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Le placement familial : une institution contenante

Didier Houzel
Dans Dialogue 2021/4 (n° 234), pages 73 à 88
Éditions Érès
ISSN 0242-8962
ISBN 9782749272214
DOI 10.3917/dia.234.0073
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Le placement familial :
une institution contenante
Didier Houzel
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Mots-clés Résumé
Éléments alpha, Le placement d’un enfant en famille d’accueil doit se concevoir comme
éléments bêta, fonction un acte complexe tenant compte de la souffrance de l’enfant, de la nature
contenante, protection de ses troubles et des problèmes rencontrés par ses parents. Il ne peut se
de l’enfance, réceptivité réduire à une solution de substitution ou d’attente, mais doit avoir l’ambi-
psychique, travail tion de promouvoir des changements dans le contexte de vie de l’enfant
d’élaboration. et dans son monde interne marqué par les traumatismes qu’il a subis et
favoriser un processus dont la composante psychique répond à la fonc-
tion contenante décrite par le psychanalyste Wilfred Bion, qui s’exerce par
un travail d’élaboration des messages conscients et inconscients émis par
l’enfant. L’auteur, psychanalyste et pédopsychiatre, détaille les composantes
de la fonction contenante : sa composante de réceptivité psychique, qui
permet d’être à l’écoute de la souffrance de l’enfant, et sa composante de

L
transformation en quête de sens de ce qui a été reçu. Deux vignettes
cliniques illustrent cette fonction contenante.

es chiffres sont mauvais, pour ne pas dire catastrophiques.


La Cour nationale des comptes en a donné récemment un compte
rendu accablant : le nombre d’enfants ayant bénéficié d’une
mesure de protection a atteint 328 200 fin 2018, dont 306 800 mineurs

Didier Houzel, professeur honoraire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent,


université de Caen ; membre titulaire de l’Association psychanalytique de France
(APF). houzeld4@gmail.com

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et 21 400 jeunes majeurs. Ce nombre a été en progression de 12,1 %
entre 2009 et 2018. Selon l’Insee, 23 % des sans domicile fixe sont
d’anciens enfants confiés à l’Aide sociale à l’enfance (ase). 44 % des
enfants confiés à l’ase et placés en dehors de leur foyer d’origine ont
fait l’objet d’un placement en famille d’accueil, soit 75 800 enfants.
75 % des mesures de protection de l’enfance sont judiciarisées.

De tels chiffres devraient mobiliser les énergies depuis les plus hautes
fonctions de l’État jusqu’aux acteurs de terrain, en passant par les
responsables départementaux qui sont maintenant responsables de la
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protection de l’enfance. Or, le rapport de la Cour nationale des comptes,
publié en novembre 2020, souligne qu’il n’en est rien. La protection
de l’enfance fait bien l’objet de discours officiels qui la situent au rang
des grandes causes nationales, mais, sur le terrain, les réalisations sont
loin de répondre aux exigences d’un tel enjeu.

Pourtant, le législateur s’est plusieurs fois penché sur le problème et


l’arsenal législatif et réglementaire dont dispose notre pays devrait
lui permettre de développer une politique moderne et efficace dans
ce domaine. C’est loin d’être le cas, expose le rapport de la Cour des
comptes : « La protection de l’enfance est une politique décentralisée
qui, comme d’autres, souffre de faiblesses récurrentes de la part des
pouvoirs publics. Les faiblesses sont, pour partie, relatives à l’insuf-
fisante coordination des différents acteurs au niveau national ou local
et à des liens insuffisants avec d’autres politiques, comme la santé,
l’éducation ou l’insertion professionnelle, avec lesquelles la protection
de l’enfance doit mieux s’articuler » (Cour des comptes, 2020, p. 123).

Les deux lois de référence sont la loi du 5 mars 2007 et la loi du


14 mars 2016. La première a introduit le projet pour l’enfant (ppe), qui
a été conforté par la loi de 2016. Ce projet vise à « accompagner l’en-
fant tout au long de son parcours et de garantir la cohérence des actions

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dont il bénéficie » (ibid., p. 28). Quant à la loi de 2016, elle définit
précisément la protection de l’enfant de la façon suivante : « La protec-
tion de l’enfance vise à garantir la prise en compte des besoins fonda-
mentaux de l’enfant, à soutenir son développement physique, affectif
intellectuel et social et à préserver sa santé, sa sécurité, sa moralité et
son éducation dans le respect de ses droits » (ibid., p. 29).

Peut-on être plus clair et plus exhaustif ? Pourtant, tout semble se passer
comme si ni les acteurs de terrain, ni les responsables départementaux
ou nationaux n’appréhendaient clairement ce qui est en jeu pour ces
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enfants déjà gravement éprouvés par l’existence et plus ou moins
brisés dans leur développement psychique par les événements qu’ils
ont connus, les traumatismes qu’ils ont subis et les dysfonctionnements
familiaux dans lesquels ils ont été plongés. N’est-ce pas en grande
partie faute de mieux appréhender les dynamiques déstructurantes
auxquelles ces enfants ont été soumis, de mieux comprendre quelles
dynamiques réparatrices devraient être mises en œuvre et de former
les personnels de terrain à les promouvoir si la protection de l’enfance
dérive trop souvent vers des actions non coordonnées, parfois incohé-
rentes et à l’horizon si incertain ?

Pour remédier à ces dérives, si fortement dénoncées par la Cour


nationale des comptes, il faut cesser de considérer le placement d’un
enfant, que ce soit en famille d’accueil ou en institution, comme une
solution de « dépannage », pour en faire une authentique institution
de prévention et de soins. Le propre d’une telle institution est d’offrir
à l’enfant ce que le psychanalyste Wilfred Bion a appelé une fonction
contenante, qui ne peut s’exercer que dans un cadre précis. Le cadre,
dans l’acception que je lui donne, comporte des aspects matériels
(lieu d’hébergement, programme d’activités, encadrement...), mais
aussi des aspects contractuels (placement judiciaire ou administratif,

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règlements à respecter, objectifs à atteindre...) et, ce qui est essentiel,
des aspects relationnels subjectifs et intersubjectifs qui permettent
un processus d’élaboration des problèmes rencontrés par l’enfant,
voire par sa famille tout entière. Ces différents aspects du cadre sont à
situer dans un rapport d’inclusion, le cadre matériel incluant le cadre
contractuel qui lui-même inclut le cadre psychique.

La construction d’un cadre

Il y a, en France, une longue tradition de l’institution soignante comme


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outil thérapeutique. On peut même parler de contemporanéité entre la
naissance de la psychiatrie et celle de l’institution soignante. Je fais
référence, bien sûr, au « traitement moral de la folie » prôné par
Philippe Pinel (1800) à l’aube du xixe siècle. Le médecin responsable
de l’institution – on parlera bientôt d’« aliéniste » avant de l’appeler
plus tard « psychiatre » –, ce médecin n’avait pas pour seule fonction
la gestion matérielle du quotidien et la prescription des traitements
adaptés à chaque malade, il se donnait aussi pour tâche d’éduquer ou
de rééduquer les patients qui lui étaient confiés pour corriger leurs
conduites aberrantes et antisociales et tenter d’en faire des citoyens
adaptés et responsables. Pinel s’inspirait des philosophes que Napoléon
qualifiera d’« idéologues » : Cabanis, Destutt de Tracy, Volney, eux-
mêmes inspirés par le sensualisme de Condillac qui laissait espérer que
l’influence du milieu extérieur suffise à modeler le psychisme humain
à volonté. C’était le même espoir que celui qui animait les révolu-
tionnaires : changer la société pour changer l’homme, éliminer les
perversions et les influences néfastes de la société ancienne qui étaient
censées être l’unique origine des troubles sociaux, mais aussi mentaux.

On sait maintenant que tout ne vient pas de l’extérieur et c’est juste-


ment le mérite de la psychanalyse de nous avoir ouvert un nouveau

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champ d’exploration et d’intervention, celui du monde interne. Il reste
que l’aménagement de l’environnement pour atténuer – si ce n’est
pour supprimer – les souffrances psychiques des patients demeure une
préoccupation essentielle des traitements institutionnels. L’idée direc-
trice de l’institution soignante n’est plus de créer le milieu idéal qui
viendrait modeler selon des normes préétablies le psychisme déviant
des patients. Cet espoir, qui était celui des philosophes idéologues
et des tenants du traitement moral, nous paraît naïf aujourd’hui que
nous sommes avertis, grâce à l’exploration psychanalytique, de la
complexité du monde interne, de la puissance des fantasmes incons-
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cients et des effets de la compulsion de répétition. Le cadre institu-
tionnel n’est pas un moule qui donnerait forme de l’extérieur à la
psyché de ses occupants selon un plan préétabli, c’est la partie stable
ou plutôt stabilisée de l’institution qui entre dans une interaction
dialectique avec le processus qu’il contient.

L’institution doit d’abord construire le cadre dans lequel ce processus


de stabilisation pourra prendre place. J’applique au placement familial
le vocable d’institution dans la mesure où il répond aux trois niveaux
du cadre que j’ai cités plus haut : matériel, contractuel et psychique.
Le cadre, ai-je écrit, est la partie stabilisée de l’institution, c’est dire
qu’il y a un processus de construction du cadre en quête de cette stabi-
lité. Pour cela il faut un lieu, des horaires, un règlement, des rôles
définis pour chacun, une organisation hiérarchique claire, des activités
régulières, des moments d’élaboration collective, etc. José Bleger
(1981), psychanalyste argentin, définissait le cadre comme la partie
muette de la situation analytique sur laquelle venaient se projeter les
« noyaux agglutinés » de la psyché, c’est-à-dire les parties psycho-
tiques que toute personnalité porte en elle et que Bleger considérait
comme inanalysables. Tout en s’appuyant sur Bleger, il me semble
qu’on peut aller plus loin dans l’analyse du cadre qui ne se présente

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pas comme un élément inerte, figé, établi a priori, mais comme une
co-construction de toute l’équipe en relation dynamique avec le groupe
des patients. C’est ainsi qu’on peut parler avec Albert Namer (2011)
d’un « champ interactif institutionnel […] résultat de l’interaction des
éléments conscients, d’expériences subjectives, d’échanges projectifs,
d’alliances et d’identifications ». Ce champ interactif joue un rôle de
cadre actif, susceptible d’évolution en fonction même de la pathologie
à soigner et des messages conscients et inconscients adressés par les
enfants à l’équipe. Le cadre, dès lors, devient souple et protecteur, il
dépasse les murs de pierre et les règlements institués pour devenir
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un véritable cadre psychique qui peut contenir et transformer même
les parties psychotiques des patients qu’il contient. Certes, ce cadre
psychique a besoin d’être inclus et protégé par un cadre contractuel
qui définit l’objectif de l’institution et par un cadre concret qui loca-
lise dans le temps et dans l’espace l’action thérapeutique. Mais les
aspects concrets et contractuels du cadre seraient dénués de sens s’ils
ne servaient à abriter ce que j’appelle un cadre psychique, qui rejoint
ce que Wilfred Bion (1962) a défini comme la fonction contenante
dont le psychisme a besoin dès le début de l’existence extra-utérine
pour se développer.

La fonction contenante

Wilfred Bion (1962) a proposé un modèle du développement de la


pensée à partir de son expérience thérapeutique avec des patients
souffrant de troubles de la pensée, en se référant à la relation primi-
tive entre le bébé et son partenaire maternel. Ce modèle a connu
une telle diffusion qu’il est devenu une référence non seulement
pour les psychanalystes, mais pour toutes les formes de traitement
des troubles psychiques, y compris les traitements institutionnels.
Il est donc important de bien le comprendre et de ne pas faire à son

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sujet les contresens que peuvent susciter les termes mêmes qui
le désignent.

Il s’agit, en effet, du modèle de la relation « contenant/contenu » : le


bébé, explique Bion, ne peut pas traiter par son psychisme les expé-
riences subjectives qu’il vit, tout simplement parce que ces expé-
riences sont discontinues et incapables de se relier entre elles. Il ne
peut y donner sens. Bion appelle « éléments bêta » ces expériences
primitives. La seule issue pour les éléments bêta est l’évacuation.
S’ils sont évacués dans un autre psychisme capable de leur donner
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sens, alors ils se transforment en éléments capables de se lier entre eux,
de prendre sens, donc d’être traités psychiquement. Bion appelle ces
éléments transformés « éléments alpha ». Les éléments alpha ne sont
pas directement observables, ce sont en quelque sorte les briques de
la pensée, c’est à partir d’eux que chacun d’entre nous peut vivre ses
expériences comme ayant un sens, même si ce sens ne nous apparaît
pas immédiatement.

Il est essentiel de bien comprendre que cette fonction contenante


comporte deux temps, qui sont étroitement intriqués : un temps de
réceptivité et un temps de transformation. Trop souvent on réduit la
fonction contenante au seul temps de réceptivité. Il est illusoire de
croire qu’on peut sans limite tout recevoir et tout accepter de l’enfant
qu’on soigne ou qu’on élève. Il y a nécessairement des limites, mais il
faut que ces limites soient dictées par une quête de sens pour qu’elles
permettent le développement de la pensée. Il est trompeur de dire qu’on
est capable de penser face à un enfant qui vous violente, qui se met en
danger ou qui vous fait peur. Il faut d’abord établir ou rétablir une situa-
tion de sécurité, si ce n’est de confort, pour pouvoir penser et donc aider
l’enfant à résoudre son problème. Pour bien articuler ces fonctions de
réceptivité et de transformation, le travail en équipe est un outil précieux.

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Deux vignettes cliniques

Pour illustrer la fonction contenante du placement familial, je propose


deux courtes vignettes cliniques issues de ma pratique de pédo­­
psychiatre de secteur.
Vincent

Vincent 1 avait 8 ans lorsque je l’ai rencontré en consultation, conduit


par son assistante familiale. Il avait été retiré à sa mère, célibataire,
du fait des troubles psychiques de celle-ci et de son incapacité à pour-
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voir aux besoins élémentaires de son fils tant sur le plan affectif que
sur le plan éducatif. Le motif de la consultation était une encoprésie.
Un suivi pédopsychiatrique s’est mis en place sous forme de consul-
tations thérapeutiques associant Vincent et son assistante familiale.
L’encoprésie a rapidement cédé, jusqu’au jour où, pour des raisons
administratives, la famille d’accueil où Vincent était placé a changé de
statut : d’une gestion par l’administration départementale de l’ase, elle
est passée à une gestion associative assurée par une association agréée
par les autorités départementales. L’organisation de cette association
voulait que les visites de la mère ne se fassent plus chez l’assistance
familiale comme cela avait été le cas auparavant, mais au siège de
l’association.

Il est à noter que les relations entre la mère biologique de Vincent et


l’assistante familiale étaient de bonne qualité. La mère venait volon-
tiers aux visites qui lui étaient proposées et ces temps de présence
auprès de son fils se passaient bien, dans une atmosphère qui semblait
rassurante pour la mère comme pour le fils. Il semblait alors que le
dispositif mis en place, comportant l’assistante sociale de l’ase qui

1. Les prénoms ont été modifiés.

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suivait le placement, l’assistante familiale qui avait recueilli Vincent,
les consultations thérapeutiques que j’assurais à un rythme mensuel,
constituait un cadre contenant non seulement pour les angoisses de
l’enfant, mais aussi pour celles de sa mère. Le succès d’un placement
familial dépend grandement de la qualité de la relation établie entre la
famille d’accueil et les parents biologiques de l’enfant. L’assistant(e)
familial(e) joue alors un rôle de grand-parent capable d’amortir les
projections trop violentes entre parents et enfant.

Ce cadre s’est trouvé bouleversé par la décision des nouveaux respon-


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sables du placement d’obliger la mère à venir rencontrer son fils au
siège de l’association, dans un lieu qu’elle ne connaissait pas, sans la
présence rassurante de l’assistante familiale de Vincent. Le résultat ne
s’est pas fait attendre : la mère vint de moins en moins souvent aux
rendez-vous fixés pour les rencontres avec son fils et Vincent recom-
mença à souffrir d’encoprésie, il devint distrait et apathique, ce qui se
traduisit par un fléchissement scolaire important – il avait auparavant
de bons résultats.

Il fallut l’intervention, à la demande du pédopsychiatre, du juge des


enfants qui avait ordonné le placement pour que la formule antérieure
soit remise en place et que l’on voie rapidement les troubles de Vincent
s’amender. La fonction contenante redevenait prioritaire et l’emportait
sur les règlements administratifs qui l’avaient contrariée. Je souligne
au passage l’importance de l’intervention du juge des enfants dans
ce cas. Trop souvent les ordonnances de placement confient à l’ase
la gestion du placement sans aucune contrepartie, ce qui a l’inconvé-
nient de supprimer toute instance tierce dans les relations entre parents
biologiques et administration, de même d’ailleurs qu’entre assistant(e)
familial(e) et administration, ce qui peut obérer toute possibilité de
mettre en place une authentique fonction contenante. Je pense que

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l’ordonnance du juge doit préciser davantage les droits et les devoirs
de chacun afin d’éviter tout risque de relation d’emprise d’une admi-
nistration toute-puissante sur des particuliers nécessairement en posi-
tion de faiblesse.
Christelle

Christelle est une petite fille née de deux parents malades mentaux
qui se sont rencontrés dans une institution psychiatrique. Elle a été
retirée à ses parents juste après sa naissance à la suite d’un signale-
ment judiciaire émanant du service d’obstétrique où elle est née. Elle
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a été confiée par le juge à l’ase qui l’a placée d’emblée chez une assis-
tante familiale. Les parents tenant à garder le contact avec leur enfant,
il s’est posé le problème de l’organisation des rencontres entre eux et
Christelle et c’est ce qui a justifié la demande de l’assistante sociale
de l’ase qui suivait le placement à une équipe de pédopsychiatrie.
Il était évident, en effet, que ces rencontres devaient être soigneuse-
ment accompagnées et médiatisées de façon à réduire le risque d’un
impact négatif des visites des parents, tous deux souffrant de graves
troubles psychotiques.

Les visites se sont passées dans un centre social, en présence d’une


puéricultrice de l’équipe de pédopsychiatrie formée à la méthode
d’observation des bébés d’Esther Bick (1963). Le rythme des rencontres
était en principe mensuel. En fait, il a connu d’assez nombreuses
ir­­régularités dues à des réhospitalisations de l’un ou l’autre des
parents ou à des conflits entre les parents qui conduisaient les respon-
sables à alterner les visites avec la mère et les visites avec le père.

Parallèlement aux rencontres parents/enfant médiatisées, des consul-


tations pédopsychiatriques ave Christelle et son assistante familiale
ont été mises en place à un rythme trimestriel. Enfin, de fréquentes

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réunions de synthèse se tenaient entre le pédopsychiatre chargé des
consultations, la puéricultrice qui médiatisait les rencontres et parfois
l’assistante sociale de l’ase qui suivait le placement.

Cette prise en charge a duré six ans. On a vu Christelle se développer


d’une manière tout à fait satisfaisante et peu à peu faire une claire
distinction entre ses parents biologiques et sa famille d’accueil, son
assistante familiale en particulier. Les visites des parents étaient parfois
mouvementées et même source d’angoisse pour Christelle qui réagis-
sait alors par des cauchemars la nuit suivante, mais de plus en plus elle
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a pu partager avec son père et sa mère de « bons moments », marqués
par des rapprochements affectueux et des jeux.

Lorsque Christelle a atteint 6 ans, l’équipe de pédopsychiatrie a


complètement passé le relais à l’équipe sociale de l’ase, estimant que
Christelle avait une maturité suffisante pour gérer avec l’aide des assis-
tantes sociales ses relations avec ses parents biologiques et qu’elle ne
nécessitait plus de prise en charge thérapeutique.

Un tel cas soulève le problème du maintien des liens entre l’enfant


placé et ses parents biologiques. On a parfois reproché aux services
de l’ase d’entretenir une idéologie du maintien des liens à tout prix.
Certes, on voit mal le sens de liens forcés si les parents ne réclament
pas à rencontrer leur enfant. Mais on sait aussi le danger d’opérer
des ruptures complètes qui souvent laissent dans l’esprit de l’enfant,
et pour sa vie entière, un blanc qu’il n’arrive pas à combler. Le droit
à connaître ses origines est de plus en plus reconnu comme un
droit fondamental de l’être humain et l’importance de respecter ce
droit est clairement illustrée par la quête compulsive des origines
par toute personne privée de l’accès aux racines de sa filiation bio­­
logique (née sous X, adoptée, née par procréation médicament assistée
avec donneur). Il apparaît donc essentiel qu’un placement de longue

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durée comme celui de Christelle n’entraîne pas systématiquement
une rupture complète de l’enfant placé avec ses origines.

Le travail de pensée

Le cadre, avec toutes ses composantes, est là pour contenir un


processus. Il est nécessaire de recourir aux outils que nous a donnés
la psychanalyse et j’insiste sur la perte dramatique que représenterait
le renoncement à ces outils sous prétexte d’une objectivité scienti-
fique qui ne serait en fait que scientiste. Comment se passer de l’ana-
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lyse du vécu subjectif et intersubjectif, individuel et collectif si l’on
veut démêler les fils embrouillés d’une histoire traumatique et de ses
effets sur le psychisme d’un enfant ? Ce que Freud (1901) a le premier
compris, que les psychanalystes après lui ont approfondi, c’est que
ces vécus subjectifs et intersubjectifs comportent des zones d’ombre
qui les rendent indéchiffrables sur le coup, mais qui peuvent s’éclairer
après coup si l’on respecte certaines conditions et si l’on se donne
la peine de s’interroger, toujours en quête de sens, sur ce qui nous
est apparu d’abord comme incompréhensible, voire insupportable.
Ce qui importe, ce ne sont pas les termes techniques, qui peuvent nous
servir au contraire de paravent, mais la réalité d’un travail de pensée
de l’équipe sur ce qui lui est adressé inconsciemment par les enfants,
souvent sur un mode projectif et qui au premier abord paraît dénué
de sens. Il faut recevoir ces messages comme un matériau à analyser
en toutes circonstances. Souvent, j’ai été témoin d’une tendance des
équipes à réagir sur un mode contre-projectif : « Il fait telle ou telle
chose pour me mettre en colère ! » Dans ces conditions, il n’y a plus
d’espace d’élaboration, plus de sens après coup, on entre dans une
épreuve de force ou dans une ritualisation des échanges comme on
l’observe dans des familles dysfonctionnelles sans voir qu’en arrière-
plan du comportement manifeste de l’enfant s’exprime un discours

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latent en attente de celui ou de celle qui saura l’entendre et le libérer
de la compulsion à se répéter sans fin. Pour cela, il faut une capacité
à tolérer, tout le temps nécessaire, l’incompréhensible, le non-sens,
l’absurde, capacité que Bion a appelée, en empruntant l’expression au
poète John Keats, « capacité négative ». Il ne s’agit pas, bien sûr, d’une
position masochique, mais bien d’une réceptivité en attente de sens.
C’est en tant qu’elle permet et favorise un tel processus qu’une insti-
tution est contenante. Qui dit processus dit changement dans le temps
et avec le temps. Il y a quelque chose d’impossible à prévoir dans un
processus, même si on peut en suivre les linéaments en cours de route.
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Cela différencie le processus du protocole. Accepter de ne pas savoir
quelle sera la nouvelle étape, ni quand elle se produira n’est pas facile.
Pourtant c’est la condition pour laisser la place à l’aspect processuel
du développement psychique et de sa guérison. Il ne s’agit pas d’une
évolution linéaire, mais plutôt d’une évolution en spirale passant par
des progressions et des régressions. Il faut un intense travail d’élabo-
ration de l’équipe pour évaluer correctement cette évolution et ne pas
prendre une régression nécessaire pour une aggravation ou l’émer-
gence d’une souffrance psychique inévitable pour une éclosion
symptomatique à réprimer. Cet intense travail suppose des moments
fréquents d’élaboration collective qui doivent être scrupuleusement
respectés et auxquels tous les membres de l’équipe doivent participer.
Trop souvent les réunions de synthèse organisées dans les institutions
ne sont qu’un lieu d’échange d’informations sans place pour un véri-
table travail d’élaboration. C’est pourtant ce travail d’élaboration qui
définit la qualité de l’institution. Je souligne l’importance de ces temps
privilégiés où tout ce qui est vécu avec les enfants au sein de l’insti-
tution fait l’objet d’une mise au travail d’une co-pensée de l’équipe
soignante sans obstacle hiérarchique ni tabou. Une certaine forme de
solidarité, respectueuse de la personnalité de chacun des membres
de ladite équipe, est la condition de base de ce travail institutionnel.

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Il faut pouvoir tolérer de ne pas comprendre ce qui a été vécu par
l’un ou par l’autre, de n’être pas a priori d’accord, pouvoir tolérer les
conflits au sein de l’institution sans les évacuer dans des passages à
l’acte, en un mot il faut que l’équipe tout entière soit douée de « capa-
cité négative » pour que le moment venu son effort d’analyse et de
pensée débouche sur la compréhension d’un comportement jusque-là
énigmatique et qu’une réponse adéquate puisse alors être apportée à la
souffrance de l’enfant.

Conclusion
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L’expérience montre que la fonction contenante doit s’inscrire dans
un cadre bien défini qui peut contenir un « objet commun » à tous les
membres de l’équipe, quelles que soient par ailleurs les formations
des uns et des autres et leurs références techniques ou théoriques.
« Objet » a ici le sens abstrait de l’addition d’un but commun et des
moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. La science est fondée sur
un objet commun : l’intelligibilité du monde qui nous environne et les
moyens à mettre en œuvre pour la démontrer. L’action thérapeutique
doit se fonder sur un objet commun plutôt que sur des convictions, qui
peuvent être partagées par plusieurs, mais restent cependant soumises
au choix individuel de chacun. La psychanalyse, selon moi, définit un
objet commun : l’exploration du monde interne et les moyens d’en
expliciter le sens latent. Est-ce cela qui manque aux acteurs de terrain
et aux responsables de la protection de l’enfance ? Quand la Cour des
comptes vient à juste titre dénoncer « l’insuffisante coordination des
différents acteurs au niveau national ou local » (Cour des comptes,
2020, p. 123), elle aurait pu ajouter « l’insuffisante prise en compte du
monde interne de l’enfant et de la nécessité de “contenir” ses angoisses
pour l’aider à se réparer et à renouer avec un processus de développe-
ment qui s’est trouvé plus ou moins entravé ».

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Un objet commun, au sens que je viens d’évoquer, suppose une
délimitation aussi précise que possible de ses frontières, du cadre
dans lequel il s’inscrit, des moyens utilisés pour l’atteindre et du
modèle théorique qui rend compte de son intelligibilité, son univers de
discours, diraient les épistémologues.

Bibliographie
Bick, E. 1963. « Notes sur l’observation de bébé dans la formation psychana-
lytique », dans Les écrits de Martha Harris et d’Esther Bick, Larmor Plage,
Éditions du Hublot, 1998, 279-294.
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Bion, W.R. 1962. Aux sources de l’expérience, Paris, Puf, 1979.
Bleger J. 1981. Symbiose et ambiguïté, Paris, Puf.
Cour des comptes. 2020. La protection de l’enfance, [en ligne] www.ccomptes.fr.
Freud, S. 1901. « Sur la psychopathologie de la vie quotidienne », dans
Œuvres complètes psychanalyse, vol. V, Paris, Puf, 2012.
Namer, A. 2011. L’institution. Entre fait clinique et illusion, Larmor Plage,
Éditions du Hublot.
Pinel, P. 1800. Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou
la manie, Paris, Caille et Ravier.

Fostering: a containing institution

Keywords Abstract
α elements, β elements, Fostering a child must be conceived as a complex action taking into account
child welfare, containing the child’s suffering, the nature of his/her disorders and the difficulties his/
function, psychic her parents have encountered. It cannot be reduced to just a substitution
receptivity, working or a temporary solution, but must meet the ambition to further changes
through. within the context the child is living in and within his/her internal world
marked by the traumas traversed. The psychological component of this
process of change meets what the psychoanalyst Wilfred Bion described
as a containing function. This involves working through the conscious
and unconscious messages the child conveys. The author, a psychoanalyst

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and child psychiatrist, details the various components of the containing
function, including its component of psychic receptivity to connect up with
the child’s suffering and its component of transformation in a quest for
the meaning of what has been received. Two clinical vignettes illustrate this
containing function concept.
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