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VII. Qui a peur des loups hégéliens ?

Catherine Malabou
Dans Le Bel Aujourd'hui 2009, pages 125 à 160
Éditions Hermann
ISBN 9782705667795
© Hermann | Téléchargé le 25/03/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

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VII

Qui a peur des loups hégéliens ? 1


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Un seul ou plusieurs Hegel ? C’est la question
que je poserai ici à Deleuze en mimant celle, célèbre,
qu’il adresse à Freud au début de Mille plateaux :
« Un seul ou plusieurs loups ? » Cette question
ouvre une analyse critique du traitement freudien
de l’Homme aux loups, analyse qui tend à montrer
que la visée ultime de la psychanalyse classique est
la réduction de la multiplicité infinie des affects
inconscients à l’unité logique d’un signifiant qui
a toujours la figure du père. Les loups fantasma-
tiques qui hantent le patient finissent, au gré de
la thérapie, par n’en former qu’un seul, l’Œdipe-
loup. « À peine a-t-il découvert le plus grand art de
l’inconscient », écrivent les auteurs, « que Freud
n’a de cesse de revenir aux unités molaires et de
retrouver ses thèmes familiers, le père, le pénis, le
vagin, la castration,… etc. (…) Qui ignore (…) que
les loups vont par meute ? Personne sauf Freud.

1. « Qui a peur des loups hégéliens ? », version française de


Who’s Afraid of Hegelian Wolves ?, in Deleuze, A Critical Reader,
éd. Paul Patton, Londres, Blackwell, 1996, tr. anglaise David Wills,
pp. 114-139.

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Ce que n’importe quel enfant sait, Freud ne le sait


pas 2. »
Le premier chapitre de Mille plateaux est sans
nul doute l’un des moments les plus saisissants et
les plus convaincants de l’ouvrage, qui affirme qu’un
loup ne va jamais seul, et que « le loup, les loups, ce
sont des intensités, des vitesses, des températures,
des distances variables indécomposables 3. » Or c’est
précisément au plus fort de ma conviction, au sein
même de la foule, de la meute par lesquelles je me
laisse volontiers entraîner, que j’oserai demander à
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Deleuze s’il ne renouvelle pas, à l’endroit de Hegel,
le geste qu’il condamne chez Freud, si l’on n’assiste
pas chez lui, comme chez Freud, à cette « jubilation
réductrice 4 » de la multiplicité à l’unité.
Hegel, en effet, apparaît toujours, dans les textes de
Deleuze, sous la figure unique du penseur de l’iden-
tité. De Nietzsche et la philosophie à Qu’est-ce que la
philosophie ? en passant par Différence et répétition,
la philosophie hégélienne est présentée comme l’ex-
pression achevée de la logique binaire dans sa lour-
deur systématique : un plus un font deux, et deux finit
par se réduire à un. Si la différence est « le fond de
la dialectique », reconnaît Deleuze dans Différence et
répétition, reste qu’elle est « seulement le fond pour la
manifestation de l’identique. Le cercle de Hegel n’est
pas l’éternel retour, mais seulement la circulation
infinie de l’identique à travers la négativité 5. »
Tout se passe comme si, pour montrer que Hegel
est le penseur le plus puissant du principe d’identité,
Deleuze tranchait dans le vif de la philosophie spécu-
lative pour en lier et en fixer l’énergie. Le discours

2. Mille plateaux, Capitalisme et schizophrénie, II, Paris,


Minuit, 1980, p. 40-41.
3. Ibid., p. 45.
4. Ibid., p. 40.
5. Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 71.

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deleuzien, qui voit dans la dialectique de Hegel un


principe de répétition non productrice de différence,
est lui-même, d’un bout à l’autre de l’œuvre, mono-
valent et univoque. Il consigne la dialectique dans
le processus infatigable de relève (Aufhebung) de
la différence et l’identifie en second lieu à la forme
la plus achevée du ressentiment. C’est en un seul
et même passage de Différence et répétition, par
exemple, que Deleuze affirme que « De tous les sens
de aufheben, il n’y en n’a pas de plus important que
celui de soulever. Il y a bien un cercle de la dialec-
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tique, mais ce cercle infini n’a partout qu’un seul
centre qui retient en lui tous les autres cercles, tous
les autres centres momentanés » ; ce « soulèvement »
n’est autre qu’une manière de porter propre à l’Âne
de Zarathoustra pour lequel « affirmer, c’est porter,
assumer, se charger. Il porte tout : les fardeaux dont
on le charge (…), ceux dont il se charge lui-même (…),
et le poids de ses muscles fatigués quand il n’a plus
rien à porter 6. »
À l’instar des loups sur le divan de Freud, Hegel,
représenté par Deleuze, n’a apparemment « aucune
chance de s’en tirer 7 » tant il se retrouve désespé-
rément semblable à lui-même. « Le nom propre »,
lit-on dans Mille plateaux, « ne désigne pas un indi-
vidu : c’est au contraire quand l’individu s’ouvre
aux multiplicités qui le traversent de part en part, à
l’issue du plus sévère processus de dépersonnalisa-
tion, qu’il acquiert son véritable nom propre. Le nom
propre est l’appréhension instantanée d’une multi-
plicité. Le nom propre est le sujet d’un pur infinitif
compris comme tel dans un champ d’intensité 8. »
Cette analyse ne semble pas convenir au nom propre

6. Ibid., pp. 75-76.


7. Cf. Mille plateaux, op. cit., p. 41 : « les loups n’avaient [avec
Freud] aucune chance de s’en tirer, de sauver leur meute. »
8. Ibid., p. 51.

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de Hegel, qui vaut comme signifiant inaltérable et


univoque d’un signifié (la philosophie hégélienne)
lui-même inaltérable et univoque. Hegel ne béné-
ficie d’aucune circonstance atténuante qui pourrait
concourir à faire varier l’intensité de son nom, à lui
conférer le registre étendu et riche d’une diaprure
sémantique.
Jamais Deleuze ne cherche à déterminer ce qu’il
en est, chez Hegel, des « personnages conceptuels. »
Le profil de la philosophie hégélienne n’est jamais
esquissé. Par profil, j’entends ce que Qu’est-ce que
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la philosophie ? nomme le « plan » d’une pensée. Ce
plan, constitutif de toute philosophie particulière, est
un jeu complexe fait de mouvements « réversibles
et pliés les uns sur les autres. » Les concepts sont
des « personnages » qui naissent du plan en même
temps qu’ils le créent : « Les plans sont innombra-
bles, chacun à courbure variable, et se groupent ou se
séparent d’après des points de vue constitués par des
personnages. Chaque personnage a plusieurs traits,
qui peuvent donner lieu à d’autres personnages, sur
le même plan ou sur un autre : il y a une prolifération
de personnages conceptuels 9. » Ces « personnages »
constituent à leur manière la meute, ou multiplicité
conceptuelle, qui assure la vitalité de chaque philoso-
phie. Les pensées de Platon, Spinoza, Leibniz, Kant,
Nietzsche, en sont les exemples les plus probants.
Même Descartes, pour lequel, dans les Dialogues
avec Claire Parnet, Deleuze avoue son aversion, est
convoqué à l’appui d’une telle analyse dans Qu’est-ce
que la philosophie ? 10
Le « cas » de Hegel se présente à part. Au début
de l’analyse, le lecteur peut penser qu’il va être
question de la meute philosophique à propos de la

9. Qu’est ce que la philosophie ? , Paris, Minuit, p. 73.


10. Dans les Dialogues, Descartes fait l’objet de la même aver-
sion que Hegel : « Je ne supportais ni Descartes, les dualismes et

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pensée spéculative, de son plan, de ses personnages :


« Hegel [a eu] l’idée de se servir de la contradiction
des opinions rivales pour en extraire des proposi-
tions supra-scientifiques, capables de se mouvoir,
de se contempler, se réfléchir, se communiquer en
elles-mêmes et dans l’absolu (proposition spécu-
lative, où les opinions deviennent les moments du
concept) 11. » Voilà, pense le lecteur, la mise en scène
attendue d’une certaine multiplicité inhérente au
fonctionnement de la philosophie hégélienne : points
mobiles en relation les uns avec les autres en un jeu
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différentiel, entre-réflexion de forces opposées… les
loups hégéliens sont peut-être enfin reconnus. Très
vite, cependant, le couperet retombe, qui tranche
les ailes naissantes que Deleuze et Guattari recon-
naissent un instant au Système. Le texte, en effet, se
poursuit ainsi : « Mais, sous les plus hautes ambi-
tions de la dialectique, et quel que soit le génie des
plus grands dialecticiens, on retombe dans la plus
misérable condition, celle que Nietzsche diagnosti-
quait comme l’art de la plèbe, ou le mauvais goût en
philosophie : la réduction du concept à des propo-
sitions comme simples opinions ; l’engloutissement
du plan d’immanence dans les fausses perceptions
et les mauvais sentiments (illusions de la transcen-
dance des universaux) ; le modèle d’un savoir qui
ne constitue qu’une opinion prétendue supérieure,
Urdoxa ; le remplacement des personnages concep-
tuels par des professeurs ou chefs d’école 12. » Les
traits innombrables qui font la vitalité, la pulsation
élémentaires de la philosophie, la vitesse, le mouve-
ment, les silhouettes conceptuelles se trouvent, dans
le cas de Hegel, de nouveau figés dans un plan fixe,

le Cogito, ni Hegel, les triades et le travail du négatif. », Flamma-


rion, Paris, 1977, p. 21.
11. Qu’est-ce que la philosophie ? , op. cit., p. 77.
12. Ibid., p. 77.

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dans l’image immobile et le visage sévère et fatigué


du professeur prussien que ses amis, très tôt, avaient
surnommé « le vieux. »
Hegel n’a aucune chance de s’en tirer… Imagi-
nons un instant qu’un étudiant confie à Deleuze qu’il
voit, en lisant Hegel, sinon des loups, du moins une
meute. Supposons que cet étudiant ajoute qu’il consi-
dère le système hégélien non comme un arbre, non
comme une pensée monocentrée, mais comme un
processus de distribution des singularités, comme
l’explosion réglée d’une énergie libre de toute fixité,
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comme une économie de la fluidité du réel et de la
pensée ; qu’il s’intéresse particulièrement à la préoc-
cupation de Hegel de « fluidifier les pensées solidi-
fiées », de dessaisir la conscience de sa maîtrise…
Deleuze ne répondrait-il pas qu’il est impossible de
déceler quelque chose comme une meute, une bande
dans la dialectique ? Que vois-je, alors ? demande-
rait l’étudiant. Vous voyez un chameau, un bœuf, un
âne. Plusieurs animaux, peut-être, mais une figure
unique : celle de l’unité, précisément, qui réclame
sa charge, son bât, son harnais, et meugle, blatère et
braie. 13
Tout comme la psychanalyse freudienne, selon
Deleuze et Guattari, se constitue au prix d’une domes-
tication des loups, la pensée nomade de la différence
et du rhizome s’érige peut-être elle-même au prix de
la réduction d’une certaine multiplicité hégélienne.
C’est là ce que l’on peut se demander face à un Hegel
si uniforme, si monochrome, face à un Hegel qui joue
le rôle de l’animal familier détesté. Freud, disent

13. Pour l’âne et le bœuf, voir notamment Différence et répéti-


tion, op. cit., p. 75 : « Il y a un goût terrible de la responsabilité chez
[l’]âne ou [le] bœuf dialecticiens, et un arrière goût moral, comme si
l’on ne pouvait affirmer qu’à force d’expier. » Pour le chameau, voir
en particulier l’analyse des « trois métamorphoses » dans Nietzsche
et la philosophie, Paris, PUF, 1962, pp. 203 –206.

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Qui a peur des loups hégéliens ? 131

Deleuze et Guattari, « ne connaît le loup ou le chien


qu’œdipianisé, le loup-papa castrateur, le chien à la
niche 14. » Mais Hegel ne se trouve-t-il pas précisé-
ment transformé par Deleuze en chien ? Ne devient-il
pas ce « Ouah-Ouah » des philosophes contempo-
rains, la victime aborrhée de la meute des penseurs
de la différence, l’ennemi absolu ?
On pense, à propos de l’ennemi, à ce passage de
Différence et répétition dans lequel Deleuze écrit au
sujet de Nietzsche : « On comprend mal l’ensemble
de l’œuvre de Nietzsche si l’on ne voit pas “contre qui”
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les principaux concepts en sont dirigés. Les thèmes
hégéliens sont présents dans cette œuvre comme
l’ennemi qu’elle combat 15. » Ici, Nietzsche lui-même
revendiquerait très certainement la multiplicité
contre l’unité. Les ennemis, en effet, sont toujours
plusieurs, et c’est bien à une pluralité d’ennemis que
Zarathoustra « rend grâce 16. » Il n’est donc pas sûr
que Nietzsche fasse de Hegel son seul, son plus grand
ennemi… Reposons dès lors la question : Un seul ou
plusieurs Hegel ?
Mon avant-propos, contrairement aux apparences,
n’est pas polémique. Il ne s’agit pas d’instruire ici le
procès de « Deleuze lecteur de Hegel » ni même d’en
proposer une critique. Il s’agit plutôt d’exposer une
difficulté. Si, pour thématiser le rapport de Deleuze à
Hegel, on se borne à relever les nombreux passages
où le premier traite du second, la démarche risque
de tourner court. On s’en tiendrait à l’énumération
d’une liste de griefs, ou à la mise en scène d’un duel
Hegel-Nietzsche, en répétant terme à terme les pages
célèbres de Nietzsche et la philosophie. Tous ceux qui

14. Mille plateaux, op. cit., p. 41.


15. Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 187.
16. Cf. notamment, dans Ainsi parlait Zarathoustra, « L’en-
fant au miroir ».

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ont lu Deleuze connaissent bien ces passages. À quoi


servirait-il de les reproduire et de les paraphraser ?
La solution serait-elle alors de « sauver » Hegel
en montrant que la pensée de Deleuze est déjà
« comprise » par la dialectique, de jouer Hegel contre
Deleuze ? Deleuze y a déjà pensé, qui se soustrait par
avance à cette entreprise. Dans Différence et répéti-
tion, il montre en effet qu’en opposant la différence
à l’unité hégélienne, il encourt peut-être le risque
d’« apparaître comme une nouvelle figure de la
« belle âme ». « C’est la belle âme », dit-il, « qui voit
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partout des différences, qui en appelle à des diffé-
rences respectables, conciliables, fédérables, là où
l’histoire continue à se faire à coup de contradictions
sanglantes. La belle âme se comporte comme un juge
de paix jeté sur un champ de bataille, qui verrait de
simples “différends”, peut-être des malentendus, dans
des luttes inexpiables 17. » Deleuze thématise ici sans
détour l’objection que les « hégéliens » pourraient
lui adresser : comprendre la pensée de la différence
comme un moment attardé de la dialectique, l’amour
romantique de la multiplicité de toutes choses, irré-
ductible au concept, et condamné d’avance à mort par
le concept lui-même, qui finit toujours par reprendre
ses droits.
Deleuze coupe court à l’objection : « pour renvoyer
le goût des différences pures à la belle âme, et souder
le sort des différences réelles à celui du négatif et de
la contradiction, il ne suffit pas de se durcir à bon
compte, et d’invoquer les complémentarités bien
connues de l’affirmation et de la négation, de la vie et
de la mort, de la création et de la destruction – comme
si elles suffisaient à fonder une dialectique de la néga-
tivité. Car de telles complémentarités ne nous font
rien connaître encore du rapport d’un terme avec

17. Différence et répétition, op. cit., p. 74.

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Qui a peur des loups hégéliens ? 133

l’autre 18. » Ces déclarations interdisent de céder à la


tentation de « dialectiser » l’agonistique différence-
contradiction ou affirmation-négation en exhibant
la solidarité des instances ainsi différenciées. La
logique du renversement dialectique n’est efficace,
pour Deleuze, que jusqu’à un certain point : elle ne
rend jamais compte de ses présupposés ni de son
origine. On ne saura pas, à la faire fonctionner, fût-
ce habilement, si l’énergie qui est la sienne procède
d’un primat ontologique accordé à la négativité, ou
si elle s’économise à partir de l’affirmation, qui, en
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tant que telle, est toujours déjà différenciée et diffé-
rentielle. La complémentarité dialectique des termes
d’une opposition procède-t-elle d’un Non originaire,
ou d’un Oui sans mesure ? C’est là ce à quoi la philo-
sophie hégélienne ne permet pas de répondre, ce qui
limite la logique dialectique à n’être qu’une simple
procédure.
Seule une évaluation, au sens nietzschéen du
terme, pourrait permettre de mesurer, dans le
dialogue contrasté entre Deleuze et Hegel, les forces
en présence et aboutir non à la solution, ou résolu-
tion, du conflit, mais à la mise au jour du réseau ou
de la constellation dynamique de ses mobiles. Or la
découverte patiente d’une telle hiérarchie – où se
manifeste précisément l’originarité de l’affirmation
différentielle par rapport à la négativité, puisque toute
évaluation suppose, comme sa condition de possibi-
lité, un jeu de forces différenciées – n’est en rien un
geste hégélien. La dialectique ignore bien-sûr le sens
nietzschéen de la généalogie. Dès lors, dénoncer la
contradiction en Deleuze, prétendre réduire son anta-
gonisme envers Hegel à un avatar de la dialectique
en lui trouvant l’âme belle et en prenant prétexte de

18. Ibid., pp. 74-75.

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la binarité structurelle évidente de certains de ses


énoncés polémiques ne nous conduirait nulle part.
Reste ce Hegel si uniformément égal à lui-même
dans les textes de Deleuze… Si la démarche à l’ins-
tant évoquée est impuissante à en rendre compte
et à en discuter, que reste-t-il à faire ? Si Deleuze
opère une réduction de la philosophie hégélienne à
l’unité, la solution consiste sans nul doute à problé-
matiser cette unité elle-même, à exhiber en d’autre
termes sa structure différenciée. Mettre en lumière
le fait que l’unité du Hegel de Deleuze est et n’est pas
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ce qu’elle est conduit à une croisée de chemins où se
promet le sens véritable de la confrontation entre les
deux philosophes. Une unité qui est ce qu’elle n’est
pas et n’est pas ce qu’elle est peut s’analyser en effet
aussi bien comme instance dialectique (unité qui se
nie elle-même) que comme force différentielle (le
« et » de la formule pouvant être interprété comme
de simple juxtaposition). Je laisserai être cet « aussi
bien » ; c’est-à-dire que je ne choisirai pas. La croisée
qui s’annonce ici est une croisée non-critique, qui ne
préside donc à aucune élection, mais résulte (tout
autant qu’elle la cause) d’une complication. Compli-
quer le rapport Hegel-Deleuze revient à montrer
comment les deux penseurs peuvent composer l’un
contre l’autre, l’un avec l’autre en une forme qui est
peut-être celle d’un « bloc de devenir », d’une de
ces combinaisons hétérogènes et contre nature dont
Deleuze aime à parler.
D’où procède la complication ? S’il y a seulement
un Hegel, en apparence, pour Deleuze, cette unité
relève de deux mises en scène possibles : la réduc-
tion et l’exception. À unifier à outrance la philoso-
phie de Hegel, Deleuze, d’un premier point de vue, la
réduit, tout comme Freud réduit les loups. En même
temps, cette outrance révèle un traitement d’excep-
tion, puisque aucun autre philosophe, chez Deleuze,
ne connaît ce sort. Hegel est donc, d’une certaine

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Qui a peur des loups hégéliens ? 135

manière, l’objet d’un privilège ; il devient le seul, avec


tous les égards négatifs dûs à l’« heteron » absolu :
autre inassimilable et donc véritable. Le congé donné
à Hegel par la bande, ou la meute, aboutit paradoxa-
lement à une mise en relief de la position de Hegel,
qui devient ainsi un phénomène de la philosophie de
Deleuze. L’expression française « C’est un phéno-
mène ! » renvoie au registre d’apparition de l’excep-
tion, d’un événement surprenant, inattendu, voire
monstrueux.
À incarner avec excès une unité « nomale », Hegel
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ne devient-il pas l’« anomal » de Deleuze, le « phéno-
mène de bordure » incontournable, indispensable,
des meutes qui courent dans tous les sens du texte ?
Dans le chapitre de Mille plateaux intitulé « Devenir-
intense, devenir-animal, devenir-imperceptible »,
Deleuze et Guattari écrivent : « partout où il y a multi-
plicité, vous trouverez aussi un animal exceptionnel.
(…) Pas de loup tout seul peut-être, mais il y a le chef
de bande, le maître de meute, ou bien l’ancien chef
destitué qui vit maintenant tout seul, ou encore il y
a le Démon 19. » À désigner de manière si lancinante,
si insistante, si obsessionnelle, l’égal à soi, la règle,
la loi (nomos), le nom de Hegel ne finit-il pas, en se
désolidarisant de ceux de tous les autres philoso-
phes, par les excéder comme leur chef de bande ou
leur « anomalie » ? L’anomalie est un « substantif
grec qui a perdu son adjectif [et qui] désigne l’inégal,
le rugueux, l’aspérité, la pointe de déterritorialisa-
tion 20. » Et si Hegel assurait au texte deleuzien une
certaine rugosité, et s’il l’entraînait à l’extrême des
territoires et des arbres ?
S’il en est ainsi, la figure de Hegel synthétise alors
deux formes d’unité : unité de réduction, unité d’ex-
ception ; unité que nous appellerons unité par sous-

19. Mille plateaux, op. cit., p. 297.


20. Ibid.

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136 La Chambre du milieu

traction de meute (procédé de réduction des loups


au loup), et unité par sécrétion de meute (apparition
de l’individu exceptionnel comme bord de déborde-
ment). Deleuze réduit la multiplicité hégélienne par
soustraction et fait apparaître ainsi Hegel comme son
« Outsider ». La question devient alors celle de savoir
pourquoi Deleuze ne reconnaît jamais Hegel comme
sa baleine blanche, en abandonnant au lecteur le
soin de reconnaître dans son acharnement contre la
dialectique la claudication passionnelle du capitaine
Achab. Cette non-reconnaissance pourrait bien avoir
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valeur de symptôme, que les lecteurs, psychanalystes
improvisés, auraient pour tâche d’interpréter. Ce que
Hegel symptomatiserait ainsi, en incarnant les deux
unités à la fois, est peut-être l’impossibilité de fonder
jusqu’au bout leur différence, de maintenir l’écart qui
sépare « le loup tout seul » du « chef de bande ». Le
loup et l’anomal reviennent peut-être au même, nous
laisserons Hegel en juger, proposant une confronta-
tion entre un Deleuze visité par Hegel, et un Hegel
revisité par Deleuze.
Une telle entreprise suppose d’entraîner Hegel
sur le terrain de la meute, ce qui offre l’avantage de
déterritorialiser le lieu trop attendu du débat, et d’in-
terroger, sur un terrain sauvage, les vieux concepts
d’unité, de système, de devenir et de téléologie.

L’unité de soustraction et l’unité d’exception n’ont à


première vue rien à voir l’une avec l’autre. Leur deux
économies se répondent, dans Mille plateaux, comme
deux mouvements contrastés, voire contraires. La
première, rappelons-le, est exposée dans le chapitre
intitulé « Un seul ou plusieurs loups ? », la seconde dans
« Devenir-intense, devenir-animal, devenir-impercep-
tible. » Le développement de cette dernière s’appuie sur
différents exemples dont les plus marquants sont le film

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Qui a peur des loups hégéliens ? 137

Willard, de Daniel Mann, qui pourrait avoir comme


sous-titre « L’Homme aux rats », et de Moby Dick.
Ce qui motive la différence essentielle de ces deux
économies est la conception du devenir qui les sous-
tend. Dans le premier cas (assimilation par Freud de
la meute des loups hallucinatoires à la figure unique
du père), le devenir est assigné à une téléologie. Dans
le second (« le capitaine Achab a un devenir-baleine
irrésisitible 21 »), le devenir est « adestinal », l’indi-
vidu exceptionnel n’en résulte pas, mais en forme la
bordure.
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Le devenir téléologique est conçu comme « tension
vers » ; il est nécessairement orienté, destiné. Même si
Deleuze et Guattari ne l’explicitent pas ici, il est clair
pour eux que Freud hérite cette conception du devenir
de toute une tradition philosophique dont Hegel est le
plus grand représentant, tradition qui pense l’articula-
tion fondamentale du devenir et du telos. Le devenir,
écrit Hegel dans la Science de la logique « est en même
temps la fin (Ende) du devenir » : le but du devenir
est sa propre cessation. 22 Hegel affirme « qu’il n’y a
absolument rien qui ne soit un devenir, qui ne soit un
intermédiaire entre être et néant 23 », mais cet inter-
médiaire, ce milieu, ne sont précisément pas soutena-
bles. Ils tendent vers le repos, ou la stase, c’est-à-dire
vers la formation d’un « être-là », individu déterminé
qui achève, par la position même de sa découpe onto-
logique, le mouvement indéfini du renversement de
l’être pur et du néant pur l’un en l’autre : « le devenir
est donc un non-repos incessant qui s’abîme dans un
résultat en-repos (eine haltungslose Unruhe, die in
einem ruhiges Resultat zusammensinkt) 24. » Ainsi

21. Mille plateaux, op. cit., p. 297.


22. Science de la logique, t. 1 Doctrine de l’être, tr. fr. Pierre-
Jean Labarrière et Gwendoline Jarckzyk, Paris, Aubier, p. 69.
23. Ibid., p. 78.
24. Ibid., p. 80.

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138 La Chambre du milieu

pensé, le devenir s’ordonne au principe d’individua-


tion : être et néant se synthétisent finalement en une
forme particulière.
Cette dialectique du devenir, exposée en sa
pureté conceptuelle dans la Science de la logique,
ressortit au procès fondamental qui anime tout le
système hégélien : le procès du genre (Gattung) qui
commande le principe d’individuation. Le genre,
universel abstrait de l’espèce, ou de l’essence, se
particularise en individualités déterminées, qui,
en mourant, finissent par se dissoudre et retourner
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ainsi dans l’universalité générique. Le mouve-
ment du genre est celui où s’accomplit le telos du
devenir : être pur-néant pur (genre), être-là (indi-
vidu), universalité effective (synthèse dialectique de
l’individu et du genre).
Examinons à cette lumière le devenir de l’animal
tel qu’il est exposé dans la Philosophie de la nature,
second moment de l’Encyclopédie des sciences philo-
sophiques. Le mouvement vital de l’individu animal,
la tension qui assure sa vitalité, ne sont pas de pléni-
tude mais de manque. En effet, l’animal ressent
l’écart incommensurable qui sépare son individualité
du genre dont elle procède, écart qui se donne para-
doxalement à éprouver à partir de l’unité même de
l’individu et du genre : « Le rapport de l’individu au
genre », écrit Hegel, « est un processus qui débute
par le besoin parce que l’individu comme singulier
n’est pas adéquat au genre qui lui est immanent et
qu’il est en même temps le rapport d’identité du
genre avec soi en une seule et même unité ; c’est ainsi
que [l’animal] a le sentiment de cette déficience (er
hat so das Gefühl dieses Mangels) 25. » Le devenir
de l’animal est motivé par une double tension : la

25. Philosophie de la nature, Encyclopédie des sciences philo-


sophiques (1830), Felix Meiner, Philosophische Bibliothek, Bd 33,
p. 305 ; tr. fr. Jean Gibelin, Paris, Vrin, 1967, § 369, p. 211.

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Qui a peur des loups hégéliens ? 139

poussée (Trieb) du genre en lui comme pulsion de


conservation (sentiment d’unité avec le genre) et le
défaut du genre en lui (sentiment de déficience de
l’individu, limité à son être-là, par rapport à la puis-
sance illimitée du genre, impossibilité pour l’individu
d’être un genre à lui seul).
Le devenir d’un tel devenir s’accomplit dans la
reproduction sexuelle, l’accouplement avec l’autre
animal qui aboutit à la naissance d’un nouvel individu,
ou être-là : « Le genre en [l’animal] est donc la tension
contre l’inadéquation de sa réalité individuelle, c’est le
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désir de trouver la conscience de soi-même dans un
autre individu de son espèce, de s’intégrer en s’unis-
sant à lui et grâce à cette médiation, d’enfermer le genre
en lui et de l’amener à l’existence – c’est l’accouple-
ment 26. » En même temps, cette tentative d’écarter la
tension qui le sépare du genre ne fait qu’en préciser la
béance et précipite l’individu vers la mort, c’est-à-dire
vers le retour à l’anonymat du genre : « le genre ne se
maintient que par l’anéantissement des individus qui
ont, dans l’acte sexuel, accompli leur destinée et [qui]
(…) vont ainsi à la mort 27. »
Ces rappels mettent en lumière l’attachement de
la psychanalyse freudienne, telle que Deleuze l’inter-
prète, à la tradition philosophique, et notamment à la
pensée de Hegel. On l’a vu, pour ce dernier, l’autre de
l’animal est encore un animal. À première vue, pas de
meute, mais un couple. Enfin, l’autre de l’animal uni
à un animal est encore un animal : le rejeton. Ainsi
subordonné à la logique du genre, le devenir, on le
voit, n’est pas séparable du destin de la famille. Or
c’est précisément la famille qui reste, selon Deleuze
et Guattari, la norme de la psychanalyse freudienne.
L’axiomatique de la famille guide en effet l’ana-
lyse de l’Homme aux loups et préside au procès de

26. Ibid.
27. Ibid., p. 212.

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140 La Chambre du milieu

réduction à l’unité par soustraction de meute. Peu à


peu, Freud réengage les loups errants dans la voie
sûre de l’union générique, qui garantit le rôle des
parents et la bonne marche de la reproduction. Un
passage de Mille plateaux décrit très précisément
ce processus de soustraction : « Freud demande
avec un faux scrupule : comment expliquer qu’il y
ait cinq, six ou sept loups dans le rêve ? (…) Voilà
que les loups vont devoir se purger de leur multi-
plicité. L’opération se fait par l’association du rêve
avec le conte Le loup et les sept chevreaux (dont six
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seulement furent mangés). On assiste à la jubilation
réductrice de Freud, on voit littéralement la multi-
plicité sortir des loups pour affecter des chevreaux
qui n’ont strictement rien à faire dans l’histoire.
Sept loups qui ne sont que des chevreaux, puisque le
septième chevreau (l’Homme aux loups lui-même) se
cache dans l’horloge, cinq loups puisque c’est peut-
être à cinq heures qu’il vit ses parents faire l’amour
et que le chiffre romain V est associé à l’ouverture
érotique des jambes féminines, trois loups puisque
les parents firent peut-être l’amour trois fois, deux
loups puisque c’étaient les deux parents more
ferarum, ou même deux chiens que l’enfant aurait
d’abord vus s’accoupler, et puis un loup puisque le
loup, c’est le père, on le savait depuis le début, enfin
zéro loup puisqu’il a perdu sa queue, non moins
castré que castrateur 28. »
Le passage de un à zéro ne correspond-il pas au
processus par lequel l’individu, en s’accouplant, va,
selon Hegel, vers la mort, c’est-à-dire revient à l’in-
différenciation générique ? Si, chez Freud, le senti-
ment de déficience n’est pas un fait de conscience,
mais la manifestation même de l’inconscient, il
reste tout de même un sentiment de déficience dans
la mesure où la castration, c’est encore le manque,

28. Mille plateaux, op. cit., pp. 40-41.

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Qui a peur des loups hégéliens ? 141

l’inscription fantasmatique, dans l’individu, du


défaut du genre. C’est ainsi que les auteurs peuvent
déclarer que l’inconscient freudien a encore bien
trop de conscience en son genre : « la castra-
tion », écrivent-ils, « le manque, le substitut, quelle
histoire racontée par un idiot trop conscient, et qui
ne comprend rien aux multiplicités comme forma-
tions de l’inconscient 29. »
Le processus de réduction à l’unité par soustrac-
tion de meute s’ordonne comme on vient de le voir
à la logique, mise au jour par Hegel, du devenir de
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l’animal, lequel, selon Deleuze et Guattari, concerne
plus la conscience que l’animal lui-même et imprime
au devenir un mouvement catégorial qui ne lui
convient pas. Au devenir de l’animal traditionnelle-
ment interprété, les auteurs substituent le concept
de « devenir-animal ». C’est lui qu’il faut maintenant
examiner pour analyser le procès de l’unité excep-
tionnelle par sécrétion de meute, procès qui permet
d’« échapper à l’opposition abstraite du multiple et
de l’un, [d’] échapper à la dialectique, pour arriver à
penser le multiple à l’état pur, pour cesser d’en faire
le fragment numérique d’une Unité ou d’une Totalité
perdues, ou au contraire l’élément organique d’une
unité ou d’une totalité à venir – et pour distinguer
plutôt des types de multiplicité 30. »

L’Homme aux loups crie son angoisse du devenir-


loup, et Freud, impuissant à comprendre ce phéno-
mène, tente de le réengager dans le devenir du loup :
individu-parents-espèce-genre. Dans le devenir-loup
de l’Homme aux loups, Freud entend « je me trans-
forme en loup », « je suis en train de devenir un
loup ». Or Deleuze et Guattari montrent que devenir-
animal n’est pas devenir un animal ; le devenir

29. Ibid., p. 45.


30. Ibid.

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142 La Chambre du milieu

véritable ne correspond pas à sa définition tradi-


tionnelle : une médiation en vue d’une fin ou d’une
production déterminée. Le devenir ne se repose pas
dans l’être devenu : « l’homme ne devient pas « réel-
lement » animal, pas plus que l’animal ne devient
« réellement » autre chose. Le devenir ne produit pas
autre chose que lui-même. (…) Ce qui est réel, c’est le
devenir lui-même, le bloc de devenir, et non pas des
termes supposés fixes dans lesquels passerait celui
qui devient 31. »
Une telle compréhension du devenir l’arrache à
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sa définition hégélienne d’intermédiaire entre être
et néant. Le devenir n’est pas une hésitation entre le
vertige abyssal de l’absence de forme et la sécurité
d’une incarnation. Il n’a « ni début ni fin, ni départ ni
arrivée, ni origine ni destination 32. » Le devenir est
un pur milieu, ce qui signifie que ce milieu n’est pas
« au milieu de », n’est pas une puissance en train de
s’actualiser, un mouvement de présentification, mais
une composition momentanée qui ne peut ni ne veut
rendre raison d’elle-même.
À la fin du film de John Houston, Moby Dick, on
voit Achab enchaîné à la baleine, écartelé sur le dos
blanc en une sorte de crucifixion extatique. Cette
image – oublions un instant volontairement que,
pour Deleuze, un devenir ne se laisse pas représen-
ter – peut permettre de comprendre ce qu’est un
« bloc de devenir », ou le devenir-baleine d’Achab,
qui ne peut se confondre avec « Achab devient une
baleine. » Le devenir-baleine d’Achab commence où
finit le défaut de genre. Achab trouve en effet dans
la baleine une mort qui n’est pas son genre, qui ne
le reconduit pas, autrement dit, à l’universalité géné-
rique d’où il est censé venir. Les filins qui l’atta-
chent au dos de Moby Dick symbolisent des liens qui

31. Ibid., p. 291.


32. Ibid., p. 360.

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Qui a peur des loups hégéliens ? 143

échappent radicalement, en leur nature, à ceux du


syllogisme de l’espèce. En mourant, Achab ne tente
pas « d’écarter un sentiment de déficience », dans la
mesure où la baleine ne lui manque pas. Il compose
avec elle un bloc d’être qui déroute la filiation et la
reproduction. Ni le totem, ni le fétiche, ni le discours
de la métamorphose n’épuisent en leurs structures la
complexité d’une telle symbiose.
La fiction de Melville exacerbe un phénomène qui
n’est rien d’autre qu’un phénomène naturel. Il y a des
lois de la nature qui excèdent les lois de la nature en
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ce qu’elles ne se décrivent ni ne se classent. Ces lois
sont des lois de transport qui « ne franchissent ni la
barrière des formes essentielles, ni celles des subs-
tances ou sujets 33 », mais habitent aux milieu d’elles
et restent sans destin. Ainsi par exemple, lorsqu’une
guêpe se pose sur une orchidée, « il y a un bloc de
devenir qui prend la guêpe et l’orchidée, mais dont
aucune guêpe-orchidée ne peut descendre 34. » La
guêpe et l’orchidée se transportent l’une vers l’autre
sans que leur être-ensemble forme une forme ; leur
rencontre est de contagion fortuite, non d’attirance
filiale. « Les participations », écrivent Deleuze et
Guattari, « les noces contre nature, sont la vraie
nature qui traverse les règnes 35. » Ces participa-
tions sont « des combinaisons qui ne sont ni géné-
tiques, ni structurales, des inter-règnes, (…) mais la
Nature ne procède qu’ainsi, contre elle-même 36. » Il
y a des alliances qu’aucun État – communauté des
savants, ou État politique – ne reconnaîtrait ; il y a
des communautés qu’aucune institution ne pourrait

33. Ibid., p. 309.


34. Ibid., p. 291.
35. Ibid., pp. 295, 296.
36. Ibid.

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144 La Chambre du milieu

assimiler, non plus qu’aucune taxinomie ni aucune


histoire.
Il importe de distinguer deux points de vue sur le
vivant : celui de la physiologie et celui de l’éthique,
selon la définition spinoziste du terme. La physio-
logie a pour objet les caractères spécifiques et généri-
ques, les organes et les fonctions. L’éthique s’attache
quant à elle aux puissances d’un corps, à ce que peut
un corps, ce dont aucune physique organique ne peut
donner la mesure. La puissance d’un corps se mesure
en affects. Selon Spinoza, « un corps se définit seule-
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ment par une longitude et une latitude : c’est-à-dire
l’ensemble des éléments matériels qui lui appartien-
nent sous tels rapports de mouvement et de repos,
de vitesse et de lenteur (longitude) ; l’ensemble des
affects intensifs dont il est capable, sous tel pouvoir
ou degré de puissance (latitude). Rien que des affects
et des mouvements locaux, des vitesses différen-
tielles 37. »
L’éthique, ou « éthologie », considèrent donc les
affects d’un corps, comment ils peuvent composer
avec les affects d’un autre corps « soit pour échanger
avec lui actions et passions, soit pour composer avec
lui un corps plus puissant 38. » Le degré d’intensité
des affects, la particularité de leurs agencements
peuvent engendrer des différences entre individus
d’une même espèce plus considérables encore que
celle qui sépare les espèces elles-mêmes : « Il y a
plus de différences entre un cheval de course et un
cheval de labour qu’entre un cheval de labour et un
bœuf 39. » Le point de vue de l’éthologie permet de
prendre en compte ce qu’il y a d’incalculable dans le
vivant. Qu’un cheval devienne cheval de course ou
cheval de labour n’est pas inclus dans le genre ; en ce

37. Ibid., p. 318.


38. Ibid., p. 314.
39. Ibid.

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Qui a peur des loups hégéliens ? 145

sens, le devenir-animal est l’inattendu du genre. Les


blocs de devenir formés par la composition a-desti-
nale des affects de deux corps est une improvisation,
sorte de jazz ontologique, dont la logique du rapport
individu-essence générique ne peut rien dire ni rien
faire.
Cette puissance, cette capacité d’improvisation se
mesurent en molécules, ou encore en particules. Les
« particules-chacal 40 » n’ont rien à voir avec l’être-
chacal – forme, couleur, mode de reproduction, cri,
etc. – mais avec ce que le chacal peut faire. On dira
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que, précisément, ce que le chacal peut faire, c’est
être de telle couleur, hurler, se reproduire ; c’est
vrai, mais qualité de la couleur, état du pelage, etc.,
dépendent des rencontres imprévisibles et toujours
individuelles, non généralisables, de l’animal avec
son milieu et les autres animaux. L’agencement
avec d’autres corps se fait selon une ligne de fuite
par où un corps échappe à lui-même, à sa forme et,
momentanément, à sa destination. Ainsi, les parti-
cules guêpe, dans le bloc guêpe-orchidée, sont des
molécules d’énergie déliées de l’être-guêpe, sorte
d’exsudation du sujet suspendu de lui-même pour
composer avec un autre en un arrangement dans
lequel l’un et l’autre sont en un certain sens mécon-
naissables. Cet excès du sujet par où il se désubjec-
tivise, par où il compose sans se reproduire et crée
de l’inédit sans procréer, est bien une possibilité qui
entre dans la puissance d’agir de l’animal au même
titre que ses caractères spécifiques. Les agencements
d’affects sont des montages de plans : l’animal monte
les séquences de sa vie, élaborant ainsi des coupes de
devenir, ou « short cuts » énergétiques. L’éthologie
est science du cinéma animal.
Le concept de « meute », dans Mille plateaux, doit
se comprendre à partir des potentialités propres aux

40. Ibid., p. 50.

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146 La Chambre du milieu

affects. La meute est d’abord une masse intense, une


fluxion moléculaire. Les affects, comme les animaux,
vont par « bancs, bandes, troupeaux, populations 41 »,
multiplicités irréductibles à l’unité, à la figure sécuri-
sante de l’animal familier-familial, représentant des
pulsions, ou des parents. Une meute « ne représente
rien », elle est « l’affect en lui-même, la pulsion en
personne 42 » ; son énergie est l’énergie libidinale
elle-même, qui compose, « à tel moment, un seul et
même agencement machinique, figure sans visage
de la libido 43. » En ignorant que « les loups vont par
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paires », et surtout par meute, c’est cette énergie là
que, selon Deleuze et Guattari, Freud manque par
excès de conscience.
Nous sommes parvenus au point où il est possible
de saisir toute la différence qui sépare le devenir
de l’animal du devenir-animal. La question devient
maintenant celle de savoir ce qui décide du type de la
meute, de la particularité d’une meute par rapport à
telle autre, si on refuse le principe classificatoire des
genres et des espèces. C’est ici que doit intervenir l’in-
dividualité d’exception, ou anomalie, qui nous recon-
duira à la différence entre l’unité par soustraction de
meute et l’unité par sécrétion de meute.
« Tout Animal a son Anomal. Entendons : tout
animal pris dans sa meute ou sa multiplicité a son
anomal 44. » L’anomal, ou individu exceptionnel,
borde la meute, déterminant ainsi son type : « il n’y
a pas de bande sans ce phénomène de bordure, ou
anomal 45. » L’unité apparaît ici sous la figure du
« chef de bande », préféré et maudit tout à la fois.
Ainsi par exemple, « Willard », dans le film du même

41. Ibid., p. 295.


42. Ibid., p. 317.
43. Ibid., p. 50.
44. p. 298.
45. p. 300.

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Qui a peur des loups hégéliens ? 147

nom, « a son préféré, le rat Ben, et ne devient-rat qu’en


rapport avec lui, dans une sorte d’alliance d’amour,
puis de haine 46. » Qu’est-ce qu’une bordure ? Une
bordure est une ligne d’appartenance. Deleuze et
Guattari prennent l’exemple de la meute de mousti-
ques, analysée par René Thom dans Stabilité structu-
relle et morphogenèse. 47 Dans cette meute, « chaque
individu du groupe se déplace aléatoirement jusqu’à
ce qu’il voie tous ses congénères dans un même demi-
espace, alors il s’empresse de modifier son mouve-
ment de manière à rentrer dans le groupe, la stabilité
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est assurée en catastrophe par une barrière 48. »
L’anomal fixe la ligne au-delà de laquelle la meute
cesse, ou change de type. La bordure est « la ligne
enveloppante ou l’extrême dimension en fonction de
laquelle on peut compter les autres, toutes celles qui
constituent la meute à tel moment (au-delà, la multi-
plicité changerait de nature) 49. »
Le mot « nature » ne doit pas prêter à confusion.
En effet, la bordure est rien moins que naturelle, dans
la mesure où l’anomal « n’est pas un porteur d’es-
pèce, qui présenterait les caractères spécifiques et
génériques à l’état le plus pur, modèle ou exemplaire
unique, perfection typique incarnée, terme éminent
d’une série, ou support d’une correspondance abso-
lument harmonieuse 50. » Le phénomène de bordure
de la meute n’en est pas l’élément le plus représen-
tatif ou le specimen le plus accompli. Les individus
qui forment la meute n’ont pas de communauté
générique ni spécifique et ne peuvent à ce titre faire
l’objet d’une taxinomie. Une multiplicité ne se définit

46. p. 297.
47. Éd. W.A. Benjamin, p. 319, cité par les auteurs p. 300,
note 12.
48. p. 300.
49. p. 299.
50. p. 299.

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148 La Chambre du milieu

d’ailleurs pas par les éléments, ou les caractères qui


la composent, mais par les arrangements d’affects
qu’elle forme. Dès lors, l’anomal ne porte que des
affects ; il n’est pas, en tant que tel, une subjectivité,
un rejeton, un enfant ; il n’est peut-être même pas
sexué. Il survient à la meute, comme son excès, sa
sécrétion, qui la dépasse par le bord et l’enveloppe.
L’anomal a plusieurs façons de border la meute. Il
n’est même pas possible de fixer sa position une fois
pour toutes : « L’individu exceptionnel », écrivent
Deleuze et Guattari, « a beaucoup de positions possi-
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bles 51. » Il borde tantôt comme « chef de bande »
(position hiérarchique), tantôt comme « Solitaire à
côté de la bande » (il est alors le « côté » de la meute
et ne semble pas véritablement concerné par elle,
comme Moby Dick par rapport aux autres baleines).
Son rôle est de marquer le terme d’une série et le
passage imperceptible à une autre série possible,
comme le chas d’une aiguille d’affects, le point de
passage qui noue un motif à un autre, comme dans
ces dessins de Michaux où l’ordre des striures, chan-
geant de manière sérielle, décide du devenir halluci-
natoire de simples traits. Il n’y a pas d’ordre logique
dans cette enfilade, ces passages, ces transformations
d’une bordure à l’autre, d’une multiplicité à l’autre.
Le devenir-animal, bordé par son anomalie est
donc absolument différent du devenir de l’animal,
orienté vers la reproduction, tendu vers son repos
dans l’être devenu, ordonné à la discipline du multiple
dans la figure rassurante de l’un. L’anomal, on le voit,
n’est pas cet un, enfant ou père, qui achève téléo-
logiquement le mouvement de la vie individuelle.
Imprévisible quant à sa figure, sa fonction, illocali-
sable quant à sa position, limité à stabiliser la meute
de manière seulement temporaire et locale, condui-
sant sans logique des transformations ou enfilades

51. p. 298.

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Qui a peur des loups hégéliens ? 149

de multiplicités, l’individu exceptionnel n’est qu’une


ligne de fuite.

Revenons maintenant à Hegel lequel, en appa-


rence, est étranger au devenir véritable comme au
phénomène de l’unité exceptionnelle. Revenons à lui
qui, en apparence, n’a jamais rencontré la meute. A-t-
il, à ce point de l’analyse, quelque chose à répondre ?
Ceci, précisément, qu’unité par soustraction et
unité par exception composent fondamentalement
l’une avec l’autre, et qu’à vouloir penser l’une sans
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l’autre, à vouloir affirmer la seconde comme la vérité
de la meute, on manque la meute au moment même
où l’on prétend la suivre. Et elle se rassemble, comme
malgré elle, dans la figure de l’unité la plus tradition-
nelle qui soit : elle devient Dieu.
Le devenir-animal, on l’a vu, n’a pas de fin prévi-
sible. Son opération est a-téléologique et, à ce titre,
déjoue le savoir et le calcul. La meute peut s’auto-
détruire ; elle peut aussi constituer « une nouvelle
bordure, une ligne active qui va entraîner d’autres
devenirs 52 ». Et Deleuze et Guattari de préciser que
« personne, pas même Dieu, ne peut dire d’avance
si deux bordures s’enfileront et feront fibre, si telle
multiplicité passera ou non dans telle autre 53. »
Imprévisible, le devenir de la meute est de l’ordre
du secret. Si, au début de ce travail, j’ai caractérisé
l’unité par exception comme unité par sécrétion,
c’était d’ores et déjà par référence au « secret comme
sécrétion 54. »
Dès lors, penser le devenir comme inassignable,
comme rebelle à toute anticipation y compris la
divine, ne revient-il pas à poser ce devenir comme
plus divin que Dieu même ? À ne pas vouloir inscrire

52. p. 307.
53. p. 306.
54. p. 351.

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150 La Chambre du milieu

la fin dans ce devenir, ne fait-on pas de lui l’infini


en puissance, en puissance d’un « peut-être » qui
réserve son actualisation tel le suspens de la grâce ?
Une meute qui peut finir peut aussi ne pas finir. La
négativité revient toujours hanter le processus qui
s’en croit exempt et qui, de l’ignorer, se transforme
inexorablement, pour Hegel, en mauvaise infinité.
La meute, selon Deleuze, ignore en effet le négatif ;
prenons-en pour exemple la phrase suivante : « Des
physiciens disent : les trous ne sont pas des absences
de particules, mais des particules allant plus vite que
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la lumière. Anus volants, vagins rapides, il n’y a pas
de castration 55 », « même les ratés (…) font partie
du plan 56. » Deleuze ne veut donc rien perdre et,
de son point de vue, un trou n’est pas plus négatif
qu’un loup. On retrouve là son refus de reconnaître
le manque comme moteur du devenir. Hegel répon-
drait qu’une meute qui ne manque de rien s’anéantit
comme meute, dans la mesure où il est impossible
de concevoir une meute sans avidité, sans faim, sans
fin. Nécessairement en chasse, la meute entraîne ses
malades, ses galeux, son Lumpen-Proletariat, dont
la figure élémentaire, en réalité, n’est autre que la
famille, haillons dont procède toute vie.
C’est la téléologie qui, paradoxalement, inscrit la
fatigue dans la différence, et c’est la dialectique qui
donne à la meute la nécessaire usure de son être.
Priver le devenir de toute fin immanente aboutit à le
borner de l’extérieur, c’est là ce que développe Hegel
dans la Doctrine de l’être 57, et l’on peut considérer que
l’anomal, dont la présence ne répond à aucune néces-
sité logique ni téléologique, assure brutalement à la
meute son finir et impose au peut-être son arrêt et sa

55. p. 45.
56. p. 312.
57. Science de la logique, t. 1, tr. cit. ; voir Livre premier,
section 1, chap. 2, 3ème partie.

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Qui a peur des loups hégéliens ? 151

borne avec une violence digne de celle de Freud dans


sa réduction des loups à l’unité. L’exception apparaît
aussi répressive que la soustraction.
Reste à tenter, au bénéfice de ces affirmations,
l’esquisse d’une pensée de la meute chez Hegel. Il n’y
a évidemment pas chez Hegel de pensée de la meute
en tant que multiplicité ou groupe d’animaux ; il est
toutefois possible de déceler chez lui une pensée de la
meute au niveau de l’animal singulier – comme si ce
dernier était en lui-même horde. En quoi peut-on dire
qu’il l’est ? En tant que son organisme peut s’analyser
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comme un flux d’intensité(s) énergétique(s).
Une lecture poussée et attentive de la pensée
heglienne de l’animal dévoile, contrairement à ce
qui a été exposé dans la première partie de ce travail,
non une opposition, mais une étonnante proximité
avec celle de Deleuze. Il y a chez les deux auteurs
une problématique de l’habitude animale qui appa-
raît comme une économie de la multiplicité. Certes,
chez Hegel, l’habitude est tout entière ordonnée à la
téléologie et à la logique du genre ; mais il devient
possible maintenant de montrer que la téléologie,
loin de suspendre l’économie de la multiplicité, en
est au contraire l’accomplissement. Il convient de
voir comment la téléologie telle que Hegel la pense
obéit à un processus de production de l’unité qui
n’est ni de soustraction, ni d’exception, mais d’usure
de la meute.
Exposons le problème de l’habitude animale. On
notera, sur ce point, que nous lisons Hegel à partir
de Différence et répétition, mais ce que nous y lisons
à partir des présupposés deleuziens nous amène
en retour à répondre à Deleuze à propos de Hegel.
Commençons par rappeler l’analyse que Deleuze
développe au sujet du rôle fondamental que l’habitude
joue au sein du vivant. L’auteur reprend à ce propos
la conception aristotélicienne du vivant composé de
petits animaux. « Il faut attribuer une âme au cœur,

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152 La Chambre du milieu

aux muscles, aux nerfs, aux cellules, mais une âme


contemplative dont tout le rôle est de contracter
l’habitude. Il n’y a là nulle hypothèse barbare, ou
mystique : l’habitude y manifeste au contraire sa
pleine généralité, qui ne concerne pas seulement les
habitudes sensori-motrices que nous avons (psycho-
logiquement), mais d’abord les habitudes primaires
que nous sommes, les milliers de synthèses passives
qui nous composent organiquement. À la fois, c’est
en contractant que nous sommes des habitudes, mais
c’est par contemplation que nous contractons 58. »
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Comment pouvons-nous comprendre, plus préci-
sément, le contracter et le contempler ainsi que leur
rapport et, de surcroît, la précession du contempler
sur le contracter, telle du moins que le « mais c’est
par » nous la laisse entendre ? Il faut ici substituer
procéder à précéder, comme nous invite à le faire le
constat suivant : « Nous ne nous contemplons pas
nous-mêmes, mais nous n’existons qu’en contem-
plant, c’est-à-dire en contractant ce dont nous procé-
dons. » Nous pouvons considérer qu’il y a dans
l’analyse de Deleuze une « situation » de départ qu’il
formule en ces termes : « Nous sommes de l’eau, de
la terre, de la lumière et de l’air contractés, non seule-
ment avant de les reconnaître ou de les représenter,
mais avant de les sentir 59. » Départ dans et à partir
de l’inorganique et des quatre éléments par contrac-
tion. À mesure que le vivant se complexifie, il accroît
solidairement le nombre, la masse et la qualité de
ses contractions, au triple sens d’une structuration
passive et active, d’une aptitude permanente à l’ac-
quisition et d’une réduction multiplicatrice.
Ce triple processus rend possible l’agencement
éthologique des affects analysé plus haut. C’est l’ha-
bitude en effet qui permet à l’individu de se singu-

58. Différence et répétition, op. cit., p. 101.


59. Ibid., p. 99.

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Qui a peur des loups hégéliens ? 153

lariser et de devenir un genre à lui seul. L’habitude


dessine la ligne de partage entre le cheval de labour
et le cheval de course. L’exercice inhérent au fonc-
tionnement de l’habitude lie l’énergie vitale : « Un
animal se forme un œil en déterminant des excita-
tions lumineuses éparses et diffuses à se reproduire
sur une surface privilégiée de son corps. L’œil lie la
lumière, il est lui-même une lumière liée 60. » L’ac-
tivité qui prend pour objet la différence à lier 61 (ici
l’activité de perception de la lumière) est double. Elle
est d’une part contemplation : c’est seulement en
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voyant, et donc en pâtissant sous l’action du sensible
que la vision s’accomplit, mais aussi, et d’autre part,
action : c’est en pâtissant, en effet, que l’œil, parado-
xalement, se forme et s’exerce : « l’œil (…) contemple
l’excitation qu’il lie. Il se produit lui-même ou se
« soutire » à ce qu’il contemple (et à ce qu’il contracte
et investit par contemplation) 62. »
L’arrangement, ou composition, des affects,
suppose l’habitude comme loi de réversibilité des
énergies, mutabilité réciproque de la passivité et de
l’activité. La continuité ou répétition d’un change-
ment modifie, à l’égard de ce changement même,
la disposition de l’être. Ce qui a lieu dans l’habi-
tude est une diminution de la réceptivité et une
augmentation de la spontanéité. Le développement
progressif d’une activité interne explique l’abaisse-
ment progressif de la passivité. Les actions maintes
fois répétées obtiennent un degré de plus en plus
élevé d’adéquation, et l’être se familiarise avec les
circonstances. Dès lors, l’habitude apparaît à la fois
comme ce qui discipline et comme ce qui libère la
meute des affects.

60. Différence et répétition, op. cit., p. 128.


61. La Verbindung allemande a exactement le même sens que
la liaison dont nous parlons ici.
62. Différence et répétition, op. cit., p. 129.

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154 La Chambre du milieu

Il est frappant de constater que, dans la Philoso-


phie de la nature, Hegel développe une probléma-
tique de l’habitude très proche de celle de Deleuze.
Une pensée de l’organisme comme horde énergétique
double chez lui la logique du procès générique.
L’organisme est fait des mêmes matériaux, des
matériaux mêmes de l’inorganique, une fois et
immédiatement contractés. Le vivant organique,
nous allons le vérifier au travers des analyses hégé-
liennes, est en lui-même une réduction et une
condensation des éléments de son milieu : eau,
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air, molécules d’azote et de carbone… L’habitude
désigne d’abord un tel pouvoir de contraction. Le
résultat de celle-ci forme proprement l’habitus,
c’est-à-dire la disposition interne et la constitution
générale de l’organisme. Hegel qualifie le rapport
dialectique – d’identité et de différence – entre les
composantes inorganiques du milieu et celles de l’or-
ganisme, de processus « théorique ». Ce qui conduit
à admettre que tout mécanisme vital d’adaptation
est en lui-même, déjà, un certain mode du theorein,
dans la double acception mise en lumière par Aris-
tote : contemplation et exercice.
Hegel montre en effet lui aussi comment le vivant
organique contracte en lui-même ce dont il procède :
la matière inerte, les éléments, les processus chimi-
ques, etc., moments constitutifs dialectiquement
s’enchaînant de la Philosophie de la Nature. Dans
celle de 1805-06, on lit : « L’organisme général de
l’animal est la reconstruction des éléments physi-
ques en un tout singulier 63 » ; l’organisme est un

63. Je traduis de l’allemand, p. 137 : Der animalische allge-


meine Organismus ist die Rekonstruktion der physischen
Elemente zu Einzelnen. Nous traduisons « en un tout singulier » le
zu Einzelnen, qui signifie littéralement « en un Seul », le « seul »
étant ici substantivé. On peut citer deux autres passages qui vont
dans le même sens. L’un se trouve p. 144 : Hier beginnt der innere

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Qui a peur des loups hégéliens ? 155

habitus, au sens de la disposition interne des organes,


synthèse de la multiplicité hétérogène des éléments
qui composent le corps. Un animal, rappelons-le, est
une synthèse d’air, d’eau, de lumière, de carbone,
d’azote, etc., c’est-à-dire de particules énergétiques
qui assurent la fluidité de l’organisme.
La contraction et la formation de l’habitus sont
étroitement liées. En l’animal, cette liaison apparaît
déjà comme subjectivité : « L’organisme animal »,
affirme Hegel dans l’Encyclopédie, « est la réduc-
tion de la nature inorganique divisée à l’unité infinie
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de la subjectivité (die Reduktion der ausseinander
gefallenen unorganischen Natur in die unendliche
Einheit der Subjektivität) 64. » À défaut d’un usage
équivalent du concept de contraction en allemand 65,
nous disposons chez Hegel du concept plus puissant
encore d’« idéalisation », ce qui renvoie à l’analyse
deleuzienne de l’habitude comme contemplation,
c’est-à-dire comme processus théorique. Comme

Organismus ; er ist die Einheit des mechanisch Organischen und


des chemisch Organischen : « C’est ici que commence l’organisme
intérieur ; il est l’unité de l’organique chimique et de l’organique
mécanique. » L’autre se trouve p. 150 : Der allgemeine Prozess ist
diese Rückkehr des Selbst aus seiner kometarischen, lunarischen,
und irdischen Laufbahn zu sich selbst. (…) : « Le procès général
[de l’organisme] est le retour du Soi vers lui-même depuis sa
course sidérale, lunaire, et terrestre. »
64. Philosophie de la Nature, trad. cit., § 358, Remarque,
p. 205 [296].
65. Le verbe allemand qui signifie contracter est zusammen-
ziehen : resserrer, réduire, concentrer. Si l’on ne peut pas dire en
allemand « contracter une habitude », il n’empêche que le sens
de zusammenziehen (littéralement contracter, tirer ensemble)
dit parfaitement l’économie du processus que nous analysons
ici. Signalons qu’en allemand, prendre l’habitude de, contracter
l’habitude se dit : die Gewohnheit zu annehmen. L’expression
die Gewohnheit etwas zu tun signifie : avoir l’habitude de faire
quelque chose ; die Gewohnheit ablegen signifie en revanche « se
déshabituer. »

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156 La Chambre du milieu

l’affirme le § 350 de la Philosophie de la Nature :


« L’individualité organique existe comme subjec-
tivité si l’extérieur propre de la figure s’est idéalisé
en membres et que l’organisme en son processus
extérieur maintient en lui-même l’unité du soi 66. »
L’idéalisation chez Hegel, parce qu’elle désigne le
processus de conservation-suppression, apparaît du
même coup comme un procès de condensation et de
synthèse, ce que Hegel nomme encore une « abstrac-
tion ».
L’habitude suppose que le changement puisse être
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conservé et laisser une trace. Que la répétition du
changement produise une différence dans le sujet qui
l’éprouve fait que le changement venu de l’extérieur
se transforme peu à peu en un changement venu de
l’intérieur même de l’organisme, engageant le corps
dans le devenir de sa singularité.
Les impressions perdent leur force à mesure
qu’elles se reproduisent. Hegel insiste sur ce point
dans la Remarque du § 410. Sous l’effet de l’habi-
tude, écrit-il, « la sensation immédiate, en tant que
niée, (est) posée [comme] indifférente (…) [ l’habi-
tude produit] l’endurcissement contre des sensations
extérieures (le grand froid, la chaleur, la fatigue des
membres (…), l’indifférence à l’égard de la satisfac-
tion ; les désirs, les tendances sont émoussés par
l’habitude de leur satisfaction 67. » L’abaissement de
la sensibilité exalte paradoxalement la spontanéité.
Ce qui, au départ, n’était que subi devient, sous l’ac-
tion de la répétition, l’initiative du mouvement et
donc le développement d’un nouvel arrangement,
d’un nouveau devenir organique.
Il faut bien voir que, chez Hegel, ce devenir-là sous-
tend le devenir inhérent au procès du genre. À limiter

66. Philosophie de la nature, trad. cit., p. 202.


67. Philosophie de l’esprit, tr. fr. Bernard Bourgeois, Vrin,
Paris, 1988, p. 216.

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Qui a peur des loups hégéliens ? 157

la pensée hégélienne du devenir au devenir géné-


rique, on perd de vue le fait capital que ce dernier est
pour Hegel toujours manqué, toujours raté. L’animal
éprouve l’échec fondamental du devenir de l’animal.
Certes, on l’a vu, le « sentiment de déficience » se
révèle chez l’animal comme tendance à l’accouple-
ment. Mais on a vu également que le processus de
la procréation (Fortpflanzung) n’aboutit qu’au
processus de la mauvaise infinité (schlechte Unen-
dlichkeit). L’animal ne peut présenter pleinement le
genre. Il ne peut ériger sa singularité en universel,
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supprimer leur disproportion.
Or seule l’habitude permet d’en finir avec le
mauvais infini de l’accouplement. C’est elle qui rend
la mort possible en tuant progressivement les possi-
bilités affectives qu’elle a pourtant contribué à créer.
Petit à petit, le corps comme habitus, comme individu
singulier en sa horde énergétique, s’ossifie, se fatigue
définitivement. Hegel dit au § 375 : « L’animal (…)
parvient à une objectivité abstraite où son activité
s’est émoussée, ossifiée et où sa vie est devenue une
habitude sans processus, [qui] se tue elle-même. »

L’habitude, en sa double et contradictoire fonc-


tion vitalisante et thanatologique, trace chez Hegel
son chemin au telos. Elle aiguise la vitalité à mesure
qu’elle contracte les affects. Elle émousse la vitalité à
mesure qu’elle l’aiguise. Ce double jeu de la taille de la
vie est pensé par Hegel comme logique dialectique de
l’abréviation. La multiplicité, n’est pas réduite systé-
matiquement et violemment à l’unité, elle s’abrège
d’elle-même, et l’abréviation est la nécessaire fatigue
qui freine la meute, suspend son devenir infini.
L’abréviation – et non l’unité par soustrac-
tion – est le sens de la dialectique et la loi de la pensée.
Ce qui vient d’être montré au sujet de l’animal est
sous-tendu par la conception hégélienne de la pensée
comme accélération, raccourci, usure de l’intensité

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158 La Chambre du milieu

qualitative de son objet. L’entendement procède à


une réduction que la Science de la Logique décrit
ainsi : « L’entendement donne [aux déterminations
de pensée], par la forme de l’universalité abstraite,
pour ainsi dire, une dureté d’être (Härte) telle
qu’elles n’en ont pas dans la sphère qualitative ni
dans la sphère de la réflexion ; mais par cette simpli-
fication (diese Vereinfachung), il les anime en même
temps (…) et les aiguise 68. » Il leur donne forme de
« pointes 69 ». Comment faut-il entendre la « dureté
hégélienne » ? En plusieurs sens. « Dureté d’être »,
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ce peut être d’abord « consistance (Halt) de l’être »,
à la fois fermeté, conséquence et résistance (au temps
par exemple, plus grande que la résistance du phéno-
mène quel qu’il soit). Cette dureté est l’émergence
dialectique d’une qualité par résorption du quali-
tatif phénoménal. Il s’ensuit dans la détermination
de pensée une dureté… de cœur, l’effet produit par le
concept pouvant être infiniment moins « sensible »
que l’affect produit par le phénomène. En effet, l’im-
plication du sujet est bien moindre lorsqu’il se trouve
en relation avec la « pointe » de la détermination
qu’elle ne l’est dans le contact avec les traits prati-
quement innombrables du phénomène. Paradoxa-
lement, la piqûre de la « pointe » peut laisser le vif
insensible. Mais, à un autre niveau, la pointe permet
d’aller jusqu’au bout du phénomène, de l’achever
en quelque sorte, ce qui bien entendu signifie aussi
le faire mourir en son concept. Dureté et pointe
évoquent à la fois l’abrupt et le point, c’est-à-dire
la décision renversante, c’est-à-dire le « à partir de
quoi… ». Qu’en est-il de l’« animation » par rapport à
la dureté et à la pointe qui évoquent précisément l’ab-
sence d’âme, sinon d’esprit, voire l’absence de cœur ?

68. Doctrine du concept, Science de la logique, III, trad. cit.,


p. 82, 83.
69. Ibid.

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Qui a peur des loups hégéliens ? 159

Cette animation est l’« âme » même de la relation


résumée par le concept. L’ensemble des animations
liées au phénoménal se trouvent à la fois abstraites,
rassemblées, reliées et unifiées par le concept. La
réduction formalisatrice du contenu spéculatif, son
écriture logique, confèrent paradoxalement à l’être
dépouillé de ses singularités une manière de singu-
larité par excellence qui est sa « caractéristique
(Eigentümlichkeit). »
L’unité d’abréviation apparaît comme une via
media entre l’unité par soustraction et l’unité par
© Hermann | Téléchargé le 25/03/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

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exception. Les pointes de l’être ne sont pas soustraites
à elles-mêmes. Elles demeurent virtuellement riches
de multiplicité et d’intensité qualitatives. Aucune
d’elles ne joue non plus le rôle de l’Anomal, aucune
ne borde l’autre. Ou, si l’on veut, chacune est l’ano-
malie de l’autre, son possible et son incompossible.
Sa suite et sa fuite.
Les loups vont par meute. Ils laissent sur la
neige leurs empreintes, leurs lignes de loups. Mais
ces empreintes sont de plus en plus petites. elles
s’abrègent. Pourquoi Deleuze et Guattari parlent-
ils des « petits » trous sans analyser cette petitesse,
cette logique de réduction sans père ni outsider ?
Hegel répond « petits loups » à ceux qui le trai-
tent de « gros chien ». Sans ces petits loups-là, la
meute ne se fatigue pas ; le devenir – fût-il impré-
visible – se renverse paradoxalement en constance,
en présence inusable, en substance. Le rhizome
fait chêne, l’errance fait gîte. Hegel ne l’a-t-il pas
toujours su ?

J’ai voulu symptomatiser le rapport de Deleuze


à Hegel, ce qui revient à montrer que Hegel appa-
raît, dans le texte de Deleuze, comme un symptôme,
puisqu’il joue le double rôle de l’exceptionnel maudit
sans que ce double rôle soit jamais explicité pour
lui-même. S’il ne l’est pas, c’est, selon l’hypothèse

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160 La Chambre du milieu

adoptée, parce qu’un partage strict entre les deux


unités (par soustraction et par exception) est impos-
sible à fonder, quoi qu’en disent Deleuze et Guattari.
En tentant de mettre au jour cette composition,
j’ai machiné un rapport inédit entre Hegel et Deleuze.
J’ai construit une machine, un bloc de devenir Hegel-
Deleuze, aussi inattendu et aussi plausible que celui
de la guêpe et de l’orchidée, un plateau. « Nous
appelons « plateau » toute mutiplicité connectable
avec d’autres par tiges souterraines superficielles,
de manière à former et à étendre un rhizome 70. »
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Construire un plateau entre la différence et la dialec-
tique permet de fluidifier une opposition rendue sans
doute trop rigide par un parti-pris de réduction de la
réduction qui peut produire parfois – c’est le cas avec
Hegel – des effets contraires à ceux recherchés. Faire
droit à la très belle pensée deleuzienne de l’affirma-
tion impliquait que Hegel y fût affirmé.

70. Mille plateaux, op. cit., p. 33.

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