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Logique de la séance courte

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La séance comme unité sémantique ou asémantique


1“Pour Lacan, la séance analytique, c’est la séance logique” [2][2]Miller J.-A., “El tiempo
lógico (I)”, El psicoanálisis, Revue…. Cette indication de Jacques-Alain Miller situe dans
l’orientation lacanienne un usage de la séance analytique qui se différencie de l’usage
habituel qu’en ont d’autres orientations, voire même d’autres pratiques non analytiques.
Dans l’usage et la signification habituels, la séance est considérée comme une unité
objectivable dans le champ du sens, comme une “unité sémantique”, c’est-à-dire, une
unité de signification isolable et distinguable en elle-même, que le sujet pourra
comptabiliser en termes de valeur d’échange dans le registre du temps ou de l’équivalence
générale de l’argent. Autant d’unités de sens pour autant d’unités de temps, autant
d’unités de temps pour autant d’unités d’argent. La politique et la gestion de cette
équivalence sont au fondement de toute promotion de standard dans la séance analytique.
Dans une telle orientation, la séance comme unité sémantique suivrait le principe d’une
équivalence entre signification et temps, ou entre signification et argent. Par ailleurs, il est
sûr que la pression actuelle du discours du maître tend à faire de cette équivalence une loi
généralisable ; la pratique même de la psychanalyse ne semble pas échapper à cette
inertie. En fait, l’expérience du sujet de l’inconscient nous enseigne que cette unité
sémantique ne se produit que par la rétroaction de la chaîne signifiante sur elle-même,
par le fait qu’un signifiant n’obtient sa signification que d’un second signifiant. S’agissant
de l’unité de signification, la question est donc de savoir qui pose le dernier signifiant
pour donner cette unité. Comme dans le célèbre dialogue d’Alice avec Humpty Dumpty,
quand elle signale que “la question est de savoir si vous pouvez faire que les mots
signifient autre chose”, celui-ci conclut en répondant que “la question est de savoir qui
commande, rien de plus”. En effet, dans la pratique de la séance régie par l’unité
sémantique, il n’y a que l’Autre qui puisse donner la mesure de la signification des mots
du sujet.

2La séance analytique entendue comme “séance logique” va à contre courant de cette
suggestion induite par la structure même du langage. La “séance logique” est, comme l’a
signalé Jacques-Alain Miller, une “unité asémantique”, une unité qui met en suspens la
signification pour reconduire le sujet à “l’opacité de sa jouissance”, précisément avant que
cette unité ne se referme sur elle-même dans la signification phallique. Cette orientation
nous propose une sorte de clinique différentielle de la séance analytique, fondée sur deux
modes ou deux usages de l’Un.

Usages de l’Un
3L’hypothèse que je souhaite présenter est la suivante : l’usage de ce que nous appelons
“séance courte” se fonde, non sur la durée chronologique de la séance, mais sur un usage
de l’Un tel que Jacques-Alain Miller l’a dégagé dans l’enseignement de Lacan et présenté à
son cours. C’est en suivant cette logique que nous pouvons transmettre l’éthique implicite

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à notre pratique de la séance qui “coupe” (corta), par opposition à la séance qui ferme ou
ponctue la signification. La séance courte réintroduit ainsi la discontinuité de
l’inconscient freudien, en marquant la coupure nécessaire pour le faire exister.

4La pratique nous montre que dans une analyse, plusieurs séances d’un mode ou de
l’autre peuvent se succéder — des séances qui fonctionnent comme unités sémantiques à
partir d’une ponctuation, et d’autres, généralement les plus surprenantes, qui
fonctionnent comme unités asémantiques, dans la logique de la coupure — et qu’en fait,
les secondes ne pourraient pas avoir lieu sans les premières. La réciproque n’est pas
nécessairement vraie : c’est précisément par la généralisation de la séance comme unité
sémantique qu’on opère le virage à la psychologisation de l’expérience et à la nécessité
d’établir un standard pour la séance.

Temps épistémique et temps libidinal


5À cet usage différent du Un dans la séance analytique correspond également une autre
distinction que nous avons coutume de faire, entre le temps épistémique, temps de savoir
produit par le signifiant, et le temps libidinal, temps de la pulsion au cours duquel le sujet
fait l’expérience de l’opacité de sa jouissance. L’usage de la séance logique implique
l’hypothèse que la fonction de la coupure est la plus appropriée pour amener le sujet à
donner une nouvelle réponse à la pulsion, à cette exigence de satisfaction immédiate dont
le symptôme est une formation, une satisfaction substitutive.

L’intervalle de la séance
6Si nous distinguons les usages de l’unité de la séance, sémantique ou asémantique, nous
devons alors poser la question de ce qu’est cette unité elle-même.

7En effet, quand commence une séance et quand finit-elle pour que l’on puisse définir son
unité ? Une séance, c’est ce qui se produit entre quoi et quoi ? Commence-t-elle quand
l’analyste et l’analysant se disent bonjour ? Se termine-t-elle quand l’analyste conclut la
séance, quand l’analysant se lève du divan ? Il se passe souvent une foule de choses entre
ce moment et celui où l’on prend congé, c’est parfois alors qu’arrive et que se dit le plus
important, voire même un peu au-delà, quand la porte est sur le point de se refermer, ou
un peu plus loin encore, quand la porte vient de se refermer… et que l’analysant rappelle.
Il a oublié son parapluie, ou il ne se souvient pas très bien quand est le prochain rendez-
vous. Et c’est là que se joue parfois le destin de la séance, la rencontre avec le nouveau…
Comme l’a écrit Baltasar Gracián, la vérité arrive toujours la dernière, et tard, elle boite
avec le temps.

8Décidément, la séance analytique ne se laisse pas prendre comme unité sémantique


enclose entre deux moments précis. Si on la prend sur le versant du temps libidinal, un
nouvel intervalle peut toujours s’ouvrir un peu au-delà de là où on l’avait clôturée.

L’objecteur à la séance comme unité sémantique

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9Le sujet hystérique, celui qui a inventé la psychanalyse avec Freud, est en fait l’objecteur
par excellence au Un de la séance sémantique. Il peut arriver qu’il n’accepte pas
facilement la clôture, qu’il cherche à réintroduire par tous les moyens sa représentation de
sujet dans la chaîne signifiante, rajoutant toujours le dernier mot dans l’intervalle qui va
se refermer. Le sujet hystérique est la meilleure objection à la séance entendue comme
intervalle fermé entre deux signifiants, entre S1 et S2, il est une objection fondamentale à
la logique de Humpty Dumpty, à ce que ce soit l’Autre qui manie la rétroaction du
signifiant pour ponctuer la signification. L’analyste peut mettre un point final à la phrase,
mais le sujet peut le considérer comme n’étant qu’un point avec suite pour pouvoir
continuer à écrire la phrase un peu au-delà, pour faire de ce “un peu au-delà”, qui était
hors de l’intervalle, quelque chose faisant partie de l’intervalle, afin de lui donner un sens
plus personnel. Lacan se réfère à cette vertu du sujet hystérique dans son Séminaire de
1971 : “Quand l’hystérique prouve que, la page tournée, elle continue à écrire au verso et
même sur la suivante, on ne comprend pas. C’est pourtant facile : elle est logicienne.” [3]
[3]Lacan J., Le Séminaire, Livre XVIII, “D’un discours qui ne…

Achille et la tortue
10De quelle logique s’agit-il ? Contre la logique binaire du signifiant, contre la logique de
l’intervalle fermé entre S1 et S2, contre la logique du Un de l’unité sémantique, de
l’intervalle fixé à l’avance par un quelconque standard, l’objection hystérique fait
apparaître une autre logique, une logique que nous pouvons appeler des intervalles
ouverts, pour suivre l’indication de Lacan dans son Séminaire Encore à propos de la
jouissance féminine au-delà du phallus. C’est là qu’il introduit la nécessité de considérer
la topologie des “ensembles ouverts, c’est-à-dire excluant leur limite” [4][4]Lacan J., Le
Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975,… pour situer la jouissance féminine, cette
jouissance aux limites imprécises, “enveloppée dans sa propre contiguïté” [5][5]Lacan J.,
“Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité…, pour reprendre une autre expression
de Lacan à ce propos.

11Ainsi, la séance courte est une séance qui prend en compte ce champ de la jouissance
hétérogène à la jouissance phallique qui cherche à comptabiliser chaque espace, chaque
temps, avec l’Un du signifiant du phallus. En fait, nous pouvons dire que c’est cette
jouissance de l’Autre qui nous oblige à mettre en suspens, de côté, tout standard de temps
et de cadre, pour pouvoir aborder le temps libidinal du sujet, le temps de la pulsion qui
s’enveloppe dans sa propre contiguïté.

12Cette autre logique, qui n’est pas celle des intervalles ou espaces fermés mais celle de la
coupure des espaces ouverts, est aussi, comme vous le savez, la logique posée par le
paradoxe d’Achille qui n’arrivera jamais à rejoindre la tortue. En effet, les pas d’Achille,
aussi rapides soient-ils, suivent la logique des unités sémantiques, orientées par le Un
comptable du signifiant phallique, et n’attrapent jamais la tortue qui est aussi, comme le
sujet hystérique, une tortue logique et qui suit la ligne des nombres réels, fonctionnant
comme des espaces ou des intervalles ouverts. On sait qu’avec la comptabilité des

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nombres naturels, nous ne pourrons jamais arriver à couvrir la continuité de la ligne des
nombres réels. Il y aura toujours un nouvel intervalle qui s’ouvre entre les deux nombres
que nous prenons pour le fermer.

(1 + A) ou (1 + a)
13Nous pouvons tenter d’écrire ces deux logiques ou usages différents de l’Un de la séance
analytique par deux formules qui situent cet Un en lien avec deux fonctions de l’autre.
Écrivons la formule du temps de la séance “unité sémantique” de la façon suivante : 1 + A,
où 1 est le signifiant phallique qui ferme le lieu de l’Autre dans un intervalle comptable et
sommable. C’est la formule qui convient au standard, quantificateur du temps de la
séance, quel que soit l’équivalent général sous lequel on la considère.

14L’analyste qui prend la place de l’Autre pour manier la signification de l’Un phallique et
faire de la séance une unité sémantique, se trouve comme Achille avec la tortue du réel,
qui s’esquive toujours un peu au-delà.

15Dans la logique du Un pas-tout, il faut prendre chaque élément un par un, sans qu’ils
puissent être additionnés ou enclos dans un ensemble ou un intervalle. C’est une logique
qui tient compte du réel et de l’objet qui persiste comme reste. Là, l’usage du Un, c’est
l’usage du signifiant pris comme asémantique, signifiant hors sens qui pointe vers ce reste
fructueux, impossible à recycler dans l’Un de la signification phallique. La formule que
nous pouvons écrire pour cet usage du Un dans la séance courte est donc : (1 + a), le Un
pas-tout plus l’objet a. 1 + a, c’est précisément la formule du temps logique telle que
Lacan l’a écrite dans son Séminaire Encore, en relisant son texte du “Temps logique” de
1945. Cette formule nous indique que sous le “temps épistémique”, temps de savoir
ordonné par la logique rétroactive du signifiant, il y a le “temps libidinal”, temps
pulsionnel dans lequel le sujet est pris comme objet a dans le regard des autres. Il ne
s’agit pas là de l’intersubjectivité, du temps intersubjectif de la signification de l’Autre
dont la seule limite possible est la réponse d’Humpty Dumpty à Alice. Parce que l’Autre
n’est plus pris comme un autre sujet, mais justement comme objet dans le regard des
autres. C’est seulement en lien à cet objet irréductible à l’Un du signifiant que le sujet
pourra atteindre la certitude de son être pulsionnel, c’est seulement dans la hâte qui rend
cet objet présent que le sujet pourra réellement conclure de façon durable.

Inversion de l’attente en hâte


16L’expérience montre que pour accéder à cette conclusion, l’analyste doit transformer
l’attente en urgence. C’est dans cette “inversion subite” [6][6]Miller J.-A., “El tiempo
lógico (II)”, El psicoanálisis, Revue… de l’attente en hâte, comme Jacques-Alain Miller l’a
défini, que le sujet peut accéder à la certitude de l’acte. Cette inversion porte toujours la
marque d’une précipitation, d’une suspension du temps pour comprendre qui se traduit
par un raccourcissement de la durée comme expérience temporelle, un raccourcissement
qui tend à la dimension de l’instant, même s’il est toujours accompagné d’un “quelque
chose de plus qu’un instant”, d’un reste libidinal non subsumable dans son propre
mouvement.

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Localisation du temps de comprendre
17Signalons que dans cette logique, une séance ne fonctionne pas comme intervalle fermé.
L’intervalle se produit plutôt entre chaque séance prise, elle-même, comme une coupure,
seule façon de viser ce réel qui s’esquive.

18Quand le Un de la séance vise au réel, le temps de comprendre, le temps épistémique


du savoir tend à se trouver hors de la séance analytique ou, pour dire mieux, il n’est pas
tant en dehors mais entre chaque séance, dans un intervalle qui n’est pas une simple
extériorité. En ce sens, la séance analytique suspend ce temps de comprendre pour le
précipiter dans son extimité, dans son intervalle. En effet, le sujet de la séance courte n’est
pas le sujet qui comprend, mais il se saisit plutôt dans une première suspension du temps
de comprendre, dans laquelle l’analyste soutient une pure présence réelle. C’est donc dans
l’intervalle entre deux séances que le temps de comprendre peut se produire.

19Au contraire, l’idée que le temps pour comprendre doit se produire entièrement à
l’intérieur de la séance, prise comme une “compréhension toute” qui devrait se clore dans
son unité sémantique, mène à l’impossibilité d’en définir les limites, et la séance
analytique se traduit nécessairement en termes de durée quantifiable, plus ou moins
longue, mais dont les limites sont forcément mesurables chronologiquement.

L’écho du dire
20Dans l’orientation de la “séance logique”, si nous situons le temps pour comprendre
dans l’intervalle entre les séances prises comme coupures, la séance analytique se révèle
alors dans sa fonction d’instant au-delà de sa durée. Cet instant présente une particularité
qui pourra paraître paradoxale. C’est un instant qui s’élargit dans ses résonances, dans ses
effets de suspension du temps de comprendre par la fonction de coupure qu’opère
l’interprétation. Mais c’est cette fonction de résonance ou d’écho de la séance analytique
qui nous paraît le plus en accord avec l’expérience de la pulsion chez le sujet, expérience
que Lacan a pu définir précisément comme “l’écho dans le sujet du fait qu’il y a un dire”.
La logique de la séance courte suit le temps, instantané, de cet écho.

Achille l’analyste
21Achille l’analyste doit donc raccourcir son pas pour rencontrer le réel de la tortue, sujet
de notre temps, il doit faire de son pas coupure dans le réel, puisque dans l’espace de la
durée continue, il ne pourra jamais la rejoindre, quel que soit l’allongement de son pas.
Mais disons pour conclure que, pour savoir raccourcir son pas, cet analyste devra avoir
tiré les conséquences de son propre être de tortue.

Notes
[2]
Miller J.-A., “El tiempo lógico (I)”, El psicoanálisis, Revue de l’ELP n°1, p. 17.

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[3]
Lacan J., Le Séminaire, Livre XVIII, “D’un discours qui ne serait pas du
semblant”(1970-71), leçon du 9 juin 1971, inédit.

[4]
Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, pp. 14-15.

[5]
Lacan J., “Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine”, Écrits, Paris,
Seuil, 1966, p. 735.

[6]
Miller J.-A., “El tiempo lógico (II)”, El psicoanálisis, Revue de l’ELP n°2/3, p. 190.

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