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« La foudre conduit toutes choses »

Philippe De Georges
Dans La Cause du Désir 2018/3 (N° 100), pages 9 à 21
Éditions L'École de la Cause freudienne
ISSN 2258-8051
ISBN 9782374710167
DOI 10.3917/lcdd.100.0009
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QU’EST-CE QU’UN
ÉVÉNEMENT ?

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 LA FOUDRE CONDUIT TOUTES CHOSES 1 Ê
Philippe De Georges

L’événement psychanalyse

Aurélie Pfauwadel — Qu’est-ce que « l’événement Freud » ? comment caractériser à


son tour « l’événement lacan » ?

Philippe De Georges — dans son cours « le tout dernier lacan 2 », Jacques-alain
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miller rappelle justement que lacan a parlé de Freud comme événement. celui-ci
réside dans l’invention de l’inconscient. J.-a. miller remarque en effet que cette décou-
verte est incasable dans le discours universel, qu’elle est donc un traumatisme et
marque une coupure, avec un avant et un après. ce qui légitime de parler alors à la
fois d’événement et de trauma, c’est que les deux font trou. Freud lui-même n’hési-
tait pas à considérer la discipline qu’il apportait au monde comme une révolution
copernicienne. nous avons là un cas de ce que l’histoire des idées appelle « révolu-
tions scientifiques 3 », qui sont des coupures épistémologiques et constituent un chan-
gement de paradigme, un bouleversement dans la façon de penser. ce qui est nouveau
se manifeste d’abord comme solution de continuité, d’où l’hostilité qu’il engendre du
fait de l’affect d’inquiétante étrangeté qui accompagne le surgissement de l’inconnu.
il n’est pas inintéressant de se rappeler comment la révolution freudienne a
touché lacan. il le dit par exemple à nice, lors de sa deuxième conférence au centre
universitaire méditerranéen, intitulée « de James Joyce comme symptôme 4 », en
1976. il lui a fallu une rencontre, celle d’une « folle », dit-il, qu’il a appelé aimée parce
qu’elle avait besoin de l’être. au point d’y croire. et c’est cette rencontre, premier

philippe de Georges est psychanalyste, membre de l’école de la cause freudienne.


1. Héraclite, fragment 64, traduit par ph. de Georges.
2. cf. miller J.-a., « l’orientation lacanienne. le tout dernier lacan », enseignement prononcé dans le cadre
du département de psychanalyse de l’université paris viii, cours du 15 novembre 2006, inédit.
3. cf. Kühn t. S., La Structure des révolutions scientifiques, chicago, Flammarion, 1962, et Hallyn F., La Struc-
ture poétique du monde : Copernic, Keppler, paris, Seuil, 1987.
4. cf. lacan J., « de James Joyce comme symptôme », conférence du 24 janvier 1976 au centre universi-
taire méditerranéen de nice, inédit.

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Philippe De Georges, « la foudre conduit toutes choses »

temps de l’événement, qui le conduit à Freud, car il n’a « pu [se] tirer de son cas qu’à
recourir à Freud ».
lacan précise alors en quoi consiste l’événement Freud : « la tentative (« folle ») de
maintenir la raison dans ses droits ». autrement dit, la folie grâce à lui ne désarme pas
la raison, qui peut rendre compte d’elle. ce qui implique que « le rationnel [est] réel ».
mais l’inverse n’est pas vrai, malgré ce qui a pu être dit, car « le réel est ce qui n’a
aucune espèce de sens » ; et « si le rationnel est assurément réel, le réel… résiste ».
ne trouvez-vous pas que par ces quelques phrases ramassées, l’air de rien,
lacan résume très bien ce que sont l’événement Freud – l’invention de l’inconscient,
qui rend compte en raison de l’opacité sexuelle et de celle de la vie psychique – et
l’événement lacan – l’invention du réel comme hors-sens et résistance à la raison.
dans son tout dernier enseignement, lacan fait du réel sa réponse symptomatique
au traumatisme que représente la découverte de l’inconscient freudien 5…

A. P. — À l’heure d’internet et des réseaux sociaux, où n’importe quoi est suscep-


tible de faire le buzz et le tour de la planète en un rien de temps, où les fake news se
mêlent sans cesse aux vraies informations, comment peut-on encore distinguer ce
qui fait authentiquement événement ?

Ph. D. G. — ma tendance immédiate serait de vous dire que, comme l’arbre se


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juge à ses fruits, c’est à leurs conséquences que vrais et faux événements se distin-
guent… mais ce serait à coup sûr une définition simpliste et erronée des critères de
falsification ou de véridiction. car les fake news que vous évoquez peuvent avoir un
impact considérable, comme l’incendie du reichstag jadis ou les campagnes de trolls
dans l’élection de monsieur trump naguère. comme disait un expert en la matière,
« un mensonge répété dix mille fois devient une vérité ». nous partageons sans doute
l’opinion que ce qui fait buzz relève du règne de l’écume des choses, de l’insignifiance
généralisée, et que ce qui fait événement, seulement dans la durée et l’après-coup,
est ce qui introduit une rupture profonde et modifie notre rapport au monde.
Je suis frappé  –  amusé ou irrité, selon le jour  –  par l’usage galvaudé du mot
« événement » lui-même. Singulièrement, le terme de « concept » connaît la même
dégradation. au café du marché, mon voisin de table s’étonne du prix de son café
allongé, supérieur au prix de l’expresso. la serveuse répond sur un ton péremptoire
que « l’allongé, c’est un autre concept ! » Quand on cherche sur internet, on trouve les
deux mots volontiers associés : de brillants jeunes loups se proposent comme concep-
teurs d’événements, pour mariages, baptêmes, noces d’or ou bar-mitsva. il ne s’agit
de rien d’autre que de l’usure des signifiants, qui fait par exemple que le mot « parole »,
glisse avec le temps, des paraboles du christ (« mes paroles ne passeront pas ») au
« paroles, paroles, paroles » de dalida. lacan a pu parler un temps de ce qu’il appe-
lait « parole pleine » et « parole vide », plus tard de la différence essentielle de l’énoncé
et de l’énonciation, du dit et du dire. il y a des paroles performatives, des discours
fondateurs, qui font acte et qui changent le cours des choses et il y a le blabla…

5. cf. lacan J., Le Séminaire, livre XXiii, Le Sinthome, texte établi par J.-a. miller, paris, Seuil, 2005, p. 132.

la cause du désir no 100 11


Qu’est-ce qu’un événement ?

Laura Sokolowsky — n’est-ce pas ce que dit lacan dans son séminaire en 1973 : si
toute parole n’est pas un dire, celui-ci est de l’ordre de l’événement 6 ?

Ph. D. G. — exactement !
À nice, toujours lors de la même conférence au cum, lacan se demande d’ailleurs
à propos de son enseignement « ce qui vaut la peine d’être dit ». ce qui fait date, à
coup sûr  ! et en effet, quelques phrases plus loin, mettant Freud en série avec
newton et Kant, il peut dire que ce qui mérite d’être dit et fait événement, c’est ce qui
« touche au but quant au réel ».

L’événement, c’est demain

Sophie Gayard — l’événement, comme l’acte, détermine un avant et un après. en


cela, il se jauge après-coup à l’aune de ses conséquences. comment pouvons-nous
alors saisir le titre de ce lcd 100 : « l’événement, c’est demain » ?

Ph. D. G. — votre propos permet de souligner ce qui fait le coup de génie d’un titre :
à la fois qu’il subsume le contenu, et qu’il éclaire l’orientation de celui-ci. le titre
enveloppe et montre l’os. on entend donc que ce titre est un pari sur l’avenir, comme
lorsque le livre de michel Sylvestre avait été appelé « demain, la psychanalyse ». c’est
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au fond une question d’éthique : nous ne sommes pas là dans une logique de commé-
moration (comme-est-mort) ou de nostalgie (« il n’y a pas de nostos 7 », dit lacan, pas
de retour à l’origine), mais dans une démarche d’anticipation. ce qui importe, c’est ce
que nous ferons de ce qu’on fait de nous… on dit que lacan, quand on parlait de
« transmission » (de la psychanalyse), répondait : invention ! donc votre revue est
fondée à regarder vers demain plutôt que dans le rétroviseur. c’est d’ailleurs dans la
même veine que le renouvellement incessant des équipes, qui va au-delà de la permu-
tation et qui permet à l’école (pas toujours) de ne pas aligner que des anciens, vêtus
de probité candide et de lin blanc, pour ne pas dire blanchis sous le harnais. mais la
question telle que vous la formulez contient déjà quelques propositions sur lesquelles
nous devrons revenir : dans notre communauté de travail, événement fait partie du
même champ sémantique que « acte » et que « traumatisme », et donc implique à la
fois l’après-coup et le passage radical entre l’avant et l’après 8…

L’apport de la psychanalyse

A. P. — Quel est selon vous l’apport majeur et spécifique de la psychanalyse au


concept d’événement, relativement à ce qui s’est élaboré autour de cette notion en
philosophie, histoire et sciences humaines ?

6. cf. lacan J., Le Séminaire, livre XXi, « les non-dupes errent », leçon du 18 décembre 1973, inédit : « toute
parole n’est pas un dire, sans quoi toute parole serait un événement ce qui n’est pas le cas, sans ça, on
ne parlerait pas de vaines paroles. un dire est de l’ordre de l’événement ».
7. lacan J., « de James Joyce comme symptôme », op. cit.
8. cf. lacan J., le Séminaire, livre XXi, « l’acte psychanalytique », 1967-1968, inédit.

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Philippe De Georges, « la foudre conduit toutes choses »

Ph. D. G. — l’apport, c’est d’abord l’appropriation : la psychanalyse s’est emparée de


cette notion, et en bonne logique freudienne, elle l’a subvertie. le concept est pris
comme il doit l’être, c’est-à-dire comme outil. outil de pensée et d’action, ce qui
suppose que celui qui s’en sert le transforme et le « fait » à sa main. Si nous souhai-
tons que nos mots aient une certaine dignité, il faut partir en effet de cette première
remarque : la notion d’événement n’est pas née dans le champ de notre discipline,
comme vous le soulignez. rares sont d’ailleurs les termes proprement psychanaly-
tiques, à part quelques néologismes essentiellement lacaniens, Freud ayant juste-
ment indiqué qu’une science nouvelle emprunte ses concepts à celles qui sont
proches par leur objet, ou plus avancées, au prix de leur ajustement. ainsi de sa
métapsychologie, et des « quatre concepts fondamentaux », empruntés à l’épisté-
mologie du moment et modifiés pour leur nouvel usage.
le concept d’événement doit beaucoup à la phénoménologie et tient dans cette
approche une place importante, comme en témoignent par exemple près de nous
les travaux de Françoise dastur 9 (qui n’est pas tendre avec la psychanalyse !) ces
philosophes insistent sur le fait que l’événement s’oppose à la chaîne causale et
résiste à la rationalité. au raz de l’expérience et de ce que disent les analysants, on
peut soutenir que recevoir un pot de fleur sur la tête en sortant de chez soi ou une
balle perdue dans la rue, subir une agression ou se trouver pris dans un acte de
guerre est de ce registre : ce qui se produit échappe à la causalité comme à la raison.
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À l’époque où lacan parle de la psychanalyse comme «  science conjectu-
rale » – l’expression est d’ernest renan, qui définit l’histoire comme « petite science
conjecturale » – lacan note que l’inconscient est l’histoire du sujet, et particulière-
ment à la fois son histoire «  non-reconnue  » et celle de ses «  tournants histo-
riques 10 ». ces tournants sont alors les événements qui font changements de
direction, embranchements et ruptures.
en ce sens, ce qui mérite le nom d’événement dans la vie d’une personne est tout
à fait comparable à l’usage qui est fait en philosophie comme en histoire. l’événe-
ment est parent du phénomène ; mais si celui-ci est défini comme ce qui est repé-
rable dans le temps et dans l’espace (de phanein, apparaître), l’événement appartient
plutôt au seul temps. il fait date et c’est le cours des choses telles qu’elles vont qui
est rompu. on parle d’événement pour le moment Jésus, celui de la révolution fran-
çaise ou l’avènement des lumières. c’est en ce sens que andré lalande 11 souligne
la parenté sémantique de l’événement avec le fait : tout ce qui s’est produit n’est pas
événement, mais seulement ce qui fait date. ce n’est pas l’importance « objective »,
ce que peut noter un observateur ou qui est mesurable, qui compte, mais ce qui a de
réels effets.

9. cf. dastur F., « pour une phénoménologie de l’événement : l’attente et la surprise », La Phénoménologie
en question, vrin, paris, 2004, p. 161-174.
10. lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, paris, Seuil, 1966,
p. 261.
11. cf. lalande a., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, vol. i, paris, Quadrige/puF, 1926, 1997,
p. 310-337.

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Qu’est-ce qu’un événement ?

Les événements dans la civilisation

A. P. — la psychanalyse peut-elle apporter un quelconque éclairage sur les


« événements du monde » et si oui, en quoi ?

Ph. D. G. — ce serait un juste retour des choses, après avoir emprunté à d’autres
disciplines un concept, que d’apporter quelque chose à celles-ci en retour. lacan
nous a offert les quatre discours, au moment où il s’agissait de tirer quelques leçons
de l’événement 68. c’était une façon métapolitique de contribuer au cours de l’his-
toire en train de se faire, en apportant un appareil qui permet de penser que toute
institution repose sur les articulations entre le sujet (de l’inconscient), la chaîne signi-
fiante (avec ses signifiants-maîtres et le savoir) et la jouissance. Freud avait ouvert
cette voie, en affirmant que psychologie collective et individuelle n’étaient qu’une
seule et même chose, que les mouvements de foule impliquaient la jouissance de
chacun et que le ça, le moi et le surmoi étaient à la clé du fonctionnement des
masses et de la vie de la cité. de la même façon, il avait pu parler de la guerre et de
la civilisation autrement qu’en termes d’idéaux, mais en impliquant les pulsions et
leurs destins sociaux.
dire que le monde est un fantasme, c’est dire que les visions du monde (Weltan-
schauung) sont de ce ressort. ainsi de tous les discours déclinistes actuels, avatars
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du vieux thème apocalyptique et des prophètes de la décadence. Je lisais récem-
ment ces propos de léon bloy : « il est probable que nous touchons un événement
qui sera l’evénement plutôt qu’un événement. il faut que ce soit l’avènement, ou tout
est perdu 12 ». et, plus loin, l’aveu de la jouissance mauvaise du sujet : « l’attente
continuelle de divines catastrophes est devenue ma raison d’être ».
l’éclairage analytique permet de dire que les événements historiques ont la struc-
ture du traumatisme, et les caractères de l’acte : le sujet n’y est pas vraiment, sinon
comme objet de ce dont il pâtit, et pas comme acteur, doué de sa volonté et de sa
décision. les faits sont subis, comme le traumatisme individuel, avec un avant et un
après où tout change pour le sujet qui vit une mutation. relisons les témoignages de
la débâcle de 1940, Un balcon en forêt ou La Route des Flandres, puis, pour
comprendre dans l’après-coup, le témoignage et les réflexions à chaud de marc
bloch puis de léon blum 13. le premier temps, c’est celui du sujet déboussolé,
démuni, pris de court dans ses habitudes et ses catégories de pensée qui va devoir
trouver dans l’autre et en lui des ressources nouvelles.
l’événement n’est pas un « fait » brut de la réalité, résumable à ce qui s’est produit
« objectivement ». c’est l’effet de ce fait, sa répercussion pour les acteurs et la façon
dont le sujet peut ou pas réagir. ainsi, la répercussion fait partie de l’événement
comme l’après-coup (Nachträglich) pour Freud fait partie du traumatisme et le fonde.

12. bloy l., cité par Winock m., Décadence fin de siècle, paris, Gallimard, 2017, p. 31. 
13. cf. Gracq J., Un balcon en forêt, paris, José corti, 1958. Simon c., La Route des Flandres, paris, editions de
minuit, 1960. bloch m., L’Étrange défaite, paris, Franc tireur, 1946. blum l., À l’échelle humaine, paris,
Gallimard nrF, 1945.

14
Philippe De Georges, « la foudre conduit toutes choses »

ce qui est décisif, c’est la rétroaction (qu’on peut décrire selon le point de capiton
proposé par lacan). les historiens aiment dire pareillement que « les Faits sont
faits », c’est-à-dire que ce qu’on appelle ainsi résulte de la reconstruction et de l’in-
terprétation du matériau factuel.
en ce sens, le travail de pensée de m. bloch et de l. blum sur l’an 1940 démontre
comment le sujet s’approprie ce qui lui est arrivé et sur quoi il n’a pas eu prise. ce
qui se présente comme l’indéterminé, étranger à la chaîne des causalités, il s’agit
bien de le réinsérer dans une trame causale. J’ai été frappé par ce que dit Guy briole
dans ses travaux sur le traumatisme, à partir de son expérience qui est au joint des
situations historiques et du vécu individuel : il soutient qu’un aspect constitutif du
traumatisme est que le sujet y voit une réponse à ses questions les plus intimes,
c’est-à-dire celles qui concernent aussi bien sa position de sujet dans l’être pour le
sexe que l’être vers la mort.

Qui fait trou

Anaëlle Lebovits-Quenehen — les événements sont relativement rares dans une vie,
et en même temps, ils lui donnent le plus souvent son sel (en temps de paix du
moins). mais n’est-il pas de la nature même de l’événement, le vrai, que de faire trou
dans les semblants et ainsi plus ou moins heureuse intrusion ?
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Ph. D. G. — Quand le mot événement apparaît dans le texte freudien (Ereignis), il a
d’abord les mêmes significations imprécises que dans la langue courante, dans la
réflexion philosophique et dans la science historique. il s’en sert comme de ce qui
scande l’existence non seulement des analysants, mais aussi de tout petit d’homme,
de ce qu’il a vécu et qui l’a marqué, puis qu’il a réélaboré dans son appareil psychique
qui en a gardé trace. du coup, le terme a une double portée : d’un côté il s’agit des
expériences que nous dirions aujourd’hui de jouissance, qui font trace pour le sujet
ultérieur (Lust- et Schmerzerlebnis dans L’Esquisse) ; de l’autre, il s’agit de ce qui
vient au jour de la cure, dans le « souvenir » et les reconstructions.
on sait le souci qu’a Freud, pour le meilleur et le pire, de ce travail de restitu-
tion – comme on dit Restitution d’un retable baroque – qui consiste à rétablir dans
leur continuité et dans leur logique les « faits » vécus par le sujet et leurs liens avec
ses symptômes. il s’agit de retrouver ce qui a été omis, oblitéré, déformé, rejeté et
refoulé. la logique d’une destinée se reconstruit ainsi par historisation et récupéra-
tion des épisodes censurés. la causalité des symptômes peut ainsi apparaître,
déduite au gré des faits qui sont survenus dans l’existence du sujet.
ainsi compris, sont événements les accidents majeurs d’une vie qui ont rompu le
fil de la continuité, produit des ruptures, fait trou dans l’habitude et le régime du
quotidien et surtout révélé les défaillances des défenses psychiques : l’imprévu laisse
coi. la surprise et la nouveauté radicale déstabilisent et supposent des réponses qui
ne vont pas de soi et manquent a priori. c’est en cela que les semblants, mixtes de
symbolique et d’imaginaire et donc moyens de se défendre contre le réel, se trouvent
ébranlés. les effets pathologiques trouvent ici leurs places dans la discontinuité et

15
Qu’est-ce qu’un événement ?

la brèche ouverte (disruption, dit-on aujourd’hui), comme effet de la vacillation ou


comme tentative de solution. l’enjeu du travail analytique est alors de contribuer et
de soutenir les inventions, épissures et raboutages comme dira lacan. bref : le trau-
matisme, si décisif dans la théorie freudienne, est ici le terme principal. et celui qui
reprend pour nous toute son actualité, après le Tout dernier Lacan.
l’intérêt de la notion d’événement est donc double, dans l’analyse telle que nous
la vivons aujourd’hui : c’est d’un côté, vu sous l’angle de l’hystorisation, la recon-
naissance par le sujet de son histoire, grâce à l’adresse à l’autre, avec comme fonde-
ment « l’inconscient transférentiel » qui inclut l’analyste. l’événement, ce sont les
tournants de l’histoire, les faits, les contingences et les rencontres qui après coup
sont désignés par le sujet comme moments de ses choix et de ses déterminations.
et du côté de l’expérience attrapée par « l’inconscient réel », l’événement c’est le
traumatisme, l’hallucination (du doigt coupé) de l’Homme aux loups et les épiphanies
joyciennes : l’événement hors histoire. ce n’est plus le tournant, mais la brisure et
la faille, l’hétérogène et le discontinu. ainsi J.-a. miller met-il en valeur (le 29.11.2006)
le « phénomène »-événement comme symbolique qui, rejeté, fait retour dans le réel.

Déclenchement

A. L.-Q. — lorsque, s’entretenant avec un patient, on cherche les circonstances d’une


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certitude délirante dont il fait part, celle-ci dusse-t-elle dater, n’est-ce pas l’événement
qui fut l’occasion du déclenchement de sa psychose que l’on cherche ainsi à isoler ?

Ph. D. G. — J’abonderai volontiers dans votre sens. c’est en tout cas très net dans les
premières descriptions logiques que donne lacan du déclenchement d’une
psychose. ce sont des occurrences précises qu’il recherche et qu’il pointe, depuis les
phénomènes de frange et la perplexité anxieuse jusqu’à la néo-réalité que le sujet
tente d’établir. il parle ainsi de « conjoncture de déclenchement », soit d’un faisceau
d’éléments qui se conjoignent et confrontent le sujet au trou particulier qui est le fait
de sa forclusion. J.-a. miller en reparle de façon lumineuse pour moi dans un cours
auquel je n’ai malheureusement pas assisté (j’étais sur une autre planète…), « cause
et consentement 14 ». c’est un travail auquel il faut certainement revenir pour
comprendre ce dont nous parlons. il y insiste sur la structure de ce moment inau-
gural, mais aussi sur le temps zéro, qui est celui de l’insondable décision de l’être,
du choix de la structure. il y a après-coup ici aussi, du rejet de l’imposture paternelle
à l’éclosion d’un délire.
tout ceci prend toute sa valeur, chez lacan, lorsqu’il reprend à son compte
la distinction aristotélicienne du nécessaire et du contingent, de la tuché et de
l’automaton.

14. cf. miller J.a., «  l’orientation lacanienne. cause et consentement  », enseignement prononcé dans le
cadre du département de psychanalyse de l’université paris viii, cours 1987-1988, inédit.

16
Philippe De Georges, « la foudre conduit toutes choses »

Rencontres amoureuses

A. L.-Q. — Sur fond du non-rapport sexuel, c’est-à-dire d’impossible, toute rencontre


amoureuse apparaît dans sa contingence. mais la saisir dans sa nécessaire contin-
gence, n’est-ce pas ipso facto la concevoir comme étant de l’ordre de l’événement ?

Ph. D. G. — vous pointiez le fait que les événements d’une vie sont rares. la rencontre
amoureuse est bien de ce registre-là ! la contingence est bien en jeu, chez dante ou
pétrarque, face à laure ou béatrice, roméo et Juliette, tristan et iseult… ou chacun
de nous. comme vous le dites : l’arrière-plan, c’est l’impossible d’une formule qui
permettrait l’adéquation, entre les sexes ou entre les êtres. denis de rougemont 15 l’a
bien montré et lacan en donne la logique, en soutenant que l’amour essaie de pallier
ce manque : on voudrait croire, au point que les discours amoureux imaginent à l’envi
que c’était écrit de toute éternité, quelque part dans le ciel, qu’on est fait l’un pour
l’autre et destinés à ce que se pérennise l’éblouissement de l’instant. mais, il n’y a
d’amour qu’impossible. lacan réduit cela à la rencontre de deux inconscients…
vous noterez que dans votre remarque, se nouent la contingence (l’instant indé-
terminé), la nécessité et l’impossible. car le réel, qui ne nous est donné que par
bouts, apparaît sous ces trois espèces.

Contingence ou répétition
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Guy Briole — il est toujours insisté, concernant l’événement, sur sa dimension de
contingence. pourtant lacan continue à dire que les événements humains sont pris
dans la répétition et, de ce fait, prévisibles. il ponctue sa démonstration en indiquant
que c’est là un phénomène de structure 16. Quelles prolongations donneriez-vous à cet
apparent paradoxe ?

Ph. D. G. — contingence ou répétition ? les deux ! J.-a. miller souligne que le réel


auquel lacan nous introduit dans son tout dernier enseignement est un réel contin-
gent : « ce qui se répète, en effet, est toujours quelque chose qui se produit – l’ex-
pression nous dit assez son rapport à la tuché – comme au hasard 17 ».
J’émets une réserve sur le caractère prévisible… à moins de parler comme on a
pu le faire dans notre champ de « prévision après-coup ». votre question me ramène
à ce que j’évoquais tout à l’heure et que vous mettez en valeur, à propos du trauma-
tisme : la rencontre tient du hasard, mais le sujet y lit (lacan insiste sur le déchif-
frage, qui est l’activité permanente de celui qui se reconnaît sujet d’un inconscient)
la réponse à sa question. Sa question n’est pas de rencontre. elle est de toujours…
et c’est là qu’intervient la structure, que vous rappelez.

15. cf. de rougemont d., L’Amour et l’Occident, paris, plon, 1939.


16. cf. lacan J., le Séminaire, livre XXi, « les non-dupes errent », leçon du 13 novembre 1973, inédit.
17. lacan J., Le Séminaire, livre Xi, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-
a. miller, paris, Seuil, 1973, p. 54.

17
Qu’est-ce qu’un événement ?

cette leçon du séminaire « les non-dupes errent », que vous évoquez dans votre
question, est passionnante. Je suis allé la relire pour tâcher de vous répondre. lacan
y fait d’ailleurs référence, on peut le noter au passage, à l’étymologie du verbe errer
qui résulte, dit-il, de la convergence de error (erreur) et du verbe iterare (répéter).
voici le couple de l’erreur et de la répétition ! le non-dupe, sur sa lancée, veut voir
sa vie comme pur voyage, en étranger… d’où l’invitation qui nous est faite d’accepter
d’être la dupe, il ne dit pas ici du réel, mais de l’inconscient, et de la structure. le
prévisible que vous évoquez se déduit d’une phrase de Freud, que lacan cite, phrase
ultime de la Traumdeutung qui évoque « la valeur du rêve pour la connaissance de
l’avenir ». lacan ne nous dit pas d’entendre là une croyance au caractère prémoni-
toire du songe, mais plutôt à saisir que le rêve exprime ce qui détermine le désir du
sujet pour toute sa vie. on n’est pas là dans le hasard, mais bien dans le nécessaire,
qui est celui de la structure. au moment où je fais bonne ou mauvaise rencontre
(contingente), ma structure (nécessaire) est déjà là…
votre question m’amène donc à penser autrement que je ne l’aurais fait le lien
entre contingence et nécessité. J’aurais pu dire (et je le crois) que le lien entre l’évé-
nement initial, occasion du traumatisme, tuché, et la répétition symptomatique qui
signe l’impossibilité de faire rentrer entièrement celui-ci dans le champ du symbo-
lique, automaton, est le lien entre la première fois et l’itératif : d’abord, quelque chose
« cesse de ne pas s’écrire » et a lieu, puis ça « ne cesse pas de s’écrire ». la rencontre,
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par définition, n’est ni prévue ni programmée. en ce sens, lacan décrit à plusieurs
reprises notre effort d’élaborer notre existence, y compris dans la cure, comme une
façon de donner sens et de faire notre destinée des contingences passées et de l’aléa-
toire. « ce sont les hasards qui nous poussent à droite et à gauche, et dont nous
faisons notre destin, car c’est nous qui le tressons comme tel 18 ».
on peut voir là une oscillation entre lacan existentialiste et lacan structuraliste…
mais votre rappel, dont je vous remercie, permet de réintroduire la dimension struc-
turelle qui fait que tout ce qui survient est repris dans la trame de l’étoffe dont nous
sommes faits. on en voit l’intuition (et plus) chez Freud dès son Esquisse, quand il
soutient que les expériences précoces de satisfaction comme de souffrance (Lust- et
Schmerzerlebnis) déterminent l’orientation ultérieure du sujet dans ses rapports à
autrui et à sa jouissance, y compris son orientation morale.
donc, comme nous le suggère lacan, il faut être dupe et « coller à la structure ».
nous avons évoqué tantôt les événements historiques et les révolutions scienti-
fiques : pour les premiers, ce que m. bloch et l. blum écrivent à propos de la défaite
de 1940 consiste précisément à recoudre le tissu déchiré, la trame des causes. ils
définissent rétrospectivement les conditions de possibilité de l’effondrement de la
France, sans épargner personne et pas eux-mêmes ; ce qui revient à dire que l’im-
prévu et la surprise étaient préparés et donc sans doute prévisible. Quant aux chan-
gements de paradigmes dans l’histoire de la pensée, ce que Kühn soutient, c’est que
les révolution soudaines des sciences sont produites par un lent travail diffus et une

18. lacan J., Le Séminaire, livre XXiii, Le Sinthome, texte établi par J.-a. miller, paris, Seuil, 2005, p. 162.

18
Philippe De Georges, « la foudre conduit toutes choses »

somme d’avancées discrètes, dont l’événement est un aboutissement : les choses ont
cheminé dans la profondeur du goût 19, comme dirait lacan, et par la lente fermen-
tation de l’esprit du temps.

Monisme ou dualisme événementiel

Angèle Terrier — un événement de corps est-il toujours un événement de discours ?

A. L.-Q. – le dualisme des substances, classique philosophique s’il en fut, nous incli-
nerait à penser l’événement de dire qui fait trou dans le flot des paroles entendues,
en le distinguant des événements de corps. Qu’en est-il chez lacan ? comment l’un
et l’autre s’articulent-ils plutôt ?

Ph. D. G. — vos deux questions portent sur le même point. Sans doute faut-il ici aller
au-delà des classiques philosophiques, même si lacan prend à bras le corps ce
dualisme et la distinction de l’étendue et de la substance. il n’oublie jamais de se
référer aux grands penseurs qui se sont penchés sur ce qui l’intéresse lui-même,
mais il le fait toujours par une démarche de subversion. d’où par exemple son terme
de « substance jouissante ».
l’événement de corps prend une place décisive chez lacan avec Joyce, Joyce le
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symptôme 20 : « laissons le symptôme à ce qu’il est : un événement de corps ». cette
petite phrase est un bouleversement ! elle prend en effet à rebours tous les efforts déve-
loppés auparavant pour lire le symptôme du côté de son déchiffrage et du sens, de son
lien au refoulement et aux signifiants enfouis, de l’inconscient structuré comme un
langage et des effets de transfert… ici, c’est une autre face qui est mise en valeur, celle
de la « jouissance propre au sujet. Jouissance opaque d’exclure le sens » qu’il s’agit.
mais cette nouveauté n’en est pas vraiment une, car le fait que le symptôme soit un
biface, avec un côté signifiant et un côté de jouissance, est acquis bien avant le Sémi-
naire XXiii. et c’est déjà bien présent dans toute la clinique freudienne où tout démontre
qu’au-delà de ce que le symptôme exprime sur un mode crypté et qui relève des signi-
fiants refoulés parce qu’ils concernent une libido que le sujet n’assume pas, le symp-
tôme fait jouir ! et si la pulsion freudienne a toujours été définie comme un mixte, un être
chimérique et hybride, fait de représentation et de satisfaction, de psychique et de soma-
tique, il n’est jamais question que de ça : des points où le signifiant et la jouissance se
rencontrent, où le dire a un écho dans le corps (définition lacanienne de la pulsion), où
les mots portent sur le réel. J.-a. miller, dans son dernier cours, désigne limpidement
ce dont il est question, parlant de « la percussion du corps par le signifiant 21 ».
Si Freud avait d’emblée été instruit par les hystériques et leurs conversions de ce
que le symptôme affecte le corps, lacan remet cette dimension en fonction à partir

19. cf. lacan J., « Kant avec Sade », Écrits, paris, Seuil, 1966. il n’est pas indifférent qu’il s’agisse en effet ici
de Sade, Kant, la révolution et les lumières.
20. cf. lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, paris, Seuil, 2001, p. 570.
21. miller J.-a., « l’orientation lacanienne. l’un tout seul », enseignement prononcé dans le cadre du dépar-
tement de psychanalyse de l’université paris viii, cours 25 mai 2011, inédit.

19
Qu’est-ce qu’un événement ?

du moment où le réel est ce qui oriente son travail et où le rapport du sujet à sa


jouissance devient l’enjeu de la cure.

Événement de corps

Hélène Bonnaud — en quoi l’événement de corps touche-t-il au réel ?

Ph. D. G. – ce terme de lacan, si présent aujourd’hui dans les témoignages de passe


et dans l’enseignement des ae auquel je me réfère pour répondre, vise sans doute,
comme le note éric Zuliani dans un débat avec Fabian Fajnwaks, à la « réduction du
symptôme à un élément de réel ». il y a l’enveloppe formelle, et le noyau de réel. il
est donc pour nous homogène à cet inconscient réel, dont J.-a. miller nous a permis
de saisir comment lacan l’avait promu, du côté de ce que Freud appelait le ça.
patricia bosquin-caroz parle ainsi, à propos de la fin de la cure, de « quelque chose
qui marque le parlêtre ». autrement dit, il s’agit du reste symptomatique, reste étant
à entendre aussi bien au sens de résidu qu’au sens de part réelle, c’est-à-dire réfrac-
taire au sens et inaccessible à la parole. reste réel…

Xavier Gommichon — dans son cours « pièces détachées 22 », J.-a. miller énonce :
« disons que dans l’analyse, on se soulage dans la mesure où on apprend à lire l’évé-
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nement de corps. mais il est seulement réaliste de reconnaître qu’on achoppe
toujours sur de l’illisible ». Finalement, l’événement de corps ne trouve donc jamais
d’issue, y compris après la passe ?

Michèle Elbaz — lacan a pu dire de façon saisissante que la passe, comme expé-
rience, n’a rien à faire avec l’analyse ; ne pourrait-on pas y situer là une modalité
d’événement touchant au réel ? la fulgurance d’un événement de corps dénudant
une jouissance inéliminable ?

Ph. D. G. — voilà le charme d’une conversation : une question vient après une autre…
mais elle répond à la précédente. michèle elbaz met ici l’accent sur la jouissance inéli-
minable (que Freud évoquait déjà en terme de pulsion, vers la fin de son œuvre, dans
Analyse avec fin et analyse sans fin) comme reste, au-delà de la passe elle-même. ce
qui est de l’ordre du changement et de la mutation dans la cure connaît une limite que
disait déjà à sa façon la formule Wo es war, soll ich werden. le Je qui doit advenir reste
dans les limites du ça qui y était. voilà bien en quoi le réel, inventé par lacan comme
réponse à l’événement Freud c’est-à-dire à la découverte de l’inconscient, fait retour
à la fin sous cette forme de reste irréductible et obstinément opaque au sens. lacan
notait d’ailleurs qu’« à l’origine de l’expérience analytique, le réel [s’est] présenté sous
la forme de ce qu’il y a en lui d’inassimilable : sous la forme du trauma 23 ».

22. miller J.-a., « l’orientation lacanienne. pièces détachées », enseignement prononcé dans le cadre du
1er décembre 2004, département de psychanalyse de l’université paris viii, cours 25 mai 2011, inédit.
23. lacan J., Le Séminaire, livre Xi, Les Quatre Concepts fondamentaux, op. cit., p. 55.

20
Philippe De Georges, « la foudre conduit toutes choses »

L’événement psychanalyse

A. P. — À quelles conditions la psychanalyse pourra-t-elle continuer à faire événe-


ment au XXie siècle ?

Ph. D. G. — certainement en ne cédant en rien à l’air du temps. le discours que nous


servons n’est pas celui du maître, aujourd’hui comme hier et plus encore demain.
c’est ce que lacan assignait comme mission à son école, « qui dans le champ que
Freud a ouvert restaure le soc tranchant de sa vérité 24 ». Je crois à une éthique de
laboureur (le Georgos de mon nom, dirais-je pour sourire) : dur au labeur et soigneux
de ses outils.
m. elbaz employait le mot de fulgurance : il faut parier sur les coups de foudre.
comme disait mon premier analyste  : «  la psychanalyse, c’est du tonnerre  !  »
demain sera absolument moderne, et donc… héraclitéen.
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24. lacan J., « acte de Fondation », Autres Écrits, paris, Seuil, 2001, p. 229.

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