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Page de titre
Copyright
Présentation
Table des matières
Avertissement de la cinquième édition
Avant-propos de la sagesse
Misère de l’homme sans la sagesse
Science et sagesse
La philosophie comme apprentissage de la sagesse
La sagesse comme art d’être heureux
Choix de textes
1. Un homme vertueux : Julien l’Apostat
2. L’évangélisation d’un « monde enfant »
3. La foi des insensés
4. L’existence morcelée
5. La conscience malheureuse
6. « De l’inégalité qui est entre nous »
7. « Dénéantise de l’homme »
A
B
8. Le « mignon de nature »
9. Imperscrutable divinité
10. Insondable nature
11. Les songes de l’intelligence
12. Inintelligible immortalité
13. Le pyrrhonisme des dogmatiques
14. Incertaines évidences
15. « C’est moi, c’est mon essence »
16. L’échelle de sagesse
17. « Le maître des maîtres »
18. Le joug de la limite
19. L’art de jouir de vivre
Table de concordance
Vie de Michel de Montaigne
Bibliographie philosophique
Les éditions des essais
Appendice
Plan de l’« apologie de Raymond Sebond » (Essais, II, XII)
Marcel Conche
Montaigne ou la conscience heureuse
2008
Copyright
© Presses Universitaires de France, Paris, 2015
ISBN numérique : 9782130640271
ISBN papier : 9782130565550
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Présentation
« Moi qui n’ai d’autre fin que vivre et me réjouir »… La conscience chrétienne est
conscience malheureuse, dit Hegel : elle est séparée de son bonheur. La
conscience montanienne (ou « montaignienne ») est conscience heureuse : être
heureux est à la portée de main, par la sagesse et le sentiment de l’être. Dès lors
que l’on est sans faute et sans repentir, la condition du bonheur est simplement
d’aimer la vie et de savoir la goûter à chaque moment, en réflexion et en sagesse
— « sagesse » qui n’est que le « oui » de la vie elle-même. La vie est un don qui
nous est fait. Il ne reste à l’homme qu’à accepter ce don avec gratitude, et à
rendre grâce à « ce grand et tout puissant Donneur », qui, « tout bon, a fait tout
bon » — Dieu ou la Nature.
T ab le des matières
Avertissement de la cinquième édition
Avant-propos de la sagesse
Misère de l’homme sans la sagesse
Science et sagesse
La philosophie comme apprentissage de la sagesse
La sagesse comme art d’être heureux
Choix de textes
1. Un homme vertueux : Julien l’Apostat
2. L’évangélisation d’un « monde enfant »
3. La foi des insensés
4. L’existence morcelée
5. La conscience malheureuse
6. « De l’inégalité qui est entre nous »
7. « Dénéantise de l’homme »
A
B
8. Le « mignon de nature »
9. Imperscrutable divinité
10. Insondable nature
11. Les songes de l’intelligence
12. Inintelligible immortalité
13. Le pyrrhonisme des dogmatiques
14. Incertaines évidences
15. « C’est moi, c’est mon essence »
16. L’échelle de sagesse
17. « Le maître des maîtres »
18. Le joug de la limite
19. L’art de jouir de vivre
Table de concordance
Vie de Michel de Montaigne
Bibliographie philosophique
Les éditions des essais
Appendice
Plan de l’« apologie de Raymond Sebond » (Essais, II, XII)
Avertissement de la cinquième édition

L
a première édition de cet ouvrage date de 1964. En 1963, j’avais lu les Essais
pour la première fois. Jusque-là, je n’en connaissais même pas les extraits
que l’on trouve habituellement dans les manuels de littérature. Ni à l’école
primaire, ni durant mon bref séjour au Lycée, ni à la Faculté – de philosophie –, je
n’avais eu l’occasion de rencontrer Montaigne. Je ne le connaissais que par ouï-dire,
et aussi de biais, à travers Pascal. C’est donc sans aucune préparation scolaire,
livresque ou bibliographique, qu’à cette date je lus les Essais, dans leur ordre, du
premier au dernier, et en reprenant ma lecture bien des fois.
Je me proposais d’extraire la philosophie que j’y pressentais, et de l’exposer de
manière à en montrer la cohérence. C’est ainsi que j’écrivis le présent petit livre,
d’un trait, durant l’été de 1964. Je distinguai soigneusement la morale et la doctrine
de la sagesse – ce que j’appellerais, aujourd’hui, l’« éthique ». Cette distinction
essentielle fit beaucoup pour la clarté de l’exposé.
On a cru que « mon » Montaigne me ressemblait, que je l’avais bâti d’après moi-
même. Il est difficile de se tromper plus complètement. Que l’on lise, si l’on veut, «
Existence et culpabilité », dans l’Orientation philosophique, et l’on verra quelle sorte
d’homme j’étais à l’époque – et combien j’étais plus près de Pascal, ou même de
Jansénius, que de Montaigne.
En réalité, ce petit livre n’est que l’effet de la parfaite bonne volonté que je mis à
saisir la pensée d’autrui. Son intérêt est de faire voir Montaigne tel qu’il se donne à
un philosophe libre de toute idée préconçue, de tout a priori, et même de toute
connaissance préalable du sujet.
La présente édition ne diffère des précédentes que par l’ajout d’une Table de
concordance avec la pagination de l’édition Villey-Saulnier et d’un Appendice
donnant le plan détaillé de l’Apologie de Raymond Sebond. La bibliographie a été
refondue et mise à jour.
«
Avant-propos de la sagesse
Moi qui n’ai autre fin que vivre et me réjouir »… Vivre à l’aise et à son
aise, c’est-à-dire heureux et libre, jouir de sa vie ou plutôt jouir sa vie,
sans éclat, doucement, quiètement, un peu douillettement mais
pourtant avec une conscience intensifiée et une sorte de concentration religieuse,
comme si vivre – sans plus – était la seule tâche humaine sérieuse, et comme s’il
fallait l’accomplir avec le respect et la ferveur que l’on a pour les choses sacrées :
voilà tout ce qui intéresse Montaigne. Seul importe pour lui l’acte de jouir de
vivre. Mais ce recueillement de la vie en elle-même et dans la jouissance de soi ne
va pas, il le sait bien, sans conditions favorables et, avant tout, sans la faveur
d’une bienfaisante paix. Paix en soi-même – celle de la conscience –, paix autour
de soi – celle de la cité –, sont le premier besoin de qui a vocation de sagesse.
Quelles sont donc les conditions de la paix ? C’est ce qu’il faut demander – et c’est
ce que Montaigne demande – à la morale et à la politique. Quelle est la condition
d’une bonne conscience ? Que l’on s’abstienne de tout mal, que l’on fasse le bien
quand l’occasion s’en présente, dit la morale. Quelle est la condition de la
tranquillité civile ? Que les hommes, sauf urgence exceptionnelle, ne s’occupent
des affaires publiques que selon les lois établies, dit la politique. De la sorte,
morale et politique, en organisant (mais bien sûr seulement sur le plan des
principes) la paix dont le sage – le sage montanien – a besoin pour édifier son
[1]

bonheur, aménagent les avenues de la sagesse.


Il est aisé de situer la morale de Montaigne si l’on veut bien distinguer deux
sortes de morales selon que l’accomplissement du devoir est conçu comme tâche
finie ou infinie. Selon les morales « finitistes », il est possible de venir à bout de
son devoir ; après quoi, le devoir accompli, la vie n’appartient plus qu’à nous,
nous pouvons légitimement en disposer à notre gré. Selon les morales de
l’exigence infinie, nous ne sommes jamais sans aucun devoir (au sens de tâche
due), une dette semble peser sur toute la vie, en assombrir tous les instants. Les
premières sont des morales de l’honnêteté et de l’occasionnelle bienfaisance ;
pour les secondes, il ne doit pas y avoir de limite à notre dévouement, notre
générosité, notre amour. Telles sont, parmi celles-ci, la morale chrétienne, ou
celle de Lénine. Le chrétien ne doit pas oublier qu’il y a toujours des hommes à
aimer et à aider, à aimer mieux, à aider plus, il se condamne donc à n’avoir pas
de repos. La satisfaction d’avoir achevé de faire son devoir lui est – évidemment –
interdite. Ni le bonheur, ni même le droit au bonheur ne sont de ce monde. Pour
Lénine de même, nul n’a droit à la tranquillité et au bonheur tant qu’il y a des
opprimés et des exploités dans le monde. Selon les morales de la première espèce,
l’action morale est quelque chose d’extérieur et d’accidentel à la vie proprement
dite – laquelle est faite, en elle-même, pour l’oisiveté, le bonheur, la fête ; pour les
secondes, au contraire, elle est la signification de la vie – qui devrait n’être qu’une
action morale ininterrompue. Les premières laissent non résolu le problème de la
meilleure façon de vivre, c’est-à-dire de la sagesse (problème qui prend la forme :
comment vivre heureux ?), les secondes le résolvent en subordonnant la vie
entière à l’exigence morale. En bref, pour celles-ci la morale tient lieu de sagesse,
pour les autres la sagesse reste à rechercher.
On devine de quel côté se place Montaigne. En ce temps de guerres civiles, de
famine, d’épidémies et de misère universelle, que nous conseille-t-il ? « Ramenons
à nous et à notre aise [bonheur] nos pensées et nos intentions » (I, XXXIX, 141) . [2]

Et si les autres ont besoin de nous ? Ils auront toujours besoin de nous : si nous
partons de ce pied, nous ne serons jamais à nous. Ce qui leur est dû est limité.
Qu’est-ce ? Rigoureuse justice, honnêteté scrupuleuse, entière bonne foi, respect
de leurs personnes et de leurs biens, une aide matérielle le cas échéant mais qui
ne nous appauvrisse point. Leur donner notre temps, notre vie, notre substance
serait injuste : « qui abandonne en son propre [en ce qui le concerne] le
sainement et gaiement vivre pour en servir autrui prend à mon gré un mauvais
et dénaturé parti » (III, X, 95). Sur les bords, nous nous devons aux autres, au
centre, nous ne nous devons qu’à nous. Morale qui, malgré les apparences, va
plus loin que celle dont nombre d’hommes se contentent. Car si les exigences en
sont limitées et de forme presque exclusivement négative, elles repoussent
l’exception et le compromis. Montaigne qui jamais ne tricha, même en ses jeux
d’enfant, qui ne peut souffrir le mensonge, fût-il léger et sans conséquence, se fait
une idée haute et belle de la droiture de la conscience, de la sévérité qu’elle doit
avoir envers elle-même. Il faut garder sa foi. Est-ce à dire qu’il faille donner à des
brigands l’argent qu’on leur a promis sous la contrainte ? Cela est hors de doute
pour un homme d’honneur : « ce que la crainte m’a fait une fois vouloir, je suis
tenu de le vouloir encore sans crainte » (III, I, 24). Notons que Turenne qui s’est
trouvé dans une situation semblable l’a compris ainsi. Sauf légitime défense, il
n’est pas permis de tuer. Et s’il n’y a pas d’autre moyen de sauver sa vie ? Ici
encore un homme de bien n’hésitera pas : « où, en quelques bicoques forcées de
mon temps, j’ai vu des coquins, pour garantir leur vie, accepter de pendre leurs
amis et consorts [compagnons], je les ai tenus de pire condition que les pendus »
(ibid., 21). L’exception aux règles morales n’est permise que s’il y a risque
d’iniquité à les appliquer : c’est ainsi qu’il est permis de faillir à sa promesse si
l’on a promis « chose méchante et inique de soi » (ibid., 24). Ces règles ne sont pas
toutes négatives : outre celles qui fixent simplement des bornes à notre vouloir, il
en est qui déterminent le contenu du vouloir. Par exemple, venir en aide à autrui
ne se peut, en certains cas, humainement refuser. Cela est donc commandé. Mais
on n’ira pas au-devant des occasions, on attendra qu’elles se présentent, on ne les
provoquera pas ! La charité pourra intervenir dans la vie d’une manière
accidentelle, fortuite, elle n’a pas à inspirer toute l’existence. Si, bien au-delà de la
simple honnêteté, le chrétien doit vivre, ou tenter de vivre, selon la loi d’amour («
Tu aimeras ton prochain comme toi-même »), la morale de Montaigne n’est
aucunement chrétienne. Elle est celle de l’honnête homme – et n’importe quel
païen peut être honnête homme.
De cela, Montaigne est pleinement conscient. C’est en connaissance de cause qu’il
repousse l’idéal évangélique. Le jugeant trop élevé pour lui, il entend se tailler un
idéal à sa mesure – qui est « médiocre ». La charité, il l’admire chez les autres –
chez son père par exemple : « il ne fut jamais âme plus charitable et populaire
[amie du peuple]… il avait ouï dire qu’il se fallait oublier pour le prochain, que le
particulier ne venait en aucune considération au prix du général » (III, X, 93).
Aimer le prochain, se dévouer pour autrui au point de négliger ses propres
intérêts, cette conduite, qui fut celle de son père à la mairie de Bordeaux,
Montaigne la loue sans intention de l’imiter : « ce train, que je loue en autrui, je
n’aime point à le suivre » (ibid.). C’est qu’il ne croit pas devoir se proposer un
idéal hors de sa portée. Mais c’est cet idéal même qu’il rejette lorsqu’il prend le
contre-pied de la conception chrétienne de l’amour. Un enfant doit-il être moins
aimé parce qu’il est contrefait, malade, malchanceux ? Un chrétien n’hésiterait
pas. Montaigne non plus : « j’approuve celui qui aime moins son enfant d’autant
qu’il est ou teigneux ou bossu, et non seulement quand il est malicieux mais aussi
quand il est malheureux [malchanceux] et mal né » (III, IX, 39). L’amour doit être
proportionné aux qualités de l’objet : un enfant moins beau, moins intelligent,
sera légitimement moins aimé. Dès lors, ne nous étonnons pas qu’il n’y ait pour
Montaigne aucun devoir de prendre part au malheur des autres. Non seulement
un chrétien souffre de la douleur d’autrui, de sa misère, de sa mort, mais il estime
devoir souffrir car, où est la souffrance, Jésus-Christ même est présent. Il ne lui
est pas permis de rester insensible. Pour Montaigne, au contraire, il ne saurait y
avoir de devoir de souffrir. « Il faut étendre la joie, mais retrancher autant qu’on
peut la tristesse » (III, IX, 56) : ce principe s’applique même aux douleurs de
participation. Montaigne souhaite que les autres ne s’affligent pas de ses maux :
de sa maladie, de sa mort. Quand il a une crise de coliques néphrétiques, il garde,
autant que possible, bon visage, poursuit une conversation commencée, plaisante
par intervalles avec ses gens. Mais, de son côté, il n’entend pas embarrasser son
âme des maux d’autrui. Les siens lui suffisent. À chacun de faire face. « Les maux
d’autrui ne nous doivent pas poindre comme les nôtres » (ibid., 46) : fuyant le plus
possible les « pensements fâcheux », il part en voyage pour ne pas avoir toujours
sous les yeux le spectacle de la misère et du malheur de ses paysans. Point
d’exception pour ses proches : « Notre mort ne nous faisait pas assez de peur,
chargeons-nous encore de celle de nos femmes, de nos enfants et de nos gens » (I,
XXXIX, 141) ! La mort d’un enfant est dans l’ordre des choses. Lui-même en a
perdu « deux ou trois » – il n’est plus très sûr du chiffre – « sinon sans regret, au
moins sans fâcherie » (I, XIV, 80), et il a éprouvé depuis qu’il était fort possible de
vivre « commodément après leur perte ». Au reste il se reconnaît un « privilège
d’insensibilité » qu’il range parmi les meilleures qualités de sa nature. Aux yeux
d’un chrétien, je dois aimer les autres ; si je les aime, il va de soi que leur
souffrance me fait souffrir, et je ne dois point fuir cette souffrance. Pour
Montaigne, la souffrance, quelle qu’elle soit, est à fuir ; il y a assez de souffrance
dans le monde, ne la multiplions pas inutilement. Restreignons-la plutôt aux
douleurs purement physiques et inévitables ; pour le reste, soyons
courageusement gais ; et ne nous croyons pas obligés à un amour qui accroîtrait
la tristesse.
Il y a, certes, chez Montaigne, une volonté de contentement. Mais il y a aussi un
contentement réel et profond. Sur ce point encore, il est tout le contraire du
chrétien. Alors que celui-ci ne s’estime jamais en droit d’être complètement
satisfait de soi – puisqu’il demeure toujours à une distance immense du modèle,
Jésus-Christ –, Montaigne, lui, est aussi satisfait que possible. Il a vécu comme il
devait, sa conscience est en repos et « se contente de soi » (III, II, 30). S’il avait à
revivre que pourrait-il faire de mieux ? Il cherche et ne voit pas : « si j’avais à
revivre, je revivrais comme j’ai vécu » (ibid., 45). Il imagine certes « infinies
natures » plus hautes et meilleures que la sienne mais il n’a pas à se régler sur
elles. Il n’a pas à se juger en se comparant à Jésus-Christ. Ce serait se condamner.
Fixer son idéal si haut serait comme s’ordonner d’être en faute : vraiment « il
n’est guère fin de tailler son obligation à la raison [à la mesure] d’un autre être
que le sien » (III, IX, 73). À l’impossible, nul n’est tenu ; c’est à nos moyens qu’il
faut mesurer l’étendue de notre devoir – moyens divers selon les natures et
inégaux. Les siens sont médiocres ; qu’on ne lui reproche donc pas de n’être pas
un saint. Il n’était pas fait pour la sainteté et il en resterait toujours aussi loin,
revivrait-il cent fois : « mes actions sont réglées et conformes à ce que je suis et à
ma condition. Je ne puis faire mieux » (III, II, 40). Rien n’est plus étranger à
Montaigne que le sentiment de culpabilité, il en est totalement exempt : son idéal
moral n’est peut-être pas des plus élevés, mais il est exactement ce qu’il pouvait
être et il s’y est conformé exactement comme il devait. Comment ne serait-il pas
satisfait ?
Disons même qu’il est allé, en fait, au-delà de ce qu’il exigeait de lui-même, et c’est
là une source plus profonde de sa satisfaction. Celui qui ne vit pas comme il le
devrait (comme il estime le devoir) se sent coupable : il éprouve, quelles que
soient ses joies superficielles, le mécontentement profond. Celui qui vit comme il
le doit a la conscience en repos. Enfin celui qui, même s’il n’en a pas conscience,
est meilleur qu’il estime devoir l’être (chez qui la réalité morale l’emporte sur
l’idéal) éprouve, outre la joie encore négative d’être sans reproche, une sorte de
supplément de satisfaction : il est positivement content de lui-même et de son être
– du contentement qui accompagne la bonté. Tel est le cas de Montaigne. Car
Montaigne est bon. Cette bonté est faite de pitié, de tendresse, d’horreur de la
souffrance, de compréhension aussi et d’incapacité de haïr : « j’ai une
merveilleuse lâcheté vers la miséricorde et la mansuétude » (I, I, 4). Incapable
d’être « mauvais aux méchants », il n’a pas le courage de punir : « aussi ne hais-je
personne, dit-il, et suis si lâche à offenser [si peu enclin à faire de la peine] que,
pour le service de la raison même, je ne le puis faire » (III, XII, 177). Lorsqu’il a
dû, étant magistrat, prononcer des condamnations criminelles, il a « plutôt
manqué à la justice ». Il ne parvient pas à partager la haine des catholiques pour
les protestants. Mieux, au cours des guerres de Religion, son cœur est avec ceux
qui ont le dessous, fussent-ils protestants . S’il lui arrive de vouloir fuir le
[3]

spectacle de « l’indigence et oppression [malheur] » des gens de peu, c’est qu’il en


souffre. Spontanément il leur est attaché et dévoué : « je m’adonne volontiers aux
petits, soit pour ce qu’il y a plus de gloire, soit par naturelle compassion qui peut
infiniment en moi » (III, XIII, 232). Cette tendresse s’étend jusqu’aux bêtes, aux
plantes, à toute la nature : « je ne prends guère bête en vie à qui je ne redonne les
champs » (II, XI, 145). Un arbre abattu lui fait peine. Il considère que nous vivons
tous, y compris les bêtes et les plantes, sous la seigneurie de Dieu, formant une
seule famille. Il est heureux de voir vivre, sa bonté le fait participer au
contentement universel de tout ce qui vit. Son regard sur toutes choses est plein
d’une secrète chaleur.
Mais Montaigne n’a pas seulement bon cœur, il a du cœur, du courage. Il a pris
des risques quand il le fallait. En voici des exemples. Le premier a trait aux
enfants. Ils l’ennuient, c’est entendu, il tient pour une chance de n’en avoir pas, et
il n’a certes pas besoin de se sentir père pour être heureux. Cependant, si enfants
il y a, nous avons des devoirs envers eux, et Montaigne a su le rappeler
sévèrement. Il parle avec une colère mal contenue de ces enfants souffre-douleur
de parents indignes (II, XXXI, 163). Cette colère a dû éclater lorsque, devenu
maire de Bordeaux, il fut informé des abus dont étaient victimes, au prieuré
Saint-James, les enfants trouvés. Négligés par ceux qui avaient accepté la charge
de les héberger et nourrir, ils mouraient en grand nombre. Peut-on croire que
sans Montaigne et sa juste colère, la commission municipale eût condamné les
Jésuites, eux si puissants en cette ville et en ce temps-là ? Après les enfants, les
[4]

pauvres. La lettre-remontrance au roi du 31 août 1583 fait entendre la voix du «


pauvre peuple », de « ceux qui ne vivent qu’avec hasard et de la sueur de leur
corps » contre les exemptions d’impôts dont bénéficient ceux qui pourraient
payer, l’augmentation des frais de justice et l’obligation de payer pour faire valoir
ses droits, etc. . Dans les Essais, la bonté, l’humanité, le simple bon sens ont
[5]

inspiré à Montaigne mainte page courageuse… et dangereuse. En période de


déchaînement universel contre les sorciers (ne sont-ils pas associés et complices
du démon, coresponsables des actions malicieuses de celui-ci ?), il réprouve les
procès de sorcellerie – procès qu’Henri III encourage, que l’Église ordonne, que
des bulles papales justifient, que les esprits les plus éclairés du temps (un
Ambroise Paré, un Jean Bodin) approuvent (Bodin réclamait les mêmes supplices
contre les sorciers et ceux qui n’y croyaient pas). Pour Montaigne les prétendus «
sorciers » ne sont que des malades qu’il faut soigner. Même condamnation, déjà
toute moderne, de la torture. En tant qu’ex-conseiller au Parlement de Bordeaux,
il n’ignore rien des us et coutumes de la procédure criminelle : interrogatoires
fatigants et captieux, torture avant le jugement pour obtenir l’aveu, torture après
le jugement pour découvrir les complices. Il sait que de telles pratiques sont
monnaie courante dans les tribunaux de l’Inquisition, qu’une ordonnance royale
de 1539 les consacre en justice civile. Pourtant il les condamne comme aussi
inutiles que méchantes, et sa protestation s’affermit d’édition en édition bien[6]

qu’on lui ait paternellement reproché à Rome, en 1581, « d’estimer cruauté ce qui
est au-delà de mort simple » . Le blâme s’étend, comme il est naturel, aux
[7]
supplices infligés aux condamnés à mort à titre d’avertissement pour les autres :
« en quel état peut être l’âme d’un homme attendant vingt-quatre heures la mort,
brisé sur une roue, ou, à la vieille façon, cloué à une croix ? » (II, XXVII, 143). Des
chrétiens devraient y songer. Montaigne ne nie pas l’effet d’intimidation mais il
pense qu’il suffirait de maltraiter publiquement les cadavres comme il l’a vu faire
en Italie. Enfin, si l’on veut avoir une idée de la véhémence à laquelle il peut
atteindre lorsqu’il défend l’humanité, que l’on lise les pages sur la colonisation du
Nouveau Monde (cf. Textes, n° 2) : « Notre monde vient d’en trouver un autre…
un monde enfant » et a abusé de son enfance, l’a trompé et perverti comme il est
aisé de tromper et de pervertir un enfant. Éducation ? Civilisation ? Non, mais
plutôt leurs contraires. Le plus riche assortiment de crimes et de vices qui fut
jamais, tel fut l’apport chrétien à l’Amérique. Car Montaigne entend ne pas
oublier qu’il s’agit de chrétiens – et de souligner la responsabilité morale du Pape
attribuant au roi de Castille droit de propriété sur les Indes occidentales. Les
vertus morales sont indépendantes de la foi chrétienne car on les trouve toutes
en Julien l’Apostat (cf. Textes, n° 1). Le christianisme ne pouvait donc rendre les
hommes meilleurs. Mais il les a rendus plus mauvais. Les païens valent mieux
que les chrétiens. Qu’il s’agisse des « sauvages » du Brésil, du Mexique, du Pérou
ou des anciens Grecs et Romains, Montaigne insiste sur leur supériorité morale.
Corrélativement, il n’a pas de mots assez durs pour flétrir la bassesse des
hommes de son temps, leur cruauté, leur ingéniosité à mal faire –
particulièrement en ces inexpiables guerres dites de religion (II, XI, 145). On voit
par ces exemples combien Montaigne, dans sa conduite morale, va au-delà de lui-
même : il exige peu mais donne beaucoup, il ne veut qu’être honnête homme et,
en fait, il prend, à ses risques et périls, la défense de toutes les victimes de
l’iniquité. Par le cœur, il est au-dessus de son temps. Bref, il est meilleur qu’il
estime devoir l’être, et, de cet excédent de bonté, vient, nous l’avons dit, le
contentement fondamental qu’il a de son être.
Une telle paix intérieure est ce qu’il y a de plus précieux car sans elle aucun
bonheur ne serait possible et la philosophie même, qui est recherche du bonheur
par la sagesse, perdrait sa signification. Rien par conséquent ne vaut qu’on la
compromette. C’est pourquoi on se tiendra à l’écart de la politique. Et pourtant
Montaigne a joué un rôle politique. Ici encore son action va au-delà de ses idées
sur l’action. Celles-ci peuvent se résumer d’un mot : ne rien faire, c’est ce qu’un
homme politique peut faire de mieux. Il a une méfiance profonde, paysanne, de
la politique.
L’idée que la morale nous fait peut-être une obligation de nous mêler aux luttes
politiques l’aurait beaucoup surpris. On sait que, selon une idée aujourd’hui
répandue, c’est pour l’homme un devoir de ne pas se borner à être juste en privé
mais de contribuer, dans la mesure de ses moyens, à la réalisation, par la
politique, des objectifs de la morale. Une exigence infinie arrache l’individu à sa
tranquillité privée, le jette en un combat où nul ne peut se permettre de songer à
soi. Le point de vue de Montaigne est inverse. Son « finitisme » lui permet de faire
la part de la morale, et cette part consiste en inaction plutôt qu’en action. L’agir
proprement dit, à l’intérieur de ses limites légitimes, échappe aux catégories du
bien et du mal, il est la vie même, et la vie de chacun appartient, avant tout, à
chacun : « nous nous devons en partie à la société, mais en la meilleure partie à
nous » (II, XVIII, 95).
Au moins peut-on choisir la politique par goût ou vocation ? Oui, si l’on a le goût
de perdre son âme. Car on ne saurait – à moins d’être Épaminondas – atteindre
en politique à des résultats décisifs sans faire le sacrifice de son honnêteté. Mais
un Épaminondas est impossible en ce siècle : « qui se vante, en un temps malade
comme celui-ci, d’employer au service du monde une vertu naïve et sincère, ou il
ne la connaît pas, les opinions se corrompant avec les mœurs… ou, s’il la connaît,
il se vante à tort » (III, IX, 76). Les vices servent au maintien du corps social
comme les venins à la conservation de la santé. Les mauvaises actions sont non
seulement utiles, mais politiquement inévitables : « le bien public requiert qu’on
trahisse et qu’on mente et qu’on massacre » (III, I, 9). Le Prince doit s’attendre à
devoir, s’il veut assurer son salut et celui de son peuple, « gauchir sa parole et sa
foi ». François Ier pouvait-il faire autre chose, de ce point de vue, que signer le
traité de Madrid avec l’intention de le violer ? Les machiavéliens ont raison de
penser que la sincérité, au moins en ce siècle, ne peut produire de grands effets
en politique. L’avantage est à ceux qui rusent, trompent, dissimulent : «
L’innocence même ne saurait ni négocier entre nous sans dissimulation, ni
marchander sans menterie » (ibid., 14). À cette école, et chacun ne pouvant
défendre sa cause qu’« avec déguisement et mensonge », les plus belles natures se
corrompent – jusqu’à celle d’Henri de Navarre : « nous avions assez d’âmes mal
nées sans gâter les bonnes et généreuses » (III, XII, 146). Les hommes ne sont plus
vertueux que relativement (les uns par rapport aux autres), absolument il n’y a
plus de vertu chez les hommes politiques.
C’est donc ailleurs qu’il faut la chercher parce que c’est ailleurs qu’elle est
possible. Où donc ? Montaigne, ici, n’a qu’à s’observer lui-même : « ce n’est pas un
léger plaisir de se sentir préservé de la contagion d’un siècle si gâté » (III, II, 31).
Pourquoi sa conscience, en ce siècle méchant et malheureux, est-elle en «
éjouissance naturelle » ? Tout simplement parce qu’il a la science et la pratique
de l’abstention. L’abstention est ce qui vaut le mieux en politique : d’abord du
point de vue moral, ensuite même du point de vue politique – du point de vue
moral parce que le bien public requiert l’emploi de moyens malhonnêtes, du
point de vue politique parce que l’inaction est la meilleure des actions. Sur le
premier point, il se refuse à tout compromis : la malhonnêteté est un mal
ineffaçable, quelque bien qui en résulte. La fin ne saurait justifier les moyens car
il n’y a aucune justification possible du mal moral comme tel. C’est un mal absolu,
c’est-à-dire qui demeure tel à quelque point de vue que l’on se place. Machiavel
met en balance fautes morales et avantages politiques : il vaut la peine de
commettre une faute morale si l’avantage est grand (par exemple, si
Giovampagolo eût tué le Pape, la grandeur de son geste en eût de loin surpassé
l’infamie). Aux yeux de Montaigne, une telle appréciation implique une
méconnaissance totale de la nature du mal moral. De là aussi ses idées sur le sens
de l’histoire : si la signification politique d’une action n’est jamais fixée une fois
pour toutes puisqu’elle dépend de ses conséquences, sa signification morale est
immodifiable. Ce qui est honteux le reste éternellement. C’est pourquoi il est
permis de juger les Anciens, de louer Épaminondas ou Scipion, de condamner
César. On comprend dès lors le rigorisme de Montaigne, car si par l’action
politique nous construisons le temps, par l’action morale nous construisons
l’éternité. Qu’on ne lui demande pas, au nom de la plus juste des causes, ou du
salut public, d’être injuste, menteur, déloyal, parjure : il s’y refusera, quelles que
soient les conséquences. Il comprend qu’un Prince manque de parole si de grands
intérêts sont enjeu, il l’excuse si le mal commis permet d’éviter un mal beaucoup
plus grand, mais il ne voudrait pas être à sa place : car, s’il l’excuse, il ne le justifie
pas. Celui-là a tort qui assure le salut de l’État et de son peuple aux dépens de la
foi et de l’honneur ; il aurait dû préférer périr. Mauvais calcul, pour sauver ce qui
est périssable, de sacrifier ce qui ne l’est pas. À un tel calcul, Montaigne s’est
toujours refusé ; aussi sa conscience est-elle en repos, et heureuse de l’être.
De plus, si l’on juge politiquement, quoi de mieux que l’inaction ? « Toutes
grandes mutations ébranlent l’État et le désordonnent » (III, IX, 26). « Rien ne
presse [n’accable] un État que l’innovation : le changement donne seul forme à
[engendre] l’injustice et à la tyrannie » (ibid., 25). Laisser les choses comme elles
sont est le plus sûr. Tous les maux du siècle ne découlent-ils pas de la « nouvelleté
» introduite par Luther ? Montaigne la déteste, et moins en elle-même que dans
ses effets. Certes il condamne, et de la manière la plus catégorique, la guerre faite
aux protestants : le parti de Dieu ne se prend pas les armes à la main. Pourtant ils
sont mal venus de se plaindre : n’ont-ils pas donné le branle ? Qu’il s’agisse de la
religion, des lois, de l’ordre social, de la forme de gouvernement, le mieux est de
ne toucher à rien. Ces grands corps que sont les sociétés obéissent à des lois
naturelles qui relèvent de la statique de l’équilibre : « tout ce qui branle ne tombe
pas » – au moins tant que l’homme n’y porte pas la main. Car Montaigne est
profondément pessimiste au sujet de la valeur des interventions humaines : dès
que l’homme se mêle de vouloir régenter le cours naturel des choses et des
événements, tout va plus mal, et de mal en pis. Non que Montaigne croie en la
valeur des institutions existantes ; seulement il faut songer, non qu’il pourrait y
avoir mieux mais qu’il y aurait facilement pire. La monarchie n’est pas en soi le
meilleur des régimes ; simplement, il faut être monarchiste dans une monarchie
comme il faut être républicain dans une république : « l’excellente et meilleure
police [forme de gouvernement] est à chaque nation celle sous laquelle elle s’est
maintenue… d’aller désirant le commandement de peu en un État populaire, ou
en la monarchie une autre espèce de gouvernement, c’est vice et folie » (III, IX,
24). Montaigne a un faible pour les républiques : celles de l’Antiquité, et les
républiques italiennes, allemandes, suisses. Passant à Mulhouse, il prend un «
plaisir infini à voir la liberté et bonne police de cette nation » . De La Boétie, il
[8]

avait écrit, en 1580, qu’il « eût mieux aimé être né à Venise qu’à Sarlat » (I, XXVIII,
78), il ajoutera : « et avec raison » . La « domination populaire » lui semble – il le
[9]

dit lui-même – « la plus naturelle et équitable » (I, III, 22). Bref il est, en
imagination, républicain – mais en imagination seulement. Né sujet du roi de
France – cela se trouve ainsi –, il entend être un sujet fidèle et obéissant ; pour la
France de 1580 il est royaliste, et il le fût resté… jusqu’au dernier roi. Le
sentiment n’a aucune part dans cet attachement, seulement le « devoir public ». Il
faut maintenir les choses comme elles sont. Les révolutionnaires songent au
mieux qu’il pourrait y avoir et, au nom du principe du moindre mal, bouleversent
l’ordre public. Le calcul est-il bon ? Cela est indécidable : on peut se risquer à le
croire, faire confiance à l’avenir. Seulement Montaigne refuse le pari : il préfère
s’en tenir aux maux que l’on connaît, auxquels on est familiarisé plutôt que
d’aller au-devant de maux imprévisibles – et qu’il croit pires. Tout changement
lui est suspect dès qu’il est décidé par les hommes car il sait que les hommes n’ont
pas la sagesse.
Et pourtant, Montaigne lui-même s’est mêlé de la chose publique, a eu un rôle
politique. Contradiction ? Il ne semble pas. Il fallait ne rien changer à l’ordre qui
avait fait ses preuves (du seul fait qu’il avait duré), mais c’est un fait que l’on a
voulu innover, que les « nouvelletés » se sont introduites. Surtout, il ne fallait
sous aucun prétexte – la vraie religion fût-elle en péril apparent – renverser la
paix publique ; c’est un fait cependant que la paix publique a été renversée. Dès
lors, que faire ? Essayer d’abord, dirions-nous, de « limiter les dégâts », ensuite de
préparer la paix. En qualité de maire de Bordeaux, Montaigne tente d’atténuer les
horreurs de la guerre, s’oppose à ce que l’on fasse prisonniers des femmes et des
enfants [10]
essaie de détourner ses concitoyens de la politique et du fanatisme
religieux, de les occuper au commerce ; médiateur ou agent de liaison entre
princes, il les rend mieux disposés les uns envers les autres, tente d’apaiser leurs
dissensions. Mais ne va-t-il pas, aux prises avec les réalités politiques, être
contraint, lui aussi, de « gauchir », voire, en certaines occasions, de faire taire sa
conscience ? Non, car il n’entend pas devenir un homme politique. L’homme qui
vit pour la politique se trouvera inévitablement, un jour ou l’autre, devant la
nécessité, ou de renoncer à ses desseins, ou de sacrifier honneur et conscience.
Mais il n’en résulte pas qu’un acte politique ne puisse être à la fois honnête et
utile. Tout serait bien si l’homme politique (mais serait-il encore un homme
politique ?) savait s’arrêter à temps, si le souci de l’efficacité ne finissait par
étouffer en lui le jugement moral, l’entraînant sur une pente sans fin. Montaigne
n’a eu et ne conseille d’avoir que des desseins à court terme, dont on voit le bout,
modestes et limités. Le danger est dans la tentation de l’illimité. Nourrir des
desseins à long terme, c’est ne pas savoir où l’on va, jouer avec le bonheur des
hommes ; pour savoir ce que l’on fait – et il convient de savoir ce que l’on fait – il
faut agir par volontés de détail, de proche en proche, presque au jour le jour. La
grande politique est bannie, mais il y a place pour des tâches sans lustre – mais
utiles – de raccordement, de conciliation, de replâtrage, pour une administration
probe, huilée, conservatrice, enfin – et tout au plus – pour une politique de
clocher. Modeste Montaigne qui a bien su les limites de l’homme ! Au reste,
l’essentiel est de n’apporter à la politique aucune passion. L’homme est destiné à
une autre aventure. S’il veut la vivre, la politique, comme la morale, doit
l’effleurer sans le soucier. Certes Montaigne a eu ses préférences :
subjectivement, il ne fut jamais neutre ; mais il n’eut aucune volonté politique
positive, c’est-à-dire ne se fixa jamais pour tâche de contribuer à la victoire d’un
parti. La politique vint vers lui : on lui demanda conseil, on lui confia des «
commissions » politiques, le roi le pressa d’accepter la mairie de Bordeaux ; bref,
en diverses circonstances, se présentèrent à lui de ces obligations que l’on ne peut
refuser, mais il eut toujours hâte d’en finir avec ces tâches étrangères qui
aliénaient sa volonté. Celle-ci se prêta sans se donner, en profondeur elle fut
toujours politiquement vacante : « j’ai pu me mêler des charges publiques sans
me départir de moi de la largeur d’une ongle » (III, X, 96). On peut être sûr que
Montaigne apporta une conscience scrupuleuse à tout ce qu’il fit, pourtant il se
sentait, dans sa vie publique, étranger à lui-même et la vécut comme « par
emprunt et accidentellement ». Sa pensée était ailleurs car il était né chercheur
de sagesse. Il y a loin d’une vie d’honnêteté qui ne fait qu’assurer les conditions
négatives du bonheur au bonheur lui-même. Comment être heureux ? L’échec de
l’insensé dans ses efforts vers le bonheur montre qu’on ne peut l’être que par la
sagesse.

Notes du chapitre
[1] ↑ « Montanien » est formé sur « Montaigne » latinisé en « Montanius » comme « cartésien » sur «
Descartes » latinisé en « Cartesius » ou « cornélien » sur « Corneille » latinisé en « Cornélius ».
[2] ↑ À l’exception de l’orthographe et de la ponctuation qui ont été modernisées, les textes cités sont
conformes à la dernière version des Essais sortie de la main de Montaigne (celle de l’exemplaire dit de
Bordeaux – son exemplaire personnel de l’édition de 1588 sur lequel il n’a cessé de porter, dans les dernières
années de sa vie, corrections et additions). Nous avons indiqué entre […] le sens moderne de mots ou
d’expressions présentant quelque difficulté. Pour les références, nous avons fait suivre l’indication du livre
et du chapitre des Essais par le chiffre de la page dans l’édition Plattard (« Les Belles Lettres », 1931-1933,
plusieurs réimpressions).
[3] ↑ « Je condamne en nos troubles la cause de l’un des partis [le parti protestant] mais plus quand elle
fleurit et qu’elle prospère ; elle m’a parfois aucunement [en quelque façon] concilié à soi, pour la voir
misérable et accablée » (III, XIII, texte de 1588. Cf. éd. citée, p. 232, note 1).
[4] ↑ Le jugement rendu par Montaigne et les Jurats de Bordeaux se trouve aux Archives départementales de
la Gironde (Jésuites. Série II, Collège de la Madeleine).
[5] ↑ Edition Armaingaud des Œuvres complètes de Montaigne, XI, p. 215-223.
[6] ↑ Cf. G. Lanson, Les Essais de Montaigne, p. 208.
[7] ↑ Journal de voyage en Italie (Œuvres complètes, éd. Armaingaud, VII, p. 252).
[8] ↑ Journal de voyage (Œuvres, éd. Armaingaud, VII, 29).
[9] ↑ Variante de 1582 et 1588 : « et avait raison » ; version définitive (correction manuscrite) : « et avec
raison ».
[10] ↑ Lettre aux Jurats du 31 juillet 1585 (Œuvres, éd. Armaingaud, XI, 253).
Misère de l’homme sans la sagesse

S
i le problème du bonheur se pose, c’est que les hommes ne sont pas
heureux. Serait-ce que leur condition est telle qu’il leur est impossible, ou
interdit, d’être heureux en ce monde ? Mais Montaigne est si persuadé de
la bonté de la nature qu’il lui est impensable qu’entre les créatures certaines
soient nées pour le malheur. L’homme est si présomptueux qu’il se figure
volontiers être une exception dans la nature, et il se plaît à s’imaginer défavorisé
afin de s’attribuer le mérite de tout ce qu’il a ; mais en réalité les chances de
bonheur sont égales entre les créatures – araignée, renard ou homme. N’en
déplaise à celui-ci, la nature n’a pas distingué l’homme. Si différents soient les
êtres (y compris les hommes entre eux), la nature a voulu qu’ils aient, dans leurs
différences mêmes, d’égales possibilités d’être heureux – mais chacun à sa façon
et selon sa nature. Que l’homme, donc, cesse complaisamment de se croire voué
au malheur : « nature a embrassé universellement toutes ses créatures… Nous ne
sommes ni au-dessus, ni au-dessous du reste : tout ce qui est sous le ciel court une
loi et fortune pareille » (II, XII, 177 et 182) ; partout où est la vie est aussi la
possibilité d’« heureusement vivre ».
Mais le bonheur supposé possible, l’homme y a-t-il droit ? Du point de vue moral
a-t-il le droit d’être heureux aussi longtemps que les autres ne le sont pas ? Du
point de vue religieux, a-t-il même le droit de rechercher le bonheur en ce monde
? Questions que le chrétien se pose, auxquelles il répond négativement. Pourquoi
cette vie ? Non pour que nous y soyons heureux mais pour que nous méritions de
l’être. Conquérir non le bonheur mais le droit au bonheur, tel est le sens de la vie.
Pour Montaigne, le sens de la vie n’est pas ailleurs que dans le fait même de
vivre, et le bonheur fondamental est le bonheur d’être en vie. Quant à demander
si nous avons le droit de vivre et – puisque toutes les créatures sont vouées au
bonheur – d’être heureux, cela revient à demander si la nature a le droit de faire
ce qu’elle fait, si elle avait le droit de nous donner la vie. Il n’y a certes aucune
honte à vouloir devenir ce que l’on est : un homme, un produit de la nature
parmi d’autres et à goûter la plénitude du bonheur humain. « Nous estimons à
[1]

vice notre être » ; au contraire, il faut apprendre à en « jouir ». Le bonheur est


possible et permis. Mais de quelle façon vivre pour vivre heureusement ? Il n’y a
pas d’autre voie que la sagesse.
Si l’homme n’est pas heureux, ce n’est pas en effet qu’il serait constitué de façon à
ne pouvoir l’être, cela ne tient pas à sa nature – il n’est pas destiné au malheur –
mais à l’usage qu’il fait de sa liberté. Être heureux, c’est être comblé. Si l’homme
ne l’est pas, ce n’est pas qu’il soit insatiable par nature : il ne l’est que par liberté.
Les besoins « naturels et nécessaires », qui se réduisent presque au boire et au
manger, sont limités par essence (non infinis dans leurs prétentions) et aisés à
satisfaire : « c’est merveille combien peu il faut à nature pour se contenter,
combien peu elle nous a laissé à désirer… Les Stoïciens disent qu’un homme
aurait de quoi se substanter d’une olive par jour » (II, XII, 201). Un enfant
retournant à la vie sauvage n’aurait pas trop de peine à survivre : « Qui fait doute
qu’un enfant, arrivé à la force de se nourrir, ne sût quêter sa nourriture ? Et la
terre en produit et lui en offre assez pour sa nécessité, sans autre culture et
artifice » (ibid., 179). La nature ne connaît ni labourage, ni vins délicats, ni «
recharge » amoureuse, ni cuisine, elle « nous avait munis à planté
[abondamment] de tout ce qu’il nous fallait ; voire, comme il est vraisemblable,
plus pleinement et plus richement qu’elle ne fait à présent que nous y avons mêlé
notre artifice » (ibid., 180). Mauvaises récoltes, années de vaches maigres, famines
sont imputables aux hommes qui exploitent la terre sans précaution ni respect et
qui n’ont pas souci les uns des autres. Au Brésil où l’on se contente de recueillir
les fruits de la terre (au lieu de la forcer par le travail), où la propriété privée, la
distinction des pauvres et des riches, des domestiques et des maîtres (et, d’une
manière générale, toute sorte de hiérarchie sociale prétendument fondée en
droit) sont inconnues, les sauvages ont tout ce qu’il leur faut. Ils sont heureux. «
Toute la journée se passe à danser » (I, XXXI, 96). Les femmes ne font guère la
cuisine que pour « s’amuser ». Mais s’il y a assez de tout pour tous, c’est que la
sagesse même de la nature gouverne encore les hommes : « Les lois naturelles
leur commandent encore. » Ils ignorent l’illimitation du désir : « Ils sont encore
en cet heureux point de ne désirer qu’autant que leurs nécessités naturelles leur
ordonnent » (ibid., 100). La sagesse n’est donc pas refusée à l’homme comme tel ;
la nature, au contraire, lui avait donné non seulement le nécessaire mais l’art de
s’en contenter. S’il est insatisfait, malheureux, il ne doit s’en prendre qu’à lui-
même, non à une nature marâtre. Que l’homme connaisse qu’il est lui-même la
cause de son état de malheur, qu’il observe par quelles folies il le reproduit et
renouvelle chaque jour, bref, qu’il se connaisse comme insensé et qu’il discerne
les ressorts de sa folie et il pourra revenir à soi et entrer à nouveau dans la
satisfaction, où, n’ayant plus de désirs inassouvis, il sera comme un dieu.
Dès lors, si le problème de Montaigne est celui du bonheur en ce monde – du
bonheur par la sagesse –, on comprend que son intérêt se porte, dès les premiers
Essais, exclusivement sur l’homme, qu’il n’ait de curiosité que pour lui, soit qu’il
le considère dans les diverses façons qu’il a de se perdre par sa folie, soit qu’il
l’observe dans ses tentatives vers la sagesse. Non que Montaigne songe à une
quelconque connaissance « objective » de l’homme « tel qu’il est » : ce qu’est
l’homme ne peut se séparer de ce qu’il vaut, on ne saurait ici connaître sans
juger.
Il ne s’agit certes pas d’une connaissance « désintéressée » mais tournée au
contraire vers l’intérêt suprême de la vie. Les hommes sont observés du point de
vue de la sagesse, c’est-à-dire de leur réussite dans l’art d’être heureux ; et si
Montaigne les observe, c’est qu’ils l’éclairent sur lui-même : « J’étudie tout [en
autrui] : ce qu’il me faut fuir, ce qu’il me faut suivre » (III, XIII, 196). Aucun souci
scientifique de définir des types, de dégager des lois, mais le seul souci
philosophique de la conduite de la vie. Me connaître moi-même, c’est-à-dire
d’abord savoir que je ne suis pas sage et ce qui fait que je ne le suis pas, cela ne se
fait pas en s’isolant des autres : ils nous servent au contraire de miroir, nous
renvoient à nous-même. C’est à partir des autres que nous pouvons nous situer,
trouver notre place, et, à cela, Montaigne s’est exercé dès son enfance : « Pour
m’être, dès mon enfance, dressé à mirer ma vie dans celle d’autrui, j’ai acquis une
complexion studieuse en cela » (ibid.). S’il aime les voyages, c’est, entre autres
raisons, qu’il n’y a point « meilleure école à former la vie que de lui proposer
incessamment la diversité de tant d’autres vies… et lui faire goûter une si
perpétuelle variété de formes de notre nature » (II, IX, 48). Si l’histoire a été, dès
sa jeunesse, son genre favori, c’est qu’il attend d’elle qu’elle lui présente l’homme
dans toute « la diversité et vérité de ses conditions internes, en gros et en détail »
(II, X, 122). On ne peut juger de l’homme à partir de ses proches, de ses voisins, de
ses concitoyens ; on s’en ferait ainsi inévitablement une idée étriquée, restreinte,
on ne le connaîtrait ni ne se connaîtrait. Relativement à la banale humanité –
compte tenu surtout de la médiocrité du siècle – on pourrait se croire ce qu’on
n’est pas : les César, les Alexandre pour la grandeur, les Caton, les Socrate pour la
sagesse, nous remettent à notre place. Il faut aller au-delà du proche horizon
humain, vers d’autres lieux, en d’autres temps. Alors se présente l’extraordinaire
diversité des façons d’être et de se comporter, bref la diversité des manières
d’être homme qu’ont trouvée les hommes. Quel spectacle ! Rien de ce que nous
croyions, sous l’effet de la coutume, « essentiel » à l’homme qui ne nous paraisse
maintenant le résultat d’une histoire. L’homme d’aujourd’hui a été déposé par le
temps historique comme le limon par les fleuves. Il a sa nature, mais elle est faite
surtout de coutumes devenues nature : « appelons encore nature l’usage et
condition de chacun de nous » (III, X, 99). Dès lors le problème de la sagesse ne
saurait être celui du retour à la sauvagerie, car il doit se poser non en fonction de
ce que nous étions et ne sommes plus, mais de ce que nous nous trouvons être.
Mais l’homme n’est-il pas présentement et depuis longtemps, sauf exception,
insensé ? S’il doit « suivre la nature », ne doit-il pas le demeurer ? Non, car il faut
distinguer entre une coutume qui « force les règles de la nature » (I, XXIII, 149) et
une autre qui est un « très favorable présent » que nature nous fait (III, IX, 43),
une coutume contre nature – qui, par exemple, « nous incorpore au vice » – et
une autre qui ne fait que « diversifier » la nature, bref une coutume qui contrarie
la nature, une autre qui la prolonge. Revenir à la nature signifie revenir à ce qu’il
y a en nous de naturel, c’est-à-dire faire de sa liberté l’usage conforme à la nature.
Cela suppose que l’homme connaisse son dérèglement. Il ne le connaîtra pas s’il
ne voit jamais que soi. En ce cas, en effet, il n’aura pas d’autre homme de référence
que lui-même – l’insensé. Le propre de l’insensé est d’abord de ne pas se
connaître comme insensé, de ne pas mesurer sa folie. On comprend dès lors que
Montaigne, comme tous les grands explorateurs de la nature, s’intéresse
tellement aux extrêmes – mais surtout aux figures de grandeur et de sagesse. Ce
n’est pas du tout qu’il se propose, ou nous propose, de les imiter. Il s’agit
seulement de se connaître pour savoir ce qu’il nous faut. Mais l’homme ne peut se
connaître qu’à partir des hommes qui, en fixant les limites de l’homme, ont,
jusqu’à nouvel ordre, défini l’humain. Socrate a atteint la suprême cime ; non en
dogmatisant, mais en existant, non en spéculant sur le possible mais en le
réalisant, non en montrant le sommet mais en s’élevant si haut avec une
simplicité et une liberté souveraines comme on n’en voit que dans les
productions les plus réussies de la nature, il a prouvé, d’une manière
expérimentale, que l’homme pouvait aller jusque-là. Et de même Scipion, Caton,
Épaminondas, Épicure, sont ceux à partir de qui, comme d’hommes-mesures, il
est permis de juger. Ils servent de normes ou de paradigmes.
Plaçons-nous donc du côté des sages (des plus avancés en sagesse) ou de ceux qui,
tels les habitants du Nouveau Monde ou les paysans de nos campagnes, étant
restés tout près de la nature, n’ont pu beaucoup s’égarer, et jetons notre regard
sur ceux qui s’agitent à la cour ou à la ville, briguent les places, les honneurs, les
commandements, la fortune, « perdent » ou « gagnent » mais, de toute façon,
vivent dans la crainte (de ne pas ou de ne plus avoir) et ne sont pas heureux. En
eux, l’homme se manifeste comme insensé par l’effet d’une liberté déréglée.
Qu’est-ce que l’insensé ? D’abord celui qui, ne se croyant pas malade – bien qu’il
le soit – ne pense pas avoir besoin de cette médecine qu’est la sagesse, qui ne la
recherche pas et vit sans penser et réfléchir sa vie. Les besoins en lui poussent et
se multiplient comme herbes folles – la plupart de ces besoins superflus et
artificiels étant suscités par la compétition avec autrui. Loin de les limiter en
nombre et en prétention, il ne songe qu’à les satisfaire, pensant par là être
heureux. Ce serait bien si sa soif était apaisable, mais elle ne l’est pas. Donnons-
lui ce qu’il souhaite : le voici qui souhaite encore autre chose, et ainsi sans fin. Il
lui faut toujours plus. A-t-il vraiment besoin de tant de biens, de luxe, de vaine
gloire ? Non selon la nature : de tels besoins, ou en tout cas l’illimitation qu’ils
enferment, ne sont que des effets de sa folie. Il n’est pas dans la nature de
l’homme de nourrir des désirs infinis mais seulement dans la nature de l’insensé
– nature malade et dénaturée. La nostalgie de l’infini, par laquelle l’homme se
met lui-même à la torture, n’est que dépravation de la liberté.
Si l’aspiration infinie jette l’insensé hors de soi, c’est qu’il ne pense pas avoir en
lui de quoi être content. Contrairement au sage, il n’attend rien de lui-même mais
tout du dehors. Il ne voit pas que le bonheur consiste en une manière d’exister, il
en fait quelque chose que l’on a ou que l’on reçoit Le bonheur lui paraît lié à la
possession de biens, au fait d’avoir ou de n’avoir pas. Dès lors, il se sent vide dès
qu’il n’a pas – et il y a toujours quelque chose qu’il n’a pas. Il projette le bonheur
en avant de lui, en fait une chose à acquérir. Par là il se place sous la dépendance
de ce qui lui adviendra ou non. En fait, le secret de son bonheur est en lui, dans le
bon usage de sa liberté. Tout homme a en soi, en principe dès la minute même, le
pouvoir d’être heureux. Mais cet immense pouvoir intérieur, l’insensé s’en
dépossède, le convertit en une puissance extérieure dont il se sent dépendant, il
fait de la liberté une chose et de lui-même un esclave. Il est comme une source
qui, oubliant qu’elle est elle-même source vive, serait assoiffée d’une eau
étrangère. Cette aliénation de l’homme, par laquelle il oublie, perd de vue qu’il
est responsable de son être, de son bonheur ou de son malheur et se place dans la
dépendance de l’ordre des choses extérieures, est l’origine d’où naissent en
permanence les désirs fous.
Par là se comprend la manière dont l’insensé vit le temps. Mécontent de ce qu’il
est, jamais comblé par ce qu’il a, il va « béant après les choses à venir et
inconnues » (cf. Textes, n° 5). « La vie de l’insensé… se porte tout entière vers
l’avenir », comme le dit Sénèque (III, XIII, 248). La vraie vie, la vie heureuse
semblant toujours à venir, l’insensé se détourne du présent et, au lieu d’étreindre
et de jouir, se nourrit d’espérances. Il échange le plein et le substantiel (mais qui,
il est vrai, ne peut paraître tel qu’au sage) contre les « ombrages et vaines images
», le vent et le vide de l’avenir. Au lieu de cueillir le présent comme un fruit
toujours mûr, il poursuit des ombres. Voulant tout avoir, il n’a véritablement
rien, il perd sa vie sans cesse – car ce n’est pas vivre que de toujours attendre.
Sait-il même ce qu’est le présent, ce que c’est qu’être vraiment présent à ce qu’il y
a ? Jamais « chez lui », toujours au-delà, en avant de lui-même, sans cesse il «
outrepasse le présent » (ibid., 250), en fait un instant, une limite entre passé et
avenir, ou un moment, une étape, c’est-à-dire, dans le présent, méconnaît la
présence. Les projets qu’il nourrit sous l’empire de la crainte, de l’espérance ou
du désir lui « dérobent le sentiment et la considération de ce qui est » (I, III, 14),
rétrécissent sa vue de la réalité, le font absent non seulement à son monde mais à
lui-même. L’insensé, qui « passe et glisse », est toujours ailleurs, jamais
réellement où il est, jamais tout à fait présent, n’est en effet jamais vraiment lui-
même. Entre lui et lui-même se glisse toujours le souci de l’avenir, il vit dans la
non-coïncidence avec soi : « chacun court ailleurs et à l’avenir, d’autant que nul
n’est arrivé à soi » (III, XII, 151). La non-coïncidence avec soi ne correspond
nullement à une nécessité structurelle de la conscience comme telle, elle définit
seulement la structure en laquelle s’emprisonne la conscience malheureuse et
insensée.
Au souci de l’avenir se lie indissolublement la crainte de la mort. L’insensé ne
peut projeter en effet sans supposer possible ce qu’il projette, ce qui revient à
escompter ne pas mourir – et ceci bien qu’il sache qu’il peut mourir à toute
heure. À ses projets et au sentiment de pouvoir les mener à bien se mêle une
incertitude essentielle au sujet de cette possibilité. Tandis qu’il envisage les
possibles, la conscience de leur possible impossibilité le maintient dans
l’angoisse. Ainsi gâche-t-il continuellement sa vie par la crainte de la mort. Son
existence indéfiniment ouverte à l’avenir ne fait aucune place à la mort. Aussi lui
semble-t-il que celle-ci ne devrait pas être, n’a pas le droit d’être, est mauvaise en
elle-même. Alors que la mort est une condition de la vie de sorte qu’elles sont
ontologiquement indissociables (ce que le sage n’ignore pas), il y voit quelque
chose d’entièrement extérieur à la vie, de tout autre, qui la vient interrompre
d’une façon totalement absurde (mais ce n’est une absurdité que pour qui n’a
plus sa raison et ne sait pas reconnaître la profonde sagesse de la nature). Et, bien
sûr, elle vient toujours trop tôt ! Qu’elle le laisse au moins marier sa fille, bâtir ces
murailles, finir son livre : n’a-t-il pas atteint le quinzième Roi ! Mais si longtemps
tardât-elle à venir qu’elle viendrait toujours trop tôt. Car la folie de l’insensé n’a
pas de limite, ses projets forment une suite infinie et requièrent un temps infini.
Aussi le premier de ses souhaits est-il de vivre le plus longtemps possible. Son
délire est le délire quantitatif de celui qui veut toujours plus. Ainsi lui faut-il
maintenant toujours plus d’heures et de jours. Il réduit le temps à son fantôme
quantitatif et fait de la vie une somme d’instants – somme qu’il voudrait voir
grandir indéfiniment. En réalité (c’est-à-dire selon ce qu’est la réalité pour le
sage) « si vous avez vécu un jour, vous avez tout vu. Un jour est égal à tous jours »
(I, XX, 127). Les desseins – qui ont besoin du temps à venir – sont brisés par la
mort, mais le vivre est chose exclusivement présente : on l’a toujours tout entier.
Seulement l’insensé, qui vit en avant de lui-même, se dépossède par là de sa vie
réelle, l’échange sans cesse contre une vie imaginaire et ainsi se met lui-même à
la merci de la mort, donnant puissance et réalité à ce qui n’est rien. Car la mort
n’est rigoureusement rien. Comme le disait La Boétie reprenant une pensée
d’Épicure : « Ou elle est passée, ou elle va venir : il n’y a rien de présent en elle »
(I, XIV, 71) . Elle « ne se sent que par le discours », c’est-à-dire par la pensée.
[2]

Comme celle-ci est en notre pouvoir, la mort tient de nous-mêmes tout son
pouvoir sur nous, elle est d’autant plus réelle que nous craignons davantage
qu’elle le devienne. Il y a une objectivité de la douleur en tant que mal : en tant
qu’elle fait souffrir, elle résiste à l’effort de la subjectivité : « Ici tout ne consiste
pas en l’imagination » (ibid.). Au contraire seule l’imagination nous fait voir dans
la mort un mal : sa réalité en tant que mal est purement subjective. En fait, il n’y a
en elle rien à craindre : la craindre, c’est craindre le rien. Pour cette raison, et
aussi parce que mourir est aussi naturel que vivre – n’étant que la vie même en
tant qu’elle se transmet –, la nature n’a pu mettre en nous la crainte de la mort.
Celle-ci n’est qu’un produit artificiel de la vie sociale d’hommes dépourvus de
sagesse. C’est pourquoi les hommes restés proches de la nature – comme les
paysans ou les habitants des Nouvelles Terres – ne la craignent pas. À vrai dire,
ils n’y pensent même pas : « Je ne vis jamais paysan de mes voisins entrer en
cogitation de quelle contenance et assurance il passerait cette heure dernière.
Nature lui apprend à ne songer à la mort que quand il se meurt » (III, XII, 161).
L’insensé non plus ne songe pas à la mort, mais c’est qu’il la craint et en fuit la
pensée ; si le paysan ne pense pas à la mort, c’est au contraire par absence de
crainte. La nature le conduit ainsi avec facilité au point où aboutit d’autre part la
méthode laborieuse des philosophes. Ceux-ci s’adressent à l’insensé afin de le
délivrer de sa crainte. Il ne veut pas penser qu’il va mourir, il y pense cependant
pour s’empêcher d’y penser : par exemple, il recule autant qu’il peut le moment
de faire son testament, et son signe de croix au seul nom de la mort témoigne
assez d’une angoisse constante. Cette fuite peureuse à la seule idée de la mort est-
elle de bonne méthode ? Non, si l’on en juge par le désespoir de l’insensé lorsque
la mort le surprend. N’étant pas préparé, il fait piètre figure. Si donc il a perdu la
simplicité naturelle des paysans et s’il n’y peut revenir, qu’au moins il se prépare
par la méthode des philosophes : que la pensée de la possibilité permanente de la
mort l’accompagne dans tous ses actes comme un « refrain », qu’il s’habitue à
voir dans l’instant présent le dernier et la mort cessera peu à peu de le ronger
d’angoisse ; il l’aura exorcisée par la clarté de la pensée. Mais, à la vérité, « si
nature ne prête un peu, il est malaisé que l’art et l’industrie aillent guère avant »
(I, XX, 117). Autrement dit, la méthode n’est pas à la portée des âmes communes.
Beaucoup, qui ont voulu la pratiquer, ont non pas soulagé mais aggravé leur mal :
« Il est certain qu’à la plupart la préparation à la mort a donné plus de tourment
que n’a fait la souffrance [le fait de la souffrir] » (III, XII, 159). C’est que la
meilleure des méthodes ne vaut qu’autant que vaut celui qui la pratique. Une
méthode de sagesse pratiquée par l’insensé ne donne qu’un résultat insensé. La
sagesse se présuppose toujours elle-même. Le cas des sauvages et des paysans
comme celui des sages prouve que l’homme n’est pas nécessairement aliéné. Si
l’insensé reste pris dans sa folie, c’est qu’il le veut bien, mais si sa nature ne
recèle pas en quelque façon le don de sagesse, aucune aide extérieure ne fera
qu’il cesse de le vouloir.
C’est que l’insensé l’est de part en part, à tous les niveaux : tous ses sentiments,
ses pensées, ses jugements, ses attitudes envers les autres et lui-même reflètent sa
folie. Si l’on s’en tient aux plus gros traits, il faut le dire vain, superficiel, sans
vertu et sans foi. Vain, il l’est d’abord parce qu’il vit non pour lui-même mais
pour les autres, pour la façon dont les autres le voient. Il n’a pas d’existence
autonome et de « suffisance », il a besoin d’être porté par les regards, les
applaudissements. Son moi est un moi relatif et de comparaison. Ambitieux, il
grimpe comme les guenons qui vont de branche en branche jusqu’au faîte où
elles montrent leur derrière (II, XVII, 67). Avide de réputation et de gloire, il leur
sacrifie ces biens substantiels que sont richesses, repos, vie et santé. Faire parler
de soi – en bien ou en mal, n’importe, pourvu qu’on en parle – il le désire si fort
qu’il est prêt à toutes les bassesses pour que son nom « coure par la bouche des
hommes » (II, XVI, 39). Tels Cicéron et Pline sollicitant les historiens du temps de
n’avoir garde de les oublier. Le souci d’être pour autrui entraîne l’insensé au
sacrifice de son véritable être, dont la valeur ne dépend en aucune façon du point
de vue des autres car elle est d’ordre moral : « Il ne nous chaut pas tant quel soit
notre être en nous et en effet, comme quel il soit en la connaissance publique »
(III, IX, 21-22). L’insensé préfère être connu, réputé, qu’être bon. C’est que la
bonté, tenant toute dans la qualité de l’intention, est chose qui ne se voit point.
Or, pour frapper les esprits, il faut des choses qui se voient. La vertu même, aux
yeux de l’insensé, n’est désirable que pour la gloire. Jusqu’à des philosophes qui
ont soutenu cette thèse, pour notre « dépit » ! (II, XVI, 31). Ainsi l’homme anxieux
d’« approbation publique » et qui aspire à se mettre « en la garde d’autrui » doit
infailliblement se perdre – d’autant que les hommes (peut-être pour s’abaisser les
uns les autres) s’entr’encouragent dans l’amour des valeurs factices et de la vie en
trompe-l’œil. Ne nous étonnons pas si l’insensé est lâche, perfide, ingrat, menteur,
cruel. Il fait aisément le sacrifice de sa conscience si cela ne se sait pas et s’il y voit
le moyen de prendre quelque avantage sur autrui. Est-il même capable de vertu ?
« La vertu ne veut être suivie que pour elle-même » (cf. Textes, n° 4). Or,
précisément, en elle-même, elle ne l’intéresse pas : il lui faut tirer parti de tout,
même de la vertu. Pourtant ne voit-on pas qu’il peut être courageux, honnête,
fidèle, etc. ? En apparence, oui, mais regardons-y de plus près : ses prétendues «
vertus » résultent de mouvements passagers de l’âme ou sont le produit de vices
opposés. Que de soldats sont « courageux » par colère, par émulation, parce qu’ils
ne peuvent faire autrement, ou, tout simplement, sous l’effet du vin ! « Par quoi
un fait courageux ne doit pas conclure un homme vaillant » (ibid.). En particulier
le désir d’une réputation glorieuse fait beaucoup. Il y a, il est vrai, nombre de «
vaillants » en ces temps de guerre, mais que vaut leur vaillance ?
La plupart le sont pour ce qu’ils appellent l’« honneur » et qui n’est que le
prestige qu’ils pensent, par leurs actions d’éclat, attacher à leur nom (quelle
vanité d’ailleurs que de vouloir illustrer… un nom !). On peut de même être
tempérant, libéral, voire juste, par ambition, avoir l’esprit d’entreprise, être
discret, prudent, par cupidité, et ainsi de suite. Les vices, en se combattant l’un
l’autre et se neutralisant, parviennent à imiter les vertus.
Dès lors, comment discerner la vertu véritable ? C’est d’autant moins facile que
les hommes, par le fait qu’ils passent leur temps à s’entre-tromper en
commandant à leur visage, recouvrent les premières apparences (déjà
trompeuses) d’une nouvelle couche d’apparences. Cependant, reportons-nous à
l’homme-mesure : le sage. Il n’est ni « ondoyant », ni « divers » mais constant ; la
vertu lui est habituelle, lui est une seconde nature. L’insensé se reconnaîtra donc
à son inconstance. Si sa vertu est fausse et mensongère, c’est-à-dire n’est pas
voulue pour elle-même mais est fonction des circonstances, des occurrences et
d’exaltations momentanées, ou de luttes entre désirs contraires, comme les
circonstances sont diverses, les exaltations brèves et les désirs changeants, elle-
même n’aura aucune fermeté : ce sera une vertu à éclipses. L’inconstance en fait
de vertu témoigne que nos bonnes actions ont de mauvais principes. Dès lors, «
pour juger d’un homme, il faut suivre longuement et curieusement
[soigneusement] sa trace » (ibid.). En particulier, il ne suffit pas de le considérer
dans ses actions publiques et ostentatoires, il faut le voir en privé, « contrôler
[observer] ses actions communes et le surprendre en son à tous les jours » (II,
XXIX, 150). Alors tombent bien des illusions sur les grands hommes – jusque et y
compris les philosophes. Plus difficile paraît la sagesse, et la figure de Socrate
encore plus significative et plus belle.
On pourrait croire que les chrétiens ont sur les païens un grand avantage :
soutenus par la vraie foi, il devrait leur être plus facile d’être bons et vertueux. Et
sans doute, cet avantage, ils l’ont en principe, mais qu’en font-ils ? Ils n’en sont
pas moins insensés. Est-ce à dire que la foi puisse coexister avec la folie ? Non,
mais plutôt que l’insensé n’est pas vraiment croyant (sinon il ne montrerait pas
autant d’inconstance dans sa conduite et s’arracherait à son existence vicieuse,
passionnée, avide, illusoire). Entendons qu’il ne l’est que du bout des lèvres, juste
assez pour se faire illusion à lui-même et se croire croyant (cf. Textes, n° 3). En
fait il ne l’est pas et de même qu’il n’y a presque pas de sages, il n’y a presque pas
de chrétiens (ibid.). Ceux qui s’attribuent ce titre vivent donc dans l’imposture
puisqu’ils se donnent pour ce qu’ils ne sont pas. Le fait qu’ils se croient chrétiens
tout en étant réellement insensés les rend plus misérables que les païens. Dans
leur avidité en effet ils s’approprient Dieu et la religion, en font des choses à leur
usage, leurs prières sont sacrilèges ou impudentes, ils ne songent qu’à eux (I, LVI,
254). Car pour celui qui est asservi, tout doit servir, y compris ce dont l’essence est
la gratuité même du don. Les païens insensés n’ont que faire d’une vertu qui soit
à elle-même sa propre fin, ils attendent d’elle qu’elle leur serve à quelque chose.
Les chrétiens de même, et spécialement en ce siècle où il « ne se reconnaît plus
d’action vertueuse » (I, XXXVII, 125). Mais, de plus, c’est le vrai Dieu lui-même
qu’ils enrôlent à leur service. Enfin et surtout, ils ne se bornent pas à être vicieux,
ils font servir la religion à justifier leurs vices. Ils sont pleins de haine. Eh quoi !
Ne doit-on pas haïr les ennemis de la foi ? Ah ! « Il n’est point d’hostilité
excellente comme la chrétienne » ! « Notre zèle fait merveilles, quand il va
secondant notre pente vers la haine, la cruauté, l’ambition, l’avarice [avidité], la
détraction [dénigrement], la rébellion » (II, XII, 159). La religion donne au
méchant bonne conscience dans le mal : faite en principe « pour extirper les vices
», en réalité « elle les couvre, les nourrit, les incite » (ibid.).
Nous touchons ici à une perversion fondamentale, celle du jugement. Mais la
perte de la capacité de bien juger n’est pas propre à l’insensé chrétien, elle
caractérise l’insensé comme tel (qu’il soit chrétien ou païen). Entendons qu’il l’a
perdue non en droit mais en fait, donc sous l’influence de certaines causes. Sans
doute ces causes ne peuvent-elle circonvenir la liberté qu’autant que celle-ci s’y
prête. Il n’en reste pas moins qu’existent des puissances bien propres à égarer le
jugement : amour-propre, vanité, désir de jouer un rôle, peur, passion
amoureuse, imagination, sens, coutume. Non qu’elles puissent nous imposer de
mal juger (cela est impossible en principe), mais elles y inclinent et y portent. Le
souhait et la crainte rendent les hommes préoccupés des choses futures et
crédules au point d’ajouter foi aux « prognostics » et horoscopes des devins, le
désir de briller les fait s’aventurer à parler de ce qu’ils ne savent pas, etc. ;
cependant ces causes ne sont que des invites à l’erreur : celle-ci n’est due,
originellement, qu’au « dérèglement de notre esprit ». L’homme sous l’empire de
l’imagination croit voir ce qu’il ne voit pas, juge l’avoir vu. De là « le principal
crédit des miracles, des visions, des enchantements et de tels effets
extraordinaires » (I, XXI, 135). Mais ce n’est pas à dire que l’imagination soit
trompeuse en elle-même. Il peut y en avoir un bon usage. Par exemple, quand
elle nous représente la diversité des coutumes humaines, elle aide à la libération
du jugement, quand elle évoque les hommes sublimes de l’Antiquité, les institue «
contrôleurs de toutes nos intentions » et nous donne la vive impression de leur
grandeur, elle aide à la réformation de la conduite. Il en va de même des sens.
Sans doute sommes-nous ainsi faits que nous ne saisissons les choses et les
hommes que par leurs apparences extérieures : leur « dedans » n’est qu’inféré,
non donné. Et nous sommes portés à nous hâter de juger de l’essence par les
apparences. En ce qui concerne particulièrement les hommes, les prenant « tout
enveloppés et empaquetés », nous les hiérarchisons selon leurs richesses, leurs
fonctions, leurs habits et équipage, leur puissance, leur lustre sans prendre garde
aux valeurs véritables qui sont invisibles (cf. Textes, n° 6). Le roi est peut-être «
plus vil que le moindre de ses sujets ». N’importe, puisqu’il triomphe dans
l’apparence ! Pourtant, de ces errements, n’accusons pas les sens mais la seule «
raison déraisonnable » de l’homme insensé. Pour ce qui est des choses, l’homme
peut suspendre son jugement comme les sceptiques et ne pas juger qu’elles sont
comme il les voit, pour ce qui est des hommes, il peut apprendre à les priver
mentalement de leur façade, à ne pas juger de leur être par leur paraître, à les
estimer selon ce qu’ils valent véritablement, et à discerner, à travers les
trompeuses différences de classe sociale et la hiérarchie des grandeurs
apparentes, une hiérarchie invisible. Certes, il y a une extrême inégalité entre les
hommes (ibid.), mais ce n’est pas celle que l’on croit. Ce n’est pas tant dans la part
qu’ils ont des grandeurs terrestres qu’ils diffèrent que dans leur participation au
seul véritable bien qui est la sagesse.
Parlons enfin de l’insensé esclave, dans son jugement, de la coutume. Ce n’est pas
elle qu’il faut accuser mais le dérèglement par lequel tous les biens, facultés et
avantages que lui a donnés la nature (et la coutume est du nombre) se retournent
contre lui et le desservent. La coutume « qui diversifie notre nature comme bon
lui semble » (III, XIII, 202) exerce la fonction fondamentale d’intégrer l’histoire à
la nature. Sans elle, l’artificiel ne s’incorporerait pas au naturel et l’homme ne
serait pas véritablement ce qu’il est devenu. La plasticité de la nature humaine
est illimitée : il n’est rien de si étrange qui, par l’effet de la coutume, ne puisse
devenir nature. La coutume ne distingue donc pas entre ce qui est bien et ce qui
est mal : elle nous amène à intérioriser avec la force des impressions naturelles
aussi bien l’un que l’autre. Aussi y a-t-il le risque, à ne se confier qu’à elle sans
faire usage de la raison, de prendre un mauvais pli qui ne saurait pratiquement
s’effacer. Rien de pire ne peut nous arriver que de nous « engager en quelque
mauvaise coutume » (I, XXIII, 159). Si elle « nous incorpore au vice », elle y
conforme, en effet, « notre entendement même » (III, II, 39). Ceux qu’une longue
accoutumance a « collés au vice » « n’en trouvent plus la laideur » (ibid., 38) et les
vices ainsi profondément enracinés et ancrés, ne s’accompagnent plus d’aucun
repentir. Il y a perversion complète de la conscience, de la raison, du jugement
moral. La coutume peut nous faire croire bon ce qui est mauvais, beau ce qui est
laid, naturel ce qui est contre nature, impossible ce qui est possible, raisonnable
ce qui ne l’est pas : « il n’est rien qu’elle ne fasse ou qu’elle ne puisse » ( I, XXIII,
159). Les mauvaises coutumes nous rendent insensibles à la force des raisons,
incapables de discerner les vraies lois naturelles, de reconnaître la vertu quand
on la rencontre (l’insensé, qui doute qu’un acte de pure vertu soit possible,
interprète bassement les actions des hommes riches en sagesse – interprétations
qui ne font que refléter sa propre bassesse) ou d’estimer le vice à proportion de
sa gravité (si l’on estimait les vices non selon les préjugés, mais selon la nature,
on n’attacherait pas autant d’importance à la chasteté d’une femme !). La liberté
qui s’emprisonne dans une mauvaise coutume s’asservit d’une manière
pratiquement irréversible. Si en effet la capacité de bien juger est perdue, si la
conscience n’a même plus le discernement correct du bien et du mal, si la raison
est devenue déraisonnable et si la seconde nature dément la première, quel
moyen aurait l’insensé de combattre l’erreur et de s’arracher à son état
d’aliénation ? Certes, il est possible de tenir son âme « en liberté et puissance de
juger librement des choses » (ibid., 164) et de les rapporter, malgré la coutume, « à
la vérité et à la raison », mais cette possibilité appartient au sage. L’insensé, dont
le jugement est malade, la liberté non libre, prisonnière de son propre mauvais
vouloir, est, par là même, condamné à demeurer enfermé dans sa folie.
On comprend que Montaigne n’ait pas écrit les Essais pour améliorer ses
contemporains. Il le dit tout crûment au lecteur : « Je n’y ai eu nulle considération
de ton service ». C’est qu’il n’y a rien à faire pour les hommes insensés. Ils ne
peuvent constituer pour le sage qu’un spectacle. Comique ou tragique ?
Démocrite riait de la folie humaine, Héraclite en pleurait : « J’aime mieux la
première humeur… parce qu’elle est plus dédaigneuse » (cf. Textes, n° 7). Les
hommes sont vains, « pleins d’inanité et de fadaise ». C’est une erreur de les
prendre trop à cœur : ils n’en valent pas la peine. Qu’ont-ils pour nous attacher ?
Il n’y a rien en eux de substantiel. Ce ne sont que « vessies pleines de vent »,
enveloppes, brillantes ou non, mais qui, de toute façon, n’enferment absolument
rien. À force de ne vivre que pour les apparences, ils ne sont plus qu’apparences
sans rien au-delà. Quant à les aider, eux seuls pourraient s’aider s’ils le voulaient
mais ils ne peuvent plus le vouloir. Par la coutume, la liberté leur est devenue
nature, et les mauvais choix répétés leur ont fait une nature mauvaise.
Il faudrait refaire l’homme. Le problème essentiel est donc celui de l’éducation.
Les adultes sont fous. On ne peut que s’en moquer. Il n’y a d’espoir que du côté
des enfants. Quelle éducation pourrait former un sage ? Tout l’avenir est dans
cette question. Mais y répondre suppose que l’on sache où est la sagesse.

Notes du chapitre
[1] ↑ « Il va de cette sorte de fertilité [production des esprits humains] comme il fait de toutes autres
productions de la nature » (III, VI, 177).
[2] ↑ Montaigne cite le vers latin : Aut fuit, aut veniet, nihil est praesentis in illa (cf. La Boétie, Œuvres
complètes, éd. Bonnefon, p. 233).
Science et sagesse

M
ais pour savoir ce qu’est la sagesse, c’est-à-dire quelle est la meilleure
façon de vivre pour un être humain, ne faudrait-il pas savoir ce qui
convient à l’homme ? Et pour savoir ce qui convient à l’homme, ne
faudrait-il pas savoir ce qu’est l’homme ? Si la philosophie est recherche de la
sagesse et si le sage est l’idéal du philosophe, le problème philosophique
fondamental, celui en vue duquel se posent tous les autres, ne peut être que celui
de l’homme. Toute philosophie revient à dire à l’homme : « Voilà ce que tu es,
voilà ce que tu signifies, voilà ce que tu as à faire, voilà ce qui t’attend », bref
revient à donner à l’homme une certaine idée de l’homme. En d’autres termes,
toute philosophie ne fait que répondre à l’impératif : « Connais-toi toi-même »
(c’est-à-dire : « homme, sache ce qu’est l’homme ») que les premiers Sages de la
Grèce auraient fait graver au fronton du temple d’Apollon à Delphes comme
étant la parole d’accueil du dieu de la connaissance et dont Socrate fit sa devise.
Si la grandeur et la place d’un philosophe tiennent avant tout à ce qu’il nous dit
de l’homme, on comprend l’importance d’un Montaigne. Il « ne demande qu’à
devenir plus sage » (II, X, 119) mais il ne voit d’autre moyen d’aller à la sagesse
que la connaissance de soi. C’est pourquoi il « ne fait autre profession » (III, XIII,
194) que de chercher, comme Socrate, à se connaître. Il aime les livres mais : « je
n’y cherche, dit-il, que la science qui traite de la connaissance de moi-même, et
qui m’instruise à bien mourir et à bien vivre » (II, X, 112).
Si pourtant Montaigne a une place à part parmi les philosophes, c’est qu’il est le
seul que le mouvement même de sa recherche ait conduit de la question : « Que
suis-je en tant qu’homme ? » (autrement dit : « Qu’est-ce que l’homme ? ») à la
question : « Moi précisément, que suis-je ? » (en l’occurrence : « Que suis-je, moi,
Michel de Montaigne ? »). S’étant interrogé sur ce qu’est l’homme « en général »
ou « en gros » (II, X, 122 ; II, XVII, 51), il a pris conscience de l’impossibilité de
fonder, par la seule voie que connaisse la philosophie (celle de la justification par
des raisons) une vérité quelconque au sujet de la nature de l’homme. Il n’y a pas
de vérité sur l’homme humainement accessible à l’homme. Il n’est pas possible de
dépasser ici le domaine de l’opinion. Dès lors, Montaigne présentera tout ce qu’il
dit comme ne faisant que refléter ses opinions et ne peignant que lui-même et
non l’homme. Ainsi, s’il n’atteint pas la vérité, au moins s’atteint-il sûrement lui-
même. Mais nous reviendrons sur ce point (chapitre suivant). Pour l’instant il
nous faut comprendre pour quels motifs Montaigne a rejeté toute réponse
positive, et même toute possibilité de réponse positive, à la question de l’homme.
Rappelons la signification de cette question. Puisqu’il s’agit de fonder un idéal de
l’homme, on ne s’interroge évidemment pas sur ce qu’est l’homme en fait, mais
sur ce qu’il serait s’il était parfaitement conforme à lui-même, c’est-à-dire sur ce
qu’il est en droit. La question : « Qu’est-ce que l’homme ? » est une question de
droit. Elle revient à demander dans quels rapports l’homme se trouve, en
principe, avec les autres êtres, quelle est, juridiquement, sa place dans la totalité
des êtres, bref quel est son statut dans l’Être. C’est pourquoi une réponse telle que
« l’homme, c’est l’âme » ne suffit pas. Socrate, dans un dialogue platonicien
familier à Montaigne, le Premier Alcibiade, après l’avoir rencontrée, doute que ce
soit la bonne : « Au nom des dieux, cette sage inscription de Delphes, la
comprenons-nous bien ? » (132 c.) C’est autre chose qui est demandé. Il s’agit de
savoir, parmi tous les êtres, où mettre l’homme, quels êtres sont, en valeur, au-
dessus de lui, et quels êtres au-dessous : le problème est celui de l’évaluation de
l’homme. Cela ne peut se faire qu’en comparant l’homme aux autres êtres :
l’homme se connaîtra en s’insérant dans une échelle des êtres hiérarchisés selon
leur perfection. C’est en se réfléchissant sur ce qui n’est pas lui qu’il se connaît
lui-même : à partir des êtres qui lui sont inférieurs il connaît sa grandeur, à partir
des êtres qui lui sont supérieurs il connaît sa bassesse (et comme il oublie plutôt
celle-ci que l’autre, c’est elle qu’il faut surtout lui rappeler, et c’est ce que fait le
dieu de Delphes : homme, connais ta condition d’homme et sache t’en contenter).
Il est entre ce qui vaut le moins et ce qui vaut le plus.
Tout cela Montaigne l’a compris en lisant et, à partir de 1567, traduisant (sur la
demande de son père) la Théologie Naturelle de Raymond Sebond. Sebond
prétend nous apporter la « science de l’homme », c’est-à-dire nous apprendre ce
que nous sommes. Comment ? En nous comparant aux autres êtres et nous
situant à notre juste place : « Par cette comparaison l’homme parviendra à la
connaissance de soi » . Où sommes-nous donc ? Au sommet de l’échelle des
[1]

corps, au bas de l’échelle des esprits, à la jointure des deux ordres. Au-dessous de
nous, les animaux, plus bas les plantes, enfin les corps matériels et les éléments,
au-dessus de nous « infini nombre d’anges » répartis en ordres formant comme
des marches jusqu’à Dieu. Cet univers hiérarchisé est celui de saint Thomas et du
Moyen Âge chrétien. Mais c’était déjà, mutatis mutandis, celui d’Aristote et, quant
aux pensées-mères, elles se trouvent dans Platon. La critique de Montaigne porte
donc contre l’idée fondamentale gréco-chrétienne de l’homme. Ce n’est pas tout :
si toute philosophie vise à situer l’homme dans l’Être, tâche impossible selon
Montaigne, ce qui se trouve atteint, c’est toute philosophie qui aboutit à une
réponse déterminée, donc la philosophie même en tant qu’elle aboutit. Non
susceptible d’aboutir, de se fixer en affirmations, conçue comme recherche
infinie, la philosophie n’est plus que la vie de l’intelligence, une activité trouvant
à chaque instant sa fin en elle-même.
Quelles raisons ont déterminé Montaigne à adopter une position aussi radicale ?
Il nous les donne principalement dans l’Apologie de Raymond Sebond (II, XII).
Curieuse « apologie », semble-t-il, puisque Montaigne ruine toute prétention de la
raison à fonder quelque vérité que ce soit, alors que Sebond entreprend
précisément « par raisons humaines et naturelles, établir et vérifier contre les
athéistes tous les articles de la religion chrétienne » (ibid., 153). Le rationalisme
de Sebond n’est-il pas entièrement ruiné par la critique montanienne ? Non, aux
yeux de Montaigne. Sebond, en effet, n’est pas un pur philosophe, c’est un
théologien. Il met la raison au service de la foi, mais il ne demande pas à la raison
de lui faire connaître les principes. Ceux-ci (qu’il y a un Dieu dont nous sommes
la créature, qu’il s’est incarné, etc.) ont été révélés. Or ce sont eux qui ont valeur
fondante. Grâce à eux, la raison, sachant où elle va, assurée de la voie à suivre, ne
risque pas de s’égarer ; sans eux, elle est perdue. La raison, livrée à elle-même,
n’entend rien au livre du monde mais, guidée par la foi en un Dieu créateur, le
monde lui devient intelligible : alors il apparaît que le grand architecte « a laissé
en ces hauts ouvrages le caractère de sa divinité », qu’il « n’est pièce du monde
qui démente son facteur », etc. (ibid., 163). C’est ce que Sebond « s’est travaillé » à
montrer. Œuvre utile ! Les hommes, en ce siècle, ont si peu de foi qu’il n’est pas
mauvais d’étayer leur peu de foi par leur peu de raison. Se prêtant un mutuel
appui elles gagneront en force. N’allons donc pas reprocher à Sebond de vouloir «
appuyer » la foi chrétienne « par des raisons humaines ». Telle qu’elle est
actuellement, la pauvre foi chrétienne en a grand besoin (ibid., 154 sq.). Il n’y a là
aucune faute, au contraire, dès qu’on ne se figure pas que la raison humaine
puisse suppléer à la foi.
Mais faisons abstraction de la foi qui « les rend fermes et solides » (ibid., 164),
considérons les arguments de Sebond en eux-mêmes. Quelle est leur valeur ? Elle
est bien mince, disent les incrédules et autres esprits forts. Accordons-le. Mais
cette faiblesse n’est point, en particulier, celle de Sebond, c’est la faiblesse de la
raison humaine elle-même. Les arguments de Sebond sont aussi forts que
n’importe quels autres qu’on leur puisse opposer. Ils permettent de balancer tous
les arguments contraires. Sans la foi, les principes de Sebond paraîtront
arbitraires. Oui, mais tous autres principes ne le seraient pas moins. C’est que les
hommes n’ont de principes certains que les principes révélés (ibid., 306). Sans
eux, ils n’ont que l’embarras du choix, choisissent comme ils l’entendent. Tels
fondements admis, ils bâtissent des systèmes exempts de contradiction interne,
mais aussi contradictoires entre eux que les principes dont ils dépendent. Si donc
nous considérons « l’homme seul, sans secours étranger… et dépourvu de la grâce
et connaissance divine » (cf. Textes, n° 8), nous devons inévitablement le voir
s’embarrasser en des contradictions insolubles et mettre ainsi facilement en
évidence la faiblesse de la raison. Si même il est quelque dogme sur lequel les
philosophes se soient accordés, nous devons aisément, usant de la raison contre
la raison, pouvoir leur opposer des arguments contraires.
Montaigne, on le voit, procède à une abstraction fondamentale : l’homme est
supposé privé du bénéfice de la révélation. Cette abstraction n’est pas arbitraire :
c’est celle qu’opère la philosophie comme telle (puisque le philosophe n’entend
faire appel, pour connaître l’homme, qu’à des moyens humains). Mais quelle est
ici sa signification ? Est-elle faite seulement pour les besoins de la cause ? S’agit-il
seulement, en montrant, par la raison même, la faiblesse de la raison, de
défendre Sebond contre ses adversaires rationalistes ? L’argumentation de
Montaigne n’est-elle qu’une argumentation ad hominem ? Non, il s’agit de bien
autre chose. Dans l’œuvre entier des Essais, en effet, Montaigne apparaît comme
un chercheur de sagesse : de son propre aveu, il ne fait que tendre à la sagesse
par la connaissance de soi. Il oublie constamment (ou paraît oublier) qu’un
chrétien n’a nul besoin d’une sagesse autre que chrétienne, qu’il n’a pas à
chercher la sagesse, que celle-ci est dans l’Évangile et que l’Évangile doit suffire.
D’un bout à l’autre des Essais, il fait abstraction du christianisme et se comporte
en pur philosophe païen. Le christianisme pourrait lui apprendre
immédiatement que la sagesse est identique à la morale de l’amour et qu’il n’y a
d’autre sage que le saint. Mais la sainteté, c’est ce dont Montaigne ne veut pas
même comme idéal : il cherche une sagesse qui rende heureux en ce monde.
Aussi, en montrant l’impuissance de la raison à atteindre le vrai, il n’entend pas
seulement contraindre l’adversaire de Sebond à rendre les armes. Ce n’est là que
le prétexte, non le but de son effort. Le but est d’établir que la philosophie ne peut
résoudre la question de l’homme, que la condition de l’homme est donc, en droit,
condition d’ignorance, que, dès lors, c’est, non dans la science mais dans cette
ignorance même qu’est le principe de la sagesse cherchée.
Que serait, pour la philosophie, résoudre la question de l’homme ? Ce serait
savoir ce qu’est l’homme, c’est-à-dire, avons-nous vu, ce qu’il signifie parmi les
êtres. Cela implique que l’on sache quels êtres sont et ce qu’ils sont. Comment en
effet le situer parmi les êtres si de ces êtres on ne sait rien ? Et tous les êtres n’ont
pas ici la même importance. Il importe avant tout de savoir s’il n’y aurait pas une
sorte d’être-de-référence qui serait l’être suprême. On s’attendrait donc que
Montaigne abordât la discussion par le problème de Dieu. Or, il se préoccupe
d’abord de la place de l’homme dans le monde animal. Pourquoi cela ? C’est que
les philosophes – dont les opinions sont par ailleurs si diverses – s’accordent à
reconnaître la supériorité de l’homme sur l’animal. Tel est leur préjugé commun.
À quoi tient cette supériorité de l’homme ? Il serait le seul animal raisonnable, le
seul capable de réflexion et doué d’un libre arbitre, donc aussi le seul capable de
juger, de raisonner, de prévoir, de vouloir, de choisir et, bien entendu, le seul qui
ait des qualités morales : le seul juste, le seul fidèle, le seul généreux, etc. De quel
droit pourtant refuser ces facultés ou qualités à l’animal ? On ne peut juger de
son essence que par ses manifestations, de ses puissances et capacités que par
leurs effets. Il faut juger des bêtes non a priori mais à partir de l’expérience que
nous en avons. Si leur comportement est semblable au nôtre, nous devons
induire, par analogie, « de pareils effets pareilles facultés » (II, XII, 183). Et si leur
comportement est différent, toute conjecture sera bien hasardeuse : « de ce
qu’elles ont de particulier, que savons-nous que c’est ? » (ibid., 195). Toutefois, si
elles sont capables d’« effets » surpassant notre capacité, c’est à des facultés
inconnues sans doute mais supérieures aux nôtres qu’il faudra conclure.
Et maintenant, qu’observons-nous ? Les bêtes n’entendent pas notre langage,
elles nous servent de jouets, d’esclaves, de proies. N’est-ce pas que l’intelligence
est de notre côté ? Mais ce sont là relations réversibles : peut-être nous estiment-
elles bêtes, peut-être se jouent-elles ou se servent-elles de nous. Qui sait d’ailleurs
si le langage par lequel elles « s’entr’entendent » ne porte pas témoignage de
pensée et de raison ? Mais voyons leur conduite. Seule la présomption nous fait
leur refuser ce que nous nous accordons si généreusement. Comment croire que
les hirondelles qui pour leurs nids choisissent une place commode n’ont pas de
jugement ? Que les oiseaux qui « planchent leur palais » de mousse ou de duvet
ne prévoient pas que leurs petits y seront plus à l’aise ? Que les grues et oiseaux
migrateurs qui changent de demeure selon les saisons ne savent pas pourquoi ?
Que les éléphants qui forment front de bataille et manœuvrent au combat ne
savent pas ce qu’ils font ? Qu’un chien qui, de trois chemins possibles en ayant
essayé deux en vain, « s’élance dans le troisième sans marchander » n’a pas
raisonné dans toutes les formes de la logique ? Qu’un renard qui avant de
traverser une rivière gelée approche son oreille de la glace pour en apprécier
l’épaisseur d’après le bruit de l’eau coulant au-dessous ne juge ni ne raisonne ?
En vérité, il n’est aucune de ces facultés rationnelles dont l’homme est si fier que
les animaux ne possèdent. Ils ont jugement, pensée et langage, raisonnement,
raison, savoir, prévoyance pratique. Ils forment donc des idées abstraites ?
Pourquoi non ? Pourquoi le chien de garde qui jappe sans raison n’aurait-il pas
présent à l’esprit « un homme spirituel et imperceptible, sans dimension, sans
couleur et sans être » (ibid., 217) ? Si nous ne voulons pas en convenir, ce n’est pas
que l’explication ne soit pas claire, c’est qu’elle est humiliante pour nous.
L’homme a-t-il même le privilège de la religion et de la morale ? La religion, en
tout cas, ne se peut refuser aux éléphants – que l’on voit le matin « après
plusieurs ablutions et purifications » faire leur prière en haussant leur trompe
comme des bras vers le soleil. Et les animaux ont bien les mêmes vertus que nous
car leurs émotions et sentiments sont semblables aux nôtres : on les voit
manifester contentement ou tristesse, choisir en amour, etc. Sans doute
connaissent-ils la jalousie, l’envie, l’avarice, la subtilité malicieuse, l’inceste, la
débauche et l’on a vu un éléphant amoureux d’une bouquetière – passion contre
nature ! –, pourtant ils sont, d’une manière générale, dans leurs appétits et leurs
passions, plus modérés que nous. Leur dérèglement a des limites, le nôtre n’en a
pas. Leurs vertus ont plus de solidité que les nôtres. En fait de tempérance, de
fidélité, de gratitude, de clémence, de magnanimité, ils nous donnent l’exemple.
Tenons compte enfin, pour les comparer à l’homme, des domaines où la nature
les a favorisés de facultés supérieures aux nôtres : le nid de l’alcyon dépasse
notre science architecturale, le hérisson prévoit le vent à venir. Faut-il donc
conclure à leur supériorité ? Non. S’il arrive que les bêtes nous surpassent, il
arrive aussi que nous surpassions les bêtes. La nature ne nous favorise, ni ne
nous défavorise, elle ne nous distingue pas : l’homme est un vivant « d’une
condition fort moyenne, sans aucune prérogative, préexcellence vraie et
essentielle » (ibid., 183). En définitive qu’a-t-il en propre ? Il ne lui reste que sa
folie. Les animaux sont sages encore, de la sagesse même de la nature. Ils n’ont
pas eu à la conquérir, car ils ne l’ont jamais perdue. Mais l’homme a à chercher la
sagesse, ou plutôt à la retrouver. Ce n’est qu’un animal qui, non en droit mais en
fait, a perdu la raison, c’est-à-dire qui en a perdu le bon usage par l’effet d’une
liberté déréglée, malade, en proie à la passion de l’illimité.
L’homme pense être une exception dans la nature, il « se trie » de la foule des
créatures et, s’étant comparé à elles, se met au premier rang. Volontiers il se
figure être le but final et la justification de toute la nature. Ce n’est là qu’une
illusion. L’homme est un vivant comme les autres, qui ne se distingue que par la
prétention qu’il a de se distinguer : « Il semble, à la vérité, que nature… ne nous
ait donné en partage que la présomption » (ibid., 227). L’homme n’est qu’un
animal malade d’orgueil : « La présomption est notre maladie naturelle et
originelle » (cf. Textes, id.). Or, persuadé qu’il est une exception, l’homme est
curieux de savoir quelle place – exceptionnelle – est la sienne parmi les êtres. La
vérité est à sa portée, croit-il, et le privilège de pouvoir se penser dans la totalité
des êtres lui appartient. Il se fait donc une idée de Dieu, de la nature, des choses
divines et naturelles, enfin de l’homme et des choses humaines. Si pourtant il
n’est pas ce qu’il croit et n’a pas le privilège qu’il s’attribue, il se trompe, s’est
toujours trompé et ne fera jamais que se tromper en croyant, en ces domaines,
atteindre la vérité, ou, s’il arrive qu’il dise quelque chose de vrai, ce ne sera que
par l’effet du hasard. Mais si la vérité est inaccessible à l’homme, si elle lui est par
principe refusée, la philosophie est impossible comme science. La sagesse ne
saurait se fonder sur un savoir car il n’y a pas de savoir. Que le prétendu « savoir
» philosophique n’enferme aucun secret de sagesse, on le voit à ceci qu’il ne rend
ceux qui savent ni plus heureux ni meilleurs. Mieux, en bonheur et en vertu, les
ignorants l’emportent sur les savants. Ceux-ci se tourmentent eux-mêmes par le
désir de savoir toujours plus. Les simples, qui ont peu d’imagination et ne sont
pas curieux, ont un bonheur épais et sûr. Ils sont aussi meilleurs, car ils ont
l’humilité qui manque aux doctes et sans laquelle il n’est pas de vraie vertu. Tout
ceci, les philosophes eux-mêmes le reconnaissent lorsque, non à cause de leur
science mais malgré elle, ils atteignent la sagesse. Alors, semblables aux épis de
blé qui, après avoir haussé la tête lorsqu’ils étaient vides, s’inclinent sous le poids
du grain, eux, qui s’élevaient vaniteusement, fiers d’une science illusoire, pleins
maintenant d’une science véritable, celle de leur ignorance, commencent à
s’humilier. D’où vient que des philosophes demeurent insensés ? C’est qu’ils
pensent orgueilleusement d’eux-mêmes et de l’homme, croient la vérité
accessible, sans se rendre compte que vouloir arracher l’homme à sa condition
d’ignorance, c’est vouloir que l’homme ne soit plus un homme. L’idée de la vérité
est le piège auquel se prennent les philosophes insensés. Comment leur science
les rendrait-elle plus sages puisqu’elle n’existe que par leur folie ?
Si donc l’homme n’est pas une exception dans la nature, la science des
philosophes n’a pas de valeur – et c’est ce qu’il nous faut vérifier –, nos facultés de
connaissance ne sont pas faites pour nous donner la vérité – et c’est ce qu’il nous
faut comprendre.
Situer l’homme dans l’ensemble des êtres suppose que l’on sache quels êtres sont,
qu’est-ce qu’il y a. À ce sujet, les philosophes ne s’accordent sur rien. On dirait
qu’ils ne parlent pas la même langue. Ils disputent pour savoir s’il y a du
mouvement, si nous sommes, s’il y a quelque chose : certains disent que nous ne
sommes pas, que rien ne bouge, qu’il n’y a rien. Mais, en admettant qu’il y ait
quelque chose, qu’y a-t-il ? L’ensemble de tout ce qu’il y a se réduit-il à la nature
ou, en outre, y a-t-il Dieu ? Problème important puisque sa solution permettrait
de déterminer la Totalité. Y a-t-il des dieux (ou un Dieu) ? Oui selon certains, non
selon d’autres : « Diagoras et Theodore niaient tout sec qu’il y eût des dieux »
(ibid., 268). Peut-on même répondre à une telle question ? Oui, disent la plupart ;
non, dit Protagoras. S’il y a des dieux, peut-on dire ce qu’ils sont ? Non selon
quelques-uns, oui selon les autres. Quels sont-ils ? Un ou plusieurs ? Mortels ou
non ? Sont-ils le monde, au monde ou hors du monde ? Gouvernent-ils le monde
du dedans ou du dehors ? Directement ou par substances interposées ? etc. À
toutes ces questions, les réponses des philosophes font un admirable « tintamarre
». Laquelle adopter ? Le choix est en fait – qu’il prenne ou non l’apparence d’un
choix rationnel – totalement arbitraire.
Mais Montaigne se souvient qu’il est catholique et qu’il croit en un unique Dieu,
créateur du ciel et de la terre. Là est la vérité ; mais c’est une vérité révélée, que
l’homme n’aurait jamais trouvée tout seul, qui est d’ailleurs humainement
inintelligible et dont le philosophe n’a que faire. Et Montaigne de s’appliquer à
montrer que l’idée chrétienne de Dieu est philosophiquement inutilisable, que le
philosophe n’en est pas plus avancé car, en droit, il ne peut parler de Dieu ni
raisonner à son sujet (cf. Textes, n° 9). En effet, que dirons-nous de Dieu ? Qu’il est
« une puissance incompréhensible, origine et conservatrice de toutes choses,
toute bonté, toute perfection » (II, XII, 264), « infinie beauté, puissance et bonté »,
cause première, être des êtres, raison suprême, amour, vérité, justice, sagesse ?
Mais que signifient ces mots ? Appliqués à Dieu, nous ne le savons pas. En quoi
Dieu peut-il être « raisonnable » puisque la raison est la capacité de rendre clair
ce qui est obscur et qu’il n’y a rien d’obscur à Dieu ? En quoi peut-il être « juste »
puisque notre justice n’a de sens que par des rapports interhumains ? En quoi
peut-il « aimer » puisque l’amour n’est pour nous qu’une émotion et agitation de
l’âme ? Nous croyons penser Dieu. En réalité nous ne faisons que projeter hors de
nous des qualités humaines que nous avons, il est vrai, grossies à l’infini mais qui
n’en sont pas moins humaines, car le grossissement n’en change pas la nature. «
Étirons, élevons et grossissons les qualités humaines tant qu’il nous plaira ; enfle-
toi, pauvre homme, et encore, et encore, et encore » (cf. Textes, id.) : tout cela ne
nous fera pas aller au-delà de l’humain. L’homme ne peut concevoir Dieu qu’à
partir de lui-même. Or il y a entre l’homme et Dieu un abîme qualitatif. Le Dieu
dont on parle et duquel on raisonne n’est qu’un produit de l’anthropomorphisme.
La raison, loin de nous élever à Dieu, le ramène à notre mesure. Dire, par
exemple, que Dieu est cause et raisonner à ce sujet en application du principe de
causalité, c’est réduire au naturel le surnaturel (ibid.). Ne peut-on au moins parler
de Dieu d’une manière négative, pour nier de lui ce qui semble contradictoire
avec son essence, par exemple qu’il puisse faire ce qui est absurde ou mauvais ?
N’est-il pas évident qu’il ne peut mourir, ne se peut dédire, ne peut faire que ce
qui a été n’ait point été ou que deux fois dix ne fassent vingt ? Mais que vaut une
telle évidence ? En tout cela Dieu est encore conçu par analogie avec l’homme, et
la puissance divine enfermée « sous les lois de notre parole ». Assujettir Dieu à
nos principes rationnels, c’est l’assujettir à la raison humaine. L’homme, encore
et toujours, se fait mesure de Dieu. Il se figure penser Dieu, il ne fait que penser
l’homme. Ce qu’il appelle « Dieu » ne mérite pas ce nom car l’homme ne peut
penser au-delà de lui-même. Du vrai Dieu on ne peut rien penser ni rien dire. Il
n’y a pas d’idée de Dieu. L’homme pensait, en découvrant Dieu, trouver,
corrélativement et par comparaison, sa juste place et se connaître lui-même. En
réalité, ce n’est pas à Dieu qu’il se compare car il n’en a aucune idée, mais,
croyant se comparer à Dieu, il ne fait que se comparer à lui-même (ibid.). Si le mot
« Dieu » a pour nous un sens intelligible, ce n’est pas Dieu qu’il signifie, et s’il
signifie Dieu il est vide de sens. La notion de Dieu n’est pas une notion
philosophique.
Dieu, il est vrai, se manifeste à travers la nature. Pourquoi ne nous parlerait-elle
pas de l’infinie essence qui s’exprime en elle ? Mais cela supposerait qu’elle nous
soit mieux connue que Dieu. Or, si une puissance indicible, impensable et
incompréhensible donne être et vie à toute la nature, celle-ci doit être aussi, en
son fond, indicible, impensable, incompréhensible. Elle doit excéder d’une
manière absolue les faibles moyens de notre entendement. Loin qu’elle puisse, en
se faisant connaître, faire connaître et rendre évidente sa cause, au contraire,
parce qu’elle procède du mystère, elle est elle-même plénitude mystérieuse. On
parle de lois naturelles (cf. Textes, n° 10). Entendons que l’homme ne peut voler
dans l’air, marcher sur les eaux, traverser un mur, vivre dans les flammes, être
partout à la fois. Mais il ne faut pas juger de ce qui est impossible à la nature par
ce qui est impossible à l’homme. Lorsque Dieu permet que des Hébreux restent
vivants dans la fournaise, il est probable non qu’il suspend l’action des lois
naturelles, mais qu’il utilise des puissances insoupçonnées de la nature. Nous ne
savons ce dont elle est capable. Ses productions sont inépuisablement riches et
diverses et font éclater toutes nos catégories. Il y a des contrées, dit-on, où les
hommes sont sans barbe, ont un œil au front, où les femmes accouchent à cinq
ans. Pourquoi n’y en aurait-il pas où les hommes se promènent dans les flammes
et sur les eaux ? Au reste, il y a fort probablement non pas un monde mais des
mondes innombrables. Pourquoi seraient-ils astreints aux lois du nôtre ? Nous
n’habitons de l’immensité qu’un recoin ridicule et nous voulons juger du grand
Tout ! Nos limites nous servent à enfermer la nature. Nous la voudrions
incapable de ce que nous ne comprenons pas. Cela revient à borner la puissance
sans bornes qui s’exerce dans la nature. Car la nature est aussi insondable que
Dieu.
Il en est nécessairement de même des phénomènes naturels. Ils peuvent paraître
se laisser assiéger par nos raisons ; en réalités, ils demeurent inconcevables. Il
n’est pas une seule chose que la science de la nature tienne « droitement en son
point » et nous fasse comprendre (cf. Textes, n° 11). En mettant hypothèse sur
hypothèse, elle peut s’approcher du phénomène réel, mais elle laisse toujours un
reste inintelligible, de sorte que ce qu’elle comprend n’est pas et que ce qui est,
elle ne le comprend pas. Que sont les épicycles de Ptolémée ? Des suppositions,
non la réalité. La science devait nous faire connaître le réel et elle nous paie de
songes ! Même en songe pourtant elle ne parvient pas à « sauver les phénomènes
» : il y a toujours quelque « cadence » qui échappe. Y parviendrait-elle que cela ne
nous ferait pas sortir du songe : des hypothèses fausses peuvent permettre
d’expliquer ce qui se passe. Si nous avions la science achevée d’un certain
phénomène et s’il plaisait alors « à nature nous ouvrir son sein » notre science
nous apparaîtrait comme n’étant rien de plus qu’un songe subtil et ne reflétant
en rien les procédés réels de la nature. Aussi n’a-t-on pas à choisir entre Ptolémée
et Copernic. Ils sont beaucoup plus près l’un de l’autre que de la nature. Dire que
la terre tourne autour du soleil n’est qu’une hypothèse de plus. Que Copernic s’en
serve « très réglément à toutes les conséquences astronomiques » (ibid.) ne
prouve pas qu’elle soit vraie. Les hypothèses scientifiques, parce
qu’insurmontablement hypothétiques et ne pouvant, par principe, porter le
caractère de la vérité, n’appellent que l’indifférence. Elles ne font que jouer avec
le possible sans nous livrer le réel, ce ne sont que des songes de l’intelligence à
propos de la nature.
Cependant parmi tous les produits de la nature est l’homme même. Ne songeons
pas à ce qu’il signifie dans l’ensemble des êtres, prenons-le isolément. Ne devrait-
il pas être aisé à connaître puisque nous le sommes ? Pourtant, de ce point de vue
encore, il est inconnaissable à lui-même. On le dit composé d’une âme et d’un
corps. Mais que savons-nous de l’un et de l’autre ? Comment le corps peut-il
fonctionner ? Comment peut-il produire une semence d’homme ? D’où vient que
les qualités ou défauts des pères se transmettent aux enfants ? Quelles sont les
causes des maladies ? Sur ces points et bien d’autres, malgré Galien et Paracelse,
c’est l’obscurité complète. Y voit-on plus clair du côté de l’âme ? Mais y a-t-il
même une âme ? Pour Cratès et Dicéarque, l’homme n’en a pas (II, XII, 309). S’il
en a une, qu’est-elle ? Matérielle ou non ? Composée ou non ? Répandue dans tout
le corps ou logée en quelque partie ? Quelle est son origine ? Vient-elle d’une
sorte de réserve d’âme assurant la vie de la nature ? Est-elle une émanation de la
substance divine ? A-t-elle été produite par Dieu ? Par les anges ? Quand ? À la
naissance ou avant ? Ou peut-être les âmes s’engendrent-elles de père en fils (ce
qui permettrait de comprendre l’hérédité psychologique) ? Quelle est la destinée
de l’âme ? Meurt-elle avec le corps ? Si elle est composée, est-elle mortelle,
immortelle ou partie l’un partie l’autre ? Si elle survit au corps, de combien de
temps ? Finit-elle par mourir ou est-elle immortelle ? Où séjourne-t-elle ? Roule-t-
elle d’un corps à l’autre ou est-elle sans corps ? A-t-elle mémoire et conscience ?
S’améliore-t-elle, reste-t-elle ce qu’elle est ou empire-t-elle ? Peut-être s’en fait-il
un diable ? Ou peut-être un dieu ? À ces questions les philosophes ne répondent
que par un concert de voix discordantes. Sans doute la doctrine de la spiritualité,
de l’immortalité et de la simplicité de l’âme jointe à la promesse de la béatitude
éternelle nous est-elle enseignée par l’Église. Elle est donc vraie. Mais, si nous
jugeons en philosophes, elle apparaît comme un « enfantillage » parmi d’autres,
qui ne peut se prévaloir d’aucune bonne raison. Aussi devons-nous grandement
nous féliciter que Dieu nous en ait, par faveur extraordinaire, révélé la vérité car
nous n’aurions eu aucun moyen de l’apercevoir. Comment imaginer le pauvre
homme que nous sommes capable d’une béatitude éternelle ? Certes, il faudrait
réformer, « rechanger » notre être : mais alors ce ne serait plus nous, ce serait
quelque autre qui recevrait ces récompenses (cf. Textes, n° 12). Pourquoi
d’ailleurs parler de l’immortalité « de l’âme » ? « À ce compte ce ne sera plus
l’homme, ni nous, par conséquent, à qui touchera cette jouissance ; car nous
sommes bâtis de deux pièces principales essentielles, desquelles la séparation
c’est la mort et ruine de notre être. » L’homme n’est pas l’âme seule. Il faut un
corps pour faire un homme. Sans corps, nous ne serions plus nous. L’union d’un
corps et d’une âme spirituelle est, il est vrai, inintelligible. Comment se fait la «
couture » des deux ? Comment l’âme peut-elle agir en « un sujet massif et solide »
(II, XII, 304), faisant mouvoir le doigt, le pied, etc. ? Certes « jamais homme ne l’a
su » (ibid.). Ici encore, l’hypothèse spiritualiste ne présente aucun avantage, elle
ne résout rien et soulève de nouveaux problèmes.
Dieu, la nature et ses phénomènes (dont l’homme) sont inconnaissables à
l’homme. La philosophie, entreprise humaine pour élever l’homme à la
conscience de la vérité de l’homme, et, sur la connaissance de ce qu’il représente
dans l’Être, fonder la sagesse, a échoué. À quoi tient cet échec ? Pour le
comprendre, il nous faut scruter la nature de la raison. Elle devrait mettre
d’accord les hommes entre eux, l’homme avec lui-même. Or il n’est rien dont on
ne dispute, rien dont le même homme soit constamment assuré. Que manque-t-il
à la raison pour être capable de vérité ? Suffirait-il que le jugement humain
cessât d’être à la merci des altérations du corps, des préventions dues à la
coutume, des inclinations et passions de l’âme, et d’une sorte de hasard
psychologique (ibid., 345) ? Non : cela le préserverait de l’erreur, cela ne lui
donnerait pas la vérité. Dire la vérité, c’est dire ce qui est, ce n’est pas s’en tenir
aux apparences mais exprimer les choses mêmes. À quelle condition la raison
pourrait-elle nous livrer les choses en elles-mêmes ? User de la raison, c’est
fonder, justifier. Or cela ne se fait pas à partir de rien et sans présupposé mais à
partir de principes, et raisonner n’est que transmettre aux conclusions la vérité
des principes. Si les doctrines s’opposent, cela ne tient qu’à la différence dans le
choix des principes car, ceux-ci choisis, le jugement est par eux « bridé de toute
part » (ibid., 306). Aussi, dans une discussion philosophique, si l’on accorde les
présupposés faut-il accorder le reste : « Quiconque est cru de ses présuppositions,
il est notre maître et notre dieu » (ibid.). Si l’homme avait accès à la vérité, c’est-à-
dire à l’essence des choses, cette vérité se trouverait donc enfermée dans les
principes. Il connaîtrait ce qui est comme c’est, s’il pouvait raisonner à partir de
principes vrais. Or « [il ne peut y] avoir des principes aux hommes si la divinité
ne les leur a révélés » (ibid.). Comme il a été fait abstraction de la révélation, la
raison humaine est une raison sans principe certain et condamnée à errer.
En effet, dès lors que l’essence des choses ne fait plus irruption en nous par la
révélation, le mouvement de la pensée vers l’essence ne peut prendre appui que
sur les apparences. Or, de quelle nature sont celles-ci ? Ce sont, en dernière
analyse, des apparences sensibles. Tout ce qui est connu ne l’est qu’à partir de ce
qui apparaît à nos sens. Ils constituent « le plant [base] et les principes de tout le
bâtiment de notre science » (ibid., 379). Reste à voir si les apparences sensibles
nous découvrent les choses en elles-mêmes. Mais nombre de phénomènes – qui
sont peut-être les plus importants – nous sont imperceptibles. Est-il vraisemblable
que nous connaissions la « vraie essence » de l’aimant alors que nous n’avons pas
de sens pour ses propriétés magnétiques ? De plus, si les choses nous montraient
leur vrai visage, elles ne devraient pas avoir mille façons différentes de nous
apparaître. Or elles se présentent bien souvent autres à la vue qu’au toucher, au
sain qu’au malade, à un homme qu’à un autre, à l’homme qu’aux animaux. Les
objets ne doivent-ils pas avoir d’autres formes et d’autres couleurs pour les
animaux dont les yeux sont faits autrement que les nôtres ? Quelles seront donc
la forme et la couleur vraies ? Comme « il n’est pas dit que l’essence des choses se
rapporte à l’homme seul » (ibid., 394) on n’en peut décider. Aucune peut-être, car
nos sens, qui ont l’air de dévoiler les choses, en réalité les transforment selon la
nature de nos organes, de sorte que « nous ne savons plus quelles [elles] sont en
vérité » (ibid., 397). Ainsi les apparences sensibles, qui sont ce sur le fondement de
quoi s’établit toute connaissance, ne laissent pas apparaître l’essence – ou du
moins nous n’avons aucun moyen d’en décider. Dès lors, si la raison n’a d’appui
que dans l’apparence, et si l’essence est d’autant plus cachée que nous ne savons
même pas si elle est réellement cachée, si l’échec des tentatives des philosophes
vers le savoir tient, non à une impuissance accidentelle des philosophes, mais à
une impuissance essentielle de la raison, ce à quoi il nous faut renoncer, c’est au
savoir lui-même, et à fonder la sagesse sur le savoir.
Nous ne pouvons voir la vérité de nos yeux ni la recevoir par nos moyens (ibid.,
342). Que l’homme cesse donc d’y prétendre mais plutôt qu’il en désespère et y
renonce. L’insensé ne peut faire une phrase sans employer le mot « être » et
croire atteindre l’être, alors pourtant qu’il ne peut aller au-delà de ce qu’il
éprouve et qu’il lui semble. Il convertit sans cesse en être les seules apparences et
juge des choses mêmes, c’est-à-dire se substitue à Dieu. Car Dieu seul – l’être par
excellence – connaît et pense ce qu’il y a d’être dans ses œuvres, c’est-à-dire les
connaît en tant qu’elles sont et comme elles sont. Nous-mêmes « n’avons aucune
communication à l’être » (ibid., 399) et nous ne pouvons saisir ni l’être comme tel
(Dieu) ni l’être de quoi que ce soit, pas même de notre pensée : « si, de fortune,
vous fichez votre pensée à vouloir prendre son être, ce sera ne plus ne moins que
qui voudrait empoigner l’eau » (ibid.). Nous ne sommes qu’apparence pour nous-
mêmes. En droit, Dieu seul peut dire de nous que nous sommes. Car nous sommes
sans doute par le côté de nous-mêmes qui est éternel mais, que nous ayons une
telle essence éternelle, c’est ce qui nous est révélé et dont humainement nous ne
savons rien, de sorte que dire « je suis » est pour l’homme le comble de la folie et
montre seulement à quel point l’insensé vit dans l’oubli de l’être.
Que l’homme soit dans une impuissance essentielle de connaître la vérité ou
même, s’il l’avait, de reconnaître qu’il la possède, qu’il doive, plutôt que de se
prononcer sur les choses mêmes, leur nature et leurs causes, suspendre son
jugement et s’en tenir aux apparences, que cette suspension de jugement doive,
pour garder la profondeur de sa signification, concerner notre être même, notre
pensée et notre doute, c’est ce qu’ont compris les sceptiques. Ils sont les plus
avisés, les plus habiles des philosophes (ibid., 283), ils en constituent « le plus sage
parti » (II, XV, 18). Se donnant pour tâche de détruire toute proposition
affirmative, ils observent, sans prendre parti, que s’entre-détruisent les opinions
des philosophes et qu’en tout domaine il est possible d’opposer à quelque raison
que ce soit des raisons contraires. Lorsqu’on leur oppose que, doutant de tout, ils
ne peuvent manquer de savoir au moins cela, qu’ils doutent, et de l’assurer de
façon certaine, ils répondent que, pour faire apparaître le caractère incertain de
toutes les prétendues vérités dogmatiques, ils n’ont nul besoin de disposer d’une
vérité effective : il leur suffit d’observer, en spectateurs désintéressés, le choc des
« vérités » contraires. Il est vrai qu’ils peuvent ne pas trouver, dans l’arsenal des
arguments dogmatiques, les contre-arguments dont ils ont besoin ; en ce cas, ils
les forgent pour les besoins de la cause. Aussi, parce qu’ils parlent, ne faut-il pas
conclure qu’ils croient ce qu’ils disent ; ils ne se servent du langage que pour
détruire le langage. Celui-ci est en effet « formé de propositions affirmatives qui
leur sont du tout [entièrement] ennemies » (II, XII, 285). Le dogmatisme n’est en
somme que la philosophie du langage, c’est-à-dire la philosophie déjà enveloppée
dans le langage tel qu’on le trouve, bref la philosophie implicite de l’insensé.
Est-ce à dire que les philosophes dits dogmatiques doivent être rangés parmi les
insensés ? « Il n’y a que les fols certains et résolus » (I, XXVI, 16). Et sans doute
trouvera-t-on toujours des « philodoxes » entêtés et opiniâtres (II, XII, 307) ; mais
peut-on croire que ce fut le cas des grands penseurs ? « Ils ont une forme d’écrire
douteuse en substance et un dessein enquérant plutôt qu’instruisant, encore
qu’ils entresèment leur style de cadences dogmatiques » (cf. Textes, n° 13). Leur
assurance ne doit pas nous en imposer ; en réalité ils cherchent plus qu’ils
n’affirment : leurs apparentes affirmations ont valeur d’hypothèses ou de
tentatives, non de conclusions fermes. N’allons pas croire qu’Épicure, Platon et
Pythagore « nous aient donné pour argent comptant leurs Atomes, leurs Idées et
leurs Nombres. Ils étaient trop sages pour établir leurs articles de foi de chose si
[2]

incertaine et si débattable » (ibid.). Aristote lui-même est avant tout un chercheur.


S’il est volontiers obscur, c’est qu’il répugne à donner un « avis » définitif (nul ne
sait, par exemple, ce qu’il a pensé de l’immortalité de l’âme). Son système n’est en
fait qu’un « pyrrhonisme sous une forme résolutive [affirmative] » (ibid.). Et il
faut le dire de tous les grands dogmatiques : ils n’ont pas cru sérieusement
détenir la vérité, ils étaient au fond pyrrhoniens. Ils savaient que la vérité nous
est inaccessible et n’ont pas eu le moindre espoir de la trouver. Aussi ont-ils
imaginé ce qu’elle pouvait être plutôt qu’ils ne l’ont cherchée en savants. Leurs
systèmes sont non le résultat de leurs découvertes, mais les fictions de leur génie.
Ils ont été de grands essayeurs, des chasseurs nés, des aventuriers de
l’intelligence, des visionnaires, des poètes. Avec eux, la philosophie se fait
reconnaître en son essence comme poésie – poésie mais « sophistiquée » ( II, XII,
300), c’est-à-dire altérée, dénaturée, puisqu’elle se méconnaît elle-même comme
création pure. Par l’introduction de la catégorie de vérité et de l’argumentation
rationnelle, les philosophes dogmatiques ont substitué aux constructions
absolument libres des premiers poètes philosophes un cheminement raisonneur
et contraint. Par leur souci de justification, ils ne font que briser l’élan créateur,
rompre « l’allure poétique » sans rien fonder car l’homme ne peut rien fonder.
Le temps est venu où la philosophie peut prendre conscience d’elle-même et, par
la compréhension de sa propre nature, s’ouvrir un nouvel avenir. Il ne s’agit pas
de choisir entre le dogmatisme et le scepticisme, mais plutôt de trouver une
forme nouvelle où s’accomplira l’essence de l’un et de l’autre. Avec les sceptiques
il convient de suspendre son jugement au sujet des choses elles-mêmes et de
renoncer à exprimer l’être de quoi que ce soit. Avec les dogmatiques, il faut
s’essayer à juger et à vivre de la vie de l’intelligence. On ne sera pas sceptique car
on se formera une opinion et on n’hésitera pas à la donner, on ne sera pas
dogmatique car on ne prétendra pas exprimer la vérité mais seulement ce qui,
pour nous, à un moment donné, en a l’apparence. Sachant qu’il y a mille façons
de voir un sujet donné, que chaque philosophe le voit à sa façon et qu’il n’y a pas
moyen d’aller au-delà des façons de voir, on dira ce que l’on voit, ce qui s’impose
à nous dans l’évidence, non pour dire l’objet vu mais pour se dire soi-même. La
signification de la philosophie ne sera plus de révéler les choses telles qu’elles
sont en vérité mais de permettre au philosophe de prendre conscience de soi. Il
ne saura pas ce que sont les choses – Dieu, la nature, ou l’homme même dans la
totalité de l’être – mais il saura ce qu’il est. Certes il ne pourra fonder, sur un
savoir concernant l’homme, une sagesse universelle, mais il pourra, se
connaissant lui-même et sa nature singulière, trouver une sagesse à sa mesure.

Notes du chapitre
[1] ↑ Traduction Montaigne (Œuvres, éd. Armaingaud, IX, 8).
[2] ↑ Version de 1588 (celle adoptée pour le Texte n° 13) : « clairvoyants ».
La philosophie comme apprentissage de la
sagesse

S
i les Essais n’ont pas la forme d’un livre de philosophie, une raison en est
que la philosophie montanienne excluait cette possibilité. Car Montaigne
met en question les principes mêmes de toute élaboration philosophique.
Le philosophe cherche la vérité et, s’il pense l’avoir trouvée, la dit. À cette vérité
comment est-il parvenu et sous quelle forme se présente-t-elle ? Comme – étant
donné le caractère discursif de notre intelligence – elle ne se laisse pas saisir à la
fois tout entière, il ne peut l’atteindre qu’en allant de vérités en vérités, et en
rassemblant et unifiant les vérités établies dans un système, lequel n’est qu’un
ensemble de vérités liées. Comme chacune est tenue pour vraie parce qu’elle est
ou a été vue vraie dans l’évidence, un système comprend deux sortes de vérités :
les unes actuellement évidentes, les autres qui l’ont été mais ne le sont plus. Les
premières s’accompagnent d’une certitude actuelle qui est une certitude de fait,
de plus les premières et les secondes sont certaines en droit, c’est-à-dire que l’on
est ou serait toujours fondé à en être certain en fait. Si le philosophe ne disposait
que de certitudes de fait, rien ne l’assurerait que ce qui lui semble vrai l’est, c’est-
à-dire le reste lorsque le regard s’en détourne. Il ne pourrait, légitimement,
élaborer un système du savoir. Celui-ci suppose donc : qu’une vérité reste ce
qu’elle est lorsqu’on n’y pense pas, c’est-à-dire, tout simplement, qu’il y a des
vérités ; que ces vérités sont accessibles dans l’évidence, autrement dit que la
certitude alors éprouvée est une certitude de droit.
Or ces principes sont sans valeur pour Montaigne car il ne croit pas à la
possibilité de confirmer en droit nos certitudes de fait. Sans doute avons-nous des
certitudes, et il est vrai aussi qu’être certain, c’est croire être fondé à l’être et que
la certitude se donne immédiatement comme certitude de la vérité de… ; mais
c’est précisément en cela qu’elle est trompeuse. Bien des fois, en effet, il est arrivé
que l’on croie atteindre la vérité. Seulement les « vérités » atteintes se sont
révélées incompatibles. Or la vérité ne saurait contredire la vérité. Il y a donc des
évidences trompeuses. Comment discerner celles qui ne le sont pas ? Quelle
évidence départagera les évidences ? Si ce qui semble vrai peut sembler faux – à
d’autres ou à nous-mêmes – quand saurons-nous si nous sommes fondés à croire
avoir bien vu ? Comment distinguer ce qui est vrai de ce qui n’a que l’apparence
de l’être puisque le vrai ne se reconnaît qu’à l’apparence qu’il a de l’être ?
Comment juger que notre jugement est bon sinon en supposant notre jugement
bon ? Comment être sûr du bien-fondé de notre certitude sinon en admettant que
la certitude de la certitude est fondée ? La certitude qu’il y a des certitudes de
droit n’est jamais qu’une certitude de fait ; mais, par là même, il n’y a plus que
des certitudes de fait, et il convient de suspendre son jugement au sujet de leur
valeur. Quant à l’intensité subjective de la conviction de voir juste, on ne peut s’y
fier, elle est la chose la plus trompeuse du monde (cf. Textes, n° 14). Que conclure
sinon qu’il faut « entrer pour jamais en défiance » de son propre jugement ? (III,
XIII, 192). Mais, si on n’est jamais fondé en droit à tenir ses jugements pour vrais,
comme la notion de vérité implique la substitution du droit au simple fait, c’est
l’usage même de la catégorie de vérité en philosophie qui est remis en question.
Un corollaire en est l’impossibilité d’un système du savoir : comment serait-on
fondé à lier les prétendues « vérités » aperçues au cours d’évidences successives
puisqu’on ne sait jamais si elles subsistent lorsqu’elles ne sont plus soutenues par
le regard ? Et si elles s’épuisent dans la conscience que nous en prenons, cela
signifie qu’elles sont illusoires, c’est-à-dire que, pensant connaître le vrai et
atteindre l’être, nous n’atteignons en fait que nous-mêmes. Rien dès lors ne
saurait empêcher l’effondrement de la philosophie en tant que science et système
de vérités. Pour montrer la possibilité de la philosophie ainsi comprise, une
première condition serait que l’on découvrît une vérité que l’on soit certainement
fondé à tenir pour telle parce que se garantissant elle-même en droit. Mais, pour
Montaigne, c’est là chose impossible : à quelque vérité que je songe je ne puis
éviter qu’en dernière analyse elle ne fasse que me sembler vraie. La vérité et
l’être ne peuvent manquer de se résoudre en une apparence pour quelqu’un.
Celui qui voit ne peut dire que : « je vois », non : « cela est ». Le philosophe
cherche en vain à s’effacer lui-même pour ne laisser subsister que le vrai. Il
prétend parler des choses, il ne fait jamais que parler de lui-même ; il veut nous
faire connaître la nature des choses, il ne nous fait connaître que sa propre
nature.
De cela, cependant, le philosophe n’a pas conscience, ce qui signifie que la
philosophie ne devient consciente d’elle-même que dans Montaigne. Dès lors elle
ne se présente plus comme reflétant l’être mais seulement Montaigne et sa vue de
l’être. Il ne « parle de tout » (III, XI, 134) que pour nous faire connaître ses
jugements sur tous sujets et ainsi parler de soi. Qu’il s’agisse de la mort, de la
douleur, de la nature, de l’amour ou de Dieu, il ne prétend pas nous enseigner la
vérité, mais seulement nous dire son opinion : « ce sont ici mes humeurs et mes
opinions ; je les donne pour ce qui est en ma créance, non pour ce qui est à croire
» (I, XXVI, 11). Le mot « opinion » (qui ne s’oppose pas ici à certitude mais à
certitude de droit) doit être pris au sens actif d’acte d’opiner, c’est-à-dire de juger.
Montaigne se fait connaître à nous – et d’ailleurs aussi à lui-même – en se laissant
surprendre jugeant. Il ne nous dit pas ce qu’il voit, ce qu’il a vu, mais, devant
nous, il voit et parle sa vision, il regarde, non pour que nous voyions la même
chose, mais pour nous voir son regard, il ne nous livre pas ses jugements comme
les résultats morts et déjà inactuels de réflexions antérieures, il juge et réfléchit
ici et maintenant. Il n’a souci à chaque instant que de ce qui lui semble vrai,
ayant oublié ce qu’il a vu la veille et prêt à voir autre chose demain, c’est-à-dire à
devenir autre : « Je ne vise ici qu’à découvrir moi-même, qui serai par aventure
[peut-être] autre demain, si nouveau apprentissage me change » (ibid.). Les Essais
sont l’histoire de sa vie essentielle. Entendons que par ses jugements, qui sont ses
véritables actions, il nous fait participer au mouvement même de sa vie : pas
d’arrêt, pas de repentir, pas de véritable retour en arrière, toujours la seule
évidence présente – donc mouvante : « Je ne peins pas l’être. Je peins le passage :
non un passage d’âge en autre… mais de jour en jour, de minute en minute » ( III,
II, 28). Son projet originel n’est pas de se représenter à nous comme en un tableau
car, doutant en permanence de saisir la vérité, il n’aurait pu être assuré de se voir
et de se peindre comme il est. Ce qu’il nous donne ce n’est pas la vérité de lui-
même mais lui-même sur le vif. « C’est moi que je peins », dit-il : oui, en se
reflétant dans sa manière de peindre.
Il est vrai pourtant que Montaigne, parlant et jugeant de tout, en vient aussi (et de
plus en plus des premiers aux derniers Essais) à parler, entre autres choses, de
lui-même. Cette fois, il ne se peint pas d’une façon seulement indirecte – en tant
que s’exprimant dans sa manière de refléter toutes choses –, il se désigne lui à lui-
même et à nous. Au lieu d’un sujet méditant et jugeant dont les opinions se
forment devant nous dans une actualité vivante, il semble que nous n’ayons plus
qu’un ensemble de traits objectifs et descriptifs, voire de « renseignements » sur
Montaigne en sa maison, à table, en voyage, etc. Mais ne nous y trompons pas, et
n’allons pas lui reprocher, comme on l’a fait, de nous dire qu’il n’est pas «
excessivement désireux ni de salades, ni de fruits, sauf de melons ». Il note ses
habitudes, ses humeurs, ses goûts pour se faire connaître moins par eux que par
son jugement sur eux. S’il juge bon de nous donner tel détail et mille autres
parfois intimes, c’est pour qu’on le voie dans sa manière de s’apparaître à lui-
même et de se comporter envers ce côté de lui-même qu’il n’a pas choisi. Ce qu’il
veut nous signifier, c’est qu’à ses yeux il n’est pas seulement son âme, son
intelligence, mais aussi un tissu d’habitudes, d’aptitudes, de préférences
simplement reçues, un corps avec une vie organique, bref une nature donnée,
avec laquelle pourtant il faut vivre, et cela, non de mauvais gré, comme les
contempteurs du corps, mais au contraire qu’il faut, la prenant comme elle est,
accepter joyeusement d’être. Plutôt que ce qu’il dit, le fait qu’il le dise et sa
manière de le dire nous éclairent sur lui-même et sa sagesse en train de se faire.
C’est donc bien, avant tout, dans l’exercice de son jugement que Montaigne
entend se faire connaître. « Le jugement est un outil à tous sujets » ( I, L, 223) : il
est donc naturel que Montaigne se comprenne lui-même parmi les « sujets »
possibles de son propre jugement. Mais ici encore il veut que nous le voyions
jugeant plutôt que jugé. Le postulat de toute son entreprise est que rien ne nous
révèle mieux que nos jugements. Le jugement est l’activité la plus nôtre, ce qui
revient à dire qu’il est la manifestation par excellence de la liberté.
Si pourtant, en jugeant, on n’apprend et on n’acquiert rien, si on n’entre pas en
possession de la vérité, mais si on ne fait que se découvrir soi-même, que devient
la philosophie ? Ne va-t-on pas – le moi se refermant toujours sur lui-même –
glisser dans une sorte de psychologisme ? Si l’écueil est évité, c’est précisément
parce que l’activité primitive du moi est conçue comme activité de juger. Il y a un
jugement animal, mais l’homme seul peut juger de tout, seul il peut juger du vrai
comme tel et en vue du vrai (supériorité plus apparente que réelle puisqu’on ne
sait à quoi reconnaître le « vrai »). C’est que, seul de tous les animaux, et bien
qu’il en fasse mauvais usage, l’homme a la liberté de la pensée (II, XII, 183). Cela
signifie que la pensée, au lieu de se réduire à la simple conscience psychologique
(que les animaux possèdent), est entièrement ouverte à son au-delà. C’est cette
ouverture radicale à la réalité (avantage douteux puisqu’on n’est jamais sûr que
ce soit bien la réalité…) qui manque à l’animal. Penser, c’est être porté par un
mouvement de dépassement de soi et de transcendance vers la vérité (ce qui
semble tel).
La pensée de Montaigne est précisément cet effort vivant pour toujours voir et
dire la vérité. Seulement, comme il n’est jamais sûr de l’avoir saisie, il abandonne
sur son chemin les vérités aperçues sans vouloir s’appuyer sur elles et s’en tient à
cet effort même toujours recommencé. Ce qu’il dit n’a rien de définitif, il s’y glisse
toujours un « peut-être ». Aucune interrogation ne trouve jamais sa réponse,
aucune recherche n’est jamais arrêtée : « je parle enquérant et ignorant » (III, II,
30), « c’est par manière de devis que je parle de tout, et de rien par manière d’avis
» (III, XI, 134). Il dit ce qu’il voit mais la vérité peut être tout autre, elle peut être
n’importe quoi. Montaigne craint tant de paraître l’emprisonner dans une
affirmation « infaillible » qu’il multiplie « ces mots qui amollissent et modèrent la
témérité de nos propositions : à l’aventure [peut-être], aucunement [en quelque
façon], quelque, on dit, je pense, et semblables » (ibid., 129). Prudence sceptique ?
Certes, Montaigne se range volontiers du côté des sceptiques – qu’il considère
comme les meilleurs initiateurs en philosophie – mais, outre qu’il opine sans
cesse, le doute est pour lui non un état mais une action, l’action même de l’esprit,
la condition de la vie de la pensée. Lorsqu’il dit des sceptiques qu’ils « se servent
de la raison pour enquérir et débattre, mais non pas pour arrêter et choisir » (II,
XII, 252), cela vaut aussi et surtout pour lui-même. La quête est tout ce à quoi il
prétend, non la prise et la possession. Or quêter le vrai signifie toujours douter,
n’être assuré de rien, ne jamais cesser d’interroger. On ne se contente en
philosophie que par fatigue ou bêtise : « Ce n’est rien que faiblesse particulière
qui nous fait contenter de ce que d’autres ou que nous-mêmes avons trouvé en
cette chasse de connaissance ; un plus habile ne s’en contentera pas. Il y a
toujours place pour un suivant, oui et pour nous-mêmes… C’est signe de
raccourcissement d’esprit quand il se contente ou de lasseté. Nul esprit généreux
ne s’arrête en soi… ses poursuites sont sans terme et sans forme ; son aliment,
c’est admiration [étonnement], chasse, ambiguïté » (III, XIII, 184). Celui qui pense
détenir une vérité prête au soupçon d’inintelligence : s’il s’entête, ce peut être
parce qu’il ne voit pas comment contester ce qui lui semble vrai, mais d’autres
pourraient le voir, ou lui-même s’il regardait mieux. « L’affirmation et
l’opiniâtreté sont signes exprès de bêtise » (ibid., 195). Il n’y a pas en effet de
vérité indubitable et il ne saurait y en avoir ; l’intelligence consiste à trouver le
biais sous lequel la critique devient possible et légitime. Mais il se peut que le
philosophe immobilise l’esprit en une affirmation « certaine » non par manque
de perspicacité mais par lassitude : il ne voit pas les critiques possibles parce qu’il
ne veut pas les voir, et il ne le veut pas par incapacité de supporter le doute, par
besoin de croire, d’être enfin sûr de quelque chose, besoin de repos. Mais, quelle
qu’en soit la cause psychologique, la substitution, à la quête, de l’affirmation, au
doute, de la certitude, à la question, de la réponse, au non savoir, du savoir, au
mouvement vers la vérité, de la vérité acquise, implique une infidélité essentielle
à la vocation de l’esprit et une méconnaissance de sa nature. L’esprit n’est lui-
même que dans la contestation motivée, sa nature est le combat infini. Renoncer
à la « poursuite », cesser, fût-ce dans un seul domaine, d’interroger, s’installer
dans la paix de l’affirmation, des choses sues, entendues, admises, engrangées,
revient pour l’esprit – qui, par principe, n’a d’autre « gibier » que « l’agitation et la
chasse » – à se renoncer lui-même et s’aliéner. L’affirmation est aliénation. Dès
lors la philosophie est sans fin ni commencement : elle est recherche infinie à
point de départ quelconque. « L’admiration [étonnement, interrogation] est
fondement de toute philosophie, l’inquisition [recherche], le progrès
[continuation de la recherche], l’ignorance le bout » (III, XI, 129). La philosophie
se confond avec la vie d’une intelligence : il n’y a pas de philosophie, il n’y a plus
qu’une vie philosophique.
Cette vie est liberté, et Montaigne est la liberté même. La pensée qui va de vérités
en vérités forge ainsi ses propres chaînes – dans la mesure où il ne lui est pas
permis de douter des « résultats acquis ». Mais Montaigne ne dispose jamais de
cette première vérité qui serait la première limite à sa liberté, il n’a jamais aucun
appui dans aucun acquis, il commence toujours à partir de rien puisqu’il ne sait
rien. Une pensée qui ne garde rien de ses trouvailles, ne se sent jamais liée à ses
propres créations ne peut qu’être perpétuellement commençante. Pour
Montaigne c’est toujours le matin de la pensée, et chaque phrase de lui est une
naissance : non seulement éclosion de pensées mais naissance à la pensée. Ainsi
s’explique, puisque le commencement est partout, que son livre soit sans
commencement ni fin – l’un et l’autre accidentels comme le début et la fin d’une
vie. De là aussi le caractère discontinu des Essais : Montaigne saute d’un sujet à
un autre ou, sur le même sujet, d’un point de vue à un autre tout différent. La
pensée se trouve ainsi toujours devant du neuf, de l’impensé, et, n’ayant le loisir
de s’asservir à aucune forme, reste à l’état libre. De là encore le caractère
insignifiant de certains sujets. Pourquoi Montaigne parle-t-il des « destriers », des
« pouces » ? Pourquoi ne s’en tient-il pas aux sujets « importants » ? C’est qu’il ne
s’agit pas de résoudre des problèmes mais seulement de juger : or le jugement
peut et doit s’exercer et se former à propos de tout sujet. De là enfin l’absence de
vocabulaire technique. Celui-ci suppose une philosophie déjà fixée dans ses
grandes lignes et une volonté de continuité ; or la philosophie de Montaigne est
toujours à l’état naissant, et Montaigne ne veut pas se lier, fût-ce à lui-même.
Mais la rançon de cette liberté illimitée ne sera-t-elle pas le désordre,
l’incohérence, la disparate des pensées ? Cela pouvait être, mais cela n’est pas.
Les idées de Montaigne s’organisent, sans qu’il l’ait cherché, en une vision
cohérente de l’homme et du monde : « Nouvelle figure : un philosophe
imprémédité et fortuit » (II, XII, 315). Ses « contradictions » ne sont qu’apparentes
: ou les mots ne sont pas pris dans le même sens, ou il ne juge pas du même point
de vue – qu’il nous en avertisse ou non. Il s’est désigné comme philosophe ; cela
ne l’empêche pas de dire : « Je ne suis pas philosophe » (III, IX, 14). Mais ici le mot
« philosophe » signifie « sage ». Il conseille tantôt de s’habituer à la mort en y
pensant, tantôt d’en détourner sa pensée ; mais ces conseils ne s’excluent pas, ils
se complètent car, compte tenu de la diversité des natures et des voies vers la
sagesse, ils ne valent pas pour les mêmes catégories d’insensés. D’une part les
exigences de la conscience sont présentées comme éminemment variables selon
les pays et les époques, d’autre part il est question de « la justice en soi naturelle
et universelle » (III, I, 16) et d’exigences morales conformes à la nature et à la
raison. Contradiction ? Non, car dans le premier cas il s’agit de la conscience de
l’insensé qui, sous l’influence des mauvaises coutumes et des passions, a perdu
jusqu’au discernement correct du bien et du mal. Ne sachant plus reconnaître les
vraies lois naturelles, il prend pour naturelles celles qui naissent de la coutume :
« Les lois de la conscience, que nous [c’est-à-dire les hommes insensés] disons
naître de nature, naissent de la coutume » (I, XXIII, 159). La coutume suscite une
fausse image de la nature ; il n’en reste pas moins qu’il y a des « lois naturelles »
(I, XXXI, 94, etc.) que discerne la conscience droite. Mais que des pensées ne se
contredisent pas ne suffit pas à faire qu’elles forment un ensemble organique.
Les « essais » ne se présentent-ils pas comme simplement juxtaposés et sans lien ?
Oui, et si pourtant ils sont liés, ce n’est évidemment pas comme les maillons d’une
chaîne. Comme ils surgissent indépendamment les uns des autres, le lien entre
eux ne peut s’établir que par la source commune dont ils émanent : la liberté
même du philosophe. Alors qu’habituellement l’enchaînement impersonnel des
pensées fait oublier le penseur, comment pourrions-nous ici l’oublier puisqu’elles
ne se présentent pas comme sortant les unes des autres mais comme le produit
direct de son jugement actuel ? Dès lors il faut comprendre leur convergence et
leur complémentarité comme exprimant la profonde unité d’une nature
d’homme et de philosophe. Montaigne en s’efforçant de juger toujours, sans souci
de ce qu’il avait déjà dit, selon ce qui lui semblait vrai dans l’actualité de
l’évidence, a été, sans l’avoir cherché, fidèle à une unique façon de voir qui est
Montaigne même. La cohérence de ses idées philosophiques n’est que le reflet de
son égalité à lui-même, de l’unité de sa « forme maîtresse » et essentielle : « ce ne
sont mes gestes [actions – ses jugements étant ses véritables actions] que j’écris,
c’est moi, c’est mon essence » (cf. Textes, n° 15). Son livre n’est que son acte de
prendre conscience de soi.
C’est dire que, profondément, Montaigne n’a ni évolué ni été influencé. Ses
opinions n’ont pas été modifiées par ses lectures et, sur l’essentiel, il n’a pas
changé d’avis. Les commentateurs ont pu dire le contraire. Montaigne les avait
pourtant prévenus : « Je reviendrais volontiers de l’autre monde pour démentir
celui qui me formerait autre que je n’étais » (III, IX, 62). Et c’est ce qu’il fait : «
[1]

elle [la philosophie] a tant de visages et de variété, et a tant dit, que tous nos
songes et rêveries s’y trouvent. L’humaine fantaisie ne peut rien concevoir en
bien et en mal qui n’y soit. Et j’en laisse plus librement aller mes caprices en
public ; d’autant que, bien qu’ils soient nés chez moi et sans patron, je sais qu’ils
trouveront leur relation à quelque humeur ancienne ; et ne faudra [ne
manquera] quelqu’un de dire : “Voilà d’où il le prit !” » (II, XII, 315). Ou encore : «
les plus fermes imaginations [pensées, opinions] que j’aie, et générales, sont celles
qui, par manière de dire, naquirent avec moi. Elles sont naturelles et toutes
miennes. Je les produisis crues et simples, d’une production hardie et forte, mais
un peu trouble et imparfaite ; depuis je les ai établies et fortifiées par l’autorité
d’autrui, et par les sains discours des anciens, auxquels je me suis rencontré
conforme en jugement » (II, XVII, 85). Ainsi ses opinions sont ses propres
productions naturelles, elles n’ont toujours fait qu’un avec lui-même ; à l’occasion
des autres, il n’a fait qu’entrer en elles et en lui : ce n’est pas là évoluer, c’est
changer sur place. Pas d’autre mouvement que de perpétuelle naissance et de
déploiement de soi. Ainsi d’une source. Montaigne est prodigieusement
autonome. S’il a quelque peu étudié – si l’on peut appeler étudier « effleurer et
pincer par la tête ou par les pieds tantôt un auteur, tantôt un autre » – ç’a été : «
nullement pour former [ses] opinions, oui [mais] pour les assister piéça [depuis
longtemps] formées, seconder et servir » (II, XVIII, 96). Il n’emprunte aux Anciens
que des expressions ou motivations autres de sa propre pensée. Il les « rencontre
» comme quelqu’un qui suit sa propre route. Si les routes se croisent il s’en félicite
: « Si me gratifié-je de ceci que mes opinions ont cet honneur de rencontrer
souvent aux leurs » (I, XXVI, 9). Sinon peu lui chaut ! Il n’est le disciple de
personne. Les autres ne servent qu’à le faire prendre conscience de soi. Il est
l’inverse de Socrate. Celui-ci ne voulait qu’accoucher les autres, lui ne se sert des
autres que pour accoucher de lui-même.
Le changement est tout interne : il est dans le rapport de Montaigne à lui-même.
En donnant librement son avis sur toutes choses, il exprime sa nature mais, s’il
l’exprime, c’est pour se l’approprier. Il ne vise qu’à s’apprendre lui-même pour
vivre selon ce qu’il est. Pour comprendre cela, il importe de ne pas opposer «
nature » et « liberté ». Toute liberté est une liberté, une certaine manière d’être
libre, et c’est ce qu’exprime précisément le mot « nature ». Jugeant de tout, je puis
dire en principe n’importe quoi mais, en fait, il y a pour chacun des choses qu’il
ne dira jamais. L’insensé, au moment de la mort, ne parlera jamais comme
Socrate, Montaigne ne nous dira jamais d’être menteur ou cruel. Si Socrate avait
jugé bon de fuir, ou Montaigne de donner ses biens aux pauvres, ils n’auraient
plus été Socrate et Montaigne. Toute liberté constitue librement certaines
possibilités comme impossibles pour elle, elle se limite elle-même, on peut dire
qu’elle est une liberté naturée. En d’autres termes : chaque liberté a sa tournure
propre, sa manière d’user d’elle-même qui tend à se répéter en tous ses choix, et
c’est en cela qu’ils expriment, ou tendent à exprimer, une « nature » individuelle.
Il s’agit d’une tendance. La « nature » ne s’exprime pas nécessairement dans le
choix, et c’est pourquoi la liberté reste entière. Il est « difficile de forcer les
propensions naturelles » (I, XXVI, 12) mais non impossible, et il arrive que les
hommes « se jetant incontinent en des accoutumances, en des opinions, en des
lois » non seulement se déguisent mais « se changent ». Les choix de chaque jour
– ceux en lesquels consistent nos jugements commandant tous les autres –
gardent donc toute leur importance. Par eux la liberté peut s’engager en des
coutumes qui confirment ou démentent la première nature. Rappelons que «
l’accoutumance est une seconde nature, et non moins puissante » (III, X, 99), que
l’accident, « par long usage », cesse d’être accidentel, devient substance. Il
importe donc de veiller sans cesse à choisir – c’est-à-dire d’abord à juger – de son
mieux pour éviter de perdre le bénéfice d’une belle nature (quant à réformer sa
propre nature, celui qui l’a mauvaise ne peut même pas le vouloir). C’est ce que
fait Montaigne. Il a été favorisé d’une heureuse nature : non seulement morale (il
ne fut jamais porté à mal faire) mais intellectuelle. Certes il avait l’esprit lent, la
mémoire mauvaise, une certaine paresse, mais avec cela des pensées hardies, des
opinions au-dessus de son âge ; en fait il portait sur tout ce dont il avait
connaissance « des jugements sûrs et ouverts » et qui étaient déjà le produit de sa
propre réflexion (I, XXVI, 53). Cependant il n’a pu garder le jugement bon qu’en
ne cessant de bien juger. Ce qui est ici naturel – un certain bon usage de la liberté
– se perdrait s’il n’était confirmé sans cesse par l’exercice et l’habitude. De plus
c’est en jugeant droit que l’on acquiert du jugement. Là est la conquête de
Montaigne. De sa quête de la vérité, il ne rapporte aucune vérité. Le progrès est
purement intérieur, dans le jugement même, dont le « règlement » est condition
de la sagesse. Les philosophes systématiques supposent qu’ils ont le jugement
toujours aussi bon, du début à la fin. Admettre que leur jugement devient
meilleur serait s’obliger à remettre en question les vérités acquises. Pour
Montaigne, au contraire, la quête de la vérité n’a de sens que par l’espoir de
toujours mieux juger, de fortifier en soi le principe de la sagesse. Qu’est-ce que
toujours mieux juger ? On ne juge jamais que selon soi. Mieux juger ne signifie
donc pas s’approcher de la vérité mais s’approcher de soi-même. Il s’agit de
rendre le jugement toujours plus sûr et plus sien, toujours plus sûrement sien
(dans les premiers Essais, Montaigne hésite à être soi). Socrate est celui qui juge
qu’il ne doit pas fuir, que la fuite ne convient pas à Socrate. Il s’agit pour
Montaigne d’apprendre à juger de ce qui convient à Montaigne. Jugeant de tout, il
s’apprend ce qu’il est, mais surtout il apprend à être Montaigne. Il ne s’agit pas
seulement d’une prise de conscience intellectuelle mais d’une nouvelle manière
de vivre en la compagnie de lui-même. Il ne passe pas de la folie à la sagesse, il ne
fait que s’approprier son être et la sagesse qui lui était naturelle. Ce qui était
nature, c’est-à-dire liberté qui s’ignore devient liberté, c’est-à-dire nature qui se
connaît. Être sage, en dernière analyse, c’est être soi et s’en tenir à soi. Ainsi la
philosophie qui est « apprentissage » de soi (III, XIII, 194) est aussi apprentissage
de la sagesse.
Il est maintenant possible de répondre à la question posée à la fin du second
chapitre : comment former un sage ? Cette réponse pouvait déjà apparaître :
puisque la perversion fondamentale, chez l’insensé, est celle du jugement, c’est
lui qu’il faut préserver, redresser, fortifier. Mais nous pouvions croire que
l’éducation du jugement humain en vue de la sagesse suppose la connaissance de
la vérité de l’homme. Le rôle de la philosophie serait de nous donner la « science
de l’homme » afin de nous enseigner ce qu’il convient de faire pour vivre en
homme et être heureux. Mais le problème ainsi posé est insoluble, et il est
impossible de fonder sur un savoir une sagesse universelle. L’erreur des
Stoïciens, Épicuriens, Académiciens, etc., a été de croire détenir la définition –
seule valable – de la manière de bien vivre. En réalité ce qui est bon pour certains
n’est pas nécessairement bon pour d’autres. Le stoïcisme, par exemple, suppose
des natures extrêmement fortes. Les Stoïciens ont eu tort de donner comme
convenant à tous ce qui ne convenait qu’à eux-mêmes – ou aux meilleurs d’entre
eux. Les hommes ne peuvent résoudre les uns pour les autres le problème de la
sagesse. C’est donc à chacun de le résoudre pour soi, de trouver une sagesse à sa
mesure. La sagesse ne s’enseigne pas. À chacun de se connaître lui-même, c’est-à-
dire de savoir ce qu’il vaut, ce dont il est capable pour trouver ce qui lui
convient : « sages ne pouvons-nous être que de notre propre sagesse » (I, XXV,
193). La philosophie n’est plus que l’histoire d’une vie philosophique, d’un
cheminement individuel – où les découvertes ne sont que découvertes de soi –
vers une sagesse qui ne vaut que pour soi (ou pour ceux qui nous ressemblent –
mais c’est à eux de s’en apercevoir).
Quel est dans ces conditions le rôle de l’éducateur ? Il ne saurait introduire du
dehors la sagesse dans une âme, sa tâche ne peut être que de rendre celle-ci
capable de sa propre sagesse. Comme toute sagesse a sa source et son principe
dans une certaine habitude de bien juger, il faut que l’élève acquière avant tout
l’usage de son jugement. L’enfant a le jugement comme hypothéqué : il n’a pas
formé les jugements qu’il énonce, ils lui viennent du dehors. L’éducation doit
rendre l’esprit chercheur de vérité et libérer le jugement. Or ce n’est pas ce
qu’elle fait : elle l’asservit au contraire : « Notre vigueur et liberté est éteinte » (I,
XXVI, 15). Chacun a oublié qu’il est raisonnable, peut juger par lui-même, devenir
source vive de pensée et de sagesse ; il raisonne par raisons étrangères, remâche
des pensées d’emprunt. Platon et Aristote pensent pour lui. Il a aliéné sa faculté
de jugement, c’est-à-dire le gouvernement de lui-même. Il lui faut réapprendre la
liberté : « Entre les arts libéraux, commençons par l’art qui nous fait libres »
(ibid., 27). Que chacun prenne conscience des richesses qui sont en lui : « Nous
sommes plus riches que nous ne pensons, mais on nous dresse à l’emprunt et à la
quête » (III, XII, 140). Mais comment libérer le jugement ? Comment faire qu’il
s’exerce dans l’absolue autonomie qui lui appartient de droit ? Montaigne répond
: en s’essayant, s’exerçant sans cesse, toujours, à propos de tout. On apprend à
manier un cheval, une pique ou un luth par l’exercice. De même à bien juger. La
philosophie ne consiste qu’en cet apprentissage. Sa matière est donc la vie même :
livres, propos, conduite des hommes, diversité des mœurs. La leçon de
philosophie est ininterrompue, elle se mêle à toutes les actions, accompagne toute
la vie. Mais comment se donne-t-elle ? Si l’on apprend à juger en jugeant, il faut
donc laisser l’élève juger, c’est-à-dire parler. Socrate ne faisait rien d’autre que
provoquer la parole et amener l’interlocuteur à se corriger lui-même, ce qui était
le préparer à devenir son propre éducateur. C’est à Socrate qu’il faut revenir. On
mettra l’élève « sur la montre », on le fera « trotter devant » : qu’il goûte les
choses, choisisse, discerne, fasse en un mot (comme Montaigne lui-même) l’essai
de son jugement naturel. En particulier, en lisant les philosophes, il faudra
toujours qu’il se demande : « A-t-il raison ? Est-ce vrai ? » – le contraire de ce que
l’on fait. « On ne demande pas si Galien a rien dit qui vaille, mais s’il a dit ainsi ou
autrement » (II, XII, 304). Aristote, « monarque de la doctrine moderne », est au-
dessus de toute discussion : « On n’y débat rien pour le mettre en doute, mais
pour défendre l’auteur de l’école des objections étrangères » (ibid., 305). Ce n’est
pas là philosopher. La philosophie commence par le doute. Le langage des
sceptiques est le premier que l’apprenti philosophe doive parler : « si j’eusse eu à
dresser des enfants, je leur eusse tant mis en la bouche cette façon de répondre
enquêteuse, non résolutive : “Qu’est-ce à dire ? Je ne l’entends pas. Il pourrait
être. Est-il vrai ?” qu’ils eussent plutôt gardé la forme d’apprentis à soixante ans
que de représenter les docteurs à dix ans, comme ils font » (III, XI, 129). Et comme
le fondement de tout système gît en quelques principes et qu’il ne saurait avoir
plus de valeur qu’ils n’en ont, ce sont les principes qu’il faut avant tout mettre en
doute : « Qu’il lui fasse tout passer par l’étamine [passer au crible] et ne loge rien
en sa tête par simple autorité et à crédit ; les principes d’Aristote ne lui soient
principes, non plus que ceux des Stoïciens ou Épicuriens » (I, XXVI, 16). Doute
purement méthodique : il est possible qu’à l’essai les principes d’Aristote ou d’un
autre paraissent à notre philosophe inébranlables, possible aussi qu’il lui semble
n’y avoir aucun principe certain. Mais désormais les opinions de Platon,
d’Aristote, des Stoïciens, des Sceptiques, ne seront pas plus leurs que siennes.
Puisqu’il les aura retrouvées en n’écoutant que soi, elles seront comme nées à
nouveau. Ainsi aura-t-il formé « un ouvrage tout sien, à savoir son jugement » et
trouvé, s’il a cherché de toute son âme, la vérité qu’il mérite et la sagesse
appropriée à sa nature.
Car il faut toujours en venir là que les philosophies ne font que refléter des
natures de philosophes. Montaigne a le sentiment qu’il y a d’extrêmes différences
entre les hommes. Une de ses convictions les plus fermes est qu’« il y a plus de
distance de tel à tel homme qu’il n’y a de tel homme à telle bête » (cf. Textes, n° 6).
Il y a si loin d’Épaminondas à tel homme ordinaire même « capable de sens
commun » qu’il vaut mieux parler d’espèces différentes. Il y a des natures
incroyablement hautes et belles et d’une noblesse, d’une excellence que le
vulgaire, qui les interprète à partir de lui-même, ne soupçonne pas ; à côté, des
natures médiocres, voire vicieuses, dépravées. La philosophie ne saurait avoir de
prise que sur un petit nombre d’âmes et des meilleures. Alors, si elle rencontre
une telle âme, bien née et de bon aloi, elle l’élève, l’ennoblit encore en lui
apprenant à tirer parti de ses propres richesses. Mais quant aux âmes boiteuses,
contrefaites, elle ne leur est d’aucune utilité et les rend même pires qu’elles
étaient : « Les boiteux sont mal propres aux exercices du corps ; et aux exercices
de l’esprit les âmes boiteuses ; les bâtardes et vulgaires sont indignes de la
philosophie » (I, XXV, 198). Ce n’est pas qu’il faille juger qu’un enfant est indigne
de la philosophie d’après quelques signes douteux. Il faut au contraire lui donner
sa chance, faire comme s’il était capable du meilleur. Tel est le pari pédagogique.
C’est seulement à l’épreuve, s’il s’avère que ses choix sont mauvais, ses goûts
vulgaires, sa mollesse et sa lourdeur insignes, sa bêtise d’âme incurable qu’il le
faudra rejeter : alors, dit ironiquement Montaigne, qu’on l’étrangle, si on le peut
sans témoins, ou « qu’on le mette pâtissier dans quelque bonne ville ». Ainsi la
philosophie n’est pas bonne pour tout le monde, « elle n’est pas pour donner jour
à l’âme qui n’en a point ni pour faire voir un aveugle » (ibid.). Seule une sagesse
qui lui est déjà naturelle permet à l’âme, par les leçons de choses de la
philosophie, de progresser en sagesse. Mais entre les natures philosophiques
elles-mêmes il y a d’extrêmes différences. Une méthode passe-partout et
uniforme qui ne tient pas compte de ces différences ne peut que manquer son
but. L’éducation doit être individualisée. Il faut voir à quelle âme on a affaire, se
mettre à sa portée, s’accommoder à sa force, proportionner ce qui est exigé à ce
qui est possible. L’éducation ne doit viser qu’à donner à une « belle et riche
nature » l’usage de ses propres trésors et à lui permettre de s’épanouir dans la
liberté. Une âme choisie, favorisée d’une telle éducation, devient philosophe,
c’est-à-dire capable de tirer de son fonds des pensées nouvelles ou, nouvelles ou
non, siennes. Formée de façon à pouvoir se former elle-même, elle devient
créatrice à son tour, génératrice de sa propre sagesse. Mais l’éducation n’est
jamais qu’un élément favorable, gardons-nous de surestimer son rôle, il est fort
modeste en comparaison de celui de la nature. « Nature peut tout et fait tout », dit
Montaigne (ibid.) : il ne dirait pas cela de l’éducation.

Notes du chapitre
[1] ↑ Les mots soulignés le sont par nous.
La sagesse comme art d’être heureux

N
ous n’avons pas le contrôle des conditions de notre être, nous nous
devons à la « fortune ». Naissance, éducation, événements de notre vie,
dépendent pour une grande part du hasard. Montaigne a eu de la
chance : celle de naître « d’une race fameuse en prud’homie et d’un très bon père
», d’avoir été élevé « en toute douceur et liberté, sans rigueur et contrainte »,
d’avoir eu des précepteurs aussi intelligents et savants que débonnaires, enfin de
n’avoir pas, au cours de sa vie, été trop maltraité par le sort : « Je dois beaucoup à
la fortune de quoi jusqu’à cette heure [il a cinquante-cinq ans] elle n’a rien fait
contre moi outrageux, au moins au-delà de ma portée » (III, IX, 83). Montaigne se
doit à des rencontres heureuses, une chance complétant l’autre. Et comme, « par
long usage,… fortune [passe] en nature » (III, X, 101), que le fortuit perd sa
contingence dès lors que nous sommes ce que nous devenons, les hasards, sous le
commandement du principal d’entre eux, celui de la naissance, ne composent
pourtant qu’une seule et même nature. C’est cette nature changeante, mais qui
change sans devenir autre, comme un fruit s’enrichit au dedans, qui va
s’exprimer en une certaine manière d’envisager le monde et la vie, une sagesse.
Qu’est cette nature ? Si on ne peut savoir ce qu’est l’homme comme tel et ce qu’il
signifie parmi les êtres, il reste possible à chacun de savoir ce qu’il est parmi les
hommes. Montaigne se pose cette question et à partir de la révélation continuée
qu’il a de lui-même par ses Essais cherche sa place non en tant qu’homme parmi
les êtres mais en tant que Michel de Montaigne parmi les autres hommes. De là
son intérêt pour les figures de proue de la sagesse humaine : Caton,
Épaminondas, Épicure, Socrate. Ils lui servent à fixer les limites de l’homme. Car
il ne doute pas que jusqu’ici le Grec et le Romain aient « mené l’homme le plus
loin » (comme dit Nietzsche du seul Grec). Non qu’il les confronte à un idéal de
l’homme : puisqu’il ne sait ce qu’est l’homme, il ne sait quel est l’idéal de
l’homme. Au reste on ne juge pas une œuvre d’art au nom du beau. C’est plutôt
elle qui est juge du beau. De même ici : Montaigne ne juge pas Caton, Socrate ou
Épicure. Il s’agit plutôt d’être jugé par eux, mis à sa place. Il ne leur demande pas
de l’éclairer sur l’homme par ce qu’ils disent mais en montrant par le fait
jusqu’où l’homme peut aller. L’idéal stoïcien ou épicurien l’intéresse beaucoup
moins que la réalité de Caton et d’Épicure. Il juge l’idéal du sage au nom des sages
réels, non le contraire. Il en viendra à rejeter l’idéal stoïcien comme surpassant
l’humaine puissance mais pourquoi sinon parce qu’il lui semble impossible
d’aller plus haut que Caton qui pourtant ne l’a pas atteint ? Ces destinées
accomplies le frappent d’une admiration esthétique. Caton, Socrate, Épicure ont
été de suprêmes artistes en fait de vie ; ils ont composé leur existence comme une
œuvre d’art. Alors que les hommes, d’ordinaire, vivent leur vie sans vue
d’ensemble, de proche en proche, donc au hasard, toujours à la merci de leurs
inclinations et des occurrences, changeants comme des caméléons, ridiculement
ondoyants et divers, les sages, au contraire, semblent avoir voulu et vécu leur vie
comme une totalité harmonieuse et de cette œuvre d’art leur mort est comme la
signature triomphale. Si belle en particulier est la mort de Socrate que
Montaigne, comme Nietzsche, incline à penser que Socrate a voulu sa mort (III, II,
46). Il était trop grand artiste en existence pour laisser échapper l’occasion d’un si
bel accord final. Montaigne ne méconnaît pas les figures de grandeur : César,
Alexandre. N’a-t-il pas écrit sur son exemplaire des Commentaires : « Somme, c’est
César un des plus grands miracles de Nature. » Et il fait de l’un et de l’autre des
[1]

éloges admirables. Mais ces grandes figures ne sont pas sans taches. Ces âmes si
fortes mettent parfois leur force dans le vice : paillardise (passe encore),
ambition, excès d’injustice. Or ce n’est pas le fait d’experts dans l’art de vivre que
de se prêter au vice et de l’aimer. Et puis qu’ont su faire ces grands hommes ?
Subjuguer le monde. Mais faire du simple fait de vivre sa principale occupation et
savoir comment bien vivre, c’est là une « science bien plus générale, plus pesante
[importante] et plus légitime » (III, II, 35). Socrate qui la possédait l’emporte sur
eux et leurs pareils de toute la hauteur de sa sagesse. Les conquérants ne sont
que des insensés particulièrement brillants. Les sages sont d’une autre nature et
cela vient d’abord de ce que leurs natures sont autres. Elles recèlent le don de
sagesse. Socrate ne s’est pas fait tout seul : « jamais âme si excellente ne se fit elle-
même » (III, XII, 170). Pour devenir Socrate il fallait qu’il le fût déjà. Il n’est pas
tant son œuvre que celle de la nature et des hasards heureux.
Notre nature doit décider de la hauteur de nos exigences. Il importe donc de
savoir de quel côté – des meilleurs ou des pires – et à quelle distance des
extrêmes nous nous situons parmi les hommes. Or Montaigne, ayant fait des
sondages du côté des extrêmes (surtout des meilleurs – les pires étant assez
connus) et dans l’entre-deux, n’hésite pas longtemps : il n’est qu’« homme de la
basse forme » (III, IX, 69). Par les qualités de conscience, il vaut mieux que
beaucoup, mais, comparé aux sages de l’Antiquité, il n’est plus qu’« avorton
d’homme » (II, XXIX, 149). On peut distinguer trois degrés dans la vertu de
sagesse, ou puissance positive de bien vivre (cf. Textes, n° 16). Il y a celle qui
plane au-dessus des plus grands obstacles, les surmonte sans effort avec une
aisance souveraine. L’âme demeure non seulement ferme mais gaie et allègre
dans la honte, la maladie, la pauvreté, la douleur, la torture et au moment de la
mort. Bien rares sont ceux qui atteignent cette très haute euphorie épicurienne.
On peut citer Caton, Socrate. Devant la mort ils furent, bien sûr, exempts de
crainte mais en outre pleins d’un suprême et viril contentement. D’un degré au-
dessous est la vertu tendue, crispée, de ceux qui, sans doute, dominent les «
difficultés étrangères » ou « internes » mais au prix d’un âpre combat. Tel
Posidonius qui nargue la douleur, la met au défi de lui faire dire qu’elle est un
mal. On trouve ici le gros des Stoïciens et des Épicuriens dont plusieurs, non
contents des épreuves que leur envoyait la fortune, les ont cherchées et
provoquées. Véritables chevaliers de la sagesse, ils ont quêté la douleur,
l’indigence, le mépris pour les combattre et « tenir leur âme en haleine » (ibid.).
Enfin au dernier degré vient une vertu non pénible, aisée, facile, naturelle,
spontanée, naïve, due moins à sa force contre les obstacles qu’à la faiblesse de ces
derniers. Telle est celle de Montaigne. Il la doit à une absence d’impulsions
vicieuses, à l’aimable douceur de sa première éducation, à l’absence, dans sa vie,
de dures épreuves. D’autres n’ont eu besoin que d’une chiquenaude de la fortune
mais, sur Montaigne, elle a dû veiller constamment. Sa vertu est « accidentelle et
fortuite » (ibid.). Il n’est pas propre au stoïcisme, moins encore à l’épicurisme :
l’allégresse en toute circonstance, c’est vraiment trop lui demander.
Ainsi son admiration pour les Caton, les Socrate, les Épicure, ne signifie
nullement qu’il vise à les imiter. Ce sont d’admirables exemplaires d’humanité,
des modèles sans doute mais qu’il ne faut pas chercher à imiter quand on n’en a
pas les moyens. Être sage, c’est tenir compte des possibilités de sagesse inscrites
dans sa propre nature et vivre selon ce qu’on est : « J’imagine infinies natures
plus hautes et plus réglées que la mienne ; je n’amende pourtant mes facultés,
comme ni mon bras ni mon esprit ne deviennent plus vigoureux pour en
concevoir un autre qui le soit » (III, II, 40). Il est sage, pour Socrate, de dédaigner
d’éviter la mort, mais ce serait, pour la plupart des hommes, sotte surestimation
d’eux-mêmes. « Si [les lois] me menaçaient seulement le bout du doigt, je m’en
irais incontinent en trouver d’autres, où que ce fût » (III, XIII, 190). Ainsi il aurait
fui. Aussi n’est-il que Montaigne. La sagesse n’est pas la même pour tous. Les
hautes figures de sagesse ne nous enseignent notre voie qu’indirectement en
nous permettant de trouver, par comparaison, notre place. Encore si la différence
d’elle à nous était seulement dans la conduite ! Mais elle est dans le jugement
même. Non seulement les actions admirables des sages paraissent inimitables,
mais nous ne les comprenons pas toujours : « Plusieurs [beaucoup] de ces rares
exemples surpassent la force de mon action, mais aucuns [quelques-uns]
surpassent encore la force de mon jugement » (III, IX, 47). Montaigne ne peut agir,
mais même ne peut juger comme Socrate. Celui-ci a vu des choses que lui-même
cherche vainement à voir. Que la mort puisse être préférable à l’exil, cela lui
échappe. Quant aux « extases et démoneries » de Socrate, il ne les « digère » point
(III, XIII, 254). On pourrait croire que Socrate lui est plus proche parce qu’il
réalise une sagesse de juste milieu alors que Caton ou Épicure sont hommes des
extrêmes. Il n’en est rien car il est plus facile d’atteindre à une extrême vertu en
se jetant dans un extrême que d’atteindre à une extrême vertu en gardant le juste
milieu (II, XXXIII, 193). Le juste milieu a été impeccablement gardé par Socrate.
Là est la parfaite sagesse (cf. Textes, n° 17). Y prétendre serait, pour Montaigne, se
méconnaître. Il est fait pour une sagesse tempérée, moyenne, contre-pesée de
quelque folie. Les « saillies » stoïques ou épicuriennes le dépassent mais non
moins la perfection dans l’art de garder la mesure. Ce qui lui convient comme à «
nous autres petits », c’est une sagesse mêlée. Sous peine de tomber dans une sorte
de folie de sagesse effroyable pour les autres et pour soi, lorsqu’on n’a pas
l’envergure d’un Caton ou d’un Socrate, il faut savoir n’être « pas plus sage qu’il
ne faut » (I, XXX, 81). Mais cela, c’est encore une sagesse.
Montaigne a-t-il vécu en sage ? C’est le problème de la sagesse de Michel. Mais ce
qui nous intéresse ici, c’est de quelle façon Montaigne pense sa sagesse,
l’interprète et la fonde. Être sage serait vivre toujours et partout content,
connaître un bonheur à toute épreuve. La signification de la philosophie n’est
que de nous aider à vivre heureux. Il est sot de faire usage de la raison à une
autre fin : « ou la raison se moque, ou elle ne doit viser qu’à notre contentement,
et tout son travail, tendre en somme à nous faire bien vivre, et à notre aise » ( I,
XX, 109). Mais de quelle façon s’y prendra-t-elle ? Les philosophes ont pu croire
que la science du bonheur se fondait sur la connaissance de l’homme : de sa place
dans le Tout, de sa nature et de sa destinée. Mais l’homme est insituable, donc
inconnaissable. Ce que l’on peut connaître, ce sont les hommes les uns par
rapport aux autres (les insensés par rapport aux sages, etc.), non l’homme comme
tel dans son rapport au Tout. Dieu est impensable. Nous n’en avons aucune idée.
La nature nous est incommensurable. Elle outrepasse d’une manière absolue nos
facultés ; et ceci non seulement dans son ensemble mais dans la moindre de ses
parties. Elle est surabondance infinie partout. Ses moyens nous sont « infiniment
inconnus » (III, XIII, 224), ses « ressorts », ses « internes progrès » nous échappent
invinciblement. Partout, des planètes aux animaux (dont l’homme), sont en
œuvre des puissances que nous ne pouvons comprendre. Comment l’homme
connaîtrait-il sa place relativement à ce dont il ne sait rien ? Il est donc condamné
à l’ignorance au sujet de lui-même. La condition humaine est condition
d’ignorance. Et cela, il est vrai, nous le savons – comme Socrate savait qu’il ne
savait rien. Or que voulait-il dire sinon qu’il était seul parmi les hommes à savoir
que l’homme ne peut savoir, autrement dit, malgré tout, à savoir l’homme et à
posséder ainsi le secret de l’humaine sagesse ? (II, XII, 242). Comme lui nous
pouvons donc – et si grande soit la distance de lui à nous – trouver dans la
reconnaissance de notre condition d’ignorance le fondement de la sagesse.
Si l’homme ne peut savoir, la première folie est de chercher à savoir, car cela
revient à vouloir s’élever au-dessus de l’humanité – ce qui est absurde (ibid., 403).
Mais la curiosité n’est-elle pas naturelle à l’homme ? Oui, comme la présomption,
la malice, c’est-à-dire qu’elle n’est naturelle qu’à l’insensé, à celui à qui il est
devenu « naturel » de ne pas suivre la nature. Les causes des choses sont
inintelligibles à l’homme ; les rechercher, c’est tenter de se mettre à la place de
Dieu : « la connaissance des causes appartient seulement à celui qui a la conduite
des choses, non à nous qui n’en avons que la souffrance [qui n’avons qu’à les
recevoir passivement] » (III, XI, 123). Mais si la curiosité témoigne en elle-même
d’un imbécile orgueil, elle devient dangereuse lorsqu’elle conduit à l’« opinion de
savoir », d’être en possession de la vérité : « la curiosité, la subtilité, le savoir
traînent la malice à leur suite » (II, XII, 241). D’où vient l’intolérance, sinon de la
conviction d’avoir raison, d’être celui qui dit la vérité, celui dont la parole est
parole de vérité ? Seul est sociable, vivable, pacifique, celui qui est conscient de
ne dire que l’apparence et non l’être. Là est le fondement du respect des autres.
Montaigne lui-même aimait que l’on soit autre, qu’on ne lui ressemble pas ; non
seulement il respectait les autres dans leurs différences, mais il goûtait les
différences pour elles-mêmes – en quoi il pensait rejoindre la nature, qui n’a rien
tant cherché que la diversité et la dissemblance.
Mais la curiosité, la volonté de connaissance, la conviction de pouvoir atteindre et
la prétention d’avoir atteint la vérité non seulement ne nous ouvrent pas à la
vérité et à l’être et ne nous font pas pénétrer dans les arcanes de la nature mais
nous les dissimulent. L’ignorant, le simple sont plus près que le savant de savoir
ce qui mérite d’être su. Les « sciences » et les « vérités » humaines, en taillant
dans la plénitude de l’Être des zones « intelligibles », nous font méconnaître sa
véritable essence qui est le mystère. C’est dans l’incuriosité, l’humilité du non-
savoir, le vide de l’âme, que se laisse pressentir l’universelle et inintelligible
Essence, car l’être est don. Tout ce qu’il y a est purement et simplement donné –
jusqu’à notre propre nature : car nous ne nous faisons pas, nous sommes donnés
à nous-mêmes. La folie n’est, sous quelque forme que ce soit, qu’ingéniosité à
repousser le don. L’intelligence déréglée qui recherche les raisons et les causes,
vise à « comprendre », nous éloigne plus qu’elle ne nous rapproche de ce qui ne
se livre qu’à la réceptivité pure. La sagesse consiste simplement à accueillir le
don qui nous est fait, sous la forme de dons multiples, à chaque instant. Or
comment accueille-t-on un don sinon par la joie ? Nous sommes un enfant à qui il
est fait cadeau de la lumière, cadeau du vin et de la nourriture, cadeau de la
femme, cadeau de la vie, et ceci, non pour en faire usage d’une manière
possessive, jalouse et abusive, mais pour en jouir dans le recueillement et la
ferveur, la silencieuse reconnaissance. Il ne nous appartient pas de donner, au
moins sachons recevoir. « Sache accepter » : c’est tout ce qui, conformément à sa
condition, est demandé à l’homme. « Le déterminer et le savoir, comme le
donner, appartient à la régence et à la maîtrise ; à l’infériorité, sujétion et
apprentissage appartient le jouir, l’accepter » (III, XI, 123). Nous n’avons pas à
regarder vers celui qui dispense. Ce serait indiscrétion de vouloir surprendre le
geste du donneur. Baissons les yeux. Le soleil absolu d’où tout rayonne n’est pas
pour être vu de nous. Contentons-nous du rayonnement sans prétendre scruter la
source. La vraie façon de regarder vers Dieu est de regarder vers le monde et de
l’accueillir comme un don.
La condition de l’homme est telle qu’il ne peut prétendre qu’au bonheur. Parce
que l’ignorance lui est essentielle, il ne peut que recevoir et jouir. S’il veut vivre
en homme, qu’il cesse donc de dogmatiser, de se figurer enfermer dans les mots
la vérité des choses, qu’il se borne à prendre sans comprendre, qu’il jouisse sans
poser de question. Être content est tout ce qui lui est demandé. Là est son devoir
envers celui qui donne : « On fait tort à ce grand et tout puissant donneur de
refuser son don, l’annuler et défigurer. Tout bon, il a fait tout bon » (III, XIII, 251).
Rien ne fâche Montaigne comme le mécontentement – si ce n’est une sagesse
sombre et hargneuse qui le justifie. Il hait les esprits chagrins, les mines
renfrognées. La tristesse lui semble une « qualité toujours nuisible, toujours folle,
… toujours couarde et basse » (I, II, 9). C’est faiblesse, lassitude, manque d’énergie
et de courage et en quelque façon bassesse que de n’être pas gai. Mais de plus,
c’est folie et c’est faute. L’insensé grogne, se plaint, soupire, n’est jamais content.
Et pourquoi ? Parce qu’il souffre, parce qu’il vieillit, parce qu’il est malade, parce
qu’il meurt ! Autrement dit, il proteste contre la nature, contre le fait de vivre une
vie d’homme. Il voudrait être homme sans ce qui fait de lui un homme. Folie
certes, mais aussi méfiance, ingratitude envers l’abîme de bienveillance d’où
viennent toutes choses par une sorte de perpétuelle effusion. Mais si le
mécontentement est faute religieuse, la jouissance est hommage rendu au
gouverneur des choses, donc aussi acte religieux. Le consentement à jouir
enferme la véritable humilité. L’acte de jouissance est la véritable action de
grâces s’il s’accompagne d’humilité et de reconnaissance. C’est l’acte religieux par
excellence, acte de communion avec la puissance insondable, inscrutable, mais
inlassablement généreuse qui est nature et source de la nature. Il faut jouir
religieusement, c’est-à-dire dans le respect de ce qui est joui, la ferveur,
l’attention sérieuse, la conscience du mystère. Montaigne lui-même était
certainement profondément religieux (nous ne disons pas « chrétien ») : il avait
conscience de vivre parmi les présents de Dieu. Il ne cherchait pas à dominer par
l’action ou la pensée, sa nature le portait plutôt à s’effacer pour laisser être. Aussi,
loin d’uniformiser et de réduire, ne voyait-il partout que choses dissemblables,
incomparables, irremplaçables. Il était content de la richesse du monde, content
d’être là, à cette fête, et il voulait que la jubilation fût universelle. Nous avons
parlé de sa « tendresse » pour les animaux, mais il emploie aussi le mot « respect
» (II, XI, 149). Peut-on croire que ce respect se fût étendu « aux arbres mêmes et
aux plantes » s’il avait été de nature seulement morale ? C’est plutôt un respect
religieux : respect de la vie comme sacrée et du côté sacré de tout ce qui vit ; et ce
respect est aussi joie, jouissance – joie que bêtes, arbres et autres créatures soient,
c’est-à-dire vivent.
Mais si la jouissance est toujours bonne, en est-il de même des jouissances ? Et
sinon comment distinguer celles qui sont bonnes de celles qui ne le sont pas ? Il y
a certes des joies mauvaises, des plaisirs vicieux. Les sadiques abondent en ce
siècle, qui, sous couvert de zèle religieux, tuent et torturent pour le plaisir : on les
voit « aiguiser leur esprit à inventer des tourments inusités et des morts
nouvelles, sans inimitié, sans profit, et pour cette seule fin de jouir du plaisant
spectacle des gestes et mouvements pitoyables, des gémissements et voix
lamentables d’un homme mourant en angoisse » (ibid., 145). Cela n’est peut-être
pas contre leur nature car il y a des natures mauvaises, mais cela est contre
nature. C’est donc à la nature qu’il faut revenir, elle qu’il faut écouter. Mais
prenons en exemple un vice « moins malicieux et dommageable », celui de
l’ivrognerie – vice « grossier et brutal » pourtant, et surtout méprisable. Est-il
naturel de boire au-delà du besoin ? « Je ne puis entendre comment on vienne à
allonger le plaisir de boire outre la soif, et se forger en imagination un appétit
artificiel et contre nature » (II, II, 24). Dès que l’homme substitue à la nature ses
artifices nous n’avons, en tous domaines, que dérèglement : « Je me défie des
inventions de notre esprit, de notre science et art, en faveur duquel nous l’avons
abandonnée et ses règles, et auquel nous ne savons tenir modération ni limite »
(II, XXXVII, 238). Il faudrait cesser de troubler « nature » par « art », revenir en
deçà de l’art (de tout ce qui est invention humaine) à la nature. Il y a des « lois
naturelles » mais nous les avons abâtardies par les nôtres : « en nous, elles sont
perdues, cette belle raison humaine s’ingérant partout de maîtriser et
commander, brouillant et confondant le visage des choses selon sa vanité et
inconstance » (II, XII, 368). Nous ne nous sommes servis de la raison que pour
déraisonner. Être enfin raisonnable serait reconnaître que la raison n’est pas en
nous mais dans la nature (ne voyons-nous pas qu’elle guide les bêtes mieux que
nous ne nous guidons ?), ce serait renoncer à engendrer la science et la sagesse.
Nous n’avons pas à engendrer la sagesse. Elle est déjà là sous nos yeux : la nature
est sagesse. Il nous suffit de laisser faire la nature, de ne pas intervenir, de «
suivre ». Toute la sagesse humaine est d’« obéissance », elle n’est rien de positif
mais simple consentement à cette sagesse qui est la nature même. Elle est l’art
d’être sans art, l’art d’être naturel. De même que nous voulons toujours
comprendre, nous voulons toujours agir, dominer, conduire, oubliant que « la
bonté et capacité du gouverneur nous doit à pur et à plein décharger du soin de
son gouvernement » (III, XIII, 191). Il n’est d’autre art de se gouverner soi-même
que celui de s’abandonner au gouvernement de la nature. De même que nous
avons plus à désapprendre qu’à apprendre, nous avons plus à défaire qu’à faire.
Mais la nature, avons-nous dit, est inconnaissable. Dès lors comment savoir ce
qu’elle veut de nous ? Ne faut-il pas avoir connaissance des « lois naturelles »
pour les suivre ? En aucune façon. L’homme s’efforce de les penser et de les
formuler (« lois » physiques, « lois » morales, juridiques), mais il est impossible de
prendre dans le réseau des lois l’« infinie diversité » des phénomènes naturels et
des actions humaines (ibid., 181). Les multiplier ne sert à rien : comme un
événement réel excède d’une manière absolue les plus subtiles productions de
notre intelligence, nous ne savons jamais si c’est bien lui que nous prenons dans
le filet de nos lois. « Les plus rares, plus simples et générales » sont les moins
mauvaises, mais mieux vaut ne nous en donner aucune et nous confier à « nature
» : « Nature les donne toujours plus heureuses que ne sont celles que nous nous
donnons » (ibid.). Vouloir les connaître et pénétrer par raison est inutile, même
nuisible. « Les lois de nature nous apprennent ce que justement il nous faut » (III,
X, 98), mais à condition de nous laisser tout simplement guider par elles comme
font les paysans ou les peuples du Nouveau Monde. Ne craignons pas de prendre
en exemple même les bêtes. Elles suivent la « route de nature » ou, si parfois elles
s’en écartent, c’est de peu. Pyrrhon, se trouvant dans un bateau un jour de
tempête, donnait en exemple aux passagers affolés la sérénité d’un pourceau qui
voyageait avec eux : lui seul, en l’occurrence, se comportait sagement (I, XIV, 70).
On dira qu’il n’était sage que de la sagesse de la nature, non de la sienne. Sans
doute, mais toute la folie de l’homme est précisément de vouloir substituer sa
propre sagesse à celle de la nature. Encore une fois, la sagesse n’a pas à être
inventée : elle est déjà là, autour de nous, en nous en tant que nous sommes
partie de la nature.
Mais de quelle façon les « règles de nature » peuvent-elles nous guider si nous ne
les connaissons pas ? C’est qu’elles se font sentir. L’erreur des philosophes a été
d’opposer raison et sens, alors qu’il y a beaucoup plus de raison dans les
inclinations telles que nous les a données la nature, les impressions affectives et
les sens que dans leur présomptueuse raison. La raison, lorsqu’elle est
raisonnable, comprend que tout ce qui est nature en nous la surpasse. Aussi ne
vise-t-elle qu’à devenir docile et « obéissante à nature ». Certes, il ne faut pas
demander à la sensation de nous révéler la nature des choses, mais elle est
révélation naturelle de ce qu’il nous faut. Le sentir est notre vrai guide, c’est le
langage que « nature » nous tient immédiatement. Or que sentons ou plutôt que
ressentons-nous ? Si diverses que soient les causes, toujours aise ou malaise, joie
ou tristesse, plaisir ou douleur. Or celui qui les a éprouvés peut-il douter que le
plaisir vaille mieux que la douleur, que le plaisir soit bon et la douleur
mauvaise ? Toutes les arguties des philosophes ne sauraient prévaloir contre
l’évidence du sentir. En recherchant le plaisir et la joie, en fuyant la peine, nous
ne ferons que suivre les indications de la nature : « Tout ce qui vient au revers du
cours de nature peut être fâcheux, mais ce qui vient selon elle doit être toujours
plaisant » (III, XIII, 234).
Dès lors, il est possible de formuler le principe de la sagesse. Il est simple : « Il faut
étendre la joie mais retrancher autant qu’on peut la tristesse » (III, IX, 56). C’est
un principe de maximum et minimum : jouir le plus possible, souffrir le moins
possible. Aucun être vivant qui ne le suive comme sa loi suprême (en ce sens la
loi de nature est unique). Pourquoi faut-il le rappeler à l’homme – ou du moins à
l’insensé ? C’est qu’il fait le contraire : il n’étend pas la joie mais la tristesse et la
douleur, il ne restreint pas la douleur mais la joie. Non seulement il ne sait pas
réduire la souffrance que lui causent les douleurs inévitables (corporelles) mais,
en nourrissant des besoins artificiels, il multiplie ses peines et, en les anticipant, il
les « grossit » et les « allonge » ; non seulement il ne sait pas jouir véritablement,
c’est-à-dire élever ses joies et ses plaisirs à la joie, mais il se prive sciemment de
plaisirs bons et sains selon la nature. Le sage supprimera les causes artificielles
de souci et de trouble, amoindrira par la patience les douleurs physiques
actuelles, ne méprisera aucun plaisir naturel, enfin apprendra à jouir.
Pour concevoir l’économie des peines selon la sagesse, il faut se souvenir que la
folie de l’insensé est de désirer ou d’aspirer sans trêve, qu’elle est vertige de
l’infini. Or l’homme comme les bêtes a été voulu par la nature limité dans ses
désirs. L’illimitation ne vient que de lui et de sa présomption : les sages
distinguent « les désirs qui viennent d’elle [de la nature] de ceux qui viennent du
dérèglement de notre fantaisie ; ceux desquels on voit le bout sont siens, ceux qui
fuient devant nous et desquels nous ne pouvons joindre la fin sont nôtres » (cf.
Textes, n° 18). Que l’homme, étant voué à la limitation, se limite. Les bêtes restent
sans effort dans les limites à elles assignées par la nature. L’homme doit y rester.
C’est que l’homme est libre. Et sa liberté est folle ou sage. La sagesse est pour elle
d’accepter le joug de la limite ; mais cette limite, puisqu’elle peut la repousser,
elle doit la choisir. Le privilège humain est celui du négatif, mais cela revient à
dire que l’homme n’a d’autre privilège que sa folie. Sa sagesse n’est que
redécouverte de la sagesse où elle n’a jamais cessé d’être : dans la nature, seule
réalité positive. La passion de l’illimité porte l’insensé à reculer à l’infini le « bout
» de ses désirs, à vouloir vivre un temps infini. Le voici incapable d’accepter la
mort et qui se figure qu’elle est un mal. Il la craint et en fait artificiellement un
mal véritable. Les bêtes, qui n’ont pas la pensée de la mort, vivent – purement et
simplement. Mais la vie humaine est gâchée par cette crainte. Il est donc essentiel
d’en décharger l’âme. Ce ne serait pas possible s’il était naturel de craindre la
mort. Mais, nous l’avons vu, ce ne l’est pas : la nature, qui en a besoin pour se
renouveler, n’a pu nous en donner l’horreur. Celle-ci n’est donc pas l’œuvre en
nous de la nature mais est notre œuvre. La vieillesse est aussi de ces limites qui
fixent la condition de l’homme et qu’il faut être insensé pour vouloir forcer. Elle
n’est pas moins naturelle que la mort : aucun vivant qui ne s’altère et ne
s’affaiblisse avant de mourir. L’insensé oppose la mort et la vieillesse à la vie sans
voir qu’elles lui sont liées et qu’on ne peut l’avoir ni la penser sans elles. Les
maladies, de même, contribuent à nous faire hommes et vivants. Il est naturel
d’être malade. Laissons donc les maladies suivre leur cours. Cédons-leur avec
docilité (nous en mourrons peut-être, mais il faut bien mourir de quelque chose)
(III, XIII, 214). La médecine, qui vient contrarier la nature, ne peut être que
nuisible ou, au mieux, inutile. Reste la douleur. Est-elle naturelle, elle qui est le
mal même ? C’est la douleur purement physique qu’il faut considérer.
Habituellement on l’imagine, on l’anticipe, on la craint et on se charge ainsi de
maux supplémentaires. Mais aussi longtemps qu’elle n’est pas là, faisons comme
si elle ne devait jamais arriver, ne l’éprouvons que le temps qu’elle dure. La voici
exclusivement corporelle et actuelle. Cette douleur à l’état pur est phénomène
naturel. Elle est l’envers du plaisir comme la mort l’envers de la vie : « Notre vie
est composée, comme l’harmonie du monde, de choses contraires » (ibid., 216), et
« nature nous a prêté la douleur pour l’honneur et service de la volupté et
indolence [état sans douleur, agréable par contraste] » (ibid., 221). Mais n’est-elle
pas un mal ? Oui, mais il est bon qu’il y ait du mal : « il n’y a rien d’inutile en
nature, non pas l’inutilité même ; rien ne s’est ingéré en cet univers qui n’y tienne
place opportune » (III, 1, 8). Limitation intrinsèque du besoin, limites non
seulement de droit mais de fait que sont mort, vieillesse, maladie, douleur : la
nature nous a produits avec des bornes qui font de nous ce que nous sommes. Il
faut les accepter – et avec une gaieté non forcée. Ce n’est pas autre chose que
nous accepter nous-mêmes.
Mais comment faire ? C’est là question de méthode. Or il n’y a pas de méthode de
réduction du côté pénible de la vie qui vaille universellement. Il y a une grande
diversité entre les natures. À chacun de définir par l’expérience qu’il a de soi sa
tactique de sagesse. En ce qui concerne le risque de passions et d’émotions
violentes. Montaigne sait qu’il doit les prévenir en évitant les occasions qui les
feraient naître (il n’engage jamais un procès, a renoncé au jeu, ne se mêle pas aux
discussions fiévreuses, etc.) ou les détourner lorsqu’elles sont encore à l’état
naissant, car il ne pourrait en avoir raison s’il les laissait naître et croître. Aussi
est-il une « âme commune » (III, X, 107). Des âmes fortes peuvent se permettre de
laisser venir les occasions de trouble. De même il est bien des façons de vivre
sans souci de la mort. L’insensé même est parfois aidé par sa folie. La crainte de
la mort peut être surmontée ou chassée sous l’effet du fanatisme religieux ou
politique, de la crainte des maux de la vie, du dégoût de vivre, de l’espérance
d’une meilleure condition en l’autre monde (I, XIV, 69). Quant aux méthodes de
sagesse, il en est de deux sortes, c’est-à-dire qu’il y a deux thérapeutiques de la
folie (toutes deux issues de nature car rien de valable ne peut venir de nous
seuls). L’insensé ne pense pas à la mort. En apparence. En réalité, nous l’avons vu,
cette pensée n’est que refoulée. Il est plein d’une crainte obscure et incontrôlable.
Pour s’en délivrer, il peut suivre deux voies : ou celle de la parfaite conscience, ou
celle de la parfaite inconscience. La première consiste, puisqu’il est « incertain où
la mort nous attend », à l’attendre partout, à y penser sans cesse, la seconde,
puisque nous ne pouvons rien sur elle, à faire comme si elle ne pouvait rien sur
nous, à n’y penser jamais. Par la première, on se rend si familier de la mort
qu’elle ne fait plus peur. Par la seconde, on ne la voit pas venir et la vie s’écoule
sans crainte. Mais que va-t-il se passer quand il faudra mourir ? Une peur
violente ne va-t-elle pas, dans le premier cas, balayer toutes nos défenses, fruits
de la « préméditation » ? Et dans le second, devant la mort surgissant à
l’improviste, nous désarmés, ne sera-ce pas la panique ? Même si elles doivent ne
pas tenir, des défenses faibles sont préférables à aucune défense. La première
méthode semble supérieure à la seconde. C’est ce que Montaigne a d’abord
pensé : « le préméditer donne sans doute grand avantage » (I, XX, 122). Mais s’il
s’agit d’assurer une vie paisible, exempte d’angoisse, la méthode d’inconscience
et d’insouciance totales ne reprend-elle pas l’avantage ? De cela Montaigne ne
s’est pas tout d’abord aperçu car c’est la méthode de lucidité qu’il avait essayée
sur lui-même. Ayant un sentiment très vif de la précarité de l’existence, il
l’appliquait depuis toujours : dans sa jeunesse, « parmi les dames et les jeux », il
pensait à la mort et, à cette habitude, il devait déjà de n’en éprouver aucune
frayeur. Dans sa vieillesse, cette pensée de la possible imminence de la mort
tournera en manie : quand, en voyageant, il prend logis, il commence par se
demander s’il y pourrait mourir tranquille (III, IX, 62). Il était donc naturel à
Montaigne de penser à la mort et de s’y préparer en y pensant. C’est pourquoi
cette façon de faire avait donné sur lui de bons résultats. Cependant il en vint à
s’apercevoir qu’elle pouvait avoir pour d’autres un résultat contraire : celui de
leur faire sentir encore davantage le poids de la mort et d’assombrir leur vie (III,
XII, 159). D’autre part, à l’occasion d’épidémies, de famines et de nouvelles
guerres, il observa que le paysan, qui vit sans souci de la mort, n’en a pas moins «
meilleure grâce qu’Aristote » au moment de mourir. C’est que la nature, qu’il a
toujours suivie, lui apprend à mourir quand le moment en est venu (ibid., 161).
Dès lors la méthode d’insouciance a l’avantage : c’est celle même que nous
conseille la nature par l’exemple de la sagesse paysanne. Pourtant la méthode de
préméditation garde sa valeur car elle convient à certaines natures : « Les
hommes sont divers en goût et en force ; il les faut mener à leur bien selon eux, et
par routes diverses » (ibid.). Il faut choisir la route qui nous est la plus naturelle.
Que ceux qui le peuvent suivent l’exemple des paysans mais, en principe, tous les
moyens sont bons pour vivre sans crainte et mourir en douceur. Car il est
entendu que si Montaigne « prémédite » la mort comme l’y porte sa nature, ce
n’est pas pour mourir avec « constance » et courage (il laisse les effets de théâtre
aux Stoïciens), mais seulement pour ne pas la sentir passer. Il voudrait mourir
tout doucement, comme on s’endort, sans souci de testament ni de vie future (III,
IX, 63). Ainsi serait réduit au maximum le côté pénible de ce dernier « lopin » de
la vie. Il faudrait faire de même envers la maladie et la vieillesse. Elles aussi sont
reçues fort diversement par les hommes, et il est possible de trouver bien des
façons de les éluder (tout en les supportant). N’ont-elles pas, comme la mort, le
visage que nous leur faisons ? Il n’est pas jusqu’à la douleur qui ne soit plus ou
moins soufferte selon notre attitude à son égard. Elle est forte surtout de notre
faiblesse, ou de notre maladresse. Sans parler des ressources que l’insensé puise
dans sa folie même (que ne souffre-t-il pas par ambition, vanité, etc. ?), le mépris,
la tension courageuse, la patience en émoussent la pointe – les préférences de
Montaigne allant cependant à une technique d’inattention et de dissuasion (ne
pas s’occuper d’elle, faire comme si de rien n’était).
Mais il ne suffit pas de diminuer la peine de la vie. Il faut en augmenter le
charme. Pour cela il importe de ne pas dédaigner la riche gamme de plaisirs que
le corps peut nous fournir. Nous ne sommes pas une âme mais un homme : « de
nos maladies la plus sauvage, c’est mépriser notre être » (cf. Textes, n° 19), et c’est
ce que l’on fait en « tirant » l’âme à part du corps. Ils doivent s’unir «
conjugalement » au contraire ! Il est faux que le corps soit un principe de mal, ou
même soit de moindre valeur que l’âme. Quels que soient en fait leurs rapports,
en droit ils concourent également à faire un homme. Le refus du corps et de ses
plaisirs relève de la sotte prétention d’être en droit un pur esprit, c’est-à-dire un
ange. Il faut que l’âme se complaise en son corps, qu’elle ne garde pas son quant-
à-soi lorsqu’il jouit mais s’associe à ses plaisirs, y participe, y apporte la
tempérance – « assaisonnement » de la volupté –, spiritualise les plaisirs charnels
en s’y donnant tout entière et les élève à la joie. Un des grands dérèglements de
l’homme est de se forger des vices et des laideurs imaginaires (III, V, 137). C’est
ainsi qu’il en est venu à attacher de la honte à son propre engendrement. N’est-il
pas manifeste pourtant que la nature a voulu la reproduction de la vie ? En avoir
honte n’est donc qu’une invention nôtre, et fantastique, et qui n’exprime que la
conscience où est l’insensé de sa propre chute et de son démérite. Loin qu’en
droit une honte doive accompagner l’action de « planter un homme », la faute est
plutôt d’y voir faute car cela revient à désavouer la nature. Ne méprisons pas le
plaisir de l’amour. C’est un des plus certains que nous ayons. Encore faut-il qu’il
exprime l’union de deux âmes et de deux volontés, non de deux réticences (ou
d’un consentement et d’une réticence). Il y a de la sagesse à bien aimer. C’est
preuve que l’on se sent homme et rien d’autre.
Ouvrons donc l’éventail des plaisirs autant que la nature le permet. Mais surtout
apprenons à les jouir, sachons en faire du bonheur en intensifiant la conscience
que nous en avons. On jouit comme on dort. Il faut les retourner et réfléchir en
soi-même, les amplifier par la prise de conscience : savoir « se mirer dans ce
prospère état », « en peser et estimer le bonheur » (cf. Textes, id.). Ces derniers
mots l’indiquent : le bonheur tient à une évaluation. Ce n’est pas le minimum de
peine joint au maximum de satisfaction qui, comme tels, font le bonheur, mais
l’idée même que l’on est heureux : nous ne pouvons être heureux que si nous
jugeons l’être. Les plaisirs et les joies ne font le bonheur que par notre activité de
l’y trouver. L’insensé aussi éprouve des plaisirs et des joies, mais, comme il ne
sait pas en faire son bonheur, il n’est pas heureux. Le bonheur ne nous vient que
par notre accord. Mais de plus cet accord suffit : « Chacun est bien ou mal selon
qu’il s’en trouve. Non de qui on le croit, mais qui le croit de soi est content. Et en
cela seul la créance se donne essence et vérité » (I, XIV, 89). Tel est le « Cogito »
eudémonique de Montaigne : je pense être heureux, donc je le suis.
Mais dès lors, non seulement plaisirs et joies ne font pas le bonheur mais ils n’en
sont même pas conditions nécessaires. Il suffit d’être capable de jugement, c’est-à-
dire de vivre une vie intelligente. C’est ici que nous atteignons à l’erreur
fondamentale de l’insensé : il juge qu’il a besoin, pour être heureux, de ce qu’il
n’a pas, et sa vie se passe en une poursuite vaine et sans fin. Il ne voit pas qu’il a
toujours tout ce qu’il faut pour être heureux, que le don de l’essentiel lui est
toujours fait, car le bonheur ne tient pas à ce que nous possédons ou éprouvons,
mais au jugement que nous portons sur nous et ce que nous sommes. Sa vie est
toute en projets. Ainsi passe-t-il à côté du seul bien substantiel : la vie intelligente
dans son actualité même. Ce n’est pas que le sage n’ait pas de projets : « je veux
qu’on agisse », dit Montaigne (I, XX, 120) ; et si l’on plante ses choux ou si l’on va à
cheval, cela ne saurait se faire sans quelque dessein. Mais il faut agir avec un «
dessein divisible partout » (III, IX, 53). Autrement dit, le but n’est pas là pour être
atteint mais pour donner occasion d’agir, il n’est que le moyen de l’action même.
Celle-ci n’implique donc aucune dépendance à l’égard de l’avenir même
immédiat : elle se réfléchit absolument en elle-même. C’est une action sans désir,
sans aucun élément passif ; en elle je ne rencontre que moi-même. Le sage ne
plante pas ses choux pour qu’ils poussent : ce serait pure folie, car cela
reviendrait à choisir délibérément un avenir de soucis, de tracas, de petits
mécontentements. Il ne plante même pas pour planter mais pour se sentir en
train de faire quelque chose, c’est-à-dire de vivre et d’être, et pour jouir de cela
même. La jouissance du sage est celle d’être suprêmement actif – tout en ne
faisant rien (le but, étant indifférent, est comme rien à ses yeux). Lorsque
Montaigne voyage, c’est sans s’astreindre à un itinéraire déterminé : celui-ci est
modifiable à tout moment. À ses compagnons qui s’en plaignent, il répond qu’il
ne va, quant à lui, en nul lieu que là où il se trouve . Il faut vivre de même. Mais
[2]

n’y aurait-il pas des buts valables et dignes d’être poursuivis ? C’est la douce
illusion dont se berce l’insensé. « Vanité des vanités, tout est vanité » : cette
sentence de l’Ecclésiaste qui exprime la vanité de tous les buts humains « devrait
être soigneusement et continuellement méditée par les gens d’entendement » (III,
IX, 7). Rien ne vaut que l’on se dérange de la tâche de vivre. Il semble à l’insensé
qu’une vie n’a pas de sens si elle ne mène à rien. Mais la vie est à elle-même son
propre sens dès que l’on est heureux de vivre. La vie heureuse est vie sensée. Non
que le bonheur soit un but valable, car il n’est aucunement un but. Il ne saurait
être « trouvé », « obtenu », « reçu », « atteint » et n’a pas à être « cherché ». Il ne
suppose qu’une conversion : il faut avoir compris que rien ne nous sépare du
bonheur que nous-mêmes. La conscience malheureuse est celle à qui le temps
apparaît comme ce qui la sépare de ce qui ferait son bonheur (elle s’est
dépouillée de son pouvoir de bonheur, l’a projeté en un principe étranger). Le
sage est toujours conscience heureuse. Il produit le bonheur par l’acte de sagesse
comme une source donne l’eau. Le bonheur n’est pas dans un rapport à autre
chose que soi mais dans un rapport à soi-même, une certaine manière d’être soi :
en ce sens « le sommet de la sagesse humaine et de notre bonheur » n’est que
dans « l’amitié que chacun se doit » (III, X, 94).
Mais si plaisirs, joies, ne sont pas comme tels le bonheur, s’ils n’en sont même pas
des conditions nécessaires, si nous ne sommes heureux que par l’acte de nous
juger tels, de nous croire et de nous faire tels et par le « oui » fondamental que
nous disons à la vie et à nous-mêmes tels que nous sommes, il sera possible, en
principe, d’être toujours heureux, fût-ce dans la souffrance et au moment de la
mort.
L’homme parfaitement sage, qui garde toujours l’initiative de son propre
bonheur, sera heureux quel que soit l’événement. Mais alors pourquoi avoir posé
comme un principe de sagesse qu’il n’est pas indifférent d’éprouver plaisirs ou
peines, qu’il faut augmenter les uns et réduire les autres ? C’est que Montaigne
recherche une sagesse à sa mesure. Il n’est pas de ceux qui peuvent s’estimer
heureux quoi qu’ils éprouvent. Il lui est beaucoup plus difficile de se juger et de
se faire heureux dans la douleur que dans le plaisir. Celui-ci, même s’il n’est pas
le bonheur, l’incite beaucoup plus à se trouver heureux ; il facilite grandement
les choses. « Je ne suis pas philosophe [sage], dit-il ; les maux me foulent selon
qu’ils pèsent » (III, IX, 14). Aussi essaie-t-il, autant qu’il peut, de les éviter : il se
dérobe aux occasions de se fâcher, fuit les complications, s’efforce d’oublier ce
qui va mal. Il cultive l’art de biaiser, de « gauchir », de contourner, de
méconnaître… On dilate, étend, aggrave les maux en y pensant ; n’y pensons pas :
ils s’exténuent, deviennent comme irréels. Pour ceux qui n’ont pas la force
socratique de les regarder en face (III, IV, 69), l’ignorance a la valeur d’un
système de défense. La plupart des hommes en usent ainsi spontanément comme
d’une méthode protectrice. Il vaut mieux qu’ils ne sachent pas puisqu’ils ne
pourraient supporter de savoir. C’est pour eux bienfait de nature que l’ignorance.
Pour Montaigne aussi. Mais comme non seulement il a – à son dire – une « âme
commune » mais le sait, c’est consciemment qu’il évite de savoir. Il y a volonté
d’ignorance. Il est vrai qu’il ne peut ignorer qu’il va mourir : son naturel ne le
porte-t-il pas à y penser sans cesse ? Mais précisément, il se sert de cette pensée
constante de la mort non pour en prendre une conscience de plus en plus vive
mais pour la neutraliser, l’annuler, de même qu’on ne voit plus ce qu’on a
toujours sous les yeux, ou qu’un mot rabâché finit par paraître vide de sens. De
même, il ne peut pas ne pas savoir qu’il est malade, qu’il vieillit ou qu’il souffre.
Mais, autant que possible, il ne s’en occupe pas, n’en tient pas compte. La volonté
d’ignorance devient volonté de paraître ignorer, et l’apparente lâcheté devient
courage. Est-il malade ? « Ma forme de vie est pareille en maladie comme en
santé : même lit, mêmes heures, mêmes viandes me servent, et même breuvage »
(III, XIII, 201). Souffre-t-il ? En dépit des alternances de rougeur et de pâleur, des «
contractions et convulsions étranges », des violents efforts, du tremblement,
parfois des larmes, il parle et plaisante comme d’habitude. Il faut se désolidariser
de sa douleur, la laisser faire son « jeu à part », ne pas lui attacher d’importance :
si vous souffrez, dit-il, « jouez, dînez, courez, faites ceci et faites encore cela, si
vous pouvez » (ibid., 222). Autrement dit : vivez. La volonté d’ignorance n’est que
l’envers d’une volonté d’affirmer la vie.
Or c’est là le fond de la sagesse. La vie nous est donnée comme un lot que nous
n’avons pas composé nous-mêmes. S’attarder à ces aspects négatifs que sont
mort, douleur, maladie, etc. ne peut conduire qu’au mécontentement, à la
dépression, à l’amertume, à la négation de la vie. Le sage, qui ne veut que se
rendre heureux, doit refuser d’y voir des arguments contre la vie. Il dit
inconditionnellement « oui » à la vie ; à la différence de l’insensé, il a conscience
que ce « oui » est aussi un « oui » à la douleur, à la mort, à la sexualité. L’insensé
dit des « oui » et des « non », le sage ne dit qu’un seul et unique « oui » : à la vie et
à ce dont elle est faite. « Douleur » ne signifie plus « douleur », « mort » ne signifie
plus « mort », « vieillesse » ne signifie plus « vieillesse », etc. : ces mots ne se
traduisent plus que d’une seule et même façon : « vie » dans le langage de la
sagesse. Mourir, en particulier, n’est que le dernier acte du vivre et le savoir
mourir fait partie du savoir vivre (III, XII, 160). « Savoir vivre » : c’est-à-dire
n’avoir pas besoin, pour être heureux, d’autre chose que de l’acte présent de
vivre. Le sage vit au présent, et le présent, pour lui, efface toujours tout, y
compris les deux autres dimensions du temps. Pour l’insensé, le temps est comme
une ligne que le passé et l’avenir occupent presque entière ; le présent n’est que
passage, transition, il est sans réalité ni valeur propre. L’insensé confère
illusoirement au passé et à l’avenir une réalité égale à celle du présent. Ce qui
n’est pas le touche autant que ce qui est, le fait que présentement il vive ne
bénéficie d’aucun privilège. Il ne fait pas du vivre son acte propre. Le sage, au
contraire, en fait à chaque instant son bonheur. Bonheur qui n’est pas une
affection mais une activité. Il est acte de se faire heureux – décision avant tout
créatrice. C’est de ce point de vue qu’il faut comprendre l’attitude de Montaigne
après la mort de La Boétie. Son ami lui était aussi essentiel que lui-même, ils
avaient fait l’apprentissage de la sagesse ensemble, en s’aidant ; ils avaient vécu,
comme jamais peut-être avant ni depuis, cette entreprise de mutuel
ennoblissement qu’est l’amitié. Pourtant, La Boétie mort, Montaigne, pour
s’arracher au « puissant déplaisir » en lequel il était tombé, se laissa distraire par
l’amour : il se fit amoureux « par art », laissa, pour une fois, l’amour gagner sur
lui et se trouva peu à peu soulagé et « retiré » du mal que lui avait causé l’amitié
(III, IV, 73). En cela il n’a fait qu’éviter, par une méthode proportionnée à ses
forces, la tentation de l’amertume ou du désespoir. Ainsi le veut la sagesse. Il ne
saurait y avoir un devoir de souffrir. La vertu de sagesse, qui n’est que le « oui »
de la vie à elle-même, est « qualité plaisante et gaie ». Le sage s’est fait à lui-même
une promesse, celle de ne jamais blasphémer contre la vie, et il vit comme on
tient un serment. Il n’est en somme que l’homme logique avec lui-même et qui ne
fait que tirer toutes les conséquences de la décision de vivre.

Notes du chapitre
[1] ↑ Œuvres, éd. Armaingaud, XI, 301.
[2] ↑ Journal de voyage (Œuvres, éd. Armaingaud, VII, 131).
Choix de textes
1. Un homme vertueux : Julien l’Apostat

I
l est ordinaire de voir les bonnes intentions, si elles sont conduites sans
modération, pousser les hommes à des effets très vicieux. En ce débat par
[1]

lequel la France est à présent agitée de guerres civiles, le meilleur et le plus


[2]

sain parti est sans doute celui qui maintient et la religion et la police ancienne
[3] [4]

du pays. Entre les gens de bien toutefois qui le suivent (car je ne parle point de
ceux qui s’en servent de prétexte pour, ou exercer leurs vengeances particulières,
ou fournir à leur avarice , ou suivre la faveur des Princes ; mais de ceux qui le
[5]

font par vrai zèle envers leur religion, et sainte affection à maintenir la paix et
l’état de leur patrie), de ceux-ci, dis-je, il s’en voit plusieurs que la passion
[6]

pousse hors les bornes de la raison, et leur fait parfois prendre des conseils [7]

injustes, violents et encore téméraires.


Il est certain qu’en ces premiers temps que notre religion commença de gagner
autorité avec les lois, le zèle en arma plusieurs contre toute sorte de livres païens,
de quoi les gens de lettres souffrent une merveilleuse perte. J’estime que ce
[8]

désordre ait plus porté de nuisance aux lettres que tous les feux des barbares.
Cornelius Tacite en est un bon témoin : car quoique l’Empereur Tacite , son
[9] [10]

parent, en eût peuplé par ordonnances expresses toutes les librairies du monde, [11]

toutefois un seul exemplaire entier n’a pu échapper à la curieuse recherche de [12]

ceux qui désiraient l’abolir pour cinq ou six vaines clauses contraires à notre
[13]

créance. Ils ont eu ceci, de prêter aisément des louanges fausses à tous les
Empereurs qui faisaient pour nous, et condamner universellement toutes les
[14]

actions de ceux qui nous étaient adversaires, comme il est aisé de voir en
l’Empereur Julien, surnommé l’Apostat . [15]

C’était, à la vérité, un très grand homme et rare , comme celui qui avait son
[16] [17]

âme vivement teinte des discours de la philosophie, auxquels il faisait profession


de régler toutes ses actions ; et, de vrai, il n’est aucune sorte de vertu de quoi il
n’ait laissé de très notables exemples. En chasteté (de laquelle le cours de sa vie
donne bien clair témoignage), on lit de lui un pareil trait à celui d’Alexandre et de
Scipion, que de plusieurs très belles captives il n’en voulut pas seulement voir
une, étant en la fleur de son âge ; car il fut tué par les Parthes âgé de trente et un
ans seulement. Quant à la justice, il prenait lui-même la peine d’ouïr les parties ;
et encore que par curiosité il s’informât à ceux qui se présentaient à lui de quelle
religion ils étaient, toutefois l’inimitié qu’il portait à la nôtre ne donnait aucun
contrepoids à la balance. Il fit lui-même plusieurs bonnes lois, et retrancha une
grande partie des subsides et impositions que levaient ses prédécesseurs.
[18]

Nous avons deux bons historiens témoins oculaires de ses actions : l’un desquels,
Marcellin , reprend aigrement en divers lieux de son histoire cette sienne
[19]

ordonnance par laquelle il défendit l’école et interdit l’enseigner à tous les


rhétoriciens et grammairiens chrétiens, et dit qu’il souhaiterait cette sienne
action être ensevelie sous le silence. Il est vraisemblable, s’il eût fait quelque
chose de plus aigre contre nous, qu’il ne l’eût pas oublié, étant bien affectionné à
notre parti. Il nous était âpre, à la vérité, mais non pourtant cruel ennemi ; car
nos gens mêmes récitent de lui cette histoire, que, se promenant un jour autour
[20]

de la ville de Chalcédoine , Maris, évêque du lieu, osa bien l’appeler méchant


[21]

traître à Christ, et qu’il n’en fit autre chose, sauf lui répondre : « Va, misérable , [22]

pleure la perte de tes yeux. » À quoi l’évêque encore répliqua : « Je rends grâces à
Jésus-Christ de m’avoir ôté la vue pour ne pas voir ton visage impudent » ;
affectant , disent-ils, en cela une patience philosophique. Tant y a que ce fait-
[23] [24]

là ne se peut pas bien rapporter aux cruautés qu’on le dit avoir exercées contre
[25]

nous. D était (dit Eutrope mon autre témoin) ennemi de la Chrétienté, mais sans
[26]

toucher au sang.
Et, pour revenir à sa justice, il n’est rien qu’on y puisse accuser que les rigueurs
de quoi il usa, au commencement de son empire, contre ceux qui avaient suivi le
parti de Constance , son prédécesseur. Quant à sa sobriété, il vivait toujours un
[27]

vivre soldatesque, et se nourrissait en pleine paix comme celui qui se préparait et


accoutumait à l’austérité de la guerre. La vigilance était telle en lui qu’il départait
la nuit à trois ou à quatre parties, dont la moindre était celle qu’il donnait au
[28]

sommeil ; le reste, il l’employait à visiter lui-même en personne l’état de son


armée et ses gardes, ou à étudier ; car entre autres siennes rares qualités, il était
très excellent en toute sorte de littérature. On dit d’Alexandre le Grand, qu’étant
couché, de peur que le sommeil ne le débauchât de ses pensements et de ses
études, il faisait mettre un bassin joignant son lit, et tenait l’une de ses mains au
dehors avec une boulette de cuivre, afin que, le dormir le surprenant et relâchant
les prises de ses doigts, cette boulette, par le bruit de sa chute dans le bassin, le
réveillât. Celui-ci avait l’âme si tendue à ce qu’il voulait, et si peu empêchée de
[29]

fumées par sa singulière abstinence, qu’il se passait bien de cet artifice. Quant à
la suffisance militaire, il fut admirable en toutes les parties d’un grand
[30]

capitaine ; aussi fut-il quasi toute sa vie en continuel exercice de guerre, et la


plupart avec nous en France contre les Allemands et Francons. Nous n’avons
[31]
guère mémoire d’homme qui ait vu plus de hasards , ni qui ait plus souvent fait
[32]

preuve de sa personne [33]


. Sa mort a quelque chose de pareil à celle
d’Épaminondas ; car il fut frappé d’un trait, et essaya de l’arracher, et l’eût fait
sans ce que, le trait étant tranchant, il se coupa et affaiblit sa main. Il demandait
incessamment qu’on le rapportât en ce même état en la mêlée pour y encourager
ses soldats, lesquels contestèrent cette bataille sans lui, très courageusement,
jusqu’à ce que la nuit séparât les armées. Il devait à la philosophie un singulier
mépris en quoi il avait sa vie et les choses humaines. Il avait ferme créance de
l’éternité des âmes.
En matière de religion, il était vicieux partout ; on l’a surnommé « Apostat » pour
avoir abandonné la nôtre ; toutefois cette opinion me semble plus vraisemblable,
qu’il ne l’avait jamais eue à cœur, mais que, pour l’obéissance des lois, il s’était
feint jusqu’à ce qu’il tînt l’Empire en sa main. Il fut si superstitieux en la sienne
[34]

que ceux-mêmes qui en étaient de son temps, s’en moquaient ; et, disait-on, s’il
eût gagné la victoire contre les Parthes, qu’il eût fait tarir la race des bœufs au
monde pour satisfaire à ses sacrifices ; il était aussi embabouiné de la science
[35]

divinatrice, et donnait autorité à toute façon de pronostics. Il dit, entre autres


choses, en mourant, qu’il savait bon gré aux dieux et les remerciait de quoi ils ne
l’avaient pas voulu tué par surprise, l’ayant de longtemps averti du lieu et heure
de sa fin, ni d’une mort molle ou lâche, mieux convenable aux personnes oisives
et délicates, ni languissante, longue et douloureuse ; et qu’ils l’avaient trouvé
digne de mourir de cette noble façon, sur les cours de ses victoires et en la fleur
de sa gloire. Il avait eu une pareille vision à celle de Marcus Brutus, qui
premièrement le menaça en Gaule et depuis se représenta à lui en Perse sur le
point de sa mort.
Ce langage qu’on lui fait tenir, quand il se sentit frappé : « Tu as vaincu, Nazaréen
», ou, comme d’autres : « Contente-toi, Nazaréen », n’eût été oublié, s’il eût été cru
par mes témoins, qui, étant présents en l’armée, ont remarqué jusqu’aux
moindres mouvements et paroles de sa fin, non plus que certains autres miracles
qu’on y attache.
Et, pour venir au propos de mon thème , il couvait, dit Marcellin, de longtemps
[36]

en son cœur le paganisme ; mais parce que toute son armée était de chrétiens, il
ne l’osait découvrir. Enfin, quand il se vit assez fort pour oser publier sa volonté,
il fit ouvrir les temples des dieux, et s’essaya par tous moyens de mettre sus [37]

l’idolâtrie. Pour parvenir à son effet, ayant rencontré en Constantinople le peuple


décousu avec les prélats de l’Église chrétienne divisés, les ayant fait venir à lui
[38]
au palais, les admonesta instamment d’assoupir ces dissensions civiles, et que
chacun sans empêchement et sans crainte servit à sa religion. Ce qu’il sollicitait
avec grand soin, pour l’espérance que cette licence augmenterait les parts et
[39] [40]

les brigues de la division, et empêcherait le peuple de se réunir et de se fortifier


par conséquent contre lui par leur concorde et unanime intelligence ; ayant
essayé par la cruauté d’aucuns chrétiens qu’il n’y a point de bête au monde
[41] [42]

tant à craindre à l’homme que l’homme.


(II, XIX, De la liberté de conscience.)

Notes du chapitre
[1] ↑ Actes.
[2] ↑ L’essai a été composé vers 1578.
[3] ↑ Assurément.
[4] ↑ Organisation sociale.
[5] ↑ Cupidité.
[6] ↑ Beaucoup.
[7] ↑ Décisions.
[8] ↑ Considérable.
[9] ↑ L’historien Tacite (55-120).
[10] ↑ Empereur romain assassiné après dix mois de règne (200-276).
[11] ↑ Bibliothèques.
[12] ↑ Soigneuse.
[13] ↑ Phrases.
[14] ↑ Tenaient.
[15] ↑ Élève et disciple des philosophes païens, Julien (331-363), neveu de Constantin, empereur romain
pendant deux ans (361-363), essaya de faire refleurir l’Hellénisme en proclamant la liberté de conscience et
de religion dans tout l’Empire. Il leva les interdits qui frappaient l’exercice des cultes païens. Sa mort fut
suivie d’une violente réaction chrétienne.
[16] ↑ Bien que l’éloge de Julien l’Apostat que contient ce chapitre ait été blâmé par Rome (1581), Montaigne
le maintint sans y rien changer.
[17] ↑ En homme qui.
[18] ↑ Impôts.
[19] ↑ Ammien Marcellin, historien latin (vers 330-400). Il avait accompagné Julien contre les Parthes.
[20] ↑ Les historiens chrétiens.
[21] ↑ En Asie Mineure, sur le Bosphore.
[22] ↑ Malheureux.
[23] ↑ Il s’agit de Julien.
[24] ↑ Toujours est-il.
[25] ↑ Concilier avec.
[26] ↑ Historien latin qui accompagna Julien en Perse.
[27] ↑ Constance II (317-361). Il mourut alors qu’il se portait à la rencontre de Julien, « César » des Gaules
depuis 355, et qui venait d’être proclamé empereur par ses troupes (à Lutèce, en 360).
[28] ↑ Partageait.
[29] ↑ Gênée.
[30] ↑ Compétence.
[31] ↑ La plupart du temps.
[32] ↑ Périls.
[33] ↑ Fait ses preuves.
[34] ↑ Scrupuleux.
[35] ↑ Féru de.
[36] ↑ L’essai s’intitule : « De la liberté de conscience ».
[37] ↑ Faire triompher.
[38] ↑ Divisé.
[39] ↑ Liberté.
[40] ↑ Partis.
[41] ↑ Expérimenté.
[42] ↑ De certains.
2. L’évangélisation d’un « monde enfant »

N
otre monde vient d’en trouver un autre (et qui nous répond si c’est le
[1]

dernier de ses frères, puisque les Démons, les Sibylles et nous, avons
ignoré celui-ci jusqu’asteure ?) non moins grand, plein et membru que
lui, toutefois si nouveau et si enfant qu’on lui apprend encore son a, b, c ; il n’y a
pas cinquante ans qu’il ne savait ni lettres, ni poids, ni mesure, ni vêtements, ni
blés, ni vignes. Il était encore tout nu au giron, et ne vivait que des moyens de sa
mère nourrice. Si nous concluons bien de notre fin et ce poète de la jeunesse
[2] [3]

de son siècle, cet autre monde ne fera qu’entrer en lumière quand le nôtre en
sortira. L’univers tombera en paralysie ; l’un membre sera perclus, l’autre en
vigueur.
Bien crains-je que nous aurons bien fort hâté sa déclinaison et sa ruine par
[4]

notre contagion, et que nous lui aurons bien cher vendu nos opinions et nos arts.
C’était un monde enfant ; si ne l’avons-nous pas fouetté et soumis à notre
[5]

discipline par l’avantage de notre valeur et forces naturelles, ni ne l’avons


[6]

pratiqué par notre justice et bonté, ni subjugué par notre magnanimité. La


[7]

plupart de leurs réponses et des négociations faites avec eux témoignent qu’ils ne
nous devaient rien en clarté d’esprit naturelle et en pertinence . L’épouvantable
[8]

[9]
magnificence des villes de Cusco et de Mexico, et, entre plusieurs choses
pareilles, le jardin de ce roi, où tous les arbres, les fruits et toutes les herbes, selon
l’ordre et grandeur qu’ils ont en un jardin, étaient excellemment formés en or ;
comme, en son cabinet, tous les animaux qui naissaient en son État et en ses mers
; et la beauté de leurs ouvrages en pierrerie, en plume, en coton, en la peinture,
montrent qu’ils ne nous cédaient non plus en l’industrie. Mais quant à la
dévotion, observance des lois, bonté, libéralité, loyauté, franchise, il nous a bien
servi de n’en avoir pas tant qu’eux ; ils se sont perdus par cet avantage, et vendus
et trahis eux-mêmes.
Quant à la hardiesse et courage, quant à la fermeté, constance, résolution contre
les douleurs et la faim et la mort, je ne craindrais pas d’opposer les exemples que
je trouverais parmi eux aux plus fameux exemples anciens que nous ayons aux
mémoires de notre monde par deçà . Car, pour ceux qui les ont subjugués, qu’ils
[10]

ôtent les ruses et battelages de quoi ils se sont servis à les piper, et le juste
[11]

étonnement qu’apportait à ces nations-là de voir arriver si inopinément des


[12]

gens barbus, divers en langage, religion, en forme et en contenance, d’un


[13]

endroit du monde si éloigné et où ils n’avaient jamais imaginé qu’il y eût


habitation quelconque, montés sur des grands monstres inconnus, contre eux qui
n’avaient non seulement jamais vu de cheval, mais bête quelconque duite à [14]

porter et soutenir homme ni autre charge ; garnis d’une peau luisante et dure et [15]

d’une arme tranchante et resplendissante, contre ceux qui, pour le miracle de la [16]

lueur d’un miroir ou d’un couteau, allaient échangeant une grande richesse en or
et en perles, et qui n’avaient ni science ni matière par où tout à loisir ils sussent
percer notre acier ; ajoutez-y les foudres et tonnerres de nos pièces et
arquebuses, capables de troubler César même, qui l’en eût surpris autant [17]

inexpérimenté, et à cette heure, contre des peuples nus, si ce n’est où l’invention


était arrivée de quelque tissu de coton , sans autres armes, pour le plus, que
[18]

d’arcs, pierres, bâtons et boucliers de bois ; des peuples surpris , sous couleur [19]

d’amitié et de bonne foi, par la curiosité de voir des choses étrangères et


[20]

inconnues : comptez, dis-je, aux conquérants cette disparité , vous leur ôtez [21]

toute l’occasion de tant de victoires.


[22]

Quand je regarde cette ardeur indomptable de quoi tant de milliers d’hommes,


femmes et enfants, se présentent et rejettent à tant de fois aux dangers
[23]

inévitables , pour la défense de leurs dieux et de leur liberté ; cette généreuse


[24]

obstination de souffrir toutes extrémités et difficultés, et la mort, plus volontiers


que de se soumettre à la domination de ceux de qui ils ont été si honteusement
abusés, et aucuns choisissant plutôt de se laisser défaillir par faim et par jeûne,
[25]

étant pris, que d’accepter le vivre des mains de leurs ennemis, si vilement
victorieuses, je prévois que, à qui les eût attaqués pair à pair, et d’armes et
d’expérience, et de nombre, il y eût fait aussi dangereux , et plus, qu’en autre [26]

guerre que nous voyons.


Que n’est tombée sous Alexandre ou sous ces anciens Grecs et Romains une si
noble conquête, et une si grande mutation et altération de tant d’empires et de
peuples, sous des mains qui eussent doucement poli et défriché ce qu’il y avait de
sauvage, et eussent conforté et promu les bonnes semences que nature y avait
[27]

produites, mêlant non seulement à la culture des terres et ornement des villes les
arts de deçà, en tant qu’elles y eussent été nécessaires, mais aussi mêlant les
[28]

vertus grecques et romaines aux originelles du pays ! Quelle réparation eût-ce [29]

été, et quel amendement à toute cette machine , que les premiers exemples et
[30]

déportements nôtres qui se sont présentés par delà eussent appelé ces peuples à
[31]

l’admiration et imitation de la vertu et eussent dressé entre eux et nous une


fraternelle société et intelligence ! Combien il eût été aisé de faire son profit
d’âmes si neuves, si affamées d’apprentissage, ayant pour la plupart de si beaux
commencements naturels !
Au rebours, nous nous sommes servis de leur ignorance et inexpérience à les
plier plus facilement vers la trahison, luxure, avarice et vers toute sorte
[32]

d’inhumanité et de cruauté, à l’exemple et patron de nos mœurs. Qui mit jamais


[33]

à tel prix le service de la mercadence et de la trafic ? Tant de villes rasées, tant


[34] [35]

de nations exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l’épée, et la


plus riche et belle partie du monde bouleversée pour la négociation des perles [36]

et du poivre ! Mécaniques victoires. Jamais l’ambition, jamais les inimitiés


publiques ne poussèrent les hommes les uns contre les autres à si horribles
hostilités et calamités si misérables .
[37]

En côtoyant la mer à la quête de leurs mines, aucuns Espagnols prirent terre en


une contrée fertile et plaisante, fort habitée, et firent à ce peuple leurs
remontrances accoutumées : « Qu’ils étaient gens paisibles, venant de lointains
[38]

voyages, envoyés de la part du roi de Castille, le plus grand prince de la terre


habitable, auquel le Pape, représentant Dieu en terre, avait donné la principauté
de toutes les Indes [39]
; que, s’ils voulaient lui être tributaires, ils seraient très
bénignement traités ; leur demandaient des vivres pour leur nourriture et de l’or
pour le besoin de quelque médecine ; leur remontraient au demeurant la
[40]

créance d’un seul Dieu et la vérité de notre religion, laquelle ils leur conseillaient
d’accepter, y ajoutant quelques menaces ».
La réponse fut telle : « Que, quant à être paisibles, ils n’en portaient pas la mine
s’ils l’étaient ; quant à leur roi, puisqu’il demandait, il devait être indigent et
nécessiteux ; et celui qui lui avait fait cette distribution , homme aimant
[41]

dissension, d’aller donner à un tiers chose qui n’était pas sienne, pour le mettre
en débat contre les anciens possesseurs ; quant aux vivres, qu’ils leur en
fourniraient ; d’or, ils en avaient peu, et que c’était chose qu’ils mettaient en nulle
estime, d’autant qu’elle était inutile au service de leur vie, là où tout leur soin
regardait seulement à la passer heureusement et plaisamment ; pourtant , ce [42]

qu’ils en pourraient trouver, sauf ce qui était employé au service de leurs dieux,
qu’ils le prissent hardiment ; quant à un seul Dieu, le discours leur en avait plu,
mais qu’ils ne voulaient changer leur religion, s’en étant si utilement servis si
longtemps, et qu’ils n’avaient accoutumé prendre conseil que de leurs amis et
connaissants ; quant aux menaces, c’était signe de faute de jugement d’aller
[43]

menaçant ceux desquels la nature et les moyens étaient inconnus ; ainsi qu’ils se
dépêchassent promptement de vider leur terre, car ils n’étaient pas accoutumés
de prendre en bonne part les honnêtetés et remontrances de gens armés et
[44]

étrangers ; autrement qu’on ferait d’eux comme de ces autres », leur montrant les
têtes d’aucuns hommes justiciés autour de leur ville. Voilà un exemple de la
[45]

balbucie de cette enfance. Mais tant y a que ni en ce lieu-là, ni en plusieurs


[46] [47]

autres, où les Espagnols ne trouvèrent les marchandises qu’ils cherchaient, ils [48]

ne firent arrêt ni entreprise, quelque autre commodité qu’il y eût, témoin mes [49]

Cannibales . [50]

Des deux les plus puissants monarques de ce monde-là, et, à l’aventure de celui-ci,
rois de tant de rois, les derniers qu’ils en chassèrent, celui du Pérou , ayant été [51]

pris en une bataille et mis à une rançon si excessive qu’elle surpasse toute
créance, et celle-là fidèlement payée, et avoir donné par sa conversation signe
d’un courage franc, libéral et constant, et d’un entendement net et bien composé,
il prit envie aux vainqueurs, après en avoir tiré un million trois cent vingt cinq
mille cinq cents besants d’or, outre l’argent et autres choses qui ne montèrent
[52]

pas moins, si que leurs chevaux n’allaient plus ferrés que d’or massif, de voir
[53]

encore, au prix de quelque déloyauté que ce fut, quel pouvait être le reste des
trésors de ce roi, et jouir librement de ce qu’il avait réservé. On lui apposta une [54]

fausse accusation et preuve, qu’il desseignait de faire soulever ses provinces


[55]

pour se remettre en liberté. Sur quoi par beau jugement de ceux mêmes qui lui
avaient dressé cette trahison, on le condamna à être pendu et étranglé
publiquement, lui ayant fait racheter le tourment d’être brûlé tout vif par le
baptême qu’on lui donna au supplice même. Accident horrible et inouï, qu’il [56]

souffrit pourtant sans se démentir ni de contenance, ni de parole, d’une forme [57]

et gravité vraiment royales. Et puis, pour endormir les peuples étonnés et transis
de chose si étrange, on contrefit un grand deuil de sa mort, et lui ordonna-t-on de
somptueuses funérailles.
L’autre, roi de Mexico , ayant longtemps défendu sa ville assiégée et montré en
[58]

ce siège tout ce que peut et la souffrance et la persévérance, si onques prince et


[59]

peuple le montra, et son malheur l’ayant rendu vif entre les mains des ennemis,
avec capitulation d’être traité en roi (aussi ne leur fit-il rien voir, en la prison,
[60]

indigne de ce titre) ; ne trouvant point après cette victoire tout l’or qu’ils s’étaient
promis, après avoir tout remué et tout fouillé, se mirent à en chercher des
nouvelles par les plus âpres gênes de quoi ils se purent aviser, sur les
[61]

prisonniers qu’ils tenaient. Mais, n’ayant rien profité, trouvant des courages plus
forts que leurs tourments, ils en vinrent enfin à telle rage que, contre leur foi et
contre tout droit des gens, ils condamnèrent le roi même et l’un des principaux
seigneurs de sa cour à la gêne en présence l’un de l’autre. Ce seigneur, se
trouvant forcé de la douleur, environné de brasiers ardents, tourna sur la fin
piteusement sa vue vers son maître, comme pour lui demander merci de ce
[62]

qu’il n’en pouvait plus. Le roi, plantant fièrement et rigoureusement les yeux sur
lui, pour reproche de sa lâcheté et pusillanimité, lui dit seulement ces mots, d’une
voix rude et ferme : « Et moi, suis-je dans un bain ? Suis-je pas plus à mon aise
que toi ? » Celui-là, soudain après, succomba aux douleurs et mourut sur la place.
Le roi, à demi rôti, fut emporté de là, non tant par pitié (car quelle pitié toucha
jamais des âmes qui, pour la douteuse information de quelque vase d’or à piller,
fissent griller devant leurs yeux un homme, non qu’un roi si grand et en fortune
[63]

et en mérite) mais ce fut que sa constance rendait de plus en plus honteuse leur
cruauté. Ils le pendirent depuis , ayant courageusement entrepris de se
[64] [65]

délivrer par armes d’une si longue captivité et sujétion, où il fit sa fin digne d’un
[66]

magnanime prince.
À une autre fois ils mirent brûler pour un coup, en même feu, quatre cent
soixante hommes tout vifs, les quatre cents du commun peuple, les soixante des
principaux seigneurs d’une province, prisonniers de guerre simplement. Nous
tenons d’eux-mêmes ces narrations, car ils ne les avouent pas seulement, ils s’en
vantent et les prêchent. Serait-ce pour témoignage de leur justice ? Ou zèle envers
la religion ? Certes, ce sont voies trop diverses et ennemies d’une si sainte fin.
[67]

(III, VI, Des Coches.)

Notes du chapitre
[1] ↑ L’Amérique. Le texte qui suit a été écrit entre 1584 et 1588. Montaigne ne l’a pratiquement pas retouché.
[2] ↑ Si nous avons raison de penser que notre monde va vers sa fin.
[3] ↑ Lucrèce, V, v. 331-335.
[4] ↑ Déclin.
[5] ↑ Pourtant.
[6] ↑ Éducation.
[7] ↑ Gagné.
[8] ↑ Justesse d’esprit.
[9] ↑ Étonnante.
[10] ↑ De ce côté-ci de l’Océan.
[11] ↑ Tours.
[12] ↑ Effroi.
[13] ↑ Différents d’eux.
[14] ↑ Dressée.
[15] ↑ La cuirasse.
[16] ↑ La merveille.
[17] ↑ Si on l’avait.
[18] ↑ À l’exception de ceux qui connaissaient les tissus de coton.
[19] ↑ Trompés.
[20] ↑ En se servant de leur envie.
[21] ↑ Inégalité.
[22] ↑ La raison.
[23] ↑ Se jettent à nouveau.
[24] ↑ Incontestables.
[25] ↑ Certains.
[26] ↑ Il y eût eu autant de danger.
[27] ↑ Fortifié.
[28] ↑ Art était alors au féminin.
[29] ↑ Amélioration.
[30] ↑ Le monde.
[31] ↑ Nos premiers actes là-bas.
[32] ↑ Cupidité.
[33] ↑ Modèle.
[34] ↑ Mercantilisme.
[35] ↑ Commerce.
[36] ↑ Négoce.
[37] ↑ Pitoyables.
[38] ↑ Déclarations.
[39] ↑ Par la bulle Inter cœtera de 1494.
[40] ↑ Leur faisaient connaître.
[41] ↑ Qui leur avait attribué les Indes.
[42] ↑ C’est pourquoi.
[43] ↑ Défaut.
[44] ↑ Civilités.
[45] ↑ Exécutés.
[46] ↑ Des balbutiements.
[47] ↑ Le fait est.
[48] ↑ Les Espagnols.
[49] ↑ Avantage.
[50] ↑ Ces « commodités », Montaigne les a décrites dans le chapitre « Des Cannibales » (I, XXXI).
[51] ↑ Le dernier roi inca, Atahualpa, étranglé en 1533 par ordre de Pizarre.
[52] ↑ Le besant était un sou d’or dont la valeur a varié.
[53] ↑ Si bien que.
[54] ↑ On monta contre lui.
[55] ↑ Formait le dessein.
[56] ↑ Événement.
[57] ↑ Manière d’être.
[58] ↑ Guatimozin, dernier souverain aztèque, pendu en 1525 par ordre de Cortez.
[59] ↑ Endurance.
[60] ↑ Convention.
[61] ↑ Tortures.
[62] ↑ Pitoyablement.
[63] ↑ Bien plus, un roi.
[64] ↑ Par la suite.
[65] ↑ Après qu’il eut.
[66] ↑ Circonstance (son exécution) où.
[67] ↑ Opposées.
3. La foi des insensés

L
es uns font accroire au monde qu’ils croient ce qu’ils ne croient pas. Les
autres, en plus grand nombre, se le font accroire à eux-mêmes, ne sachant
pas pénétrer que c’est que croire .[1]

Et nous trouvons étrange si, aux guerres qui pressent à cette heure notre État,
nous voyons flotter les événements et diversifier d’une manière commune et
[2]

ordinaire. C’est que nous n’y apportons rien que le nôtre . La justice qui est en
[3]

l’un des partis , elle n’y est que pour ornement et couverture ; elle y est bien
[4]

alléguée, mais elle n’y est ni reçue, ni logée, ni épousée ; elle y est comme en la
bouche de l’avocat, non comme dans le cœur et affection de la partie. Dieu doit
son secours extraordinaire à la foi et à la religion, non pas à nos passions. Les
hommes y sont conducteurs et s’y servent de la religion ; ce devrait être tout le
contraire.
Sentez si ce n’est par nos mains que nous la menons, à tirer comme de cire tant
[5]

de figures contraires d’une règle si droite et si ferme. Quand s’est-il vu mieux


qu’en France en nos jours ? Ceux qui l’ont prise à gauche, ceux qui l’ont prise à
droite, ceux qui en disent le noir, ceux qui en disent le blanc, l’emploient si
pareillement à leurs violentes et ambitieuses entreprises, s’y conduisent d’un
progrès si conforme en débordement et injustice, qu’ils rendent douteuse et
[6]

malaisée à croire la diversité qu’ils prétendent de leurs opinions en chose de [7]

laquelle dépend la conduite et loi de notre vie. Peut-on voir partir de même école
et discipline des mœurs plus unies, plus unes ?
Voyez l’horrible impudence de quoi nous pelotons les raisons divines, et
[8]

combien irréligieusement nous les avons et rejetées et reprises selon que la


fortune nous a changés de place en ces orages publics. Cette proposition si
solemne : s’il est permis au sujet de se rebeller et armer contre son prince pour
[9]

la défense de la religion, souvienne-vous en quelles bouches, cette année passée,


l’affirmative d’icelle était l’arc-boutant d’un parti, la négative de quel autre parti
c’était l’arc-boutant ; et oyez à présent de quel quartier vient la voix et
[10]

instruction de l’une et de l’autre ; et si les armes bruient moins pour cette cause
que pour celle-là. Et nous brûlons les gens qui disent qu’il faut faire souffrir à la
[11]

vérité le joug de notre besoin . Et de combien fait la France pis que de le dire ?
[12]

Confessons la vérité : qui trierait de l’armée , même légitime et moyenne ,


[13] [14] [15]

ceux qui y marchent par le seul zèle d’une affection religieuse, et encore ceux qui
regardent seulement la protection des lois de leur pays ou service du Prince, il
n’en saurait bâtir une compagnie de gens d’armes complète. D’où vient cela, qu’il
s’en trouve si peu qui aient maintenu même volonté et même progrès en nos
mouvements publics, et que nous les voyons tantôt n’aller que le pas, tantôt y
courir à bride avalée , et mêmes hommes tantôt gâter nos affaires par leur
[16]

violence et âpreté, tantôt par leur froideur, mollesse et pesanteur, si ce n’est qu’ils
y sont poussés par des considérations particulières et casuelles selon la
[17]

diversité desquelles ils se remuent ?


Je vois cela évidemment, que nous ne prêtons volontiers à la dévotion que les
[18]

offices qui flattent nos passions. Il n’est point d’hostilité excellente comme la
chrétienne. Notre zèle fait merveilles, quand il va secondant notre pente vers la
haine, la cruauté, l’ambition, la détraction, la rébellion. À contrepoil, vers la
bonté, la bénignité, la tempérance, si, comme par miracle, quelque rare
complexion ne l’y porte, il ne va ni de pied, ni d’aile.
Notre religion est faite pour extirper les vices ; elle les couvre, les nourrit, les
incite.
Il ne faut point faire barbe de foarre à Dieu (comme on dit). Si nous le croyions,
[19]

je ne dis pas par foi, mais d’une simple croyance, voire (et je le dis à notre grande
confusion) si nous le croyions et connaissions comme une autre histoire ,
[20]

comme l’un de nos compagnons, nous l’aimerions au-dessus de toutes autres


choses, pour l’infinie bonté et beauté qui reluit en lui ; au moins marcherait-il en
même rang de notre affection que les richesses, les plaisirs, la gloire et nos amis.
… Ces grandes promesses de la béatitude éternelle, si nous les recevions de
pareille autorité qu’un discours philosophique, nous n’aurions pas la mort en
telle horreur que nous avons.
Alors le mourant ne s’affligerait plus d’être dissous par la mort, mais se réjouirait de
partir, de quitter sa dépouille comme fait le serpent, ou comme le vieux cerf se défait
d’un bois trop long .
[21]

Je veux être dissous, dirions-nous, et être avec Jésus-Christ . La force du


[22]

discours de Platon, de l’immortalité de l’âme, poussa bien aucuns de ses disciples


à la mort, pour jouir plus promptement des espérances qu’il leur donnait.
[23]

Tout cela, c’est un signe très évident que nous ne recevons notre religion qu’à
notre façon et par nos mains, et non autrement que comme les autres religions se
reçoivent. Nous nous sommes rencontrés au pays où elle était en usage ; ou nous
regardons son ancienneté ou l’autorité des hommes qui l’ont maintenue ; ou
craignons les menaces qu’elle attache aux mécréants ; ou suivons ses promesses.
Ces considérations-là doivent être employées à notre créance, mais comme
subsidiaires : ce sont liaisons humaines. Une autre région, d’autres témoins,
pareilles promesses et menaces nous pourraient imprimer par même voie une
croyance contraire.
Nous sommes chrétiens à même titre que nous sommes ou périgourdins ou
allemands . [24]

(II, XII, Apologie de Raymond Sebond.)

Notes du chapitre
[1] ↑ Jusqu’ici : add. manuscrite. Puis commence le texte de 1580.
[2] ↑ Changer en tous sens.
[3] ↑ Rien qui ne soit purement humain.
[4] ↑ Le parti catholique.
[5] ↑ Observez. Ce paragraphe et le suivant sont une add. manuscrite.
[6] ↑ Marche.
[7] ↑ Leurs crimes sont si semblables qu’on a peine à croire leurs opinions diverses.
[8] ↑ En jouons comme à la pelote.
[9] ↑ Grave.
[10] ↑ Côté. Du vivant de Henri III, se rebeller contre le roi était, pour les catholiques, un crime, pour les
protestants, un devoir ; après l’accession au trône du protestant Henri de Navarre (juillet 1589), ce fut le
contraire.
[11] ↑ Les catholiques.
[12] ↑ C’est ainsi que Montaigne interprète la Réforme (cf. I, LVI, éd. Plattard, p. 249-250).
[13] ↑ « De l’armée, même légitime et moyenne » : version manuscrite. Versions de 1580 à 1588 incluse : « de
nos armées ».
[14] ↑ L’armée royale (celle de Henri IV).
[15] ↑ Modérée.
[16] ↑ Abattue.
[17] ↑ Occasionnelles.
[18] ↑ Jusqu’à « les nourrit, les incite » : add. manuscrite.
[19] ↑ Se moquer de Dieu (lui donner une gerbe de paille - foarre - pour une gerbe de blé).
[20] ↑ Comme nous croyons à n’importe quel personnage historique.
[21] ↑ Lucrèce, III, v. 612-614.
[22] ↑ Saint Paul, Épître aux Philippiens, I, 23.
[23] ↑ « Cléombrote d’Ambracie, ayant lu le Phédon de Platon, entra en si grand appétit de la vie à venir que,
sans autre occasion, il s’alla précipiter en la mer » (II, III, p. 46).
[24] ↑ La dernière phrase est une add. de 1588.
4. L’existence morcelée

E
ncore que je sois toujours d’avis de dire du bien le bien, et d’interpréter
plutôt en bonne part les choses qui le peuvent être, si est-ce que [1]

l’étrangeté de notre condition porte que nous soyons souvent par le vice
même poussés à bien faire, si le bien faire ne se jugeait par la seule intention. Par
quoi un fait courageux ne doit pas conclure un homme vaillant ; celui qui le [2]

ferait bien à point , il le ferait toujours, et à toutes occasions. Si c’était une


[3]

habitude de vertu, et non une saillie , elle rendrait un homme pareillement


[4] [5]

résolu à tous accidents , tel seul qu’en compagnie, tel en camp clos qu’en une
[6] [7]

bataille ; car, quoi qu’on die, il n’y a pas autre vaillance sur le pavé et autre au [8]

camp [9]
. Aussi courageusement porterait-il une maladie en son lit, qu’une
blessure au camp, et ne craindrait non plus la mort en sa maison qu’en un assaut.
Nous ne verrions pas un même homme donner dans la brèche d’une brave [10]

assurance, et se tourmenter après, comme une femme, de la perte d’un procès ou


d’un fils.
Quand , étant lâche à l’infamie, il est ferme à la pauvreté ; quand, étant mol
[11]

entre les rasoirs des barbiers , il se trouve roide contre les épées des
[12]

adversaires, l’action est louable, non pas l’homme.


Plusieurs Grecs, dit Cicéron, ne peuvent voir les ennemis et se trouvent constants
aux maladies ; les Cimbres et Celtibériens tout le rebours : il ne peut y avoir
d’égalité dans la conduite là où manque un principe ferme . [13]

Il n’est point de vaillance plus extrême en son espèce que celle d’Alexandre ;
[14]

mais elle n’est qu’en espèce , ni assez pleine partout, et universelle. Tout
[15]

incomparable qu’elle est, si a-t-elle encore ses taches ; qui fait que nous le
[16]

voyons se troubler si éperdument aux plus légers soupçons qu’il prend des
machinations des siens contre sa vie, et se porter en cette recherche d’une si
véhémente et indiscrète injustice et d’une crainte qui subvertit sa raison
[17]

naturelle. La superstition aussi, de quoi il était si fort atteint, porte quelque image
de pusillanimité. Et l’excès de la pénitence qu’il fit du meurtre de Clytus est aussi
témoignage de l’inégalité de son courage . [18]

Notre fait , ce ne sont que pièces rapportées – ils méprisent le plaisir, mais dans
[19]

la douleur ils sont lâches ; ils sont indifférents à la gloire, mais la mauvaise
réputation les anéantit –, et voulons acquérir un honneur à fausses enseignes .
[20] [21]

La vertu ne veut être suivie que pour elle-même ; et, si on emprunte parfois son
masque pour autre occasion , elle nous l’arrache aussitôt du visage. C’est une
[22]
vive et forte teinture, quand l’âme en est une fois abreuvée, et qui ne s’en va
qu’elle n’emporte la pièce. Voilà pourquoi, pour juger d’un homme, il faut suivre
longuement et curieusement sa trace ; si la constance ne s’y maintient de son
[23]

seul fondement – en celui qui a médité sur la façon dont il devait vivre –, si la [24]

variété des occurrences lui fait changer de pas (je dis de voie, car le pas s’en peut
ou hâter ou appesantir), laissez-le courre ; celui-là s’en va à vau le vent , comme [25]

dit la devise de notre Talbot . [26]

Ce n’est pas merveille, dit un ancien , que le hasard puisse tant sur nous,
[27]

puisque nous vivons par hasard. À qui n’a dressé en gros sa vie à certaine fin ,
[28] [29]

il est impossible de disposer les actions particulières. Il est impossible de ranger


les pièces, à qui n’a une forme du total en sa tête. À quoi faire la provision des
couleurs, à qui ne sait ce qu’il a à peindre ? Aucun ne fait certain dessein de sa
[30] [31]

vie , et n’en délibérons qu’à parcelles. L’archer doit premièrement savoir où il


[32]

vise, et puis y accommoder la main, l’arc, la corde, la flèche et les mouvements.


Nos conseils fourvoient , parce qu’ils n’ont pas d’adresse et de but . Nul vent
[33] [34] [35]

fait pour celui qui n’a point de port destiné. Je ne suis pas d’avis de ce jugement
[36]

qu’on fit pour Sophocle, de l’avoir argumenté suffisant au maniement des [37]

choses domestiques, contre l’accusation de son fils, pour avoir vu l’une de ses
tragédies.
Ni ne trouve la conjecture des Pariens , envoyés pour réformer les Milésiens,
[38]

suffisante à la conséquence qu’ils en tirèrent. Visitant l’île, ils remarquaient les


terres mieux cultivées et maisons champêtres mieux gouvernées ; et, ayant
enregistré le nom des maîtres d’icelles, comme ils eurent fait l’assemblée des
[39]

citoyens en la ville, ils nommèrent ces maîtres-là pour nouveaux gouverneurs et


magistrats ; jugeant que, soigneux de leurs affaires privées, ils le seraient des
publiques.
Nous sommes tous de lopins et d’une contexture si informe et diverse, que
[40]

chaque pièce, chaque moment, fait son jeu. Et se trouve autant de différence de
nous à nous-mêmes, que de nous à autrui. Rien de plus difficile, songes-y, que
d’être toujours le même homme . Puisque l’ambition peut apprendre aux
[41]

hommes et la vaillance, et la tempérance, et la libéralité, voire et la justice ;


puisque l’avarice peut planter au courage d’un garçon de boutique, nourri à
[42]

l’ombre et à l’oisiveté, l’assurance de se jeter si loin du foyer domestique, à la


merci des vagues et de Neptune courroucé, dans un frêle bateau, et qu’elle
apprend encore la discrétion et la prudence ; et que Vénus même fournit de
[43]
résolution et de hardiesse la jeunesse encore sous la discipline et la verge, et
gendarme le tendre cœur des pucelles au giron de leurs mères.
[44]

Conduite par Vénus, la jeune fille passe furtivement parmi ses gardiens endormis, et
seule, dans les ténèbres, va trouver son amant : [45]

ce n’est pas tour de rassis entendement de nous juger simplement par nos actions
de dehors ; il faut sonder jusqu’au dedans, et voir par quels ressorts se donne le
branle ; mais, d’autant que c’est une hasardeuse et haute entreprise, je voudrais
que moins de gens s’en mêlassent.
(II, I, De l’inconstance de nos actions.)

Notes du chapitre
[1] ↑ Il n’en reste pas moins que.
[2] ↑ Faire conclure à.
[3] ↑ Comme il faut.
[4] ↑ Disposition constante.
[5] ↑ Poussée subite et passagère.
[6] ↑ En toutes circonstances.
[7] ↑ Allusion au duel.
[8] ↑ Dans la rue.
[9] ↑ À la guerre.
[10] ↑ S’élancer.
[11] ↑ Le texte de 1580 cède ici la place à une add. manuscrite (les deux paragraphes suivants).
[12] ↑ Les scalpels des chirurgiens barbiers.
[13] ↑ Tusculanes, II, 27.
[14] ↑ Ce paragraphe est, pour l’essentiel, une add. de 1588.
[15] ↑ En une certaine espèce de vaillance.
[16] ↑ Elle a pourtant.
[17] ↑ Aveugle.
[18] ↑ Disposition du caractère.
[19] ↑ Notre conduite (celle des insensés).
[20] ↑ Cicéron, De officiis, I, 21 (add. de 1588).
[21] ↑ Par des dehors trompeurs.
[22] ↑ Motif.
[23] ↑ Avec soin.
[24] ↑ Cicéron, Paradoxes, V, I (add. manuscrite).
[25] ↑ Au gré du vent.
[26] ↑ Capitaine anglais qui, après s’être emparé du Bordelais, fut tué en 1453 à la bataille de Castillon (tout
près du château de Montaigne).
[27] ↑ Sénèque, Épîtres, 71 et 94.
[28] ↑ Au.
[29] ↑ Le bien vivre.
[30] ↑ Ce qu’est vivre en sagesse.
[31] ↑ Déterminé.
[32] ↑ Ne pense sa vie comme un tout.
[33] ↑ Nos projets échouent (à nous rendre heureux).
[34] ↑ Direction déterminée.
[35] ↑ Terme (permettant de s’orienter). Les buts de l’insensé renvoient de l’un à l’autre dans un engrenage
infini. Aucun n’est un terme.
[36] ↑ N’est efficace.
[37] ↑ De l’avoir jugé capable de.
[38] ↑ Habitants de Paros, l’une des Cyclades.
[39] ↑ Quand.
[40] ↑ Faits de morceaux.
[41] ↑ Sénèque, Épîtres, 120.
[42] ↑ Cupidité.
[43] ↑ Discernement.
[44] ↑ Rend courageux.
[45] ↑ Tibulle, Il I, v. 75-76.
5. La conscience malheureuse

S
i nous nous amusions parfois à nous considérer, et le temps que nous
[1]

mettons à contrôler autrui et à connaître les choses qui sont hors de nous,
[2]

que nous l’employions à nous sonder nous-mêmes, nous sentirions


aisément combien toute cette nôtre contexture est bâtie de pièces faibles et
[3]

défaillantes. N’est-ce pas un singulier témoignage d’imperfection, ne pouvoir


rasseoir notre contentement en aucune chose, et que, par désir même et
imagination, il soit hors de notre puissance de choisir ce qu’il nous faut ? De quoi
porte bon témoignage cette grande dispute qui a toujours été entre les
philosophes pour trouver le souverain bien de l’homme, et qui dure encore et
durera éternellement, sans résolution et sans accord.
Tant qu’il nous échappe l’objet de nos désirs nous paraît un bien surpassant tous les
autres ; venons-nous à en jouir ; nous désirons autre chose, et une soif toujours égale
nous étreint .
[4]

Quoi que ce soit qui tombe en notre connaissance et jouissance, nous sentons
qu’il ne nous satisfait pas, et allons béant après les choses à venir et inconnues,
d’autant que les présentes ne nous soûlent point : non pas, à mon avis, qu’elles
n’aient assez de quoi nous soûler, mais c’est que nous les saisissons d’une prise
malade et déréglée.
Il [Épicure] vit, en effet, que tout ce que réclament les besoins de la vie était déjà, ou peu
s’en faut, assuré aux mortels ; il vit aussi que les hommes puissants avaient en
abondance richesses, honneur et gloire, et se montraient fiers du renom de leurs fils.
Mais il vit aussi que chacun d’eux gardait en son for intérieur le cœur rempli
d’angoisses et l’âme oppressée de plaintes agressives. Il comprit alors que le mal
provenait du vase lui-même dont les défauts faisaient se corrompre au dedans toutes
les choses, même profitables, qui lui étaient versées du dehors . [5]

Notre appétit est irrésolu et incertain ; il ne sait rien tenir, ni rien jouir de bonne
façon. L’homme, estimant que ce soit le vice de ces choses, se remplit et se paît
d’autres choses qu’il ne sait point et qu’il ne connaît point, où il applique ses
désirs et ses espérances, les prend en honneur et révérence ; comme dit César : «
Il se fait, par un vice ordinaire de nature, que nous ayons et plus de fiance et plus
de crainte des choses que nous n’avons pas vues et qui sont cachées et inconnues.
»[6]

(I, LIII, D’un mot de César)


Notes du chapitre
[1] ↑ Occupions.
[2] ↑ Examiner.
[3] ↑ Constitution.
[4] ↑ Lucrèce, III, v. 1095-1097. L’Essai que nous donnons ici intégralement, a été composé probablement vers
1578. Il est demeuré inchangé à l’exception des deux citations de Lucrèce ajoutées dans l’édition de 1588.
[5] ↑ Lucrèce, VI, v. 9-19. Le texte de Lucrèce a été modifié par Montaigne. Il a notamment supprimé le vers
11 et fondu les vers 15 et 16 en un seul.
[6] ↑ De bello civili, II, 4. La traduction est de Montaigne (éditions de 1580 et 1588).
6. « De l’inégalité qui est entre nous »

P
lutarque dit en quelque lieu qu’il ne trouve point si grande distance de
[1] [2]

bête à bête, comme il trouve d’homme à homme. Il parle de la suffisance [3]

de l’âme et qualités internes. À la vérité, je trouve si loin d’Épaminondas,


comme je l’imagine, jusqu’à tel que je connais, je dis capable de sens commun,
que j’enchérirais volontiers sur Plutarque ; et dirais qu’il y a plus de distance de
tel à tel homme qu’il n’y a de tel homme à telle bête :
Ah ! qu’un homme peut être supérieur à un autre homme ! [4]

et qu’il y a autant de degrés d’esprits qu’il y a d’ici au ciel de brasses, et autant


innumérables . [5]

Mais, à propos de l’estimation des hommes, c’est merveille que, sauf nous, aucune
chose ne s’estime que par ses propres qualités. Nous louons un cheval de ce qu’il
est vigoureux et adroit,
ainsi, nous louons le cheval rapide, vainqueur facile pour qui s’agitent les palmes
nombreuses et surgit la victoire dans les clameurs du cirque , [6]

non de son harnais ; un lévrier de sa vitesse, non de son collier ; un oiseau de son
aile, non de ses longes et sonnettes . Pourquoi de même n’estimons-nous un
[7] [8]

homme par ce qui est sien ? Il a un grand train, un beau palais, tant de crédit,
tant de rente : tout cela est autour de lui, non en lui. Vous n’achetez pas un chat
en poche . Si vous marchandez un cheval, vous lui ôtez ses bardes , vous le
[9] [10]

voyez nu et à découvert ; ou, s’il est couvert, comme on les présentait


anciennement aux princes à vendre, c’est par les parties moins nécessaires, afin
que vous ne vous amusiez pas à la beauté de son poil ou largeur de sa croupe, et
que vous vous arrêtiez principalement à considérer les jambes, les yeux et le
pied, qui sont les membres les plus utiles.
Les rois ont cette coutume, lorsqu’ils achètent des chevaux, de les examiner couverts, de
crainte que si, comme il arrive souvent, le cheval a la tête belle mais le pied mou, ils ne
se laissent séduire par une belle croupe, une tête fine ou une encolure hardie . [11]

Pourquoi, estimant un homme, l’estimez-vous tout enveloppé et empaqueté ? Il


ne nous fait montre que des parties qui ne sont aucunement siennes, et nous
cache celles par lesquelles seules on peut vraiment juger de son estimation . [12]

C’est le prix de l’épée que vous cherchez, non de la gaine : vous n’en donnerez à
l’aventure pas un quatrain si vous l’avez dépouillé. Il le faut juger par lui-
[13] [14]

même, non par ses atours. Et comme dit très plaisamment un Ancien : « Savez- [15]

vous pourquoi vous l’estimez grand ? Vous y comptez la hauteur de ses patins. » [16]
La base n’est pas de la statue. Mesurez-le sans ses échasses ; qu’il mette à part ses
richesses et honneurs, qu’il se présente en chemise. A-t-il le corps propre à ses
fonctions, sain et allègre ? Quelle âme a-t-il ? Est-elle belle, capable et
heureusement pourvue de toutes ses pièces ? Est-elle riche du sien ou de
[17]

l’autrui ? La fortune n’y a-t-elle que voir ? Si, les yeux ouverts, elle attend les
[18]

épées traites ; s’il ne lui chaut par où lui sorte la vie, par la bouche ou par le
[19]

gosier ; si elle est rassise , équable et contente : c’est ce qu’il faut voir, et juger
[20] [21]

par là les extrêmes différences qui sont entre nous. Est-il


sage et maître de lui, tel que ni la pauvreté, ni la mort, ni les fers ne le font trembler ? A-
t-il le courage de tenir tête à ses passions, de dédaigner les honneurs ? Replié tout
entier sur lui-même, rond et poli comme la boule sur quoi rien d’extérieur n’a de prise
pour l’arrêter, est-il hors de toutes les atteintes de la fortune ? [22]

un tel homme est cinq cents brasses au-dessus des royaumes et des duchés : il est
lui-même à soi son empire.
Le sage est, par Pollux ! l’artisan de son propre bonheur [23]

Que lui reste-t-il à désirer ?


Ne voyons-nous pas que la nature ne réclame rien d’autre que, pour le corps, l’absence
de douleur, et, pour l’esprit, un sentiment de bien-être, dépourvu d’inquiétude et de
crainte ?[24]

Comparez-lui la tourbe de nos hommes, stupide, basse, servile, instable et


[25]

continuellement flottante en l’orage des passions diverses qui la poussent et


repoussent, pendant toute d’autrui ; il y a plus d’éloignement que du ciel à la
[26]

terre ; et toutefois l’aveuglement de notre usage est tel, que nous en faisons peu
ou point d’état, là où, si nous considérons un paysan et un roi, un noble et un
vilain, un magistrat et un homme privé, un riche et un pauvre, il se présente
soudain à nos yeux une extrême disparité , qui ne sont différents, par
[27] [28]

manière de dire, qu’en leurs chausses . [29]

(I, XLII, De l’inégalité qui est entre nous.)

Notes du chapitre
[1] ↑ Le présent texte, donné dans sa version définitive, est à peu de chose près le même que dans l’édition de
1580.
[2] ↑ Dans Que les bêtes brutes usent de la raison.
[3] ↑ Valeur.
[4] ↑ Réminiscence de Térence, Eunuque, acte II, sc. III, v. 1 (add. manuscrite).
[5] ↑ Innombrables.
[6] ↑ Juvénal, VIII, v. 56-58 (add. de 1588).
[7] ↑ Petites lanières servant à tenir le faucon.
[8] ↑ Fixées à ses pattes pour le retrouver.
[9] ↑ Sans le voir.
[10] ↑ Harnachement.
[11] ↑ Horace, Satires, I, II, v. 86-89.
[12] ↑ Valeur.
[13] ↑ Peut-être.
[14] ↑ Petite monnaie qui valait à peu près un liard.
[15] ↑ Souvenir de Sénèque, Lettre 76.
[16] ↑ Souliers.
[17] ↑ Facultés.
[18] ↑ La chance n’a-t-elle rien à y voir ?
[19] ↑ Tirées.
[20] ↑ Calme.
[21] ↑ Égale.
[22] ↑ Horace, Satires, II, VIII, v. 83-88.
[23] ↑ Plaute, Trinummus, acte II, sc. II, v. 82 (add. manuscrite).
[24] ↑ Lucrèce, II, v. 16-19.
[25] ↑ Foule.
[26] ↑ Dépendant.
[27] ↑ Inégalité.
[28] ↑ Entre eux qui.
[29] ↑ Culottes.
7. « Dénéantise [1] de l’homme »
A

D
émocrite et Héraclite ont été deux philosophes, desquels le premier,
trouvant vaine et ridicule l’humaine condition, ne sortait en public
qu’avec un visage moqueur et riant ; Héraclite, ayant pitié et compassion
de cette même condition nôtre, en portait le visage continuellement attristé, et les
yeux chargés de larmes, Dès qu’ils avaient mis le pied hors de la maison, l’un riait,
l’autre pleurait . [2]

J’aime mieux la première humeur, non parce qu’il est plus plaisant de rire que de
pleurer, mais parce qu’elle est plus dédaigneuse, et qu’elle nous condamne plus
que l’autre ; et il me semble que nous ne pouvons jamais être assez méprisés
[3]

selon notre mérite. La plainte et la commisération sont mêlées à quelque


estimation de la chose qu’on plaint ; les choses de quoi on se moque, on les estime
sans prix . Je ne pense point qu’il y ait tant de malheur en nous comme il y a de
[4]

vanité, ni tant de malice comme de sottise : nous ne sommes pas si pleins de mal
comme d’inanité ; nous ne sommes pas si misérables comme nous sommes vils . [5]

Ainsi Diogène, qui baguenaudait à part soi , roulant son tonneau et hochant du
[6]

nez le grand Alexandre , nous estimant des mouches ou des vessies pleines de
[7] [8]

vent, était bien juge plus aigre et plus poignant et par conséquent plus juste, à
[9]

mon humeur, que Timon, celui qui fut surnommé le haïsseur des hommes . Car [10]

ce qu’on hait, on le prend à cœur. Celui-ci nous souhaitait du mal, était passionné
du désir de notre ruine, fuyait notre conversation comme dangereuse, de
[11]

méchants et de nature dépravée ; l’autre nous estimait si peu que nous ne


pourrions ni le troubler, ni l’altérer par notre contagion, nous laissait de
compagnie , non pour la crainte mais pour le dédain de notre commerce ; il ne
[12]

nous estimait capables ni de bien ni de mal faire.


De même marque fut la réponse de Statilius, auquel Brutus parla pour le joindre
à la conspiration contre César ; il trouva l’entreprise juste, mais il ne trouva pas
les hommes dignes pour lesquels on se mît aucunement en peine ;[13]

conformément à la discipline de Hégésias qui disait le sage ne devoir rien


[14] [15] [16]

faire que pour soi ; d’autant que seul il est digne pour qui on fasse ; et à celle de
Théodore, que c’était injustice que le sage se hasarde pour le bien de son pays, et
qu’il mette en péril la sagesse pour des fols.
Notre propre et péculière condition est autant ridicule que risible.
[17]
(I, L, De Démocrite et Héraclite.)

B
…J’ai en général ceci que, de toutes les opinions que l’ancienneté a eues de
l’homme en gros , celles que j’embrasse plus volontiers et auxquelles je
[18]

m’attache le plus, ce sont celles qui nous méprisent, avilissent et anéantissent le [19]

plus. La philosophie ne me semble jamais avoir si beau jeu que quand elle
combat notre présomption et vanité, quand elle reconnaît de bonne foi son
irrésolution, sa faiblesse et son ignorance . Il me semble que la mère nourrice
[20]

des plus fausses opinions et publiques et particulières, c’est la trop bonne opinion
que l’homme a de soi. Ces gens qui se perchent à chevauchons sur l’épicycle [21] [22]

de Mercure, qui voient si avant dans le ciel, ils m’arrachent les dents ; car, en
l’étude que je fais, duquel le sujet c’est l’homme, trouvant une si extrême variété
de jugements, un si profond labyrinthe de difficultés les unes sur les autres, tant
de diversité et incertitude en l’école même de la sapience , vous pouvez penser,[23]

puisque ces gens-là n’ont pu se résoudre de la connaissance d’eux-mêmes et de


[24]

leur propre condition, qui est continuellement présente à leurs yeux, qui est dans
eux ; puisqu’ils ne savent comment branle ce qu’eux-mêmes font branler, ni
comment nous peindre et déchiffrer les ressorts qu’ils tiennent et manient eux-
mêmes, comment je les croirais de la cause du flux et reflux de la rivière du Nil.
[25]

La curiosité de connaître les choses a été donnée aux hommes pour fléau, dit la
sainte Parole . [26]

(II, XVII, De la présomption.)

Notes du chapitre
[1] ↑ Néant de valeur. Les textes donnés sous ce titre sont, pour l’essentiel, de la première édition.
[2] ↑ Juvénal, X, v. 28-30 (add. de 1588).
[3] ↑ Les insensés par opposition aux sages.
[4] ↑ Sans valeur.
[5] ↑ Sans valeur.
[6] ↑ S’amusait tout seul.
[7] ↑ Témoignant d’un complet dédain pour.
[8] ↑ Cf. Cicéron, Tusc., V, 32.
[9] ↑ Sévère.
[10] ↑ Timon le Misanthrope (Ve s. av. J.-C.).
[11] ↑ Fréquentation.
[12] ↑ Fuyait notre compagnie.
[13] ↑ Dignes qu’on se mît en peine, de quelque façon que ce fût, pour eux.
[14] ↑ Jusqu’à la fin : add. manuscrite.
[15] ↑ Enseignement.
[16] ↑ Philosophe de l’école cyrénaïque, ainsi que Théodore l’Athée. Cf. Diogène Laërce, Vie d’Aristippe.
[17] ↑ Particulière.
[18] ↑ En général. Il ne s’agit plus seulement de l’insensé mais de l’homme comme tel.
[19] ↑ Nous tiennent pour dénués de valeur.
[20] ↑ C’est ce que font les Sceptiques.
[21] ↑ À califourchon.
[22] ↑ Astronomie ancienne : cercle qu’un astre est supposé décrire, tandis que le centre de ce cercle décrit
lui-même un cercle autour de la terre (concentrique) ou d’un point voisin de la terre (excentrique).
[23] ↑ « École de la sapience » : philosophie.
[24] ↑ Aboutir à une solution.
[25] ↑ Les éditions de 1580 à 1588 incluse ajoutaient ici : « du mouvement de la huitième sphère ». On
attribuait à la sphère porteuse des étoiles fixes jusqu’à trois mouvements : le mouvement diurne, le
mouvement de la précession (d’un tour en 36 000 ans) et le mouvement de trépidation (cf. p. 145, note 9).
[26] ↑ D’après Ecclésiaste, I. Sentence inscrite sur une solive de la « libraire » de Montaigne.
8. Le « mignon de nature »

C
onsidérons donc pour cette heure l’homme seul, sans secours étranger,
armé seulement de ses armes et dépourvu de la grâce et connaissance
divine, qui est tout son honneur, sa force et le fondement de son être.
Voyons combien il a de tenue en ce bel équipage. Qu’il me fasse entendre par
l’effort de son discours, sur quels fondements il a bâti ces grands avantages qu’il
pense avoir sur les autres créatures. Qui lui a persuadé que ce branle admirable
de la voûte céleste, la lumière éternelle de ces flambeaux roulant si fièrement sur
sa tête, les mouvements épouvantables de cette mer infinie, soient établis et se
continuent tant de siècles pour sa commodité et pour son service ? Est-il possible
de rien imaginer si ridicule que cette misérable et chétive créature, qui n’est pas
seulement maîtresse de soi, exposée aux offenses de toutes choses, se dise
maîtresse et empérière de l’univers, duquel il n’est pas en sa puissance de
[1]

connaître la moindre partie, tant s’en faut de la commander ? Et ce privilège qu’il


s’attribue d’être seul en ce grand bâtiment, qui ait la suffisance d’en reconnaître
[2]

la beauté et les pièces, seul qui en puisse rendre grâces à l’architecte et tenir
compte de la recette et mise du monde , qui lui a scellé ce privilège ? Qu’il nous
[3]

montre lettres de cette belle et grande charge.


[4]

(II, XII, Apol. de Raymond Sebond, éd. Plattard, p. 168.)


La présomption est notre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et
frêle de toutes les créatures, c’est l’homme, et quant et quant [5]
la plus
orgueilleuse. Elle se sent et se voit logée ici, parmi la bourbe et le fient du monde,
attachée et clouée à la pire, plus morte et croupie partie de l’univers, au
[6] [7]

dernier étage du logis et le plus éloigné de la voûte céleste, avec les animaux de la
pire condition des trois ; et se va plantant par imagination au-dessus du cercle
[8]

de la lune et ramenant le ciel sous ses pieds. C’est par la vanité de cette même
[9]

imagination qu’il s’égale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines, qu’il se
[10]

trie soi-même et sépare de la presse des autres créatures, taille les parts aux
animaux ses confrères et compagnons, et leur distribue telle portion de facultés
et de forces que bon lui semble. Comment connaît-il, par l’effort de son
intelligence, les branles internes et secrets des animaux ? Par quelle comparaison
d’eux à nous conclut-il la bêtise qu’il leur attribue ?
(Ibid., p. 172.)
… Pourquoi ne dira un oison ainsi [11]
: « Toutes les pièces de l’univers me
regardent [12]
; la terre me sert à marcher, le soleil à m’éclairer, les étoiles à
m’inspirer leurs influences ; j’ai telle commodité des vents, telle des eaux ; il
[13]

n’est rien que cette voûte regarde si favorablement que moi ; je suis le mignon de
nature ; est-ce pas l’homme qui me traite, qui me loge, qui me sert ? C’est pour
moi qu’il fait et semer et moudre ; s’il me mange, aussi fait-il l’homme son [14]

compagnon, et si fais-je moi les vers qui le tuent et qui le mangent. » Autant en
dirait une grue, et plus magnifiquement encore pour la liberté de son vol et la
possession de cette belle et haute région : tant la nature est une adroite
amadoueuse et une habile entremetteuse pour elle-même . [15]

Or donc, par ce même train, pour nous sont les destinées, pour nous le monde ; il
luit , il tonne pour nous ; et le créateur et les créatures, tout est pour nous. C’est
[16]

le but et le point où vise l’université des choses. Regardez le registre que la


[17]

philosophie a tenu, deux mille ans et plus, des affaires célestes : les dieux n’ont
agi, n’ont parlé que pour l’homme ; elle ne leur attribue autre consultation et
autre vacation … [18]

(Ibid., p. 294.)

Notes du chapitre
[1] ↑ Impératrice.
[2] ↑ Capacité.
[3] ↑ Déterminer par différence entre les biens et les maux ce que vaut la création (« mise » : ce que coûte le
monde, la rançon de son existence).
[4] ↑ Lettres patentes l’investissant de.
[5] ↑ En même temps.
[6] ↑ Parce qu’immobile.
[7] ↑ Du fait de la stagnation.
[8] ↑ Aériens, aquatiques, terrestres. Dans la hiérarchie traditionnelle des éléments, l’air est plus noble que
l’eau et l’eau que la terre.
[9] ↑ L’homme qui, dans la conception gréco-chrétienne d’un univers fini et hiérarchisé, se place lui-même au
bas de l’échelle, parmi les êtres corruptibles du monde sublunaire, prétend cependant atteindre par la
pensée les substances incorruptibles (« imagination » : pensée).
[10] ↑ Prérogatives. L’homme s’attribue le droit de hiérarchiser les créatures selon ce qu’elles valent.
[11] ↑ C’est ainsi précisément que Sebond, mutatis mutandis, fait parler l’homme (Théologie Naturelle, chap.
97). Mais un khéniocentrisme serait aussi justifié que l’anthropocentrisme de l’image traditionnelle du
monde. Le présent texte est une add. de 1588. Les deux précédents figuraient dans l’édition de 1580 et n’ont
pas subi de retouche importante.
[12] ↑ Regardent vers moi (je suis la fin et la signification de toute la nature).
[13] ↑ Communiquer.
[14] ↑ Il mange aussi.
[15] ↑ Parce qu’elle porte chaque espèce de ses créatures à se préférer à toute autre. La phrase est de Cicéron,
De natura deorum, I, 27.
[16] ↑ Impersonnel.
[17] ↑ Ensemble.
[18] ↑ Occupation.
9. Imperscrutable divinité

I
l m’a toujours semblé qu’à un homme chrétien cette sorte de parler est
[1]

pleine d’indiscrétion et d’irrévérence : Dieu ne peut mourir, Dieu ne se peut


dédire, Dieu ne peut faire ceci ou cela. Je ne trouve pas bon d’enfermer ainsi
la puissance divine sous les lois de notre parole . Et l’apparence qui s’offre à
[2] [3]

nous en ces propositions, il la faudrait représenter plus révéremment et plus


religieusement .[4]

Notre parler a ses faiblesses et ses défauts, comme tout le reste. La plupart des
occasions des troubles du monde sont grammairiennes. Nos procès ne naissent
que du débat de l’interprétation des lois ; et la plupart des guerres, de cette
impuissance de n’avoir su clairement exprimer les conventions et traités d’accord
des princes. Combien de querelles et combien importantes a produit au monde le
doute du sens de cette syllabe : hoc ! [5]

… Voyez comment on se prévaut de cette sorte de parler pleine d’irrévérence.


Aux disputes qui sont à présent en notre religion, si vous pressez trop les
adversaires, ils vous diront tout détroussément qu’il n’est pas en la puissance de
[6]

Dieu de faire que son corps soit en paradis et en la terre, et en plusieurs lieux
ensemble. Et ce moqueur ancien , comme il en fait son profit ! Au moins, dit-il,
[7]

est-ce une non légère consolation à l’homme de ce qu’il voit Dieu ne pouvoir pas
toutes choses ; car il ne se peut tuer quand il le voudrait, qui est la plus grande
[8]

faveur que nous ayons en notre condition ; il ne peut faire les mortels immortels ;
ni revivre les trépassés, ni que celui qui a vécu n’ait point vécu, celui qui a eu des
honneurs ne les ait point eus ; n’ayant autre droit sur le passé que de l’oubliance [9]

. Et, afin que cette société de l’homme à Dieu s’accouple encore par des
[10]

exemples plaisants, il ne peut faire que deux fois dix ne soient vingt. Voilà ce qu’il
dit, et qu’un chrétien devrait éviter de passer par sa bouche, la où , au rebours,
[11]

il semble que les hommes recherchent cette folle fierté de langage, pour ramener
Dieu à leur mesure :
Que demain le Père remplisse le ciel d’un nuage noir ou d’un clair soleil, il ne pourra
pour autant rendre vain le passé, il ne pourra changer ou faire que ne soit pas arrivé ce
que l’heure a une fois emporté en fuyant . [12]

Quand nous disons que l’infinité des siècles, tant passés qu’à venir, n’est à Dieu
qu’un instant ; que sa bonté, sapience, puissance sont même chose avec son
essence, notre parole le dit, mais notre intelligence ne l’appréhende point. Et [13]

toutefois notre outrecuidance veut faire passer la divinité par notre étamine . Et [14]
de là s’engendrent toutes les rêveries et erreurs desquelles le monde se trouve
saisi, ramenant et pesant à sa balance chose si éloignée de son poids . [15]

(II, XII, Apol. de Raymond Sebond, éd. citée, p. 285-287.)


Nous disons bien puissance, vérité, justice : ce sont paroles qui signifient
[16]

quelque chose de grand ; mais cette chose-là, nous ne la voyons aucunement, ni


ne la concevons. Nous disons que Dieu craint, que Dieu se courrouce, que Dieu
aime,
Exprimant l’essence immortelle en langage mortel ; [17]

ce sont toutes agitations et émotions qui ne peuvent loger en Dieu selon notre
forme ; ni nous, l’imaginer selon la sienne. C’est à Dieu seul de se connaître et
[18] [19]

d’interpréter ses ouvrages. Et le fait en notre langue, improprement, pour


[20]

s’avaler et descendre à nous, qui sommes à terre, couchés. La prudence,


[21]

comment lui peut-elle convenir, qui est l’élite entre le bien et le mal, vu que nul [22]

mal ne le touche ? Quoi la raison et l’intelligence, desquelles nous nous servons


[23]

pour, par les choses obscures, arriver aux apparentes, vu qu’il n’y a rien d’obscur
à Dieu ? La justice, qui distribue à chacun ce qui lui appartient, engendrée pour la
société et communauté des hommes, comment est-elle en Dieu ? La tempérance,
comment ? qui est la modération des voluptés corporelles, qui n’ont nulle place
en la divinité. La fortitude à porter la douleur, le labeur, les dangers, lui
[24]

appartiennent aussi peu, ces trois choses n’ayant nul accès près de lui. Par quoi
Aristote le tient également exempt de vertu et de vice.
(Ibid., p. 243-244.)
Nous avons vie , raison et liberté, estimons la bonté, la charité et la justice : ces
[25]

qualités sont donc en lui. Somme le bâtiment et le débâtiment, les conditions


[26] [27] [28]

de la divinité se forgent par l’homme, selon la relation à soi. Quel patron et quel
modèle ! Étirons, élevons et grossissons les qualités humaines tant qu’il nous
plaira ; enfle-toi, pauvre homme, et encore, et encore, et encore :
Non, pas même si tu éclatais [tu n’en approcherais]
[29]

Assurément, quand ils se représentent Dieu, qu’ils ne peuvent concevoir, c’est eux-
mêmes qu’ils se représentent ; loin de le comparer à lui-même, c’est eux qu’ils
comparent à eux-mêmes . [30]

Es choses naturelles, les effets ne rapportent qu’à demi leurs causes : quoi celle-
[31]

ci ? elle est au-dessus de l’ordre de nature ; sa condition est trop hautaine ,


[32] [33] [34]

trop éloignée et trop maîtresse , pour souffrir que nos conclusions l’attachent et
[35]

la garrottent. Ce n’est par nous qu’on y arrive, cette route est trop basse. Nous ne
sommes non plus près du ciel sur le Mont-Cenis qu’au fond de la mer ; consultez-
en , pour voir, avec votre astrolabe .
[36] [37]

(Ibid., p. 291-292.)
L’homme ne peut être que ce qu’il est, ni imaginer que selon sa portée. C’est plus
grande présomption , dit Plutarque, à ceux qui ne sont qu’hommes
[38]

d’entreprendre de parler et discourir des dieux et des demi-dieux que ce n’est à


un homme ignorant de musique, vouloir juger de ceux qui chantent, ou à un
homme qui ne fut jamais au camp, vouloir disputer des armes et de la guerre, en
présumant comprendre par quelque légère conjecture les effets d’un art qui est
hors de sa connaissance.
(Ibid., p. 275.)

Notes du chapitre
[1] ↑ Ce premier texte se lit déjà dans l’édition de 1580. Il est resté pratiquement inchangé.
[2] ↑ Principes logiques (identité, non-contradiction, tiers exclu).
[3] ↑ Apparence de raison.
[4] ↑ Que par un « Dieu ne peut » péremptoire et tranchant.
[5] ↑ « Hoc est corpus meum », parole prononcée par Jésus-Christ au moment de la Cène (cf. Matthieu, 26).
Allusion à la querelle de la transsubstantiation.
[6] ↑ Ouvertement.
[7] ↑ Pline, Hist. Naturelle, II, 23.
[8] ↑ Ce qui.
[9] ↑ Que celui de l’oublier.
[10] ↑ Rapprochement.
[11] ↑ Alors que.
[12] ↑ Horace, Odes, III, XXIX, v. 43-48.
[13] ↑ Comprend.
[14] ↑ Jugement.
[15] ↑ Mesure.
[16] ↑ Jusqu’à « selon la sienne » : add. de 1588.
[17] ↑ Lucrèce, V, v. 122.
[18] ↑ Nature.
[19] ↑ Concevoir.
[20] ↑ La suite du paragraphe est une add. manuscrite.
[21] ↑ S’abaisser.
[22] ↑ Choix.
[23] ↑ Que dire de.
[24] ↑ Courage.
[25] ↑ Ce texte, sauf la citation de saint Augustin (add. manuscrite), est une add. de 1588.
[26] ↑ En somme.
[27] ↑ Construction mentale, conception.
[28] ↑ Attributs.
[29] ↑ Horace, Satires, II, III, v. 318.
[30] ↑ Saint Augustin, Cité de Dieu, XII, 17.
[31] ↑ Ne manifestent.
[32] ↑ Qu’en est-il de celle-ci (Dieu) ?
[33] ↑ Essence.
[34] ↑ Haute.
[35] ↑ Transcendante.
[36] ↑ Examinez cela.
[37] ↑ Instrument qui servait à déterminer la hauteur des astres au-dessus de l’horizon.
[38] ↑ Cette phrase est une add. de 1588.

10. Insondable nature
Toutefois nous
prescrivons des bornes, nous
tenons sa puissance assiégée
par nos raisons (j’appelle raison nos rêveries et nos songes avec la dispense de
[1]

la philosophie, qui dit le fol même et le méchant forcener par raison, mais que
[3]

c’est une raison de particulière forme) ; nous le voulons asservir aux apparences
[4]
vaines et faibles de notre entendement, lui qui a fait et nous et notre
connaissance . Parce que rien ne se fait de rien, Dieu n’aura su bâtir le monde
[5]
lui

[2]

sans matière. Quoi ! Dieu nous a-t-il mis en mains les clefs et les derniers ressorts
de sa puissance ? S’est-il obligé à n’outrepasser les bornes de notre science ? Mets
le cas , ô homme, que tu aies pu remarquer ici quelques traces de ses effets :
[6] [7]

penses-tu qu’il y ait employé tout ce qu’il a pu et qu’il ait mis toutes ses formes [8]

et toutes ses idées en cet ouvrage ? Tu ne vois que l’ordre et la police de ce petit [9]

caveau où tu es logé, au moins si tu la vois : sa divinité a une juridiction infinie


au-delà ; cette pièce n’est rien au prix du tout :
toutes ces choses, y compris le ciel et la terre et la mer, ne sont rien auprès de
l’ensemble de tous les ensembles : [10]

c’est une loi municipale que tu allègues, tu ne sais pas quelle est l’universelle.
Attache-toi à ce à quoi tu es sujet, mais non pas lui ; il n’est pas ton confrère, ou
concitoyen, ou compagnon ; s’il s’est aucunement communiqué à toi, ce n’est
[11]

pas pour se ravaler à ta petitesse, ni pour te donner le contrôle de son pouvoir. Le


corps humain ne peut voler aux nues, c’est pour toi ; le soleil branle sans séjour
[12]

sa course ordinaire ; les bornes des mers et de la terre ne se peuvent


[13]

confondre ; l’eau est instable et sans fermeté ; un mur est, sans froissure , [14]

impénétrable à un corps solide ; l’homme ne peut conserver sa vie dans les


flammes ; il ne peut être et au ciel et en la terre, et en mille lieux ensemble
corporellement. C’est pour toi qu’il a fait ces règles ; c’est toi qu’elles attachent. Il
a témoigné aux chrétiens qu’il les a toutes franchies, quand il lui a plu . De vrai, [15]

pourquoi, tout puissant comme il est, aurait-il restreint ses forces à certaine
mesure ? En faveur de qui aurait-il renoncé son privilège ? Ta raison n’a en
[16]

aucune autre chose plus de vérisimilitude et de fondement qu’en ce qu’elle te


[17]

persuade la pluralité des mondes :


La terre et le soleil, la lune, la mer et tout le reste, ne sont pas uniques, mais existent au
contraire en nombre innombrable . [18]
Les plus fameux esprits du temps passé l’ont crue , et aucuns des nôtres
[19] [20]

mêmes, forcés par l’apparence de la raison humaine. D’autant qu’en ce bâtiment


que nous voyons, il n’y a rien seul et un,
puisque, dans la totalité des choses, il n y en a aucune qui soit en un seul exemplaire,
qui naisse unique et qui grandisse unique et seule en son genre , [21]

et que toutes les espèces sont multipliées en quelque nombre ; par où il semble
n’être pas vraisemblable que Dieu ait fait ce seul ouvrage sans compagnon, et que
la matière de cette forme ait été toute épuisée en ce seul individu : [22]

Il faut donc avouer, je le répète, qu’il existe ailleurs d’autres agrégats de matière
analogues à ce monde-ci que l’éther enveloppe dans une étreinte avide , [23]

notamment si c’est un animant , comme ses mouvements le rendent si croyable


[24]

[…]. Or s’il y a plusieurs mondes, comme Démocrite, Épicure et presque toute la


philosophie a pensé, que savons-nous si les principes et les règles de celui-ci
touchent pareillement les autres ? Ils ont à l’aventure autre visage et autre
[25] [26]

police. Épicure les imagine ou semblables ou dissemblables . Nous voyons en ce [27]

monde une infinie différence et variété pour la seule distance des lieux. Ni le
[28]

blé, ni le vin se voit ni aucun de nos animaux en ces nouvelles terres que nos
pères ont découvertes ; tout y est divers . Et, au temps passé, voyez en combien
[29]

de parties du monde on n’avait connaissance ni de Bacchus ni de Cérès . Qui en [30]

voudra croire Pline et Hérodote, il y a des espèces d’hommes en certains endroits


qui ont fort peu de ressemblance à la nôtre.
… Davantage, combien y a-t-il de choses en notre connaissance, qui combattent
ces belles règles que nous avons taillées et prescrites à nature ? Et nous
entreprenons d’y attacher Dieu même ! Combien de choses appelons-nous
miraculeuses et contre nature ? Cela se fait par chaque homme et par chaque
[31]

nation selon la mesure de son ignorance. Combien trouvons-nous de propriétés


occultes et de quintessences ? Car, aller selon nature, pour nous, ce n’est qu’aller
selon notre intelligence, autant qu’elle peut suivre et autant que nous y voyons :
ce qui est au-delà est monstrueux et désordonné. Or, à ce compte, aux plus avisés
et aux plus habiles, tout sera donc monstrueux : car, à ceux-là, l’humaine raison
[32]

a persuadé qu’elle n’avait ni pied, ni fondement quelconque.


(II, XII, Apol. de Raymond Sebond, éd. citée, p. 280-283.)

Notes du chapitre
[1] ↑ Folies.
[2] ↑ Illusions.
[3] ↑ Devenir forcené, perdre la raison.
[4] ↑ Évidences.
[5] ↑ Faculté de connaissance.
[6] ↑ Suppose.
[7] ↑ En ce monde.
[8] ↑ Modèles de créatures possibles.
[9] ↑ Organisation.
[10] ↑ Lucrèce, VI, v. 678-679.
[11] ↑ En quelque façon.
[12] ↑ Cette loi ne vaut que pour toi.
[13] ↑ Sans repos.
[14] ↑ Sans détérioration.
[15] ↑ Dans l’ordre : ascension, Josué arrêtant le soleil, déluge, Jésus marchant sur les eaux, Jésus entrant
dans le Cénacle portes closes, les trois Hébreux restés vivants dans la fournaise, (Daniel, 3), eucharistie.
[16] ↑ À une limite déterminée.
[17] ↑ Vraisemblance.
[18] ↑ Lucrèce, II, v. 1085-1086. Cette citation de Lucrèce et les deux suivantes sont des additions de 1588.
Pour le reste, le texte de 1580 n’a pas subi de modifications importantes.
[19] ↑ Notamment Anaximandre, Démocrite, les Épicuriens.
[20] ↑ Certains auteurs chrétiens (p. ex. Origène).
[21] ↑ Lucrèce, ibid., v. 1077-1078.
[22] ↑ Comme le pensait, p. ex., saint Thomas.
[23] ↑ Lucrèce, ibid., v. 1064-1066.
[24] ↑ Un vivant.
[25] ↑ Concernent.
[26] ↑ Peut-être.
[27] ↑ Lettre à Hérodote, 45.
[28] ↑ Par suite de.
[29] ↑ Différent.
[30] ↑ Ni de la vigne, ni du blé.
[31] ↑ Selon.
[32] ↑ Pour les sceptiques, la nature même ne sera qu’un miracle perpétuel.
11. Les songes de l’intelligence
V oyons si nous avons quelque peu plus de clarté en la connaissance des
choses humaines et naturelles.
N’est-ce pas une ridicule entreprise, à celles auxquelles, par notre propre
confession , notre science ne peut atteindre, leur aller forgeant un autre corps,
[1]

et prêtant une forme fausse, de notre invention : comme il se voit au


[2]

mouvement des planètes, auquel d’autant que notre esprit ne peut arriver, ni
imaginer sa naturelle conduite, nous leur prêtons, du nôtre, des ressorts
matériels, lourds et corporels. Vous diriez que nous avons eu des cochers, des
charpentiers et des peintres, qui sont allés dresser là-haut des engins à divers
mouvements . [3]

… Tout ainsi que les femmes emploient des dents d’ivoire où les leurs naturelles
leur manquent, et, au lieu de leur vrai teint, en forgent un de quelque matière
étrangère ; comme elles font des cuisses de drap et de feutre, et de l’embonpoint
de coton, et, au vu et su d’un chacun, s’embellissent d’une beauté fausse et
empruntée : ainsi fait la science (et notre droit même a, dit-on, des fictions
légitimes sur lesquelles il fonde la vérité de sa justice) ; elle nous donne en
paiement et en présupposition les choses qu’elle-même nous apprend être
inventées : car ces épicycles , excentriques, concentriques, de quoi l’astrologie
[4] [5]

s’aide à conduire le branle de ses étoiles , elle nous les donne pour le mieux
[6]

qu’elle ait su inventer en ce sujet ; comme aussi au reste la philosophie nous


[7]

présente non pas ce qui est, ou ce qu’elle croit, mais ce qu’elle forge ayant plus [8]

d’apparence et de gentillesse .
[9] [10]

… Ce n’est pas au ciel seulement qu’elle envoie ses cordages, ses engins et ses
roues. Considérons un peu ce qu’elle dit de nous-mêmes et de notre contexture. Il
n’y a pas plus de rétrogradation , trépidation , accession , reculement ,
[11] [12] [13] [14]

ravissement aux astres et corps célestes, qu’ils en ont forgé en ce pauvre petit
[15]

corps humain. Vraiment ils ont eu par là raison de l’appeler le petit monde, tant
ils y ont employé de pièces et de visages à le maçonner et bâtir. Pour
accommoder les mouvements qu’ils voient en l’homme, les diverses fonctions et
[16]

facultés que nous sentons en nous, en combien de parties ont-ils divisé notre âme
? En combien de sièges logée ? À combien d’ordres et étages ont-ils départi ce
[17] [18]

pauvre homme, outre les naturels et perceptibles ? Et à combien d’offices et de


vacations ? Ils en font une chose publique imaginaire. C’est un sujet qu’ils
[19] [20]

tiennent et qu’ils manient : on leur laisse toute puissance de la découdre, ranger,


rassembler et étoffer, chacun à sa fantaisie ; et si , ne le possèdent pas encore.
[21]

Non seulement en vérité, mais en songe même, ils ne le peuvent régler, qu’il ne
s’y trouve quelque cadence ou quelque son qui échappe à leur architecture, toute
énorme qu’elle est et rapiécée de mille lopins faux et fantastiques. Et ce n’est
[22]

pas raison de les excuser. Car, aux peintres, quand ils peignent le ciel, la terre,
[23]

la mer, les monts, les îles écartées, nous leur condonnons qu’ils nous en
[24]

rapportent seulement quelque marque légère ; et, comme de choses ignorées


[25]

nous contentons d’un tel ombrage et feinte. Mais quand ils nous tirent après le
naturel en un sujet qui nous est familier et connu, nous exigeons d’eux une
[26]

parfaite et exacte représentation des linéaments et des couleurs, et les méprisons


s’ils y faillent.
(II, XII, Apol. de Raymond Sebond, éd. citée, p. 299-302.)
Le ciel et les étoiles ont branlé trois mille ans ; tout le monde l’avait ainsi cru
jusqu’à ce que Cléanthe le Samien ou, selon Théophraste, Nicetas Syracusien
[27] [28]

s’avisât de maintenir que c’était la terre qui se mouvait par le cercle oblique du
Zodiaque tournant à l’entour de son essieu ; et, de notre temps, Copernic a si
[29]

bien fondé cette doctrine qu’il s’en sert très réglément à toutes les conséquences
astronomiques. Que prendrons-nous de là, sinon qu’il ne nous doit chaloir [30]

lequel ce soit des deux ? Et qui sait qu’ une tierce opinion, d’ici à mille ans ne
[31]

renverse les deux précédentes ?


Ainsi le temps, en s’écoulant, change le sort des choses, et ce qui fut jugé précieux finit
par perdre toute estime ; autre chose prend sa place et sort de l’ombre et du mépris ;
elle se voit chaque jour recherchée davantage, sa découverte est fleurie d’éloges, et c’est
d’un prestige étonnant qu’elle jouit parmi les hommes . [32]

Ainsi, quand il se présente à nous quelque doctrine nouvelle, nous avons grande
occasion de nous en défier, et de considérer qu’avant qu’elle fût produite, sa
[33]

contraire était en vogue ; et, comme elle a été renversée par celle-ci, il pourra
naître à l’avenir une tierce invention qui choquera de même la seconde. Avant
que les principes qu’Aristote a introduits fussent en crédit, d’autres principes
contentaient la raison humaine, comme ceux-ci nous contentent à cette heure.
Quelles lettres ont ceux-ci, quel privilège particulier, que le cours de notre
[34] [35]

invention s’arrête à eux, et qu’à eux appartient pour tout le temps à venir la
possession de notre créance ? Ils ne sont non plus exempts du boute-hors
qu’étaient leurs devanciers. Quand on me presse d’un nouvel argument, c’est à
moi à estimer que, ce à quoi je ne puis satisfaire , un autre y satisfera ; car de
[36]

croire toutes les apparences desquelles nous ne pouvons nous défaire, c’est une
grande simplesse. Il en adviendrait par là que tout le vulgaire, et nous sommes
tous du vulgaire, aurait sa créance contournable comme une girouette ; car leur [37]

âme, étant molle et sans résistance, serait forcée de recevoir sans cesse autres et
autres impressions, la dernière effaçant toujours la trace de la précédente. Celui
qui se trouve faible, il doit répondre, suivant la pratique, qu’il en parlera à son
conseil , ou s’en rapporter aux plus sages, desquels il a reçu son apprentissage.
[38]

Combien y a-t-il que la médecine est au monde ? On dit qu’un nouveau venu,
qu’on nomme Paracelse , change et renverse tout l’ordre des règles anciennes,
[39]

et maintient que jusqu’à cette heure elle n’a servi qu’à faire mourir les hommes.
Je crois qu’il vérifiera aisément cela ; mais de mettre ma vie à la preuve de sa [40]

nouvelle expérience, je trouve que ce ne serait pas grand’sagesse.


(Ibid., p. 352-353.)

Notes du chapitre
[1] ↑ Aveu.
[2] ↑ Structure.
[3] ↑ Il faut songer à ces orbes solides et transparents que l’on voit représentés dans les livres des astronomes
du XVIe siècle.
[4] ↑ Dans le système de Ptolémée, une planète décrit un cercle appelé « épicycle » dont le centre décrit lui-
même un cercle dit « déférent » excentrique à la Terre.
[5] ↑ Astronomie.
[6] ↑ Il s’agit avant tout des sept astres « errants » (soleil, lune et les cinq planètes).
[7] ↑ En tout autre domaine.
[8] ↑ Le plus.
[9] ↑ Plausibilité.
[10] ↑ Élégance.
[11] ↑ Mouvement d’un astre en sens inverse de l’ordre des signes du zodiaque.
[12] ↑ Balancement prétendu du firmament. Plus précisément : mouvement de rotation de la sphère des fixes
autour de son axe alternativement dans un sens (accès) et dans le sens inverse (recès), la périodicité du
phénomène étant de plusieurs centaines d’années. Cette théorie, non inventée mais développée par Thâbit
ben Kourrah (astronome arabe du IXe s.), reposait sur des observations dont Tycho-Brahé a montré qu’elles
étaient fausses.
[13] ↑ Accélération du mouvement d’un astre.
[14] ↑ Apparente marche à reculons par suite d’un ralentissement.
[15] ↑ Occultation.
[16] ↑ Rendre compte.
[17] ↑ En.
[18] ↑ Réparti.
[19] ↑ Fonctions.
[20] ↑ République.
[21] ↑ Pourtant.
[22] ↑ Monstrueuse.
[23] ↑ Et il n’est pas juste. Ce qui suit est une add. manuscrite. Pour le reste, le présent texte et le suivant se
trouvent déjà à peu près tels quels dans l’édition de 1580.
[24] ↑ Permettons.
[25] ↑ Représentent.
[26] ↑ Peignent d’après nature.
[27] ↑ Il s’agit d’Aristarque de Samos. Plutarque avait écrit (De la face que l’on voit dans le rond de la lune, §
6) : « Cléanthe estimait que les Grecs devaient traduire en justice Aristarque le Samien et le condamner pour
blasphème envers les dieux, comme déplaçant le foyer du monde. » Une faute de copiste a induit en erreur
Amyot (qui a traduit les Œuvres Morales de Plutarque en 1572) et par là Montaigne.
[28] ↑ Montaigne tient le renseignement de Cicéron, Acad., II, § 39. Mais il s’agit en réalité d’Hicétas de
Syracuse. Cf. Duhem, Système du Monde, I, p. 22.
[29] ↑ Tout en tournant autour de son axe. C’est du moins ce qu’a écrit Plutarque (ibid.). On peut douter
qu’Amyot comprenne qu’il s’agit de la rotation de la terre sur elle-même, car il ne traduit pas le mot grec άμα
(en même temps).
[30] ↑ Soucier.
[31] ↑ Si.
[32] ↑ Lucrèce, V, v. 1276-1280.
[33] ↑ Grandement raison.
[34] ↑ Actes de chancellerie rédigés sous forme de lettres et conférant un titre.
[35] ↑ D’après lesquels.
[36] ↑ Répondre.
[37] ↑ Renvoie au nom collectif « vulgaire ».
[38] ↑ Avocat.
[39] ↑ Médecin suisse. Il combattit l’explication traditionnelle des phénomènes pathologiques par l’action des
quatre humeurs (doctrine de Galien), lui substituant une explication chimique, ce qui l’amena à donner une
plus grande part, dans la thérapeutique, aux remèdes minéraux. Sa doctrine fut l’objet d’âpres discussions. Il
eut de nombreux disciples, notamment en Italie et en Allemagne, mais en France, il fut combattu par la
plupart des médecins.
[40] ↑ À l’épreuve.
12. Inintelligible immortalité

C
royons-nous que Platon, lui qui a eu ses conceptions si célestes, et si
grande accointance à la divinité, que le surnom lui en est demeuré , ait
[1] [2]

estimé que l’homme, cette pauvre créature, eût rien en lui applicable à [3]

cette incompréhensible puissance ? et qu’il ait cru que nos prises languissantes [4]

fussent capables, ni la force de notre sens assez robuste, pour participer à la


béatitude ou peine éternelle ? Il faudrait lui dire de la part de la raison humaine :
« Si les plaisirs que tu nous promets en l’autre vie sont de ceux que j’ai sentis çà-
bas, cela n’a rien de commun avec l’infinité. Quand tous mes cinq sens de nature
seraient combles de liesse, et cette âme saisie de tout le contentement qu’elle peut
désirer et espérer, nous savons ce qu’elle peut : cela, ce ne serait encore rien. S’il
y a quelque chose du mien, il n’y a rien de divin. Si cela n’est autre que ce qui
peut appartenir à cette nôtre condition présente, il ne peut être mis en compte.
Tout contentement des mortels est mortel . La reconnaissance de nos parents,
[5]

de nos enfants et de nos amis, si elle nous peut toucher et chatouiller en l’autre
monde, si nous tenons encore à un tel plaisir, nous sommes dans les commodités
terrestres et finies. Nous ne pouvons dignement concevoir la grandeur de ces
[6]

hautes et divines promesses, si nous les pouvons aucunement concevoir : pour


[7]

dignement les imaginer, il faut les imaginer inimaginables, indicibles et


incompréhensibles, et parfaitement autres que celles de notre misérable
[8]

expérience. “Œil ne saurait voir, dit saint Paul, et ne peut monter en cœur
d’homme l’heur que Dieu a préparé aux siens.” Et si, pour nous en rendre
capables, on reforme et rechange notre être (comme tu dis, Platon, par tes
purifications ), ce doit être d’un si extrême changement et si universel que, par
[9] [10]

la doctrine physique, ce ne sera plus nous,


C’était Hector qui combattait ; mais celui que traînaient les chevaux d’Achille ce n’était
plus Hector . [11]

« Ce sera quelque autre chose qui recevra ces récompenses,


Ce qui change se dissout, par conséquent périt : les parties se séparent et l’agencement
en est modifié . [12]

Car, en la métempsychose de Pythagore et changement d’habitation qu’il


[13]

imaginait aux âmes, pensons-nous que le lion dans lequel est l’âme de César
épouse les passions qui touchaient César, ni que ce soit lui ? Si c’était encore lui,
[14]

ceux-là [15]
auraient raison qui, combattant cette opinion contre Platon, lui
reprochent que le fils se pourrait trouver à chevaucher sa mère, revêtue d’un
corps de mule, et semblables absurdités. Et pensons-nous qu’ès mutations qui se
font des corps des animaux en autres de même espèce, les nouveaux venus ne
soient autres que leurs prédécesseurs ? Des cendres d’un phénix s’engendre, dit-
on, un ver, et puis un autre phénix ; ce second phénix, qui peut imaginer qu’il ne
soit autre que le premier ? Les vers qui font notre soie, on les voit comme mourir
et assécher, et de ce même corps se produire un papillon, et de là un autre ver,
qu’il serait ridicule estimer être encore le premier. Ce qui a cessé une fois d’être
n’est plus.
Et quand bien même, après note mort, le temps viendrait à bout de rassembler toute
notre matière et delà replacer comme elle est maintenant, et que de nouveau nous fût
donnée la lumière de la vie, cet événement ne saurait néanmoins nullement nous
toucher, puisque le souvenir de nous-même aurait été une fois interrompu . [16]

« Et quand tu dis ailleurs , Platon, que ce sera la partie spirituelle de l’homme à


[17]

qui il touchera de jouir des récompenses de l’autre vie, tu nous dis chose d’aussi
[18]

peu d’apparence , [19]

De même qu’arraché de ses racines et séparé du reste du corps l’œil isolé ne peut
distinguer aucun objet . [20]

« Car, à ce compte, ce ne sera plus l’homme, ni nous, par conséquent, à qui


touchera cette jouissance ; car nous sommes bâtis de deux pièces principales
essentielles, desquelles la séparation c’est la mort et ruine de notre être :
Dans l’intervalle, en effet, la vie a cessé, et il n’y a plus eu que des mouvements livrés au
hasard, en dehors de toute conscience . [21]

« Nous ne disons pas que l’homme souffre quand les vers lui rongent ses
membres de quoi il vivait, et que la terre les consomme,
Et cela ne nous concerne en rien, nous qui n’existons que par l’union et le mariage de
l’âme et du corps . [22]

« Davantage, sur quel fondement de leur justice peuvent les dieux reconnaître et
récompenser à l’homme, après sa mort, ses actions bonnes et vertueuses, puisque
ce sont eux-mêmes qui les ont acheminées et produites en lui ? Et pourquoi
s’offensent-ils et vengent sur lui les vicieuses, puisqu’ils l’ont eux-mêmes produit
en cette condition fautière, et que, d’un clin d’œil de leur volonté, ils le peuvent
empêcher de faillir ? » Épicure opposerait-il pas cela à Platon avec grande
apparence de l’humaine raison , s’il [23]
ne se couvrait souvent par cette
[24]

sentence : qu’il est impossible d’établir quelque chose de certain de l’immortelle


nature par la mortelle ? Elle ne fait que fourvoyer partout, mais spécialement
[25]

quand elle se mêle des choses divines.


(II, XII, Apol. de Raymond Sebond, éd. citée, p. 271-275.)

Notes du chapitre
[1] ↑ Commerce familier.
[2] ↑ « Platon a emporté ce surnom de divin par un consentement universel, qu’aucun n’a essayé lui envier »
(I, LI, éd. Plattard, p. 232).
[3] ↑ Propre à saisir.
[4] ↑ « La volupté même et le bonheur ne se perçoivent point sans vigueur et sans esprit » ( I, XLII, ibid., p.
168).
[5] ↑ Cette phrase est une add. manuscrite.
[6] ↑ Agréments.
[7] ↑ En quelque façon.
[8] ↑ La fin de la phrase est une add. manuscrite.
[9] ↑ Phédon, 67.
[10] ↑ Total.
[11] ↑ Ovide, Tristes, III, II, v. 27-28 (add. de 1588).
[12] ↑ Lucrèce, III, v. 756-757 (add. de 1588).
[13] ↑ Cette croyance, partagée par Platon (Phédon, 81 e - 82 b, etc.), ne concerne que les âmes mal purifiées.
En droit, l’âme est incorporelle.
[14] ↑ Jusqu’à « absurdités », add. manuscrite.
[15] ↑ Porphyre, d’après saint Augustin, Cité de Dieu, X, 30.
[16] ↑ Lucrèce, III, v. 847-851.
[17] ↑ Phédon, 80 d - 81 a, 115. À l’exception des additions mentionnées, le présent texte est à peu près ce qu’il
était dans l’édition de 1580. À cette date, Montaigne, à la différence des autres Dialogues, semble assez bien
connaître le Phédon (cf. Villey, Les Sources…, I, p. 192).
[18] ↑ Appartiendra.
[19] ↑ Vraisemblance.
[20] ↑ Lucrèce, III, v. 563-564 (add. de 1588).
[21] ↑ Id., ibid., v. 860-861 (add. de 1588).
[22] ↑ Id., ibid., v. 845-846.
[23] ↑ Le texte entre guillemets constitue donc une prosopopée d’Épicure ou de la raison humaine.
[24] ↑ Platon. La suite de la phrase est une add. manuscrite.
[25] ↑ La raison.

13. Le pyrrhonisme des dogmatiques
Des trois générales sectes de
philosophie , les deux font
expresse
[1]

profession

à découvrir que la plupart n’ont pris le visage de l’assurance que par contenance.
Ils n’ont pas tant pensé nous établir quelque certitude que nous montrer jusqu’où
ils étaient allés en cette chasse de la vérité. Aristote nous entasse ordinairement
un grand nombre d’autres opinions et d’autres créances pour y comparer la
sienne, et nous faire voir de combien il est allé plus outre et combien il a
approché de plus près la vérisimilitude : car la vérité ne se juge point par
[2]

autorité et témoignage d’autrui. Celui-ci est le prince des dogmatistes ; et si ,


nous apprenons de lui que le beaucoup savoir apporte l’occasion de plus douter.
de
dubitation et d’ignorance ; et en celle des dogmatistes, qui est troisième, il est aisé

[3]

On le voit à escient (comme par exemple sur le propos de l’immortalité de


[4]

l’âme) se couvrir souvent d’obscurité si épaisse et inextricable qu’on n’y peut rien
choisir de son opinion. C’est par effet un pyrrhonisme qu’il représente sous la
[5] [6]

forme de parler qu’il a entreprise. Pourquoi non celui-ci seulement, mais la


[7]

plupart des philosophes ont affecté la difficulté pour en voiler leurs opinions, si
[8]

ce n’est pour faire valoir la vanité du sujet et amuser la curiosité de notre


[9] [10]

esprit, lui donnant où se paître, à ronger cet os vain et décharné ? Pourquoi a


craint Épicure qu’on l’entendît, et Héraclite en a été surnommé « Obscur » ? La [11]

difficulté est une monnaie de quoi l’humaine bêtise se paie aisément :


Lui que son langage obscur a rendu illustre chez les Grecs… Car les sots admirent et
aiment de préférence tout ce qu’ils croient distinguer de caché sous des mots ambigus [12]

.
Chrysippe disait que ce que Platon et Aristote avaient écrit de la logique, ils
l’avaient écrit par jeu et par exercice ; et ne pouvait croire qu’ils eussent parlé à
certes d’une si vaine matière. Ce que Chrysippe disait de la logique, Épicure
[13]

l’eût encore dit de la rhétorique et, ce crois-je, de la grammaire ; et Socrate, de


toutes les autres sciences, sauf celle qui traite des mœurs et de la vie : car la
plupart des arts ont été ainsi méprisés par le savoir même et par la philosophie ;
mais ils n’ont pas pensé qu’il fût hors de propos d’exercer leur esprit ès choses
mêmes où il n’y avait nulle solidité profitable.
Au demeurant, les uns ont estimé Platon dogmatiste ; les autres dubitateur, et ne
rien établissant ; les autres, en certaines choses l’un, et en certaines choses
l’autre. Il est ainsi de la plupart [14]
des auteurs de ce tiers genre, comme les
Anciens ont remarqué des écrits d’Anaxagore, Démocrite, Parménide,
[15]

Xénophane et autres. Ils ont une forme d’écrire douteuse et irrésolue, et un style
enquérant plutôt qu’instruisant, encore qu’ils entresèment souvent des traits de
la forme dogmatiste. Chez qui se peut voir cela plus clairement que chez notre
Plutarque ? Combien diversement discourt-il de même chose ! Combien de fois
nous présente-t-il deux ou trois causes contraires de même sujet, et diverses
raisons, sans choisir celle que nous avons à suivre ! Que signifie ce sien refrain : «
En un lieu glissant et coulant suspendons notre créance » ? car, comme dit
Euripide,
Les œuvres de Dieu en diverses
Façons nous donnent des traverses : [16]

semblable à celui qu’Empédocle semait souvent en ses livres, comme agité


[17]

d’une divine fureur et forcé de la vérité ; car au bout de ses discours il venait à
s’écrier : « Non, non, nous ne sentons rien, nous ne voyons rien ; toutes choses
nous sont occultes ; il n’en est aucune de laquelle nous puissions établir quelle
elle est. » Il ne faut pas trouver étrange si gens désespérés de la prise n’ont pas
laissé de prendre plaisir à la chasse, l’étude étant de soi une occupation plaisante
et agréable, et si plaisante que, parmi les voluptés, les Stoïciens défendent aussi
celle qui se prend de l’exercitation de l’esprit, et y veulent de la modération.
Démocrite, ayant mangé à sa table des figues qui sentaient au miel, commença
soudain à chercher en son esprit d’où leur venait cette douceur inusitée ; et, pour
s’en éclaircir, s’allait lever de table pour voir l’assiette du lieu où ces figues
avaient été cueillies. Sa chambrière, ayant entendu de lui la cause de ce
remuement, lui dit en riant qu’il ne se peinât plus pour cela, car c’était qu’elle les
avait mises en un vaisseau où il y avait eu du miel. Il se dépita et se mit en
[18]

colère de quoi elle lui avait ôté l’occasion de cette recherche, et dérobé matière à
sa curiosité : « Va, lui dit-il, tu m’as fait déplaisir ; je ne lairrai pas pourtant d’en
[19]

chercher la cause, comme si elle était naturelle. » Cette histoire d’un fameux et
grand philosophe nous représente bien clairement cette passion studieuse qui
nous amuse à la poursuite des choses, de l’acquêt desquelles nous sommes
désespérés. Plutarque récite un pareil exemple de quelqu’un qui ne voulait pas
être éclairci de ce de quoi il était en doute, pour ne perdre le plaisir de le
chercher ; comme l’autre qui ne voulait pas que son médecin lui ôtât l’altération
de la fièvre, pour ne perdre le plaisir de l’assouvir en buvant. Voilà comme ils
disent : « La considération de la nature est une pâture propre à nos esprits ; elle
[20]
nous élève et enfle, nous fait dédaigner les choses basses et terriennes, par la
comparaison des supérieures et célestes ; la recherche même des choses occultes
et grandes est très plaisante, voire à celui qui n’en acquiert que la révérence
[21] [22]

et crainte d’en juger. » Ce sont des mots de leur profession. La vaine image de
cette maladive curiosité se voit plus expressément encore en cet autre exemple
qu’ils ont par honneur si souvent en la bouche. Eudoxe souhaitait et priait les
[23] [24]

dieux qu’il pût une fois voir le soleil de près, comprendre sa forme, sa grandeur
et sa beauté, à peine d’en être brûlé soudainement, comme fut Phaëton. Il veut,
au prix de sa vie, acquérir une science de laquelle l’usage et possession lui soit
quand et quand [25]
ôtée, et, pour cette soudaine et momentanée connaissance,
perdre toutes autres connaissances qu’il a et qu’il peut acquérir par après.
Je ne me persuade pas aisément qu’Épicure, Platon et Pythagore nous aient
donné pour argent comptant leurs Atomes, leurs Idées et leurs Nombres : ils
étaient trop clairvoyants pour établir leurs articles de foi de chose si incertaine et
si débattable. Mais, en cette obscurité et ignorance du monde, chacun de ces
grands personnages s’est travaillé d’apporter une telle quelle image de lumière,
et ont ébattu leur âme à trouver des inventions qui eussent au moins une
plaisante et subtile apparence. Un ancien à qui on reprochait qu’il faisait
profession de la philosophie, de laquelle pourtant en son jugement il ne tenait pas
grand compte, répondit que cela c’était vraiment philosopher. Ils ont voulu
considérer tout, balancer tout, et ont trouvé cette occupation propre à la naturelle
curiosité qui est en nous. Aucunes choses, ils les ont écrites pour l’utilité publique,
comme les religions : car il n’est pas défendu de faire notre profit du mensonge
[26]

même, s’il est besoin ; et a été raisonnable, pour cette considération, que
plusieurs opinions qui étaient sans apparence, ils n’aient voulu les éplucher au
vif, pour n’engendrer du trouble en l’obéissance des lois et coutumes de leur
pays. Il y a d’autres sujets qu’ils ont blutés , qui à gauche, qui à dextre, chacun
[27]

se travaillant à y donner quelque visage, à tort ou à droit : car, n’ayant rien


trouvé de si occulte de quoi ils n’aient voulu parler, il leur est souvent force de
forger des conjectures vaines et faibles, non qu’ils les prissent eux-mêmes pour
fondement, ni pour établir quelque vérité, mais pour l’exercice de leur étude.
(II, XII, Apol. de Raymond Sebond, éd. de 1588. Cf. éd. Plattard, p. 255-264.)
Notes du chapitre
[1] ↑ Les sceptiques, les néo-académiciens et les dogmatistes. La version définitive comportant de longues
additions manuscrites qui rompraient l’unité du présent texte, nous choisissons la version de 1588
(identique, additions mises à part, à celle de 1580).
[2] ↑ Vraisemblance.
[3] ↑ Et pourtant.
[4] ↑ Exprès.
[5] ↑ Discerner.
[6] ↑ En réalité. Correction manuscrite : « C’est par effet un pyrrhonisme sous une forme résolutive ».
[7] ↑ Jusqu’à « mots ambigus » : add. de 1588.
[8] ↑ Ont cherché à être difficiles.
[9] ↑ Donner de la consistance à ce qui n’en a pas.
[10] ↑ Occuper.
[11] ↑ Montaigne écrit σκοτεινός.
[12] ↑ Lucrèce, I, v. 639 et 641-642.
[13] ↑ Sérieusement.
[14] ↑ Correction manuscrite : « la part des auteurs de ce tiers genre » (ceux d’entre les auteurs qui sont
dogmatistes).
[15] ↑ La fin de la phrase est une add. de 1588.
[16] ↑ Plutarque, Œuvres Morales, traduction Amyot, Des oracles qui ont cessé, 25.
[17] ↑ Jusqu’à « quelle elle est » : add. de 1588.
[18] ↑ Pot.
[19] ↑ Cesserai.
[20] ↑ Cicéron, Académiques, II, 41. La fin du paragraphe est une add. de 1588.
[21] ↑ Même.
[22] ↑ Respect.
[23] ↑ Par fierté.
[24] ↑ Eudoxe de Cnide (vers 408-355 av. J.-C.), philosophe grec, savant universel, avant tout mathématicien et
astronome.
[25] ↑ En même temps.
[26] ↑ Jusqu’à « s’il est besoin » : membre de phrase supprimé après 1588.
[27] ↑ Agités.
14. Incertaines évidences

Q
ue les choses ne logent pas chez nous en leur forme et en leur essence,
[1]

et n’y fassent leur entrée de leur force propre et autorité, nous le voyons
assez : parce que, s’il était ainsi, nous les recevrions de même façon ; le
vin serait tel en la bouche du malade qu’en la bouche du sain. Celui qui a des
crevasses aux doigts, ou qui les a gourds, trouverait une pareille dureté au bois
ou au fer qu’il manie, que fait un autre. Les sujets étrangers se rendent donc à
notre merci ; ils logent chez nous comme il nous plaît. Or si de notre part nous
recevions quelque chose sans altération, si les prises humaines étaient assez
capables et fermes pour saisir la vérité par nos propres moyens, ces moyens étant
communs à tous les hommes, cette vérité se rejetterait de main en main de l’un à
l’autre . Et au moins se trouverait-il une chose au monde, de tant qu’il y en a, qui
[2]

se croirait par les hommes d’un consentement universel. Mais ce , qu’il ne se


[3]

voit aucune proposition qui ne soit débattue et controversée entre nous, ou qui
ne le puisse être, montre bien que notre jugement naturel ne saisit pas bien
clairement ce qu’il saisit : Car mon jugement ne le peut faire recevoir au
jugement de mon compagnon : qui est signe que je l’ai saisi par quelque autre
[4]

moyen que par une naturelle puissance qui soit en moi et en tous les hommes.
Laissons à part cette infinie confusion d’opinions qui se voit entre les philosophes
mêmes, et ce débat perpétuel et universel en la connaissance des choses. Car cela
est présupposé très véritablement, que d’aucune chose les hommes, je dis les
savants les mieux nés, les plus suffisants , ne sont d’accord, non pas que le ciel
[5] [6]

soit sur notre tête ; car ceux qui doutent de tout, doutent aussi de cela ; et ceux
qui nient que nous puissions aucune [7]
chose comprendre, disent que nous
n’avons pas compris que le ciel soit sur notre tête ; et ces deux opinions sont en[8]

nombre, sans comparaison, les plus fortes.


Outre cette diversité et division infinie, par le trouble que notre jugement nous
donne à nous-mêmes, et l’incertitude que chacun sent en soi, il est aisé à voir qu’il
a son assiette bien mal assurée. Combien diversement jugeons-nous des choses ?
Combien de fois changeons-nous nos fantaisies ? Ce que je tiens aujourd’hui et
[9]

ce que je crois, je le tiens et le crois de toute ma croyance ; tous mes outils et [10]

tous mes ressorts empoignent cette opinion et m’en répondent sur tout ce qu’ils
peuvent . Je ne saurais embrasser aucune vérité ni conserver avec plus de force
[11]

que je fais celle-ci. J’y suis tout entier, j’y suis vraiment ; mais ne m’est-il pas
advenu, non une fois, mais cent, mais mille, et tous les jours, d’avoir embrassé
quelque autre chose à tout ces mêmes instruments, en cette même condition ,
[12] [13]

que depuis j’ai jugée fausse ? Au moins faut-il devenir sage à ses propres dépens.
Si je me suis trouvé souvent trahi sous cette couleur , si ma touche se trouve
[14] [15]

ordinairement fausse et ma balance inégale et injuste, quelle assurance en


[16] [17]

puis-je prendre à cette fois plus qu’aux autres ? N’est-ce pas sottise de me laisser
tant de fois piper à un guide ? Toutefois, que la fortune nous remue cinq cents
[18]

fois de place, qu’elle ne fasse que vider et remplir sans cesse, comme dans un
vaisseau , dans notre croyance autres et autres opinions, toujours la présente et
[19]

la dernière, c’est la certaine et l’infaillible. Pour celle-ci, il faut abandonner les


biens, l’honneur, la vie et le salut, et tout :
La dernière découverte détrône les précédentes et change nos sentiments à leur égard [20]

.
… Au moins devrait notre condition fautière nous faire porter plus modérément
[21]

et retenuement en nos changements. Il nous devrait souvenir, quoi que nous


reçussions en l’entendement, que nous y recevons souvent des choses fausses, et
que c’est par ces mêmes outils qui se démentent et se trompent souvent.
[22]

(II, XII, Apol. de Raymond Sebond, éd. citée, p. 340-343.)

Notes du chapitre
[1] ↑ Structure.
[2] ↑ « Car la vérité n’est jamais qu’une », ajoutaient les éditions parues du vivant de Montaigne. Pour le
reste, le texte de 1580 n’a pas subi de modification notable.
[3] ↑ Ce fait.
[4] ↑ Ce qui.
[5] ↑ Habiles.
[6] ↑ Pas même.
[7] ↑ Quelque.
[8] ↑ Ceux qui doutent que la vérité soit saisissable sont les Sceptiques, ceux qui nient qu’elle le soit sont les
Néo-Académiciens (cf. II, XII, éd. Plattard, p. 248).
[9] ↑ Conceptions.
[10] ↑ Facultés.
[11] ↑ S’en portent garants avec toute la force possible.
[12] ↑ Avec.
[13] ↑ Façon.
[14] ↑ En adoptant ce parti.
[15] ↑ Pierre de touche, a.d. moyen de reconnaître le vrai.
[16] ↑ Jugement.
[17] ↑ Variable.
[18] ↑ Tromper par.
[19] ↑ Vase.
[20] ↑ Lucrèce, V, v. 1414-1415.
[21] ↑ Sujette à l’erreur.
[22] ↑ Se contredisent.
15. « C’est moi, c’est mon essence »

C
’est une épineuse entreprise, et plus qu’il ne semble, de suivre une allure
si vagabonde que celle de notre esprit ; de pénétrer les profondeurs
opaques de ses replis internes ; de choisir et arrêter tant de menus airs [1]

de ses agitations. Et est un amusement nouveau et extraordinaire, qui nous


[2]

retire des occupations communes du monde, oui, et des plus recommandées. Il y


a plusieurs années que je n’ai que moi pour visée à mes pensées, que je ne
[3]

contrôle et étudie que moi ; et, si j’étudie autre chose, c’est pour soudain le
[4]

coucher sur moi, ou en moi, pour mieux dire. Et ne me semble point faillir, si,
comme il se fait des autres sciences, sans comparaison moins utiles, je fais part de
ce que j’ai appris en celle-ci ; quoique je ne me contente guère du progrès que j’y
ai fait. Il n’est description pareille en difficulté à la description de soi-même, ni
certes en utilité. Encore se faut-il testonner , encore se faut-il ordonner et ranger
[5]

pour sortir en place . Or je me pare sans cesse, car je me décris sans cesse. La
[6]

coutume a fait le parler de soi vicieux, et le prohibe obstinément en haine de la


vantance qui semble toujours être attachée aux propres témoignages.
[7] [8]

Au lieu qu’on doit moucher l’enfant, cela s’appelle l’énaser , [9]

La crainte d’un défaut fait tomber dans un vice . [10]

Je trouve plus de mal que de bien à ce remède. Mais, quand il serait vrai que ce
fût nécessairement présomption d’entretenir le peuple de soi, je ne dois pas,
suivant mon général dessein, refuser une action qui publie cette maladive
qualité, puisqu’elle est en moi ; et ne dois cacher cette faute que j’ai non
seulement en usage, mais en profession. Toutefois, à dire ce que j’en crois, cette
coutume a tort de condamner le vin parce que plusieurs s’y enivrent. On ne peut
abuser que des choses qui sont bonnes. Et crois de cette règle qu’elle ne regarde
que la populaire défaillance. Ce sont brides à veaux , desquelles ni les saints,
[11] [12]

que nous oyons si hautement parler d’eux, ni les philosophes ni les théologiens ne
se brident. Ne fais-je, moi , quoique je sois aussi peu l’un que l’autre. S’il n’en
[13]

écrivent à point nommé, au moins, quand l’occasion les y porte, ne feignent-ils


pas de se jeter bien avant sur le trottoir . De quoi traite Socrate plus largement
[14] [15]

que de soi ? À quoi achemine-t-il plus souvent les propos de ses disciples, qu’à
parler d’eux, non pas de la leçon de leur livre, mais de l’être et branle de leur âme
? Nous nous disons religieusement à Dieu, et à notre confesseur, comme nos
voisins à tout le peuple. Mais nous n’en disons, me répondra-t-on, que les
[16]

accusations . Nous disons donc tout : car notre vertu même est fautière et
[17]
repentable . Mon métier et mon art, c’est vivre. Qui me défend d’en parler selon
[18]

mon sens, expérience et usage, qu’il ordonne à l’architecte de parler des


bâtiments non selon soi, mais selon son voisin ; selon la science d’un autre, non
selon la sienne. Si c’est gloire de soi-même publier ses valeurs, que ne met
[19]

Cicéron en avant l’éloquence de Hortensius, Hortensius celle de Cicéron ? À


l’aventure, entendent-ils que je témoigne de moi par ouvrages et effets , non [20]

nuement par des paroles. Je peins principalement mes cogitations , sujet [21]

informe qui ne peut tomber en production ouvra-gère . À toute peine le puis- [22] [23]

je coucher en ce corps aéré de la voix . Des plus sages hommes et des plus
[24] [25]

dévots ont vécu fuyant tous apparents effets . Les effets diraient plus de la [26]

fortune que de moi. Ils témoignent leur rôle, non pas le mien, si ce n’est
conjecturalement et incertainement : échantillons d’une montre particulière . Je [27]

m’étale entier : c’est un skeletos où, d’une vue, les veines, les muscles, les
[28]

tendons paraissent, chaque pièce en son siège. L’effet de la toux en produisait une
partie ; l’effet de la pâleur ou battement de cœur, une autre, et douteusement.
[29]

Ce ne sont mes gestes que j’écris, c’est moi, c’est mon essence. Je tiens qu’il faut
[30]

être prudent à estimer de soi, et pareillement consciencieux à en témoigner, soit


[31]

bas, soit haut, indifféremment. Si je me semblais bon et sage ou près de là, je


l’entonnerais à pleine tête. De dire moins de soi qu’il n’y en a, c’est sottise, non
modestie. Se payer de moins qu’on ne vaut, c’est lâcheté et pusillanimité, selon
Aristote . Nulle vertu ne s’aide de la fausseté ; et la vérité n’est jamais matière
[32]

d’erreur. De dire de soi plus qu’il n’y en a, ce n’est pas toujours présomption, c’est
encore souvent sottise. Se complaire outre mesure de ce qu’on est, en tomber en
amour de soi indiscrète , est, à mon avis, la substance de ce vice. Le suprême
[33]

remède à le guérir, c’est faire tout le rebours de ce que ceux ici ordonnent, qui, en
défendant le parler de soi, défendent par conséquent encore plus de penser à soi.
L’orgueil gît en la pensée. La langue n’y peut avoir qu’une bien légère part. De
[34]

s’amuser à soi, il leur semble que c’est se plaire en soi ; de se hanter et


[35]

pratiquer, que c’est se trop chérir.


Il peut être. Mais cet excès naît seulement en ceux qui ne se tâtent que
superficiellement ; qui se voient après leurs affaires , qui appellent rêverie et [36]

oisiveté s’entretenir de soi, et s’étoffer et bâtir, faire des châteaux en Espagne :


[37] [38]

s’estimant chose tierce et étrangère à eux-mêmes.


Si quelqu’un s’enivre de sa science , regardant sous soi : qu’il tourne les yeux
[39] [40]

au-dessus vers les siècles passés, il baissera les cornes, y trouvant tant de milliers
d’esprits qui le foulent aux pieds. S’il entre en quelque flatteuse présomption de
sa vaillance, qu’il se ramentoive les vies des deux Scipions, de tant d’armées, de
[41]

tant de peuples, qui le laissent si loin derrière eux. Nulle particulière qualité
n’enorgueillira celui qui mettra quand et quand en compte tant d’imparfaites et
[42]

faibles qualités autres qui sont en lui, et, au bout, la nihilité de l’humaine
condition.
Parce que Socrate avait seul mordu à certes au précepte de son Dieu, de se
[43]

connaître, et par cette étude était arrivé à se mépriser, il fut estimé seul digne du
surnom de sage. Qui se connaîtra ainsi, qu’il se donne hardiment à connaître par
sa bouche . [44]

(II, VI, De l’exercitation.)

Notes du chapitre
[1] ↑ Fixer.
[2] ↑ Occupation.
[3] ↑ De nombreuses. Le présent texte n’est qu’une seule et même add. manuscrite.
[4] ↑ N’examine.
[5] ↑ Peigner.
[6] ↑ En public.
[7] ↑ Vantardise.
[8] ↑ De soi-même.
[9] ↑ Lui arracher le nez.
[10] ↑ Horace, Art poétique, v. 31.
[11] ↑ Commune.
[12] ↑ Niaiseries sans fondement (les veaux ne se bridant pas).
[13] ↑ Ni moi non plus.
[14] ↑ N’hésitent-ils pas.
[15] ↑ À la vue de tous (« trottoir » : piste où l’on fait trotter le cheval pour l’apprécier).
[16] ↑ Les protestants. Allusion à la confession publique.
[17] ↑ Fautes.
[18] ↑ Appelle le repentir.
[19] ↑ Orgueil.
[20] ↑ Actes.
[21] ↑ Pensées, jugements.
[22] ↑ Qui ne peut se manifester par des actes concrets.
[23] ↑ Difficilement.
[24] ↑ Aérien.
[25] ↑ Parole.
[26] ↑ Tous actes visibles.
[27] ↑ Qui ne montrent que des parties. Ces échantillons sont peu sûrs car on ne peut conclure de la partie au
tout.
[28] ↑ Planche d’anatomie.
[29] ↑ Le fait de tousser en mettait en évidence une partie (les poumons).
[30] ↑ Actions.
[31] ↑ Juger.
[32] ↑ Éthique à Nicomaque, 1123 b.
[33] ↑ Démesurée.
[34] ↑ La présomption.
[35] ↑ S’occuper de.
[36] ↑ Qui ne s’examinent qu’après leurs affaires.
[37] ↑ S’occuper.
[38] ↑ Se former.
[39] ↑ De la connaissance qu’il a de soi.
[40] ↑ Et se comparant à ceux qui valent moins.
[41] ↑ Se remémore.
[42] ↑ En même temps.
[43] ↑ Sérieusement.
[44] ↑ Qu’il n’hésite pas à se faire connaître en parlant de soi.
16. L’échelle de sagesse

I
l me semble que la vertu est chose autre, et plus noble, que les inclinations
[1]

à la bonté qui naissent en nous. Les âmes réglées d’elles-mêmes et bien nées,
elles suivent même train, et représentent en leurs actions même visage que
les vertueuses ; mais la vertu sonne je ne sais quoi de plus grand et de plus actif
que de se laisser, par une heureuse complexion, doucement et paisiblement
conduire à la suite de la raison. Celui qui, d’une douceur et facilité naturelle,
mépriserait les offenses reçues, ferait sans doute chose très belle et digne de
louange ; mais celui qui, piqué et outré jusqu’au vif d’une offense, s’armerait des
armes de la raison contre ce furieux appétit de vengeance, et après un grand
conflit s’en rendrait enfin maître, ferait sans doute beaucoup plus. Celui-là ferait
bien, et celui-ci vertueusement : l’une action se pourrait dire bonté, l’autre vertu ;
car il semble que le nom de la vertu présuppose de la difficulté au combat et du
contraste, et qu’elle ne peut être sans partie . C’est à l’aventure pourquoi nous
[2]

nommons Dieu, bon, fort, et libéral, et juste ; mais nous ne le nommons pas
vertueux ; ses opérations sont toutes naïves et sans effort.
Des philosophes, non seulement stoïciens, mais encore épicuriens (et cette
enchère, je l’emprunte de l’opinion commune, qui est fausse : car, à la vérité, en
fermeté et rigueur d’opinions et de préceptes, la secte épicurienne ne cède
aucunement à la stoïque ; et un Stoïcien, reconnaissant meilleure foi que ces[3]

disputateurs qui, pour combattre Épicure et se donner beau jeu, lui font dire ce à
quoi il ne pensa jamais, contournant ses paroles à gauche , argumentant par la
[4] [5]

loi grammairienne autre sens de sa façon de parler et autre créance que celle
[6] [7]

qu’ils savent qu’il avait en l’âme , dit qu’il a laissé d’être épicurien pour cette
[8] [9]

considération, entre autres, qu’il trouve leur route trop hautaine et


[10]

inaccessible) ; or, des philosophes stoïciens et épicuriens, dis-je, il y en a plusieurs


qui ont jugé que ce n’était pas assez d’avoir l’âme en bonne assiette, bien réglée et
bien disposée à la vertu ; ce n’était pas assez d’avoir nos résolutions et nos
discours au-dessus de tous les efforts de fortune, mais qu’il fallait encore
[11]

rechercher les occasions d’en venir à la preuve : ils veulent quêter de la douleur,
de la nécessité et du mépris, pour les combattre et tenir leur âme en haleine.
[12]

… Mais, au bout de ce discours, il me tombe en fantaisie que l’âme de Socrate, qui


est la plus parfaite qui soit venue à ma connaissance, serait, à mon compte, une
âme de peu de recommandation : car je ne puis concevoir en ce personnage-là
[13]

nul effort de vicieuse concupiscence. Au train de sa vertu, je n’y puis imaginer


aucune difficulté et aucune contrainte ; je connais sa raison si puissante et si
maîtresse chez lui, qu’elle n’eût jamais donné moyen à un appétit vicieux
seulement de naître. À une vertu si élevée que la sienne, je ne puis rien mettre en
tête : il me semble la voir marcher d’un victorieux pas et triomphant, en pompe
[14]

et à son aise, sans empêchement ne détourbier . Si la vertu ne peut luire que


[15]

par le combat des appétits contraires, dirons-nous donc qu’elle ne se puisse


passer de l’assistance du vice, et qu’elle lui doive cela, d’en être mise en crédit et
en honneur ? Que deviendrait aussi cette brave et généreuse volupté[16]

épicurienne, qui fait état de nourrir mollement en son giron et y faire folâtrer la
vertu, lui donnant pour ses jouets la honte, les fièvres, la pauvreté, la mort et les
gênes ? Si je présuppose que la vertu parfaite se connaît à combattre et porter
[17]

patiemment la douleur, à soutenir les efforts de la goutte sans s’ébranler de son


assiette ; si je lui donne pour son objet nécessaire l’âpreté et la difficulté, que
deviendra la vertu qui sera montée à tel excès, que de non seulement mépriser la
douleur, mais de s’en éjouir et de se faire chatouiller aux pointes d’une forte[18]

colique , comme est celle que les Épicuriens ont établie et de laquelle plusieurs
[19]

d’entre eux nous ont laissé par leurs actions des preuves très certaines ? Comme
ont bien d’autres, que je trouve avoir surpassé par effet les règles mêmes de
[20]

leur discipline, témoin le jeune Caton : quand je le vois mourir et se déchirer les
entrailles, je ne me puis contenter de croire simplement qu’il eût lors son âme
exempte de tout trouble et de tout effroi de la mort ; je ne puis croire qu’il se
maintint seulement en cette démarche , que les règles de la secte stoïque lui
[21]

ordonnaient, rassise, sans émotion et impassible ; il y avait, ce me semble, en la


vertu de cet homme trop de gaillardise et de verdeur pour s’en arrêter là. Je crois
sans doute qu’il sentit du plaisir et de la volupté en une si noble action, et qu’il
[22]

s’y agréa plus qu’en autre de celles dé sa vie. Je le crois si avant que j’entre en
doute s’il eût voulu que l’occasion d’un si bel exploit lui fût ôtée ; et, si la bonté
qui lui faisait embrasser les commodités d’autrui plus que les siennes ne me
[23]

tenait en bride, je tomberais aisément en cette opinion, qu’il savait bon gré à la
fortune d’avoir mis sa vertu à une si belle épreuve, et d’avoir favorisé ce brigand
à fouler aux pieds l’ancienne liberté de sa patrie. Il me semble lire en cette
[24] [25]

action je ne sais quelle éjouissance de son âme, et une émotion de plaisir


extraordinaire et d’une volupté virile, lorsqu’elle considérait la noblesse et la
hauteur de son entreprise,
Plus fière de ce qu’elle avait résolu de mourir , [26]
non pas aiguisée par quelque espérance de gloire, comme les jugements
populaires, vains et efféminés d’aucuns hommes ont jugé, car cette considération
est trop basse et trop faible pour toucher un cœur si généreux, si hautain et si[27]

roide ; mais pour la beauté de la chose même en soi, laquelle il voyait bien plus à
clair et en sa perfection, lui qui en maniait les ressorts, que nous ne pouvons
faire.
L’aisance donc de cette mort, et cette facilité qu’il avait acquise par la force de
son âme, dirons-nous qu’elle doive rabattre quelque chose du lustre de sa vertu ?
Et qui, de ceux qui ont la cervelle tant soit peu touchée de la vraie philosophie,
peut se contenter d’imaginer Socrate seulement franc de crainte et de passion en
l’accident de sa prison, de ses fers et de sa condamnation ? Et qui ne reconnaît en
lui non seulement de la fermeté et de la constance (c’était son assiette ordinaire
que celle-là), mais encore je ne sais quel contentement nouveau et une allégresse
enjouée en ses propos et façons dernières ? Caton me pardonnera, s’il lui plaît ; sa
mort est plus tragique et plus tendue, mais celle-ci est encore, je ne sais comment,
plus belle. On voit aux âmes de ces deux personnages et de leurs imitateurs (car
de semblables, je fais doute qu’il y en ait eu) une si parfaite habitude à la vertu,
qu’elle leur est passée en complexion. Ce n’est plus vertu pénible, ni des
ordonnances de la raison, pour lesquelles maintenir il faille que leur âme se
roidisse ; c’est l’essence même de leur âme, c’est son train naturel et ordinaire. Ils
l’ont rendue telle par un long exercice des préceptes de la philosophie, ayant
rencontré une belle et riche nature : les passions vicieuses, qui naissent en nous,
ne trouvent plus par où faire entrée en leurs âmes ; la force et raideur de leur
âme étouffe et éteint les passions corporelles aussitôt qu’elles commencent à
s’ébranler pour naître.
Or, qu’il ne soit plus beau, par une haute et divine résolution, d’empêcher la
naissance même des tentations, et de s’être formé à la vertu, de manière que les
semences mêmes des vices en soient déracinées, que d’empêcher à vive force leur
progrès, et, s’étant laissé surprendre aux émotions premières, s’armer et se
bander pour arrêter leur course et les vaincre ; et que ce second effet ne soit
encore plus beau, que d’être simplement garni d’une nature facile et débonnaire,
et dégoûtée par soi-même de la débauche et du vice, je ne pense point qu’il y ait
doute : car cette tierce et dernière façon, il semble bien qu’elle rende un homme
innocent, mais non pas vertueux, exempt de mal faire, mais non assez apte à bien
faire. Joint que cette condition est si voisine à l’imperfection et à la faiblesse, que
je ne sais pas bien comment en démêler les confins et les distinguer ; les noms
mêmes de bonté et d’innocence sont à cette cause aucunement noms de mépris. [28]

Je vois que plusieurs vertus, comme la chasteté, sobriété et tempérance, peuvent


arriver à nous par défaillance corporelle. La fermeté aux dangers (si fermeté il la
faut appeler), le mépris de la mort, la patience aux infortunes, peut venir et se
trouve souvent aux hommes par faute de bien juger de tels accidents et ne les
concevoir tels qu’ils sont. La faute d’appréhension et la bêtise contrefont ainsi
[29]

parfois les effets vertueux ; comme j’ai vu souvent advenir qu’on a loué des
[30]

hommes de ce de quoi ils méritaient du blâme.


… Pour dire un mot de moi-même : j’ai vu quelquefois mes amis appeler
prudence en moi ce qui était fortune, et estimer avantage de courage et de
[31]

patience ce qui était avantage de jugement et opinion ; et m’attribuer un titre


pour un autre, tantôt à mon profit, tantôt à mon dommage. Au demeurant, il s’en
faut tant que je sois arrivé à ce premier et plus parfait degré d’excellence, où de la
vertu il se fait une habitude, que du second même je n’en ai fait guère de preuve.
Je ne me suis mis en grand effort pour brider les désirs de quoi je me suis trouvé
pressé : ma vertu, c’est une vertu, ou innocence, pour mieux dire, accidentelle et
fortuite. Si je fusse né d’une complexion plus déréglée, je crains qu’il fut allé
piteusement de mon fait ; car je n’ai essayé guère de fermeté en mon âme pour
[32]

soutenir des passions, si elles eussent été tant soit peu véhémentes : je ne sais
point nourrir des querelles et du débat chez moi. Ainsi, je ne me puis dire nul
grand merci de quoi je me trouve exempt de plusieurs vices.
Si ma nature est bonne dans l’ensemble et si je n’ai que des défauts peu considérables
et en petit nombre, comme un beau visage peut avoir des taches légères , [33]

je le dois plus à ma fortune qu’à ma raison.


(II, XI, De la cruauté, éd. de 1588.)

Notes du chapitre
[1] ↑ Dans le présent texte, il s’agit avant tout de la vertu de sagesse. La vertu morale n’y est considérée que
comme un élément de la première. Nous choisissons la version de 1588 (presque identique à celle de 1580),
les add. manuscrites (citations, anecdotes) ne faisant guère qu’alourdir le texte.
[2] ↑ Adversaire.
[3] ↑ Montrant plus de bonne foi.
[4] ↑ Détournant.
[5] ↑ Du mauvais côté.
[6] ↑ Prenant argument, p. ex., des règles de traduction du grec au latin (comme le fait Cicéron, De finibus, II).
[7] ↑ P. ex., entendant par « plaisir » celui des sens lorsque Épicure songe à la joie profonde du sage en toute
circonstance.
[8] ↑ Il semble que, pour Montaigne, qui, en 1580, connaissait bien le De finibus, la critique d’Épicure par
Cicéron soit entachée de mauvaise foi (ceci, sans préjudice d’autres adversaires d’Épicure).
[9] ↑ Cessé.
[10] ↑ Élevée.
[11] ↑ Pensées.
[12] ↑ Indigence.
[13] ↑ Qui aurait peu de titre à l’estime.
[14] ↑ Imaginer aucun rival.
[15] ↑ Ni entrave.
[16] ↑ Noble.
[17] ↑ Tourments.
[18] ↑ Élancements douloureux.
[19] ↑ Accès de coliques néphrétiques auxquels Épicure était sujet comme Montaigne.
[20] ↑ En fait.
[21] ↑ Attitude.
[22] ↑ Sans l’ombre d’un doute.
[23] ↑ Les intérêts publics.
[24] ↑ César.
[25] ↑ La liberté républicaine.
[26] ↑ Horace, Odes, I, XXXVII, v. 29.
[27] ↑ Élevé.
[28] ↑ En quelque sorte.
[29] ↑ Défaut d’intelligence.
[30] ↑ Actions vertueuses.
[31] ↑ Sagesse.
[32] ↑ Expérimenté.
[33] ↑ Horace, Satires, I, VI, v. 55-67.
17. « Le maître des maîtres »

S
ocrate fait mouvoir son âme d’un mouvement naturel et commun. Ainsi dit
un paysan, ainsi dit une femme. Il n’a jamais en la bouche que cochers,
menuisiers, savetiers et maçons . Ce sont inductions et similitudes tirées
[1]

des plus vulgaires et connues actions des hommes ; chacun l’entend. Sous une si
vile forme nous n’eussions jamais choisi la noblesse et splendeur de ses
[2]

conceptions admirables, nous, qui estimons plates et basses toutes celles que la
doctrine ne relève, qui n’apercevons la richesse qu’en montre et en pompe.
[3] [4]

Notre monde n’est formé qu’à l’ostentation : les hommes ne s’enflent que de vent,
et se manient à bonds, comme les ballons. Celui-ci ne se propose point des vaines
fantaisies : sa fin fut nous fournir de choses et de préceptes qui réellement et plus
jointement servent à la vie,
[5]

garder la mesure, observer les limites, suivre la nature . [6]

Il fut aussi toujours un et pareil et se monta, non par saillies mais par
complexion, au dernier point de vigueur . Ou, pour mieux dire, il ne monta rien,
[7]

mais ravala plutôt et ramena à son point originel et naturel et lui soumit la
[8] [9]

vigueur, les âpretés et les difficultés. Car, en Caton, on voit bien à clair que c’est
une allure tendue bien loin au-dessus des communes ; aux braves exploits de sa
vie, et en sa mort, on le sent toujours monté sur ses grands chevaux. Celui-ci ralle
à terre , et d’un pas mol et ordinaire traite les plus utiles discours
[10]
; et se [11]

conduit et à la mort et aux plus épineuses traverses qui se puissent présenter au


[12]

train de la vie humaine.


Il est bien advenu que le plus digne homme d’être connu et d’être présenté au
[13]

monde pour exemple, ce soit celui duquel nous ayons plus certaine connaissance.
Il a été éclairé par les plus clairvoyants hommes qui furent onques : les témoins
que nous avons de lui sont admirables en fidélité et en suffisance . [14]

C’est grand cas d’avoir pu donner tel ordre aux pures imaginations d’un enfant
[15]

, que, sans les altérer ou étirer, il en ait produit les plus beaux effets de notre
[16]

âme . Il ne la représente ni élevée, ni riche ; il ne la représente que saine, mais


[17] [18]

certes d’une bien allègre et nette santé. Par ces vulgaires ressorts et naturels, par
ces fantaisies ordinaires et commîmes, sans s’émouvoir et sans se piquer, il
dressa non seulement les plus réglées, mais les plus hautes et vigoureuses
créances, actions et mœurs qui furent onques. C’est lui qui ramena du ciel, où elle
perdait son temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l’homme, où est sa plus
juste et plus laborieuse besogne, et plus utile . Voyez-le plaider, devant ses juges,
[19]
voyez par quelles raisons il éveille son courage aux hasards de la guerre, quels
arguments fortifient sa patience contre la calomnie, la tyrannie, la mort et
[20]

contre la tête de sa femme ; il n’y a rien d’emprunté de l’art et des sciences ; les
[21]

plus simples y reconnaissent leurs moyens et leur force ; il n’est possible d’aller
plus arrière et plus bas. Il a fait grand faveur à l’humaine nature de montrer
combien elle peut d’elle-même.
Nous sommes chacun plus riche que nous ne pensons ; mais on nous dresse à
l’emprunt et à la quête : on nous duit à nous servir plus de l’autrui que du
[22]

nôtre. En aucune chose l’homme ne sait s’arrêter au point de son besoin : de


volupté, de richesse, de puissance, il en embrasse plus qu’il n’en peut étreindre ;
son avidité est incapable de modération. Je trouve qu’en curiosité de savoir il en
est de même ; il se taille de la besogne bien plus qu’il n’en peut faire et bien plus
qu’il n’en a affaire étendant l’utilité du savoir autant qu’est sa matière . [23]

… Il ne nous faut guère de doctrine pour vivre à notre aise. Et Socrate nous
apprend qu’elle est en nous, et la manière de l’y trouver et de s’en aider. Toute
cette nôtre suffisance , qui est au-delà de la naturelle, est à peu près vaine et
[24]

superflue. C’est beaucoup si elle ne nous charge et trouble plus qu’elle ne nous
sert. Il ne faut guère de lettres pour former une âme saine . Ce sont des excès
[25]

fiévreux de notre esprit, instrument brouillon et inquiet. Recueillez-vous ; vous


trouverez en vous les arguments de la nature contre la mort vrais, et les plus
propres à vous servir à la nécessité ; ce sont ceux qui font mourir un paysan et
[26]

des peuples entiers aussi constamment qu’un philosophe. Fussé-je mort moins [27]

allègrement avant d’avoir vu les Tusculanes ? J’estime que non. Et quand je me


trouve au propre , je sens que ma langue s’est enrichie, mon courage de rien ; il
[28]

est comme Nature me le forgea, et se targue pour le conflit d’une marche


[29] [30]

populaire et commune. Les livres m’ont servi non tant d’instruction que
d’exercitation.
… Vraiment il est bien plus aisé de parler comme Aristote et vivre comme César,
qu’il n’est aisé de parler et vivre comme Socrate. Là loge l’extrême degré de
perfection et de difficulté : l’art n’y peut joindre. Or nos facultés ne sont pas ainsi
dressées. Nous ne les essayons ni ne les connaissons ; nous nous investissons de
celles d’autrui, et laissons chômer les nôtres.
(III, XII, De la physionomie.)

Notes du chapitre
[1] ↑ Cette phrase est une add. manuscrite. Puis reprend le texte de 1588.
[2] ↑ Discerné.
[3] ↑ Le savoir.
[4] ↑ Exposée à la vue.
[5] ↑ Étroitement.
[6] ↑ Lucain, II, v. 381-382.
[7] ↑ Force.
[8] ↑ Rabaissa.
[9] ↑ Parce que la nature est la vraie source de la sagesse et de la force.
[10] ↑ Va au ras du sol.
[11] ↑ Sujets de discours.
[12] ↑ Toujours « d’un pas mol et ordinaire ».
[13] ↑ Il est heureux.
[14] ↑ Grandes capacités.
[15] ↑ C’est chose remarquable.
[16] ↑ De cet enfant qu’avait été Socrate.
[17] ↑ Auxquels se soit élevée l’âme humaine.
[18] ↑ Par son âme à lui.
[19] ↑ Cette phrase est une add. manuscrite (cf. Cicéron, Académiques, I, 4).
[20] ↑ Endurance.
[21] ↑ Mauvaise humeur.
[22] ↑ Habitue.
[23] ↑ Aussi loin que s’étend la matière du savoir.
[24] ↑ Capacité.
[25] ↑ Sénèque, Épîtres, 106 (add. manuscrite).
[26] ↑ Si besoin est.
[27] ↑ La fin du paragraphe est une add. manuscrite.
[28] ↑ Au fait.
[29] ↑ S’arme.
[30] ↑ Démarche.
18. Le joug de la limite

N
ous empêchons , au demeurant, la prise et la serre de l’âme à lui
[1]

donner tant de choses à saisir. Les unes, il les lui faut seulement
présenter, les autres attacher, les autres incorporer. Elle peut voir et
sentir toutes choses, mais elle ne se doit paître que de soi, et doit être instruite de
ce qui la touche proprement et qui proprement est de son avoir et de sa
substance. Les lois de nature nous apprennent ce que justement il nous faut.
Après que les sages nous ont dit que, selon elle, personne n’est indigent et que
chacun l’est selon l’opinion, ils distinguent ainsi subtilement les désirs qui
viennent d’elle de ceux qui viennent du dérèglement de notre fantaisie . Ceux [2]

desquels on voit le bout sont siens, ceux qui fuient devant nous et desquels nous
ne pouvons joindre la fin sont nôtres. La pauvreté des biens est aisée à guérir ; la
pauvreté de l’âme, impossible. Métrodore vivait du poids de douze onces par
[3] [4]

jour ; Épicure à moins ; Métroclès dormait en hiver avec les moutons, en été aux
[5]

cloîtres des églises.


Si ce que nature exactement et originellement nous demande pour la
conservation de notre être est trop peu (comme de vrai combien ce l’est, et
combien à bon compte notre vie se peut maintenir, il ne se doit exprimer mieux
que par cette considération, que c’est si peu qu’il échappe la prise et le choc de [6]

la fortune par sa petitesse), dispensons-nous de quelque chose plus outre ;


[7]

appelons encore nature l’usage et condition de chacun de nous ; taxons-nous,


traitons-nous à cette mesure ; étendons nos appartenances et nos comptes jusque-
là, car jusque-là il me semble que nous avons quelque excuse.
L’accoutumance est une seconde nature et non moins puissante ; et, pour mon
humeur, j’aimerais quasi également qu’on m’ôtât la vie que si on me l’étaussait [8]

et retranchait bien loin de l’état auquel je l’ai vécue si longtemps. Je ne suis plus
en termes d’un grand changement et de me jeter à un nouveau train et inusité,
[9]

non pas même vers l’augmentation : il n’est plus temps de devenir autre. Et,
comme je plaindrais quelque grande fortune qui me tombât à cette heure
[10] [11]

entre mains, qu’elle ne serait venue en temps que j’en pusse jouir,
[12]

À quoi bon la fortune s’il ne m’est pas possible d’en jouir ? [13]

je ne me réforme pareillement guère en sagesse pour l’usage et commerce du


[14]

monde, sans regret que cet amendement me soit arrivé si tard que je n’aie plus
loisir d’en user : je n’ai dorénavant besoin d’autre suffisance que de patience
[15]

contre la mort et la vieillesse. À quoi faire une nouvelle science de vie à telle
déclinaison , et une nouvelle industrie à me conduire en cette voie où je n’ai
[16]

plus que trois pas à marcher ? Apprenez voir la rhétorique à un homme relégué
[17]

aux déserts d’Arabie. Il ne faut point d’art à la chute. Somme, je suis après à [18]

achever cet homme, non à en refaire un autre. Par long usage, cette forme m’est
passée en substance, et fortune en nature.
Je dis donc que chacun d’entre nous faiblets est excusable d’estimer sien ce qui
est compris sous cette mesure ; mais aussi, au-delà de ces limites, ce n’est plus
[19]

que confusion : c’est la plus large étendue que nous puissions octroyer à nos
droits. Plus nous amplifions notre besoin et possession , d’autant plus nous
[20]

engageons-nous aux coups de la fortune et des adversités. La carrière de nos


[21] [22]

désirs doit être circonscrite et restreinte à un court limite des commodités les
[23] [24]

plus proches et contiguës ; et doit, en outre, leur course se manier non en ligne
droite qui fasse bout ailleurs, mais en rond duquel les deux pointes se tiennent et
terminent en nous pas un bref contour. Les actions qui se conduisent sans cette
réflexion , s’entend voisine réflexion et essentielle, comme sont celles des
[25]

avaricieux, des ambitieux et tant d’autres qui courent de pointe , desquels la [26]

course les emporte toujours devant eux, ce sont actions vaines et maladives.
(III, X, De ménager sa volonté, éd. de 1588.)

Notes du chapitre
[1] ↑ Pour garder la continuité et l’unité du texte (compromises par les additions manuscrites), nous le
donnons d’après l’édition de 1588.
[2] ↑ Imagination.
[3] ↑ Le disciple d’Épicure.
[4] ↑ L’once valait environ 30 grammes.
[5] ↑ Philosophe cynique.
[6] ↑ À la prise.
[7] ↑ Permettons-nous.
[8] ↑ La réduisait.
[9] ↑ Dans les conditions voulues pour.
[10] ↑ Déplorerais.
[11] ↑ Faveur de la fortune.
[12] ↑ De ce qu’elle.
[13] ↑ Horace, Épîtres, I, V, v. 12.
[14] ↑ Je ne progresse.
[15] ↑ Grande qualité.
[16] ↑ Déclin.
[17] ↑ Pour voir.
[18] ↑ Je suis occupé.
[19] ↑ Celle que définit notre accoutumance.
[20] ↑ Droit de posséder.
[21] ↑ Nous livrons-nous.
[22] ↑ Course.
[23] ↑ Une limite rapprochée (du point de départ de la course).
[24] ↑ Fixée par les.
[25] ↑ Action de faire retour.
[26] ↑ Tout droit.
19. L’art de jouir de vivre

Q
uand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me
[1]

promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont


entretenues des occurences étrangères quelque partie du temps,
quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de
cette solitude et à moi. Nature a maternellement observé cela, que les actions
qu’elle nous a enjointes pour notre besoin nous fussent aussi voluptueuses, et
nous y convie non seulement par la raison, mais aussi par l’appétit : c’est injustice
de corrompre ses règles.
Quand je vois et César et Alexandre, au plus épais de sa grande besogne, jouir si
pleinement des plaisirs naturels, et par conséquent nécessaires et justes, je ne dis
pas que ce soit relâcher son âme, je dis que c’est la roidir, soumettant par vigueur
de courage à l’usage de la vie ordinaire ces violentes occupations et laborieuses [2]

pensées. Sages, s’ils eussent cru que c’était là leur ordinaire vacation , celle-ci
[3] [4] [5]

l’extraordinaire. Nous sommes de grands fols : « Il a passé sa vie en oisiveté,


disons-nous ; je n’ai rien fait aujourd’hui. – Quoi, avez-vous pas vécu ? C’est non
seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. – Si on m’eût
mis au propre des grands maniements , j’eusse montré ce que je savais faire. –
[6]

Avez-vous su méditer et manier votre vie ? Vous avez fait la plus grande besogne
de toutes. »
Pour se montrer et exploiter , nature n’a que faire de fortune , elle se montre
[7] [8]

également en tous étages, et derrière , comme sans rideau . Composer nos


[9] [10]

mœurs est notre office , non pas composer des livres, et gagner, non pas des
[11]

batailles et provinces, mais l’ordre et tranquillité à notre conduite. Notre grand et


glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos. Toutes autres choses, régner,
thésauriser, bâtir, n’en sont qu’appendicules et adminicules pour le plus.
[12]

… Il n’est rien si beau et légitime que de faire bien l’homme et dûment, ni science
si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie ; et de nos maladies,
la plus sauvage, c’est mépriser notre être . Qui veut écarter son âme le fasse
[13] [14]

hardiment, s’il peut , lorsque le corps se portera mal, pour la décharger de cette
[15]

contagion ; ailleurs au contraire, qu’elle l’assiste et favorise et ne refuse point de


participer à ses naturels plaisirs et de s’y complaire conjugalement, y apportant,
si elle est plus sage, la modération, de peur que par indiscrétion ils ne se [16]

confondent avec le déplaisir. L’intempérance est peste de la volupté, et la


tempérance n’est pas son fléau : c’est son assaisonnement. Eudoxe, qui en
établissait le souverain bien, et ses compagnons , qui la montèrent à si haut
[17]

prix, la savourèrent en sa plus gracieuse douceur par le moyen de la tempérance,


qui fut en eux singulière et exemplaire. J’ordonne à mon âme de regarder et la
douleur et la volupté de vue pareillement réglée (d’un même défaut procèdent les
transports excessifs de l’âme dans la joie et son accablement dans la douleur ) et [18]

pareillement ferme, mais gaiement l’une, l’autre sévèrement, et, selon ce qu’elle y
peut apporter, autant soigneuse d’en éteindre l’une que d’étendre l’autre.
… J’ai un dictionnaire tout à part moi : je « passe » le temps quand il est mauvais
et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas « passer », je le retâte, je m’y
tiens. Il faut courir le mauvais et se rasseoir au bon. Cette phrase ordinaire de
passe-temps et de passer le temps représente l’usage de ces prudentes gens, qui ne
pensent point avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et échapper, de
la passer, gauchir et, autant qu’il est en eux, ignorer et fuir, comme chose de
[19]

qualité ennuyeuse et dédaignable. Mais je la connais autre, et la trouve et


prisable et commode , voire en son dernier décours , où je la tiens ; et nous l’a
[20] [21]

nature mise en mains, garnie de telles circonstances, et si favorables, que nous


n’avons à nous plaindre qu’à nous si elle nous presse et si elle nous échappe [22]

inutilement. La vie de l’insensé est sans joie, elle est inquiète, elle se porte tout
entière dans l’avenir . Je me compose pourtant à la perdre sans regret, mais
[23] [24]

comme perdable de sa condition, non comme moleste et importune. Aussi ne [25]

sied-il proprement bien de ne se déplaire à mourir qu’à ceux qui se plaisent à


vivre. Il y a du ménage à la jouir ; je la jouis au double des autres, car la mesure
[26]

en la jouissance dépend du plus ou moins d’application que nous y prêtons.


Principalement à cette heure, que j’aperçois la mienne si brève en temps, je la
veux étendre en poids ; je veux arrêter la promptitude de sa fuite par la
promptitude de ma saisie, et par la vigueur de l’usage compenser la hâtiveté de
son écoulement ; à mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut
rendre plus profonde et plus pleine.
Les autres sentent la douceur d’un contentement et de la prospérité ; je la sens
ainsi qu’eux, mais ce n’est pas en passant et glissant. Si la faut-il étudier,
[27]

savourer et ruminer, pour en rendre grâces condignes à celui qui nous l’octroie.
[28]

Ils jouissent les autres plaisirs comme ils font celui du sommeil, sans les
connaître. À celle fin que le dormir même ne m’échappât ainsi stupidement, j’ai
autrefois trouvé bon qu’on me le troublât pour que je l’entrevisse. Je consulte
d’un contentement avec moi , je ne l’écume pas ; je le sonde et plie ma raison à
[29]

le recueillir, devenue chagrine et dégoûtée . Me trouvé-je en quelque assiette


[30] [31]
tranquille ? Y a-t-il quelque volupté qui me chatouille ? Je ne la laisse pas
friponner aux sens, j’y associe mon âme, non pas pour s’y engager, mais pour s’y
agréer, non pas pour s’y perdre mais pour s’y trouver ; et l’emploie de sa part à [32]

se mirer dans ce prospère état, à en peser et estimer le bonheur et amplifier.


… Pour moi donc, j’aime la vie et la cultive telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer.
Je ne vais pas désirant qu’elle eût à dire la nécessité de boire et de manger – et
[33]

me semblerait faillir non moins excusablement de désirer qu’elle l’eût double


[34]

(le sage recherche avec ardeur les richesses naturelles ) –, ni que nous nous
[35]

sustentassions mettant seulement en la bouche un peu de cette drogue par


laquelle Épiménide se privait d’appétit et se maintenait, ni qu’on produisît
stupidement des enfants par les doigts ou par les talons – ains , parlant en
[36] [37]

révérence, plutôt qu’on les produise encore voluptueusement par les doigts et par
les talons –, ni que le corps fût sans désuet sans chatouillement . Ce sont
[38]

plaintes ingrates et iniques. J’accepte de bon cœur, et reconnaissant, ce que


nature a fait pour moi, et m’en agrée et m’en loue. On fait tort à ce grand et tout-
puissant donneur de refuser son don, l’annuler et défigurer. Tout bon, il a fait
tout bon. Tout ce qui est conforme à la nature mérite qu’on y attache du prix . [39]

(III, XIII, De l’expérience.)


… La gentille inscription de quoi les Athéniens honorèrent la venue de Pompée
[40]

en leur ville, se conforme à mon sens : [41]

D’autant es-tu Dieu comme [42]

Tu te reconnais homme . [43]

C’est une absolue perfection, et comme divine de savoir jouir loyalement de son [44]

être. Nous cherchons d’autres conditions, pour n’entendre l’usage des nôtres, et
sortons hors de nous, pour ne savoir quel il y fait. Si , avons-nous beau monter
[45]

sur des échasses, car sur des échasses encore faut-il marcher de nos jambes. Et au
plus élevé trône du monde, si ne sommes assis que sus notre cul.
[46]

Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle commun et
humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance. Or la vieillesse a un
peu besoin d’être traitée plus tendrement. Recommandons-la à ce Dieu , [47]

protecteur de santé et de sagesse, mais gaie et sociale :


Accorde-moi, fils de Latone, de jouir, avec la santé, des biens acquis, et, je t’en prie, que
mon jugement reste entier ; jais que ma vieillesse ne soit pas abjecte et puisse encore
toucher la lyre .
[48]

(Ibid.)
Notes du chapitre
[1] ↑ Le texte de 1588 et les add. manuscrites sont si entremêlés que nous avons renoncé à signaler celles-ci
par des notes.
[2] ↑ Harassantes.
[3] ↑ Dans le fait de « soumettre à l’usage de la vie ordinaire, etc. »
[4] ↑ Occupation.
[5] ↑ Leur « grande besogne ».
[6] ↑ À même de m’occuper des grandes affaires.
[7] ↑ Mettre en valeur.
[8] ↑ Position sociale.
[9] ↑ Dans une position obscure.
[10] ↑ Dans une position où l’on est exposé aux regards.
[11] ↑ Notre tâche propre en tant qu’hommes.
[12] ↑ Petits étais.
[13] ↑ En méprisant ou l’âme ou le corps alors que nous sommes union, à égalité, d’une âme et d’un corps.
[14] ↑ Tirer à l’écart. Aucune allusion au suicide.
[15] ↑ Parce qu’il est difficile de s’abstraire des maux physiques.
[16] ↑ Excès.
[17] ↑ « Compagnons » par le prix qu’ils attachèrent à la volupté. Montaigne songe aux Épicuriens.
[18] ↑ Cicéron, Tusculanes, IV, 31.
[19] ↑ Esquiver.
[20] ↑ Riche en agréments.
[21] ↑ En son extrême déclin. Montaigne a plus de cinquante-cinq ans (il s’agit d’une correction manuscrite.
Version de 1588 : « en sa décadence »).
[22] ↑ Accable.
[23] ↑ Sénèque, Épîtres, 15.
[24] ↑ Me prépare.
[25] ↑ Pénible.
[26] ↑ Sagesse.
[27] ↑ Encore.
[28] ↑ Justes.
[29] ↑ Je réfléchis sur mon contentement (afin de l’amplifier par ma réflexion).
[30] ↑ Sans goût (pour le plaisir).
[31] ↑ État.
[32] ↑ Pour sa part.
[33] ↑ Qu’elle fût privée de.
[34] ↑ Plus excusablement.
[35] ↑ Sénèque, Épîtres, 119.
[36] ↑ Sans plaisir.
[37] ↑ Mais.
[38] ↑ Plaisir.
[39] ↑ Cicéron, De finibus, III, 6.
[40] ↑ Noble et belle.
[41] ↑ À mon opinion.
[42] ↑ Tu es dieu dans la mesure où.
[43] ↑ D’après Amyot, trad. de Plutarque, Vie de Pompée, VII.
[44] ↑ Conformément aux lois (de notre être).
[45] ↑ Aussi.
[46] ↑ Encore.
[47] ↑ Apollon.
[48] ↑ Horace, Odes, I, XXI, v. 17-20. Cette page termine les Essais.
Table de concordance

D
ans les premières éditions de ce livre, les références renvoyaient à
l’édition Plattard (Les Belles Lettres). Nous donnons ici la concordance
avec l’édition Villey-Saulnier, PUF, 1965, 3e éd., 1978 (A = texte de 1580 ; B
= texte de 1588 ; C = addition manuscrite postérieure à 1588). La pagination est
indiquée par les chiffres arabes.
Vie de Michel de Montaigne

Le négociant bordelais Ramon Eyquem


(1402-1478), bisaïeul de Michel, acquiert
1477
la maison noble de Montaigne, en
Périgord.
Grimon Eyquem (1450-1519), grand-
1485
père de Michel, est jurat de Bordeaux.
Naissance de Pierre Eyquem, père de
1495 Michel. Il deviendra seigneur de
Montaigne en 1519.
Pierre Eyquem, revenu des guerres
1529 d’Italie, épouse Antoinette de Louppes,
fille de Pedro Lopez, de Toulouse.
Naissance de Michel, au château de
Montaigne. Aura sept frères et sœurs :
1533 (28 février) Thomas, 1534 ; Pierre, 1535 ; Jeanne,
1536 ; Arnaud, 1541 ; Leonor, 1552 ;
Marie, 1555 ; Bertrand, 1560.
Petite enfance paysanne de Michel dans
1533-1535
un hameau voisin.
Ramené au château, apprend à parler
1535-1539
en latin.
Élève au Collège de Guyenne à
1539-1547 Bordeaux. Parmi ses maîtres : Guérente,
Grouchy, Buchanan, Muret.
Séjour de détente au château (?). Études
1548-1554 (env.) de droit à Toulouse (?). Séjour probable
à Paris à partir de 1551 (env.).
1554 Pierre Eyquem, maire de Bordeaux.
Entrée de Michel à la Cour des Aides de
Entre 1554 et 1557
Périgueux.
Conseiller au Parlement de Bordeaux.
1557 Se lie d’amitié avec son collègue Étienne
de La Boétie (1530-1563).
1559, 1561 Séjours de Montaigne à la Cour.
Épouse Françoise de la Chassaigne
1565 (1544-1627). Aura d’elle six filles, dont
une seule, Leonor, vivra (1571-1623).
Mort de Pierre. Michel devient
1568
propriétaire et seigneur de Montaigne.
Fait paraître à Paris la traduction
française de la Théologie Naturelle,
1569
ouvrage latin de Raymond Sebond (2e
éd., 1581).
Après l’échec de sa candidature à la
1570 Grand-Chambre, résigne sa charge en
faveur de Florimond de Raemond.
Retraite au château de Montaigne.
Retiré dans sa tour, à l’abri de ses cinq
femmes (sa mère, son épouse, sa fille,
1571
ses sœurs Marie et Leonor jusqu’à leur
mariage, en 1579 et 1581), compose ses
premiers Essais.
Rejoint au camp de Sainte-Hermine, en
1574
Poitou, le duc de Montpensier.
Travaille à l’Apologie de Raymond
Sebond et à plusieurs essais du futur
1576
livre II. Fait frapper une médaille avec
la devise « Que sais-je ? ».
Premiers accès de coliques
1578
néphrétiques.
1580 Première édition des Essais.
Voyage de quatorze mois en Allemagne
et en Italie. Dicte ou rédige un Journal
de voyage (retrouvé en 1774). Le 7
1580-1581
septembre 1581, apprend en Italie son
élection à la mairie de Bordeaux, où il
succède à Biron.
Affaire du prieuré Saint James (voir ci-
Mars 1582
dessus, p. 18).
1583 Montaigne réélu maire pour deux ans.
Le roi de Navarre et sa suite passent
1584 (décembre)
deux jours au château de Montaigne.
Correspondance Montaigne-Matignon
sur les menées de la Ligue. La peste
1585
éclate et fait quatorze mille morts à
Bordeaux.
Après sa victoire de Coutras, le roi de
1587 (23 octobre)
Navarre dîne et couche à Montaigne.
Le 20 juillet, en représailles de la
capture d’un chef ligueur, Montaigne
est enfermé à la Bastille. Sur
1588
intervention de Catherine de Médicis et
de Guise, il est libéré dans la journée. –
Cinquième édition des Essais.
Nombreuses additions manuscrites
1589-1592 dans les marges d’un exemplaire de
l’édition de 1588.
1592 (13 septembre) Mort de Montaigne.
Édition posthume des Essais par les
soins de Pierre de Brach et de Marie Le
1595
Jars de Gournay, tenant compte du
dernier travail de Montaigne.
Bibliographie philosophique

L
e principal manuel bibliographique est la Bibliographie méthodique et
analytique des ouvrages et documents relatifs à Montaigne (jusqu’à 1975),
de Pierre BONNET, Éditions Slatkine, Genève-Paris, 1983, 586 p. Il est à
compléter par la Bibliographie annotée des ouvrages relatifs à Montaigne, 1976-
1985, avec un complément de la Bibliographie de Pierre Bonnet, de H. Peter CLIVE,
Paris, Honoré Champion, 1990, 250 p.
Indispensable au chercheur est la Concordance des Essais de Montaigne, préparée
par Roy E. LEAKE, Genève, Droz, 1981, 2 vol., 1 442 p. (coll. « Travaux d’Humanisme
et Renaissance », n° 187).
D’une utilité permanente restent le tome IV de l’édition « municipale », Les
sources des Essais, par P. VILLEY, Bordeaux, Pech & Cie, 1920, et le tome V, Lexique
de la langue des Essais et Index des noms propres, par P. VILLEY, avec la
collaboration de Miss Grace NORTON, Bordeaux, Pech, 1933 (les erreurs de l’index
des noms propres sont corrigées par G.-J. MEURICE, BSAM, juillet-déc. 1980, p. 97-
101).
La source la plus riche d’articles sur Montaigne est la collection des Bulletins de la
Société des Amis de Montaigne (= BSAM). Les Bulletins épuisés, parus entre 1913 et
1968, ont été réimprimés en cinq volumes par les éditions Slatkine, Genève.

Les éditions des essais


La première édition des Essais ne contenait que les deux premiers livres. Elle
parut à Bordeaux chez l’imprimeur Simon Millanges, vers mars 1580. Elle a été
réimprimée par DEZEIMERIS et BARCKHAUSEN, avec les variantes des éditions de 1582
et 1587 (Bordeaux, Féret et Fils, 1870). Daniel MARTIN en a donné une
reproduction photographique, avec une introduction et des notes sur les
modifications apportées ultérieurement au texte de 1580, Genève-Paris, Slatkine-
Champion, 1976.
Si la deuxième édition (1582) n’apporte qu’un fort petit nombre d’additions, la
cinquième, qui parut à Paris chez l’Angelier en 1588, est, dit le titre, « augmentée
d’un troisième livre et de six cents additions aux deux premiers ». Elle a été
réimprimée en quatre volumes par H. MOTHEAU et D. JOUAUST, avec notes, glossaire
et index (Paris, Librairie des Bibliophiles, 1873-1875).
Entre 1588 et sa mort, Montaigne travailla sur un exemplaire de 1588 : des
corrections et additions très nombreuses vinrent remplir interlignes et marges.
Après la mort de Montaigne, l’exemplaire ainsi annoté (dit « exemplaire de
Bordeaux », et qui appartient aujourd’hui à la Bibliothèque municipale de cette
ville) fut transcrit par les soins de Pierre DE BRACH. Une copie fut envoyée à Paris, à
Marie LE JARS DE GOURNAY qui en surveilla l’impression, et ce fut, chez l’Angelier,
l’édition de 1595 des Essais. Mais cette édition n’est pas absolument fidèle. La
nouvelle édition donnée par Mlle de Gournay en 1635, chez Jean Camusat, avec
une préface, ne l’est pas davantage. Or, c’est d’après celle de 1635 qu’ont été
établies la plupart des éditions des siècles suivants, et seul NAIGEON, en 1802,
revint au texte original de l’exemplaire de Bordeaux. On notera que la préface de
Naigeon, jugée trop hardie, fut supprimée par la censure impériale.
Le travail de Naigeon restait imparfait. Il était nécessaire de reproduire enfin
exactement l’exemplaire de Bordeaux. C’est ce qui fut fait, sous les auspices de la
Commission des Archives municipales de Bordeaux, par Fortunat STROWSKI et
François GEBELIN (Édition « municipale », tomes I, II et III, Bordeaux, Pech & C ie,
1906-1919 ; pour les tomes IV et V : voir ci-dessus).
Les additions manuscrites, insérées dans le texte de 1588, rompent souvent
l’enchaînement des idées, nuisent à l’impression d’ensemble, voire à
l’intelligibilité. Il faut donc pouvoir distinguer le texte de 1588 de ce qui est
addition postérieure. Il est même utile de pouvoir, pour les deux premiers livres,
reconnaître le texte originel de 1580. De là l’usage de signes conventionnels, la
lettre A précédant, par exemple, un texte de 1580, la lettre B un apport de 1588, la
lettre C une addition manuscrite.
Parmi les éditions qui, par des conventions typographiques, permettent ainsi de
distinguer le texte initial et les apports successifs, citons celles de VILLEY (Paris,
Alcan, 3 vol., 1922-1923 ; rééd. Alcan, 3 vol., 1930-1931 ; rééd. par SAULNIER, PUF, 1
vol., 1965, 2 vol., 1978), d’A. ARMAINGAUD (Œuvres complètes, Paris, Louis Conard,
12 vol., 1924-1941 ; pour les Essais, 6 vol., 1924-1927), de J. PLATTARD (Paris, F.
Roches, 6 vol., 1931-1932 ; Les Belles Lettres, 6 vol., 1959-1960).
Nombreuses sont les éditions qui, s’adressant à « tous les honnêtes gens », comme
dit Maurice Rat, ne distinguent pas, par des artifices typographiques, les couches
successives du texte des Essais. Citons celles de M. RAT (Paris, Garnier frères, 3
vol., 1941-1942), de Pierre MICHEL (Paris, Livre de poche, 3 vol., 1965). Toutefois, S.
DE SACY (Club français du livre, 1952), suivi par P. MICHEL (Club du meilleur livre, 5

vol., 1957), s’ils ne distinguent pas les états successifs du texte de 1588
(Montaigne, dans l’édition de 1588, ne les ayant pas distingués), impriment les
additions de l’exemplaire de Bordeaux en caractères différents.
Des traductions des Essais en français moderne ont été données par le général
MICHAUD (Paris, F. Didot, 4 vol., 1907-1909 ; sur chaque page, on trouve, en vis-à-
vis, le texte de Montaigne et sa traduction) et par André LANLY (Paris, H.
Champion, 3 vol., 1989).
Parmi les traductions en langues étrangères, citons celles, anglaises, de John
FLORIO (Londres, 1603) et de Charles COTTON (1685), italiennes, de Girolamo NASELLI
(1590) et de Canini D’ANGHIARI (1633), hollandaise, de GLAZEMAKER (1674),
allemandes, de TIETZ (1753) et de Christoph BODE, russe, de S. VOLCHKOV (1762),
polonaise, de ZELENSKI (1917), japonaise, de Hidéo SÉKINÉ (1935), russe, de
BOBOVITCH et KOGAN-BERSTEIN (1954-1960), anglaises, de Jacob ZEITLIN (1934) et de
Donald M. FRAME (1957), italienne, de Fausta GARAVINI (Milan, Adelphi, 1966 et
1982).

Travaux sur Montaigne


Pour un certain nombre d’ouvrages généraux ou classiques, tels ceux d’Y.
BELLENGER, D’A. M. BOASE, de M. BUTOR, de M. DREANO, de D. M. FRAME, de H. H. EHRLICH,
de F. GARAVINI, de G. MATHIEU-CASTELLANI, d’A. MICHA, de P. MICHEL, de P. MOREAU, de G.
NAKAM, de J.-Y. POUIL-LOUX, de Z. SAMARAS, de M. TETEL, de R. TRINQUET, nous nous
permettons de renvoyer à la bibliographie établie par R. AULOTTE, Montaigne : «
Essais », PUF (coll. « Que sais-je ? »), 1988, p. 124-126.
Nous nous limitons ici aux ouvrages et articles qui nous paraissent toucher plus
directement à la philosophie.
Charles ANDLER, Nietzsche, sa vie et sa pensée. Vol. I, Les Précurseurs de Nietzsche,
5e éd., Paris, Gallimard, 1938, p. 105-115.
Robert AULOTTE, Montaigne, Apologie de Raimond Sebond, Paris, SEDES, 1979, 180 p.
Michaël BARAZ, L’être et la connaisance selon Montaigne, Paris, José Corti, 1968.
Rachel BESPALOFF, L’instant et la liberté chez Montaigne, Deucalion 3, octobre 1950,
p. 65-107.
Andréas BLINKENBERG, Quel sens Montaigne a-t-il voulu donner au mot Essais dans
le titre de son œuvre ? BSAM, janv.-mars 1964, p. 22-32.
Claude BLUM, L’archéologie du « mourir » dans les Essais, in Études montaignistes
en hommage à Pierre Michel (Cl. Blum et F. Moureau éd.), Paris, H. Champion,
1984, p. 43-57.
Pascal BOUCHARD, Recherche sur la structure philosophique du livre III, BSAM,
avril-déc. 1974, p. 63-70 ; avril-sept. 1975, p. 81-88 ; avril-sept. 1976, p. 57-68.
Frieda S. BROWN, Religious and political conservatism in the Essais of Montaigne,
Genève, Droz, 1963.
Léon BRUNSCHVICG, Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale,
Paris, Alcan, 1927, t. I, p. 113-129 ; Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne,
Neuchâtel, La Baconnière, 1942, 211 p.
Craig B. BRUSH, Montaigne and Bayle : variations on the theme of skepticism, La
Haye, Martinus Nijhoff, 1966, 361 p.
Albert CANAC, La philosophie théorique de Montaigne, Paris, Sansot, 1908, 80 p.
Edme CHAMPION, Introduction aux Essais de Montaigne, Paris, Armand Colin, 1900,
313 p. (Montaigne « fit ce qu’il y avait de mieux, de plus urgent pour préparer
l’avènement de l’esprit moderne »).
Jean CHATEAU, Montaigne psychologue et pédagogue, Paris, Vrin, 1964, 277 p.
Kyriaki CHRISTODOULOU, Considérations sur les « Essais » de Montaigne, Athènes,
1984, 150 p.
Antoine COMPAGNON, Nous, Michel de Montaigne, Paris, Seuil, 1980.
Andrée COMPAROT, Amour et vérité. Sebon, Vivès et Michel de Montaigne, Paris,
Klincksieck, 1983, 272 p.
André COMTE-SPONVILLE, Montaigne ou la philosophie vivante, in Une éducation
philosophique, PUF (coll. « Perspectives critiques »), 1989, p. 236-244 ; Préface à
Montaigne. De la vanité, Paris, Éd. Rivages, 1989, p. 7-20.
Marcel CONCHE, art. « Montaigne », Dictionnaire des philosophes (dir. D. Huisman),
PUF, 1984, p. 1843-1851 ; L’unité du chapitre « Des Coches », Études montaignistes

en hommage à Pierre Michel, 1984, p. 89-94 ; Montaigne et la philosophie, Éd. de


Mégare, 1987, 145 p. (l’homme sans définition – le pyrrhonisme dans la méthode
– le temps dans les « Essais » – le pari tragique – plaisir et communication – la
conscience) ; La personnalité philosophique de Montaigne, Revue d’hist. litt. de la
France, 1988, n° 5, p. 1006-1013 ; Montaigne me manque, Revue internationale de
philosophie, n° spécial, Montaigne philosophe (sous la dir. d’André COMTE-
SPONVILLE), 1992.
Bernard CROQUETTE, Étude du livre III des « Essais » de Montaigne, Paris, Champion,
1985, 147 p.
Catherine DEMURE, Montaigne : le paradoxe et le miracle, Les études
philosophiques, octobre-déc. 1978, p. 387-403 ; Montaigne : le travail
philosophique (lecture de III, 6 : « Des Coches »), BSAM, juillet-déc. 1989, p. 43-62.
Philippe DESAN, Une philosophie impréméditée et fortuite : nécessité et
contingence chez Montaigne, BSAM, n° spécial, L’expérience philosophique (sous
la dir. de F. Charpentier), juillet-déc. 1990, p. 69-83.
Jean-Pierre DHOMMEAUX, Les idées politiques de Montaigne, BSAM, janv.-mars
1976, p. 5-30.
Jean-Paul DUMONT, Le scepticisme et le phénomène, Paris, Vrin, 1972 ; 2e éd. augm.,
1985 (voir surtout p. 41-49) ; Démocrite, Sénèque, Sextus Empiricus et les autres :
la Praeparatio philosophica de Montaigne, BSAM, juillet-déc. 1990 (n° spécial déjà
cité), p. 21-30.
Ralph Waldo EMERSON, Représentative men, Boston, 1876 ; trad. franç. : Hommes
représentatifs (Les Surhumains), par J. Izoulet et F. Roz, Éd. Georges Grès, Paris,
1920 (« Montaigne, ou le sceptique », p. 149-188).
Raymond ESCLAPEZ, Montaigne et les philosophes cyniques, BSAM, juillet-déc. 1986,
p. 59-76.
Colette FLEURET, Rousseau et Montaigne, Paris, Nizet, 1980, 200 p.
Aimé FOREST, Montaigne humaniste et théologien, Revue des sc. philos, et théol.,
janvier 1929, p. 59-73.
Hugo FRIEDRICH, Montaigne, Berne, A. Francke, 1949 ; trad. franç. par R. Rovini,
Paris, Gallimard, 1968, 441 p. (voir Karlheinz Stierle, Hugo Friedrich, lecteur de
Montaigne, BSAM, janv.-juin 1990, p. 51-60).
Zbigniew GIERCZYNSKI, La science de l’ignorance de Montaigne, Roczniki
Humanistyczne, XV, 1967, n° 3, p. 5-85 ; Le scepticisme de Montaigne, principe de
l’équilibre de l’esprit, Kwartalnik Neofilologicznyl, XIV, 1967, n° 2, p. 111-131 ; Le
fidéisme apparent de Montaigne et les artifices des « Essais », ibid., XVI, 1969, n° 2,
p. 137-163 ; Le « Que sais-je ? » de Montaigne. Interprétation de l’Apologie de
Raimond Sebond, Roczniki Humanist., XVIII, 1970, n° 4, p. 5-103 ; La
problématique morale dans les Essais, BSAM, janv.-juin 1981, p. 29-42.
Alfred GLAUSER, Montaigne paradoxal, Paris, Nizet, 1972, 156 p.
Théodore GOUTCHKOFF, Les vues esthétiques de Montaigne, Paris, Sansot, 1907, 71 p.
Bernard GROETHUYSEN, Anthropologie philosophique, Paris, Gallimard, 1952, p. 263-
274.
Martial GUEROULT, Histoire de l’histoire de la philosophie, vol. I, Paris, Aubier, 1984
(voir p. 155-167 : « Montaigne pour et contre la tradition » ; bien que publié vingt
ans plus tard, ce chapitre de l’ouvrage est d’une rédaction antérieure à la
conférence ci-après) ; Montaigne et la tradition philosophique, Bull, de la Cl. de
Lettres de l’Acad. Royale de Belgique, 5e série, tome L, 1964, p. 307-319 (repris dans
la Rev. de l’enseignement philosophique, avril-mai 1973, p. 1-10.
Guillaume GUIZOT, Montaigne, études et fragments, œuvre posthume publiée par
Auguste Salles, Hachette, 1899, 269 p. (pour faire de Montaigne un chrétien, il faut
« défigurer également le christianisme et Montaigne », p. 144).
Marcel GUTWIRTH, Michel de Montaigne, ou le pari d’exemplarité, Montréal, Presses
de l’Université, 1977.
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Middletown, Wesleyan University Press, 1966, 204 p. (le scepticisme de Montaigne
dû, avant tout, à son essentielle « irrésolution »).
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1978, p. 78-96.
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Bastard, 1934, 167 p.
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1859. Voir surtout, dans le tome II, 1842, le 3e chapitre du livre III (dans « La
Pléiade », Gallimard, 1953, le tome I, p. 848-871).
Zoé SAMARAS, Le portrait de Socrate dans les Essais, BSAM, juillet-déc. 1980, p. 67-
76.
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Weidenfeld and Nicolson, 1972, 356 p. (à l’encontre des thèses « évolutionnistes »,
insiste sur l’unité des Essais).
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1960, p. 152-166.
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1899, 190 p.
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exempt de toute connotation théologique).
Fortunat STROWSKI, Montaigne, Paris, Alcan, 1906 (coll. « Les grands philosophes »),
336 p.
François TAVERA, L’idée d’humanité dans Montaigne, Paris, H. Champion, 1932, 332
p. (La philosophie de Montaigne, philosophie « de la morale indépendante », « de
l’humanité qui fait son œuvre par elle-même », est la philosophie de l’avenir).
Albert THIBAUDET, Montaigne, Paris, Gallimard, 1963, 575 p. (Œuvre posthume.
Texte établi par Floyd Gray).
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Lyon, 1983, 424 p.
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Essais, BSAM, janv.-mars 1973, p. 25-38.
Pierre VILLEY, Les sources et l’évolution des Essais de Montaigne, Paris, Hachette,
1908, 2 vol. de 422 et 576 p. ; 2e éd. rev. et augm., Hachette, 1933 ; L’influence de
Montaigne sur les idées pédagogiques de Locke et de Rousseau, Paris, Hachette,
1911, 270 p. ; La place de Montaigne dans le mouvement philosophique, Revue
philosophique, LI, 1926, t. CI, p. 338-359.
Jean WAHL, Tableau de la philosophie française, Paris, Fontaine, 1946, 235 p. (Wahl
prend, comme point de départ, Montaigne, qui, par son insistance sur le
jugement, est « un maître du rationalisme », par son examen perpétuel, « un
maître du scepticisme »).
Maurice WEILER, Pour connaître la pensée de Montaigne, Paris, Bordas, 1948, 187 p.
Charles Lowell YOUNG, Emerson’s Montaigne, New York, Macmillan, 1941, 236 p.
Stephan ZWEIG, Montaigne, in Europäisches Erbe, hrsg. v. Richard Friedenthal,
Francfort-sur-le-Main, S. Fischer, 1960, p. 7-81 ; trad. franç. par J.J. Lafaye et F.
Brugier, rév. par J.-L. Bandet, avec une Préface de Roland Jaccard : Montaigne, PUF
(coll. « Perspectives critiques »), 1982, 125 p. (« Que seul un homme mûr, marqué
par les épreuves, puisse reconnaître à leur vraie valeur la sagesse et la grandeur
de Montaigne, j’en ai fait l’expérience sur moi-même », p. 14).
Frédéric BRAHAMI, Le scepticisme de Montaigne, Paris, PUF, coll. « Philosophies »,
1997.
André COMTE-SPONVILLE, « Je ne suis pas philosophe », Paris, Champion, 1993.
Marcel CONCHE, Montaigne et la philosophie (éd. ang.), PUF, coll. « Perspectives
Critiques », 1996.
Marie-Luce DEMONET (éd.), Montaigne et la question de l’homme (textes de E. Faye,
T. Gontier, P. Magnard, J.-Y. Pouilloux, A. Tournon), PUF, coll. « Débats
philosophiques », 1999.
Emmanuel FAYE, Philosophie et perfection de l’homme, Paris, Vrin, coll. « Philologie
et Mercure », 1998.
Ian MACLEAN, Montaigne philosophe, PUF, coll. « Philosophies », 1996.
Gisèle MATHIEU-CASTELLANI, Montaigne ou la vérité du mensonge, Genève, Droz, 2000.
Jan MIERNOWSKI, L’ontologie de la contradiction sceptique. Pour l’étude de la
métaphysique des Essais, Champion, 1998.
Pierre STATIUS, Le réel et la joie : essai sur l’œuvre de Montaigne, Paris, Kimé, 1997
(Préface d’André Tournon).
Hubert VINCENT, Vérité du scepticisme chez Montaigne, Paris, L’Harmattan, 1998.
Appendice
Plan de l’« apologie de Raymond Sebond » (Essais,
II, XII)

C
’est dans ce chapitre, le plus long des Essais, qui est aussi l’un des plus
fortement structurés et des plus rigoureusement argumentés, qu’est
présenté le scepticisme de Montaigne quant à la possibilité de la
connaissance et de la saisie de l’être. Nous en donnons ici le plan, celui-ci ayant
été établi, comme il convient, d’après l’édition originale (1580). Les chiffres
indiquent la page et la ligne dans l’édition Viley (rééd. de 1978, PUF, t. I).
Préambule : a) La Théologie naturelle, de Sebond, 438-440 ; b) Objection des
croyants, 440 (29)-448 ; c) Objection des rationalistes, 448 (1)-449.
I - Néant de l’orgueil humain, 449(23)-486

1.
La place que la présomption de l’homme lui fait s’attribuer (de quel droit ?) dans l’univers, 449
2.
Sa prétendue supériorité sur les animaux, 452(23)-485.

a.
Il n’a pas le monopole de la raison et du langage – qu’il n’y a pas lieu de refuser aux animaux
b.
Contre la théorie de l’instinct, moyen de sauver la différence entre les animaux et l’homme et
c.
Exemples permettant de conclure à des facultés animales analogues aux nôtres, 460(25)-467.
d.
Exemples permettant de conclure d’effets surpassant notre capacité à des facultés supérieure
e.
Les qualités morales et esthétiques ne sont pas, loin de là, propres à l’homme, 471 (4)-485. Pou
Conclusion, 485(18)-486 : « Ce n’est par vrai discours, mais par une fierté folle et
opiniâtreté, que nous nous préférons aux autres animaux. »
II - Néant de la science, 486 (19)-557
A - Considérée dans ses effets ou du point de vue pratique : science et sagesse,
486(19)-498

1.
Idée générale : la science ne nous rend ni plus heureux ni meilleurs, 486(19)-490.
2.
Reprise et développement, 490(6)-498.

a.
Ni plus heureux, 490(6)-497. Qui accroît la connaissance accroît la douleur. La science nous fa
b.
Ni meilleurs, 497(16)-498. Les simples, les ignorants : innocents et meilleurs ; « la curiosité, la
B - Considérée en elle-même ou du point de vue théorique, 499(1)-557
1° Idée générale : l’ignorance essentielle de l’homme, 499(1)-501.

a.
La religion repose sur la révélation d’une vérité à laquelle l’homme n’a, par ses propres forces
b.
Les philosophes ayant « tout essayé et tout sondé », la philosophie n’a d’autre résultat (il faut e
2° De la division des philosophes, 500(23)-512. Trois genres : les dogmatistes qui
pensent avoir trouvé la vérité, les Néo-Académiciens pour qui elle ne se peut
trouver, les Sceptiques qui sont « encore en quête ».

a.
Scepticisme, 502(22)-506. L’homme n’est mesure d’aucune chose, pas même de sa propre ignor
b.
Dogmatisme, 506(35)-512. La plupart des dogmatistes « n’ont pris le visage de l’assurance que p
3° Les dogmatistes et la connaissance des choses divines et humaines, 512 (33)-
557 : « grande inconstance, variété et vanité d’opinions que nous voyons avoir été
produites par ces âmes excellentes et admirables », 512.

1.
Choses divines, 512(35)-536 : a) Dieu, cet inconnu 512(35)-517 ; b) Eschatologie : inintelligible im
2.
Choses naturelles et humaines, 536(3)-557.

a.
La nature de la science, 536(5)-541 : substitue à la réalité les fictions de l’intelligence ; repose
b.
L’âme, 541(35)-556 ; aa) Sa nature : multitude d’opinions discordantes, 542(3)-543 ; bb) Siège d
c.
Le corps, 556(27)-557. Exemple de désaccord : celui au sujet de la semence d’homme – de sa n
La deuxième partie conclut que nous ne savons rien. La troisième partie va
montrer que nous ne pouvons rien savoir.
III - Néant de la raison humaine et des sens comme facultés de
connaissance, 557(35)-600
Envoi. L’auteur va tenter un « coup désespéré » : détruire ses propres armes (la
raison) pour détruire en même temps celles de l’adversaire (le pur rationaliste),
en montrant, par de bonnes raisons, que la raison est incapable de connaissance.
L’hyperrationalisme est la défaite de la raison – ou le rationalisme négatif la
défaite du rationalisme positif.
A) Position du problème. Critique des solutions moyennes, 560(15)-562 : a) Le
relativisme, 560(15)-561 ; b) Le probabilisme, 561(23)-562.
B) La raison : incapable d’atteindre le vrai, de déterminer le bien, 562(39)-587.

1.
Le vrai, 562(39)-576 : a) La confusion des opinions philosophiques, 562(39)-563 ; b) Les variatio
2.
Le bien, 576(5)-587 : a) Le désaccord des philosophes sur le Souverain Bien, 577(26)-578 ; b) La
C) Les sens, 587(25)-600. Ils sont : a) Peut-être incomplets, 588(24)-590 ; b)
Trompeurs, 590(37)-595 ; c) Trompés : influencés par les passions de l’âme,
595(30)-596 ; d) En désaccord avec les sens des animaux, 596(32)-598 ; e) En
désaccord d’un homme à l’autre et entre eux, 598 (22)-600.
Conclusion, 600(34)-604. Nous n’avons affaire qu’à des apparences, dont aucune
n’indique l’être et l’essence, « et nous, et notre jugement, et toutes choses
mortelles, vont coulant et roulant sans cesse ». Dieu excepté (qui se révèle à nous
par la seule grâce divine), il « n’y a rien qui véritablement soit ». L’Apologie
conclut, à cet égard, au nihilisme ontologique.
Je remercie les Presses Universitaires de France de m’avoir autorisé à reproduire
ici ce plan, tiré de mon article « Montaigne » du Dictionnaire des philosophes, PUF,
1984.

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