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Mémoire et distorsion de la réalité dans la schizophrénie

Nouveaux éclairages sur le handicap


Fabrice Guillaume

Les recherches sur les troubles de la mémoire dans le cadre de la schizophrénie se sont particulièrement
développées durant les deux dernières décennies. Elles permettent de mieux appréhender les handicaps
rencontrés par les patients dans leurs interactions sociales quotidiennes. S’il n’y a pas, a priori, de rapport
entre les symptômes rencontrés chez les malades et les troubles de la mémoire, les investigations les plus
récentes montrent pourtant que cette relation existe. L’interdépendance entre les troubles de la perception,
les troubles de la mémoire et la théorie de l’esprit bénéficie désormais d’un regard mutuel de la part de
domaines de recherche jusque-là trop disparates. La théorie de l’esprit se définit comme l’ensemble des
processus qui permettent d’attribuer un état mental – une intention, une croyance ou un désir – à soi-même
ou à autrui. Pour ce qui est de la mémoire et de la perception, chacun de nous en a une définition. Reste à
mesurer clairement le périmètre de ces entités cognitives. Là les choses peuvent se compliquer. Je centrerai
donc ici mon propos sur les relations entre les troubles de la mémoire et le tableau clinique des patients
souffrant de schizophrénie.

On estime actuellement que la schizophrénie touche environ un pour cent de la population. Elle entraîne un
véritable handicap dans le fonctionnement et les interactions sociales des malades. S’il n’y a pas
d’explication univoque quant aux dysfonctionnements observés, les conséquences sont néanmoins
importantes dans la vie quotidienne des patients et de leurs proches. Cela peut aller jusqu’au repli et à
l’isolement des malades. L’hétérogénéité des symptômes, ajoutée à l’étiologie multifactorielle de la maladie,
ne facilite pas l’émergence d’une vision psychopathologique claire. On peut observer le développement de
symptômes différents d’un patient à l’autre mais également une symptomatologie variable, pour un même
patient, au cours du temps. Classiquement, on distingue dans ce domaine les symptômes positifs, les
symptômes négatifs et la désorganisation. Les symptômes dits positifs sont les plus spectaculaires et les
mieux connus, ou reconnus. Il s’agit d’une part du délire et de l’accumulation d’idées sans lien avec la réalité
et d’autre part des hallucinations, qui sont le plus souvent auditives. Le repli sur soi, la perte d’initiative, les
difficultés à communiquer, à aller vers l’autre ou à prendre du plaisir, sont quant à eux représentatifs des
symptômes négatifs, avec bien souvent pour conséquence l’isolement social. Enfin, la désorganisation
désigne les troubles du cours de la pensée – comme un arrêt brusque d’une conversation –, l’absence de
structure logique du discours, ou encore l’absence d’harmonie entre la pensée, l’émotion et le comportement
qui peuvent s’exprimer de façon contradictoire à un même instant.

Sur le plan cognitif, les troubles de la mémoire se retrouvent chez l’ensemble des patients, quelle que soit la
symptomatologie. Les recherches dans ce domaine montrent de façon unanime que les patients souffrant de
schizophrénie présentent des déficits dans des tâches de rappel ou de reconnaissance (Stip, 1996). Bien
entendu, caractériser les performances mnésiques en termes de déficit ne permet pas de comprendre le
fonctionnement des patients. Les études les plus récentes permettent en revanche d’obtenir une vision plus
qualitative de ce qui se passe. Elles montrent par exemple que l’altération de la mémoire contribue de façon
importante à la symptomatologie des patients, qu’il s’agisse de symptômes positifs comme de la propension
des patients à développer des hallucinations ou de la désorganisation (Guillaume et al., 2007). Mais avant
de présenter ces recherches, il est nécessaire de préciser ce que représente la mémoire dans notre
fonctionnement quotidien.

La mémoire quotidienne
Définir précisément le périmètre de la mémoire, ce qu’elle permet au quotidien, n’est pas chose facile. Le
premier écueil consiste à restreindre la mémoire à la récupération des souvenirs du passé, qu’il s’agisse de
nos dernières vacances ou de notre enfance. Si la mémoire recouvre bien cette capacité de voyager dans
notre passé personnel, elle œuvre également dans bien d’autres circonstances. Imaginons-nous sur une
petite route de campagne bordée d’arbres de chaque côté, un beau matin de printemps, un champ de
tournesols sur notre droite et un champ de coquelicots sur notre gauche. C’est notre mémoire qui permet de
construire cette image mentale. Nous pouvons même nous promener dans le champ de coquelicots et nous
arrêter, mentalement toujours, sur un papillon blanc butinant la fleur éphémère d’un rouge vif. Une telle
capacité de composition s’appuie sur les événements que nous avons déjà vécus. Nous construisons cette
image mentale à partir de souvenirs qui peuvent avoir été acquis à travers de nombreuses expériences
passées. Cette capacité propre à l’imagination provient directement de la possibilité d’évoquer mentalement
ce qui est absent. A partir des informations disponibles en mémoire, nos constructions mentales seront plus
ou moins fidèles à la réalité mais, fondamentalement, cette capacité évocatoire constitue la spécificité de
notre cognition. C’est une fois que nous pouvons manipuler mentalement les objets, les idées, ou les
concepts absents, que nous pouvons effectuer de telles compositions, plus ou moins créatives et originales.
Envisagée sous cet angle, on comprend mieux la perméabilité entre la perception, la mémoire et
l’imagination. Il y a cependant une contrepartie. Dans certaines circonstances, il peut devenir bien difficile de
discerner ce qui a été réellement perçu et vécu de ce qui a été imaginé. Il peut nous arriver par exemple de
considérer à tort avoir accompli une action importante simplement parce que nous avons pensé à la faire et
que nous avons, par la suite, considéré le simple fait d’y avoir pensé comme un accomplissement.

La mémoire ne permet pas simplement la composition et l’imagination, à l’infini ; elle permet également
l’anticipation. Lorsque vous rentrez chez vous par exemple, vous avez une idée assez précise de ce que
vous allez y trouver. Vous connaissez les différentes actions à entreprendre pour vous servir un verre d’eau
ou boire un thé. Vous savez qu’il vous faut ouvrir la porte de ce placard pour trouver le récipient qui vous
permettra de faire bouillir l’eau… vous savez également où vous trouverez la cuillère et le miel. En y
réfléchissant bien, la plupart de nos actions font intervenir, de façon plus ou moins explicite, la récupération
d’informations en mémoire. Les sensations générées par l’œil sont elles aussi interprétées et mises en forme
à partir de nos attentes, de nos anticipations et de nos connaissances. Vous ne regardez pas au sol ou au
plafond si vous cherchez un interrupteur mais vous regarderez au sol si vous recherchez un objet que vous
avez fait tomber. Nos connaissances sur le monde ont une action, souvent implicite et automatique, sur la
façon dont nous percevons.

Une autre propriété essentielle du fonctionnement de notre mémoire est son caractère hautement associatif,
comme par exemple l’association entre les notes lues sur une portée et la séquence motrice correspondante
sur un piano ou celle d’un prénom, d’une voix, et d’un visage pour identifier une personne. Si vous me dites
qu’un tel me passe le bonjour, je peux reconstruire l’image mentale de son visage à partir de l’évocation de
son nom, et réciproquement. Si on ajoute cette capacité associative à celle de pouvoir évoquer ce qui est
absent, on obtient la possibilité d’une vie mentale immensément riche. On peut ainsi composer à l’infini des
éléments malgré le fait qu’ils aient été acquis séparément au cours du temps. C’est ainsi que, parfois, des
idées originales, des pensées nouvelles ou des découvertes peuvent voir le jour. Ceci étant dit, la cognition
devient de ce fait difficilement envisageable sans mémoire et on comprend mieux que l’étude des troubles
de la mémoire revête une telle importance dans le domaine de la psychopathologie.

Les modèles actuels de la mémoire humaine rejettent l’idée selon laquelle le passé serait contenu ("stocké"
trouve-t-on parfois) dans un lieu précis de notre mémoire, sous-entendu de notre cerveau. La remémoration
du passé et les états de conscience qui en résultent nécessitent au contraire un processus actif de
reconstruction qu’il n’est pas possible de comprendre sans adopter une perspective dynamique. Le fait que
la remémoration du passé s’effectue au présent explique par exemple le manque de fiabilité des
témoignages, comme on le constate parfois dans le domaine de la justice. Il suffit par exemple que le
premier interrogatoire focalise l’attention du témoin sur une information particulière pour que les autres
informations propres à l’événement en question disparaissent dans les abysses des souvenirs. Ces
informations, devenues contextuelles et secondaires, pourraient pourtant s’avérer déterminantes pour
l’enquête. Notre mémoire subit également de nombreuses distorsions liées à l’inflation de notre imagination
ou à des erreurs d’associations, entre un fait et une personne par exemple. Mais ce manque de fiabilité et de
fidélité des souvenirs représente la contrepartie de la prodigieuse capacité que nous avons de composer à
l’infini avec les traces du passé. La différence majeure entre le fonctionnement de notre mémoire et celle
d’un ordinateur, c’est que l’information récupérée sur un disque dur d’ordinateur reste toujours fidèle,
inchangée, immuable, que le fichier soit récupéré dans les deux heures ou deux ans après son dépôt sur le
disque dur de l’ordinateur. Rien de tel en ce qui concerne notre mémoire biologique. Nos traces mnésiques
interagissent entre elles de façon dynamique, se composant et se décomposant avec l’ensemble
préexistant. Aucune interaction en revanche entre les informations stockées sur nos disques durs
d’ordinateurs : elles sont stables, elles sont mortes. Si l’infidélité et le manque de fiabilité de votre mémoire
vous dérangent, vous agacent ou vous exaspèrent, dites-vous bien que ce n’est qu’une petite contrepartie à
la richesse de notre vie mentale.

La mémoire de reconnaissance s’avère particulièrement pertinente pour étudier la relation dynamique entre
perception et mémoire dans le cadre de la schizophrénie. Au moment de la reconnaissance, il s’agit en effet
de mettre en correspondance ce qui est perçu avec ce qui a été mémorisé auparavant. La reconnaissance,
c’est en quelque sorte l’interface entre la perception et la mémoire. L’expérience phénoménologique qui
accompagne la reconnaissance d’un objet, d’un visage ou d’un mot peut prendre au moins deux formes
différentes. Elle peut se produire de façon automatique et donner lieu à un sentiment de familiarité, de "déjà
vu". Nous reconnaissons par exemple que cet objet est une carafe d’eau, ce qui nous permet de nous
désaltérer sans trop y penser. Nous catégorisons ainsi en permanence les objets de notre environnement.
Mais il est des circonstances dans lesquelles cet automatisme peut être perturbé. Si, marchant dans la rue,
vous croisez une personne dont le visage vous apparaît immédiatement familier, son identification ne sera
pas pour autant automatique. Vous avez certes le sentiment d’avoir déjà croisé cette personne par le passé
mais il vous est impossible de retrouver dans quelles circonstances vous l’avez rencontrée précédemment ;
vous ne vous souvenez plus de son nom, de qui il peut bien s’agir.
Notons ici que certaines de ces informations – comme les circonstances de votre dernière rencontre avec
cette personne – pourraient être récupérées alors que d’autres non (comme le prénom de la personne par
exemple). Ce genre de situation embarrassante peut se produire si vous croisez dans un bus la boulangère
chez qui vous avez l’habitude d’acheter du pain. Un tel changement de contexte rendra en effet
l’identification de la boulangère plus difficile. Le fait que vous n’ayez pas l’habitude de rencontrer votre
boulangère à cet endroit ne vous permet plus de l’identifier avec l’aisance habituelle. Qui n’a jamais dit
bonjour à quelqu’un sans être capable de prononcer en même temps son prénom ? Il faudra alors faire une
recherche explicite dans votre mémoire pour retrouver ce prénom. Cette recherche peut évidemment aboutir
à un échec mais il reste toujours possible de poursuivre l’investigation en cherchant les informations
associées à cette personne et au contexte de la rencontre antérieure. La reconnaissance peut ainsi aboutir à
un état de conscience plus élaboré dans lequel vous parvenez à évoquer certains des éléments de vos
rencontres antérieures. Il s’agit là d’une recherche mentale explicite et contrôlée qui s’apparente aux
capacités d’imagination décrites plus haut. Il est possible par exemple que le visage de la boulangère
évoque finalement le contexte de la boulangerie, votre dernière conversation, ce que vous aviez acheté à ce
moment-là, etc. L’étude de cette distinction entre la récupération automatique et fluente qui aboutit au
sentiment de familiarité et la recherche contrôlée des informations associées à l’épisode passé, plus proche
de l’imagination et du voyage mental, est au centre des modèles actuels de la mémoire de reconnaissance
(Mandler, 2008).

La prise en compte des propriétés dynamiques du fonctionnement permet également de mieux comprendre
les biais de mémoire. Les confabulations ou les illusions de "déjà vu" ou de "déjà vécu" concernent elles
aussi à la fois le présent et le passé. Prenons le sentiment de "déjà vécu". Il s’agit d’un sentiment étrange,
celui d’avoir déjà vécu auparavant l’instant présent. Le sentiment d’avoir "déjà vécu" la situation présente
nous envahit subitement, et il s’agit d’un phénomène que nous ne pouvons pas contrôler. La plupart d’entre
nous a déjà fait cette expérience. Elle se produit en général dans des circonstances familières c’est-à-dire
comportant de nombreux éléments qui vont permettre de faire émerger un tel sentiment. Il s’agit d’une
conviction, infondée mais consciente, qui fait suite à une remémoration automatique. Etant donné que de
nombreux éléments présents font partie de notre mémoire, tout se passe comme si la force de la familiarité
propre à la situation présente dépassait un seuil au-delà duquel survient ce sentiment de "déjà vécu". Il s’agit
d’un état mental très particulier sur lequel nous raisonnons bien vite pour considérer qu’il ne peut s’agir d’une
réalité. Mais cet état de conscience mnésique a le mérite de souligner le continuum entre les biais de
mémoire que nous expérimentons tous et ceux observés dans le cadre de la schizophrénie.

Mémoire, perception de la réalité et schizophrénie


L’étude des biais de mémoire s’avère en effet particulièrement pertinente dans le cadre de la schizophrénie.
L’observation la plus fréquemment rapportée à travers la littérature est celle d’un déficit du processus de
récupération contrôlée des informations en mémoire, comme la récupération des détails contextuels propres
à un épisode passé. Ce processus de récupération est classiquement dénommé "récollection" dans la
littérature – au sens étymologique de rassembler et de réunifier le passé. Les patients souffrant de
schizophrénie présentent des difficultés importantes pour récupérer les éléments associés à une information
comme par exemple la personne qui a tenu tel propos, le fait qu’un événement a été simplement pensé,
imaginé ou réellement vécu, etc. La récupération automatique, associée au sentiment de familiarité, semble
quant à elle préservée (Danion et al, 2005 ; Thoma et al, 2006). Les patients souffrant de schizophrénie ont
donc des difficultés à récupérer l’origine d’une information. La mémoire de la source représente l’ensemble
des mécanismes qui permettent de déterminer l’origine des informations que nous avons en mémoire. Les
études dans ce domaine révèlent des difficultés importantes chez les patients pour retrouver où, quand, et
dans quelles circonstances un événement a été rencontré précédemment. La mémoire de la source permet
par exemple de différencier les informations qui ont été générées intérieurement – comme des
pensées – des informations provenant de l’extérieur – événements réellement perçus. On parle dans ce cas
plus spécifique de mémoire de la réalité. Il a été montré que les patients souffrant de schizophrénie
éprouvent davantage de difficulté à se souvenir si un événement a été simplement pensé, imaginé ou s’il a
été réellement entendu et prononcé par une personne (e.g. Henquet et al, 2005). Présentées sous cet angle,
les relations entre le fonctionnement mnésique et la théorie de l’esprit s’éclaircissent peu à peu. Les
expériences internes vécues par les patients, comme les hallucinations, proviennent en effet principalement
d’une difficulté à différencier le discours interne du discours externe (Hoffman, Stopek & Andreasen, 1986).

Malgré l’hétérogénéité de leurs profils cliniques, les patients vivant des expériences psychotiques comme les
hallucinations semblent partager un même mode de fonctionnement qui les pousse à attribuer à tort un
événement à une source externe. On sait que de tels déficits peuvent avoir des conséquences importantes
dans la vie quotidienne. Deux éléments permettent de rendre compte des productions hallucinatoires et de la
symptomatologie positive des patients : d’abord le fait que les productions qui émergent de l’action de la vie
mentale des patients – à partir des contenus mnésiques – prennent le pas sur la perception de la réalité ;
ensuite, le fait que les patients ne parviennent pas à identifier leurs propres productions et à les distinguer de
la réalité. Ce type de dysfonctionnement offre ainsi la possibilité à des interprétations auto-générées d’agir
sur la perception du monde.

Le contrôle de la réalité et le bon fonctionnement de la mémoire seraient donc finalement, intimement liés
l’un à l’autre. Différentes méthodologies ont été utilisées afin d’appuyer cette proposition. La plus utilisée
consiste en une tâche de mémoire où les mots à mémoriser sont énoncés soit par le sujet, soit par
l’expérimentateur. Les participants doivent alors mémoriser l’ensemble des mots présentés. Il s’agit de la
phase dite d’étude ou d’apprentissage. Lors du test de reconnaissance ultérieur, ils doivent dire si le mot
présenté faisait bien partie des mots à mémoriser. Puis, pour chaque item reconnu, ils doivent prendre une
seconde décision en indiquant si l’item reconnu était précédemment prononcé par eux-mêmes ou par
l’expérimentateur. Cette approche permet de tester directement l’hypothèse selon laquelle les sujets
souffrant de schizophrénie présentent un biais de mémoire qui leur fait attribuer à une source externe les
items qu’ils ont pourtant générés eux-mêmes. Les résultats montrent que les individus souffrant
d’hallucinations présentent une mémoire de la réalité très réduite par rapport au groupe contrôle. Ils
attribuent davantage les mots qu’ils ont eux-mêmes générés précédemment, à une source externe,
l’expérimentateur en l’occurrence (Bentall, Backer, & Havers, 1991). Ces résultats ont été répliqués à de
nombreuses reprises. L’examen des relations entre ces dysfonctionnements et les dimensions
symptomatologiques de la maladie est riche de sens dans ce contexte. Il a été montré par exemple que les
patients qui présentent davantage d’hallucinations auditives que les autres ont également davantage
tendance à attribuer faussement les items qu’ils ont eux-mêmes générés à une source externe (Woodward,
Menon, & Withman, 2007). Certains auteurs ont même montré que ce biais de mémoire était stable pendant
une période de deux ans pour un même groupe de patients et qu’il constituait un marqueur fiable d’une
sensibilité à la psychose (Vinogradov et al, 1997). Comme nous le verrons par la suite, de telles corrélations
peuvent également être mises en évidence à travers de simples tests de reconnaissance.

S’il y a un consensus sur le fait que les patients attribuent en partie leurs propres productions à une source
externe, on ne possède pas d’explication claire sur les mécanismes sous-jacents à ce biais d’attribution. Des
divergences apparaissent quant à la nature hypothétique des mécanismes responsables de cette mauvaise
attribution. Pour le psychologue Christopher Frith de l’University College de Londres, c’est un trouble central
du contrôle des actions et des intentions qui expliquerait que les patients schizophrènes ne reconnaissent
pas leur propre discours intérieur comme étant initié par eux-mêmes (Frith, 1995). Cette hypothèse a été
reprise à travers le concept "d’agnosie autonoétique" qui désigne l’incapacité à identifier les événements
mentaux générés par soi (Keefe et al, 1999). En recoupant les données expérimentales, cliniques, et
neurophysiologiques, d’autres proposent que ce sont les dysfonctionnements mnésiques qui sont à l’origine
de tels phénomènes hallucinatoires (Brunelin et al, 2006). À travers cette proposition, c’est l’incapacité de
récupérer la source de l’information qui est mise en avant. Le déficit mis en évidence aux tests de mémoire
de la réalité pourrait ainsi constituer un marqueur prépondérant des symptômes hallucinatoires alors que les
tests de mémoire de la source seraient un marqueur plus général en rapport avec l’ensemble de la
symptomatologie positive (Brunelin et al, 2006). Les différentes propositions restent difficiles à départager.
Quoi qu’il en soit, cette mise en perspective entre les symptômes et les troubles de la mémoire constitue une
piste de recherche intéressante car elle offre des indications pour la mise en place de techniques de
remédiation – comme le simple fait d’apprendre à se servir des indices appropriés pour distinguer les
productions auto-générées des perceptions externes. Qu’est-ce qui distingue finalement une pensée d’une
perception ?

Lorsque nous pensons à quelque chose, nous effectuons une composition à partir de traces mnésiques.
Nous pensons à partir des traces du passé. Dans ces conditions, les éléments sensoriels sont absents ou,
pour être plus précis, moins directement accessibles. Les choses sont différentes lorsque nous mémorisons
un événement réel c’est-à-dire vécu sur des bases sensorielles. Dans ce cas, des éléments physiques,
sensoriels, participent à la création de la trace mnésique. Ils auront une part plus importante dans ce qui
nous restera de la mémoire de l’événement. Cette distinction peut constituer un élément majeur de
discrimination entre une source interne et une source externe. Si la mémoire que j’ai d’un événement est
principalement faite de traits sensoriels, c’est-à-dire si les détails sensoriels y sont prépondérants, cela peut
me permettre de considérer que cet événement a réellement été perçu par le passé. À l’inverse, si ma
mémoire est plutôt dépourvue de détails sensoriels, j’aurai davantage tendance à considérer la source de
cet événement comme interne. Il s’agissait simplement d’une pensée. Mais alors que se passe-t-il dans le
cas de la schizophrénie ? Deux possibilités : soit les patients présentent des difficultés à accéder aux traces
de leurs propres opérations mentales (raisonnements, pensées, etc.), soit leur monde mental est beaucoup
plus riche en détails perceptifs et sensoriels. Une explication possible est en effet que les productions
mentales des patients souffrant de schizophrénie s’appuient exclusivement sur des codes perceptifs, de telle
façon qu’il leur devient difficile de dissocier les événements mentaux auto-générés des événements vécus
sur des bases sensorielles.
L’hypermnésie du synesthète
L’observation des relations entre la synesthésie et l’hypermnésie permet d’étayer cette proposition. Les
recherches portant sur l’hypermnésie révèlent par exemple qu’une mémoire trop fidèle peut finalement
s’avérer inadaptée dans certaines circonstances. Cette haute-fidélité peut même représenter un véritable
handicap. L’observation des individus que l’on qualifie d’"hypermnésiques" ou de "mnémonistes" montre
qu’ils sont capables de retrouver la couleur et les motifs de la cravate d’une personne rencontrée dix ans
auparavant ou de relire mentalement les pages d’un livre parcouru quelques jours auparavant. Une
observation attentive révèle cependant que ces capacités hors normes sont liées au fait que leur mémoire
s’appuie principalement sur les traces sensorielles. Pour donner une image, elle fonctionne sur un mode
analogique, un peu à la manière d’un appareil photographique. L’avantage est qu’une fois la photographie
prise, mémorisée, les sujets peuvent parcourir à leur guise l’ensemble des détails qui s’y trouvent. Le
célèbre cas du patient Veniamin, étudié par le psychologue Alexandre Luria, est révélateur de ce qu’est
véritablement l’hypermnésie (Luria, 1970). Solomon Veniaminovitch T., surnommé Veniamin, était un
mnémoniste russe qui pouvait retenir des listes de 70 mots, syllabes ou chiffres arbitraires et sans
signification alors qu’il les avait lus une seule fois. Il était également capable de rappeler à Luria le contexte
de cet apprentissage : "vous portiez un complet gris, j’étais assis sur un fauteuil à bascule…" Luria mit en
évidence le fait que Veniamin utilisait systématiquement des images visuelles pour mémoriser les listes : "il
encode toute forme de matériel en la mettant sous une forme photographique" (1970, p. 34-35). Ainsi, au fur
et à mesure qu’on lui énonçait les mots qu’il devait retenir, Veniamin les inscrivait dans sa mémoire de la
même manière que l’on peut inscrire une liste sur un tableau ou une feuille de papier. À chaque fois qu’on lui
présentait un mot nouveau, Veniamin mettait simplement à jour une image mentale contenant l’ensemble
des mots, comme s’il les écrivait les uns à la suite des autres

Au moment du rappel, il disait avoir le sentiment d’avoir sous les yeux une feuille de papier couverte des
informations qu’il avait à retenir. Il n’avait plus qu’à les lire, aussi aisément que nous pouvons lire cette page.
Cependant, alors qu’il était incapable d’oublier les détails perceptifs des événements vécus, Veniamin était
également incapable de comprendre le sens des métaphores les plus simples. Il était, selon Luria, une
représentation vivante de ce que signifie "se perdre dans les détails". Pour comprendre une métaphore, il
faut pouvoir passer de l’image au concept et réciproquement, il faut pouvoir lier entre elles des choses
habituellement dissociées. C’est en effet la capacité à mettre en relation deux types d’images ou d’énoncés
qui permet de saisir une métaphore. La prodigieuse mémoire visuelle de Veniamin avait donc une
contrepartie négative : l’incapacité de relier et d’intégrer entre elles les différentes informations mémorisées.
Comme si ces "photographies", si nettes et si précises soient-elles, devaient rester bien séparées les unes
des autres. De ce point de vue, les propos de Veniamin sont caractéristiques : "Les visages sont
inconsistants, ils changent constamment en fonction de l’esprit du moment… et il devient difficile de se les
rappeler." Si nos souvenirs ne sont pas stables, c’est en raison d’un phénomène adaptatif qui se révèle
finalement extrêmement utile puisqu’il permet de reconnaître les choses ou les personnes malgré les
variations permanentes de notre environnement. Ainsi, le même fonctionnement qui offre des capacités de
mémorisation prodigieuses au mnémoniste constitue un handicap lorsqu’il s’agit de se souvenir en dépit des
variations environnementales, variations qui représentent pourtant les conditions naturelles du
fonctionnement de notre mémoire.

Ce n’est que tardivement, après de nombreuses années de consultations et de recherches, que Luria
découvrit que Veniamin était un synesthète. La synesthésie décrit un trouble de la perception des sensations
par lequel deux ou plusieurs sens sont associés. Le synesthète éprouve donc deux perceptions simultanées
à la sollicitation d’un seul sens – les sons sont aussi des couleurs et des formes visuelles. Ainsi, chaque fois
qu’il entendait un son, un mot, ou une voix, Veniamin percevait également une forme visuelle : "Je vois
d’abord la couleur de la voix" disait-il, ce qui l’empêchait parfois de reconnaître la voix d’une personne si elle
était modifiée, dans ses détails, en fonction de l’humeur, du moment de la journée ou de quelques affections
microbiennes. De même, si on lui parlait en même temps qu’il essayait de se souvenir, les images générées
par le flux de parole perturbaient le rappel ultérieur des informations. Veniamin finit par s’exclure du monde
réel, devenu trop envahissant pour sa vie mentale.

Si la synesthésie n’est pas la schizophrénie, les patients schizophrènes éprouvent eux aussi de nombreuses
distorsions dans le cadre de la reconnaissance des visages, allant parfois jusqu’à la sensation que la
personne – en général un proche – n’est pas vraiment elle-même mais plutôt le sosie d’elle-même. Ainsi,
bien que possédant des traits familiers, le patient considère, à la suite de certains changements, parfois très
minimes, que la personne n’est plus vraiment elle-même mais un sosie d’elle-même. Dans ces conditions,
de mauvaises intentions sont généralement attribuées au sosie. De telles illusions de sosie ne sont pas
rares dans cette population où l’on observe également des délires d’identification des personnes – le
syndrome de Capgras par exemple.
Certains patients présentent des difficultés à accepter que deux photographies d’un même visage présentant
deux expressions émotionnelles différentes puissent appartenir à la même personne. On observe d’ailleurs
une amplification de cette erreur d’identification lorsqu’on demande explicitement au patient de dire si deux
photographies d’une même personne prises sous des angles différents représentent bien la même
personne. Ces observations suggèrent que la capacité à extraire une représentation identitaire stable à partir
de différentes photographies d’un même visage, c’est-à-dire à partir de traits perceptifs variables, est altérée
chez ces patients. Au-delà de l’interprétation (le délire) qui succède à ce sentiment d’étrangeté, nous
pouvons nous interroger sur son origine. Ce phénomène, souvent décrit dans le cadre de la schizophrénie,
rappelle en effet étrangement les propos de Veniamin sur l’inconsistance des visages à travers le temps et
les difficultés qu’il éprouvait finalement à les reconnaître dans ces nouvelles conditions. Force est de
constater quelques similarités troublantes avec le mode de fonctionnement mnésique observé dans ces
populations. Elles relèvent principalement d’un conflit dans la confrontation entre une représentation mentale
trop stable et la réalité, toujours changeante. Les répercussions sont nombreuses dans la vie des patients.
Ce mode de fonctionnement a d’abord pour conséquence de ralentir le traitement perceptif et l’extraction des
informations structurales d’un visage. Les informations structurales désignent les informations sur lesquelles
nous nous appuyons pour reconnaître un visage indépendamment des variations qu’il peut subir, comme les
modifications de son expression émotionnelle, le maquillage, la fatigue, etc. Ces informations ont un
caractère invariable qui est essentiel pour faire abstraction des conditions de variations dans lesquelles nous
reconnaissons. Qu’est-ce qui fait naître ce sentiment d’inconsistance à travers le temps et pourquoi les
patients se focalisent-t-ils sur des changements qui, même s’ils sont minimes, vont affecter la
reconnaissance jusqu’à remettre en question l’identification de la personne ?

Reconnaître en dépit des changements


Afin d’explorer cette question, nous avons effectué différentes expériences de reconnaissance de visages
avec des patients souffrant de schizophrénie. À travers ces expériences, nous avons manipulé les
photographies des visages entre le moment de leur mémorisation et leur reconnaissance. Les visages
pouvaient être présentés soit sous la forme d’une photographie strictement identique à celle présentée dix
minutes auparavant, soit comporter des modifications visuelles par rapport à la photographie présentée plus
tôt. Le visage à reconnaître pouvait par exemple être présenté avec une expression différente ou un
paysage différent à l’arrière-plan (voir figure 1). Nous avons par ailleurs contrasté deux situations de
reconnaissance en fonction des consignes fournies aux participants. Dans la première, les participants
devaient reconnaître les visages indépendamment des changements perceptifs. Ils devaient donner une
réponse affirmative de reconnaissance lorsqu’ils reconnaissaient le visage indépendamment d’un
changement éventuel. Cette situation est dite d’"inclusion" car l’ensemble des visages vus précédemment
doit donner lieu à une réponse affirmative, réponse qui peut s’appuyer sur un simple sentiment de familiarité
du visage. Dans la seconde situation, dite d’exclusion, les participants devaient au contraire donner une
réponse affirmative de reconnaissance pour les visages anciens à condition qu’il n’y ait aucun changement
apporté à l’image. La photographie devait donc être parfaitement identique pour aboutir à une réponse
affirmative. Dans ces conditions, les participants ne pouvaient plus se contenter de répondre à partir d’un
simple sentiment de familiarité. Ils devaient reconnaître le visage et récupérer en même temps l’information
critique, son expression faciale ou le paysage en arrière-plan, afin de décider si elle avait été ou non
modifiée. La figure 1 présente une vue d’ensemble des différentes conditions expérimentales et des
réponses correctes attendues de la part des participants.

Les résultats de ces expériences furent assez inattendus. Aucune différence entre les patients
schizophrènes et le groupe témoin n’est apparue dans la situation d’exclusion. Les deux groupes
présentaient un niveau de performance identique dans la situation mnésique la plus exigeante, celle qui
nécessite la récupération intentionnelle des détails perceptifs associés au visage au moment de l’étude (voir
Tableau 1). C’est dans la situation d’inclusion que sont apparues les différences entre les deux groupes,
alors que la reconnaissance pouvait s’appuyer sur le simple sentiment de familiarité (Guillaume et al., 2007).
Pour prendre un exemple, dans les conditions où l’arrière-plan des visages avait été modifié entre la
mémorisation et la reconnaissance, les performances des patients se rapprochaient du hasard (57 % de
reconnaissance correctes). Ce n’était pas le cas du groupe témoins pour qui le changement d’arrière-plan ne
perturbait que très peu la reconnaissance des visages. Tout se passe donc comme si les patients souffrant
de schizophrénie ne reconnaissaient plus les visages dans les conditions de variations perceptives.
Contrairement aux témoins, les patients montraient donc des difficultés à faire abstraction des changements
visuels même si les informations modifiées n’étaient pas pertinentes pour reconnaître les visages – comme
si l’ensemble des codes perceptifs mis en mémoire formait un tout inséparable et unitaire. On comprend
alors qu’il devient beaucoup plus difficile, pour les patients, de récupérer le visage mémorisé tout en ignorant
ces changements. Ces résultats s’accordent également avec l’idée selon laquelle les patients schizophrènes
ont besoin de davantage d’éléments perceptifs que les sujets contrôles pour reconnaître (Doniger et al,
2001).
Figure 1 - Présentation des différentes conditions expérimentales en fonction de l’item présenté au
cours de la phase d’étude (en haut) et des différentes réponses correctes attendues dans les deux
situations de reconnaissance.

Les résultats de ces expériences furent assez inattendus. Aucune différence entre les patients
schizophrènes et le groupe témoin n’est apparue dans la situation d’exclusion. Les deux groupes
présentaient un niveau de performance identique dans la situation mnésique la plus exigeante, celle qui
nécessite la récupération intentionnelle des détails perceptifs associés au visage au moment de l’étude (voir
Tableau 1). C’est dans la situation d’inclusion que sont apparues les différences entre les deux groupes,
alors que la reconnaissance pouvait s’appuyer sur le simple sentiment de familiarité (Guillaume et al, 2007).
Pour prendre un exemple, dans les conditions où l’arrière-plan des visages avait été modifié entre la
mémorisation et la reconnaissance, les performances des patients se rapprochaient du hasard (57 % de
reconnaissance correctes). Ce n’était pas le cas du groupe témoins pour qui le changement d’arrière-plan ne
perturbait que très peu la reconnaissance des visages. Tout se passe donc comme si les patients souffrant
de schizophrénie ne reconnaissaient plus les visages dans les conditions de variations perceptives.
Contrairement aux témoins, les patients montraient donc des difficultés à faire abstraction des changements
visuels même si les informations modifiées n’étaient pas pertinentes pour reconnaître les visages – comme
si l’ensemble des codes perceptifs mis en mémoire formait un tout inséparable et unitaire. On comprend
alors qu’il devient beaucoup plus difficile, pour les patients, de récupérer le visage mémorisé tout en ignorant
ces changements. Ces résultats s’accordent également avec l’idée selon laquelle les patients schizophrènes
ont besoin de davantage d’éléments perceptifs que les sujets contrôles pour reconnaître (Doniger et al,
2001).

Tableau 1 - Probabilités moyennes et écart-types (entre parenthèses) des reconnaissances correctes


dans la situation d’inclusion et des erreurs commises sur les items leurres (photographies de
visages anciens ayant subi un changement perceptif) dans la situation d’exclusion. Ces résultats
sont présentés en fonction du type de variation manipulée : l’expression ou le paysage à l’arrière-
plan du visage.
C’est l’introduction de changements, de variations, de modifications du matériel à reconnaître qui explique
ces résultats. L’aspect dynamique des changements au cours du temps apparaît essentiel pour mieux
comprendre le fonctionnement des patients souffrant de schizophrénie. Ces patients présentent en effet un
déficit de "décontextualisation" de leur mémoire qui n’est pas sans rappeler les dysfonctionnements
observés chez Veniamin. La mémoire des patients schizophrènes semble elle aussi s’appuyer
principalement sur les traces sensorielles de l’épisode. Bien entendu, un tel mode de fonctionnement peut
s’avérer efficace, mais à condition qu’il soit adapté à la situation dans laquelle se trouve le sujet, comme
c’était le cas dans la situation d’exclusion que nous avions proposée ici. Dans cette situation, la détection du
moindre changement visuel portée sur la photographie suffit à fournir des réponses correctes et les patients
semblent particulièrement efficaces à ce jeu. Ils détectent par exemple la modification de la scène qui se
trouve à l’arrière-plan du visage avec plus d’efficacité que les sujets contrôles (voir tableau 1).
Malheureusement, cette habileté devient inappropriée lorsqu’il s’agit de reconnaître en dépit des
changements perceptifs. Et malheureusement encore, ces changements représentent les conditions
naturelles du fonctionnement de notre mémoire. En regardant de plus près la symptomatologie des patients
en rapport avec nos résultats, nous avons mis en évidence que ce manque de flexibilité au moment de la
reconnaissance était corrélé avec les symptômes positifs et la désorganisation des patients. Deux études
récentes nous ont également permis de confirmer l’idée selon laquelle les changements contextuels
perturbent l’émergence du sentiment de familiarité chez les patients schizophrènes. Elles montrent des
différences précoces entre les deux groupes dans la chaîne des mécanismes neurophysiologiques qui
aboutissent à la reconnaissance. Dès 400 ms après l’apparition de l’image du visage, les mécanismes
neurophysiologiques que l’on sait liés à l’émergence de la familiarité sont différents chez les sujets témoins
et chez les patients souffrant de schizophrénie. Ces différences sont particulièrement importantes dans les
conditions de changements perceptifs. Dans ces conditions, on ne retrouve pas chez les patients l’effet de
reconnaissance observé chez les témoins, qu’il s’agisse du changement de l’arrière-plan (Guillaume et al,
2012a) ou de l’expression des visages (Guillaume et al, 2012b).

La question demeure de savoir si un tel dysfonctionnement dans le traitement des variations contextuelles
peut-être généralisé à d’autres types de stimuli que les visages. Mais quoi qu’il en soit, la mise en évidence
de ce dysfonctionnement offre des pistes intéressantes pour la compréhension des mécanismes à l’origine
des symptômes observés dans le cadre de la schizophrénie. Un déficit concernant le traitement implicite des
informations contextuelles permet par exemple de rendre compte des observations cliniques et des
symptômes développés par les malades (Amoruso et al, 2012). Le fait que les patients présentent une
dépendance excessive envers les détails perceptifs pour reconnaître, le fait qu’ils ne puissent plus séparer
les éléments de la trace pour reconnaître et identifier une personne peut également rendre compte du biais
d’attribution généralement décrit à travers les tâches de mémoire. Dans un monde en perpétuel
changement, il est nécessaire d’oublier les détails pour conserver l’essentiel d’une information. C’est sur cet
essentiel que nous nous appuyons pour reconnaître. Mais pour pouvoir faire cela, il faut parvenir à extraire
des invariants. C’est la capacité à traiter séparément les éléments d’un même épisode sensoriel pour en
extraire les invariants qui nous permet de reconnaître quelles que soient les circonstances. Si la
reconnaissance d’une personne devient difficile ou si la personne paraît plus étrange à nos yeux à partir du
moment où elle met un chapeau sur sa tête, des lunettes de soleil, ou si elle se trouve dans un
environnement inhabituel, le monde devient inévitablement plus difficile à vivre. Il est difficile de trancher sur
le fait que ce déficit relève d’un dysfonctionnement au niveau du traitement perceptif ou d’un
dysfonctionnement au niveau des processus mnésiques. La réponse à cette question se trouve certainement
dans une conception dynamique du fonctionnement où perception et mémoire ne font plus qu’un. Il reste que
reconnaître par-delà les changements constitue un socle fondamental pour notre vie psychique. Pour
comprendre le repli que l’on observe parfois chez les schizophrènes ou les personnes comme Veniamin,
nous devons nous demander comment notre univers mental pourrait bien conserver une stabilité, même
relative, sans cette amarre.
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