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© Hermann | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info via Université de Fribourg (IP: 134.21.141.158)
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si proche et si différent.
La formule de Husserl : « Zu den Sachen selbst » – « Aux choses
mêmes » – dans laquelle, comme on le sait, il ne faut pas comprendre
« chose » au sens de Ding (la chose transcendante ou l’objet de la
science), mais comme phainomenon, « phénomène », comme l’appa-
raître de ce qui apparaît 1.
Et la formule de Heidegger : « Qui est le Dasein 2 ? »
Mon hypothèse de lecture est que ces deux formules sont le socle
inaltérable de la pensée de Maldiney. Sur ce socle, Maldiney élabore
une phénoménologie singulière, qui n’est pas une phénoménologie de
la conscience, comme c’est le cas chez Husserl. Mais une phénomé-
nologie de la « présence », au sens du « praesens », comme Maldiney
l’exprime lui-même par ce mot latin qui dit : se tenir en avant (de soi),
se tenir hors de (soi). Ce qu’exprime aussi le terme d’« Ouverture »,
d’« ouvert » (que Maldiney rencontre chez Hölderlin notamment).
La présence ou le « se tenir ouvert » est « l’existant » – et ex-istant dit
le « hors de », comme l’écrit Maldiney dans Existence, crise et création.
C’est là bien sûr que Maldiney s’accorde avec Heidegger et le Dasein
(ou l’homme) heideggerien.
I. LE PATHIQUE
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Nouant le « phénomène » et « l’existant », Maldiney propose un
exemple. Quand, dit-il, dans l’échancrure de deux montagnes, le mont
Cervin apparaît, « on ne l’aperçoit pas, il apparaît ». C’est ce qu’il appelle
une « rencontre » – laquelle rencontre n’est pas la jonction d’un sujet
et d’un objet déjà préalablement constitués ; en tant que tels, ils ne
sont pas déjà là, pré-existants, c’est la « rencontre » qui les constitue.
Cette rencontre est un « événement ». Mais ce n’est ni un événement
du monde, ni un événement de la conscience. Cet événement, cet
apparaître, est « un surgissement sans préalable, sans en deçà ». La
rencontre et l’apparaître sont inobjectivables ; ils ne peuvent être traduits
ni en termes d’« objet », ni en termes de « sujet ». Ils sont antérieurs
à tout rapport sujet-objet.
Cette rencontre, cet événement relève de la sensation, du sentir
(Maldiney préfère employer le verbe « sentir », qui implique une
activité, plutôt que le substantif, « sensation »).
Qu’est-ce que le « sentir » ? S’appuyant sur les analyses de Viktor
von Weizsäcker et sur celles d’Erwin Straus dans Du sens des sens 4,
Maldiney établit que « sentir » n’est pas « percevoir ».
a) « Sentir » n’est donc pas « percevoir » – « le sentir est au percevoir
ce que le cri est au mot » – car le « percevoir » est objectivant, il
produit des « objets », des objets à connaître, alors que le « sentir »
3. H. Maldiney, Regard Parole Espace, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973 [1re éd.],
p. 87.
4. E. Straus, Du sens des sens, Grenoble, Jérôme Millon, 2000.
Du pathique et du rythme 119
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« pathique ou thymique » (termes du psychiatre Binswanger), de le
distinguer donc du percevoir comme moment « gnosique ou objectif ».
Pathique n’est donc pas objectif. Mais « pathique » ne signifie pas non
plus purement subjectif, ni non plus pathologique. Pathique, Pathein
signifie « éprouver », « ressentir », « sentir », et Maldiney reprend la
formule grecque d’Eschyle « pathei mathos », qui dit que c’est par le
pathique (le sentir) qu’on apprend, c’est par l’épreuve qu’on apprend.
C’est ici qu’on a accès aux « choses mêmes ». Par le « pathique » – et on
n’accède pas à leur « quoi », mais à leur « comment ». Et les « choses
mêmes » désignent le « comment » des choses.
Le « sentir » s’accomplit donc dans l’accès au « phénomène », à « l’appa-
raître » de ce qui apparaît, et encore une fois à la « présence » de ce qui
est présent. La question n’est plus la question « qu’est-ce que ? », ni la
question « quand ? », mais la question du « où ». Mais la question « où »
est à ré-élaborer – on dit habituellement « Où suis-je ? » : « Suis-je ici,
où je suis, ou suis-je là-bas, où je vois ? » (cf. Viktor von Weizsäcker).
Or, dit Maldiney, « où je suis » n’est ni ici ni là-bas, car la réponse est
bien plutôt « j’y suis » (le y du y grec). La formulation est donc celle
du « y être ». Le Dasein, (l’homme) est l’étant qui « y est » – non pas
seulement l’étant qui est, mais l’étant qui y est 5. La présence est atteinte
là où elle est à l’épreuve : dans sa dimension pathique 6.
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non dans le concept et l’entendement, comme le disait Hegel) que
le « sentir » déploie sa vérité.
Mais le pathique n’est pas le pathologique. Celui-ci est une « catas-
trophe » du pathique.
Le pathique est donc « l’épreuve de l’existence » et le « pouvoir-
être » de l’homme et de l’artiste. Mais toute dimension pathique de
l’existence a sa pathologie et les comportements que l’on pourrait dire
déficients sont l’épreuve de la pathologie. Cette proposition permet de
renverser et de redéfinir en propre les termes classiques de la psychia-
trie : au lieu du « normal et du pathologique », il convient de parler
du « pathique et du pathologique » ; je cite :
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du musée de Lausanne notamment, ainsi que les textes et pièces de
théâtre d’Artaud ou de Strindberg).
Mon interprétation concernant cette « ouverture » qui se mue en
« fermeture » serait celle-ci : le psychotique ne laisse pas son œuvre
prendre son indépendance, elle continue à dépendre de lui et lui-même
continue à dépendre d’elle.
II. LE RYTHME
9. Ibid., p. 91.
10. H. Maldiney, Regard Parole Espace, éd. cit., p. 215.
11. Ibid., p. 157 sq. ; E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. I, Paris,
Gallimard 1966, p. 327 sq.
122 À l’épreuve d’exister avec Henri Maldiney
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subjectivité ni objectivité. Maldiney, d’ailleurs, écrit : « Un rythme
est inobjectivable. Il ne peut être que vécu. » Mais que veut dire ici le
terme de « vécu » ? Est-ce un acte de conscience ? Nullement, car « le
rythme est l’articulation du souffle », il est une respiration. Dès lors,
ne devra-t-on pas affirmer que le rythme est la réalité du réel ? Faut-il
dire : la réalité de la vie ? La réalité de l’ex-istence ?
De même pour l’œuvre d’art : l’œuvre d’art, qui n’est pas illustra-
tive, qui n’est pas reproductive, « est au monde », « existe », est « en
rythme ». L’art que Maldiney appelle existentiel est donc un art créateur
de formes en mouvement, de « formes en formation » (Gestaltung et
non pas Gestalt – comme le dit le peintre Paul Klee), un art créateur
de rythmes, c’est-à-dire créateur d’un champ de tensions – quel que soit
cet art : peinture, musique, sculpture, architecture.
Je veux citer ici une analyse de Maldiney sur la peinture de Cézanne.
Nous allons voir que l’espace au sens maldinéen n’est pas une étendue
homogène et mesurable, mais précisément un champ de tensions. Ainsi
l’espace pictural aussi est un champ de tensions. Je cite dans Regard
Parole Espace :
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12. H. Maldiney, Art et existence, Paris, Klincksieck, 1985, p. 131.
13. Ibid., p. 199-200. « Dans La marquise de la Solana, les équivalences et les
oppositions, les phénomènes de résonance et les mutations ont pour pivot trois foyers
du tableau qui sont les pôles, à la fois, des plus grands contrastes et des équivalences
les plus expresses. Ce sont trois blancs (les seuls du tableau) : le blanc des souliers, le
blanc des gants et de l’éventail, le blanc de l’écharpe entraperçue dans l’échancrure
des plis de la mantille. Ces blancs ne sont pas faits d’une couleur blanche donnée
elle-même, en elle-même. Ici le blanc n’est pas, il ex-iste. Il est à chaque fois constitué
par une clarté sous-jacente à une tension de froid et de chaud, dont les éléments
opposés sont… pour les souliers, un blanc verdi en contraste avec des jaunes et des
roses pourprés clairs, pour les gants, un gant glacé de rose pourpré en contraste avec
le jaune de l’éventail, tandis que l’écharpe est le lieu d’un passage, en glacis léger, de
gris bleu et de jaune. L’échange rythmique des tonalités froide et chaude constitue,
au sens chinois du mot, une mutation, une substitution totale et réciproque, dont le
résultat sensible, unique, extatique aux deux termes, est une “énergie blanche”. Ce
rythme ne met pas seulement en cause l’harmonie interne de chaque ton ni même de
chaque couple. L’unité rythmique de transition, qui se fait jour à travers leur texture,
est requise, à titre d’intégrant, par et pour l’ensemble du tableau. Il n’est de mutation
rythmique que du tout. C’est parce que les mutations qui les constituent leur confèrent
la même puissance de moments agissants, que ces trois blancs sont équivalents.
Leur équivalence est d’autant plus expresse qu’elle avive les relations où chacun
est engagé et dans lesquelles il implique solidairement les deux autres. Ainsi, la corres-
pondance entre le rose ténu, presque latent, requis par le blanc des souliers, et la rose
épanouie de la chevelure, pôles extrêmes de la figure, s’actualise en une irrésistible
tension verticale, parce qu’elle s’exalte de la solidarité distante des trois blancs : ils
sont ensemble l’axe de surgissement de l’œuvre. Mais cet axe par lui-même n’est rien :
qu’il vienne à s’émanciper et le tableau se mécanise. Les blancs n’existent que par le
tout qui s’articule en eux et qui les intériorise à eux-mêmes, à travers l’un l’autre, en
s’articulant lui-même. »
124 À l’épreuve d’exister avec Henri Maldiney
c’est dire que l’œuvre n’est pas un objet technique, fabriqué, elle
est sans usage, sauf qu’elle ouvre un monde. Cette ouverture d’un
monde a pour corrélation du côté de l’artiste ou du spectateur ce
que Maldiney appelle la « transpassibilité ». Être transpassible, c’est se
tenir en avant de soi, c’est se tenir ouvert. L’apparaître, le phénomène
trouvent donc chez Maldiney leur explicitation dans les notions de
forme et de rythme, au sein desquelles se constituent aussi bien l’axe
de surgissement du tableau (chez La marquise de la Solana de Goya)
que l’axe du « praesens » de l’existant.
Le rythme est ce par quoi la « forme » se distingue du « signe » et
de « l’image ». Alors qu’un signe et une image impliquent une visée
intentionnelle et aboutissent à un moment gnosique (un moment
d’identification, c’est-à-dire de reconnaissance et de connaissance
de quelque chose), une forme, à l’inverse, « n’est ni intentionnelle
ni signitive 14 ». En effet, un signe ou une image renvoient l’un et
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l’autre à autre chose qu’eux-mêmes : à un référent pour le signe ou
un modèle pour l’image – auquel il se substitue dans le premier cas
ou qu’il rappelle ou commémore dans le second cas ; ce qui suppose
qu’ils soient indifférents à l’espace où ils se trouvent et indépendants
de lui. Signe et image ont donc ici leur caractéristique essentielle, qui
les écarte à tout jamais de l’essence unique et singulière de l’œuvre
d’art : ils sont indéfiniment transportables et répétables : « Un signe
est indifférent à l’espace dans lequel il se configure. Il est indépendant
de son support. Transporté, il reste inchangé 15. »
« Au contraire, une forme est intransposable dans un autre espace,
elle instaure l’espace dans lequel elle a lieu (ibid.). » Dans ces quelques
lignes s’élabore vigoureusement toute la singularité de la « forme » et
comment l’œuvre d’art tient dans la notion de « forme ». Sans référent
et sans modèle, en effet, ou plutôt, dans l’indifférence à tout référent
et à tout modèle, la « forme » est ce qui se forme en formant l’espace
dans lequel elle se forme : formant, en se formant, l’espace dans lequel
elle a lieu, elle est indissociable de cet espace qu’elle forme en même
temps qu’elle se forme. D’où son évidente singularité. Intransposable
et intransportable, elle apporte et emporte avec elle son espace ; comme
le dirait Merleau-Ponty, elle « rayonne » de son espace qui rayonne
d’elle. En un mot, écrit Maldiney : « elle ouvre un espace », elle ne
représente pas, elle manifeste : en elle, signification et manifestation
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On peut affirmer, pour conclure, la singularité d’Henri Maldiney
au sein de l’histoire de la philosophie et de la phénoménologie dans son
ensemble, par son inscription dans les deux notions de « pathique » et
de « rythme » en tant qu’elles désignent précisément « les articulations
spatio-temporelles » de la présence, de l’ex-istence, de l’ouverture.
Car ce n’est pas seulement l’analyse des œuvres d’art qu’elles mettent
en jeu, mais l’analyse de toute « présence », de tout « Y être », de
cet « Y être » que Maldiney découvre dans le Dasein heideggérien.
Cette analyse des articulations spatio-temporelles constitue, me
semble-t-il, une nouvelle « esthétique transcendantale », succédant
à « l’esthétique transcendantale » kantienne avec laquelle elle est en
débat. Une nouvelle esthétique transcendantale, en débat aussi avec
toute phénoménologie de la conscience et toute phénoménologie de
la perception, car la phénoménologie de Maldiney n’a plus besoin de
passer, comme c’est le cas de la « phénoménologie de la perception »
merleau-pontyenne, par la critique et la réfutation de l’empirisme et
de l’intellectualisme pour s’établir. La phénoménologie de Maldiney
va « droit aux choses mêmes ».