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2017/1 n° 45 | pages 83 à 98
ISSN 1260-5999
ISBN 9782749256177
DOI 10.3917/jfp.045.0083
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-journal-francais-de-psychiatrie-2017-1-page-83.htm
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L’automatisme mental
chez l’enfant
Dominique de Quay*
Laetitia Putigny-Ravet**
Beila Sciamma-Danan***
Eva-Marie Golder****
D
éjà Bleuler notait dans sa description des schizophrénies d’adultes
que si on effectuait les mêmes observations soigneuses auprès des
enfants, on ne découvrirait pas seulement des psychoses, mais
également les mêmes manifestations de celles-ci que chez l’adulte. Force
est de constater qu’il avait raison 1. Cependant, qu’est-ce qui nous autorise à
parler de psychose chez un enfant parfois très jeune ?
Les avis divergent et donnent lieu à des débats quelquefois très vifs.
Comment peut-on se permettre de parler de psychose chez l’enfant sans le
condamner ipso facto à un avenir sombre ? Pire encore, comment peut-on se
permettre de parler d’automatisme mental chez un enfant, de phénomènes
élémentaires d’une psychose ? C’est sur ces fondements passionnels que la
recherche en la matière court le risque de s’enliser.
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1. « La schizophrénie n’est pas une psychose de la puberté au sens strict, bien que dans la plupart
*
Psychanalyste. des cas, l’affection devienne manifeste peu après la puberté. Si l’anamnèse est relativement bien
**
Psychologue, faite, on peut en suivre la trace jusque dans l’enfance, et ce jusque dans les premières années de
psychanalyste. l’existence, dans au moins 5 % de cas. Si on reçoit les malades dans leur enfance, ils présentent les
***
Psychologue. mêmes symptômes que les adultes. Les enfants ne sont pas aussi au clair que les adultes, non certes
****
Docteur en sur leurs souhaits, mais sur le contenu de ceux-ci. La problématique est peut-être dans notre manque
psychologie, d’expérience avec les petits malades mentaux », E. Bleuler, Dementia praecox ou Groupe des schizo-
psychanalyste. phrénies, epel-grec, 1993, p. 310.
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Ajoutons combien Piaget insiste sur le passage chez l’enfant, on découvre que l’évolution dite
obligé de la construction de la pensée chez « normale » parcourt progressivement tous
l’enfant par la période de la pensée magique les écueils décrits avec tant de précision par
et animiste. De même qu’il souligne que les les aliénistes. Quelques exemples rencontrés
« pourquoi ?» de la petite enfance comportent chez les enfants peuvent mettre en lumière
des éléments d’indifférenciation entre but et les accidents qui peuvent être extrêmement
cause efficiente : « … Comme si les pourquoi précoces. On y voit alors avec force l’impact de
de la petite enfance présent[ai]ent une significa- l’entourage. Ce qui fait difficulté est la néces-
tion indifférenciée, à mi-chemin entre le but et sité de différencier des manifestations, subtiles,
la cause, mais impliquant les deux à la fois 5. » parfois patentes, mais encore transitoires, de
Les compactages du type holophrastique sont leur corollaire déjà enkysté.
fréquents. Pensée non pas sauvage, mais en Les expériences de la pensée, de la percep-
train de se construire en ensemble cohérent. Un tion, du langage, qu’on peut observer dans la
réaménagement est en cours. psychose adulte, l’enfant les fait au début de sa
De fait, il ne peut pas être question de début, vie, mais cette expérience est passagère, parfois
que cela soit en matière de pensée ou de maladie fugace, parfois plus longue, selon les tempora-
mentale : le début est toujours mythique, repé- lités de chaque sujet singulier, tandis que chez
rable dans l’après-coup seulement. La fin seule l’adulte, il s’agit d’une cristallisation clairement
explique le commencement et le commence- catégorisable. Ce qui les rapproche est la forme
ment ne saurait expliquer la fin. Cela s’impose de réception et d’articulation du monde, qui
à nous tant pour la maladie que pour le sujet pour l’un est perturbée et pour l’autre en devenir
concerné, en chantier dans l’ordre du symbo- constant. L’« adultocentrisme », même chez les
lique et de la représentation. Comment un enfant professionnels du psychisme, fait bien souvent
se débrouille-t-il avec le déséquilibre auquel il oublier que tardivement encore, l’enfant n’a
est en permanence confronté par la découverte pas les mêmes possibilités mentales de conce-
du monde et la construction de la représentation voir le monde, d’interpréter ses perceptions,
de celui-ci ? À partir de quel moment on repère que l’adulte. On l’admet plus facilement chez
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relèvent alors d’un pur réel qui n’est pas pris dans la chaîne symbolique,
mais qui plutôt la troue.
La description de Clérambault et de Bleuler, croisée à celle de Séglas et
de Piaget, fait apparaître une concordance frappante entre la construction du
langage chez l’enfant et les dégradations progressives du langage chez les
aliénés. Ce travail tout en finesse reste à poursuivre. Car en effet, loin de faire
référence à la « pensée primitive » des Sauvages, les dégradations suivent
La description les lignes de faille et les obstacles de la construction du langage chez le petit
enfant.
de Clérambault
et de Bleuler, Les débuts insidieux de l’automatisme mental
Ce qui fait signe comme potentiellement porteur d’une future pathologie
croisée à celle avérée et classifiable au sens des aliénistes se manifeste préférentiellement
de Séglas par des signaux de cristallisation. À ce sujet, Clérambault, avec son syndrome
d’automatisme mental, nous livre un axe de travail important : il définit les
et de Piaget, phénomènes qui envahissent le sujet comme anidéiques et neutres. Ils sont
anidéiques, c’est-à-dire sans relation avec la constitution, la disposition, le
fait apparaître caractère antérieur du patient, le fond psychique antérieur, que l’auteur diffé-
rencie de l’innéité paranoïaque. La notion d’« anidéisme » montre le fond
une concordance archaïque à l’œuvre dans toute construction pathologique. Ainsi, tel enfant qui
durant des années de travail avec nous se montre toujours d’humeur joyeuse,
frappante entre racontant avec force détails une vie sans souci. Seules les accusations, parfois
sans nuances, de ses parents, contre lui, et peut-être contre le praticien inca-
la construction
pable de mettre cet enfant au travail, notamment scolaire, montrent l’écart
du langage entre la réalité et ce qui apparaît alors comme confabulation réécrivant en
permanence une histoire qui pourrait faire oublier les violences qu’il subit et
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mots explosifs, les jeux syllabiques, les absur- conceptuelle seulement vers l’adolescence. Ce
dités et les non-sens. Le jeu des enfants mais qui surgit dans le cours de sa pensée possède un
aussi l’être-enfant livrent nombre de possibilités caractère exogène pour l’enfant, mais n’est pas
de rencontre avec de tels phénomènes. Cléram reconnu comme tel au départ. Bien plus, cela
bault ajoute qu’il est indispensable d’avoir à va de soi. Il faut sans doute que « les créations
l’esprit que nous pouvons tous être concernés hostiles » de l’automatisme mental apparaissent
par eux sous une forme réduite et exception- pour que des sensations ou des états affectifs plus
nellement (fatigue, survenue d’événements intenses alertent d’autres que le sujet lui-même.
exceptionnels). Ces phénomènes fonctionnent Il arrive même que l’enfant s’exprime, décrive,
isolément, s’émancipent, se constituant en un « joue », ce qui l’habite, nous révélant ainsi son
système, une tendance à la verbalisation, une concernement par cette phénoménologie hors de
émancipation. Nous y reconnaissons aisément toute dialectique, mais il faut du temps, jusqu’à
des éléments théoriques évoqués et élaborés de ce que l’enfant puisse exprimer son étonne-
leur côté par Séglas et Bleuler.
ment par rapport à la dimension xénopathique.
L’automatisme mental tel que défini par
Ainsi, quelle différence entre les deux discours
Clérambault ne comporte donc par lui-même
suivants :
aucun délire. C’est comme si à lui seul il ne
pouvait modifier le caractère du patient. Et
A a 3 ans et demi. Nous le rencontrons avec
pourtant, un dédoublement, une scission se
sa maman qui se plaint de ses comportements
produit de façon presque inaperçue à l’aide de
ces processus plus rares. Que faire du passage insupportables. L’école se plaint aussi : il fait
d’une pensée invisible ? pipi et caca sur lui durant la sieste depuis trois
semaines. Questionné quant aux raisons, A
répond à sa mère que « c’est son petit cœur qui
La délicate frontière entre le normal
le lui dit ». La mère s’en énerve, l’accuse de
et le pathologique dire n’importe quoi. Elle a noté également que
depuis qu’ils lui disent qu’il est grand, il se met
L’enfant ne témoigne pas forcément d’une
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Dans le premier cas, il s’agit d’un enfant qui a évolué très rapidement
sur le plan du discours, mais qui a été largement encouragé à garder des
comportements de bébé (biberon, couches, endormissement avec parents) et
qui a besoin de plus de fermeté de la part des parents. De toute évidence, il a
amené sa maman en consultation pour qu’on l’aide, elle. Cette petite voix (le
petit cœur) qui dit à l’enfant qu’il doit faire dans la culotte se situe clairement
au niveau d’un début de fabulation, mais s’appuie encore sur ce que l’on
observe à son âge, à savoir la présence d’une voix intérieure pouvant à la fois
être du côté du Surmoi (Piaget parle alors d’« hétéronomie », « se nommer en
Quelque chose s’appuyant encore sur la dépendance de l’autre », au lieu de l’« autonomie »,
à savoir, parler en son nom propre) ou du Ça.
s’est détaché Dans le deuxième cas, il s’agit d’un enfant suivi pendant plus d’un an
en psychothérapie, ayant d’emblée présenté des comportements évoquant
et vient ainsi une forme de schizophrénie, notamment par sa manière très artificielle de
parler, connue chez l’adulte sous le terme de « maniérisme », à savoir une
au premier plan, voix projetée à la cantonade avec un systématisme du « parler bébé », et décla-
matoire, qu’il ne peut laisser tomber qu’à de rares moments de concentration
s’achemine vers sur un jeu.
la construction La théorisation lacanienne du point de capiton vient éclairer ce phéno-
mène. B a déjà saisi la dimension xénopathique de cette apparition halluci-
d’une suite natoire, alors que la mère la rejette, affolée sûrement par ce qu’elle entrevoit
comme menaçant. Ce qui est bruyant et perceptible, même pour l’entourage,
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étaient réelles. L’exemple de B montre bien qu’à y ait du discours, dit-il, avant que l’enfant ne
3 ans et demi, cela est déjà possible, à condition parle, et pourtant, il utilise le terme de « révo-
qu’un autre soit récipiendaire de ce dire dans le lution copernicienne » dans le rapport du bébé
transfert. au monde, avant que le premier mot ne soit
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retrouve à l’âge adulte. Peu à peu, et grâce à permet nullement de différencier ce qui naît
l’entourage, l’enfant va effectuer un découpage de sa fantasmagorie onirique par rapport à ses
qui va le sortir de l’état de confusion et d’em- pensées éveillées. Pourtant, cela parle de ses
prise dans lequel tout vient du dehors et s’im- pensées du soir. Le matin, il sait que ce n’était
pose en dedans, et ce n’est que progressivement pas la réalité mais il voit « des voleurs qui volent
qu’il pourra ainsi transformer des sensations une dame, ses parents, tout, même les murs ». Il
en images puis en représentations. Nous pour- précise qu’« une machine avale les murs puis
rions ainsi parler d’un « automatisme mental » les transforme ». Les murs, les séparations entre
normal, universel. Il y a donc une idiosyncrasie les espaces, entre lui et l’autre, ne tiennent pas
normale dans la construction de la représen- pour C. La confusion entre l’espace du dedans
tation chez l’enfant et qui diffère de celle de et celui du dehors se maintient malgré son âge
l’adulte. avancé. « Le voleur a dormi chez moi et a tout
volé, mon argent, la carte et le code de mes
L’enfant accède parents. J’entendais les coups de feu pendant
à la notion de « rêve » toute la nuit. » Il a la certitude qu’il y avait de
vrais coups de feu à l’extérieur.
Piaget insiste sur l’importance des étapes Pour C, ce qui vient du dedans s’impose du
progressives dans la compréhension. La coap- dehors. Cette manière de traiter des éléments du
tation corps-signifiant-signifié ne se défait que rêve comme s’ils étaient réels ne serait-elle pas
lentement pour aboutir à la possible concep- l’ombilic d’une activité hallucinatoire imposée ?
tualisation à l’adolescence. Le passage par la Ainsi maintenues dans la confusion, les images
pensée magique est incontournable. L’enfant formées par C peuvent-elles lui permettre d’ac-
comprend en premier lieu que le rêve a une céder à une fonction de représentance ? Rien
réalité spécifique, qu’il est à la fois réel et irréel, n’est moins sûr, quand bien même une cicatrisa-
puis il s’aperçoit de sa nature privée, en tant tion peut éventuellement le protéger contre une
qu’un rêve n’a d’existence que pour lui, quand aggravation de ces phénomènes. Apparaissant à
bien même il peut encore affirmer que le person- cet âge, ceux-ci forment néanmoins un terrain
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décentrement par rapport à l’événement, mais un phénomène qui s’observe quasi systémati-
fixité, avec ce que cela suppose de rapport avec quement chez les enfants psychotiques. Ainsi,
la pulsion de mort, contre laquelle ces enfants, un autre enfant, D, va illustrer dramatiquement
et d’autres, pas psychotiques du tout, dans une les phénomènes d’inversion : chez cet enfant, il
explosivité désespérée, souvent étiquetée de n’y a plus de sujet qui contemple les éléments
tdah, se défendent par des accès maniaques, du monde, mais les éléments du monde l’enva-
alors il faut s’en inquiéter. hissent au point de l’abolir, et viennent se coller
à son corps. Ces phénomènes de collage sont
Les points de fascination peut-être parmi les premiers à nous alerter. Ils
sont ténus et il faut en avoir fait l’expérience
et d’inversion
systématique auprès de nombreux enfants pour
Un autre aspect permet un repérage précoce attester de leur présence régulière, au point où
de signes d’alerte. Le jeune enfant en bonne l’on peut légitimement se demander s’il ne
santé qui dessine connaît le plaisir de regarder s’agit pas là d’un élément pathognomonique.
l’encre qui s’étale lentement s’il laisse la pointe
du feutre longtemps sur le même endroit de la Une topologie particulière
feuille. L’enfant psychotique, lui, n’exprime de l’espace
pas le plaisir de son observation, mais est litté-
ralement avalé par le point qui se forme. Ce Dans cette topologie envahissante, quelque
n’est plus lui qui regarde le point, mais le point chose va se décoller néanmoins. L’exemple
le regarde et l’avale. C’est ce que nous appe- de D montre la particularité d’une topologie
lons le point de fascination. Ces phénomènes commune entre mère et fils, un espace où tout
ne touchent pas que la flaque de couleur sur la se confond. D est un garçon de 5 ans, scola-
feuille, mais concernent d’autres aspects, analo- risé en dernière année de maternelle lorsqu’il
gues, dans la psychose infantile. Ils touchent à la est accueilli au cmpp, en groupe et en séances
confusion dehors-dedans, sujet-autre. Ainsi E, individuelles. Lorsqu’il se présente au groupe
4 ans et demi, fait le geste d’effacer le grain de d’enfants, il dit : « Je m’appelle D et je suis né à
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évanoui ». Par ailleurs, la mère de D dit avoir « tout lâché » concernant l’édu-
cation de son fils, elle ne l’arrête plus, ne le limite plus, ou seulement dans les
cas extrêmes, et généralement avec grande difficulté. Le petit intermède sur
la naissance à New York l’a clairement illustré.
L’exemple de D montre avec force qu’il n’y a pas de pathologie grave sans
entrelacement entre la difficulté de l’enfant et une difficulté de l’entourage.
L’assimilation et l’accommodation, au sens piagétien, ne peuvent pas avoir
D illustre lieu, parce qu’ils se confondent. L’enfant n’assimile pas les éléments signi-
fiants de l’entourage, il ne s’accommode pas à son entourage, mais ce dernier
dramatiquement l’incorpore bien plus que D ne l’incorpore lui-même. Ces deux dynamiques,
les phénomènes allant chacune en sens inverse de l’autre, circonscrivent pour l’enfant qui va
bien un dehors-dedans, qui se complètent et visent un équilibre. Tout nouvel
d’inversion : élément crée un déséquilibre, met l’enfant en danger, d’où l’apparition de
troubles tout à fait passagers, signalant qu’un réaménagement est en cours.
il n’y a plus Pour D, il ne s’agit pas d’un réaménagement, mais d’un effondrement.
Ces phénomènes pseudo fabulatoires ne sont que les prolégomènes d’un
de sujet qui développement que l’observation au long cours, articulée à la confiance crois-
sante pour la personne référente, a permis de mettre en évidence. En effet,
contemple progressivement D va inventer un nom qui lui colle littéralement à la peau,
les éléments l’aire transitionnelle va disparaître, le compagnon imaginaire/halluciné va
faire son apparition et, dans un dernier temps, l’hallucination de ce qui est
du monde, mais indiqué par son nom choisi dans l’espace confondu avec sa mère va devenir
visuelle, dans l’espace partagé avec les autres enfants du groupe.
les éléments D illustre dramatiquement les phénomènes d’inversion : il n’y a plus de
sujet qui contemple les éléments du monde, mais les éléments du monde
du monde l’envahissent au point de l’abolir et viennent se coller à son corps. Ces phéno-
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D a l’air fasciné par Spiderman, et répète à complètement le contact avec cet enfant par trop
voix basse, dans un flot continu, des répliques différent ?
entières du film. Des marques de griffures appa- La suite ne se fait pas attendre. Il y a appari-
raissent sur sa nuque, à la suite de gestes comme tion du compagnon « imaginaire/halluciné ». En
s’il arrachait quelque chose. Il n’en dit rien et ne séance individuelle, D évoque des personnages
s’en plaint pas. Dans ces moments, il paraît être que sa mère nomme des « amis imaginaires »
ailleurs, totalement habité par le personnage de et que lui-même nomme plus particulièrement
Spiderman ; du reste, il ne partage jamais ce jeu des « frères imaginaires », sans jamais évoquer
avec un autre enfant, contrairement aux moments la probabilité que ces frères soient des faux. Ils
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issu de son imagination. Ces compagnons lui permettent de « faire son théâtre
intime ». Mais dans les cas où le compagnon imaginaire s’inscrit dans une
dynamique pathologique, comme chez D, les amis/potes/frères n’ont pas le
profil du « compagnon imaginaire » classique mais relèvent déjà d’un auto-
matisme mental.
À partir de ces prodromes, la suite logique est la transformation psychique
qui s’opère entre mot-image-autre, par la condensation des trois dans l’hal-
lucination de l’araignée. Un jour, pendant le goûter du groupe, alors que D
est assis sur sa chaise et mange, il devient soudainement tout rouge et grimpe
brusquement sur sa chaise. Il donne l’impression de s’étouffer. Tous les adultes
autour de la table lui demandent ce qu’il se passe, il répond calmement : « non
rien » et redescend les pieds de sa chaise. Nous lui demandons s’il veut bien
nous le dire dans l’oreille ; il hésite puis se lève et nous dit à l’oreille : « y’a
plein d’araignées sous le gâteau de la fille, mais ne le répète à personne », et
il retourne s’asseoir. La panique de D à ce moment-là n’était pas feinte, ces
araignées qu’il a vues l’ont surpris et terrorisé. Spiderman est son double,
mais aucun jeu n’est possible. Il ne « joue pas à », mais la transformation qui
s’opère dans le moment du saisissement s’empare de son corps qui prend la
Il n’y a pas couleur rouge, trait réel du héros, cependant que le signifiant « spider » se
rend autonome et se transforme en image hallucinatoire de l’araignée. Il n’y
d’identification a plus de sujet. En même temps, cet aveu montre qu’il s’agit là d’une véritable
élection transférentielle qui donne à son dire un statut nouveau, susceptible
mais collage de servir de point d’appui à une élaboration qui fasse suppléance. En effet,
pour les enfants, leurs créations peuvent faire suppléance, dans un temps plus
à un trait. ou moins long, et y introduire de la narration. Mais cela reste plus ou moins
aléatoire, susceptible de céder à nouveau.
Spiderman, que D écrit « spider-man », reliant l’homme et l’araignée,
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le petit automatisme mental du grand automa- mœbienne, alors que le surgissement de la figure
tisme mental, afin de circonscrire l’aboutisse- de l’autre persécuteur troue le discours de l’en-
ment du mouvement vers le délire. Clérambault fant délirant. Une chose ne renvoie pas à une
ne jugeait pas utile d’aller dans ce sens, mais chose correspondante, un signifiant ne repré-
hésitait même à utiliser ce terme d’automatisme. sente pas un sujet pour un autre signifiant, c’est
Il suggérait de l’appeler syndrome S, entre une bande biface.
autres. Il parle même de syndrome de passivité. L’obsessionnel se rend bien compte que le
Lanteri-Laura et Daumezon marquent la limite jeu ne se joue pas là où il est, dit Lacan. Ceci est
entre les deux temps par la dimension xénopa- vrai pour l’homme aux rats, pas pour l’enfant
thique perçue par le malade. psychotique.
3 ans et demi, 6 ans, 11 ans, et toujours le
même mécanisme, mais avec des variantes. Ces Pour conclure
automatismes ne viennent jamais seuls, et on
peut rarement les observer en première séance. Ces phénomènes qui assiègent le sujet sont
Lorsqu’un enfant s’absente brusquement en premiers, le délire se présente comme une
pleine première conversation, que son regard se « superstructure », une réaction « surajoutée »
révulse ou part dans une direction surprenante, qui peut s’adjoindre des années après le début.
alors que la seconde d’avant il nous regardait, Ce phénomène est en rapport avec l’objet,
parlait, on peut supposer quelquefois ainsi avec une part séparée, pas forcément reconnue
furtivement les éléments d’un probable auto- comme telle ; un objet qui se met à flotter dans
matisme mental. Il est toujours accompagné l’espace commun. Cela peut donner le change,
d’autres signes, ne vient que rarement tout seul. être trompeur, à l’instar du discours de Schreber
La confiance doit être installée, une forme de qui parle dans le discours commun. Tout comme
détente de la part des parents, pour qu’il puisse tel enfant pour qui pensées délirantes, réalité
être question de quelque chose qui les tourmente délirante, réalité quotidienne se concentrent/se
et qu’ils nous en informent. Il faut donc du temps compactent dans l’espace commun, le nôtre, le
pour confirmer une première impression. Les sien. Il n’y a pas d’identification mais collage
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propre surprise suscitée par des propos qui mettent sur le même plan les diffé-
rents registres de la réalité et de l’imaginaire. Qu’est-ce que l’enfant perçoit de
sa propre difficulté ? Peu ou presque rien, la plupart du temps, tant il est vrai
qu’il vit avec depuis toujours. Discerner ou ne pas discerner nous ramène à la
question du regard sur soi, comme le dit Lacan 9 « on suppose qu’il y a un sujet
qui comprend de soi et qui se regarde ». Or rien n’est moins sûr.
De fait, la question de l’autoscopie chez l’enfant, sa possibilité d’envi-
sager le dédoublement et d’en parler, nous renvoie à la question du miroir et
des troubles de l’image du corps, comme nous avons vu avec D et le compa-
gnon imaginaire. De là à en parler comme d’un tourment, il y a un écart que
l’enfant ne franchit qu’exceptionnellement.
Parler suppose une adresse, un autre découpé du fond, un autre voué à parler
aussi. Ce découpage est complexe, puisque non seulement il suppose qu’il y
ait une différenciation entre les autres de la vie quotidienne et soi-même, mais
également une adresse à quelqu’un au-delà de celui-ci, quelqu’un qui garan-
tirait l’universalité de la parole, différente de la parole privée d’un seul sujet
(le grand Autre de Lacan). Ces catégories « parole/ autre/objet » impliquent
la nécessité d’avoir rencontré le miroir, d’y avoir saisi l’écart, aussitôt oublié,
Il n’y a pas de entre cet autre qui est moi et le sujet. Le mi-dire est le privilège du névrosé.
Dans les moments critiques, il y a avènement d’un premier plan dont on a
psychose infantile, pu tout ignorer. Les phénomènes fondamentaux, les débuts subtils des mani-
festations de l’automatisme mental peuvent échapper à un observateur non
il y a psychose averti. Freud déjà, à propos du narcissisme, parle d’un premier plan, dont on
ne sait rien et dont on ne peut parler que dans l’après-coup. Dans la psychose,
tout court. il se déduit des manifestations bruyantes et/ou visibles dont Bleuler dit que
ce ne sont que des manifestations accessoires.
Phénomènes élémentaires, automatismes mentaux, quelle différence ?
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9. J. Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1975, p 45
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