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V.

Du pathique et du rythme : singularité de Maldiney dans


l’histoire de la philosophie
Éliane Escoubas
Dans Colloque de Cerisy 2016, pages 117 à 125
Éditions Hermann
ISBN 9782705691936
DOI 10.3917/herm.youne.2016.01.0117
© Hermann | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info via Université de Fribourg (IP: 134.21.141.158)

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V

Du pathique et du rythme : singularité


de Maldiney dans l’histoire de la philosophie
Éliane Escoubas

Mon analyse de l’œuvre et de la pensée d’Henri Maldiney va se


situer dans l’écart et le croisement de deux formules, l’une de Husserl,
l’autre de Heidegger, ces deux philosophes dont Maldiney est à la fois
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si proche et si différent.
La formule de Husserl : « Zu den Sachen selbst » – « Aux choses
mêmes » – dans laquelle, comme on le sait, il ne faut pas comprendre
« chose » au sens de Ding (la chose transcendante ou l’objet de la
science), mais comme phainomenon, « phénomène », comme l’appa-
raître de ce qui apparaît 1.
Et la formule de Heidegger : « Qui est le Dasein 2 ? »
Mon hypothèse de lecture est que ces deux formules sont le socle
inaltérable de la pensée de Maldiney. Sur ce socle, Maldiney élabore
une phénoménologie singulière, qui n’est pas une phénoménologie de
la conscience, comme c’est le cas chez Husserl. Mais une phénomé-
nologie de la « présence », au sens du « praesens », comme Maldiney
l’exprime lui-même par ce mot latin qui dit : se tenir en avant (de soi),
se tenir hors de (soi). Ce qu’exprime aussi le terme d’« Ouverture »,
d’« ouvert » (que Maldiney rencontre chez Hölderlin notamment).
La présence ou le « se tenir ouvert » est « l’existant » – et ex-istant dit
le « hors de », comme l’écrit Maldiney dans Existence, crise et création.
C’est là bien sûr que Maldiney s’accorde avec Heidegger et le Dasein
(ou l’homme) heideggerien.

1. E. Husserl, L’idée de la phénoménologie. Cinq leçons, Résumé, Paris, PUF,


1970, p. 112-113.
2. M. Heidegger, Être et Temps, § 25 : « Amorçage de la question existentiale du
qui du Dasein », Paris, Authentica, 1985, p. 100-101.
118 À l’épreuve d’exister avec Henri Maldiney

Présence, Ouverture, Ex-istence, trois termes qui exigent une analyse


tout autre que celle de la « conscience » husserlienne. C’est peut-être le
terme même de « Daseinsanalyse » qui va nous rapprocher de l’entente
maldinéenne de la phénoménologie : en effet, dans Regard Parole Espace,
on trouve le terme de Daseinsanalyse – défini comme « L’analyse des
structures spatio-temporelles de la présence 3 ».
L’analyse des structures spatio-temporelles de la présence, qu’est-ce que
cela veut dire ? Cette question va constituer le motif de mon investiga-
tion de la pensée de Maldiney – et je fais l’hypothèse que les notions
de « Pathique » et de « Rythme » désignent précisément chez Maldiney
« les articulations spatio-temporelles de la présence », comme aussi bien
les articulations spatio-temporelles de « l’apparaître ».

I. LE PATHIQUE
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Nouant le « phénomène » et « l’existant », Maldiney propose un
exemple. Quand, dit-il, dans l’échancrure de deux montagnes, le mont
Cervin apparaît, « on ne l’aperçoit pas, il apparaît ». C’est ce qu’il appelle
une « rencontre » – laquelle rencontre n’est pas la jonction d’un sujet
et d’un objet déjà préalablement constitués ; en tant que tels, ils ne
sont pas déjà là, pré-existants, c’est la « rencontre » qui les constitue.
Cette rencontre est un « événement ». Mais ce n’est ni un événement
du monde, ni un événement de la conscience. Cet événement, cet
apparaître, est « un surgissement sans préalable, sans en deçà ». La
rencontre et l’apparaître sont inobjectivables ; ils ne peuvent être traduits
ni en termes d’« objet », ni en termes de « sujet ». Ils sont antérieurs
à tout rapport sujet-objet.
Cette rencontre, cet événement relève de la sensation, du sentir
(Maldiney préfère employer le verbe « sentir », qui implique une
activité, plutôt que le substantif, « sensation »).
Qu’est-ce que le « sentir » ? S’appuyant sur les analyses de Viktor
von Weizsäcker et sur celles d’Erwin Straus dans Du sens des sens 4,
Maldiney établit que « sentir » n’est pas « percevoir ».
a) « Sentir » n’est donc pas « percevoir » – « le sentir est au percevoir
ce que le cri est au mot » – car le « percevoir » est objectivant, il
produit des « objets », des objets à connaître, alors que le « sentir »

3. H. Maldiney, Regard Parole Espace, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973 [1re éd.],
p. 87.
4. E. Straus, Du sens des sens, Grenoble, Jérôme Millon, 2000.
Du pathique et du rythme 119

est de l’ordre de la « présence » – sentir, c’est « être en présence » –


de l’ordre donc d’un « il y a » primordial, de l’ordre de l’originaire.
b) Sentir, ce n’est pas avoir des sensations, c’est « se tenir ouvert », c’est
« exister ».
c) Enfin, « sentir » suppose un mouvement ou plutôt une mobilité.
Comme l’écrit Erwin Straus, « le sentir est en liaison intrinsèque
avec notre motricité ».
Il faut donc souligner comment ces notions maldinéennes se
recroisent ou s’entrecroisent : sentir, exister, ouvert.
Le « sentir » ne s’accomplit donc pas, comme chez Husserl et sans
doute aussi encore comme chez Merleau-Ponty, dans le percevoir
– le percevoir n’est pas l’accomplissement du « sentir » ; le « sentir »
s’accomplit dans « l’exister ». « Sentir » en tant qu’il est de l’ordre
de la présence, est un « pouvoir être ». Il est donc important pour
Maldiney de distinguer le sentir comme moment qu’il désigne comme
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« pathique ou thymique » (termes du psychiatre Binswanger), de le
distinguer donc du percevoir comme moment « gnosique ou objectif ».
Pathique n’est donc pas objectif. Mais « pathique » ne signifie pas non
plus purement subjectif, ni non plus pathologique. Pathique, Pathein
signifie « éprouver », « ressentir », « sentir », et Maldiney reprend la
formule grecque d’Eschyle « pathei mathos », qui dit que c’est par le
pathique (le sentir) qu’on apprend, c’est par l’épreuve qu’on apprend.
C’est ici qu’on a accès aux « choses mêmes ». Par le « pathique » – et on
n’accède pas à leur « quoi », mais à leur « comment ». Et les « choses
mêmes » désignent le « comment » des choses.
Le « sentir » s’accomplit donc dans l’accès au « phénomène », à « l’appa-
raître » de ce qui apparaît, et encore une fois à la « présence » de ce qui
est présent. La question n’est plus la question « qu’est-ce que ? », ni la
question « quand ? », mais la question du « où ». Mais la question « où »
est à ré-élaborer – on dit habituellement « Où suis-je ? » : « Suis-je ici,
où je suis, ou suis-je là-bas, où je vois ? » (cf. Viktor von Weizsäcker).
Or, dit Maldiney, « où je suis » n’est ni ici ni là-bas, car la réponse est
bien plutôt « j’y suis » (le y du y grec). La formulation est donc celle
du « y être ». Le Dasein, (l’homme) est l’étant qui « y est » – non pas
seulement l’étant qui est, mais l’étant qui y est 5. La présence est atteinte
là où elle est à l’épreuve : dans sa dimension pathique 6.

5. Sans doute pourrait-on traduire Dasein par « y être » en français.


6. H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Jérôme Millon, 1991, p. 314.
120 À l’épreuve d’exister avec Henri Maldiney

Maldiney rappelle à juste titre les deux sens du terme « esthé-


tique » chez Kant : l’un (l’esthétique transcendantale de la Critique
de la raison pure) développe « les conditions de possibilité de l’expé-
rience », l’autre (l’esthétique de la Critique du jugement) développe
les conditions de possibilité de « l’art » et du « beau ». Les deux
sens kantiens de l’esthétique (de l’aisthesis) seraient donc noués
à leur racine : le sentir ou le pathique : « le terme “Pathos”, écrit
Maldiney, a le défaut de n’évoquer que des idées de passivité, alors
que le moment pathique comporte en fait une activité. La moindre
sensation en effet ouvre un horizon de sens en vertu de cette activité
dans la passivité dont la reconnaissance par Kant constitue l’acte
inaugural de toute esthétique… Ou, pour employer un vocabulaire
husserlien, la matière sensuelle possède une forme originaire qui
est irréductible à toutes les noèses intentionnelles de la perception
objective 7. » C’est pourquoi Maldiney dit que c’est dans l’art (et
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non dans le concept et l’entendement, comme le disait Hegel) que
le « sentir » déploie sa vérité.
Mais le pathique n’est pas le pathologique. Celui-ci est une « catas-
trophe » du pathique.
Le pathique est donc « l’épreuve de l’existence » et le « pouvoir-
être » de l’homme et de l’artiste. Mais toute dimension pathique de
l’existence a sa pathologie et les comportements que l’on pourrait dire
déficients sont l’épreuve de la pathologie. Cette proposition permet de
renverser et de redéfinir en propre les termes classiques de la psychia-
trie : au lieu du « normal et du pathologique », il convient de parler
du « pathique et du pathologique » ; je cite :

À l’opposition réifiante du normal et du pathologique doit succéder l’articu-


lation existentiale du pathique et du pathologique ; celui-ci étant une forme
réifiante de celui-là, mais une déchéance inscrite dans sa possibilité même.
Le pathique et le pathologique appartiennent au pouvoir être de l’existant
qui est capable de répondre ou de se dérober à sa mise en demeure d’être ou
de disparaître 8.

Ainsi « la dimension propre de l’existant est la transpassibilité »,


laquelle est essentiellement « événement » et « rencontre » « ouver-
ture ». (Bien noter le lien des termes pathique, passible, transpassible.)

7. Id., Regard Parole Espace, éd. cit., p. 70.


8. Id., Existence, crise et création, La Versanne, Encre marine, 2001, p. 75-76.
Du pathique et du rythme 121

Au contraire, la réification ou la déficience du pathique constitutive


du pathologique manque toujours l’événement et la rencontre : « Dans
le sujet en crise s’ouvre une faille dans laquelle il est mis en demeure de
réaliser son unité avec soi au lieu même de la séparation d’avec soi. La
faille est infinie 9. » On le sait, Maldiney a nourri un grand intérêt pour
les œuvres qui sont désignées depuis Dubuffet du terme d’« art brut »
et il écrit « la signification de l’œuvre n’est pas seulement conceptuelle.
Elle comporte une dimension pathique qui correspond à une manière
d’être-au-monde, à un style d’accueil des choses 10 ». L’œuvre ex-iste,
comme le Dasein ex-iste, mais c’est précisément de cet « être-hors-de »
que le psychotique est incapable : chez lui, l’ouverture se ferme, se
mue en fermeture. Mais il peut arriver que l’œuvre du psychotique soit
elle-même ouverture pour celui qui la regarde ou l’entend, sans que
pour autant le créateur de l’œuvre s’ouvre (voir les œuvres peintes de
Wöllfli, au LAM de Lille, et bien d’autres œuvres d’« art brut », celles
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du musée de Lausanne notamment, ainsi que les textes et pièces de
théâtre d’Artaud ou de Strindberg).
Mon interprétation concernant cette « ouverture » qui se mue en
« fermeture » serait celle-ci : le psychotique ne laisse pas son œuvre
prendre son indépendance, elle continue à dépendre de lui et lui-même
continue à dépendre d’elle.

II. LE RYTHME

Qu’est-ce « qu’être-au-monde » au sens heideggérien du terme ? C’est être-


à-l’espace et au-temps. Espace et temps qui ne sont pas du mesurable, mais
essentiellement du rythme. « Être-au-monde » c’est « être-au rythme ».
Maldiney donne une magnifique analyse du rythme, en tant que mode même
de l’ex-ister, dans Regard Parole Espace, dans le chapitre « L’esthétique des
rythmes », où il fait appel aux analyses du ruthmos grec par le linguiste Émile
Benveniste. Je cite : « le ruthmos grec veut dire forme, comme skéma, mais
une autre espèce de forme que le skéma. Alors que le skéma est la forme fixe,
réalisée, posée comme un objet, le ruthmos désigne la forme dans l’instant
qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide… c’est la forme
improvisée, modifiable 11. »

9. Ibid., p. 91.
10. H. Maldiney, Regard Parole Espace, éd. cit., p. 215.
11. Ibid., p. 157 sq. ; E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. I, Paris,
Gallimard 1966, p. 327 sq.
122 À l’épreuve d’exister avec Henri Maldiney

Prenant appui sur cette notion grecque du ruthmos, Maldiney


montre superbement, dans ce chapitre, comment, simultanément,
« une forme n’est pas, mais existe » et comment une forme est « le
rythme du matériau » – par exemple le matériau qu’est la lumière
chez les Byzantins de Ravenne ou le rapport « montagnes et eaux » de
la peinture chinoise Song.
Quelque vingt ans plus tard, dans L’art, l’éclair de l’être, résonne
encore cette notion de rythme. On y lit, de nouveau, comment le
rythme n’a pas lieu dans l’espace, mais « implique » l’espace, « ouvre »
l’espace ; et comment vouloir situer le rythme dans un temps et un
espace, ce serait le convertir en cadence, c’est-à-dire à proprement
parler le détruire. Le rythme est un champ de tensions et notre espace
comme notre temps se détermine comme tension du proche et du lointain.
Tissu pré-objectif du monde, antérieur à la dissociation du sujet et
de l’objet, le rythme fonde une esthétique qu’on pourrait dire sans
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subjectivité ni objectivité. Maldiney, d’ailleurs, écrit : « Un rythme
est inobjectivable. Il ne peut être que vécu. » Mais que veut dire ici le
terme de « vécu » ? Est-ce un acte de conscience ? Nullement, car « le
rythme est l’articulation du souffle », il est une respiration. Dès lors,
ne devra-t-on pas affirmer que le rythme est la réalité du réel ? Faut-il
dire : la réalité de la vie ? La réalité de l’ex-istence ?
De même pour l’œuvre d’art : l’œuvre d’art, qui n’est pas illustra-
tive, qui n’est pas reproductive, « est au monde », « existe », est « en
rythme ». L’art que Maldiney appelle existentiel est donc un art créateur
de formes en mouvement, de « formes en formation » (Gestaltung et
non pas Gestalt – comme le dit le peintre Paul Klee), un art créateur
de rythmes, c’est-à-dire créateur d’un champ de tensions – quel que soit
cet art : peinture, musique, sculpture, architecture.
Je veux citer ici une analyse de Maldiney sur la peinture de Cézanne.
Nous allons voir que l’espace au sens maldinéen n’est pas une étendue
homogène et mesurable, mais précisément un champ de tensions. Ainsi
l’espace pictural aussi est un champ de tensions. Je cite dans Regard
Parole Espace :

L’espace cézanien n’est pas un réceptacle, un conteneur d’images ou de signes.


Il est un champ de tensions. Ses éléments ou moments formateurs sont eux-
mêmes des événements : éclatements, ruptures, rencontres, modulations,
dont les uns, équivalents, sont en résonance dans l’espace et dont les autres,
opposés, sont en change réciproque et total dans une durée monadique.
Le rythme qui les reprend en sous-œuvre confère aux éléments leur dimension
Du pathique et du rythme 123

formelle, c’est-à-dire la dimension selon laquelle une forme se forme – et qui


est cette forme même. En cela ils sont intégrés à un espace unique, dont la
genèse rythmique, seule, les fait formes 12.

Mais ce n’est pas seulement Cézanne et la peinture abstraite


qui mettent en œuvre le rythme ; c’est aussi la peinture figurative,
dont Maldiney décrit magnifiquement le tableau de Goya intitulé
La marquise de la Solana : « Quand le tableau de Goya apparaît (au
musée du Louvre), nous sommes requis par la toute-présence de son
être-ainsi. La marquise de la Solana n’est pas un paradigme, c’est un
événement. Un événement n’a ni modèle ni analogue : il déchire la
trame de l’attente et des possibles 13. »
C’est dire que l’œuvre d’art est un moment « apertural », comme
Maldiney le dit dans Existence, crise et création : un moment apertural,
c’est un moment d’ouverture, et non, dit-il, un moment « opérationnel »,
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12. H. Maldiney, Art et existence, Paris, Klincksieck, 1985, p. 131.
13. Ibid., p. 199-200. « Dans La marquise de la Solana, les équivalences et les
oppositions, les phénomènes de résonance et les mutations ont pour pivot trois foyers
du tableau qui sont les pôles, à la fois, des plus grands contrastes et des équivalences
les plus expresses. Ce sont trois blancs (les seuls du tableau) : le blanc des souliers, le
blanc des gants et de l’éventail, le blanc de l’écharpe entraperçue dans l’échancrure
des plis de la mantille. Ces blancs ne sont pas faits d’une couleur blanche donnée
elle-même, en elle-même. Ici le blanc n’est pas, il ex-iste. Il est à chaque fois constitué
par une clarté sous-jacente à une tension de froid et de chaud, dont les éléments
opposés sont… pour les souliers, un blanc verdi en contraste avec des jaunes et des
roses pourprés clairs, pour les gants, un gant glacé de rose pourpré en contraste avec
le jaune de l’éventail, tandis que l’écharpe est le lieu d’un passage, en glacis léger, de
gris bleu et de jaune. L’échange rythmique des tonalités froide et chaude constitue,
au sens chinois du mot, une mutation, une substitution totale et réciproque, dont le
résultat sensible, unique, extatique aux deux termes, est une “énergie blanche”. Ce
rythme ne met pas seulement en cause l’harmonie interne de chaque ton ni même de
chaque couple. L’unité rythmique de transition, qui se fait jour à travers leur texture,
est requise, à titre d’intégrant, par et pour l’ensemble du tableau. Il n’est de mutation
rythmique que du tout. C’est parce que les mutations qui les constituent leur confèrent
la même puissance de moments agissants, que ces trois blancs sont équivalents.
Leur équivalence est d’autant plus expresse qu’elle avive les relations où chacun
est engagé et dans lesquelles il implique solidairement les deux autres. Ainsi, la corres-
pondance entre le rose ténu, presque latent, requis par le blanc des souliers, et la rose
épanouie de la chevelure, pôles extrêmes de la figure, s’actualise en une irrésistible
tension verticale, parce qu’elle s’exalte de la solidarité distante des trois blancs : ils
sont ensemble l’axe de surgissement de l’œuvre. Mais cet axe par lui-même n’est rien :
qu’il vienne à s’émanciper et le tableau se mécanise. Les blancs n’existent que par le
tout qui s’articule en eux et qui les intériorise à eux-mêmes, à travers l’un l’autre, en
s’articulant lui-même. »
124 À l’épreuve d’exister avec Henri Maldiney

c’est dire que l’œuvre n’est pas un objet technique, fabriqué, elle
est sans usage, sauf qu’elle ouvre un monde. Cette ouverture d’un
monde a pour corrélation du côté de l’artiste ou du spectateur ce
que Maldiney appelle la « transpassibilité ». Être transpassible, c’est se
tenir en avant de soi, c’est se tenir ouvert. L’apparaître, le phénomène
trouvent donc chez Maldiney leur explicitation dans les notions de
forme et de rythme, au sein desquelles se constituent aussi bien l’axe
de surgissement du tableau (chez La marquise de la Solana de Goya)
que l’axe du « praesens » de l’existant.
Le rythme est ce par quoi la « forme » se distingue du « signe » et
de « l’image ». Alors qu’un signe et une image impliquent une visée
intentionnelle et aboutissent à un moment gnosique (un moment
d’identification, c’est-à-dire de reconnaissance et de connaissance
de quelque chose), une forme, à l’inverse, « n’est ni intentionnelle
ni signitive 14 ». En effet, un signe ou une image renvoient l’un et
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l’autre à autre chose qu’eux-mêmes : à un référent pour le signe ou
un modèle pour l’image – auquel il se substitue dans le premier cas
ou qu’il rappelle ou commémore dans le second cas ; ce qui suppose
qu’ils soient indifférents à l’espace où ils se trouvent et indépendants
de lui. Signe et image ont donc ici leur caractéristique essentielle, qui
les écarte à tout jamais de l’essence unique et singulière de l’œuvre
d’art : ils sont indéfiniment transportables et répétables : « Un signe
est indifférent à l’espace dans lequel il se configure. Il est indépendant
de son support. Transporté, il reste inchangé 15. »
« Au contraire, une forme est intransposable dans un autre espace,
elle instaure l’espace dans lequel elle a lieu (ibid.). » Dans ces quelques
lignes s’élabore vigoureusement toute la singularité de la « forme » et
comment l’œuvre d’art tient dans la notion de « forme ». Sans référent
et sans modèle, en effet, ou plutôt, dans l’indifférence à tout référent
et à tout modèle, la « forme » est ce qui se forme en formant l’espace
dans lequel elle se forme : formant, en se formant, l’espace dans lequel
elle a lieu, elle est indissociable de cet espace qu’elle forme en même
temps qu’elle se forme. D’où son évidente singularité. Intransposable
et intransportable, elle apporte et emporte avec elle son espace ; comme
le dirait Merleau-Ponty, elle « rayonne » de son espace qui rayonne
d’elle. En un mot, écrit Maldiney : « elle ouvre un espace », elle ne
représente pas, elle manifeste : en elle, signification et manifestation

14. H. Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, Seyssel, Comp’Act, 1993, p. 131.


15. Ibid., p. 259.
Du pathique et du rythme 125

ne font qu’un : « Ni intentionnelle ni signitive. Signifiante toutefois,


mais autrement que le signe, elle implique un moment pathique, une
façon de se porter et de se comporter au monde et à soi. »
Aussi est-ce cette différence du moment gnosique (signe et image)
et du moment pathique (forme) qui se concrétise dans l’espace pictural.
Il est donc particulièrement éclairant de dire, comme le fait Maldiney,
que, dans l’œuvre d’art, les formes ne sont jamais « faites », mais
toujours « se faisant », toujours en formation. La forme artistique
coïncide avec sa genèse : son auto-formation ; elle est toujours forme
en formation – Gestaltung, selon le mot de Klee, et non pas Gestalt.
Métamorphose ou mutation incessante des formes artistiques, formes
toujours mouvantes, c’est ainsi que la notion de rythme devient la
notion centrale de l’esthétique phénoménologique d’Henri Maldiney,
en devenant, en lien avec le « pathique », l’articulation spatio-temporelle
de la présence ou de l’ex-istence.
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On peut affirmer, pour conclure, la singularité d’Henri Maldiney
au sein de l’histoire de la philosophie et de la phénoménologie dans son
ensemble, par son inscription dans les deux notions de « pathique » et
de « rythme » en tant qu’elles désignent précisément « les articulations
spatio-temporelles » de la présence, de l’ex-istence, de l’ouverture.
Car ce n’est pas seulement l’analyse des œuvres d’art qu’elles mettent
en jeu, mais l’analyse de toute « présence », de tout « Y être », de
cet « Y être » que Maldiney découvre dans le Dasein heideggérien.
Cette analyse des articulations spatio-temporelles constitue, me
semble-t-il, une nouvelle « esthétique transcendantale », succédant
à « l’esthétique transcendantale » kantienne avec laquelle elle est en
débat. Une nouvelle esthétique transcendantale, en débat aussi avec
toute phénoménologie de la conscience et toute phénoménologie de
la perception, car la phénoménologie de Maldiney n’a plus besoin de
passer, comme c’est le cas de la « phénoménologie de la perception »
merleau-pontyenne, par la critique et la réfutation de l’empirisme et
de l’intellectualisme pour s’établir. La phénoménologie de Maldiney
va « droit aux choses mêmes ».

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