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Présentation de M.

Girard
Jacques Lacan
Dans La Cause du Désir 2023/1 (N° 113), pages 12 à 48
Éditions L'École de la Cause freudienne
ISSN 2258-8051
DOI 10.3917/lcdd.113.0012
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PRÉSENTATION
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CLINIQUE
DU DOCTEUR LACAN
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Cette présentation clinique a eu lieu le 10 juin 1967 à la clinique psychiatrique des


Hospices civils de Strasbourg. Le même jour, le docteur Lacan a prononcé une conférence à
la Faculté de médecine de Strasbourg, celle-ci ayant été publiée par Jacques-Alain Miller
sous le titre « Donc, vous aurez entendu Lacan » dans le recueil Mon enseignement 1.

La Cause du désir remercie Pierre Ebtinger, psychanalyste et membre de l’ECF, pour


la communication de ce document exceptionnel. Nos remerciements vont également à
J.-A. Miller qui en a autorisé la publication. Réalisée avec le plus grand soin à partir
d’archives personnelles sous la forme d’un enregistrement d’époque dont les progrès techniques
de numérisation ont permis la restauration, cette transcription a fait l’objet d’une première
parution dans le dixième numéro des Carnets cliniques de Strasbourg en octobre 2022.
Il convient de préciser que le nom du patient, les autres noms propres et les lieux ont été
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anonymisés. Le début de l’entretien manque. Le patient parle d’une manière presque constam-
ment précipitée, rendant certains propos difficilement compréhensibles. Il amorce fréquemment
une phrase sans lui donner de suite, interrompt souvent les questions qui lui sont posées ou
parle sans s’interrompre. La transcription qui suit s’efforce de reproduire la particularité de
cette énonciation et le rythme de cet échange.

Chacun pourra constater que cette présentation clinique est d’une saisissante actualité
concernant la question trans ou celle des addictions. La surprise provient encore de la centralité
d’un objet pulsionnel et génialement cerné au fil d’un entretien unique. Les commentaires
de Jacques Lacan faisant suite à cette rencontre font valoir que celui-ci n’exclut pas qu’un
transfert, au sens analytique du terme, soit une option possible. Il s’agit donc aussi d’une
grande leçon de psychanalyse.

1. Cf. Lacan J., Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005, p. 115-138.

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Présentation de M. Girard

— M. Girard : J’ai presque agi… Évidemment, j’avais un peu de salaire, alors évidemment,
vous savez, c’est une possibilité, toujours… Il me dit : « Tu peux pas me passer cinq
francs ? ». Mais vous savez, cinq francs et cinq francs, ça fait dix, et puis au bout d’un
certain temps, ça fait beaucoup de somme.
— Docteur Lacan : Dites-moi, là, vous parlez de qui ?
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— Je parle d’amis qui me connaissent.
— Oui. Ça fait beaucoup de somme. Que vous leur preniez ?
— Non, qu’ils me demandaient.
— Ils vous demandaient.
— Oui, ils me demandaient, et je savais fort bien qu’ils ne me les rendraient pas. Et
d’ailleurs, c’était convenu entre nous… Justement, ils n’étaient pas comme moi…
— Vous dites que vous, vous aviez un peu de salaire.
— Et j’en ai encore. Enfin plus maintenant puisque…
— C’est ça, oui. Et vous ne l’avez pas tout de suite mis au premier plan, pourquoi ?
— D’abord, je vais vous dire une chose, je travaille chez mes parents. Alors on me donne
mon argent de poche. Enfin… j’ai un salaire, qui est déclaré. Donc, avec ce salaire, je
peux faire ce que je veux. Vous comprenez ?
— Oui, oui, je comprends, oui.
— Je le mets sur un livret de Caisse d’Épargne, mais j’en garde toujours un peu avec moi.
— Oui. Et alors pourquoi m’avez-vous tout de suite mis en avant cette relation qui s’établit
entre vous et la personne, celle avec qui vous avez voulu, si je comprends bien vos propos, avoir
une liaison sérieuse. C’est à peu près ça…
— Avant, j’en ai eu une sérieuse…

La Cause du désir n 113


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Présentation clinique du Docteur Lacan

— Avant quoi ?
— Avant cette dernière liaison, celle dont je parlais. C’était la toute dernière. Après, je
suis venu ici. Celle dont j’ai eu à T*.
— Pourquoi dites-vous : « Dont j’ai eu » ?
— Celle que j’ai eue à T*, je veux dire.
— Oui…
— J’en ai eu également une première à T*. Avec un Vietnamien. Lui me faisait payer,
mais il était conscient. C’était un garçon, quand il prenait une décision, il la prenait en
pesant ses mots. Je n’ai jamais eu à constater de défaut. Vous comprenez, il me dit :
« Je serai là à telle heure », il était là pas avant, ni après, il était là juste à l’heure. Il prenait
une décision, il m’avait dit c’était oui, c’était oui. Il m’avait dit non, c’était non. Vous
comprenez ? Il m’a dit : « Je veux bien accepter avec toi, et même de rester avec toi, à
condition qu’il y ait des arrangements entre nous. »
— Oui…
— De vivre… Parce qu’il avait l’avantage.
— Il avait l’avantage.
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— C’est-à-dire, c’était un garçon qui avait peu de moyens, très ambitieux, très
intelligent. Et il cherchait à accéder dans la société, et par mon moyen, il y serait
parvenu. D’ailleurs maintenant, il y est certainement, parce que, tel que je le
connais… C’est un jeune homme qui avait vécu et qui pouvait quand même consi-
dérer mon point de vue, qui pouvait discuter avec moi. Parce que, par exemple, si
je parle maintenant avec un jeune de vingt-cinq ans qui a toujours vécu, qui est
d’un milieu vraiment ouvrier, il ne peut pas exactement… Il y a toujours une
différence de milieu qui est grande. Les deux liaisons que j’ai eues à T*, la première
– et la seconde, je vous en parlerai plus amplement tout à l’heure –, celle avec le
Vietnamien, ça allait encore. Malgré qu’il soit de basse classe, de basse condition,
mais c’était un garçon qui arrivait par ses propres moyens. Il était au début
affichiste…
— Comment ?
— Il était au début affichiste. Il faisait des affiches. Ensuite, il a fait…
— Quel était son rapport avec les affiches ? Qu’est-ce que c’est qu’être affichiste ?
— Il faisait des affiches par exemple sur la musique. Il devait faire un croquis. Il m’a
montré une de ses affiches, on voit un diapason et plusieurs personnes. Comme ça. Il
faut trouver une idée. Pour un menu par exemple, il faut trouver un dessin. Et…
— Oui, j’ai compris, bon. Où vous l’aviez trouvé ce…

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Jacques Lacan, Présentation de M. Girard

— Je ne l’ai jamais cherché. Je l’avais remarqué. Mais, tout comme une chose qu’on ne
connaît pas bien, on se méfie. J’étais confiant, je suis beaucoup plus méfiant maintenant.
J’étais très confiant, trop confiant.
— Hmm.
— Je l’avais remarqué dans un café. Comme ça, à un angle. Il jouait tout le temps au
billard, avec d’autres. Et puis un jour, ma foi… Je me disais toujours : oh, ce garçon est
trop bien pour moi, je l’aurai jamais. Je me suis dit en moi-même. Et puis une fois, je
suis rentré au bar, et comme c’était un billard, on jouait à plusieurs, quatre joueurs, et
qu’il n’y en avait que trois, j’ai été le quatrième, évidemment.
— Oui.
— Et je lui ai parlé, comme ça… Et quand je lui ai… Un jour je l’ai emmené faire une
promenade en voiture, et puis ensuite, quand je lui ai demandé où il adressait…
— Oui ?
— Quelle était son adresse. Il m’a donné une fausse adresse. Et un faux nom. Enfin, il m’a
pas donné son nom, mais un prénom. Et alors, c’est seulement quelques mois plus tard
que j’ai commencé à avoir des relations avec lui. Alors là, justement, il avait d’abord…
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— Qu’est-ce que veut dire, dans votre…
— Il m’a fait avouer en quelques jours seulement ce que j’étais. Il m’a dit : « Je le savais
déjà au début. J’ai déjà vécu, alors je devine aisément et je comprends aussi. » Mainte-
nant il m’a dit : « Je te dis tout de suite, je refuse. »
— Hein ?
— « Je refuse. »
— Oui.
— Et c’est seulement que quelques mois plus tard, il m’a dit…
— Quelques mois ?
— Oui, plus tard, parce que je suis très… J’ai de la suite dans les idées. Dans cet ordre
surtout. Et…
— Parce qu’en somme, votre idée, vous l’avez dit tout à l’heure, c’est…
— C’est-à-dire je me disais, il ne veut pas, mais, ma foi, s’il me connaît mieux, peut-
être qu’il acceptera mieux. Et en me connaissant mieux, comme il a vu que j’étais discret,
et puis que je ne regardais pas, même à l’inviter au restaurant chinois, qui se trouvait à
T*, il m’invitait presque une fois par semaine, le mercredi, je me rappelle. Alors un jour,
il a dit oui. Il m’a dit : « Oui, mais il faut y mettre le prix. » J’ai dit : « Oui, mais ça
dépend combien… » Il m’a dit : « Tu vois, je gagne de l’argent quand même, mais il
faudrait au moins y mettre deux cents. » Des nouveaux francs. Il m’a dit : « Écoute, je

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Présentation clinique du Docteur Lacan

te donne une nuit, tu peux faire ce que tu veux. Nous dirons que nous avons été au bal,
ou quelque chose comme ça, on invente quelque chose et puis c’est tout. » Comme ça
personne n’est au courant, c’est en toute discrétion. Mais alors, euh…
— Alors ?
— Alors, j’ai eu des relations avec lui.
— Sur cette base ?
— Oui, évidemment… j’ai continué comme ça pendant dix mois.
— Ah oui…
— Oui, quelques fois, avec lui.
— Qu’est-ce que veut dire que vous avez continué ? Qu’ à chaque fois, c’était sur cette base
d’un tarif de deux cents francs ?
— Oui. Mais il savait fort bien que je ne cherchais pas seulement qu’un amour physique.
Un amour physique, mais aussi une entente morale. Or, la première fois, il m’avait dit :
« Écoute, je te dis tout de suite, il se peut que je revienne avec toi, comme je ne revienne
pas avec toi. Ça dépend tout comment tu vas agir avec moi. »
— Hmm hmm.
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— Et il a dû être satisfait, parce qu’il m’a dit : « Je crois que tu peux aller avec moi. » Et
puis ensuite, je l’ai quitté. Je l’ai quitté, justement, ce n’est pas lui qui m’a quitté, c’est
moi qui l’ai quitté. D’ailleurs ce qui est assez étonnant – mais alors là, il faut que je
donne une explication, je ne crois pas que je l’ai donnée à la doctoresse.
— La doctoresse qui est là, avec qui vous vous êtes entretenu ?
— Oui. J’avais auparavant lu beaucoup d’articles, et j’avais même approfondi… C’est-
à-dire, il y a quelques années auparavant, j’avais fait du hatha-yoga, vous connaissez ?
Hatha-yoga, c’est du yoga. Enfin, quand on parle du yoga, on parle de postures…
— Oui, bon, et alors, votre hatha-yoga consistait à… ?
— À faire des postures gymniques, des postures stables. Enfin, je veux dire, tenir une
certaine position. Ça demande un certain effort physique. C’est pas comme la gymnas-
tique. La gymnastique, on le fait à une certaine vitesse. Tandis que là, on le fait lentement,
et même immobile.
— Et vous faisiez ça dans quelles conditions ?
— Dans quelles conditions ?
— Je veux dire par là…
— Quand j’ai commencé le cours, j’étais un peu méfiant, mais quand j’ai vu les premiers
résultats, j’étais encouragé.

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Jacques Lacan, Présentation de M. Girard

— Quand vous avez commencé le cours. Qu’est-ce que veut dire « le cours » ?
— Le cours, parce que c’était un cours donné par Monsieur N*., dans un centre,
l’institut D*. Maintenant ce monsieur-là ne fait plus le cours. Mais quand je me suis
adressé à lui, il existait, la section hatha-yoga existait, maintenant elle n’existe plus.
— C’était ce que je vous demandais en vous disant « à quelles conditions ». Donc, vous ne
faisiez pas ça tout seul ?
— Je le faisais par cours seulement. On m’indiquait une posture. C’était un homme,
toujours le même homme, qui était photographié… il nous faisait des indications…
— Mais quoi, c’est un cours par correspondance ?
— Oui, exactement. Tous les quinze jours, je recevais…
— De l’institut D* qui est situé où ?
— Je ne sais pas.
— Il était situé à T* ?
— Non. À P*.
— P* ?
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— Mais j’étais à L* quand je l’ai fait.
— Hein ?
— J’étais à l’école hôtelière de L*.
— Vous avez été… ?
— À l’école hôtelière de L*. Et à cet âge-là, j’avais seize ans. Quand j’ai commencé.
Mais dans un but purement… comme ça, par curiosité. Quand j’ai obtenu des résul-
tats, d’abord une endurance…
— Quelle course !
— Que sans avoir jamais fait de course… Parce qu’il y avait des gens… J’ai toujours été
dernier en course. Tout ce qui était sport, j’ai tout laissé tomber. J’étais toujours essoufflé
au bout d’une course. Et j’ai remarqué, une fois que j’ai fait une course avec des camarades
qui étaient beaucoup plus forts que moi, que c’était moi qui avais le plus grand souffle.
J’étais toujours dans les premiers, alors qu’avant le cours, j’étais dans les derniers… sans
avoir pratiqué la course !
— Donc, nous étions remontés…
— Bon, alors, je vous parlais de ce…
— Donc, vous étiez…
— … de ce cours. Je l’ai fini…

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Présentation clinique du Docteur Lacan

— Oui. Vous l’aviez fini à quel âge ?


— Oh, je l’ai fini la même année presque… Mais j’arrivais quand même pas tout à faire.
— Comment ça vient se conjuguer avec l’histoire du Vietnamien ?
— Mais justement…
— Bon. Expliquez-moi ça.
— Alors, ensuite il y a la partie mentale. Pour la partie mentale, on me donnait seule-
ment que peu d’indications. Étant donné que j’étais occidental. Mais j’ai voulu en savoir
plus long. Alors j’ai demandé… Par exemple, on nous parlait de méditation. Alors j’ai
acheté… Ils m’ont enseigné un livre qui avait un caractère tout à fait indien. Et alors,
évidemment, j’ai voulu en savoir plus. Et quand je voyais des livres paraître, aux éditions
Albin Michel, je les relevais. Je les relevais et je les achetais.
— Ouais.
— Mais, alors, il y a toujours eu cette idée, l’Inde est à je ne sais combien de milliers
de kilomètres, et puis ici, on est quand même en Europe. Sauf, enfin, tout à fait,
jusqu’au jour où j’ai su qu’il y avait un centre en France. Quand j’ai su qu’il y avait un
centre en France, j’ai tout laissé tomber, mes parents, mon Vietnamien, et je suis parti
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là-bas.
— Mais, le Vietnamien, c’était à quel âge ?
— Quand j’avais passé vingt et un ans. J’avais passé vingt et un ans. J’avais… vingt-
quatre ans. Oui, vingt-quatre ans.
— Oui.
— Et alors j’ai tout laissé tomber, mes parents, et je suis parti là-bas. Mais une journée.
Et ensuite je suis revenu…
— Vous êtes parti là-bas, où ?
— Au centre, à G*. De T*, je suis allé à G*, en passant par P*.
— C’est là qu’il y a l’institut D* ?
— Oui, mais je n’ai pas été à l’institut D*. J’ai tout de suite filé à G*, où il y a le centre V*.
— Ah ! Ah. Bon, et alors ?
— J’ai connu un swami. Un swami, c’est une personnalité qui a déjà atteint un niveau
intellectuel assez haut. Il avait une cinquantaine d’années. C’était un monsieur qui était
venu en France. On ne choisit que l’élite. C’est le chef, le président de cette… euh…
secte. C’est un monsieur très respectable et qui a des qualités morales exceptionnelles.
Tout à fait exceptionnelles. Et alors, évidemment, j’étais très impressionné par lui.
— Oui ?

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Jacques Lacan, Présentation de M. Girard

— Et alors il m’a dit : « Mais vous venez sur un coup de tête. » Et en réalité, je venais
presque sur un coup de tête. Mais quand je suis revenu après, je ne suis plus revenu sur
un coup de tête. Parce que je suis revenu à T* et puis ma mère m’a dit : « Oh ben écoute,
tu vas essayer, tu vas y aller une quinzaine de jours et puis après tu reviendras, tu verras
que c’est pas pour toi. » Je n’étais pas aussi sûr. Et puis, j’ai écrit une quinzaine de jours
plus tard à mes parents et je leur ai dit : « C’est bon, je ne reviens plus. » Alors évidem-
ment, ils étaient très… Et alors justement…
— Ils étaient très quoi ?
— Ils étaient très… déçus. Et désappointés.
— Hmm.
— Même très désappointés. Et j’ai cherché du travail à P*. Parce qu’on m’a dit : « On
vous acceptera au centre V* que si vous avez vécu pendant un certain temps, un ou
deux ans, en prouvant que vous pouvez gagner vous-même votre vie. Tout seul. Sans vos
parents. » Et justement, je n’étais pas en état. Mais alors il s’est passé ceci : c’est que cette
méditation, d’abord, imposait une chasteté absolue… Alors, évidemment, j’ai essayé de
le pratiquer, désespérément, mais j’y arrivais quand même, parce qu’il fallait de la
volonté. La méditation m’y encourageait. Ensuite, j’ai trouvé que cette méditation me
donnait un calme, une paix d’esprit, mais surtout… Je me suis enfoncé dans la médi-
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tation pour me retirer un peu de la vie extérieure, de la réalité. Vous voyez, j’ai trouvé
un dérivatif à l’homosexualité. Un dérivatif. Je me suis réfugié là-dedans, pour ne pas…
Après j’ai su seulement. Et c’est comme ma maladie. J’ai analysé mes pensées et je me
suis dit : au fond, c’est… Je me suis… Et alors, depuis, il y a eu… Quand je suis revenu
avec mes parents…
— Vous êtes revenu avec vos parents quand ?
— Quatre mois après.
— Quatre mois après, ça nous met donc… je ne sais toujours pas à quel moment vous êtes parti.
— Je suis devenu hindouiste au mois d’août.
— Au mois d’août de quelle année ?
— 196*.
— Oui.
— Donc, je suis revenu au mois de décembre. Quelque chose comme ça. Ils m’ont accepté
comme végétarien. En espérant évidemment que plus tard je mangerais de la viande. Mais
quand ils ont vu six mois plus tard que je ne touchais toujours pas à la viande, et que je leur
ai dit que je n’en mangerais pas… Parce que, je vois certains messieurs qui peuvent sembler
drôles, qui peuvent sourire à ce propos de viande, mais je vais donner une raison. Quand on
mange de la viande, enfin, une quantité raisonnable, et quand on cesse la viande, on a la
chasteté un peu plus facile. À condition de ne pas trop manger d’œufs. Le lait, je mangeais

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Présentation clinique du Docteur Lacan

ça normalement. J’usais d’ailleurs beaucoup de lait. Je buvais au moins un litre de lait par jour.
D’ailleurs, ça me faisait déjà beaucoup de bien déjà. Mais quand j’ai recommencé la viande,
j’ai tout de suite vu. La méditation était tout de suite troublée. Parce que la viande… Voyez,
j’aurais pris n’importe quel médicament, le plus petit calmant, tout de suite j’aurais été
incapable d’avoir une méditation soutenue. Même des quantités d’une plante non toxique
comme la valériane… J’aurais pris trente gouttes de valériane, je serais sorti de la médita-
tion. C’est pour ça que je ne prenais aucun médicament. Absolument aucun. Je prenais, si
parfois je me sentais fatigué, un tout petit café, quelques cuillerées seulement à café.
— Bon. Ceci au moment du retour chez vos parents alors ?
— Oui.
— C’est eux dont il s’agissait quand vous m’avez dit : « Ils m’ont accepté comme végétarien » ?
— Oui.
— Et alors ?
— Alors, il y a une chose que j’ai oubliée. Bien avant que nous soyons à T*, nous étions à St*.
— C’est de ça que vous n’aviez pas parlé à…
— Non, ça j’en ai parlé avec la doctoresse.
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— De quoi n’aviez-vous pas parlé ?
— Parlé ? Enfin, je raconte comme si personne n’était au courant, je sais pas. J’ai raconté
donc, je ne sais pas, que ne trouvant pas de garçon, je m’étais mis dans l’idée de trouver
un dérivatif dans les produits pharmaceutiques. Alors, je prenais non pas des calmants,
mais des stimulants. Parce que ça s’accordait plutôt avec la nature du travail que je faisais
avec mon père, puisqu’il était dans l’hôtellerie.
— Il était dans l’hôtellerie. Vous, qu’est-ce que vous y faisiez là-dedans ?
— Moi, je servais les petits déjeuners. Puis ensuite le soir, je montais les valises des
clients. Je leur montrais les chambres…
— C’est-à-dire que quoi, c’était un… ?
— Je faisais valet de chambre, si tu veux, si vous voulez. Et puis le matin, je faisais les
petits déjeuners.
— Qu’est-ce que c’était que cet hôtel ? C’était un petit hôtel ?
— Enfin, ils avaient un hôtel deux étoiles. Au commencement, il y avait un restaurant,
mais je n’y ai pas travaillé…
— Il y avait combien de valets de chambre là-dedans ?
— Quatre valets de chambre au début, mais après on a réduit l’effectif parce que nous
avons vendu en deux parties l’hôtel. Le restaurant, nous l’avons vendu à quelqu’un qui

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Jacques Lacan, Présentation de M. Girard

voulait agrandir son magasin qui était à côté, et qui a fait des transformations. Et nous
avons fait hôtel-bureau. Seulement hôtel-bureau. Et alors j’ai voulu trouver un dérivatif,
des stimulants qui me faisaient travailler apparemment mieux. J’ai commencé par la
vitamine C, et puis ensuite j’ai pris de l’acétate de désoxycorticostérone par voie perlinguale.
C’est l’hormone même produite par la glande surrénale. Et ensuite…
— Vous vouliez stimuler votre glande surrénale ?
— Non, je voulais trouver un stimulant du système nerveux central.
— Qui est-ce qui vous a dit d’employer ce médicament ?
— J’avais déjà étudié les plantes et ensuite je me suis mis à la pharmacie. J’aimais beau-
coup ça et je me complaisais à étudier ces choses-là.
— Oui, oui.
— Plutôt que la médecine, je dis bien. Plutôt ça que la médecine.
— Oui. Et alors ?
— Ensuite, j’ai pris de la vitamine C. Je me suis senti stimulé. Ça a duré quatre jours,
parce que j’en prenais des doses évidemment un petit peu inconsidérées. Ensuite, j’ai pris
de l’hormone surrénale, l’acétate de désoxycorticostérone. Et puis ensuite, j’ai pris des
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vitamines en plus, toujours en plus. Et puis ensuite, j’ai pris quand même un peu de cola,
parce que la cola contient de la caféine, parce que je ne prenais pas de café. Ensuite, j’en
suis venu au maté. Ensuite, je suis revenu au café. Mais le maté, j’en faisais un litre.
Alors évidemment…
— Tout ça, c’est parce que vous vous trouviez d’habitude asthénique et fatigué ?
— Mais oui, évidemment. C’est ça, également.
— C’est ça qui vous arrive.
— J’ai peut-être oublié de dire qu’à cet âge-là, j’avais une conformation physique quand
même assez faible. Et alors j’ai voulu par le yoga, justement… parce que quand j’ai fait
du yoga physique, je n’ai jamais pris du…
— Comment ça se situe par rapport au yoga toute cette pratique-là ?
— Parce que à St*, j’ai continué le yoga que j’avais commencé à L*. Une fois que j’ai
fini le yoga, je l’ai continué pendant un an. Ensuite, j’ai pris les stimulants. J’ai
abandonné le yoga. Le yoga physique, je parle bien. Quand je m’y suis remis au yoga,
c’était le yoga mental… J’ai toujours été exclu ou presque… Alors, je reprends…
— Pendant toute cette époque-là, l’époque du yoga, vous avez eu quelques liaisons ?
— Non. Presque rien. C’est pour ça d’ailleurs que je m’étais réfugié là-dedans, dans les
produits pharmaceutiques. Alors je ne pensais qu’à activer, que m’activer, que de prendre
des stimulants, d’avoir bon moral. Alors j’avais toujours un moral excellent, qui me

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Présentation clinique du Docteur Lacan

faisait pas voir la réalité. Je prenais de la Corydrane qui contient de l’acide acétique
salicylique. Parce qu’autrefois, elle n’était pas au tableau. Elle était au tableau à cause
de l’amphétamine qu’il y avait. Je mettais ça dans un verre d’eau, je remuais bien ça, je
laissais déposer l’acide acétique salicylique et je buvais le reste. Alors évidemment, j’avais
juste l’amphétamine. Après j’ai pris Maxiton, j’ai été de plus en plus fort. Je prenais
toujours quand même des fortifiants, parce que sans quoi, je n’aurais jamais…
— Pendant cette période où vous étiez donc de plus en plus fort…
— Enfin, fort… C’était factice.
— C’était le sentiment que vous en aviez. Et le sentiment aussi que vous cultiviez, si je puis dire.
— Oui. Parce que je ne voyais pas que j’arrêterais.
— Oui. Mais pendant ce temps-là, est-ce que vous aviez des besoins d’ordre sexuel ?
— Oui, évidemment, mais je les satisfaisais moi-même.
— À ce moment-là, vous vous satisfaisiez vous-même ?
— Oui.
— Écoutez, appelons les choses par leur nom, ça veut dire que vous vous masturbiez ?
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— Oui, mais aussi il y a eu cette chose-là, c’est que le stimulant entraînant cette chose,
la masturbation, plus intense. Qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai pris des bromures, des bromures
de sodium. Bromures de sodium que je mêlais à la nourriture. Alors là, ça contre-
balançait et je suis devenu à peu près normal à ce point de vue-là.
— Qu’est-ce que ça veut dire « à peu près normal à ce point de vue-là » ?
— Quand même, je me masturbais pas trop souvent.
— Oui.
— Quelques fois, de temps en temps, mais c’était… espacé. Sauf quand j’arrêtais le
bromure.
— Oui.
— Je le faisais presque… vous comprenez… Je me disais, bon, aujourd’hui, mais pas
demain, pas après-demain, pas dans une semaine ni dans un mois. Parce que si je prenais
du bromure, comme ça, je pouvais… Je faisais quand je… Si vous voulez, c’est comme
les stimulants, je me dis : dans une heure je dois être dans un état tout à fait fort, alors
je dois prendre maintenant cette pilule. C’était toujours comme ça.
— C’est-à-dire pour obtenir des résultats précis ? Dans une heure…
— Évidemment. Je dois avoir une tête agréable pour le client, donc je vais me stimuler,
j’aurai une tête agréable. Alors je prenais du café, et puis j’ai fini par le Maxiton et j’ai
fini à la strychnine. Quand j’ai fini à la strychnine, je me suis dit : là, ça devient grave.

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Jacques Lacan, Présentation de M. Girard

Parce que la strychnine, j’avais pris quand même la dose jusqu’à presque dix tablettes par
jour. Là, je me suis dit, ça ne peut plus continuer. Alors mon père a dit : « Écoute, on
va appeler un docteur. »
— Vous aviez un docteur pendant ce temps-là ?
— Oui.
— Qui c’était, votre docteur ?
— Je donne pas de nom.
— Non, mais c’était un docteur…
— Un docteur de quartier.
— Comment ? Un docteur de quartier ? Où : à T* ?
— Non, à St*.
— À St* ?
— Et alors…
— C’est à St* qu’était l’hôtel en question ?
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— Oui, l’hôtel-bureau que nous avions.
— Comment ?
— L’hôtel-bureau.
— Oui.
— Et alors, ce docteur avait dit : « Si votre fils continue comme ça, à vingt-cinq ans il
va falloir l’enfermer. » À l’époque, j’avais vingt-deux ans, vingt-deux, vingt-trois ans.
— Vous dites à peu près 196*, quelque chose comme ça.
— Oh, bien avant 6* ! Puisque j’étais à T*, voyons. Et j’étais même au centre V*, en 6*.
Je devais avoir… j’avais vingt ans, quelque chose comme ça.
— Bon. Alors, où est-ce que ça nous mène à propos de la rupture avec le Vietnamien ?
— Et alors…
— Vous avez commencé à me raconter tout ça.
— Oui, mais maintenant, je pense, je commence… Vous m’avez dit… J’ai pris les
relations antérieures. Et je vous ai dit pourquoi je prenais ces stimulants-là. Alors je
continue la suite. Parce que j’ai dit que la méditation était un dérivatif, mais j’ai eu
d’autres dérivatifs et c’est là justement ce que je vous expliquais. Donc, je continue sur
les dérivatifs. Alors mon père m’a dit : « Écoute, tu vas arrêter. » Alors j’ai arrêté. Évidem-
ment, le premier jour, on m’a pas vu. J’étais resté au lit, tellement j’étais épouvantable

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Présentation clinique du Docteur Lacan

et puis un moral épouvantable. Et alors, j’arrive sur… À midi, je me suis mis à trembler,
parce que je n’avais pris aucun stimulant, rien du tout, je me levais, je tremblais de tout
le corps.
— Arrêt total et brusque.
— Ah oui, tout à fait, totalement.
— Et alors ?
— J’ai tenu. Deux jours. Ça a pris deux jours. Au bout de deux jours, je me suis dit :
je m’ennuie dans ce lit. Je n’arrivais pas à dormir. La nuit, j’étais tout le temps en bas et
le jour, j’étais tout le temps au lit. Alors je me suis dit que j’allais acheter une bouteille
de codéine, parce que j’étais enrhumé. Or cette bouteille de codéine était quand même
confortablement remplie. Je me suis dit je vais prendre ça une fois pour…
— Pour ? Pour… ?
— Dormir. Enfin avoir la tête plus… Mais quand j’ai… à la place de prendre la dose…
— Vous auriez eu autre chose que de la codéine, ça aurait été le même prix ?
— Non, non, non, je prenais la codéine, la codéine. Parce que je savais les effets.
— Vous saviez les effets de la codéine ?
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— Oui. Mais je n’en avais jamais pris dans ce but-là. J’avais toujours pris à 2,5 ou 5
centigrammes. Mais là, j’en avais pris quand même…
— Vous avez pris de la codéine pourquoi ? Pour que…
— Dormir. Là c’était seulement pour dormir. Mais là, justement, j’ai eu l’aperçu de
l’effet qu’on peut avoir en en prenant. Alors j’ai laissé tous les stimulants et je suis tombé
dans la narcomanie.
— La quoi ?
— La narcomanie. Je suis devenu narcomane. Alors, non seulement je ne me privais pas
d’éther, que je respirais, mais je sentais épouvantablement. Alors j’ai été forcé d’arrêter,
à cause de cette haleine. Mais je savais que l’éther n’entraînait pas d’accoutumance
rapide, et je ne le buvais pas. Je ne voulais pas le boire. Après, j’ai pris le [inaudible], mais
étant donné son prix, son coût très cher et quelques dangers qu’il peut y avoir, je l’ai
laissé également tomber…
— Et puis ?
— J’ai pris du Gardénal ®, mais en quantité raisonnable. Et puis ensuite, je me suis mis
à la codéine. Je me suis rendu malade à la codéine. Et puis un jour, mon grand-père est
venu en disant… C’est la première fois qu’il m’a regardé. Il m’a regardé d’un drôle d’air.
Parce que ce jour-là, j’en avais pris et j’avais les yeux tout vitreux. Lui était dans la police,
il avait remarqué que j’étais drogué. Mais il n’avait rien dit.

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Jacques Lacan, Présentation de M. Girard

— Qui est-ce qui est dans la police ?


— Mon grand-père.
— Ah oui ?
— Enfin, il était dans la police. Enfin, c’était le beau-père de ma mère, parce que…
— Parce que ?
— Je le considérais comme mon grand-père.
— Votre grand-père…
— Il avait dit : « Qu’est-ce que tu as fait ces temps-ci ? »
— Qu’est-ce qu’il avait fait dans la police ?
— Il ne s’est jamais occupé des stupéfiants, mais il a vu des cas. Quand on arrêtait ces gens-là.
— Oui.
— Et quand il m’a vu, il m’a dit : « Laurent, je ne vais pas le dire à tes parents, mais tu
as pris quelque chose qui est tiré de l’opium ou quelque chose pareil. » Je lui ai avoué.
Mais il m’avait dit qu’il ne dirait rien, il n’a rien dit, et en effet… Alors ensuite, de la
codéine, j’ai sauté à une spécialité avec des extraits d’opium. Je me suis toujours rendu
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malade, jusqu’au jour où j’ai su me droguer. Alors là, je me suis plus jamais rendu
malade. Et alors quand je me droguais, je savais ce que je prenais exactement et quand
il fallait la prendre et comment. Après, ça a duré quatre ans cette toxicomanie. Mais
alors là, c’était toutes les semaines. Ça me tirait un jour par semaine. Mais le jour par
semaine, il débordait un petit peu. Alors quand j’ai vu ça, ça m’a tellement fait peur…
Au mois de décembre je ne sais plus combien, j’avais pris huit fois de l’opium à la place
de quatre fois que je m’étais proposé par mois. J’ai vu que je m’intoxiquais de plus en
plus. Je faisais ça le dimanche. Et j’ai donné un coup de frein épouvantable, tellement
je me suis fait une frayeur d’être intoxiqué. Au mois de janvier, je me suis drogué tous
les quinze jours. Au point de vue inquiétude, angoisse, j’y étais pratiquement toujours,
surtout quand je prenais de la drogue. Au mois de février, j’ai repris courage, j’en ai pris
trois fois. Puis après, j’ai encore freiné. Et ensuite, j’ai connu… Je me droguais tout le
temps à T*. J’ai continué à T*. J’ai connu, justement, ce Vietnamien. Or, comme j’avais
ce dérivatif, l’opium me devenait inutile, donc je n’en ai plus pris du tout.
— Vous considérez que le terme « dérivatif »…
— … de l’homosexualité, c’était l’opium. L’opium ou ses dérivés consistaient pour moi
à un dérivatif, vous comprenez ?
— Bon. Alors vous considérez qu’ à partir du moment où vous vous êtes accointé avec ce garçon…
— Évidemment, j’ai laissé tomber.
— Ça vous paraît évident ?

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Présentation clinique du Docteur Lacan

— Oui. Je n’en avais plus besoin. Je n’en avais plus besoin physique. J’avais remarqué
auparavant que dans l’opiomanie, je n’en prenais plus non pas pour le plaisir que ça
pouvait me procurer, mais par le besoin physique. J’avais remarqué.
— Bon.
— Ce n’est plus le plaisir qui m’attirait, mais c’était le besoin physique.
— Mais cet état de besoin n’a pas cessé avec l’instauration de vos relations.
— J’en avais déjà pris, je vous ai bien dit tout à l’heure, plus que tous les quinze jours.
— Oui.
— Et après toutes les trois semaines.
— Oui.
— Alors après, j’ai laissé tomber complètement, parce que j’avais ce Vietnamien. Je
trouvais ça plus naturel. Un peu plus naturel. Et alors après, j’ai connu…
— Donc à ce moment-là, quand vous avez eu votre liaison avec le Vietnamien, vous avez
laissé tomber, sans difficultés ?
— Oui, sans difficultés. Et ensuite, j’ai été à G*, j’avais laissé tomber ce Vietnamien, j’ai
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été à G*, je me suis réfugié dans la méditation, je suis revenu à la maison, j’ai recom-
mencé l’opium.
— C’est quand vous êtes allé à G* que vous avez rompu avec votre Vietnamien ?
— Et je ne prenais plus aucune drogue. J’en avais sur moi, mais c’était pour ne pas
tousser. Si je toussais et si j’étais enrhumé…
— Bon, écoutez-moi. Écoutez-moi : vous avez eu combien de fois des relations avec ce Vietnamien ?
— Une dizaine de fois.
— Hein ?
— Une dizaine de fois.
— Une dizaine de fois.
— En l’espace de huit mois. Mais ça me suffisait largement. Parce qu’il me satisfaisait au-
delà. Je le voyais plusieurs fois dans la semaine, je le voyais plusieurs fois dans la semaine.
— Ce « plusieurs fois dans la semaine » répond à quoi ? Vous aviez…
— Non, je lui donnais un peu d’argent. À vingt mille 1, il me dit : « Tu viens tel jour, tu
fixes un jour. » Mais, si on était à quinze mille et que je voulais y aller tout de suite,
il me disait : « Si tu veux. » Mais il me disait : « Tu me donneras les cinq mille. »

1. Il s’agit ici d’anciens francs.

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Jacques Lacan, Présentation de M. Girard

La confiance régnait entre nous. Parce qu’il était correct avec moi et j’étais correct
avec lui. Sans quoi il aurait été incorrect et moi aussi. Vous comprenez ? Et alors,
justement… Ensuite, j’ai…
— Bon. Et alors ? Ceci a duré jusqu’au moment…
— … où j’ai été au centre V* de G*. Et ensuite, j’ai repris. Alors j’ai totalement rompu
avec l’opium pendant cinq mois.
— Qu’est-ce qui vous a poussé à changer un ordre de vie, qui avait l’air d’une petite vie bien
installée avec ce Vietnamien ?
— Oui, mais…
— Ça ne vous satisfaisait pas ?
— J’avais déjà auparavant lu les effets de la méditation. Et je me suis dit : ça serait peut-
être… Je me suis dit : si je m’y mettais. Mais je n’ai pas songé un seul instant que ça
pouvait être un dérivatif. Et c’est seulement après que j’ai eu cette méditation, que je
prolongeais de plus en plus longtemps, que j’ai commencé à cinq minutes, qui durait
après trois heures – pas trois heures d’affilée quand même : une heure le matin, une heure
à midi, une heure le soir –, qui était une méditation qui éduquait mon cerveau, parce
que j’arrivais à me concentrer sur une chose, sans presque pas avoir de parasites. Donc,
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j’ai quand même poussé un peu. J’étais beaucoup plus calme. Après, avec la poussée de
mes parents… Je suis plusieurs fois reparti de chez mes parents, pour leur intolérance
toujours pour cette cause de viande. Enfin, on m’avait accepté après. Je mangerais bien
de la viande, sauf le bœuf. Alors je n’ai plus jamais mangé de bœuf, même pas ici.
— Pourquoi vous avez choisi le bœuf ?
— Ça a été choisi par des amis. Par L*. Pourquoi je choisirais autre chose ? Parce que
pour eux, le bœuf, ça représente tout le monde subhumain. Le monde subhumain,
pour nous, nous le respectons. Par exemple, pour moi, tuer un chien, c’est presque un
crime, c’est presque la même chose, le tuer volontairement, évidemment. Ça peut
paraître stupide : entre l’homme et la bête, la nature est la même. C’est le degré qui
change. Nous pensons à un degré plus élevé. Sans quoi, la nature est la même. Les
animaux… Les hommes, ce sont toujours des animaux, mais le degré change, évidem-
ment. C’est tout.
— Oui ? Mais ce que vous me dites là, on vous l’a appris, hein ?
— Quoi ?
— Ça, ce rapport avec les animaux, ce rapport d’un certain respect.
— Non, je l’ai su. On me l’a appris. Et je l’ai accepté. Parce que j’ai vu. On m’a donné
les explications.
— Qui ça ?

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Présentation clinique du Docteur Lacan

— Non seulement, on me donnait des explications, mais on me donnait…


— Mais quel est votre sentiment à l’endroit d’un animal ? Je veux dire avant que vous ayez
rencontré ces guides.
— J’aime les animaux, mais quand même pas… J’aime quand même pas les… si on
avait eu par exemple…
— Est-ce que vous avez eu un animal ?
— On avait eu un chien, je me rappelle, mais on l’avait fait piquer. C’était une chienne,
on a été forcé de la faire piquer. On l’a fait piquer. Mais cette chienne ne m’appartenait
pas et je n’étais pas hindouiste. Sans quoi, ça aurait été ma chienne, elle serait morte de
façon naturelle. J’aurais jamais fait ça, je l’aurais soignée jusqu’au bout, opération,
n’importe quoi, dépenser des sommes peut-être importantes, mais j’aurais fait ce que je
devais faire. Mais pas la tuer. Parce qu’après, j’aurais été… C’est comme si par exemple
un cancéreux, on lui donnait une piqûre pour le tuer.
— Non. Ça, ce sont des principes que vous avez acquis depuis ?
— Oui, des principes que j’ai conservés.
— Oui, mais quand vous aviez ce chien dans votre enfance, vous vous intéressiez à lui ?
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— Ah oui.
— Enfin, je veux dire : un chien, ça compte pour vous ?
— Oui, elle était gentille. On s’attache à une bête. D’ailleurs tous les gens qui ont un
chien le savent, on s’attache à un chien, surtout quand ils sont très gentils.
— Vous aviez déjà pensé, cogité autour de cette question du respect dû aux animaux ?
— Non, j’avais lu déjà ces livres d’hindouistes, mais légèrement, comme ça.
— Vous les avez lus pour la première fois à quel âge, ces livres d’hindouistes ?
— Dix-sept ans. Ou dix-huit ans. Je m’étais déjà intéressé, à la suite de ce yoga justement.
— Oui.
— Bon, alors en reprenant par la suite… Ensuite quand j’ai cessé l’opium…
— Pardon ?
— J’ai cessé l’opium. Il faut que je reprenne maintenant. J’ai laissé le Vietnamien, j’ai
été au centre hindouiste, j’ai recommencé la méditation, j’ai été chassé plusieurs fois de
chez moi, je suis revenu. Enfin, la dernière fois, on a fait un pacte entre moi et ma mère.
— Ah ! Parlons du pacte. Quel était le pacte entre vous et votre mère ?
— C’était que je mangerais toutes les viandes, sauf le bœuf évidemment.
— C’est le pacte, ça ?

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Jacques Lacan, Présentation de M. Girard

— Oui. Et il y avait surtout un entêtement, parce qu’il était né de là une… Elle était…
Mes parents étaient butés avec ça. Mais moi aussi, j’étais buté. Il y avait un conflit.
— Qui est-ce qu’il y a dans la famille, en dehors de vous trois ?
— Nous étions seulement tous les trois. Il n’y avait pas de frères et sœurs.
— Vous n’avez aucun frère et sœur ? Vous n’en avez jamais eu ?
— Non.
— Oui.
— Et alors justement, je dis… Justement, il y avait un conflit entre nous.
— Mais, si vous me parliez de votre mère ?
— Mais je continue… Ma mère aurait été plus compréhensive que mon père, mais mon
père c’était pète-sec, vous comprenez ? Alors évidemment, je leur rendais coup pour
coup. Ça allait très mal à chaque coup. On se disputait, on se battait, c’était épouvan-
table. Jusqu’au moment où on a conclu ce pacte, et là, on est resté chacun sur nos positions.
Ma mère disait « Moi, je suis une chrétienne » et elle aurait été à la messe rien que pour
me montrer qu’elle allait à la messe. Rien que pour ça ! Moi, je fais toujours ma prière
du soir, je trouve ça naturel. Je disais :« Si tu veux, on peut prier ensemble », mais ça la
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déconcertait. Je dis : « Oui, je dirais un Je vous salue Marie si tu veux, ou un Notre père,
je l’ai pas oublié encore quand même. » Elle me dit : « Pourquoi ? » Mais je dis :
« Les hindous sont tolérants, ils sont extrêmement tolérants, viens ce soir avec moi, on
va prier pendant une heure. »
— Où en êtes-vous maintenant de cet hindouisme ?
— Je lui dis : « Viens avec moi, on va prier pendant une heure. » Elle dit : « C’est beau-
coup de trop. » Je dis : « Pourquoi ? Une heure, c'est rien. »
— (Soupir)
— Alors ensuite, je suis toujours resté hindouiste et ensuite j’ai recommencé la dr…
— Vous avez recommencé ?
— La drogue. J’ai recommencé la drogue. Je m’y suis remis. Mais j’étais toujours
hindouiste alors. Et je le suis resté tout le temps. Et alors ensuite, j’ai eu une connais-
sance. Un jour, je vois une annonce : cherche ami, enfin… jeune homme cherchant
ami français pour [inaudible]. Alors je me suis présenté : S* in France. C’est un nom
américain qui veut dire « S* en France », c’était le collège américain de S* qui se
trouvait à T*. Là-bas, il n’y avait que l’élite des élèves. Il y avait des garçons et des filles.
Alors je me suis adressé à ce garçon et nous avons conversé ensemble en anglais, que je
pratiquais. Évidemment, je me suis perfectionné dans la langue anglaise, surtout en
apprenant l’américain. Parfois, nous parlions une demi-heure français et une demi-heure
anglais. Et puis ensuite, il m’a donné… Un jour, j’ai reçu… Il me dit : « Maintenant je

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Présentation clinique du Docteur Lacan

vais bientôt repartir en Amérique. » Et j’ai reçu une lettre, me conviant un certain jour à
rencontrer les élèves. Alors j’ai été là-bas, et là, j’ai fait la connaissance d’un Chinois. D’un
Chinois qui faisait des études de psychologie. Quand il a su véritablement mes sentiments
pour lui, il me dit : « D’abord, je ne veux pas t’encourager dans ton vice ; deuxièmement,
je ne suis pas comme toi ; et troisièmement, je t’accepte comme mon ami, comme avant,
mais rien de plus ; et quatrièmement, je veux que tu ailles voir un psychologue. » Parce qu’il
avait beaucoup d’amitié pour moi, et moi réciproquement. Mais alors…
— Ça, c’est depuis votre dernière liaison ?
— Non, la dernière liaison de T* a été après. Alors, il m’a dit : « Je t’en conjure, écoute
Laurent, vraiment tu me ferais plaisir. » Je dis : « Ça doit coûter quelque chose d’aller
chez un psychologue, ça doit coûter beaucoup de sous. » Il m’a dit : « Je ne sais pas, mais
renseigne-toi. » Alors je me suis renseigné. J’étais tout droit le soir même, pour le
contenter, à l’hôpital de T* et on m’a dit qu’il y avait un dispensaire. Il fallait s’adresser
le lundi. Je ne sais plus comment il s’appelle. Enfin, il y avait un dispensaire d’hygiène
mentale. Alors là, j’ai étudié le cas avec une psychologue. Au bout de quelques mois,
quand j’ai parlé d’opération, elle m’a dit : « Surtout pas, surtout pas ! » [Cette dernière
phrase est dite très vite, elle est à peine audible]
— Comment ? Comment ?
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— Quand j’ai parlé d’opération, qu’on pourrait me changer de sexe, elle m’a dit :
« Voyons, c’est inconcevable ! C’est ridicule ! »
— Vous avez parlé de cela avec elle. C’était une idée qui vous était déjà venue ?
— Oui, qui m’était venue. Mais je ne savais pas bien toutes les conséquences qui
pouvaient résulter. Parce que j’avais pas encore connu… j’avais pas encore vécu ma
dernière liaison de T* qui m’a justement beaucoup fait voir les choses.
— Cette dernière liaison de T* vous a fait voir quoi ?
— Ben… D’abord, je me suis après montré plus réservé, moins confiant, plus… Quand
même, j’ai pu voir que tout le monde n’est pas comme moi, et tout le monde, surtout,
s’aperçoit que j’étais homosexuel. Parce qu’il y en a beaucoup qui s’en apercevaient…
— Oui ?
— Tous mes camarades. Je les connaissais trois jours, mes camarades. Et puis trois jours
après, ils avaient tout de suite compris. Alors, quand j’ai été avec ce…
— Ce dernier personnage, il avait quelle profession ? Ce personnage qui vous a, en somme,
si je comprends bien, un peu affranchi ?
— Il était plombier. Mais il se disait, il se disait « allié de la police ».
— Il se disait ?
— Dans la police. Et, en réalité, c’est un indicateur. C’est-à-dire : un individu louche.

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Jacques Lacan, Présentation de M. Girard

— Vous aviez…
— Et alors là, évidemment, dans des cas pareils, vous comprenez, j’étais un peu surpris,
mais ça m’a un peu mis en face des choses.
— Oui. C’est ça que vous appelez le trait capital de votre expérience avec lui ?
— Non seulement ça, mais il m’a sorti, il m’a emmené dans des boîtes de nuit, il m’a
sorti un petit peu. Il m’a dit : « Si tu restes dans ton trou, tu n’apprendras jamais rien,
viens avec moi. » Il m’a emmené au café, il me forçait à boire du whisky. Je ne m’enivrais
pas, remarquez.
— Vous le payiez lui aussi, pour appeler les choses par leur nom ?
— Oui, je le payais. Je vais d’abord continuer, parce que sans quoi après, on va pas
comprendre, et puis… Je reprends mon fil.
[Interruption de l’enregistrement]
— Mais ça n’a pas marché. Sans quoi ça aurait été un fiasco.
— Ça aurait été un fiasco ?
— Oui, les médicaments, ça donne l’impression. Parfois ça réussit, parfois ça réussit pas.
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— Vous étiez donc déjà très averti en allant le voir ? De tout ce qui pouvait se passer ?
— Évidemment…
— Bon, mais comment vous est venue l’idée d’une solution – je sais pas comment on peut
dire –, d’une solution radicale, rectificatrice ?
— Parce que j’étais malheureux d’abord. J’étais seul. J’étais…
— Bon. Où en êtes-vous avec cette idée de changer de sexe, d’en changer anatomiquement ?
— Alors je vais raconter la suite. Ensuite, je n’ai plus…
— Non, non. Alors là, répondez-moi !
— Maintenant…
— Oui, c’est ça, maintenant. Dites-moi maintenant où vous en êtes avec ça ?
— Écoutez, vous voyez, maintenant, je me suis fait traiter depuis longtemps. Le traite-
ment a duré six mois. Et je n’y allais qu’une fois par semaine.
— Avec la psychologue ?
— Oui. Ici, on a pris le taureau par les cornes. On me prend tous les jours. Je dirais même
qu’aujourd’hui, c’est très long. Mais enfin, ça sert à mieux connaître mon psychisme.
— Oui ?
— C’est déjà quelque chose…

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Présentation clinique du Docteur Lacan

— Vous voyez régulièrement quelqu’un, tous les jours ?


— Oui, je vois la doctoresse. Elle prend simplement des notes. Elle connaît déjà un peu
mieux mon psychisme en m’entendant parler.
— Oui. Et ceci dure depuis ?
— Quelques jours. Aujourd’hui, c’est le cinquième jour que je suis là.
— Oui, vous êtes ici dans la…
— Cinq jours et demi.
— Cinq jours et demi, oui.
— Et alors…
— Vous êtes ici à S* depuis un an, m’avez-vous dit.
— Oui.
— Qu’est-ce que vous y faites ?
— Alors…
— Qu’est-ce que vous y faites ?
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— Je suis cafetier.
— Oui. Ça veut dire quoi ? Garçon de café ?
— Non, non, non, je suis au bar, j’aide mes parents, parce qu’ils ont…
— Comment ?
— J’aide mes parents. Je suis buffetier. Je fais le buffetier, parce que nous avons des
serveuses.
— Bon. Mais vos parents, qu’est-ce qu’ils ont ici ?
— Un café.
— Ils ont acquis un café ici ?
— Oui, ils ont acquis un café ici. Et justement, il y a beaucoup de clients qui ont
remarqué que j’étais homosexuel. Ils en ont fait la réflexion aux serveuses. Les serveuses
en ont fait allusion. Mais comme il y a une serveuse qui est très bien avec moi, elle me
l’a répété franchement. Elle m’a dit : « Tu vois, les serveuses elles le savent, et tous les
clients le savent. Tous les clients. »
— Ça vous a surpris ?
— Non. Ça ne m’a même plus gêné. Je m’en fiche éperdument. Parce que maintenant,
je me suis fait une société à moi et je vais à la société…
— Qu’est-ce que vous voulez alors, maintenant ?

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Jacques Lacan, Présentation de M. Girard

— … normal, parce que, justement, elle me rejette.


— Qu’est-ce que vous voulez maintenant ?
— Être heureux, et c’est tout. C’est tout ce que je cherche. Mais j’ai vingt-sept ans, il
est temps d’agir. Je vais avoir vingt-sept ans le * octobre. Il est grand temps que je trouve
une solution.
— Est-ce que vous avez encore…
— Parce que le problème, avec tout ça, n’est pas résolu. Avec les drogues, tout ça, ça n’a
rien résolu.
— Est-ce que vous avez encore dans la tête, à un degré quelconque, cette idée de vous faire
opérer ?
— Absolument. Absolument. Mais je vais d’abord tenter…
— Écoutez : absolument, c’est pas tellement absolu, puisque c’est seulement maintenant que
nous arrivons à en parler.
— Je vais quand même tenter d’abord de trouver avec la doctoresse s’il y avait des fissures…
— Oui.
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— Pour pouvoir trouver un chemin qui pourrait me conduire d’abord à l’ambisexua-
lité et ensuite à l’hétérosexualité. Voir qu’elle me connaisse mieux, voir s’il y aurait des
fissures, un traitement.
— Oui ?
— Vous comprenez ? Il ne s’agit pas d’un traitement de pilules…
— Oui.
— Mais simplement un traitement…
— Oui.
— … en causant avec moi, en conversant avec moi.
— Oui ?
— On pourrait pas me dire : « Vous voyez bien monsieur, c’est tout à fait anormal. »
Le psychologue m’a dit, et tous les psychologues savent, que rien que par le raisonnement,
on peut pas y arriver.
— Oui.
— On arrive à un mur.
— Oui.
— Alors il faut trouver un autre moyen. D’abord, avant de connaître, il faut d’abord voir
comment on fonctionne exactement. L’esprit. La personne. Il faut connaître l’esprit de

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Présentation clinique du Docteur Lacan

la personne à fond pour savoir comment il fonctionne, pour trouver, pour voir s’il y
aurait possibilité d’une fissure.
— Oui…
— Mais j’ai dit à la doctoresse : « Il faudrait quand même faire vite, parce que je ne veux
plus perdre mon temps. »
— Oui. Et vous ne voulez plus perdre votre temps à cause du point dont nous sommes partis.
— Parce que déjà pour ça, je me suis fait interner. C’est pour ça que je me suis fait
radicalement interner.
— Oui.
— Et comme mes parents ne sont pas au courant et que je ne veux pas qu’ils soient au
courant…
— Ne sont pas au courant de quoi ?
— Que je suis homosexuel.
— Oui.
— Mon père ne s’en doute pas. Ma mère peut-être, je ne sais pas.
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— Oui.
— Mais une mère, c’est toujours plus fin qu’un homme. Je le sais. Parce que je suis très
fin moi aussi [murmuré].
— Qu’est-ce que vous appelez « très femme » ?
— Très fin.
— Très fin.
— Très fin. Je suis plus… Je vois beaucoup plus loin qu’un homme. Un homme ne voit
rien d’autre qu’un fait accompli, mais la femme peut trouver quelque chose de plus
loin. Vous comprenez ? Une femme, c’est pas la même chose, c’est plus… C’est plus
malin peut-être. Ça dépend. Il y en a qui sont très bêtes. Mais enfin…
— Qu’est-ce que vous avez pratiqué comme femmes, pour en savoir autant ?
— C’est parce que j’ai un esprit comme ça. Alors je le sais déjà comme ça. D’ailleurs avec
la serveuse dont je suis très bien, quand je parle avec elle, je parle absolument comme…
Alors elle me dit : « Vous me dites ça, mais avec un homme, ça me fait drôle que vous
me dites ça. »
— Quoi par exemple ?
— Je sais pas… On parle d’un homme, je dis : « J’aimerais qu’il soit comme ça ». Et elle
me dit : « Vous me dites ça comme ça, ça fait drôle ». Je dis : « Oui, mais… »

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Jacques Lacan, Présentation de M. Girard

— « On parle d’un homme, j’aimerais qu’il soit » : comme quoi ?


— Je sais pas moi, on parle de n’importe quoi. Même en parlant d’autre chose… J’agis…
Même dans mes manières, ça se voit. J’en suis persuadé. Je sais pas. Je sais pas pourquoi.
On me dit que je parle beaucoup avec une voix…
— Mais, mais ce petit tournant de conversation où la servante…
— Mais non, c’est qu’elle a su…
— … la servante a été tellement surprise de la façon dont vous parliez de quelque chose : d’un
point de vue tout féminin ?
— Exactement ! Elle m’a dit : « Vous ne parlez pas comme un homme parlerait. »
— Oui, mais à propos de quoi vous a-t-elle dit ça : à propos de chiffons, hein ?
— [Petit rire] Non, à propos de tout, de notre travail… dans tout. Maintenant, en
général, on parlait surtout de ça. On parlait…
— Bon, écoutez : est-ce que votre rapport avec ces garçons… Il y en a eu combien dans votre vie ?
— Oh !
— Quoi : oh ?
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— Vraiment ?
— Oui, vraiment.
— Je dirais une trentaine. Il y a eu quand même des points culminants. Peut-être quatre,
cinq.
— Oui.
— Surtout le dernier. Mais maintenant, j’ai coupé.
— Vous avez coupé. Oui, pourquoi avez-vous coupé ?
— Évidemment, ça m’a fait faire de la dépression nerveuse. J’ai fait une crise de foie
épouvantable.
— Qu’est-ce qui vous a, à votre avis, rendu plus dramatique celle-là ? Je veux dire…
— Parce que justement, ce garçon-là me plaisait plus que tous les autres.
— Le dernier ?
— Oui. Et puis ça…
— En quoi vous plaisait-il plus que tous les autres ? D’abord où est-ce qu’il se situait, lui,
socialement ? Parce que ça joue un rôle…
— Socialement, il me l’a dit, le matin : est-ce que c’est vrai ?
— Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

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Présentation clinique du Docteur Lacan

— Il m’a dit qu’il était étudiant en droit.


— C’est quelqu’un que vous avez connu ici ?
— Oui. Maintenant, il m’a dit…
— Bon et alors, celui-là vous plaisait plus que les autres en quoi ?
— Parce que d’abord, il a été plus malin que moi. Il m’a dit : « Tu vois, Laurent, je
m’intéresse au physique, mais enfin, quand même pas tout à fait. D’abord je veux, avant
de commencer vraiment avec toi, connaître mieux ta personnalité. » En réalité, mieux
connaître ma personnalité, c’était s’éloigner de l’acte, le retirer à plus loin et me soutirer
de l’argent. Quand j’ai compris ça…
— En fin de compte, dans tout ce qu’il y a de durable, c’est sur ce plan-là que ça s’établit, vos
relations.
— Oui. Celui que je payais le moins, c’est le plombier. Je lui payais son mois, il me
coûtait neuf mille francs. Mais comme on me donne trois mille francs par semaine, et
même plus… Et je le nourrissais tous les jours. Parce qu’il n’avait pas de quoi manger.
Alors il venait manger à quatre heures. J’avais une pleine assiette devant moi avec du
flocon d’avoine, et sitôt que ma mère avait tourné le dos, le flocon d’avoine passait
devant lui, vous comprenez ? J’avais trouvé ce système-là très pratique. Je lui donnais des
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choses très substantielles. Après, il est venu une fois par semaine chez moi. Comme il a
vu qu’il pouvait manger chez moi, il est venu tous les jours. Puis après, il passait le
samedi et le dimanche entiers avec moi. Mes parents sortaient, ils me savaient en bonne
compagnie. Alors là, c’était de la bonne compagnie ! Drôle de compagnie, quand j’ai su
la vérité…
— Vous dites : « Quand j’ai su la vérité » ?
— À la fin.
— C’est-à-dire ?
— Quand il a coupé avec moi. Quand il est reparti chez ses parents. Parce qu’il avait été
mis à la porte de chez ses parents. Je le sais par une de ses connaissances. Je ne savais abso-
lument pas qu’il avait été mis à la porte de chez ses parents parce qu’il ne voulait rien
foutre. Et maintenant qu’il est majeur, il aimerait bien retrouver le Laurent, mais le
Laurent a changé d’adresse. Il ne lui a pas laissé. Je pourrais lui écrire, je connais son
adresse.
— Vous parlez de l’avant-dernier ?
— Non. Je parle du dernier de T*. J’en ai eu un premier ici aussi, mais il était trop
passif et ensuite, il n’a plus voulu marcher.
— Tout à l’heure, vous avez laissé entendre que c’est parce que vous y teniez trop que vous
avez rompu. Vous vouliez dire qu’il vous exploitait trop ?

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Jacques Lacan, Présentation de M. Girard

— Le dernier, oui. Et alors, il m’a dit « Je viendrai », parce qu’il était deux jours à M*…
Il m’a dit pour une fois, il voulait coucher avec moi. Et encore…
— Quelle sorte de relations proprement physiques avez-vous avec ces garçons ? Il faut bien que
j’aborde ce sujet.
— Ils se laissaient faire. Ils se laissaient caresser. Ils me caressaient au besoin. Pour se
faire… Pour jouer la comédie.
— C’est-à-dire ? Vous considérez qu’aucun d’entre eux n’avait vraiment…
— Aucun. Sauf le dernier, qui me faisait croire ça. Alors là, je le croyais.
— Vous croyiez qu’il avait vos goûts ?
— Oui. Mais justement, c’était l’inverse. Il me l’a dit il y a quelques jours, quand je l’ai
rencontré.
— Mais en somme, vous vous en passez assez bien que ces garçons aient vos goûts ? Puisque
c’est toujours avec des garçons qui n’ont pas vos goûts que vous frayez.
—…
— C’est un fait. À travers tout ce que vous me dites, ça paraît éclatant.
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— D’abord, il était très masculin.
— Bon. Est-ce que c’est pour vous une caractéristique essentielle : qu’ils doivent être très
masculins ?
— Évidemment, un homme masculin me plaît plus, mais alors un homme masculin
n’est pas comme moi.
— Voilà où vous en êtes. Oui, oui.
— Vous comprenez ? Ou alors, il y a quelque chose qui me déplaît en lui. S’il devient
féminin, alors ça fait un peu drôle…
— Quand ils s’occupent de vous, autrement dit quand ils vous caressent, c’est quoi ? Vous
vous sentez dans une position…
— Je me sens protégé.
— … féminine ?
— Oui, absolument.
— Quoi ?
— Je préfère être caressé que caresser moi-même.
— Oui.
— Je préfère qu’on me prenne dans les bras que de prendre quelqu’un dans les bras. Je
préfère être pris que prendre. Ça, absolument.

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Présentation clinique du Docteur Lacan

— Oui…
— Dans tous les points de vue.
— Oui. Vous savez ce que veut dire – parce que vous êtes un homme qui avez assez
d’informations –, vous savez ce que veut dire le terme « sodomiser » ?
— Pardon ?
— Vous savez ce que veut dire le terme « sodomiser » ?
—…
— Non, vous ne savez pas ? Vous n’avez jamais entendu parler de ça ?
—…
— Bon. Eh bien, disons que c’est, pour un homme, un homme qui se met dans une position
passive. Pour un homme, être pris par derrière. Quel rôle cela joue-t-il ?
— Sur quel plan ?
— Pénétrer par derrière ?
— C’est-à-dire… vous parlez de relations anales, au point de vue sexuel ?
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— Oui.
— Eh bien, je n’aime pas ça. Je ne l’aime pas, c’est ça qui est justement curieux.
— Qu’est-ce que veut dire que vous n’aimez pas…
— Je n’aime pas. Ce genre de relations anales, je n’aime pas ça.
— … que vous en avez tâté ?
— C’est qu’on me l’a déjà fait et je n’aime pas ça. Et j’ai horreur de ça. Je trouve ça abso-
lument dégoûtant. Je préfère qu’on me masturbe, et que je masturbe, en nous embras-
sant sur la bouche d’accord, mais le reste… j’aime pas beaucoup ça, quand même.
— Qu’est-ce que vous voulez dire en disant que vous voulez vous faire opérer, changer de sexe ?
Qu’est-ce que ça représente pour vous ?
— Pour moi, ça représenterait d’abord, vis-à-vis de la société, d’être absolument normal
et aussi de trouver quelqu’un de ma condition qui ait assez de points communs pour
qu’on puisse s’entendre moralement et qui me plaise également physiquement. Mora-
lement et physiquement, sur les deux plans.
— Qu’est-ce qu’ajouterait à ça cette rectification anatomique ? Quand vous dites que vous
aimez être caressé, vous aimez être masturbé ?
— Euh… je connais trop peu la femme pour dire.
— Comment ?

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Jacques Lacan, Présentation de M. Girard

— Je ne connais pas de femme. Je n’ai jamais connu de femme vraiment… que comme
ça, en parlant.
— Mais quand vous me parlez d’une opération, vous voulez dire quoi ?
— Changer absolument d’organe… sexuel.
— Vous voulez dire, donc, que par une opération chirurgicale…
— Et des hormones, évidemment…
— … et des hormones, on arriverait à quelle sorte de transformation ? Vous vous feriez enlever
l’organe masculin ?
— Évidemment.
— Bon, mais…
— Pour le remplacer.
— Comment ?
— Pour le remplacer. Ou je ne sais quoi. Enfin, je sais plus… je vous dis, je n’ai jamais…
— Parce que vous ne savez pas par quoi il serait remplacé ? Il serait remplacé par quelque
chose qui pourrait vous donner la même jouissance ?
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— Évidemment.
— Comment ?
— Oui, évidemment. Est-ce que c’est possible ? Je vous demande.
— C’est ça votre idée, mais vous n’en savez pas plus ?
— Non. Non seulement ça, mais j’aimerais pas être raté, j’aimerais pas être, si vous voulez,
dans un état intersexuel. J’aimerais avoir absolument tous les organes qu’une femme a.
— Oui.
— Et puis, j’aimerais être charcuté, mais sans qu’on voie des traces trop apparentes,
parce que sans quoi…
— Parce que sans quoi ?
— Ça fait un peu… je sais pas… Et puis l’homme avec qui j’irais aurait déjà le senti-
ment que j’avais été garçon. Ça le ferait déjà reculer un peu. Si je suis parfait, s’il voit
que, vraiment, il n’y a aucune… Enfin, quand on a une grande opération comme ça,
ça se voit sur la peau. Il faudrait que ça ne laisse aucune trace, que ce soit vraiment bien
fait. Alors évidemment, ça engage plus.
— Quelle idée avez-vous de cet organe féminin qui remplacerait le vôtre ?
— Je n’en ai qu’une idée simple. J’en ai vu des dessins.

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Présentation clinique du Docteur Lacan

— Vous en avez vu des dessins ?


— Oui.
— Et alors, qu’est-ce que ça représente pour vous ?
— Pour moi, ça, c’est absolument indifférent.
— C’est néanmoins ça dont vous voudriez désormais être affecté ?
— Oui ! Pour que je trouve le complément dans un homme ! Que ce soit mon complé-
ment. Alors là, ça va.
— Oui. Mais, est-ce que vous soupçonnez que cet organe féminin est un organe qui est fait
pour être pénétré ?
— Évidemment.
— Bon. Mais vous m’avez dit que ça n’avait pour vous aucun attrait.
— Mais non, aucun attrait… c’est moins bien. L’organe féminin pour moi, mainte-
nant, n’a aucun attrait. Et même s’il devait être là, il ne deviendrait d’un intérêt que s’il
était pénétré : justement, si j’avais un rapport avec un homme.
— Oui j’entends fort bien, monsieur.
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— Avec un homme, en observant les organes masculins, j’ai du plaisir. Pourquoi, je ne
le sais pas.
— En observant l’organe masculin ?
— Oui, et même le corps physique : la tête, les pieds, les jambes, tout le tronc, le dos,
tout… absolument en totalité. Même en lui-même.
— Dans cette anatomie masculine…
— Me plaît plus que la féminine. La féminine…
— Oui, bien sûr, j’entends. Mais est-ce que cet organe masculin a une espèce de privilège ?
Est-ce que c’est ça qui vous exalte dans tel ou tel homme en question ?
— Plutôt. Seulement…
— Quoi ? Quoi seulement ?
— Seulement l’organe masculin. Pas… Une femme, du point de vue sexuel, ne m’attire…
Je regarde une femme comme quelqu’un qui est… comme moi. Une femme pour moi,
c’est quelque chose dont je ne m’intéresse pas du tout. Pas du tout.
— Oui. C’est quand même une chose vague dans votre esprit, cette idée d’une transformation.
— Oui, c’est-à-dire…
— C’est une idée à laquelle vous tenez absolument, mais absolument dans l’avenir.

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Jacques Lacan, Présentation de M. Girard

— Oui. C’est-à-dire, je désirerais surtout avoir des éclaircissements.


— C’est ça.
— Des éclaircissements pour savoir à quoi m’en tenir, et alors après…
— Vous êtes pour l’instant sur le chemin des éclaircissements.
— Ben, j’aimerais…
— Vous voudriez savoir ce qui est possible.
— Ce qui est possible. Ce qu’on peut faire. Si anatomiquement, on peut pas trop…
Enfin, que je sois pas trop intersexuel si on me changeait…
— Alors, supposons en effet ceci, après l’étape que vous allez traverser ici. À savoir : une
tentative, un essai loyal de traitement. C’est bien de cela qu’il s’agit ?
— Oui.
— L’essai loyal, vous vous donnez quel délai pour ça ?
— Quand même pas un délai d’un an. Mais si je vois, au bout de quelques mois d’un
traitement suivi, qu’il y aurait des possibilités, alors là j’abandonne d’être aidé. Parce
que là, au bout de quelques mois, je pourrais avoir un sentiment, déjà pour une femme,
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un peu plus important.
— Bon.
— Au bout de quelques mois, je pourrais voir déjà qu’il y a quelque chose de possible.
Alors si je vois qu’il y a une possibilité, alors là, j’abandonne d’être aidé.
— Bon. Alors après ça…
— Mais si je vois qu’il n’y a aucun changement, que c’est absolument une barrière
infranchissable, alors là, il y a pas d’autre choix. Puisque je n’ai pas le droit de rester
comme ça. Si je reste comme ça, je suis dans un état illégal. C’est illégal. Évidemment,
il faut des preuves…
— Alors, si vous vous faisiez transformer…
— C’est illégal. Et puis non seulement ça, mais je suis rejeté par la société aussi.
— Oui.
— La société me regarde comme un animal, une bête curieuse. C’est pour ça que je
n’aime pas être devant une assemblée trop nombreuse.
— Oui. Et alors, vous feriez quoi ? Vous feriez changer votre état civil ?
— Non, ce n’est pas possible en France.
— Ce n’est pas possible en France ?

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Présentation clinique du Docteur Lacan

— Je suis inscrit Laurent Désiré Girard, je serai toujours Désiré. Mais Désiré peut être :
Désirée, é-e. Mais sur l’état civil, je suis toujours homme.
— Oui. Alors l’avantage…
— L’avantage : vous savez qu’en France, il n’existe pas de carte n’est-ce pas…
— Comment ? Il n’existe… ?
— Il n’existe pas de carte d’identité double. Si quelqu’un change de sexe, il est marqué
sur son état civil : masculin. De sexe masculin. Alors évidemment, si on me demande
ma carte d’identité, en étant femme, en étant devenu une femme, j’ai tout de suite
quelques petits ennuis. Après, si c’est accordé, j’ai des ennuis quand même.
— Après que soit accordé quoi ?
— Je veux dire, j’aurais des ennuis si un agent me demande ma carte d’identité, et que
je sois femme, et que je lui présente une carte d’identité masculine !
— Parce que quoi ?
— Il dira : « C’est pas normal ça, d’où ça vient ? » Évidemment, je lui expliquerais mon cas.
— De toute façon, c’est le terme « légaliser » que vous avez employé : ça ne légalisera pas votre
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situation ?
— J’ai pas envie de légaliser. Je parle de l’homosexualité. Si je suis surpris… Mais avant
d’avoir des effets judiciaires, je préfère me mettre en accord avec la loi et avec la société.
— Mais vous n’y serez pas. Vous voyez bien. Vous avez l’idée qu’on ne pouvait pas être…
— Alors si c’est pas en France, ce sera ailleurs.
— Mais ailleurs…
— Je suis sûr que dans certains pays, c’est admis.
— Vous êtes sûr ?
— Au Danemark.
— Qu’est-ce qui est admis au Danemark ? Qu’est-ce qui est admis au Danemark, d’après ce
que vous savez ?
— D’après ce qu’on m’a dit.
— Qu’est-ce qu’on vous a dit ? Qu’il y avait une carte d’identité double au Danemark ?
— Non, non.
— C’est pourtant l’idée que vous avez suggérée : c’est qu’on ait une carte d’identité double.
— Oui, mais ça ne se peut pas.
— Qu’on ait une carte d’identité comme homme et une autre comme femme ?

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Jacques Lacan, Présentation de M. Girard

— Évidemment.
— À produire selon les circonstances ? Quoi, c’est ça ?
— Mais évidemment. Exactement. Parce que sans quoi quelqu’un peut avoir des ennuis.
On lui dit : « Comment, vous êtes une femme ? Prouvez-moi que vous êtes vraiment
cette personne-là. » Si on tombe sur quelqu’un de pointilleux…
— Comment imaginez-vous ça ? Que vous vous habilleriez en femme ?
— Oui, si j’étais femme. Parce que je ne me vois pas me travestir. Si je reste homme, je
m’habille en homme. Je ne veux pas me travestir. Je n’aime pas ça. Ça me paraît une
mascarade.
— Oui. Est-ce que ça ne serait pas une mascarade de toute façon ?
— Non… je ne suppose pas. Écoutez, une opération, c’est quand même pas quelque
chose à envisager à la légère ! C’est quand même quelque chose de…
— Bon. Alors, quand vous parlez de quelque chose de durable, vous voulez dire que vous
rêvez d’une espèce de mariage ?
— Évidemment.
— C’est à ça que vous pensez ?
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— Évidemment, avec l’état civil, ça ne va plus.
— Avec l’état civil, oui, ça paraît faire difficulté, non ?
— Oui, parce que je suis inscrit homme, pas femme.
— Oui…
— Mais c’est quand même possible, parce que la réalité est quand même sous les yeux.
Si on me déshabille, que quelqu’un m’observe, alors là, il n’y a plus de doute : je suis une
femme évidemment, si j’ai changé de sexe, je dis bien. Alors avec un homme, évidem-
ment, il y a quelque chose de possible.
— Quand vous parlez de l’effet de l’âge – il faut se ranger, c’est comme ça que vous avez intro-
duit votre cas tout à l’heure –, vous pensez à une liaison pour la vie, c’est ça ?
— Évidemment.
— Quoi, évidemment ? C’est pas évident.
— Dans les deux cas, quand j’ai commencé, et même dans mes suites, j’ai toujours pensé
à ce que ce soit pour la vie. Je n’ai pas couru n’importe qui. Je n’ai pas couru comme
ça… Un jour avec l’un, un jour avec l’autre : ça me dégoûte, je trouve ça épouvantable.
C’est quelque chose de… comme la prostitution masculine. Se faire payer, c’est impor-
tant. Enfin, que je paie. Je vais pas me faire payer non plus. Rien que me faire payer,
ça me…

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Présentation clinique du Docteur Lacan

— Justement, ça ne vous frappe pas le caractère très suspect, très douteux, de ces liaisons où
c’est vous qui payez ? Mais le fait que c’était vous qui payiez ne change rien à l’indignité de
la chose ! Vous vous êtes bien rendu compte que, tout de même, ces garçons vous exploitaient.
— Sauf le dernier, je croyais.
— Vous le croyiez. Mais justement, vous ne le croyez plus.
— Je le croyais plus. La prochaine fois, je ferai beaucoup plus attention. Ça coûte cher
à chaque fois.
— Oui, mais c’était quand même de l’ordre d’une prostitution. C’est pas parce que c’était pas…
— Il me demandait de l’argent : « Je dois ceci, je dois cela. » Alors, comme je pouvais,
je lui donnais.
— Vous vous trouviez participer à un lien très équivalent à celui de la prostitution.
— Non ! Vous me comprenez mal. J’avais commencé par ce garçon. Je le prenais pour
un homme, un homosexuel, et moi aussi. Je le regardais comme si ça avait été pour
toujours. Mais je n’ai pas eu de relations sexuelles avec lui.
— Oui.
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— Seulement des attouchements. Seulement.
— Oui.
— Je n’ai pas cherché… Il m’a exploité, comme ça, petit à petit.
— C’était quand même ses faveurs que vous payiez ? C’était nettement sur ce plan que ça
s’était établi.
— Je lui ai dit… Il m’avait dit : « Est-ce que tu peux me donner de la tune ? » Je lui ai
dit : « Oui, je peux t’aider. »
— Enfin, le garçon vous a mis le marché en main : je veux bien à condition que tu payes.
— Ah non, non !
— Écoutez, c’est comme ça que vous m’avez raconté l’histoire du Vietnamien.
— Le Vietnamien, oui. Mais le dernier, c’était pas comme ça.
— Mais le dernier, c’était bien pis, puisqu’il vous a roulé.
— Il m’a roulé ?
— Oui. Ça vous plaisait, que ça ne soit pas comme ça ?
— Mais… Non… Enfin…
— Si. Je comprends très bien.
— Il me faisait croire à des dettes qui étaient absolument inexistantes.

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Jacques Lacan, Présentation de M. Girard

— C’est ça.
— Mais je lui donnais parce que je savais que je ferais ma vie avec lui. Parce que je pars
toujours de cette idée.
— Faire votre vie ?
— Avec quelqu’un d’autre.
— Oui.
— Maintenant je dois envisager… Avec une femme, ou avec un homme, suivant…
C’est pour ça que je suis ici dans un hôpital, interné même. Je m’ennuie, mais je préfère
m’ennuyer.
— Qu’est-ce que vous faites toute la journée, en dehors des entretiens que vous avez eus ici ?
— Pour l’instant, je lis des… Parce qu’apprendre une langue, pour moi c’est un plaisir.
Peut-être que pour certains, c’est un exercice, c’est un travail. Pour moi, c’est une distrac-
tion.
— Bon. Vous avez été ici en traitement. Ce traitement-là doit naturellement, bien sûr, être
poursuivi dans la ligne de ce qui a été instauré. Voilà.
— Ça me réussit, j’espère.
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— Au revoir, monsieur.

DISCUSSION

— D r Lacan : Il faut bien mettre un terme à un entretien qui est un entretien – au


moins pour ce qui est avec moi – inaugural.

Ce à quoi je me suis efforcé : centrer la façon dont le problème se pose subjective-


ment. On parle, d’une façon un petit peu floue, de ce qui est à proprement parler la
clinique. C’est clair que dans un premier entretien, et même un entretien d’un type très
particulier, puisque c’est une présentation – c’est un genre, ça l’a été en tout cas
longtemps, un genre entretenu par la pratique psychiatrique. Cela joue un rôle, le fait
que nous ne soyons pas tous les deux tout seuls, mais qu’il y ait ici tout de même pas
mal de gens à l’écouter. J’ai essayé d’aller aussi loin qu’on peut aller dans un entretien
public, car c’est tout de même de cet ordre.

La clinique. C’est celle de quelqu’un qui est présenté devant quelqu’un qui est avant
tout psychiatre. C’est-à-dire moi-même, qui dans l’occasion fonctionne comme tel.
C’est assez différent de ce que nous appelons un entretien psychanalytique, s’il est orienté

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Présentation clinique du Docteur Lacan

vers l’inauguration d’un traitement. Ce n’est évidemment pas comme ça que j’aurais vu
ce garçon, s’il s’était agi de le prendre en traitement. Il y a des précisions dont je me serais parfai-
tement dispensé, puisqu’elles sont de celles qui auraient eu à venir dans le traitement.
Par contre, il y a d’autres registres sur lesquels j’aurais éprouvé ce qu’on peut attendre
de la relation analytique dans un cas pareil.
Est-ce que c’est à ce titre que vous l’avez pris en charge, madame ?
— D r D* : Non. Je le vois régulièrement depuis qu’il est arrivé, mais pas…
— D r Lacan : Parce que lui a l’idée que vous avez entrepris un traitement. On pourrait
poser la question en ces termes : indication ou non de la psychanalyse ? Cela ne me
paraît pas impensable. Voilà tout ce que je peux en dire. Encore, ça ne veut pas dire que
ce soit ni franchement indiqué ni qu’on puisse trancher après ce seul entretien.

Pour rester dans ce registre que j’ai qualifié tout à l’heure de vague : il pourrait
ne pas être vague du tout. Mais il est resté vague parce qu’on ne l’a pas précisé. Pour ce
qui est de la clinique psychanalytique, pour tous ceux qui, ici, ont quand même une
petite idée de l’ordre dans lequel la psychanalyse permet de ranger les choses : en fin de
compte, c’est ça ce qu’on appelle clinique psychanalytique. C’est l’idée d’une certaine
classification, classification qui ajoute quelque chose au registre classique.
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Pour éclairer tout de suite ma lanterne, vous devez sentir apparaître d’une façon
massive, écrasante, le centrage oral du cas.

Caractère d’équivalence – c’est pas moi qui le dis, c’est lui qui l’a porté ici en avant
– de l’addiction. De l’addiction dans son ensemble, de l’addiction orale. Toutes les
choses qu’il s’est envoyé dans le coco, pourquoi ? Pour satisfaire quelque chose. De dire
qu’il s’agissait de suppléer à son asthénie, à sa fatigue, etc. : tout ça, ce sont des expli-
cations qu’on se donne. Mettons que ce ne soit pas complètement injustifié, ça ne suffit
pas à motiver la chose. On voit combien ses habitudes, ses addictions orales, jouent un
rôle tout à fait prévalent à certains moments. Le fait de ce qui se substitue dans un
certain type de relations – dont ce n’est pas du tout par hasard qu’elles prennent cette
forme de la sportule, du petit argent qu’on donne – , et dont on voit très bien se révéler
le fond : il les nourrit ! Dans certains cas, c’est devenu tout à fait patent : le gars venait
s’installer chez les parents, qui, comme par hasard, sont bistrotiers, qui sont nourrisseurs,
qui vendent leurs salades. Le plan oral est toujours là, tout à fait présent, dominant. Là,
il y a presque une notion de centre de gravité, d’axe principal. Cet axe pulsionnel
s’accompagne de tout un élément de rêverie, des éléments cogitatifs. C’est ce qui nous
renseigne aussi sur les rapports d’un certain type de cogitation avec la pulsion orale.
C’est ce qui s’impose. Il y a là une sorte de présence.
La façon dont il vit les choses, à savoir même la façon dont se projette pour lui le
présent, l’avenir, le sentiment d’urgence, le besoin d’installation de son existence : tout
ceci a le même centre, est organisé de la même façon.

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Jacques Lacan, Présentation de M. Girard

Cela a aussi un intérêt diagnostique, ça va de soi. Ce qu’il peut présenter comme


requête, comme demande – la modification de son sexe –, est quelque chose qui prend
la valeur d’un trait secondaire. Ça fait partie des développements d’un certain dialogue
avec l’entourage social. Il veut en quelque sorte régulariser sa situation. Il peut rêver de la
régulariser par ce moyen. C’est une rêverie en fin de compte extrêmement peu consistante.
Tout de suite, on arrive à cette butée que cette régularisation n’aurait rien de légal, puisqu’il
a l’idée qu’on ne change pas comme ça si facilement.

Le terme de « désiré » vient là et se trouve comme par hasard dans son nom. Son jeu
de mot sur « désiré », qui pourrait être à la rigueur « désirée », fait partie de ces côtés qu’il
n’y a jamais lieu de refuser et qui sont ces espèces de détails qui collent tellement bien
avec le fond de la question. Comment, en effet, a-t-il été désiré par ses parents ? Ce n’est
certainement pas dénué d’intérêt de le savoir, puisqu’après tout, ce sont ses parents qui
lui ont donné ce nom. Ceci prouve bien qu’il peut y avoir, là-derrière, la question du désir
des parents.
La prévalence, dans toute cette affaire – nous l’avons eue tout de suite dans le creux
de la main – de l’insertion familiale : non seulement il ne peut pas en décoller, mais c’est
pour lui comme ça que se pose le problème. Il nous aborde en nous disant : ils ne vont
pas vivre toujours ; il faudrait que je me refasse une famille. Que ce soit ça qui soit à
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l’origine de la requête de transformation sexuelle, c’est quand même un poème ! C’est
ce qui centre le cas.

Ceci fait quand même parler de la question diagnostique que j’ai dans la tête, à savoir
le diagnostic de transsexualisme. Ça permet de l’en distinguer : ce n’est pas du tout
comme cela que se présente ce qu’on a épinglé, dans la clinique psychiatrique, sous le
terme de transsexualisme. Je ne suis pas ici pour faire un cours sur le transsexualisme.
Mais enfin, on en parlait hier soir avec nos amis qui m’ont accueilli. Je regrette que la
thèse d’Alby 2 ne soit pas à notre disposition, c’était l’époque où les thèses étaient simple-
ment ronéotypées. C’est une thèse extrêmement remarquable, il faudrait trouver le
moyen qu’elle soit publiée. Enfin, ce n’est pas du tout un transsexuel.

C’est quelque chose qui se situe aux limites de l’addiction, au sens où elle est très
spécifiquement définie dans la psychanalyse par une certain type de relation du sujet à
la pulsion orale. Je ne peux pas pousser les choses plus loin, mais la question de ce qu’est
cette structure, c’est bien sûr de cela qu’il s’agit. Il y a là-dessus tout un travail dans le
champ psychanalytique et cela a eu pour effet de marquer les traits de structure par où
ceci se rapproche de la perversion. Je ne serai donc pas étonné de le voir marié à ce qui
se présente comme plus communément rangeable dans le registre de la perversion sous
le terme, en lui-même tout à fait impropre, d’homosexualité.

2. Cf. Alby J.-M., « Contribution à l’étude du transsexualisme », thèse pour le doctorat de médecine dirigée par le
Pr. Jean Delay, Paris, 1956.

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Présentation clinique du Docteur Lacan

Si vous avez vu un tant soit peu de malades, vous avez pu vous rendre compte que
ce type-là d’homosexuel n’est pas du tout un type d’homosexuel universel. Cela a un
certain style, qui laisse présumer que les difficultés ne seront pas moins grandes que
dans toute cure psychanalytique concernant ce qu’on voit plus communément comme
homosexualité, mais elles seront certainement axées autrement en raison de la préva-
lence, de la dominance de l’addiction dans ce qui est son centrage.

Je dirais qu’une cure analytique – à laquelle s’adjoindrait peut-être une référence très
discrète, de temps en temps, à un tiers destiné à donner certains conseils quant aux
règles de vie, quant au maintien d’une certaine ligne – ne serait pas impensable. Mais alors,
avec une cure proprement psychanalytique, il faudrait voir comment cela fonctionne, sept
ou huit mois. En d’autres termes, s’il se produit ce qui est essentiel à considérer, à savoir le
transfert. Ce n’est pas exclu. Voilà mon sentiment. Ce n’est pas exclu en raison de ce côté
frontière entre l’addiction et la perversion que présente ce cas.
Voilà, je ne refuse pas de conclure, j’opine sur ce qui, en somme, sanctionnerait ce
qui peut être apporté.

[Fin de l’enregistrement]
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