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Quelques considérations à propos de la notion de

« métaphore délirante »
Frédéric Pellion
Dans Essaim 2017/1 (n° 38), pages 35 à 44
Éditions Érès
ISSN 1287-258X
ISBN 9782749255033
DOI 10.3917/ess.038.0035
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Quelques considérations à propos de
la notion de « métaphore délirante »

Frédéric Pellion

1. Mon propos sera tout à fait élémentaire. Je voudrai en effet inter-


roger l’assertion que l’on entend souvent – et que je crois lire en filigrane
jusque dans l’argument de ce numéro d’Essaim – selon laquelle deux
conceptions substantiellement différentes de la psychose, et de sa prise en
charge par le psychanalyste, se seraient succédé dans l’enseignement de
Jacques Lacan.
La première serait celle du séminaire Les psychoses, de 1955-1956, et
de l’écrit « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la
psychose », de 1958, tandis que la seconde serait celle des séminaires R.S.I.,
de 1974-1975, et surtout Le sinthome, l’année suivante.
La première conception serait encore très dépendante de la formation
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psychiatrique de son auteur, à la fois déficitaire – et la forclusion est en
effet une modalité du défaut – et défaitiste – un traitement « possible »
n’est en effet pas un traitement certainement efficace. La seconde, au
contraire, serait libérée de cette origine comme de cette formation, et
porterait des ressources radicalement nouvelles qui affaibliraient, voire
aboliraient, jusqu’à la pertinence de la distinction structurale entre
psychose et névrose.
En somme, la conception borroméenne serait un progrès par rapport
à la conception antérieure. Ce qui est indubitable, puisqu’elle vient après ;
mais ce qui est moins certain si, à la supposer plus près de la vérité, on
s’en sert pour méconnaître ou négliger ce qui était avant, voire en faire
table rase.
Je proposerai donc ici, à titre d’illustration, une lecture de la notion de
« métaphore délirante », et de son évolution, qui ira sciemment à l’encontre
de ce schéma.

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2. « Métaphore délirante » est une expression que Lacan emploie une


seule et unique fois, tout à la fin de sa « Question préliminaire 1 ». Elle
n’est pas présente, en tant que telle, dans le séminaire Les psychoses, dont la
« Question préliminaire » est souvent considérée comme un résumé. C’est
dans l’après-coup du prononcé de ce séminaire, et peut-être même dans
celui de la rédaction du corps du texte, qu’elle a été forgée.
Elle doit selon moi sa fortune à ceci qu’elle relie dans un seul et même
syntagme l’idée freudienne du délire comme « tentative de guérison 2 »
et l’idée lacanienne de l’échec de la « métaphore paternelle 3 ». Soit deux
pensées qui ne se situent absolument pas sur le même plan : l’idée de Freud
est une hypothèse dynamique portant sur la fonction d’une réalité clinique
observable, tandis que celle de Lacan est une hypothèse sur la cause, dont
la portée, comme celle de toutes les hypothèses de cette nature, est bien
plus spéculative.
Toutefois, par la grâce de cette expression, l’observation de Freud
légitime l’hypothèse étiologique de Lacan, alors que l’on pourrait très faci-
lement soutenir que le constat selon lequel le sujet psychotique délirant
se porte mieux que le sujet psychotique non délirant, quand bien même
il serait avéré – Freud ne parle-t-il pas de « tentative » ? –, ne prouverait
absolument pas qu’il y ait une correspondance quelconque entre l’étiologie
de la psychose et les mécanismes du délire.

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3. L’expression a néanmoins connu un grand succès, au point de venir,


pour toute une génération, à la place de la réponse à la question posée par
le titre de l’écrit de Lacan quant à la possibilité du traitement (psychanaly-
tique) de la psychose.
Remarquons que ce succès est lui-même celui d’une opération méta-
phorique, qui substitue à la métaphore paternelle manquante, synonyme
de maladie, la métaphore délirante, espérance de stabilisation, si ce n’est
de guérison, de la psychose.

1. Jacques Lacan, (1958), « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose »,
dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 577-578.
2. Sigmund Freud, (1911), « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa (Dementia para-
noides) publié sous forme autobiographique », tr. fr. dans Œuvres complètes, t. X, Paris, puf, 1993,
p. 293-294.
3. Cf. infra pour les précisions bibliographiques.

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Quelques considérations à propos de la notion de « métaphore délirante » • 37

Lacan avait certainement conscience de l’efficacité limitée, dans le cas


princeps du président Schreber, de la métaphore délirante 4. Ce pourquoi il
n’aura de cesse, comme je vais y venir, de tenter de préciser les conditions
de son éventuel succès.

*
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4. Mais cela ne va pas sans les modifications de l’empan que Lacan


donne au signifiant « métaphore » lui-même. Il faut donc d’abord, sans
doute, retracer brièvement les guises successives de l’inscription de ce
signifiant dans son enseignement 5.
Dans « L’instance de la lettre… », en 1957, Lacan cherche à illustrer
sa thèse de l’inconscient structuré comme un langage en traduisant la
condensation et le déplacement freudiens en termes, respectivement, de
métaphore et de métonymie. Il écrit ainsi sa première formule de la subs-
titution métaphorique :
f (S’/S).S ≈ S (+) s 6
Cette écriture implique l’idée d’une fonction métaphorique 7. Mais on
ne sait pas bien, à ce stade – et c’est sans doute pourquoi Lacan l’a très vite
remaniée –, s’il faut attribuer cette fonction au langage ou au sujet.
Pourtant, son étude de la condensation avait offert à Freud l’occasion
de corréler pour la première fois l’acte psychique à un régime de causalité
spécifique, la surdétermination 8.

4. Cet espoir placé en le pouvoir thérapeutique de la métaphore délirante fait souvent oublier, ou
occulter, la fin de l’histoire de malade de Daniel Paul Schreber, à propos de qui l’expression a
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été inventée. En 1903, après dix ans de maladie, Schreber est déclaré guéri et son interdiction est
levée. En 1907, sa mère meurt. On lui demande alors de déterminer quelles associations Schreber
sont dignes de perpétuer le nom et de recevoir l’héritage de son père. Dans le même temps, sa
femme tombe gravement malade. Peu après, Schreber manifeste les mêmes symptômes qu’en
1893. Il se réfugie chez ses sœurs avant d’être hospitalisé dans le service du docteur Weber où il
reste jusqu’à sa mort en 1911.
5. Je résume ici le développement que j’ai proposé de ce thème dans le chapitre v de Ce que Lacan
doit à Descartes, Paris, Éditions du Champ lacanien, 2014, p. 89-103.
6. Jacques Lacan, (1957), « L’instance de la lettre ou la raison depuis Freud », dans Écrits, op. cit.,
p. 515.
7. On peut prendre un aperçu de l’extension de cette fonction lorsque Lacan propose, trois ans plus
tard, d’identifier le signifiant « supplanté » par la substitution métaphorique au signifiant du
besoin, le signifiant « implanté » dans la chaîne par cette substitution à celui de la demande, et
la chaîne latente qui prolonge(rait) le signifiant « supplanté » aux ramifications du désir, essenti-
ellement refoulé, donc (Jacques Lacan, [1960], « À la mémoire d’Ernest Jones : sur sa théorie du
symbolisme », dans Écrits, op. cit., p. 708-709).
8. « C’est toute la masse des pensées du rêve qui est soumise à une certaine élaboration, en suite de
quoi les éléments qui ont les appuis les plus nombreux et les meilleurs se détachent pour entrer
dans le contenu du rêve, un peu comme l’élection par scrutin de liste » (Sigmund Freud, [1900],
L’interprétation du rêve, tr. fr. dans Œuvres complètes, t. IV, Paris, puf, 2003, p. 326). Sur ce point,
voir aussi Frédéric Pellion, « Lacan lecteur de Freud : le cas de la surdétermination », Cliniques
méditerranéennes, n° 84, 2011, p. 205-215.

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Laissant provisoirement de côté cette question, Lacan insiste dans un premier


temps sur le gain de sens qui se produit à la faveur de la métaphore, et qui,
par différence, est réputé ne pas se produire dans la métonymie. Ce gain
de sens provoque un « franchissement » ponctuel de la « barrière résistante
à la signification » constituante de l’algorithme saussurien 9. Ce franchis-
sement est matérialisé par le fait que le signifiant S se trouve écrit à la fois
au-dessus et en dessous de la barre.
Mais sens pour qui ? et gain pour qui ? la question insiste. Lacan dira
un petit peu plus tard de ce gain de sens qu’il est un « pas-de-sens 10 »,
ce qui convoque l’unité de mesure qu’est le pas concret du marcheur. Et
cela repose autrement, et de manière particulièrement sensible dans le
cas du Witz 11, la question de qui fait le pas : l’auteur de la métaphore ? son
récipiendaire ?
La métaphore agit en tout cas sur l’« homme » jusqu’à « modifier
les amarres de son être 12 ». Interroger la métaphore n’est donc pas seule-
ment, pour Lacan, amarrer la psychanalyse à une autre science que celle
qui faisait référence pour Freud, c’est-à-dire substituer la linguistique à la
biologie, mais surtout, en modifiant une nouvelle fois, après Descartes, les
amarres du sujet, demander à la psychanalyse de donner au fait psychique
un espace de lisibilité qui lui soit propre – y compris en termes de détermi-
nation causale. Ce pourquoi, sans doute, la conception lacanienne explicite
de la métaphore va toujours plus s’éloigner de son modèle rhétorico-
linguistique, pour lequel la métaphore vaut plus comme forme déjà donnée
que comme acte à saisir dans son économie et sa temporalité propres.

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5. Cette première écriture de la métaphore sera modifiée l’année


suivante, dans la « Question préliminaire… » :
(S/$’).($’/x) → S(I/s) 13
C’est maintenant le mathème du sujet divisé – écrit ainsi, $, pour la
première fois – qui prend la place du signifiant « élidé 14 » par la métaphore
(d’où le signe [’] qui l’affecte). Cette division se matérialise par la copré-
sence du sujet au-dessus et au-dessous de la barre, et est congruente avec

9. Jacques Lacan, « L’instance de la lettre… », art. cit., p. 497.


10. Jacques Lacan, (1957-1958), Le séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, transcription
Paris, Seuil, 1998, p. 83 sqq.
11. Frédéric Pellion, « Dix pas de sens », Cahiers du Collège de clinique psychanalytique de Paris, n° 16,
2015, p. 70-76.
12. Jacques Lacan, « L’instance de la lettre… », art. cit., p. 527.
13. Jacques Lacan, « D’une question… », art. cit., p. 537.
14. Ibid.

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Quelques considérations à propos de la notion de « métaphore délirante » • 39

ceci que le sujet, par la substitution métaphorique, n’est plus « aboli »


comme auparavant 15, mais est à la fois manifesté par le S qui va le repré-
senter, et signifié comme évidé de la part refoulée que l’opération aura
détachée du signifiant métaphorique, laquelle appartiendra dès lors à
l’inconscient comme instance (noté I).
Cette diffraction de la signification entre sens et dénotation, comme
on le voit étroitement corrélative de la division du sujet, est parachevée
par la position du x dont, à partir du cas particulier de la métaphore paternelle,
Lacan donne la glose suivante : « signifié au sujet 16 ». Il me semble qu’il
n’y a pas moyen de lire autrement ces trois mots que comme indication
d’une « signification » – au sens, cette fois, où on l’on signifie un jugement –
émanant de l’Autre où se fomentent les conditions de la métaphore, vers
le sujet. Par cette seconde écriture, Lacan ouvre donc vers le sujet réel la
définition intralinguistique de la métaphore. En effet, en plus d’être son
signifié, son « effet de sens 17 », le sujet divisé est également son référent, la
chose dont elle parle, et qu’elle pose ce faisant.
Cela est spécialement évident dans la psychose – d’où la production
de l’explication du x à partir de la métaphore paternelle. Il n’a pas été
« signifié au sujet » ce qui lui permettrait de répondre en son nom, et les
retours dans le réel de cet effet désignatif du langage font du psychosé
le « martyr de l’inconscient 18 » que l’on sait. La proposition est d’ailleurs
valable pour le névrosé aussi bien, à l’inconscient pas à ciel ouvert près…

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6. La conception de la métaphore proposée par Lacan dans « La
métaphore du sujet », en 1960, quoique moins connue, est plus émancipée
encore de la linguistique. Certes, la métaphore réside classiquement dans
« la substitution d’un signifiant à un autre » dans une chaîne, mais c’est
« sans que rien de naturel ne l’y prédestine 19 ». Ce « rien de naturel » suggère
l’intervention libre du sujet dans la métaphore, et oppose autrement la
métaphore à la métonymie, où le second signifiant est dans un rapport de
continuité lexicale, plus ou moins contraint, avec le premier.
Cette seconde réécriture est celle-ci :
(S/S’1).(S’2/x) → S(I/s’’) 20

15. Jacques Lacan, « L’instance de la lettre… », art. cit., p. 507-508.


16. Jacques Lacan, « D’une question… », art. cit., loc. cit.
17. Jacques Lacan, (1964-1965), Le séminaire, Livre XII, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, leçon
du 2 décembre 1964, inédit.
18. Jacques Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 151.
19. Jacques Lacan, (1960), « La métaphore du sujet », dans Écrits, op. cit., p. 890.
20. Ibid.

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Comme on le voit, là où étaient, dans les formules précédentes, S et S’,


ou bien S et $’, trois signifiants sont maintenant individualisés par Lacan :
S, S’1, S’2. Ces trois signifiants n’ont pas le même statut : S s’oppose à S’1
et S’2, qui disparaissent tous deux au cours de l’opération métaphorique,
tandis que S’1 et S’2 s’opposent l’un à l’autre en tant qu’ils représentent les
deux signifiants entre lesquels s’écartèle le sujet. Ces deux signifiants ne
sont donc plus susceptibles de la banale simplification à laquelle l’écriture
pseudo-fractionnaire héritée de Saussure pouvait laisser croire qu’elle se
prêterait.
Enfin, ces trois signifiants s’opposent à leur tour à l’élément refoulé
s’’, qui est lui-même porte ouverte vers d’autres signifiants (ce pourquoi il
est marqué du signe [’’]). Cette écriture montre donc mieux que les précé-
dentes que l’élément refoulé s’’ ne vaut pas uniquement comme « sens
figuré » de S, mais comme amorce d’une signification à la fois inédite et
encore à construire.
Quant au sujet « lui-même », il ne s’écrit plus du tout. C’est que, même
s’il n’a pas d’être en dehors de la métaphore qui le met en jeu, celle-ci ne
livre pas pour autant sa substance : cette substance serait plutôt, si celui-ci
était saisissable, à inférer de son désir, sur lequel Lacan a commencé à
mettre l’accent pendant les trois années qui séparent la « Question prélimi-
naire… » de « La métaphore du sujet ».

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7. Car il faut un sujet pour prendre position à l’endroit du désir qui


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l’anime…
Les choses de l’amour illustrent bien cette prise de position, et Lacan,
dans son séminaire Le transfert, l’année suivante, parle de nouveau de méta-
phore à propos de la substitution de l’amant (érastès) à l’aimé (éroménos),
que, dans certains cas 21, l’amour peut opérer 22.
Or, selon Lacan, le caractère différentiel du signifiant vis-à-vis du
signe se tient là, dans cette métaphore : « L’amour comme signifiant – et
pour nous, c’en est un, et ce n’est que cela –, l’amour est une métaphore –
si tant est que la métaphore, nous avons appris à l’articuler comme
substitution 23. »

21. Je dis « dans certains cas » car Socrate, en se refusant – au nom, justement, d’un savoir attendu
sur l’amour et sur le désir – à répondre à l’entreprise d’Alcibiade, ouvre la série hystérique des
exceptions à cette règle. Ce point, et bien d’autres, sont brillamment développés par Stéphane
Habib dans un ouvrage tout récent (La langue de l’amour, Paris, Hermann, 2016).
22. Jacques Lacan, (1960-1961), Le séminaire, Livre VIII, Le transfert dans sa disparité subjective, sa
prétendue situation, ses excursions techniques, transcription Paris, Seuil, 1991, p. 49 sqq.
23. Ibid., p. 53.

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Le signifiant comme tel – bien loin de l’« image acoustique » saussu-


rienne du signe – est donc partie prenante de la métaphore. Ce qui explique,
soit dit en passant, que, dans l’esprit de Lacan, le Nom-du-Père soit un
signifiant, et non tout simplement le nom du père. Le signifiant, en tant
qu’il signifie au présent, qu’il est signification en acte et non en puissance,
ne peut signifier que pour quelqu’un, ou tout au moins pour quelque chose
pour quoi cette signification s’instancie. La métaphore, au sens lacanien,
est ainsi le lieu où se lient une figure du langage et le sujet singulier qui en
assume la signification.

*
* *

8. L’hypothèse de Lacan, dans sa « Question préliminaire… », est que,


au cours de son histoire, une telle métaphore, ou un petit nombre de telles
métaphores, fourni(ssen)t au sujet le(s) point(s) d’appui inconscient(s)
l’aidant à se repérer, à se signifier, dans les questions essentielles touchant
à son être mortel et sexué. Le « Nom-du-Père », ou les noms du père 24,
support(s) de cette métaphore pour cela dite paternelle, est (sont) donc un
lieu d’ambiguïté 25 où se conjuguent sens commun et signification indivi-
duelle. La métaphore paternelle « signifie au sujet » quelque chose qui est
essentiel à son rapport au monde humain.
Freud, dans l’après-coup de son étude des Mémoires de Schreber,
nommera Verwerfung 26 le rejet de la signification personnelle intrinsèque à la
fonction métaphorique, et c’est ce terme – renvoyant à un défaut de jouissance,
au sens juridique de l’usage, de la fruition – que Lacan, à son tour, traduira par
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« forclusion 27 ».
Dès lors, le « déclenchement » est probable si le sujet se trouve dans la « situa-
tion 28 » qui le contraint à s’appuyer sur ce « Nom-du-Père » inopérant 29. Ce
modèle, qui considère métaphore paternelle et Nom-du-Père comme des opérateurs

24. Erik Porge, (1998), Les noms du père chez Jacques Lacan, rééd. Toulouse, Érès, 2013.
25. Le Nom-du-Père est par exemple le signifiant « qui dans l’Autre, en tant que lieu du signifiant,
est le signifiant de l’Autre en tant que lieu de la loi » (Jacques Lacan, « D’une question prélimi­
naire… », art. cit., p. 583). La mise hors jeu de cette ambiguïté essentielle est d’ailleurs, selon
Lacan, régulièrement retrouvée chez les ascendants de personnes psychotiques (ibid., p. 579).
26. D’abord utilisé en 1894 (Sigmund Freud, [1894], Les névropsychoses de défense, tr. fr. dans Œuvres
complètes, t. III, Paris, puf, 1989, p. 15 sqq. ; c’est la matérialité de la représentation, plus que sa
signification, qui y est mise en avant), ce terme est repris par Freud en 1914, soit trois ans après la
publication des « Remarques psychanalytiques… » (Sigmund Freud, [1914], « À partir de l’his-
toire d’une névrose infantile », tr. fr. dans Œuvres complètes, t. XIII, Paris, puf, 1988, p. 75-83).
27. C’est à ce titre d’un défaut de signification au sujet que Lacan peut dire du Nom-du-Père forclos
qu’il est « non admis dans le corps de l’Autre » (Jacques Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 164), ou
encore « jamais venu à la place de l’Autre » (Jacques Lacan, « D’une question préliminaire… »,
art. cit., p. 577).
28. Ibid., p. 578.
29. Ibid., p. 577.

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assez privilégiés pour être uniques et non substituables, implique la conséquence,


nous le voyons, que le déclenchement ne puisse se produire que d’un seul tenant 30.
Ce pourrait d’ailleurs être – mais ceci est une parenthèse – une des raisons de
maintenir l’opposition entre schizophrénie et paranoïa que de laisser la place à la
notion de déclenchements partiels, ou incomplets 31.

*
* *

9. De la même manière, le sujet restauré par la métaphore délirante


doit donc être un point de concours entre sens et dénotation 32. Mais
ce concours de forme n’indique pas encore si cette restauration permet
d’effacer l’expérience, inhérente aux psychoses déclenchées, de la « mort
du sujet 33 ».
Ce n’est que dans un second temps, en 1966, que Lacan, sur ce point,
tire la leçon de ses propres remarques 34 sur la solidarité entre la contrainte
de pensée à laquelle Schreber se considère soumis – et qui est bien sûr l’in-
verse exact d’une pensée de contrainte – et les appels au secours de Dieu.
C’est que, entre-temps, les relations du sujet du signifiant au sujet
« réel », c’est-à-dire vivant, ont commencé de se préciser. La marque
d’identité qu’est la métaphore délirante s’avère alors solidaire d’une
donation, tout ensemble, des raisons d’être de l’Autre et de ses intentions.
Ces dernières s’expriment comme « activité », comme « initiative 35 », et le
profit que l’Autre attend de cette initiative se met parfois en forme dans
une scénographie sexuelle plus ou moins aberrante.
D’où l’ambiguïté de cette phrase du court texte par lequel Lacan intro-
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duit la traduction française des Mémoires de Schreber : « La polarité […] du
sujet de la jouissance au sujet que représente le signifiant pour un signi-
fiant toujours autre, n’est-ce pas là ce qui va nous permettre une définition
plus précise de la paranoïa comme identifiant la jouissance dans ce lieu de
l’Autre comme tel 36 ? »

30. Il est d’ailleurs conforté par le morceau classique de la « Question préliminaire… » sur les figures
de l’interposition de « Un-Père » (ibid., p. 578).
31. Sur ce point, cf. par exemple Frédéric Pellion, « Six notes à propos de l’hallucination verbale selon
Jacques Lacan – Un cas du dialogue psychanalyse/psychiatrie », Cliniques méditerranéennes, n° 71,
2005, p. 283-299. Lacan est en tout cas plus discret que Freud sur la première déstabilisation de
Schreber, neuf années avant la « grande maladie ».
32. Jacques Lacan, « D’une question préliminaire… », art. cit., p. 557-558.
33. Ibid., p. 567-568.
34. Ibid., p. 560-561.
35. Jacques Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 218.
36. Jacques Lacan, (1966), « Présentation des Mémoires d’un névropathe », dans Autres écrits, Paris,
Seuil, 2001, p. 215, je souligne.

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Quelques considérations à propos de la notion de « métaphore délirante » • 43

Cette identification décrit, certes, le « postulat » des psychoses dites


« passionnelles 37 », érotomanie en tête. Mais, au-delà, le « dans 38 » marque
que cette jouissance que le sujet suppose que l’Autre veut avoir de lui a
aussi la fonction de rendre à ce dernier la consistance dont le déclenche-
ment a rendu manifeste le défaut nodal. Cette consistance, comme la jouis-
sance elle-même, ne pourra néanmoins qu’osciller entre un trop et un pas
assez. D’où le soin que met Lacan, toujours dans le même texte, à avertir le
« clinicien » de ce que l’érotomanie, fût-elle de transfert, est toujours grosse
de possibilités « mortifiantes 39 ».

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10. Dans un troisième temps, en 1972, enfin, la notion de « pousse-à-


la femme 40 », également élaborée à partir du cas singulier du président
Schreber, rend le sujet à son rôle propre dans la construction de sa solution.
La métaphore se diffracte, car, dans ce travail jamais achevé, il s’agit de la
tension par laquelle les marques à venir de La femme tendent à se substi-
tuer, une par une, aux traits actuels du sujet.
Ce chemin asymptotique se superpose, notons-le, à celui de la sexua-
tion elle-même. Mais il procède, aussi bien, et chez chacun, des détours
recommencés d’une sublimation 41.

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11. Sous sa forme la plus aboutie, la métaphore délirante articule donc
l’identité du sujet avec : 1) la ou les pratiques sexuelles qu’il peut comp-
tabiliser comme étant de son propre cru ; 2) la réponse qu’il se donne à
l’énigme de ce qui occupe l’Autre, ou l’« Objet » ; 3) un sens, ou, si l’on
préfère, une finalité. On voit qu’il s’agit là d’autant de versions des trois

37. Gaëtan Gratien de Clérambault, Œuvres psychiatriques complètes, rééd. Paris, Frénésie, 1987 ;
Marcel Czermak, Passions de l’objet, rééd. Paris, afi, 1996.
38. On cite souvent cette phrase de manière fautive, en remplaçant « dans ce lieu de l’Autre » par
« au lieu de l’Autre ». Cette dernière expression est effectivement souvent employée par Lacan,
mais seulement pour désigner l’inconscient, ou encore le signifiant. Je remercie les collègues avec
lesquels j’ai tout récemment travaillé ces questions, à l’occasion d’un stage organisé par le Collège
de clinique psychanalytique de Paris sous le titre « Le transfert dans la psychose : particularités et
effets thérapeutiques », et particulièrement Didier Grais et Nadine Naïtali-Cordova, de m’avoir
permis de dissiper cette obscurité.
39. Jacques Lacan, « Présentation… », art. cit., p. 217.
40. Jacques Lacan, (1972), « L’étourdit », dans Autres écrits, op. cit., p. 466.
41. Erik Porge, Le ravissement de Lacan, Toulouse, Érès, 2015.

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44 • Essaim n° 38

intervalles – JΦ, JA, sens – qui encadrent l’objet a dans certaines présenta-
tions 42 du nœud borroméen.
On peut alors penser les différentes suppléances que l’on peut
chercher à inscrire, en tant que quatrième rond, sur le nœud borroméen
dénoué, comme autant d’accentuations de telle ou telle de ces versions. Ce
qui invite, sans doute, à ne pas réduire leur portée clinique à leur commo-
dité graphique.

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12. La généralisation du défaut de la structure qu’écrit une expression


comme « il n’y a pas de rapport sexuel 43 » – et qui, rappelons-le, est la
véritable origine, textuellement parlant, du déploiement de la notion de
suppléance 44 – est donc liée au défaut de structure de toute métaphore.
Défaut qui se laisse objectiver entre sens et dénotation, mais qui frappe
entre dire et corps.
Ce défaut, au-delà de celle du traitement psychanalytique de la
psychose, pose donc la question du traitement possible, dans le seul
langage, de la névrose elle-même.
Il n’est pas du tout certain que Lacan, dans sa période borroméenne,
aurait maintenu cette assertion de 1956 : « Nous ne disons pas que la
psychose est comme la névrose un pur fait de langage 45. » Non pas, sans
doute, parce qu’il aurait changé d’avis sur la psychose, mais parce qu’il
aurait récusé la possibilité même d’un pur fait de langage.
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42. Je pense en particulier à celle donnée à Rome le premier novembre 1974 (J. Lacan, [1974],
« La troisième », Lettres de l’École freudienne, n° 16, 1975, p. 177-203).
43. Guy Le Gaufey, Hiatus Sexualis, Paris, epel, 2013.
44. Frédéric Pellion, « Quelques réflexions sur la pertinence clinique et psychopathologique de la
notion de “suppléance” », Recherches en psychanalyse, n° 7, 2009, revue en ligne.
45. Jacques Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 117.

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