Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 57 (2009) 14–20

Article original

Cognitions sociales et schizophrénie à début précoce夽

Social cognition and early onset schizophrenia
M. Speranza a,b,∗
a Service de psychiatrie infantojuvénile, centre hospitalier de Versailles, 177, rue de Versailles, 78157 Le Chesnay, France
b Inserm ERI 15 / Équipe d’accueil EA 4047, neuropsychologie cognitive et prise en charge des troubles de la communication
schizophréniques, université Versailles Saint-Quentin, France

Résumé
On désigne actuellement avec le terme de « cognition sociale » le domaine de la psychologie qui s’intéresse à l’ensemble des processus cognitifs
(perception, mémorisation, raisonnement, émotions. . .) impliqués dans les interactions sociales. Plusieurs études ont mis en évidence, chez les
patients présentant une schizophrénie, des anomalies spécifiques au niveau des cognitions sociales qui apparaissent corrélées au déficit fonctionnel
de ces patients. Mais le dysfonctionnement social est souvent présent bien avant l’apparition de la maladie, encore plus chez les sujets qui manifestent
leur trouble durant l’enfance et l’adolescence. Devant l’importance des interactions sociales dans le développement de l’enfant, il apparaît important
de réfléchir au rôle des cognitions sociales dans le développement de la schizophrénie à début précoce.
© 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Abstract
The term of social cognition currently indicates the field of the psychology which is interested in the cognitive processes (perception, memo-
rizing, reasoning, emotions. . .) implied in social interactions. Several studies have highlighted that schizophrenic patients present some specific
abnormalities at the level of social cognitions which appear correlated with the functional deficit of these patients. But social dysfunction is often
present long before the appearance of the disease, even more in subjects which express their disorder during childhood and adolescence. Owing
to the importance of social interactions in child development, it seems important to think about the role of social cognitions in the development of
early onset schizophrenia.
© 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots-clés : Cognitions sociales ; Schizophrénie à début précoce ; Théorie de l’esprit ; Développement cérébral ; Adolescence

Keywords: Social cognition; Early onset schizophrenia; Theory of Mind; Brain development; Adolescence

1. Introduction
Interagir de manière adaptée avec un environnement en
perpétuel changement, soutenir des conversations riches en
messages implicites, s’engager dans des relations interperson-
nelles, parfois imprévisibles, comprendre et respecter les codes
夽 Cet article est issu de la présentation de la journée « Schizophrénies infan-
tiles : schizophrénies de l’enfance ou schizophrénies dès l’enfance ? » organisée
par le Dr J.-L. Goeb et le Pr P. Delion à la faculté de médecine de Lille-2, le 15
mars 2007.
∗ Auteur correspondant.
Adresse e-mail : mario.speranza@noos.fr.
culturels : ces quelques situations anodines font partie des évène-
ments typiques de la vie quotidienne qui nécessitent cependant
des compétences très complexes comme la capacité à attribuer
des intentions et des émotions aux autres à partir de simples
indices périphériques ou la capacité à se syntoniser et à parta-
ger l’expérience émotionnelle des autres. Malgré sa complexité,
toutefois, l’intersubjectivité représente une condition naturelle
des êtres humains dont on voit l’importance quand elle apparaît
compromise dans la pathologie. C’est proprement cette capacité
de syntonisation et de réciprocité avec les autres à apparaître
particulièrement déficitaire dans la schizophrénie et probable-
ment à être responsable du déficit fonctionnel des patients
[12]. Mais il est intéressant de noter que le dysfonctionne-

0222-9617/$ – see front matter © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.neurenf.2008.05.014
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ment social des patients schizophrènes est souvent présent bien
avant l’apparition de la maladie, encore plus chez les sujets qui
manifestent leur trouble durant l’enfance et l’adolescence. Dans
l’histoire prémorbide de ses patients, on retrouve souvent des
troubles des interactions sociales, voire de vrais troubles du
spectre de l’autisme [2]. Devant ces éléments, il apparaît légitime
de se questionner sur la place jouée par les troubles des cogni-
tions sociales dans les trajectoires développementales des sujets
schizophrènes, en particulier dans les cas à début précoce. C’est
l’objectif de cet article qui se propose de réfléchir au domaine
des cognitions sociales dans la schizophrénie à début précoce.
2. Comportements et cognitions sociales
La capacité d’adapter le comportement au contexte est
une des compétences essentielles des organismes vivants et
probablement le principal moteur de l’évolution. Mais le niveau
de complexité représenté par les interactions sociales telles
qu’elles existent dans l’espèce humaine est sans commune
mesure avec les autres êtres vivants. Il a d’ailleurs été démontré
que l’augmentation de taille du cortex au cours de la phyloge-
nèse est proportionnelle au nombre de contacts sociaux dans
lesquels sont impliqués les différentes espèces [6]. Probable-
ment, durant l’évolution, une partie de plus en plus importante
du fonctionnement cognitif a du être consacrée à la gestion de
la complexité des relations et des interactions interpersonnelles.
En effet, l’adaptation à l’environnement social immédiat
nécessite plusieurs processus cognitifs de haut niveau qui per-
mettent à l’individu de réguler son comportement en tenant
compte du comportement des autres. Un comportement social
adéquat nécessite la capacité d’évaluer les émotions d’autrui,
d’estimer les conséquences de ses actions, d’anticiper le point
de vue d’autrui et de contrôler ses émotions. Cela implique flexi-
bilité, capacité d’inhibition des réponses non adaptées, sélection
et mise à jour des informations pertinentes par rapport à la situa-
tion en cours. Il s’agit d’un jugement continu, « en ligne » de
l’état mental d’autrui qui s’appuie sur plusieurs mécanismes
cognitifs fonctionnant simultanément, dont la mémoire de tra-
vail, la mémoire à long terme et le contrôle exécutif, structures
fonctionnellement reliées au cortex frontal [3].
Actuellement, on désigne avec le terme de « cognition
sociale » le domaine de la psychologie qui s’intéresse à
l’ensemble des processus cognitifs (perception, mémorisation,
raisonnement, émotions. . .) impliqués dans les interactions
sociales [1]. Le domaine de la cognition sociale inclus différents
volets selon qu’on s’intéresse de préférence aux aspects plus
spécifiquement perceptifs (comme la perception des émotions)
ou cognitifs (comme la compréhension des comportements
sociaux ou des états mentaux d’autrui). Sur le plan perceptif,
la capacité de lire les indices périphériques des émotions (le
ton de la voix, les expressions du visage, les postures du corps)
est probablement la première étape pour pouvoir construire des
schémas cognitifs capables de permettre une compréhension et
une prédiction des comportements des autres et pour permettre
à l’individu d’y réagir de façon appropriée. Mais pour réguler
le comportement interactif, ce niveau perceptif doit s’intégrer
avec un niveau plus cognitif comportant, d’un côté, une
15
compréhension des règles et des conventions sociales, de
l’autre, une capacité à attribuer aux autres des états mentaux
différents des nôtres et à produire des inférences sur leurs
croyances, leurs intentions et leurs désirs. C’est cette dernière
composante qu’on désigne avec le terme de théorie de l’esprit
(theory of mind [ToM] de la littérature anglo-saxonne).
Durant les dernières années, différents paradigmes de
recherche ont été développés pour explorer les aspects perceptifs
et cognitifs des interactions sociales : tâches de reconnaissance
de visages avec expression émotionnelle (identification des
émotions, appariement des visages. . .) ; tâches de prosodie émo-
tionnelle (phrases à contenu sémantique neutre exprimées selon
différentes expressions émotionnelles, etc.) ; tâches d’attribution
émotionnelle (dessins, situations sociales) ; tâches de théorie
de l’esprit (fausse croyance : premier ordre, deuxième ordre,
faux pas) ; représentation de soi [1]. Dans le cadre de ce texte,
nous aborderons en particulier le paradigme de la théorie de
l’esprit, car il occupe une place très importante dans le dévelop-
pement du domaine des cognitions sociales et il a été largement
exploré dans le domaine de la psychiatrie (troubles autistiques
et schizophrénie).
3. Théorie de l’esprit, autisme et schizophrénie
Les études sur la théorie de l’esprit dans la schizophré-
nie ont été développées à partir des recherches menées par
l’Institute of Cognitive Neurosciences de l’University College
de Londres sur les troubles autistiques. Ces études s’inscrivent
dans le paradigme de la neuropsychologie cognitive qui se
propose d’articuler le niveau clinique au niveau cérébral par
l’intermédiaire du niveau cognitif [26]. Baron-Cohen et al.
ont montré que la grande majorité des enfants autistes (de
haut niveau) échouent à des tests dits de « théorie de l’esprit »
dans lesquels on leur demande d’attribuer à autrui des états
mentaux [4]. Pour ces auteurs, l’absence de théorie de l’esprit
représenterait un déficit cognitif spécifique qui serait à l’origine
de troubles sévères de la socialisation et de la communication.
En effet, la difficulté à attribuer des états mentaux à autrui aurait
une incidence majeure sur le comportement du sujet qui serait
privé ainsi de la capacité de comprendre l’environnement social
dans lequel il évolue et de prédire le comportement d’autrui.
Certains des comportements autistiques tels que l’évitement, le
besoin d’immuabilité, l’agressivité, seraient alors des stratégies
d’adaptation du sujet face à un environnement incompréhensible
et imprévisible.
Depuis ces travaux novateurs, plusieurs études ont remis en
question la spécificité du déficit en théorie de l’esprit comme seul
facteur explicatif de la symptomatologie autistique. D’autres
anomalies cognitives ont pu être proposées, telles que la théo-
rie du déficit exécutif [28] ou la théorie de la faible cohérence
centrale [33], mais il est certain que le paradigme de la théo-
rie de l’esprit a ouvert un domaine de recherche très fertile
en ce qui concerne les anomalies cognitives des pathologies
psychiatriques.
Dans le domaine de la schizophrénie, deux principaux
modèles cognitifs ont proposé de mettre en jeu le déficit
d’attribution d’états mentaux à autrui comme maillon cogni-
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tif essentiel dans la schizophrénie : le modèle de Christopher
Frith et le modèle de Marie-Christine Hardy-Baylé [8]. Ces
deux modèles présentent des points communs mais également
des spécificités : (a) au niveau des liens entre clinique et aspects
cognitifs, (b) au niveau du type d’états mentaux considérés et
(c) au niveau des modalités de traitement des représentations.
Selon le modèle de Frith, les sujets schizophrènes avec une
symptomatologie positive présenteraient une perturbation dans
les représentations de leurs propres intentions et des intentions
des autres, c’est-à-dire un déficit en théorie de l’esprit. En rai-
son d’une difficulté à différencier les représentations subjectives
et la réalité objective et à sélectionner les bons indicateurs per-
ceptifs sur lesquels baser leurs prédictions, ces sujets seraient
plus facilement en proie à maintenir des fausses croyances sous
la forme de convictions délirantes et à attribuer leurs propres
actions et intentions à des sources extérieures [14]. Le modèle
de l’équipe de Versailles s’intéresse plus spécifiquement au
symptôme clé de la schizophrénie selon elle : la désorganisa-
tion. Selon ce modèle, la désorganisation et les troubles de la
communication des sujets schizophrènes seraient expliqués par
une perturbation dans les processus d’attribution d’états men-
taux à autrui (déficit en théorie de l’esprit) en association avec un
déficit dans les processus de contextualisation (mauvaise utilisa-
tion des indices contextuels pour traiter l’information). Ce serait
l’absence d’une représentation mentale de leurs propres inten-
tions chez les sujets désorganisés qui compromettrait également
leur capacité à attribuer des états mentaux aux autres [18]. Selon
les deux modèles, ces anomalies d’attributions d’états men-
taux s’accompagnent d’anomalies du fonctionnement cérébral
(observées par des perturbations aux explorations électrophy-
siologiques ou à l’imagerie fonctionnelle cérébrale).
Ces deux modèles ont reçu une confirmation expérimen-
tale même si certaines études ont apporté des résultats plus
nuancés. Comme prédit par Frith, les patients schizophrènes
qui présentent un trouble de l’action intentionnelle (avolition,
retrait social) ou un trouble du monitorage de soi (délire d’être
contrôlé) montrent des moins bonnes performances aux tâches
en théorie de l’esprit que les sujets témoins. De la même manière,
suivant le modèle d’Hardy-Baylé, une série d’études a montré
que les patients schizophrènes avec une désorganisation impor-
tante de la pensée et du langage présentent une dégradation de
leurs performances en théorie de l’esprit [31,32]. Des ques-
tions, cependant, restent encore en suspens, comme le fait de
différencier certains types de délires (de persécution versus de
référence), les relations entre théorie de l’esprit et intelligence
verbale et l’impact des antécédents développementaux sur les
compétences de mentalisation des sujets schizophrènes [8].
4. Théorie de l’esprit et schizophrénie à début précoce
La schizophrénie à début précoce (early onset schizophrenia
[EOS]) est une forme rare de schizophrénie qui se manifeste
pendant l’enfance ou l’adolescence. Si les caractéristiques cli-
niques générales ne diffèrent pas de la forme adulte, il s’agit
d’une forme plus sévère du fait d’un poids accru des facteurs
génétiques et biologiques [27]. La schizophrénie à début précoce
présente des symptômes négatifs prédominants avec une rela-
tive pauvreté des délires et des hallucinations. Il s’agit de formes
principalement désorganisées et indifférenciées, rarement pro-
ductives [5]. Même si certains symptômes positifs existent, ils
sont moins importants par rapport au processus de désorga-
nisation et aux troubles de la communication. D’ailleurs, la
désorganisation du langage et de la pensée, plus que les halluci-
nations ou le délire, est considérée, dans la plupart des études sur
la schizophrénie infantile, comme l’un des meilleurs indicateurs
du devenir négatif du trouble et de sa persistance dans le temps
[35]. Par ailleurs, dans l’histoire prémorbide des sujets schi-
zophrènes adultes, on retrouve régulièrement des retards ou des
anomalies du développement, notamment sur le plan du langage
et des compétences sociales [20].
Le modèle de l’équipe de Versailles des troubles schi-
zophréniques, centré sur la désorganisation et les troubles
de la communication, apparaît spécialement pertinent pour
l’exploration de la théorie de l’esprit dans le cas de la schizo-
phrénie à début précoce. Les spécificités cliniques de la forme à
début précoce du trouble permettent, en effet, de prédire la pré-
sence d’un déficit en théorie de l’esprit chez les schizophrènes à
début précoce, d’autant plus que les anomalies développemen-
tales sont marquées.
À l’heure actuelle, une seule étude a exploré la théorie de
l’esprit dans une population d’enfants présentant une schizo-
phrénie à début précoce. Il s’agit de l’étude de Pilowsky et al.
[29], qui s’est proposé d’investiguer les capacités en théorie de
l’esprit d’un échantillon d’enfants et d’adolescents présentant un
trouble autistique en comparaison avec un échantillon d’enfants
et d’adolescents présentant une schizophrénie à début précoce.
Pilowski et al. ont essayé de répondre aux nombreuses limites
méthodologiques retrouvées dans les études précédentes ; du
côté des enfants autistes : le faible niveau intellectuel des sujets
inclus ; du côté des sujets schizophrènes : l’inclusion exclusive
de sujets adultes avec un cours chronique de la maladie (entre
sept et 11 ans) et des traitements médicamenteux de longue durée
modifiant radicalement les processus cognitifs des sujets. La
population d’étude était composée de 12 enfants et adolescents
avec une schizophrénie à début précoce (< 15 ans) diagnostiquée
à l’aide de la Kiddy SADS, 12 enfants et adolescents avec un
trouble autistique (diagnostiqué à l’aide de l’ADI-R) et avec un
QI supérieur à 70 et 12 enfants – témoin appariés selon l’âge
mental des sujets schizophrènes. Les sujets schizophrènes, les
sujets autistes et les sujets – témoin étaient appariés sur l’âge
mental, afin de tenir compte de l’intelligence, et en particulier, de
l’intelligence verbale, qui est un paramètre qui peut interférer de
manière importante sur l’évaluation des capacités d’attribution
d’intentions à autrui. Les enfants étaient investigués par trois
mesures explorant différents niveaux d’analyse de la théorie de
l’esprit chez les enfants et les adolescents, du plus simple au plus
complexe, même si la plupart de ces tâches sont résolues autour
de l’âge de cinq à six ans : la tâche des faits et des valeurs qui
implique des connaissances disponibles au participant mais non
à l’expérimentateur [13] ; la tâche de la tromperie dans laquelle
le participant est activement invité à tricher l’expérimentateur
[17] ; et la tâche classique des fausses croyances [4].
Les résultats de cette étude ont montré qu’il existait globa-
lement une différence au niveau du nombre de tâches réussies
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en théorie de l’esprit chez les schizophrènes et les autistes par
rapport aux témoins, avec une progression entre les témoins qui
avaient les meilleures performances, suivi par les schizophrènes
à début précoce et enfin par les autistes les plus en difficulté. Un
paramètre essentiel qui émergeait de cette étude était le niveau
verbal : plus le niveau verbal était élevé, plus les autistes étaient
capables de résoudre les tâches complexes qu’on leur faisait pas-
ser. En termes quantitatifs (nombre de tâches passées) comme
qualitatifs (complexité des tâches passées), les autistes et les
schizophrènes à début précoce étaient déficitaires par rapport
aux sujets témoins. Les résultats de cette étude ont permis de
montrer pour la première fois que les schizophrènes à début pré-
coce présentent des performances moins bonnes que les sujets –
témoin dans des tâches en théorie de l’esprit de niveau cognitif
élevé (fausses croyances). Le déficit en théorie de l’esprit dans
la schizophrénie ne serait donc pas lié seulement à la chronicité
du trouble. Mais l’étude a montré également que si les schizo-
phrènes à début précoce et les autistes présentent tous les deux
un déficit par rapport aux témoins dans des tâches en théorie de
l’esprit de niveau cognitif élevé (fausses croyances), les autistes
présentent les difficultés les plus importantes.
D’un point de vue méthodologique, cette étude montre que
l’histoire du développement, et en particulier le développement
du langage, est très importante dans l’évaluation de la théorie
de l’esprit dans l’autisme autant que dans la schizophrénie. Ce
résultat est en ligne avec celui de Buitelaar et al. [10] qui ont
montré, dans une population d’enfants autistes ou présentant
des troubles complexes et multiples du développement, que la
mémoire verbale était parmi les meilleurs prédicteurs des capa-
cités au niveau des cognitions sociales (théorie de l’esprit de
premier et deuxième ordre).
De manière plus générale, l’impact des antécédents dévelop-
pementaux sur les performances en théorie de l’esprit dans la
schizophrénie met en évidence l’intérêt d’utiliser une perspec-
tive développementale pour la compréhension qu’elle apporte
du cours évolutif du trouble. Selon certains auteurs, il exis-
terait deux types de schizophrénie : un premier apparaissant à
l’âge adulte sans précurseurs développementaux particuliers et
un second qui s’inscrit dans la continuité de troubles complexes
du développement [35,37]. Les études cliniques apportent des
éléments en faveurs de cette hypothèse. Par exemple, dans une
étude clinique multicentrique sur la catatonie à l’adolescence qui
visait à individualiser des phénotypes cliniques propres à cette
classe d’âge et susceptibles de déterminer leur inscription dans
un trouble schizophrénique (ou bipolaire), nous avons observé
que les patients avec une schizophrénie se différenciaient de
ceux avec un autre diagnostic, à côté d’éléments comme le
sexe masculin et certains symptômes catatoniques spécifiques,
par le début insidieux des troubles et les antécédents prémor-
bides. Dans un tiers des cas de schizophrénie, on retrouvait des
antécédents de troubles envahissants de développement [11].
Par ailleurs, il existe des arguments cliniques et expérimentaux
pour affirmer que, parmi les troubles du spectre de l’autisme,
ce sont les troubles complexes et multiples du développement
(les dysharmonies psychotiques des classifications françaises) à
présenter le plus haut risque d’évoluer vers la schizophrénie à
l’âge adulte [25]. Ces troubles associent des difficultés dans le
17
domaine cognitif (troubles du cours de la pensée), émotionnel
(troubles de la régulation des affects et de l’anxiété) et social
(troubles des comportements sociaux et des interactions).
Ces études permettent de faire l’hypothèse que les sujets
schizophrènes avec des antécédents développementaux, en par-
ticulier des antécédents du spectre de l’autisme, pourraient
présenter des performances encore plus dégradées aux tâches
de théorie de l’esprit. On pourrait alors faire l’hypothèse que
les autistes n’acquérraient jamais des compétences dans ce
domaine, alors que les schizophrènes les perdraient durant le
développement de la pathologie. Les schizophrènes à début
précoce et les schizophrènes avec des antécédents développe-
mentaux marqués se situeraient entre ces deux cas de figures
avec un poids particulier de leur histoire développementale.
Nous nous proposons de tester l’hypothèse de l’impact de ces
antécédents développementaux sur les performances en théo-
rie de l’esprit sur des échantillons de sujets schizophrènes déjà
explorés par l’équipe de Versailles avec des tâches non verbales,
implicites (bandes dessinées : [32]). Nous nous proposons égale-
ment de prendre en compte l’impact des changements introduits
par la puberté au niveau des performances en théorie de l’esprit.
5. Développement cérébral à l’adolescence et cognitions
sociales
La période de l’adolescence est caractérisée par des chan-
gements qualitatifs dans la nature des processus cognitifs en
jeu. Les adolescents apparaissent plus conscients et réflexifs
que les enfants prépubères et développent la capacité d’utiliser
la pensée hypothéticodéductive. S’il existe plusieurs travaux
sur le développement cognitif à l’adolescence, en revanche, la
recherche expérimentale sur le développement cérébral durant
la puberté et l’adolescence est à ses premiers pas. Contrairement
à ce qui semblait bien établi jusqu’à la fin des années 1970, il a
été désormais démontré que la maturation du cortex frontal se
poursuit durant toute l’enfance et l’adolescence. L’utilisation de
la neuro-imagerie a permis de mettre en évidence des change-
ments significatifs dans la structure du cortex préfrontal qui se
poursuivent bien au-delà de la puberté [21]. Deux observations
apparaissent particulièrement intéressantes.
La première concerne la matière blanche et la transmission
neurale. Il a été établi qu’il existe un développement linéaire
avec l’âge de la matière blanche au niveau des régions frontales
et pariétales [34]. Il s’agit probablement d’une augmentation
progressive de la matière blanche autant que d’une réduction
de la matière grise. Ce changement reflèterait une augmen-
tation de la myélinisation axonale dans ces régions durant la
même période. À la différence des aires motrices et sensorielles,
les régions frontales et pariétales continueraient d’être myélini-
sés bien au-delà de l’adolescence. Le rôle de la myélinisation
est celui d’améliorer la transmission neurale, ce qui se traduit
au niveau fonctionnel par une augmentation progressive de la
rapidité de la transmission des informations entre l’enfance et
l’adolescence.
La seconde observation concerne les changements au niveau
de la matière grise durant le développement. Les études longitu-
dinales ont montré un développement hétérogène de la matière
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grise au niveau du cortex frontal et pariétal avec une courbe en
U inversée autour de la puberté [16]. Cette deuxième observa-
tion correspondrait aux changements dans la densité synaptique
au niveau du cortex préfrontal entre le cerveau prépubère et le
cerveau adolescent. De manière générale, la croissance neuro-
nale se vérifie dans sa quasi-totalité durant la période prénatale.
L’augmentation de la masse du tissu cérébral correspond, durant
les premières années de vie, surtout à un processus de pro-
lifération synaptique très important (la synaptogénèse) qui se
produit, selon les espèces et les régions cérébrales, durant une
période limitée dans le temps. À cette prolifération excédentaire
fait suite une période d’élimination synaptique (élagage), durant
laquelle les circuits sont renforcés en fonction de leur pertinence.
Cette période est particulièrement sensible aux influences du
contexte. Ces périodes sensibles se situent autour des deux à
trois premières années pour les régions motrices et sensorielles.
Cependant, la synaptogénèse et l’élagage synaptique dans le cor-
tex préfrontal présentent une évolution temporelle spécifique. Il
existe, en effet, deux vagues de prolifération synaptique dans le
cortex préfrontal : une première durant l’enfance et une seconde
à la puberté, suivie par une phase de plateau, puis par un impor-
tant élagage après la puberté [6]. Il a été également observé que
les régions qui présentent la réduction de densité synaptique la
plus importante durant la période postpubertaire (le cortex pré-
frontal dorsolatéral et le cortex pariétal), présentent également
durant la même période la plus forte augmentation de la den-
sité de la matière blanche. D’un point de vue fonctionnel, il
est possible que l’élagage synaptique corresponde à une étape
essentielle du développement cérébral par la réorganisation des
connexions et par la syntonisation fine des réseaux fonctionnels
cérébraux. Ces réaménagements cérébraux (la seconde vague
de synaptogénèse et l’élagage postpubertaire) auraient donc des
conséquences cognitives importantes. En effet, les processus
cognitifs qui dépendent du cortex préfrontal peuvent être sou-
mis à des perturbations à la puberté en lien avec la réorganisation
synaptique qui se produit à cet âge. Plusieurs études neuropsy-
chologiques ont montré qu’il existe des corrélations entre le
développement cérébral de ces régions et les performances au
niveau des compétences exécutives et des cognitions sociales
[23]. Plusieurs études transversales conduites sur des tranches
d’âges différents ont montré que le profil des performances à des
tâches exécutives et de cognition sociale suivaient un pattern de
développement non linéaire corrélé à celui de la densité de la
matière grise au niveau du cortex préfrontal. Par exemple, dans
une tâche d’identification des expressions émotionnelles et de
couplage avec des mots émotionnels, il a été observé une pro-
gression linéaire durant l’enfance, suivi d’une réduction des
performances durant la puberté, suivi d’un rattrapage après la
puberté [24]. Cette réduction des performances a été interprétée
comme le reflet, durant la période de plateau, des réorganisations
fonctionnelles du développement cérébral.
L’implication du cortex préfrontal dans des compétences cog-
nitives impliquant les cognitions sociales (conscience de soi,
théorie de l’esprit) a été démontrée par plusieurs études en ima-
gerie [9,15]. Dans une étude en tomographie avec émission de
positrons chez des sujets adultes normaux, l’équipe de Versailles
a observé, lors d’une tâche non verbale d’attribution d’intentions
aux autres, une activation cérébrale complexe impliquant le cor-
tex préfrontal médian droit et le cortex temporal [9]. D’autres
études en cours nous apporterons dans les années à venir des
éléments plus précis sur les circuits cérébraux impliqués dans
les cognitions sociales, notamment durant leur développement
à l’adolescence.
6. Développement cérébral et schizophrénie à début
précoce
Les nombreuses observations en imagerie conduites par
l’équipe du National Institute of Mental Health aux États-Unis
sur les sujets présentant une schizophrénie à début précoce
apportent des arguments intéressants par rapport à l’éventuelle
implication des cognitions sociales et des régions frontaux dans
les dysfonctionnements cliniques de ces sujets [36].
Les études longitudinales montrent qu’il existe, chez les
sujets normaux, une réduction progressive de la matière grise
de 1–2 % par an, surtout au niveau cortical et pariétal. Cette
réduction serait beaucoup plus rapide (3–4 % par an) chez les
sujets schizophrènes, surtout au niveau frontal et pariétal, avec
une diminution de densité proportionnelle à la sévérité de la
symptomatologie. Les explications proposées devant ce résultat
s’orientent autour de processus d’élagage synaptique accélé-
rés ou déviants en interaction avec des éléments génétiques et
environnementaux agissant à différents moments du développe-
ment. L’équipe de Hoffman et McGlashan [19] a proposé qu’il
pourrait exister deux modalités d’entrée dans la schizophrénie :
une première modalité caractérisée par une densité synaptique
normale, mais avec un élagage excessif à l’adolescence (par
des facteurs génétiques ou lésionnels tardifs) et une seconde
modalité caractérisée par une densité synaptique initiale réduite
(par des facteurs génétiques ou lésionnels précoces), suivie
d’un élagage constant à la puberté. Ces deux modalités pour-
raient représenter les substrats biologiques des deux types de
schizophrénie évoqués par la perspective développementale : un
premier apparaissant à l’âge adulte sans précurseurs développe-
mentaux et un second qui s’inscrit dans la continuité de troubles
complexes du développement.
Il est intéressant d’observer que les régions qui présentent
le plus d’anomalies sembleraient celles impliquées dans les
fonctions exécutives et les cognitions sociales. Les études en
neuro-imagerie des représentations cérébrales associées à la
théorie de l’esprit dans la schizophrénie sont très limitées. Dans
une étude en tomographie avec émission de positrons chez un
groupe réduit de sujets schizophrènes adultes durant une tâche
d’attribution d’intentions aux autres avec des bandes dessinées,
l’équipe de Versailles a mis en évidence l’absence de l’activation
du cortex médian préfrontal droit observé chez les sujets nor-
maux.
La question de la latéralité des activations impliquées dans
le déficit en théorie de l’esprit reste pour l’instant en suspens.
Selon Brownell et al. [7], l’activation de l’hémisphère droit dans
la théorie de l’esprit apparaît particulièrement importante dans
les situations nouvelles ou ambiguës dans lesquelles des inter-
prétations alternatives sont possibles. Si probablement un réseau
neural élargi impliquant les deux hémisphères semble indis-
 M. Speranza / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 57 (2009) 14–20
pensable pour une correcte attribution des états mentaux, une
pathologie de l’hémisphère droit pourrait constituer un aspect
important de la pathologie schizophrénique, en particulier dans
la formation des délires. Des études en imagerie fonctionnelle
avec des paradigmes neuropsychologiques spécifiques autour
des cognitions sociales devraient être encouragées pour mieux
éclairer les spécificités cognitives des enfants et des adolescents
présentant des troubles schizophréniques à début précoce par
rapport aux schizophrénies à début plus tardif. Ces études appor-
teraient des arguments par rapport aux hypothèses concernant
l’existence de sous-types de schizophrénie selon la présence
ou non moins de précurseurs développementaux spécifiques.
Dans la perspective d’un éventuel dysfonctionnement du cortex
préfrontal droit dans le déficit en théorie de l’esprit, il pour-
rait également être intéressant d’élargir l’investigation clinique
de ces déficits à certains tableaux symptomatiques tradition-
nellement reliés à un dysfonctionnement de l’hémisphère droit
qui associent des anomalies dans le développement des com-
pétences sociales, cognitives et praxiques, comme les troubles
d’apprentissages non verbaux [30], le syndrome du déficit de
l’hémisphère droit [38], ou les multiple complex developmental
disorders [22].
7. Conclusions
Le domaine des cognitions sociales a connu un développe-
ment très important durant ces dernières années. Un tel intérêt
est le reflet de plusieurs facteurs : bien qu’ils existent des pré-
curseurs dans l’échelle de l’évolution, les interactions sociales
représentent une spécificité humaine, en particulier dans la
mesure où elles impliquent la capacité à se syntoniser sur
l’expérience émotionnelle de l’autre ou à réfléchir sur soi-même
à travers l’autre. L’apport de la neuro-imagerie a récemment
ouvert aux neurosciences le domaine de l’intersubjectivité,
comme en témoigne, par exemple, la découverte des neurones
miroirs. Dans la schizophrénie, l’intérêt pour le domaine des
cognitions sociales est justifié par la relation forte qui existe
entre déficit dans ces compétences et devenir fonctionnel négatif
des patients schizophrènes [12]. Cette relation est probablement
encore plus forte dans la schizophrénie à début précoce dans
laquelle les aspects déficitaires sont prédominants et impliquent
largement le domaine des interactions sociales. On sait que la
précocité du tableau apparaît corrélée à la gravité de l’évolution
et il est possible que le déficit du fonctionnement social en soit
l’un des médiateurs. D’un point de vue préventif, il apparaît
encore plus important d’envisager des prises en charge précoces
avec l’objectif de favoriser et maintenir l’intégration sociale par
l’utilisation de diverses modalités parmi lesquelles les straté-
gies de remédiation cognitive des compétences déficitaires qui
nécessitent d’être largement développées chez les enfants et les
adolescents.
Remerciements
Éric Brunet, Marie-Christine Hardy-Baylé, Yves Sarfati.
19
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