle le tabès aurait
été la conséquence d’excès sexuels. Il serait impropre d’appeler ces erreurs des illusions, alors
que c’était une illusion de la part de Christophe Colomb, quand il croyait avoir trouvé une
nouvelle route maritime des Indes. La part de désir que comportait cette erreur est manifeste.
On peut qualifier d’illusion l’assertion 80 de certains nationalistes ; assertion d’après laquelle
les races indo-germaniques seraient les seules races humaines susceptibles de culture, ou bien
encore la croyance d’après laquelle l’enfant serait un être dénué de sexualité, croyance
détruite pour la première fois par la psychanalyse. Ce qui caractérise l’illusion, c’est d’être
dérivée des désirs humains ; elle se rapproche par là de l’idée délirante en psychiatrie, mais se
sépare aussi de celle-ci, même si l’on ne tient pas compte de la structure compliquée de l’idée
délirante.
L’idée délirante est essentiellement (…) en contradiction avec la réalité ; l’illusion
n’est pas nécessairement fausse, c’est-à-dire irréalisable ou en contradiction avec la réalité.
Une jeune fille de condition modeste peut par exemple se créer l’illusion qu’un prince va
venir la chercher pour l’épouser. Or, ceci est possible ; quelques cas de ce genre se sont
réellement présentés. (…) Des exemples d’illusion authentiques ne sont pas, d’ordinaire,
faciles à découvrir ; mai l’illusion des alchimistes de pouvoir transmuter tous les métaux en or
est peut-être l’une d’elles. Le désir d’avoir beaucoup d’or, autant d’or que possible, a été très
atténué par notre intelligence actuelle des conditions de la richesse ; cependant, la chimie ne
tient plus pour impossible une transmutation des métaux en or. Ainsi nous appelons illusion
une croyance quand dans la motivation de celle-ci, la réalisation d’un désir est prévalente, et
nous ne tenons pas compte ce faisant, des rapports de cette croyance à la réalité, tout comme
l’illusion elle-même renonce à être confirmée par le réel.
S. FREUD, L’avenir d’une illusion (1927), chapitre 6, Paris, PUF, p. 43 à vérifier.
Exercice : Problématiser le texte, et faites le plan du texte.
80 assertion : affirmation.
81
et bien un porte-manteau. Ce genre de contradiction logique n’est pas le propre d’une
croyance qui prend ses désirs pour des réalités).
Ainsi, du texte de Freud on retient que l’illusion est une croyance consciente qui est
déterminée par des désirs qui, chez Freud, ne sont pas du ressort de la conscience (i.e. que la
conscience ne maîtrise ni ne connaît). Elle semble là encore inévitable.
82
GILBERT RYLE ET LA CRITIQUE DES VOLITIONS
Gilbert Ryle dans La notion d’esprit (1949) prend pour cible le dualisme qui depuis
Descartes suppose que le corps est une chose inerte qui est animée par un esprit-agent (un
« fantôme dans la machine »). Les volitions sont un cas particulier de ce que ce dualisme
conduit à supposer. Voilà comment il décrit cette supposition (fantaisiste à ses yeux) :
Les volitions furent considérées comme des actes spéciaux ou opérations ayant lieu « dans
l’esprit » et par l’intermédiaire desquelles les idées de l’esprit se transformaient en actions. Par
exemple : je pense à un état de choses que j’aimerais voir réalisé dans le monde physique mais,
comme ma pensée et mon vœu sont inefficaces, ils requièrent l’intervention d’un processus
mental supplémentaire, un processus exécutif. J’émets donc une volition qui, en quelque façon,
met mes muscles en action. Et ce n’est que lorsqu’un mouvement corporel résulte d’une telle
volition que je puis mériter éloge ou blâme pour ce que ma main a fait ou ma langue a dit.
Le lecteur comprendra pourquoi je rejette cette fable qui n’est qu’une inévitable excroissance du
mythe du fantôme dans la machine. Elle postule qu’il y a des états et processus mentaux qui
jouissent d’un type d’existence et des états et processus physiques qui jouissent d’un autre. Un
événement qui se passe sur l’une des scènes ne serait donc jamais numériquement identique à
un événement qui se passe sur l’autre. Ainsi, lorsqu’on dit qu’un individu a poussé
intentionnellement sur la gâchette, on exprimerait, pour le moins, une proposition conjonctive
affirmant, à la fois, la production d’un acte sur la scène physique et d’un autre sur la scène
mentale. Ce qui, selon la plupart des versions du mythe, revient à affirmer une proposition
causale d’après laquelle l’acte physique de pousser sur la gâchette est l’effet d’un acte mental
consistant à vouloir tirer sur la gâchette.
Selon cette théorie, le fonctionnement du corps consiste en mouvements de matière dans
l’espace. Les causes de ces mouvements doivent être soit d’autres mouvements de matière dans
‘espace, soit dans le cas privilégié des êtres humaines, des poussées d’un autre genre. D’une
façon qui doit à jamais rester mystérieuse, les poussées mentales, qui ne sont pas des
mouvements de matière dans l’espace, peuvent mettre les muscles en mouvement. Décrire un
homme comme poussant intentionnellement sur une gâchette revient ainsi à dire qu’une poussée
mentale a causé la contraction des muscles de son doigt. Le langage des « volitions » se
présente donc comme le langage de la théorie paramécanique de l’esprit. Si un théoricien parle
sans scrupule de « volitions » ou d’ »actes de la volonté », aucune preuve supplémentaire n’est
requise pour montrer qu’il avale sans réserves le dogme selon lequel l’esprit est un second
champ de causes particulières. Et l’on peut également prévoir qu’il parlera des actions
corporelles comme d’ « expressions » de processus mentaux. Il est enfin probable qu’avec
aisance, il parlera d’ « expériences », un nom pluriel généralement usité pour désigner les
épisodes non physiques postulés qui constituent la pièce-fantôme jouée dans les décors
fantômes de la scène mentale.
Gilbert Ryle, La notion d’esprit, Paris, 2005, Payot, pp. 142-143.
Ryle, dans tout le chapitre d’où ce texte est tire, élève trois objections fondamentales à
la thèse des volitions :
1. Personne n’a jamais décrit son action en termes de volitions. Pourriez-vous
répondre à la question « combien de volitions avez-vous lors que récitez une
fable de Lafontaine comme « Le Corbeau et le Renard » ? Evidemment,
c’est une question absurde. (L’exemple est de Vincent Descombes).
2. La théorie des volitions est inconsistante. Elle prétend qu’il y a une
connexion causale entre une volition et un acte du même type que les
83
rapports causaux entre les choses corporelles, mais elle affirme que les
volitions ne sont pas sujettes aux mêmes conditions d’existence que les
phénomènes corporels.
3. La thèse des volitions est censée expliquer nos actions volontaires et la
responsabilité que nous avons en agissant. Mais elle n’explique rien : si
notre responsabilité dépendait de la présence d’une volition purement
interne, alors la performance de l’action ne compterait pour rien. (Ce ne
serait pas ce que je fais qui compterait pour m’attribuer une responsabilité,
mais la présence de cette obscure volition). Or on voit bien que la
responsabilité est toujours attribuée en tenant compte de ce que l’on fait et ce
que l’on dit.
4. La thèse des volitions est sujette à une régression à l’infini : soit une volition
est volontaire, soit elle ne l’est pas. Si elle ne l’est pas, comment l’action
pourrait-elle l’être ? Si elle l’est, il doit y avoir un acte de vouloir la volition,
donc une volition de volition… et la question se pose de nouveau…
84
WILLIAM JAMES, LUDWIG WITTGENSTEIN ET L’INTENTION DE LEVER SON BRAS
Le problème de la définition de l’intention comme volition (acte mental de la volonté,
précédant nécessairement toute action) est qu’elle suppose un dualisme. C’est ce qu’une
devinette de Wittgenstein (qui amusait beaucoup Anscombe et à laquelle elle répondait en
levant la jambe) met en évidence : « Que reste-t-il si je soustrais le fait que mon bras se lève
du fait que je lève le bras ? ».
La volition c’est ce qui devrait rester, si le dualisme avait raison, lorsqu’on enlève le
fait naturel (avec toutes les déterminations extérieures, physiques, corporelles, etc) de lever le
bras, de l’action personnelle de lever le bras.
Cette soustraction est illustrée par William James, Principles of Psychology (1890),
(sur une observation du psychologue allemand Strümpell) 81 : on anesthésiait le bras d’un
patient, on lui demandait de fermer les yeux, puis sans qu’il ne le sente on l’immobilisait et on
lui demandait de lever le bras : il disait « Je lève mon bras » alors que son bras restait
immobile. Selon James, pour que l’agent dise « je lève mon bras », même s’il ne bouge pas,
il faut qu’il y ait des sensations ou impressions qui lui donnent le sentiment d’agir (James les
appelaient des « sensations kinesthésiques »). On pourrait en conclure que c’est cela,
l’intention de lever le bras – ce sentiment ou ces sensations internes.
Mais cette conclusion ne tient pas aux yeux de Wittgenstein. Dans les Recherches
Philosophiques, (§ 612) Wittgenstein commence par se demander si le vouloir est passif ou
actif. Plus exactement, il pose la question : le vouloir n’est-il qu’une expérience ? Parce que si
c’est le cas alors il y a bien une passivité du vouloir. Mais cela paraît contradictoire parce que
pour vouloir, apparemment, j’ai juste besoin de décider : pour vouloir le ver le bras, « je n’ai
pas besoin d’attendre que mon bras se lève – je peux le lever » (contrairement, dit
Wittgenstein, aux mouvements involontaires des battements du mon cœur – dont je peux
attendre qu’ils se calment). Alors posons le problème de façon dualiste : retirons l’aspect
passif, et voyons ce qui reste.
Wittgenstein répond d’emblée : ce qui reste n’est pas une expérience dans la mesure
où le faire n’a pas l’ampleur, le « volume » de l’expérience : « ce qui advient au niveau
phénoménal n’est que la conséquence de ce faire » (§620). C’est alors qu’il pose la fameuse
question : mais que reste-t-il donc quand je soustrais le fait que mon bras se lève du fait que je
lève mon bras ?
86
RALPH CUDWORTH (1617-1688)
Ralph Cudworth fait paraître en 1678 un traité intitulé The True Intellectual System of
the Universe où il défend que dans toute chose de la nature, il y a une perception, même
obscure (une perception « naturelle »), mais que seuls les animaux ont une perception
consciente ; par là Cudworth entend que la perception animale mobilise une capacité à unir
les différents sens (chez certains animaux et l’homme, ce sont les 5 sens), ce que les Grecs
nommaient une sunaisthesis (pour percevoir un seul objet ayant différents types de qualités
sensibles) et qui suppose donc aussi une unité de l’être percevant. Cudworth traduit
directement sun-aisthesis (cette co-sensibilité) par deux termes anglais « Con-sense » et
« Con-sciousness ». Il pense que les espèces animales se distribuent sur une échelle des êtres
où chaque degré a sa propre conscience, laquelle suppose de rapporter les différentes
sensations à l’unité et ainsi, pour former l’objet, de se constituer en référence unique (ce qui
revient à une perception de soi – self-perception). Seul l’homme a une perception
intellectuelle et une conscience de soi qui lui permettent d’agir intentionnellement et
librement, et d’avoir une personnalité.
Ces remarques sont ici indicatives. En réalité, l’une des cibles de Cudworth
est Descartes. C’est Cudworth qui va alors attribuer à Descartes une certaine
notion de « consciousness ». Descartes distingue d’un côté la matière et de
l’autre la pensée. Il affirme que la matière ne pense pas et ne perçoit pas et,
d’après Cudworth, que la pensée a toujours une « consciousness expresse »,
donc que toute pensée est toujours consciente.
Cudworth est certainement un auteur que vous pourriez découvrir dans vos futures
études. Mais il vous faut donc commencer par étudier Descartes.
87
LETTRE DE DESCARTES A MERSENNE DU 15 AVRIL 1630 (SUR LA CREATION DES VERITES
ETERNELLES)
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STANLEY CAVELL ET LA DOULEUR D’AUTRUI
S. Cavell, Must We Mean What We Say ?, « Knowing and Acknowledging », éd. revue
et augmentée, Cambridge, Cambridge UP, 2002, pp.238-266, tr. fr. Dire et vouloir dire, Cerf.
Mais l’argument utilisé par le sceptique est-il pertinent ? Pour répondre, il faut se demander si
« avoir numériquement et littéralement le même feeling » est pertinent. Or Cavell montre que
la raison est là encore embarrassée : d’abord il est difficile de donner du sens à cette
expression « avoir numériquement et littéralement le même feeling qu’autrui », mais surtout il
reste à savoir à qui ou quoi cette difficulté (cette inintelligibilité) est imputable :
- Soit c’est finalement la raison humaine qui atteint ses limites et le scepticisme a
raison : c’est précisément inintelligible et donc on ne peut pas savoir si l’autre
souffre
- soit c’est le scepticisme lui-même qui se trompe en adoptant un tel présupposé : le
scepticisme lui-même est inintelligible
Notre incapacité à donner du sens est-elle une preuve de scepticisme ou une réfutation
du scepticisme ? Le sceptique arguera que l’inintelligibilité en question est celle de la raison,
et l’anti-sceptique que c’est celle du scepticisme ! On est bien embarrassé et tant qu’on est
embarrassé, le sceptique trouve là une attestation pratique indéniable. Le seul recours de
l’anti-sceptique est alors, comme le dit Cavell, de montrer au sceptique que par ces
termes le sceptique a simplement l’impression de dire quelque chose, mais qu’en fait
pour lui non plus ces termes n’ont pas vraiment de sens dans ce contexte (v.o. p.250-1).
82S. Cavell, Must We Mean What We Say ?, « Knowing and Acknowledging », éd. revue et
augmentée, Cambridge, Cambridge UP, 2002, pp.238-266, tr. fr. Dire et vouloir dire, Cerf.
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LACAN, LECTEUR DE « WO ES WAR, SOLL ICH WERDEN »
Les termes dont nous posons ici le problème de l'intervention psychanalytique, font,
pensons-nous, assez sentir que l'éthique n'en est pas individualiste.
Mais sa pratique dans la sphère américaine s'est ravalée si sommairement à un moyen
d'obtenir le "success" et à un mode d'exigence de la "happiness" qu'il convient de préciser que
c'est là le reniement de la psychanalyse, celui qui résulte chez trop de ses tenants du fait pur et
radical qu'ils n'ont jamais rien voulu savoir de la découverte freudienne et qu'ils n'en sauront
jamais rien, même au sens du refoulement : car il s'agit en cet effet du mécanisme de la
méconnaissance systématique en ce qu'il simule le délire même dans ses formes de groupe.
Une référence plus rigoureuse de l'expérience analytique à la structure générale de la
sémantique où elle a ses racines, eût pourtant permis de les convaincre avant d'avoir à les
vaincre.
Car ce sujet dont nous parlions à l'instant comme du légataire de la vérité reconnue,
n'est justement pas le moi perceptible dans les données plus ou moins immédiates de la
jouissance consciente ou de l'aliénation laborieuse. Cette distinction de fait est la même qui se
retrouve de l'a de l'inconscient freudien en tant qu'il est séparé par un abîme des fonctions
préconscientes, à l'w du testament de Freud en la 31è de ses Neue Vorlesungen, Wo Es war'
solI Ich werden.
Formule où la structuration signifiante montre assez sa prévalence.
Analysons-la. Contrairement à la forme que ne peut éviter la traduction anglaise :
"Where the id was, there the ego shall be", Freud n'a pas dit : das Es, ni das Ich, comme il le
fait habituellement pour désigner ces instances où il a ordonné alors depuis dix ans sa
nouvelle topique, et ceci, vu la rigueur inflexible de son style, donne à leur emploi dans cette
sentence un accent particulier. De toute façon, sans même avoir à confirmer par la critique
interne de l'oeuvre de Freud qu'il a bien écrit Das Ich und das Es pour maintenir cette
distinction fondamentale entre le sujet véritable de l'inconscient et le moi comme constitué en
son noyau par une série d'identifications aliénantes, - il apparaît ici que c'est au lieu Wo,
où Es, sujet dépourvu d'aucun das ou autre article objectivant, war, était, c'est d'un lieu d'être
qu'il s'agit, et qu'en ce lieu : soll, c'est un devoir au sens moral qui là s'annonce, comme le
confirme l'unique phrase qui succède à celle-ci pour clore le chapitre, Ich, je, là dois-je
(comme on annonçait : ce suis-je, avant qu'on dise : c'est moi), werden, devenir, c'est-à-dire
non pas survenir, ni même advenir, mais venir au jour de ce lieu même en tant qu'il est lieu
d'être.
C'est ainsi que nous consentirions, contre les principes d'économie significative qui
doivent dominer une traduction, à forcer un peu en français les formes du signifiant pour les
aligner au poids que l'allemand reçoit mieux ici d'une signification encore rebelle, et pour cela
de nous servir de l'homophonie du es allemand avec l'initiale du mot : sujet. Du même pas en
viendrons-nous à une indulgence au moins momentanée pour la traduction première qui fut
donnée du mot es par le soi, le ça qui lui fut préféré - non sans motif ne nous paraissant pas
beaucoup plus adéquat, puisque c'est au das allemand de was ist das ? qu'il répond dans das
ist, c'est. Ainsi le c' élidé qui va apparaître si nous nous en tenons à l'équivalence reçue, nous
suggère-t-il la production d'un verbe : s'être, où s'exprimerait le mode de la subjectivité
absolue, en tant que Freud l'a proprement découverte dans son excentricité radicale "Là où
c'était, peut-on dire, là où s'était, voudrions-nous faire qu'on entendît, c'est mon devoir que je
vienne à être."
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Vous entendez bien que ce n'est pas dans une conception grammaticale des fonctions
où ils apparaissent, qu'il s'agit d'analyser si et comment le je et le moi se distinguent et se
recouvrent dans chaque sujet particulier.
Ce que la conception linguistique qui doit former le travailleur dans son initiation de
base lui apprendra, c'est à attendre du symptôme qu'il fasse la preuve de sa fonction de
signifiant, c'est-à-dire de ce par quoi il se distingue de l'indice naturel que le même terme
désigne couramment en médecine. Et pour satisfaire à cette exigence méthodique, il s'obligera
à reconnaître son emploi conventionnel dans les significations suscitées par le dialogue
analytique. (Dialogue dont nous allons tenter de dire la structure.) Mais ces significations
mêmes, il les tiendra pour ne pouvoir être saisies avec certitude que dans leur contexte, soit
dans la séquence que constituent pour chacune la signification qui renvoie à elle et celle à
quoi elle renvoie dans le discours analytique.
Ces principes de base entrent aisément en application dans la technique, et en
l'éclairant, ils dissipent beaucoup des ambiguïtés qui, pour se maintenir même dans les
concepts majeurs du transfert et de la résistance, rendent ruineux l'usage que l'on en fait dans
la pratique.
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KANT ET LA CRITIQUE DES PARALOGISMES
Ce qui suit vous donne quelques clés de lecture, mais ne saurait vous dispenser de lire
le texte de La critique de la raison pure.
Qu’est-ce qu’un paralogisme ? Un raisonnement vicieux, qui est fautif dans sa forme,
aussi rigoureuse semble-t-elle. Qu’est-ce qu’un paralogisme transcendantal ? Un
raisonnement fautif qui semble rigoureux parce qu’il applique un principe tr.al dans une
apparence de syllogisme, mais qui l’applique sans être fondé à le faire.
Un principe transcendantal est une condition de la connaissance, et ici, toute pensée. Il
est impossible qu’une pensée soit une pensée si elle ne s’accompagne d’un jugement je pense.
On pourrait penser que ce jugement est l’application d’un concept : le moi, mais à dire vrai ce
n’est même pas véritablement un concept puisque « par ce ‘moi’, par cet ‘il’ ou par cette
chose (das Ding) qui pense, on ne se représente rien de plus qu’un sujet transcendantal des
pensées = X » (T&P, p. 281). La philosophie critique, en théorie, ne peut entendre par moi
qu’une condition de la pensée sans la déterminer sous quelque autre aspect que ce soit.
Or que fait le paralogisme tr.al (dans la métaphysique spéciale ou la psychologie
rationnelle) ? Il justifie l’application à ce truc (das Ding) des concepts de substance (catégorie
de la relation), de simplicité (catégorie de qualité), de l’identité dans le temps (catégorie de la
quantité) et de nécessité (catégorie de la modalité – il s’agit de savoir si on peut affirmer mon
existence nécessaire, et quelle existence donner aux choses que je me représente) comme s’il
y avait des phénomènes à saisir par là.
Il y a bien une expérience de soi dans le sens interne. Mais ici on s’intéresse à la
conscience de soi qui est condition de connaissance et d’expérience et on cherche à la
qualifier. Et la métaphysique renonce (à bon droit) à la qualifier par des qualités perceptives
ou des propriétés empiriques particulières. Mais elle juge (détermine) à tout le moins l’objet
de cette conscience sous l’angle (sous les catégories) de la relation, de la qualité, de la
quantité et de la modalité en appliquant des concepts qui s’applique à des intuitions
phénoménales. Le paralogisme c’est la manière dont la raison prétend justifier l’application à
l’objet de la conscience, des concepts de substance, simplicité, identité dans le temps et
nécessité.
Maintenant lisez le texte.
Explication des trois premiers paralogismes.
1) La substance s’applique à ce qui n’est que sujet et n’est pas attribut certes,
mais rien n’empêche que le moi ne soit ni attribut ni substance (on a tort
d’appliquer une relation d’inhérence de la pensée au je, comme on
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l’applique dans le champ phénoménal). Donc conclure du fait que le moi est
un sujet qui n’est pas attaché à la pensée comme son prédicat à la
substantialité du moi est un paralogisme ((T&P p. 283-4).
2) Deuxièmement, rien n’empêche que le sujet des pensées soit logiquement
simple sans être substantiellement simple. Donc conclure de la singularité
du moi (dans la mesure où l’aperception ne peut se résoudre en une pluralité,
sinon les synthèses seraient impossibles, i.e. sinon l’expérience ne serait pas
une), à sa simplicité est un autre paralogisme (1ière éd. p. 285-292 , 2nde éd.
p. 284-285).
3) Par ailleurs, le sujet des pensées certes a conscience de son identité réelle
dans chaque représentation mais il n’a pas l’intuition de son identité au
travers de toutes les représentations, une telle intuition supposerait un temps
contenant toutes nos représentations, un temps dont on pourrait avoir
conscience. Or le temps n’est que la forme de nos représentations. Donc
conclure de l’identité numérique que l’on se reconnaît à soi-même (dans le
temps de la conscience), c’est-à-dire de l’identité que l’on se reconnaît en
différents âges (enfant, adolescent, adulte), qui fait que l’on est une
personne, au fait que le moi est une réalité qui perdure dans le temps absolu
est un paralogisme.
4) Enfin, dernier avertissement critique : le sujet a certes conscience de son
existence, et a conscience d’autres choses comme représentées mais il n’a
nullement l’intuition que la seule existence est celle d’une représentation
(paralogisme de l’idéalité du rapport extérieur). Conclure du fait que la
conscience de soi (comme condition de toute représentation) n’a pas besoin
d’inférer l’existence d’un sujet qui serait une cause extérieure à la
représentation, au fait que seule l’existence du moi est nécessaire (= peut
être affirmée avec nécessité) est un paralogisme.
Quelques mots de plus sur ce dernier paralogisme car il peut vous surprendre. La
critique des trois premiers, par contraste a été préparéé dans le cours par la dénonciation des
illusions 1 à 3.
93
modalité – c’est-à-dire quant à la question de savoir ce qu’elle permet d’affirmer ou nier, et ce
qu’elle permet d’affirmer avec nécessité ou comme possibilité.
Dans la première édition de la Critique de la raison pure, la formulation du
paralogisme laisse implicite le lien entre sa conclusion et la question de la conscience de soi.
Mais la critique qui suit permet de le reconstruire : 1/ la conscience de soi tient l’existence de
la représentation / perception pour nécessaire (et c’est bien ce qui constitue l’indubitabilité du
cogito dans la M.M.2), mais alors 2/ qu’en est-il de l’existence de choses extérieures à moi ?
La métaphysique conclut que la conscience de soi ne permet d’en juger que de façon médiate
et dérivée – donc douteuse : ce n’est qu’une possibilité qui peut être exclue (et c’est ce que
fait l’idéalisme) ou qui peut être défendue (et c’est ce que fait le dualisme). Là encore, c’est
bien ce qui pourrait découler des M.M. Le mauvais raisonnement (de la métaphysique
cartésienne) est donc le suivant :
Ce dont l’existence ne peut être conclue que comme celle d’une cause de perceptions données
n’a qu’une existence douteuse (zweifelhafte Existenz).
Or, tous les phénomènes extérieurs sont de telle nature que leur existence ne peut être
immédiatement perçue, mais seulement conclue comme la cause de perceptions données.
Donc l’existence de tous les objets des sens extérieurs est douteuse.
Tel est le paralogisme. Et compte-tenu de cette incertitude, on ne peut qu’être
idéaliste, en suspendant toute affirmation sur l’existence extérieure à nous.
Kant va répondre que l’existence effective des objets dans l’espace n’est pas inférée,
mais est intuitionnée. Ainsi Kant maintient que nous percevons directement les objets spatio-
temporels. La conscience du réel, par la perception externe, n’est pas médiate ou inférée.
Kant ira même plus loin dans un passage intitulé « La réfutation de l’idéalisme », qu’il
ajoute dans la seconde édition de la Critique de la raison pure : « la conscience de ma propre
existence (Dasein) est en même temps une conscience immédiate de l’existence (Dasein)
d’autres choses hors de moi » (T&P, p. 206). L’immédiateté de la conscience interne
(conscience de la succession de nos pensées et donc conscience du temps) serait impossible si
la conscience externe (conscience des objets sensibles par la perception) n’était elle aussi
immédiate. La preuve de Kant est difficile, mais elle repose essentiellement sur cette idée : 1/
pour avoir conscience de mes pensées, il faut bien que je pense quelque chose, 2/ la
conscience d’exister n’est pas plus immédiate que la conscience des objets empiriques par la
perception.
95
de poser la question montre que vous comprenez que ce que j’éprouve en voyant du rouge (tel
quale) pourrait être différent de l’état cérébral lui-même83.
Réponse fonctionnaliste possible : l’état cérébral en réalité ne sera pas le même
précisément parce qu’un état cérébral est un fonctionnement total (holiste) du cerveau, qui
comprend tout le processus permettant de dire « c’est rouge » et « c’est vert » et de classer les
choses rouges ensembles, les vertes ensemble. Il peut certes y avoir des états cérébraux
localisés qui diffèrent d’une personne à l’autre, mais ce sont simplement des réalisations
alternatives d’un même état expérientiel84.
83 Ned Block explique cela par une thèse de la survenance (le contenu qualitatif d’un état
survient sur des propriétés physiologiques du cerveau). Il y a survenance de M (état
mentale) sur un base P (physique) lorsque M dépend de P mais que P ne dépend pas de
M. Donc on peut avoir deux P identiques, dont l’un donne M (chez moi) et l’autre M’
(chez vous).
84 Harman, « The intrinsic quality of experience », 1990.
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Version 3 proposée par Ned Block : la Terre inversée : une inversion fonctionnelle
malgré une identité de qualia. Imaginons une Terre jumelle (TJ) sur laquelle chaque objet
coloré a son correspondant de couleur complémentaire. Les habitants de TJ parlent un langage
inversé (utilisant « rouge » pour indiquer ce que qu’on appelle vert sur Terre, et « bleu » pour
désigner ce qu’on appelle jaune). Si vous êtes kidnappés, si on insert des invertisseurs de
couleur et si on efface de votre mémoire ces moments anxiogènes, vous ne noterez pas de
différence. (Le ciel de TJ est jaune, vous êtes envoyés là-haut avec des invertisseurs et vous le
voyez bleu : pas de différence).
Admettons maintenant que vous êtes sur Terre et que vous avez un jumeau sur TJ.
Chacun regarde le ciel de sa terre : il vous semble bleu et vous l’appelez « bleu », l’autre vous
semblerait jaune et votre jumeau dit qu’il est « bleu » (inversion des qualités des objets).
Maintenant admettons que le bleu vous donne des oscillations Z dans l’aire v4 et que le jaune
vous donne des oscillations W, et admettons que ce soit l’inverse pour votre jumeau
(inversion des états cérébraux). Cette fois il y a une inversion fonctionnelle et une inversion
intentionnelle (puisque les qualités des choses sont inversées). Chacun dit « oh qu’il est
bleu ! ». Ned Block affirme : « le principe de la survenance de qualia sur un état cérébral
holiste enseigne qu’expérimentalement, au moment où vous regardez les cieux, vous et votre
jumeau avez les mêmes qualia ». En d’autres termes, Ned Block pense que vous et votre
jumeau aurez les mêmes qualia.
Selon Ned Block, cela renforce l’explanatory gap : aucune analyse conceptuelle des
concepts qualitatifs ne peut être faite a priori. Prenons un état cérébral qui en présence d’une
qualité s’accompagne d’un quale. Un état cérébral inverse en présence d’une qualité inverse
peut donner le même quale !
Conclusion de ces scenari, d’après les défenseurs de qualia. Certes, on peut dire que la
vie et l’eau se réduisent aux définitions fonctionnelles que la science met en évidence ; mais
pour ce qui est des propriétés fonctionnelles qui, selon la science, font la pensée et la
perception, on pourra toujours se demander pourquoi ces réalisation fonctionnelles
s’accompagnent de tels ou tels qualia.
(Pour une critique de la qualophilie néanmoins, voir la critique qu’en fait Dennett,
reprise au chapitre 3).
97
Rappels sur les hémisphères activés par le système neurocérébral de la perception :
- Toucher : transmission « contralatérale » (en gros les stimuli tactiles
provenant d’un côté sont transmis à l’hémisphère opposée)
- Vision : chiasme optique (champ visuel gauche perçu par les deux yeux et
traité par le cortex droit, et inversement)
- Audition : les impulsions auditives provenant de chaque oreille sont
transmises aux deux hémisphères, tant qu’elles ne sont pas trop fortes (quand
elles sont puissantes, elles sont transmises prioritairement à l’hémisphère
contralatéral)
- Odorat : transmission « ipsilatérale » (la narine gauche à l’hémisphère
gauche)
- Parole : contrôlée par l’hémisphère gauche
Les deux hémisphères sont liées à la fois par la moelle épinière et par le corps calleux
(bande transversale de fibres nerveuses). Dans les années 40, pour traiter l’épilepsie, on
retirait les liaisons directes (que Nagel nomme « commissures cérébrales ») entre les deux
hémisphères. Dans les années 50, R. Myers et R. W. Sperry ont mené des expériences sur les
chats, à qui on sectionnait le nerf optique pour que chaque œil envoie une information sur la
moitié opposé du champ visuel (l’œil gauche sur le champ visuel droit et l’œil droit sur le
champ visuel gauche). Les diapos ci-dessous reprennent en détail les expérimentations. On
cache l’œil droit et on lui apprend à reconnaître un carré rouge d’un rond violet. Ensuite on
cache l’œil gauche et on voit s’il sait encore les reconnaître (si l’apprentissage a été transféré).
98
Qu’observait-on sur les chats dont le nerf optique était sectionné ? Chez les chats dont
le nerf optique était sectionné et le corps calleux intact : l’apprentissage visuel d’un œil était
transféré à un autre (i.e. en cachant, l’œil gauche, le chat reconnaît encore les formes). Chez
les chats dont le nerf optique était sectionné, le corps calleux et le chiasme optique étaient
ôtés : le chat peut « apprendre des discriminations en conflit les unes avec les autres » (i.e. si
on cache l’œil droit on suscite certains comportements (mettons se jeter sur le carré rouge), et
si on cache l’œil gauche on suscite d’autres comportements (mettons : rester immobile devant
un carré rouge).
99
- Les stimuli dans le champ visuel droit (donc transmission à l’H-gauche) sont
rapportés verbalement.
- Les stimuli tactiles à la main droite (donc transmission à l’H-gauche) sont
rapportés verbalement.
- Les stimuli dans le champ visuel gauche (donc transmission à l’H-droit) ne
peuvent pas être rapportés. MAIS si c’est un mot, il peut être rapporté par un
geste ou dessein. Ainsi, la personne dira qu’elle n’a rien vu, tout en prenant
ou en dessinant l’objet. Et si c’est une femme nue, le patient a un
comportement de gêne, tout en disant qu’il ne voit rien.
- Les stimuli tactiles à la main gauche (donc transmission à l’H-droit) : idem.
CONCLUSION Ce genre de dissociation comportementale (où le patient dit ne rien
voir, sincèrement, mais prend ou dessine l’objet) pose des problèmes philosophiques : ne
peut-on pas dire qu’il y a deux personnes en ce patient ? La question est posée par Thomas
Nagel dans Questions mortelles, chapitre 11 (« La bisection du cerveau et l’unité de la
conscience »).
Voir cette diapo (tirée d’un power point qui ne traite pas de l’article de Nagel, mais
des expérimentations du split brain) et qui correspond aux deux derniers cas :
85 Ned Block, « Consciousness, accessibility, and the mesh between psychology and
neuroscience », Behavioural, and Brain Sciences (2007), 30, p. 481-548. Ce texte n’est pas
au programme, bien sûr.
100
- Quand on présente un objet (par exemple un visage) au patient d’un seul côté
(à droite ou à gauche), il le voit
- Quand on présente deux objets au patient (un visage de chaque côté par
exemple), il prétend ne pas voir celui qui se trouve à gauche… alors même
que l’IRMf86 atteste une activité presque aussi grande dans l’aire « fusiform
face » que lorsqu’il disait voir le visage à gauche (dans le cas où le visage à
gauche lui était présenté sans celui de droite).
La question qui semble naturellement se poser est celle de savoir si ce patient a ou non
l’expérience visuelle du visage, ce qui revient à se demander s’il a conscience de percevoir un
visage. Deux réponses corrélationnistes sont envisageables : 1/ on va dire qu’il ne l’a pas (et
on va penser que l’activité attestée par l’IRMf n’a aucun rôle dans l’expérience visuelle), soit
2/ on va dire qu’on ne peut pas savoir (et éventuellement considérer que son témoignage peut
être faux). La première suppose qu’on a mal identifié la base neuronale et la seconde suppose
qu’on ne peut pas savoir si le patient a une expérience (ou conscience) du visage et que c’est
scientifiquement indétectable. Du côté de la première réponse on trouverait Crick et Koch, du
côté de la seconde on trouverait les auteurs développant l’argument d’indiscernabilité (en
l’occurrence Putnam (1981) et Dennett (1991)) ou encore les neuroscientifiques arguant d’une
fiabilité du témoignage (Dehaene (2001)).
Et bien entendu, lorsqu’on ne peut pas trancher entre ces deux réponses, le scepticisme
gagne par forfait. Block va montrer que si on introduit une distinction entre conscience
d’accès et conscience phénoménale (telle qu’il la fait) et corrélativement une distinction entre
« la machinerie neuronale » de la conscience d’accès et « la machinerie neuronale » de la
conscience phénoménale, alors on se donne les moyens d’expliquer le cas. Ce patient ne
rapporte pas de vision parce qu’il ne peut pas accéder à sa conscience phénoménale, d’après
Block. Il n’a vraiment pas de conscience d’accès. Les mécanismes de l’accès cognitifs ont pu
être endommagés sans que cela n’ait affecté la base neuronale de la conscience phénoménale.
L’activité de l’aire « fusiform face » lorsqu’on lui présente le visage à gauche est une
évidence en faveur d’une expérience phénoménale auquel le sujet ne peut pas avoir accès
(qu’il ne peut pas « connaître » (p. 498). Mais plus exactement : pour qu’elle constitue une
telle évidence, il faut que cette activité soit récurrente (donc l’hypothèse explicative de Block
enveloppe une prédiction à tester pour être confirmée).
Block prend soin d’emblée de préciser le double intérêt psychologique et éthique de
cette question. Non seulement, on éclaire notre expérience de la conscience mais on se donne
103
TABLE DES MATIERES DES ANNEXES
Lettre de Descartes à Mersenne du 15 avril 1630 (sur la création des vérités éternelles) ................. 88
Ned Block, « Consciousness, accessibility, and the mesh between psychology and neuroscience »
(2007) .................................................................................................................................................................................. 100
104
Les desseins de Steinberg… illustrations des selves as bundles ................................................................... 103
105