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Philippe De Georges
Dans La Cause du Désir 2018/3 (N° 100), pages 9 à 21
Éditions L'École de la Cause freudienne
ISSN 2258-8051
ISBN 9782374710167
DOI 10.3917/lcdd.100.0009
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 LA FOUDRE CONDUIT TOUTES CHOSES 1 Ê
Philippe De Georges
L’événement psychanalyse
Philippe De Georges — dans son cours « le tout dernier lacan 2 », Jacques-alain
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Philippe De Georges, « la foudre conduit toutes choses »
temps de l’événement, qui le conduit à Freud, car il n’a « pu [se] tirer de son cas qu’à
recourir à Freud ».
lacan précise alors en quoi consiste l’événement Freud : « la tentative (« folle ») de
maintenir la raison dans ses droits ». autrement dit, la folie grâce à lui ne désarme pas
la raison, qui peut rendre compte d’elle. ce qui implique que « le rationnel [est] réel ».
mais l’inverse n’est pas vrai, malgré ce qui a pu être dit, car « le réel est ce qui n’a
aucune espèce de sens » ; et « si le rationnel est assurément réel, le réel… résiste ».
ne trouvez-vous pas que par ces quelques phrases ramassées, l’air de rien,
lacan résume très bien ce que sont l’événement Freud – l’invention de l’inconscient,
qui rend compte en raison de l’opacité sexuelle et de celle de la vie psychique – et
l’événement lacan – l’invention du réel comme hors-sens et résistance à la raison.
dans son tout dernier enseignement, lacan fait du réel sa réponse symptomatique
au traumatisme que représente la découverte de l’inconscient freudien 5…
5. cf. lacan J., Le Séminaire, livre XXiii, Le Sinthome, texte établi par J.-a. miller, paris, Seuil, 2005, p. 132.
Laura Sokolowsky — n’est-ce pas ce que dit lacan dans son séminaire en 1973 : si
toute parole n’est pas un dire, celui-ci est de l’ordre de l’événement 6 ?
Ph. D. G. — exactement !
À nice, toujours lors de la même conférence au cum, lacan se demande d’ailleurs
à propos de son enseignement « ce qui vaut la peine d’être dit ». ce qui fait date, à
coup sûr ! et en effet, quelques phrases plus loin, mettant Freud en série avec
newton et Kant, il peut dire que ce qui mérite d’être dit et fait événement, c’est ce qui
« touche au but quant au réel ».
Ph. D. G. — votre propos permet de souligner ce qui fait le coup de génie d’un titre :
à la fois qu’il subsume le contenu, et qu’il éclaire l’orientation de celui-ci. le titre
enveloppe et montre l’os. on entend donc que ce titre est un pari sur l’avenir, comme
lorsque le livre de michel Sylvestre avait été appelé « demain, la psychanalyse ». c’est
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L’apport de la psychanalyse
6. cf. lacan J., Le Séminaire, livre XXi, « les non-dupes errent », leçon du 18 décembre 1973, inédit : « toute
parole n’est pas un dire, sans quoi toute parole serait un événement ce qui n’est pas le cas, sans ça, on
ne parlerait pas de vaines paroles. un dire est de l’ordre de l’événement ».
7. lacan J., « de James Joyce comme symptôme », op. cit.
8. cf. lacan J., le Séminaire, livre XXi, « l’acte psychanalytique », 1967-1968, inédit.
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Philippe De Georges, « la foudre conduit toutes choses »
9. cf. dastur F., « pour une phénoménologie de l’événement : l’attente et la surprise », La Phénoménologie
en question, vrin, paris, 2004, p. 161-174.
10. lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, paris, Seuil, 1966,
p. 261.
11. cf. lalande a., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, vol. i, paris, Quadrige/puF, 1926, 1997,
p. 310-337.
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Qu’est-ce qu’un événement ?
Ph. D. G. — ce serait un juste retour des choses, après avoir emprunté à d’autres
disciplines un concept, que d’apporter quelque chose à celles-ci en retour. lacan
nous a offert les quatre discours, au moment où il s’agissait de tirer quelques leçons
de l’événement 68. c’était une façon métapolitique de contribuer au cours de l’his-
toire en train de se faire, en apportant un appareil qui permet de penser que toute
institution repose sur les articulations entre le sujet (de l’inconscient), la chaîne signi-
fiante (avec ses signifiants-maîtres et le savoir) et la jouissance. Freud avait ouvert
cette voie, en affirmant que psychologie collective et individuelle n’étaient qu’une
seule et même chose, que les mouvements de foule impliquaient la jouissance de
chacun et que le ça, le moi et le surmoi étaient à la clé du fonctionnement des
masses et de la vie de la cité. de la même façon, il avait pu parler de la guerre et de
la civilisation autrement qu’en termes d’idéaux, mais en impliquant les pulsions et
leurs destins sociaux.
dire que le monde est un fantasme, c’est dire que les visions du monde (Weltan-
schauung) sont de ce ressort. ainsi de tous les discours déclinistes actuels, avatars
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12. bloy l., cité par Winock m., Décadence fin de siècle, paris, Gallimard, 2017, p. 31.
13. cf. Gracq J., Un balcon en forêt, paris, José corti, 1958. Simon c., La Route des Flandres, paris, editions de
minuit, 1960. bloch m., L’Étrange défaite, paris, Franc tireur, 1946. blum l., À l’échelle humaine, paris,
Gallimard nrF, 1945.
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ce qui est décisif, c’est la rétroaction (qu’on peut décrire selon le point de capiton
proposé par lacan). les historiens aiment dire pareillement que « les Faits sont
faits », c’est-à-dire que ce qu’on appelle ainsi résulte de la reconstruction et de l’in-
terprétation du matériau factuel.
en ce sens, le travail de pensée de m. bloch et de l. blum sur l’an 1940 démontre
comment le sujet s’approprie ce qui lui est arrivé et sur quoi il n’a pas eu prise. ce
qui se présente comme l’indéterminé, étranger à la chaîne des causalités, il s’agit
bien de le réinsérer dans une trame causale. J’ai été frappé par ce que dit Guy briole
dans ses travaux sur le traumatisme, à partir de son expérience qui est au joint des
situations historiques et du vécu individuel : il soutient qu’un aspect constitutif du
traumatisme est que le sujet y voit une réponse à ses questions les plus intimes,
c’est-à-dire celles qui concernent aussi bien sa position de sujet dans l’être pour le
sexe que l’être vers la mort.
Anaëlle Lebovits-Quenehen — les événements sont relativement rares dans une vie,
et en même temps, ils lui donnent le plus souvent son sel (en temps de paix du
moins). mais n’est-il pas de la nature même de l’événement, le vrai, que de faire trou
dans les semblants et ainsi plus ou moins heureuse intrusion ?
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Qu’est-ce qu’un événement ?
Déclenchement
Ph. D. G. — J’abonderai volontiers dans votre sens. c’est en tout cas très net dans les
premières descriptions logiques que donne lacan du déclenchement d’une
psychose. ce sont des occurrences précises qu’il recherche et qu’il pointe, depuis les
phénomènes de frange et la perplexité anxieuse jusqu’à la néo-réalité que le sujet
tente d’établir. il parle ainsi de « conjoncture de déclenchement », soit d’un faisceau
d’éléments qui se conjoignent et confrontent le sujet au trou particulier qui est le fait
de sa forclusion. J.-a. miller en reparle de façon lumineuse pour moi dans un cours
auquel je n’ai malheureusement pas assisté (j’étais sur une autre planète…), « cause
et consentement 14 ». c’est un travail auquel il faut certainement revenir pour
comprendre ce dont nous parlons. il y insiste sur la structure de ce moment inau-
gural, mais aussi sur le temps zéro, qui est celui de l’insondable décision de l’être,
du choix de la structure. il y a après-coup ici aussi, du rejet de l’imposture paternelle
à l’éclosion d’un délire.
tout ceci prend toute sa valeur, chez lacan, lorsqu’il reprend à son compte
la distinction aristotélicienne du nécessaire et du contingent, de la tuché et de
l’automaton.
14. cf. miller J.a., « l’orientation lacanienne. cause et consentement », enseignement prononcé dans le
cadre du département de psychanalyse de l’université paris viii, cours 1987-1988, inédit.
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Philippe De Georges, « la foudre conduit toutes choses »
Rencontres amoureuses
Ph. D. G. — vous pointiez le fait que les événements d’une vie sont rares. la rencontre
amoureuse est bien de ce registre-là ! la contingence est bien en jeu, chez dante ou
pétrarque, face à laure ou béatrice, roméo et Juliette, tristan et iseult… ou chacun
de nous. comme vous le dites : l’arrière-plan, c’est l’impossible d’une formule qui
permettrait l’adéquation, entre les sexes ou entre les êtres. denis de rougemont 15 l’a
bien montré et lacan en donne la logique, en soutenant que l’amour essaie de pallier
ce manque : on voudrait croire, au point que les discours amoureux imaginent à l’envi
que c’était écrit de toute éternité, quelque part dans le ciel, qu’on est fait l’un pour
l’autre et destinés à ce que se pérennise l’éblouissement de l’instant. mais, il n’y a
d’amour qu’impossible. lacan réduit cela à la rencontre de deux inconscients…
vous noterez que dans votre remarque, se nouent la contingence (l’instant indé-
terminé), la nécessité et l’impossible. car le réel, qui ne nous est donné que par
bouts, apparaît sous ces trois espèces.
Contingence ou répétition
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Qu’est-ce qu’un événement ?
cette leçon du séminaire « les non-dupes errent », que vous évoquez dans votre
question, est passionnante. Je suis allé la relire pour tâcher de vous répondre. lacan
y fait d’ailleurs référence, on peut le noter au passage, à l’étymologie du verbe errer
qui résulte, dit-il, de la convergence de error (erreur) et du verbe iterare (répéter).
voici le couple de l’erreur et de la répétition ! le non-dupe, sur sa lancée, veut voir
sa vie comme pur voyage, en étranger… d’où l’invitation qui nous est faite d’accepter
d’être la dupe, il ne dit pas ici du réel, mais de l’inconscient, et de la structure. le
prévisible que vous évoquez se déduit d’une phrase de Freud, que lacan cite, phrase
ultime de la Traumdeutung qui évoque « la valeur du rêve pour la connaissance de
l’avenir ». lacan ne nous dit pas d’entendre là une croyance au caractère prémoni-
toire du songe, mais plutôt à saisir que le rêve exprime ce qui détermine le désir du
sujet pour toute sa vie. on n’est pas là dans le hasard, mais bien dans le nécessaire,
qui est celui de la structure. au moment où je fais bonne ou mauvaise rencontre
(contingente), ma structure (nécessaire) est déjà là…
votre question m’amène donc à penser autrement que je ne l’aurais fait le lien
entre contingence et nécessité. J’aurais pu dire (et je le crois) que le lien entre l’évé-
nement initial, occasion du traumatisme, tuché, et la répétition symptomatique qui
signe l’impossibilité de faire rentrer entièrement celui-ci dans le champ du symbo-
lique, automaton, est le lien entre la première fois et l’itératif : d’abord, quelque chose
« cesse de ne pas s’écrire » et a lieu, puis ça « ne cesse pas de s’écrire ». la rencontre,
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18. lacan J., Le Séminaire, livre XXiii, Le Sinthome, texte établi par J.-a. miller, paris, Seuil, 2005, p. 162.
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Philippe De Georges, « la foudre conduit toutes choses »
somme d’avancées discrètes, dont l’événement est un aboutissement : les choses ont
cheminé dans la profondeur du goût 19, comme dirait lacan, et par la lente fermen-
tation de l’esprit du temps.
A. L.-Q. – le dualisme des substances, classique philosophique s’il en fut, nous incli-
nerait à penser l’événement de dire qui fait trou dans le flot des paroles entendues,
en le distinguant des événements de corps. Qu’en est-il chez lacan ? comment l’un
et l’autre s’articulent-ils plutôt ?
Ph. D. G. — vos deux questions portent sur le même point. Sans doute faut-il ici aller
au-delà des classiques philosophiques, même si lacan prend à bras le corps ce
dualisme et la distinction de l’étendue et de la substance. il n’oublie jamais de se
référer aux grands penseurs qui se sont penchés sur ce qui l’intéresse lui-même,
mais il le fait toujours par une démarche de subversion. d’où par exemple son terme
de « substance jouissante ».
l’événement de corps prend une place décisive chez lacan avec Joyce, Joyce le
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19. cf. lacan J., « Kant avec Sade », Écrits, paris, Seuil, 1966. il n’est pas indifférent qu’il s’agisse en effet ici
de Sade, Kant, la révolution et les lumières.
20. cf. lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, paris, Seuil, 2001, p. 570.
21. miller J.-a., « l’orientation lacanienne. l’un tout seul », enseignement prononcé dans le cadre du dépar-
tement de psychanalyse de l’université paris viii, cours 25 mai 2011, inédit.
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Qu’est-ce qu’un événement ?
Événement de corps
Xavier Gommichon — dans son cours « pièces détachées 22 », J.-a. miller énonce :
« disons que dans l’analyse, on se soulage dans la mesure où on apprend à lire l’évé-
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Michèle Elbaz — lacan a pu dire de façon saisissante que la passe, comme expé-
rience, n’a rien à faire avec l’analyse ; ne pourrait-on pas y situer là une modalité
d’événement touchant au réel ? la fulgurance d’un événement de corps dénudant
une jouissance inéliminable ?
Ph. D. G. — voilà le charme d’une conversation : une question vient après une autre…
mais elle répond à la précédente. michèle elbaz met ici l’accent sur la jouissance inéli-
minable (que Freud évoquait déjà en terme de pulsion, vers la fin de son œuvre, dans
Analyse avec fin et analyse sans fin) comme reste, au-delà de la passe elle-même. ce
qui est de l’ordre du changement et de la mutation dans la cure connaît une limite que
disait déjà à sa façon la formule Wo es war, soll ich werden. le Je qui doit advenir reste
dans les limites du ça qui y était. voilà bien en quoi le réel, inventé par lacan comme
réponse à l’événement Freud c’est-à-dire à la découverte de l’inconscient, fait retour
à la fin sous cette forme de reste irréductible et obstinément opaque au sens. lacan
notait d’ailleurs qu’« à l’origine de l’expérience analytique, le réel [s’est] présenté sous
la forme de ce qu’il y a en lui d’inassimilable : sous la forme du trauma 23 ».
22. miller J.-a., « l’orientation lacanienne. pièces détachées », enseignement prononcé dans le cadre du
1er décembre 2004, département de psychanalyse de l’université paris viii, cours 25 mai 2011, inédit.
23. lacan J., Le Séminaire, livre Xi, Les Quatre Concepts fondamentaux, op. cit., p. 55.
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Philippe De Georges, « la foudre conduit toutes choses »
L’événement psychanalyse
24. lacan J., « acte de Fondation », Autres Écrits, paris, Seuil, 2001, p. 229.
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