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Domenico Cosenza
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Domenico Cosenza est psychanalyste, membre de la SLP [La Scuola Lacaniana di Psicoanalisi del Campo Freudiano].
1. Ce texte est paru dans la revue La Psicoanalisi, n° 50, décembre 2011. Antonio Di Ciaccia a eu la gentillesse de bien
vouloir nous l’indiquer pour cette rubrique « Lacan dans le monde ». Traduit de l’italien par Anicette Sangnier, relu
et édité par Jeanne Joucla avec le concours de Victoria Paz.
2. Cf. Cosenza D., Il muro dell’anoressia, Astrolabio, Roma, 2008.
3. Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 23-84.
4. Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 585-645.
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mentale et de la pratique qui en constitue pour lui l’essence, à savoir « manger rien ».
L’objet rien a ici la fonction d’incarner un objet purement symbolique, un signifiant
pur, signifiant de l’irréductibilité du désir aux objets du besoin et de la jouissance.
D’une part, donc, le versant héroïco-séparatif de la question : la jeune anorexique est
prête à mourir de faim plutôt que de courir le risque que son désir soit confondu avec la
satisfaction de ses besoins par qui prend soin d’elle. Risque constamment présent pour son
Autre familial qui confond les soins avec le don de son amour. Son corps, au risque d’en
mourir, se présente ainsi comme un appel à l’Autre afin que celui-ci rectifie sa position et
puisse lui donner son manque. D’autre part, un second versant qu’Éric Laurent nomme
l’« anorexie d’aliénation »5, et qui concerne l’anorexie mentale en tant que dévitalisation
de la pensée du sujet, déconnexion entre savoir et désir, impossibilité pour le sujet de
reconnaître une idée comme sienne, comme dans le cas célèbre de « l’homme aux cervelles
fraîches ». Tout le savoir est ainsi intégralement comblé par l’Autre et le sujet ne peut y
trouver place, aliéné par la pensée constante de n’être qu’un stérile plagiaire. L’acting out
est une issue symptomatique que le sujet peut alors trouver : à peine sorti de sa séance,
aller devant un restaurant et chercher dans le menu les cervelles fraîches.
Nous pourrions dire, en nous tenant fermement à la distinction proposée par
É. Laurent, que sur le premier versant, le sujet anorexique, par le fait de manger rien,
préserve sa propre énonciation, marquant son irréductibilité aux énoncés contenus dans
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Le passage le plus radical de Lacan sur l’anorexique, et jusqu’à présent le moins mis
en valeur, se situe dans un Séminaire de son dernier enseignement, plus précisément
dans la leçon du 9 avril 1974 du Séminaire XXI, « Les non-dupes errent ».
5. Cf. Miller J.-A., Laurent É., « L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », enseigne-
ment prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 21 mai 1997, inédit.
Il s’agit d’une référence qui se situe après le tournant du Séminaire XX, Encore, que
Jacques-Alain Miller définit d’une formule efficace dans « Les six paradigmes de la jouis-
sance » comme « Le séminaire des non-rapports »6. La formule de Lacan « il n’y a pas de
rapport sexuel », déjà élaborée dans les séminaires précédents et en particulier dans le
Séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, atteint là un degré d’articula-
tion inédit avec la construction d’une théorie de la féminité fondée sur une doctrine diffé-
rentielle de la jouissance, prenant appui sur la logique des « formules de la sexuation ».
Dans le Séminaire XX, Lacan définit la position féminine quant à la jouissance comme
une position entre deux jouissances irréductibles l’une à l’autre. La première relève de la
« jouissance phallique ». Structurée à partir des lois du signifiant et de la castration
symbolique, elle trouve dans le signifiant phallique son point de coordination. Elle se
décline en deux positions différentes pour l’homme et la femme : pour l’homme, il s’agit
de l’avoir et pour la femme, de l’être pour l’homme. La position de l’homme envers la
femme dans la jouissance phallique est fétichiste : il cherche dans le corps de la femme
cette part de lui-même élevée jusqu’à incarner l’objet cause de son désir. La position de
la femme vis-à-vis de l’homme dans la jouissance phallique est érotomaniaque : être
aimée par l’homme, c’est là sa jouissance. Dans la perspective de la jouissance phallique
il n’y a donc pas de rapport sexuel, au sens où les jouissances de l’homme et de la femme
ne convergent pas en une synthèse unitaire mais restent structurellement disjointes
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6. Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n° 43, octobre 1999, p. 25.
7. Ceci n’empêche pas pour Lacan que des hommes puissent occuper une telle position féminine de jouissance, ainsi
saint Jean de la Croix, comme en atteste la recherche d’Erminia Macola dans son article « Primo accadere », La
Psicoanalisi, n° 50, 2011.
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des réponses insatisfaisantes données à cette question par l’approche sociologique ou des
mass-média, qui se contentent de dénoncer la place centrale accordée à la maigreur du
corps féminin dans le discours social contemporain.
Dans notre travail, l’hypothèse que nous chercherons à vérifier cliniquement est de
savoir s’il est possible de trouver plus fréquemment dans l’anorexie mentale un défaut
d’inscription symbolique du sujet féminin. C’est ce défaut qui affecte la jouissance dans
le registre phallique, laissant à la fille comme unique expérience possible le sans-limite
de l’Autre jouissance, dégradée sous la forme d’une pathologie contemporaine de l’accès au
féminin8 qu’est, parmi d’autres, l’anorexie. S’il est vrai qu’à l’époque contemporaine, l’an-
crage au père et au signifiant phallique s’est relâché pour les deux sexes, conduisant à la
crise des fonctions symboliques – parade masculine et mascarade féminine – il semble
cependant que les femmes soient de nos jours plus exposées aux effets du désarrimage
phallique qui conduit à l’accroissement des troubles du registre anorexie-boulimie. Ceci
ne doit cependant pas nous conduire à négliger l’importance d’une étude psychanalytique
de l’anorexie masculine qui est, bien qu’occasionnelle, la plus ancienne référence de
Lacan au thème de l’anorexie9.
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8. Cf. s./dir. P. Francesconi, Una per una. Psicoanalisi e femminilità, Borla, Roma, 2007 & s./dir. S. Eldar, Mujeres, una
por una, Gredos, Madrid, 2009.
9. Cf. Lacan J., « Intervention sur l’exposé de O. Codet “À propos de trois cas cliniques d’anorexie mentale” », séance
de la Société Psychanalytique de Paris du 18 juin 1935, Revue Française de Psychanalyse, n° 1, tome I, p. 127.
10. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 89 : « Là, dans le jouir, la conquête de ce savoir se
renouvelle chaque fois qu’il est exercé, le pouvoir qu’il donne restant toujours tourné vers sa jouissance ».
11. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 116 : « savoir
en échec comme on dit figure en abîme ».
12. Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 9 avril 1974, inédit.
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de la réalité, leur supposant un savoir sur les choses du monde. Elle entretient avec le
savoir le même rapport qu’avec la nourriture, qui s’exprime à travers cette phrase.
L’anorexie dit en acte « Je mange rien ». L’anorexie est une position active dont la
phrase implicite d’un agir silencieux est : « Je mange rien ». « L’anorexique est tellement
préoccupée de savoir si elle mange, que pour décourager ce savoir […] elle se serait laissée
crever de faim, la gosse ! »13. Interrogées par Lacan sur la cause de ce « non manger », les
anorexiques lui ont répondu qu’elles étaient tellement préoccupées de savoir si elles
avaient mangé plus ou moins, qu’elles ne s’apercevaient même pas qu’elles étaient en
train de mourir de faim.
« C’est pas le désir qui préside au savoir, c’est l’horreur. »14 Cette thèse, selon laquelle
au cœur du rapport du sujet avec le savoir inconscient il n’y a pas le désir mais l’horreur
de savoir, est pour Lacan une thèse structurelle qui vaut pour tout sujet comme tel.
Cependant l’exemple clinique de l’anorexique permet de l’éclairer particulièrement. La
rumination anorexique pour savoir si elle mangera ou pas est une pratique de jouissance
sans limite qui absorbe intégralement la patiente, éclipsant la subjectivité. C’est cette
jouissance sans limite qui la fige, immobile, au seuil de savoir si elle mangera – jusqu’à
lui faire oublier son corps et la nécessité vitale de le satisfaire pour survivre.
13. Ibid.
14. Ibid.
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