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« Au-delà du complexe d'Œdipe » : quel père ?

Sidi Askofaré
Dans La clinique lacanienne 2009/2 (n° 16), pages 47 à 59
Éditions Érès
ISSN 1288-6629
ISBN 9782749211541
DOI 10.3917/cla.016.0047
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« Au-delà du complexe d’Œdipe » :
quel père ?
Sidi Askofaré

Il y a dans la doctrine psychanalytique un mouvement qui va


du père, d’une certaine idée du père et de sa fonction, vers ce que
Lacan a appelé, avec une dose d’ironie et de provocation, la père-
version. Ce trajet n’est pas sans rappeler celui qu’il détermine,
peut-être, et qui va, quant à lui, du symptôme au sinthome. Or,
la père-version comme le sinthome ne s’éclairent et ne prennent
leur portée véritable qu’à partir de l’« Au-delà du complexe
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d’Œdipe », c’est-à-dire de la mise en question, voire de la mise en
cause de ce que pour Freud la clinique des névroses se confond
avec une clinique de l’Œdipe, et la clinique de l’Œdipe avec une
clinique de la fonction paternelle et de ses ratages.
Dans son séminaire de 1957-1958, Les formations de l’incons-
cient, Lacan construit une problématique extrêmement précise de
sa première perspective. Elle se peut résumer en trois points :
– à suivre Freud, le découvreur de l’inconscient et le père de la
psychanalyse, « ce que révèle l’inconscient, c’est d’abord et avant
tout le complexe d’Œdipe 1 » ;

1. J. Lacan, Le séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Le


Seuil, 1998, p. 161-162.

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– or, « il n’y a pas de question d’Œdipe s’il n’y a pas de père, et


inversement, parler d’Œdipe, c’est introduire comme essentielle
la fonction du père 2 » ;
– enfin, le complexe d’Œdipe a cette particularité d’être conjoin-
tement un fait de structure et un fait d’histoire. Et, envisagé sur
le versant historique, Lacan souligne que le complexe d’Œdipe
tourne autour de « trois pôles – l’Œdipe par rapport au surmoi,
par rapport à la réalité, par rapport à l’idéal du moi. L’Idéal
du moi, pour autant que la génitalisation, en tant qu’elle est
assumée, devient élément de l’Idéal du moi. La réalité, pour
autant qu’il s’agit des rapports de l’Œdipe avec les affections
comportant un bouleversement du rapport à la réalité, perversion
et psychose 3 ».
À ces considérations, j’ajouterai deux remarques :
1. L’essentiel de ce qu’on appelle communément la clinique
freudienne (grosso modo les cas recueillis dans le volume
des Cinq psychanalyses 4, auxquels il convient d’ajouter a
minima « La jeune homosexuelle 5 » et le « cas Haitzmann 6 »)
relève positivement ou négativement de la problématique, sinon
œdipienne, en tout cas paternelle. Qu’il suffise ici de se souvenir
que même la paranoïa de Schreber est envisagée par Freud à partir
de ce qu’il appelle le « complexe paternel », et que c’est à partir
de l’observation de « L’homme aux loups » et de la construction
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freudienne du cas Schreber que Lacan introduira la forclusion
du Nom-du-Père 7, et par la suite, ce qu’elle met en échec : la
métaphore paternelle.
2. Non seulement Freud a bâti sa doctrine sur la névrose et sa
structure œdipienne, mais il considérait que fondamentalement,
en tant que pratique, elle est essentiellement « traitement des
névroses ».

2. J. Lacan, ibid., p. 166.


3. Ibid.
4. S. Freud, Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954.
5. S. Freud, « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », dans
Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 245-270.
6. S. Freud, « Une névrose diabolique au XVIIe siècle », dans L’inquiétante étran-
geté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, coll. « Folio Essais », p. 265-315.
7. J. Lacan, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, inédit, séance du
11 janvier 1977.

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« AU-DELÀ DU COMPLEXE D’ŒDIPE » : QUEL PÈRE ?

Si névrose, Œdipe, père et psychanalyse sont aussi intime-


ment liés et noués, il apparaît dès lors que parler d’un au-delà du
complexe d’Œdipe – si « au-delà du complexe d’Œdipe » n’est
pas entendu, en un sens trivial et génétique, comme ce qui suit,
ce qui succède au moment œdipien – peut être gros de déplace-
ments, de mises en question, de renversements et de subversions
insoupçonnées.
L’idée que je souhaite proposer à la discussion, dans le présent
article, pourrait ainsi se formuler : l’« Au-delà du complexe
d’Œdipe », expression qui sténographie à la fois l’apport et
la place de l’orientation lacanienne dans la topographie de la
psychanalyse, et en particulier par rapport à l’œuvre fondatrice
de Freud, n’est pas sans retombées sur le concept et la fonction
du père pour et dans la psychanalyse. Avec, pour ainsi dire, le
triple souci :
– de mettre en évidence le caractère central et non ponctuel ou
contingent de cette problématique, des « Complexes familiaux 8 »
au Sinthome 9 ;
– d’ordonner les catégories, les thèmes et les problèmes –
cliniques, théoriques ou éthiques – par lesquels s’accomplit ce
passage au-delà ;
– de dégager quelques figures, incidences et enjeux de cet au-delà
de l’Œdipe.
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§1. Partons à présent de ceci : la question du complexe
d’Œdipe, et donc du père, est sans doute le motif le plus à même
de suivre le mouvement de l’élaboration de Lacan dans son
rapport à Freud. Nul n’ignore désormais que ce rapport à Freud,
Lacan l’a lui-même placé sous le signe du « transfert négatif »,
c’est-à-dire de la dé-supposition du savoir. Pourtant, ce n’est pas
ce qui est généralement reçu, en raison peut-être du retentisse-
ment du « Retour à Freud » qui, pour beaucoup, a définitivement
fixé Lacan dans la position du génial lecteur et commentateur
de Freud. Or, c’est incontestablement ce transfert négatif qui lui

8. J. Lacan, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu. Essai


d’analyse d’une fonction en psychologie », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil,
2001, p. 23-84.
9. J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005.

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LA CLINIQUE LACANIENNE N° 16

a permis de lire Freud et de devenir le véritable premier post-


freudien.
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici que la rencontre
de Lacan avec Freud se fait autour de la catégorie du Surmoi,
catégorie qui lui avait semblé non seulement utile mais néces-
saire pour rendre compte de ce qu’il avait proposé d’appeler une
paranoïa d’autopunition – en fait, une érotomanie –, l’Aimée de
sa thèse.
L’intérêt de Lacan pour la doctrine freudienne passe donc,
dès l’origine, par un concept, une instance intimement liée à la
fonction paternelle, pour autant que chez Freud le surmoi est
l’héritier du complexe d’Œdipe. À ceci près, cependant, qu’il
s’agissait d’un cas de psychose paranoïaque, dans laquelle – mais
ça, Lacan le découvrira beaucoup plus tard – le signifiant de la
fonction paternelle est forclos.
Il reste qu’immédiatement après sa thèse, et dès son premier
grand travail qui a suivi son entrée fracassante dans le mouvement
analytique avec son « Stade du miroir », à savoir « Les complexes
familiaux dans la formation de l’individu », le débat qu’il initie
avec l’œuvre freudienne se noue autour du complexe d’Œdipe.
Mieux, autour du complexe et de l’Œdipe.
Non seulement Lacan réélabore la notion de complexe – au
point d’en faire quasiment une sorte de précurseur de la struc-
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ture –, mais il l’étend au-delà de l’Œdipe en en introduisant
deux figures qui ne se retrouvent pas chez Freud et ses élèves : le
« complexe de sevrage » et le « complexe de l’intrusion ».
Par sa définition du complexe 10, et par l’accent qu’il met sur
sa détermination culturelle – c’est-à-dire symbolique –, Lacan
exhibe la tension entre complexe et instinct (pulsion), et, déjà, se
démarque de Freud : « […] C’est pourquoi, répudiant l’appui que
l’inventeur du complexe croyait devoir chercher dans le concept
classique de l’instinct, nous croyons que, par un renversement
théorique, c’est l’instinct qu’on pourrait éclairer actuellement par
sa référence au complexe 11. »

10. J. Lacan, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », dans


Autres écrits, op. cit., p. 28.
11. J. Lacan, ibid., p. 28-29.

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« AU-DELÀ DU COMPLEXE D’ŒDIPE » : QUEL PÈRE ?

Quant à l’Œdipe lui-même, il le soumet à une critique appuyée


principalement sur les travaux des sociologues et des ethnologues.
Ce qui le conduit, du coup, à annoncer le caractère culturellement
et historiquement déterminé de certaines des thèses freudiennes.
Quelques lignes suffisent à attester de l’esprit de subversion
avec lequel Lacan abordait le complexe d’Œdipe freudien : « C’est
en découvrant dans l’analyse des névroses les faits œdipiens que
Freud mit au jour le concept de complexe. Le complexe d’Œdipe,
exposé, vu le nombre de relations psychiques qu’il intéresse, en
plus d’un point de cet ouvrage, s’impose ici – et à notre étude,
puisqu’il définit plus particulièrement les relations psychiques
dans la famille humaine et lui subordonne toutes les variations
sociales de la famille. L’ordre méthodique ici proposé, tant dans
la considération des structures mentales que des faits sociaux,
conduira à une révision du complexe qui permettra de situer dans
l’histoire de la famille paternaliste et d’éclairer plus avant la
névrose contemporaine 12. »
Cette révision comporte trois aspects : 1) l’accent mis sur
le narcissisme ; 2) la signature de la détermination socio-histo-
rique ou socioculturelle de l’Œdipe en tant que dépendant de
la « famille paternaliste » ; 3) le diagnostic du « déclin social de
l’imago paternelle » comme fondement de la grande « névrose
contemporaine 13 ».
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Mais Lacan, soulignons-le, se distingue des nostalgiques de
l’autorité et de l’ordre patriarcal :
« Nous ne sommes pas, écrit-il, de ceux qui s’affligent d’un
prétendu relâchement du lien familial. N’est-il pas significatif
que la famille se soit réduite à son groupement biologique à
mesure qu’elle intégrait les plus hauts progrès culturels ? Mais
un grand nombre d’effets psychologiques nous semblent relever
d’un déclin social de l’imago paternelle. Déclin conditionné par
le retour sur l’individu d’effets extrêmes du progrès social, déclin
qui se marque surtout de nos jours dans les collectivités les plus

12. J. Lacan, ibid., p. 45-46.


13. Cette orientation restera dominante au moins jusqu’en 1952. En effet, elle
sera au principe de la relecture, par Lacan, du cas freudien de l’Homme aux rats.
Cf. J. Lacan, Le mythe individuel du névrosé ou Poésie et vérité dans la névrose,
Paris, Le Seuil, 2007, et tout particulièrement les pages 43 à 50.

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LA CLINIQUE LACANIENNE N° 16

éprouvées par ces effets : concentration économique, catastrophes


politiques. Le fait n’a-t-il pas été formulé par le chef d’un État
totalitaire comme argument contre l’éducation traditionnelle ?
Déclin plus intimement lié à la dialectique de la famille conju-
gale, puisqu’il s’opère par la croissance relative, très sensible par
exemple dans la vie américaine, des exigences matrimoniales.
Quel qu’en soit l’avenir, ce déclin constitue une crise psycho-
logique. Peut-être est-ce à cette crise qu’il faut rapporter l’appa-
rition de la psychanalyse elle-même. Le sublime hasard du génie
n’explique peut-être pas seul que ce soit à Vienne […] qu’un fils
du patriarcat juif ait imaginé le complexe d’Œdipe. Quoi qu’il en
soit, ce sont les formes de névroses dominantes à la fin du siècle
dernier qui ont révélé qu’elles étaient intimement dépendantes
des conditions de la famille.
[…] Notre expérience nous porte à en désigner la détermina-
tion principale dans la personnalité du père, toujours carente en
quelque façon, absente, humiliée, divisée ou postiche. C’est cette
carence qui, conformément à notre conception de l’Œdipe, vient
à tarir l’élan instinctif comme à tarer la dialectique des sublima-
tions. Marraines sinistres installées au berceau du névrosé, l’im-
puissance et l’utopie enferment son ambition, soit qu’il étouffe
en lui les créations qu’attend le monde où il vient, soit que, dans
l’objet qu’il propose à sa révolte, il méconnaisse son propre
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mouvement 14. »

§2. Reportons-nous à présent au corpus doctrinal que Lacan


reconnaît comme relevant de son enseignement proprement dit.
Ledit enseignement peut paraître congruent avec la psychanalyse
freudienne en tant qu’elle est adossée à l’inconscient – structuré
comme un langage – et au complexe d’Œdipe, donc au père. Or,
il n’en est rien ! Dans le même temps où Lacan paraissait le plus
freudien, que son travail de séminaire se faisait sous l’enseigne du
mot d’ordre du « Retour à Freud », que l’essentiel de son activité
consistait en un commentaire des textes freudiens, il critique

14. J. Lacan, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », op.


cit., p. 60-61.

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« AU-DELÀ DU COMPLEXE D’ŒDIPE » : QUEL PÈRE ?

l’Œdipe, l’amende et lui substitue la « métaphore paternelle 15 ».


Et, contrairement à ce que l’on pourrait croire, cette critique n’est
pas que théorique ; elle porte essentiellement sur la pratique et les
conceptions cliniques de Freud.
Les références sont tellement nombreuses, les angles si divers
que je ne peux proposer dans le cadre du présent article que
quelques aperçus qui me semblent essentiels.
La première référence importante me paraît être celle du
séminaire I, Les écrits techniques de Freud 16. Il s’y agit moins,
au demeurant, d’une critique de l’Œdipe que d’une mise au point,
dans la ligne de ce que Lacan avançait dans « Les complexes
familiaux… » concernant le lien entre complexe d’Œdipe, Symbo-
lique et Culture. À l’occasion d’un développement sur le Surmoi
– concept de « la loi en tant qu’incomprise » –, Lacan en vient
à illustrer son propos par le cas d’un de ses patients d’origine
musulmane. Il n’est pas nécessaire de reprendre ici le cas, seule-
ment l’articulation du complexe d’Œdipe à laquelle l’évocation
de ce cas a conduit Lacan, ainsi que les enseignements qu’il en
tire pour l’expérience.
« Le complexe d’Œdipe, dit-il, est tellement essentiel à la
dimension même de l’expérience analytique, que sa prééminence
apparaît dès le début de l’œuvre de Freud et qu’elle a été main-
tenue jusqu’à la fin. C’est que le complexe d’Œdipe occupe une
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position privilégiée, à l’étape actuelle de notre culture, dans la
civilisation occidentale.
J’ai fait allusion à la division en plusieurs plans du registre
de la loi dans notre aire culturelle. Dieu sait que la multiplicité
des plans n’est pas ce qui rend à l’individu la vie facile, car des
conflits sans cesse les opposent. À mesure que les différents
langages d’une civilisation se complexifient, son attache avec
les formes plus primitives de la loi se réduit à ce point essentiel

15. « J’ai donc parlé à ce niveau de la métaphore paternelle. Je n’ai jamais parlé
du complexe d’Œdipe que sous cette forme. Cela devrait être un peu suggestif,
non ? J’ai dit que c’était la métaphore paternelle, alors que ce n’est tout de
même pas ainsi que Freud nous présente les choses ». J. Lacan, Le séminaire,
Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991, p. 129.
16. J. Lacan, Le séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Le
Seuil, 1975, p. 220-223.

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– c’est la stricte théorie freudienne – qu’est le complexe d’Œdipe.


C’est ce qui retentit, dans la vie individuelle, du registre de la loi,
comme on le voit dans les névroses. C’est le point d’intersection
le plus constant, celui qui est exigible au minimum.
Ce n’est pas dire que c’est le seul et que ce serait sortir du
champ de la psychanalyse que de se référer à l’ensemble du
monde symbolique du sujet […]. Le fait que la structure du
complexe d’Œdipe soit toujours exigible ne nous dispense pas
pour autant de nous apercevoir que d’autres structures du même
niveau, du plan de la loi, peuvent jouer dans un cas déterminé, un
rôle aussi décisif. »
La deuxième référence que je voudrais convoquer est relative
aux deux grandes reprises, par Lacan, du cas de « La jeune homo-
sexuelle » de Freud. Dès 1957, dans « Les structures freudiennes
de la relation d’objet 17 ». Lacan s’était attaché à montrer en
quoi et pourquoi Freud avait raté l’analyse de Sidonie Csillag.
Quelques années plus tard, il reprend le cas à nouveaux frais
dans L’angoisse 18, très précisément dans les séances des 16 et
23 janvier 1963, soit les semaines qui suivent l’invention et l’in-
troduction de l’objet a, le 9 janvier 1963. L’enjeu de cette reprise
est le suivant : c’est le cas freudien choisi par Lacan pour donner
à ses auditeurs une idée de la nouvelle conception du transfert et
de son maniement qui résulte de l’invention de l’objet a.
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Je dirai que, contrairement à Freud qui s’oriente dans l’incons-
cient presque exclusivement à partir du complexe d’Œdipe, et
qui pour cette raison, entre autres, n’opère dans le transfert qu’à
partir de la place du père, Lacan introduit le maniement de l’objet
partiel, de l’objet a, dans sa fonction séparatrice.
En condensant à l’extrême, on peut dire que Freud « laisse
tomber » la jeune fille – en réalité, il l’adresse à une consœur
qui est en contrôle avec lui – parce qu’il se refuse au risque
d’être laissé tomber par elle. En effet, s’il avait emprunté la voie
signalée par Lacan, Freud aurait peut-être ouvert la possibilité
que Sidonie Csillag le laisse tomber, lui, Freud, mais lui en tant
que support ou porteur d’un regard, ou même en tant que regard.
Et, sans doute, aurait-il fallu, pour arriver à ce moment conclusif

17. J. Lacan, Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Paris, Le Seuil, 1994.
18. J. Lacan, Le séminaire, Livre X, L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004.

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« AU-DELÀ DU COMPLEXE D’ŒDIPE » : QUEL PÈRE ?

de son analyse, qu’elle réalise à quel point ce regard était de


l’ordre de cet objet cessible qu’est l’excrément.
Un des intérêts de la reprise, par Lacan, de ce cas, est de
démontrer que la limite de l’analyse avec Freud n’est rien
d’autre en définitive que la place de Freud en tant que père de
la psychanalyse. À l’occasion de son séminaire sur L’angoisse,
en 1963, Lacan éclaire d’un jour nouveau cette place : elle n’est
rien d’autre que celle de l’hypnotiseur, celle où gît l’objet partiel
marqué de la valeur phallique. D’ailleurs, Lacan reprendra un an
plus tard cette métaphore de l’hypnose, à la fin du Livre XI de
son séminaire, pour bien marquer ce qui distingue l’hypnose de
l’analyse telle qu’il la conçoit :
« Définir l’hypnose par la confusion, en un point, du signifiant
idéal où se repère le sujet avec le a, c’est la définition structurale
la plus assurée qui ait été avancée. Or, qui ne sait que c’est en
se distinguant de l’hypnose que l’analyse s’est instituée ? Car le
ressort fondamental de l’opération analytique, c’est le maintien
de la distance entre le I et le a 19. »
La troisième critique fondée sur la clinique s’appuie sur le
paradigme freudien de l’hystérie : le cas Dora. Mais il ne s’agit
ni de la Dora d’« Intervention sur le transfert » (1951) 20, ni de
celle de La relation d’objet. La reprise de Dora qui fait office
de critique et de déconstruction du complexe d’Œdipe est celle
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déployée dans L’envers de la psychanalyse.
Critique et déconstruction, en l’occurrence, ne sont qu’euphé-
mismes, tant l’entreprise s’apparente plutôt à de la démolition.
Que l’on en juge : « Et pourquoi Freud s’est-il trompé à ce
point ? – alors que si l’on en croit mon analyse d’aujourd’hui, il
n’y avait littéralement qu’à brouter ce qu’on lui offrait dans la
main ? Pourquoi substitue-t-il au savoir qu’il a recueilli de toutes
ces bouches d’or, Anna, Emmy, Dora, ce mythe, le complexe
d’Œdipe ?

19. J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la


psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 245.
20. J. Lacan, « Intervention sur le transfert », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966,
p. 215-226.

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L’Œdipe joue le rôle du savoir à prétention de vérité, c’est-à-


dire du savoir qui se situe dans la figure du discours de l’analyste
au site de ce que j’ai appelé celui de la vérité.
Si toute l’interprétation analytique s’est engagée du côté de
la gratification ou de la non-gratification, de la réponse ou non
à la demande, bref, vers une élusion toujours croissante vers
la demande, de ce qui est la dialectique du désir, le glissement
métonymique, quand il s’agit d’assurer l’objet constant, c’est
probablement en raison du caractère absolument inutilisable du
complexe d’Œdipe. Il est étrange que cela ne soit pas devenu clair
plus rapidement 21. »
Or, ce complexe d’Œdipe, en tant qu’il a pour opérateur
central le père, est aussi, aux yeux de Lacan, ce qui fait l’es-
sence du religieux. Aussi, est-il étonné par le fait que Freud ait
pu penser avoir émancipé la psychanalyse de la religion. Non
seulement il n’a pas émancipé la psychanalyse de la religion,
mais c’est le noyau même du religieux qu’il a placé en son cœur :
« […] Ce que Freud préserve, en fait sinon en intention, c’est très
précisément ce qu’il désigne comme le plus substantiel dans la
religion – à savoir, l’idée d’un père tout-amour. Et c’est bien ce
qui désigne la première forme de l’identification parmi les trois
qu’il isole dans l’article que j’évoquais tout à l’heure – le père
amour, ce qu’il y a de premier à aimer en ce monde est le père.
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Étrange survivance. Freud croit que cela va évaporer la religion,
alors que c’en est la substance même qu’il conserve avec ce
mythe bizarrement composé du père 22. »
Et Lacan de relever :
– que de là procède le mythe de Totem et tabou, à savoir que
le père originel est celui que les fils ont tué, après quoi c’est de
l’amour de ce père que procède un certain ordre ;
– que toute la construction freudienne de l’Œdipe et de ses
dérivés – Totem et tabou, L’homme Moïse et la religion mono-
théiste – n’est que défense de Freud contre les vérités articulées
par les mythes, ce qui fait de l’Œdipe rien d’autre que le rétrécis-
sement de ces vérités ;

21. J. Lacan, Le séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, op. cit.,


p. 112-113.
22. J. Lacan, ibid., p. 114.

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« AU-DELÀ DU COMPLEXE D’ŒDIPE » : QUEL PÈRE ?

– que ce que vise Freud, ce qu’il tente de dissimuler, c’est que


« dès lors qu’il entre dans le champ du discours du maître […], le
père, dès l’origine, est castré ».
Conclusion : « Tel est ce dont Freud donne la forme idéalisée,
et qui est complètement masqué. Pourtant, l’expérience de l’hys-
térique, sinon les dires, du moins les configurations qu’elle lui
offrait, eussent pu mieux le guider ici que le complexe d’Œdipe,
et le conduire à considérer que cela suggère que tout est à
remettre en cause, au niveau de l’analyse elle-même, de ce qu’il
faut savoir, pour que ce savoir puisse être mis en question au site
de la vérité 23. »
La question légitime à se poser est donc désormais : que reste-
t-il du complexe d’Œdipe, pour ne pas dire de Freud ?

§ 3. Il m’a paru utile, voire indispensable, de bien rappeler


les fondements cliniques de la critique lacanienne du complexe
d’Œdipe. C’est sur cette base que se comprennent le mieux la
déconstruction par Lacan de ce mythe et sa dénonciation de la
« discordance » entre les différentes thèses freudiennes sur le
père. Cette critique est, grosso modo, la substance du travail
réalisé en 2004 avec Marie-Jean Sauret, « La question du père :
père et symptôme 24 » et notamment dans le point 5 intitulé
« Déconstruction du père freudien ».
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Mais il est un autre aspect de cette critique qu’il me paraît
important de faire valoir. C’est celui qui s’articule à une critique
plus globale, celle de la seconde topique de Freud. Même si on
a plutôt tendance à l’oublier, à le refouler ou à l’occulter, nul
n’ignore que les critiques les plus sévères de Lacan à l’endroit de
Freud portent sur son deuxième modèle de l’appareil psychique,
sa « seconde topique ». Ce qui n’est d’ailleurs pas sans paradoxe,
à seulement se souvenir que certaines des catégories les plus
importantes pour la relève lacanienne en sont directement issues :
la répétition comme jouissance, la pulsion de mort, le maso-
chisme primaire, le Fort/Da, le clivage du moi, etc.

23. Ibid.
24. S. Askofaré, M.-J. Sauret, « La question du père : père et symptôme », L’évo-
lution psychiatrique, avril-juin 2004, vol. 69, n° 69, p. 257-278.

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LA CLINIQUE LACANIENNE N° 16

Pourtant, dès le début de son enseignement, on perçoit bien


la réticence de Lacan à l’endroit de cette seconde topique. Elle
se repère d’abord par le privilège accordé aux grands textes qui
mettent le mieux en évidence la structure de langage de l’incons-
cient – L’interprétation des rêves, Psychopathologie de la vie
quotidienne, Le mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient ;
elle est ensuite tout à fait visible dans le parti pris de construire la
structure du sujet à partir du signifiant tel que les ouvrages cités
plus haut le révèlent : le ça n’y est présent qu’allusivement et à
partir d’un jeu homophonique. Mais elle devient patente à partir
du séminaire RSI 25 où Lacan énonce le caractère religieux de la
solution freudienne 26.
De quoi s’agit-il ? De la lecture borroméenne de la structure
du sujet telle qu’elle peut se reconstruire à partir de la seconde
topique freudienne. En effet, Lacan propose une sorte d’équiva-
lence, ce qu’il appelle « ses trois » et les « trois de Freud », c’est-
à-dire entre R, S, I et Ça, Surmoi, Moi. Il considère d’abord que
Freud ne propose pas ou n’arrive pas à trouver un nouage à trois
qui tienne. Les trois instances glisseraient les unes sur les autres.
Leur nouage, leur capitonnage, n’est obtenu que grâce à la mise
en fonction d’un quart élément. C’est ce quart élément qu’il
identifiera comme le complexe d’Œdipe, et qu’il nommera tantôt
« réalité psychique », tantôt « réalité religieuse ».
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Ce n’est pas, pour ainsi dire, de la plus grande évidence. En
effet, la question du nouage des instances n’est pas une question
proprement freudienne, pour autant qu’elles dérivent génétique-
ment à partir d’une mythique rencontre entre le ça et la réalité.
C’est donc plutôt une question que Lacan pose à Freud, à partir
de celle du nouage de RSI, à laquelle il s’est trouvé confronté dans
sa propre élaboration.
Demeure cependant la question : qu’est-ce qui fonde Lacan
à soutenir que le complexe d’Œdipe est le quart élément qui
fait tenir ensemble les trois instances freudiennes de la seconde

25. J. Lacan, Le séminaire, Livre XXII, RSI, inédit.


26. Il est même arrivé à Lacan d’être plus radical : « […] je n’aime pas telle-
ment la seconde topique, je veux dire celle où Freud s’est laissé entraîner par
Groddeck. » L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, inédit, séance du
11 janvier 1977.

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« AU-DELÀ DU COMPLEXE D’ŒDIPE » : QUEL PÈRE ?

topique 27 ? Qu’est-ce qui fonde l’équivalence établie par Lacan


entre complexe d’Œdipe, réalité psychique et réalité religieuse ?
Entre le commentaire des textes freudiens, l’interprétation
paralinguistique de l’Œdipe au travers de la métaphore paternelle,
et la père-version issue des élaborations borroméennes de la fin,
il y a donc, presque scellé au cœur des constructions relatives au
discours comme fondement du lien social, le travail considérable
de critique et de déconstruction de l’Œdipe freudien.
Que le syntagme d’« Au-delà du complexe d’Œdipe » ne soit
pas de la plume de Lacan lui-même ne devrait pas nous conduire
à en minorer l’intérêt épistémique et la portée pour la pratique et
l’expérience.
Ce n’est qu’à passer par ce moment, décisif, que l’option
lacanienne fondée sur l’objet a et la fonction de symptôme du
père, d’une part, s’éclaire, et, d’autre part, devient effective et
efficiente.
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27. Il suffit de se souvenir que c’est de la critique de l’Œdipe en tant que struc-
ture ternaire que Lacan en vient lui-même à introduire la structure quaternaire
comme fondement de la névrose dans « Le mythe individuel du névrosé », puis,
plus radicalement, comme celle de la structure du sujet comme tel dans Le moi
dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique, pour mesurer la
difficulté et les embrouilles de la question.

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