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LE DESSIN D’ENFANT, ENJEU TRANSFÉRENTIEL

Paul Alerini

Érès | « Essaim »

2015/1 n° 34 | pages 7 à 22
ISSN 1287-258X
ISBN 9782749247304
DOI 10.3917/ess.034.0007
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Le dessin d’enfant, enjeu transférentiel

Paul Alerini

« L’intérêt pour les dessins d’enfants survivra-t-il à la mode ? »


Daniel Widlöcher

Les dessins d’enfants ne sont plus vraiment à la mode, pourtant, les


enfants aiment toujours autant dessiner, y compris dans les bureaux de
psychanalystes. Mais la tendance actuelle est de privilégier le jeu et d’offrir
aux enfants un certain nombre de jouets ainsi que du papier et des feutres ;
aussi, le dessin se présente comme un jeu parmi d’autres. C’est pourquoi
les jeunes psychanalystes sont souvent surpris quand un contrôleur leur
demande d’apporter les dessins ; ils réalisent alors que ces dessins sont
les traces de ce qu’il s’est passé au cours des séances et qu’ils présentifient
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l’enfant dans un lieu et un temps tiers. De plus, les dessins sont des
messages, rédigés par l’enfant dans une écriture qui lui est particulière. Ils
sont adressés à l’adulte psychanalyste mais surtout à l’enfant lui-même. La
psychanalyse permet de les déchiffrer et de faire retour vers l’enfant pour
qu’il comprenne le sens de ce qu’il a exprimé et la situation de contrôle a
pour effet de souligner la fonction de ce retour.

Un système de signes employé par l’enfant qui dessine

En 1913, G.-H. Luquet, professeur de philosophie, publie une


monographie sur les dessins de sa fille Simonne, puis il poursuit sa
recherche sur les dessins d’enfants français, belges, californiens. Il décrit
quatre époques des dessins dont deux s’opposent, le réalisme intellectuel
(spécifique de l’enfant) et le réalisme visuel (dernière étape chez l’enfant, qui
deviendra caractéristique du dessin de l’adulte). Entre ces deux manières
de dessiner il y a « la même relation que pour les langues verbales entre

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divers idiomes 1 ». Le réalisme intellectuel (ou logique) fait « figurer en même


temps que les détails de l’objet représenté leurs relations réciproques
dans l’ensemble constitué par leur réunion 2 ». Cela veut dire que tous les
détails sont figurés, ceux qui sont visibles, ceux qui ne le sont pas et les
qualités abstraites qui s’y rattachent. Syntaxe enfantine où Luquet repère
une logique s’inspirant de la théorie des ensembles. Cette syntaxe conjoint
des éléments qui constituent un vocabulaire. Daniel Widlöcher dit :
« Le réalisme intellectuel ne peut être interprété que comme un système
d’écriture déterminé par les aptitudes motrices et le contrôle visuel 3. »
Cette écriture qui va disparaître à l’adolescence est faite de signes
qui participent de l’image, des icônes, des pictogrammes, elle est baroque,
non tempérée, elle se déploie dans tout l’espace de la feuille ou tout autre
support. Elle est mobile, dynamique, elle évolue tout le temps. Elle est liée
à la parole, car même lorsqu’il est tout seul l’enfant nomme ce qu’il dessine.
Luquet parle de cette nomination comme d’une interprétation 4. Cette
écriture est liée aussi à la gestuelle, car au départ le tracé est conséquence
d’un geste. Elle se développe en suivant les étapes de la maîtrise du
langage et de la motricité, pour finalement s’éteindre. Elle est complexe,
doublement accompagnée d’amusement et de sérieux. C’est le jeu qui est
déclencheur du dessin, puis le sérieux prend le dessus et l’enfant s’absorbe
dans sa tâche (cf. le portrait de Jean Renoir dessinant, par son père Pierre
Auguste en 1903). Quand il soliloque, l’enfant nomme ce qui naît de son
crayon et il se raconte des histoires. Ce que l’on appelle réalisme est en fait
de l’imagination, le dessin exprime ce que l’enfant croit qu’il existe, il vise
moins à représenter qu’à signifier. Dans ce sens il permet l’expression de
la vie intérieure.
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Piaget a mis l’accent sur cette expression autocentrée et il a contesté
la notion de réalisme enfantin en objectant qu’il découle d’une perception
égocentrique, par l’incapacité cognitive de l’enfant de comprendre les
relations réciproques. Il a nommé la période qui va de 2 à 7 ans l’égocentrisme
intellectuel 5, où s’exprime l’activité représentative égocentrique 6.
Lacan a tourné en dérision la notion d’égocentrisme de Piaget  :
« Le discours égocentrique est une erreur de Piaget […] les enfants ne
s’adressent pas à tel ou tel, ils parlent, si vous me permettez le mot, à la
cantonade. Ce discours égocentrique c’est à bon entendeur salut. Nous

1. G.-H. Luquet, Les dessins d’un enfant, étude psychologique, Paris, Alcan, 1913, p. 248.
2. G.-H. Luquet, Le dessin enfantin (1927), Lausanne, Paris, Delachaux et Niestlé, 1991, p. 128.
3. Daniel Widlöcher, L’interprétation des dessins d’enfants, Bruxelles, Mardaga, 1998, p. 68.
4. G.-H. Luquet, Le dessin enfantin, op. cit., p. 30-44.
5. P. Wallon, A. Cambier et D. Engelhart, Le dessin de l’enfant, Paris, Puf, 2001, p. 36.
6. J. Piaget, La formation du symbole chez l’enfant, Paris, Delachaux et Niestlé, 1968, p. 301.

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retrouvons ici la constitution du sujet au champ de l’Autre 7. » Erik Porge


a précisé ce que signifie « parler à la cantonade », terme de la comédie
italienne, quand une tirade est adressée à quelqu’un qui n’est pas sur
la scène, en coulisse par exemple 8. Erik Porge précise ainsi le rapport à
l’Autre du discours de l’enfant : « Dans certains moments le message de
l’enfant directement adressé à une personne implique que ce lieu tiers soit
posé et soit une instance agissante afin que le message arrive à destination
car ce lieu est celui de la destination véritable du message 9. » Les moments
particuliers dont il est question appartiennent à la séance de psychanalyse
et il s’agit là du transfert. De plus, le lieu tiers peut être matérialisé par le
contrôle ou encore personnifié par un personnage, tel Freud pour Hans
(Erik Porge y fait référence).
Ce qui est dit à propos de la parole s’applique sans problème au dessin,
qui est l’écriture particulière d’un message qui est une certaine forme de
parole. En séance, ce message est adressé à l’enfant en même temps qu’au
psychanalyste, dans la mesure où le dispositif psychanalytique implique
ce lieu tiers, qui permet le retour à l’enfant de son propre message. On
comprend que ce retour est ce qui fait interprétation, et qu’une analyse
pourrait se dérouler sans interprétations du psychanalyste, c’est même
ce que dit Winnicott à propos de ses consultations thérapeutiques : « Le
moment clef est celui où l’enfant se surprend lui-même et non celui où
je fais de brillantes interprétations 10. » Françoise Dolto, pourtant célèbre
pour ses interprétations fulgurantes, disait en contrôle qu’il n’était pas
forcément utile d’intervenir quand on avait compris, parce que l’enfant
l’avait exprimé et donc qu’il l’avait déjà compris. L’analyse des enfants qui
dessinent peut se suffire d’un accompagnement du travail de l’inconscient
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enfantin.

Le dessin d’enfant comme formation de l’inconscient

Françoise Dolto déclara à J.-D. Nasio : « Un dessin c’est plus que
l’équivalent d’un rêve, c’est en lui-même un rêve, ou si vous préférez un
fantasme devenu vivant 11. » Mais elle parle des dessins faits en analyse,
qui sont spécifiques, et ne sont pas les mêmes que ceux exécutés à l’école
pour la maîtresse ou à la maison pour faire plaisir, pour faire cadeau aux

7. J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (27 mai 1964),
Paris, Le Seuil, coll. « Points » (collection de poche), 1973, p. 232.
8. Il est facile de faire l’expérience de « la cantonade » de la parole enfantine, simplement en
écoutant des enfants qui parlent à des adultes dans une autre pièce ; ils ont un ton de déclamation
ou de récitation qui donne l’impression qu’ils savent que nous les écoutons.
9. E. Porge, « Le transfert à la cantonade », Littoral, n° 18, Toulouse, érès, 1986, p. 10.
10. D. W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1971, p. 72.
11. F. Dolto, L’enfant du miroir, Paris, Rivages, 1987, p. 37.

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parents, ceux qu’on affiche aux murs. Les dessins faits en analyse sont
pour Françoise Dolto des « témoignages de l’inconscient 12 », branchés sur
le désir et l’image du corps ; elle précise que c’est « une communication
muette, un dire pour soi, un dire à l’autre. En séance c’est une invite à la
communication avec l’analyste ».
Outre le fantasme et le rêve, les dessins ont été assimilés aux autres
formations de l’inconscient, mots d’esprit, lapsus, actes manqués. Par
exemple, une petite fille dessine un carré, il est un peu déformé, elle dit
que c’est un coussin puis elle change d’avis et dit que c’est une maison.
G.-H. Luquet commente : « Il y a quelque chose de très voisin de ce
qu’on peut appeler un calembour graphique qui consiste à réunir dans
un même dessin des éléments qui donnent à l’ensemble des significations
différentes 13. » Le calembour qu’il évoque rappelle le mécanisme de
la substitution dans la métaphore, mis en jeu dans le mot d’esprit.
D. Widlöcher préfère parler de lapsus, puisque les dessins se modifient
au fur et à mesure de leur exécution ; quand se produit une erreur, il
y a correction, changement d’interprétation, complétée par l’ajout de
nouveaux détails. Par exemple ce dessin de Laury, âgé de 4 ans, en 1985. Il
venait de me raconter son voyage en voiture de Marseille à Paris.
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12. F. Dolto, L’image inconsciente du corps, Paris, Le Seuil, 1984, p. 28.


13. G.-H. Luquet, Le dessin enfantin, op. cit., p. 39.

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Le dessin d’enfant, enjeu transférentiel • 11

L. : On a pris l’autoroute, c’était orange.


P. A. : Le feu était passé à l’orange ?
L. : Oui c’est ça. (Il prend un feutre orange et dessine le feu sur le côté droit. On dirait
un bonhomme têtard.)
L. : Ça c’est la voiture. (Il dessine sur le côté gauche en violet la voiture en trois
parties, capot, partie centrale et coffre, il ajoute des roues et des phares, on dirait une grosse
dame qui se penche sur le côté, avec des seins et de gros yeux.)
L. : Ça c’est le ciel. (En haut des grands traits violets et au-dessous des traits roses.)
L. : Ça c’est Paris. (Au milieu une forme arrondie, non fermée, avec à l’intérieur un
gribouillage, un enchevêtrement de traits fins et épais, une sorte d’échelle, des ronds.)
L. : Ça c’est la nuit. (En haut et à gauche un trait vertical traversant quatre boules
noires, on dirait un boulier, des feux de circulation éteints. Au-dessous un petit trait
horizontal surmontant un gribouillage qui représente de l’écriture, une signature peut-être.
Puis il dessine un rond vert sur le feu orange.)
P. A. : Le feu est passé au vert ?
L. : Oui c’est ça. (Avec le feutre vert qu’il a gardé en main il trace un long gribouillage
horizontal, encore une sorte d’écriture. Puis avec un feutre rouge une boule en haut du feu.)
P. A. : Le feu est passé au rouge ?
L. : Non, c’est pas ça, c’est la tête du monsieur.
P. A. : Le monsieur ? (Pas de réponse, il se lève et va appeler ses sœurs dans la salle
d’attente.)

Trente ans après, en relisant ces notes je réalise à quel point j’ai induit
le déroulement du dessin. Ma question « Le feu était passé à l’orange ? »
a tout déclenché. Certes j’avais l’habitude de l’entendre me parler de ses
préoccupations pour les bus, les voitures, la circulation, les trajets, mais
j’aurais pu, tout aussi bien, voir qu’il avait mis en scène avec les couleurs
un vrai petit film : ils avaient pris l’autoroute au matin dans une belle
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lumière orange, puis le ciel a pris les couleurs d’un crépuscule violet et rose
et ils étaient arrivés à la nuit noire. J’aurais pu aussi tenter de questionner
ce gribouillage archaïsant nommé par lui Paris. Mais ce qui retient mon
attention aujourd’hui c’est qu’on y voit les mêmes mécanismes que ceux
décrits par Freud dans le travail du rêve :
– le déplacement. Le dessin est comme le rêve autrement centré 14, le
récit du voyage est déplacé sur ce feu orange – certes en réponse à mon
intervention, mais il aurait pu me contredire comme il l’a fait à la fin ;
– la condensation 15. Le feu de circulation est un bonhomme têtard et en
plus il porte la tête du monsieur.
On repère également dans cette séquence les procédés décrits par
Luquet : l’exemplarité (chaque objet est exemplaire du type commun), la
transparence (qui laisse voir l’intérieur de l’objet, ici l’intérieur de cette
forme nommée Paris), le rabattement (les roues et les phares sont disposés

14. S. Freud, L’interprétation des rêves, tr. I. Meyerson, Paris, Puf, 1967, p. 263.
15. Ibid., p. 242.

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de part et d’autre de la voiture). Ces procédés évoquent ceux qui sont


décrits par Freud dans le rêve et qui constituent Rüschischt auf Darstell
barkeit, la « prise en considération de la figurabilité 16 », que Lacan traduit
par « égard aux moyens de la mise en scène ». Comme le rêve, le dessin est
une mise en scène.
Ce dessin était orienté par le transfert, le mien d’abord, qui me fit
intervenir en fonction de l’idée que je me faisais de Laury, le sien ensuite,
dans la manière qu’il a eue de suivre mon induction. Le déroulement de
cette séance fut cohérent avec les séances suivantes 17.
Les dessins d’enfants, comme les formations de l’inconscient, sont
réglés par le jeu de la métonymie et de la métaphore, ce qui signifie que
les signes qui les composent sont des lettres, comme dans le rêve. « Nous
sommes dans l’écriture où même le prétendu “idéogramme” est une
lettre 18 », dit Lacan à propos de la valeur de signifiant qu’ont les images
du rêve, la signifiance du rêve. Les pictogrammes sont en fait des éléments de
rébus, comme ceux du rêve. Les dessins d’enfants ne sont pas les dessins
dont parlait Freud quand il disait : « Le rêve est un rébus, nos prédécesseurs
ont commis la faute de vouloir l’interpréter en tant que dessin 19. »

Le dessin d’enfant comme objet, le support et la surface

La nature matérielle du dessin, la feuille de papier couverte de tracés,


joue elle aussi un rôle dans le transfert. Quel psychanalyste d’enfant ne
s’est pas retrouvé confronté aux grandes crises de colère d’enfants qui ne
veulent pas laisser leur dessin à la fin de la séance, malgré la règle énoncée
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au départ ? La violence des cris et des pleurs, l’imminence d’un scandale
finissent par faire céder l’analyste. L’enfant part avec son dessin, que la
plupart du temps, arrivé chez lui, il oublie dans un coin, ou jette ou bien
chiffonne 20.
Le chiffonnage a fait parler de lui dans l’analyse de Hans. Son père lui
avait dessiné une girafe à laquelle il avait ajouté un trait représentant le fait-
pipi. Quelque temps après, Hans se réveille en pleine nuit et le lendemain
raconte qu’il y avait une grande girafe et une petite girafe chiffonnée sur
laquelle il s’était assis. Pour expliquer, il va chercher une feuille de papier
et la roule en boule pour s’asseoir dessus 21.

16. Ibid., p. 291.


17. Laury est devenu dessinateur industriel et il travaille dans la construction automobile.
18. J. Lacan, « L’instance de la lettre », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 510.
19. S. Freud, L’interprétation des rêves, op. cit., p. 242.
20. P. Greig évoque les peintres aborigènes australiens, qui jettent leurs peintures après les avoir
terminées, dans L’enfant et son dessin, naissance de l’art et de l’écriture, Toulouse, érès, 2000, p. 167.
21. S. Freud, Le petit Hans, tr. R. Lainé et J. Sainte-Cadiot, Paris, Puf, 2006, p. 31.

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Lacan s’est intéressé à ce moment de l’analyse de Hans. Il y voit un


passage de l’imaginaire au symbolique : « Je vous ai signalé dans la Lettre
volée le moment où il ne reste plus rien de la lettre que quelque chose que
la reine a entre les mains et qu’il n’y a plus qu’à rouler en boule. C’est le
même geste que Hans qui s’efforce de faire comprendre de quoi il s’agit
dans la petite girafe. La petite girafe chiffonnée signifie quelque chose
du même ordre que le dessin de la girafe que le père avait fait autrefois
pour Hans 22. » L’imaginaire est évacué, il reste le symbolique, mais reste
ouverte la question du réel, car Lacan ne lui avait pas encore donné la place
qu’il occupera plus tard, en particulier dans son rapport à la lettre.
Je voudrais relever le fait que Hans a été réveillé par un rêve où
intervenait le chiffonnage, ce qui me fait associer avec un phénomène
onirique où il est question d’écran et de surface. En 1937, une patiente
d’Otto Isakower lui raconte un sentiment angoissant qui accompagne
l’endormissement de façon répétitive : « J’éprouve une sensation bizarre
au fond du palais […] vertige et malaise diffus, comme si j’étais couchée
sur quelque chose de chiffonné, dans la bouche aussi j’éprouve la même
sensation de quelque chose de chiffonné 23. » Otto Isakower décrit ensuite
d’autres phénomènes associés à la sensation buccale, qui surviennent
à l’endormissement ou au réveil, des bruits lancinants, des boules qui
écrasent, des contacts sableux dans le palais… Il les inclut dans ce
qu’on nomme le phénomène d’Isakower, qu’il rattache à des fantasmes très
archaïques mettant en jeu l’oralité et le danger représenté par l’objet oral,
le sein, le lait. Certains sujets se souviennent de l’avoir éprouvé dans la
petite enfance, d’autres le retrouvent quand ils ont de la fièvre, dans les
auras épileptiques, les expériences de drogues hallucinogènes. L’intérêt
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de ce phénomène est qu’il sera réétudié par Bertram D. Lewin, qui le
retrouve dans ce qu’il appelle l’écran du rêve, dans à peu près les mêmes
circonstances de réveil ou d’endormissement, où apparaît un rêve vide,
une vision blanche, un écran. Une patiente vient pour raconter un rêve et
sur le divan celui-ci disparaît : « Voici qu’il s’est éloigné de moi, qu’il s’est
enroulé et s’est éloigné, roulant, roulant comme un cylindre 24. » L’écran
du rêve s’enroule comme une feuille de papier, la feuille de papier où
l’enfant dessine répète-t-elle l’écran du rêve ? C’est à rapprocher de dessins
monochromes de certains enfants. Un exemple frappant en est donné par
Denis Vasse, qui recevait un garçon qui dessinait avec un crayon blanc
sur le papier blanc ; il était obligé de repasser au crayon noir sur le dessin

22. J. Lacan, Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet (27 mars 1957), Paris, Le Seuil, 1994, p. 264.
23. O. Isakower, « Contribution à la psychopathologie des phénomènes associés à l’endormissement »,
Nouvelle revue de psychanalyse, n° 5, Paris, Gallimard, 1972, p. 197.
24. B. D. Lewin, « Le sommeil, la bouche et l’écran du rêve », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 5, op.
cit., p. 212.

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blanc par transparence, en tenant la feuille sur une vitre 25, pour pouvoir
le révéler.
Les traces appliquées par l’enfant avec des crayons sur ce support
succèdent à des traces primitives où l’enfant découvre son pouvoir, quand
il s’amuse à salir, quand il joue avec des aliments, la confiture sur la table,
avec le caca sur le papier, et parfois sur les murs, en même temps qu’il
découvre les empreintes de ses pieds sur le sable, de ses doigts sur le
beurre ou sur de la pâte 26. Il découvre le pouvoir expressif de ces traces.
On passe de l’objet oral (l’écran, le support) à l’objet anal (les traces sur
ce support), ensuite le dessin prend valeur phallique quand il se révèle si
précieux que l’enfant ne peut s’en séparer comme si on le mutilait d’une
partie de son corps, puis il le réduit au rang de déchet chiffonné et jeté.
En outre, le dessin d’enfant se situe dans le champ du visible, donc de la
pulsion scopique, il est sous le regard, il est donné à voir. Il dépasse donc
le niveau pulsionnel, il est support de l’objet a 27.
Si l’on prend en compte l’importance du support, on réalise que le
dessin d’enfant possède une fonction méconnue, celle de situer le sujet
dans l’espace. Certaines conditions pathologiques en sont révélatrices.
Geneviève Haag relève chez l’enfant psychotique le fait qu’à un certain
moment il peut séparer le haut de la feuille qui symbolise le ciel et le bas
qui symbolise la terre, il trace dans la feuille blanche qui est le fond les
coordonnées d’un deuxième fond qui est comme encadré. Elle écrit : « La
percée de ce second fond suppose une modification du sujet […] tout ceci
se passe à un moment où la sphéricité du globe terrestre est proclamée et
commence à être exploitée 28 ». Jeanne Lafont donne une interprétation
plus convaincante : « Il est notable que le ciel est en haut dans les dessins
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d’enfants. Qu’est-ce que ça veut dire ? La limite de la feuille est comme la
ligne d’horizon de la vision humaine, redoublement du bord de la feuille.
Du coup le monde devient homothétique à une sphère et la feuille de
papier est une portion de sphère, elle porte la découpe de la sphère 29. »
Le dessin organisé spatialement réalise une coupure, il parvient à produire
une surface. Il donne à l’imaginaire du fantasme un cadre topologique, il
réalise la coupure entre le sujet et l’objet a. Le passage de l’imaginaire au
symbolique dont Lacan fait état à propos de la lettre chiffonnée de la reine
et de la petite girafe de Hans s’éclaire de cette coupure.

25. D. Vasse, La grande menace, Paris, Le Seuil, 2004, p. 39.


26. S. Tisseron, « Traces-contacts, traces-mouvements et schèmes originels de pensée », dans
S. Decobert et F. Sacco (sous la dir. de), Le dessin dans le travail psychanalytique avec l’enfant,
Toulouse, érès, 1995, p. 117.
27. On pense à l’ouvrage de P. Bruno, Une psychanalyse, Du rébus au rebut, Toulouse, érès, coll. « Point
hors ligne », 2013.
28. G. Haag, « La constitution du fond dans l’expression plastique en psychanalyse de l’enfant »,
dans Le dessin dans le travail psychanalytique avec l’enfant, op. cit., p. 85.
29. J. Lafont, Les dessins des enfants qui commencent à parler, Efedition, 2001.

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Le dessin d’enfant, enjeu transférentiel • 15

Le dessin d’enfant et les résistances

Le refus catégorique et violent de laisser son dessin chez le psychanalyste


est la forme la plus criante (et pleureuse) de la résistance en même temps
qu’une manifestation du transfert : « C’est le transfert qui oppose au
traitement la plus forte des résistances 30 », dit Freud en 1914, et Lacan
précise : « Ce que Freud nous indique dès les premiers temps c’est que le
transfert est essentiellement résistant, Übertragung-swiderstand. Le transfert
est le moyen par où s’interrompt la communication de l’inconscient, par
où l’inconscient se referme 31. » Ici l’ouverture de l’inconscient c’est le
dessin, parce qu’il est une formation de l’inconscient, un fantasme vivant ;
la fermeture c’est quand le dessin terminé est réduit au rang d’objet. Mais
il y a d’autres manifestations des résistances.
En matière d’analyse des enfants, la résistance se conjugue à deux, la
résistance de l’enfant est couplée avec celle du psychanalyste. Winnicott en
donne un exemple dans un passage étrange de son livre sur le jeu. Après
avoir dit que le jeu est thérapeutique en soi, il ajoute : « Il faut admettre
que le jeu est toujours à même de se muer en quelque chose d’effrayant.
Et l’on peut tenir les jeux “games” avec ce qu’ils comportent d’organisé,
comme une tentative de tenir à distance l’aspect effrayant du jeu 32 » (an
attempt to forestall the frightening aspect of playing). C’est effrayant mais pour
qui ? Pour le psychanalyste apparemment. Mais à cause de quoi ? Par le
déchaînement diabolique de l’enfant livré à ses pulsions qui risque de
tout casser ? Ou bien par la réminiscence de l’aspect effrayant des propres
fantasmes infantiles du psychanalyste ?
L’avantage du dessin sur le jeu est qu’il permet à la fois d’exprimer les
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fantasmes les plus archaïques et de les mettre autant à distance que le font
les « games ». Il met en scène des monstres, des extraterrestres, des vaisseaux
spatiaux délirants, des planètes cabossées, des guerriers, des missiles, des
explosions, des éruptions volcaniques recouvertes de gribouillages noirs
ou rouges, des sorcières, des pieuvres, des monstres marins, des dragons,
des animaux préhistoriques… Il fait surgir les mauvaises mères, les
projections d’objets partiels, le pipi-caca, les introjections, le cannibalisme,
le surmoi féroce, les copulations, les pénétrations obscènes. Mais le
griffonnage peut se muer en passage à l’acte, l’enfant survolté par ses
fantasmes peut frapper le papier avec le feutre, le trouer, le déchirer…
il passe de l’imaginaire au réel. Le psychanalyste n’a plus de ressource

30. S. Freud, « La dynamique du transfert », dans La technique psychanalytique, tr. A. Berman, Paris,
Puf, 1972, p. 53.
31. J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (15 avril 1964),
Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1976, p. 146.
32. D. W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1971, p. 71.

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compréhensive, plus d’interprétation possible, il n’a plus aucun autre


moyen de réponse qu’une attitude surmoïque, une autorité exaspérée pour
mettre fin à cette bacchanale. Pourtant, la décharge agressive sur le papier
a presque toujours une valeur cathartique (si ce mot est encore recevable),
l’enfant se venge de ses inhibitions, de ses contraintes. Comment la tolérer ?
Mais il y a une autre forme de résistance couplée, qui se situe sur le
versant dépressif, très bien décrite par Jacques Jedwab : « 1. Du côté du
psychanalyste, c’est l’ennui, la torpeur, le dégoût même devant un enfant
qui dessine. Manifestations d’angoisse, donc de la proximité de l’objet
a, l’objet cause du désir. Le dessin viendra le supporter sur différents
versants : celui de la merde que l’on laisse tomber et qui laisse sa trace sur
le papier et celui volatile du regard, cet objet que traque cet autre trieur de
tas, le collectionneur de timbres ou de cartes postales sans valeur. 2. Du
côté de l’enfant, c’est l’angoisse devant le regard de l’analyste, angoisse
qui se formule dans l’injonction à ce qu’on ferme les yeux ou qu’on les
cache 33. » Cette version dépressive de la résistance est le lot quotidien
des psychanalystes d’enfants. Du côté des enfants, il y a mille manières
de résister, de traîner, de répéter sans cesse des dessins qui se figent, par
exemple un rond avec des petits ronds à l’intérieur (« tiens, j’te fais une
pizza »), un demi-rond sur un trait accompagné d’un laborieux remplissage
de couleurs qui déborde la durée de la séance (« voilà un beau coucher de
soleil »), l’hésitation (« j’sais pas quoi dessiner »), la tentative de copier
n’importe quel modèle, le dessin sur le couvercle de la boîte des feutres par
exemple. Tous les moyens sont bons pour fuir la situation présente (« les
feutres ils marchent pas bien », « t’aurais pas une gomme ? une règle ? un
crayon à papier ? »). La résistance se traduit dans le corps de l’enfant, il se
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crispe sur son feutre, colle son nez au dessin, glisse de son siège, n’arrête
pas de faire tomber les objets et de perdre du temps pour les ramasser, il
va aux toilettes et s’attarde en route.
La résistance du psychanalyste est en prise directe avec la résistance de
l’enfant. Cependant il peut y avoir erreur. On peut confondre la résistance
avec la résistance à la résistance : la Durcharbeitung (travail qui traverse,
qui va jusqu’au bout, qui termine), en français perlaboration ou encore
translaboration. C’est un temps de l’analyse auquel Freud attachait une
grande importance, un temps où le travail inconscient pour vaincre les
résistances se fait à bas bruit alors que le traitement donne l’impression
de piétiner. « Cette perlaboration des résistances peut, pour l’analysé,
constituer une tâche ardue et être pour le psychanalyste une épreuve
de patience. De toutes les parties du travail analytique, elle est pourtant

33. J. Jedwab, « Le dessin et le symptôme », Cliniques méditerranéennes, n° 13-14, Marseille, 1987, p. 31.

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Le dessin d’enfant, enjeu transférentiel • 17

celle qui exerce sur les patients la plus grande influence modificatrice 34. »
Ferenczi accorde à cet aspect de la technique une place considérable, parce
qu’elle est « la reconstitution patiente du mécanisme du symptôme 35 ».
Melanie Klein (qui donne une traduction plus exacte en anglais : working
through) en reconnaît la nécessité primordiale : « Nécessité de revenir sans
cesse sur le même matériel en utilisant les nouveaux éléments au fur et à
mesure qu’ils se présentent 36. » Elle reconnaît du même coup elle aussi
que l’interprétation ne suffit pas, l’interprétation n’a pas d’efficacité sans le
travail de l’inconscient, par le sujet lui-même. Pour Lacan, la Durcharbeitung
est un effet du surmoi : « C’est-à-dire que cette espèce de machin soi-disant
extrait du complexe d’Œdipe ou encore la mère dévorante, ou de n’importe
laquelle de ces balançoires, ça a pourtant un rapport avec ce côté épuisant,
tannant, nécessaire, répété surtout, par quoi en analyse on arrive en effet,
quelques fois, à un bout 37. » Or en psychanalyse d’enfant ce bout a un
rapport avec la guérison des symptômes, d’où la règle de patience extrême
de l’analyste, attentif aux moindres détails de changement dans les dessins.

Gribouillages et sujet supposé savoir

En considérant la production enfantine, les savants et les artistes se


rendent compte que l’enfant possède un savoir qu’ils ont perdu et qu’ils
voudraient bien retrouver. Ils rejouent ainsi le mythe du rêve du nourrisson
savant de Ferenczi qui se conclut par cette phrase : « Enfin n’oublions
pas que bon nombre de connaissances sont effectivement familières à
l’enfant, connaissances qui plus tard seront ensevelies par les forces du
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refoulement 38. » Ce savoir situé dans la toute petite enfance est étroitement
lié aux dessins. On pense en effet que les tout premiers tracés de l’enfant,
ceux que Luquet nomme réalisme fortuit et que l’on appelle communément
gribouillages, ont autant d’importance que les dessins des périodes qui
suivent. Ils recèlent les fondements de l’écriture et de la peinture. Cette
période débute entre 9 mois et 2 ans, elle dure environ deux ou trois ans
et est extrêmement féconde 39. Elle prend naissance dans la zone spatio-
temporelle que Winnicott décrit comme espace de l’illusion (l’illusion
de pouvoir accéder à la totalité de l’espace environnant, tout toucher,
démonter, grimper, manipuler…) où se fondent l’espace transitionnel et

34. S. Freud, « Remémoration, répétition, élaboration », dans La technique psychanalytique, op. cit.,
p. 115.
35. S. Ferenczi, Élasticité de la technique psychanalytique, dans Œuvres complètes, tome IV, Paris, Payot,
1982, p. 62.
36. M. Klein, Psychanalyse d’un enfant, tr. M. Davidovici, Paris, Tchou, 1973, p. 185.
37. J. Lacan, Le séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre (5 février 1969), Paris, Le Seuil, 2006, p. 164.
38. S. Ferenczi, Le rêve du nourrisson savant, dans Œuvres complètes, tome III, Paris, Payot, 1974, p. 203.
39. Cette période d’âge de l’enfant correspond à l’égocentrisme intellectuel de Piaget.

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ses objets : « Zone intermédiaire que l’on alloue à l’enfant et qui se situe
entre la créativité primaire et la perception objective basée sur l’épreuve
de réalité […] Si la mère est suffisamment bonne et suffisamment adaptée
aux besoins de l’enfant celui-ci en tire l’illusion qu’il existe une réalité
extérieure qui correspond à sa capacité personnelle de créer 40. »
C’est dans cette capacité de créer que se développe cette intense activité
graphique, qui va de pair avec une intense réceptivité de perception. En
même temps que le babillage et les monologues nocturnes, les incursions
linguistiques, l’invention de chansons, les cabrioles, la danse improvisée…
les premiers tracés s’intègrent dans le jeu, le plaisir de découvrir, de
manipuler, de créer. Le psychologue cognitiviste américain Howard
Gardner décrit la période des gribouillages avec les mêmes mots que ceux
que Winnicott 41 emploie pour décrire l’espace transitionnel. La prise de
possession d’un instrument pour tracer (caillou pointu, bout de charbon,
puis craie, crayon, pinceau) entraîne une débauche de traces laissées un
peu partout, pas toujours aux bons endroits et pas toujours bien tolérées.
Par exemple ce gribouillage exécuté en 1975 par Sélim, 1 an et demi, sur un
exemplaire des Essais de psychanalyse de Melanie Klein 42 :
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Les nombreuses études portant sur ces gribouillages mettent en
évidence un « vocabulaire graphique appelé idéogrammes par certains,
schéma ou pré-schéma par d’autres 43 ». Geneviève Haag décrit des
balayages, pointillages, spirales, formes fermées, formes radiaires 44. Ce
sont des lettres, et c’est ici que l’on peut situer le lien entre le dessin et
l’écriture : ces idéogrammes non figuratifs précèdent les pictogrammes du

40. D. W. Winnicott, « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », dans De la pédiatrie à la


psychanalyse, Paris, Puf, 1969, p. 121.
41. H. Gardner, Gribouillages et dessins d’enfants, leur signification (Artful Scribbles : the Signifiances of
Children Drawings), Bruxelles, Mardaga, 1997, p. 47.
42. Sélim a été tagueur à l’adolescence, puis artiste plasticien diplômé des Beaux-Arts, il est
maintenant concepteur d’effets spéciaux pour le cinéma.
43. A. Cambier, Le dessin de l’enfant, op. cit., p. 48.
44. G. Haag, « Entre figure et fond : quelques aspects de la symbolique dans l’organisation du dessin
de l’enfant de 2 à 6 ans », dans D. Anzieu et coll., Le dessin de l’enfant, op. cit., p. 149.

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Le dessin d’enfant, enjeu transférentiel • 19

réalisme intellectuel et l’aspect véritable de rébus. Ils ont un rapport avec le


versant idéographique de notre écriture, mis en évidence dans la dyslexie
par Erik Porge 45. En anglais, le gribouillage enfantin se dit scribble 46, qui
à un phonème près sonne comme scribe. D’autre part, l’anglais marque
bien la différence entre le gribouillage enfantin et le griffonnage de
l’adulte, comme en témoigne ce commentaire de Jean Allouch d’un texte
de Wittgenstein sur la mise à l’épreuve de l’interprétation du rêve sous
la forme de « graffitis (scratches) qui composent dans leur ensemble un
griffonnage (doodling) 47 ». (Wittgenstein compare la théorie freudienne du
rêve comme écriture à des griffonnages sur lesquels on associe.)
Outre leur rapport avec la naissance de l’écriture, ces tracés sont
considérés comme les éléments de base de la peinture, répertoriés en
particulier par Wassily Kandinsky, qui a exposé des dessins d’enfants
en même temps que ses tableaux dès 1908 à Moscou et en a publié dans
l’Almanach du Blaue Reiter en même temps qu’il écrivait le traité de base
de la peinture 48. La plupart des peintres du xxe siècle se sont intéressés
aux dessins d’enfants, les poètes aussi et cela même au siècle précédent.
Baudelaire écrivait : « Le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté 49. »
Certains se sont intéressés aux gribouillages, Emmanuel Pernoud parle du
mystère du gribouillage 50, qui est celui de la création, un mystère qui n’est
jamais dissipé. Un poème posthume d’Henri Michaux (dont je reprends ces
extraits) semble avoir tout dit sur ce sujet :
« L’enfant à qui l’on fait tenir dans la main un morceau de craie
Va sur la feuille de papier tracer désordonnément des lignes encerclantes
Les unes presque sur les autres. Plein d’allant, il en fait, en refait, ne s’arrête plus.

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En tournantes, tournantes lignes de larges cercles
Maladroits. Emmêlés. Incessamment repris

Un jour, un jour après beaucoup de jours, échappant
À la ronde bachique, une ligne incurvée ne fera pas le tour attendu
Voici qu’elle ralentit et va s’arrêter, une certaine ligne à l’enfant surpris
Ça lui dit quelque chose, le tient en suspens et le fait se retenir. Considérer
La trace linéaire laissée sur la feuille lui rappelle

45. E. Porge, « Une phobie de la lettre, la dyslexie comme symptôme », Littoral, n° 7-8, Toulouse, érès,
1983, p. 167.
46. Le mot squiggle, inventé par Winnicott, est dérivé de scribble.
47. J. Allouch, « Le rêve à l’épreuve du griffonnage », Littoral, n° 29, Toulouse, érès, 1989, p. 21.
48. W. Kandinsky, Point et ligne sur plan, contribution à l’analyse des éléments de la peinture (1923), Paris,
Gallimard, coll. « Folio », 1991.
49. C. Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, dans Œuvres complètes, tome II, Paris, Gallimard, coll.
« La Pléiade », 1976, p. 690.
50. E. Pernoud, « “Dessiner à vide”, le mystère du gribouillage », dans L’invention du dessin d’enfant,
Paris, Hazan, 2003, p. 88.

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Quelqu’un, la mère, ou le père l’homme déjà l’homme


Représentant tous les hommes, l’homme même 51. »

L’enfant découvre qu’il est capable de recréer l’homme, comme Dieu


créa Adam. La lecture qu’il fait de ces tracés redouble donc sa toute-
puissance. Comme on peut le voir avec Henri Michaux, poète et peintre,
ce sont surtout les artistes qui sont fascinés par le petit enfant qui dessine.
Ils supposent à cet enfant un savoir sur l’origine de la création, vierge de
toute influence culturelle, un savoir pur. Ce savoir, tout le monde semble
d’accord pour reconnaître qu’il existe mais qu’il nous échappe, qu’il est
perdu pour l’adulte. Nous pouvons analyser cette langue qui nous est
devenue étrangère, nous pouvons la traduire, nous pouvons la copier,
mais il reste une part inatteignable. C’est ce que démontre l’expérience
de François Arnal 52, peintre contemporain (1923-2012), très intéressé par
l’origine de la créativité 53. Il avait appris en 1999 que je détenais une
collection de dessins d’enfants (en fait un stock de dessins accumulés
depuis trente ans en cmpp, anonymes, échappés de dossiers…). Je la lui
cédai volontiers. Il sélectionna les gribouillages et en isola certains détails
qu’il reproduisit agrandis, à la peinture blanche épaisse sur des planches
de bois. Il ajouta à la peinture noire de fines lignes qui dessinaient ce que
lui inspiraient les formes enfantines. Puis ses dessins prirent toute la place.
Il en fit une exposition intitulée « Les enfants des Meeps », en 2000.
Voici un des tableaux :
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51. H. Michaux, « Essais d’enfants, dessins d’enfants », dans Déplacements, dégagements, Paris,
Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1985, p. 55-57.
52. C. Millet, François Arnal, Paris, Éditions du Cercle d’art, 1998.
53. R. Queneau et F. Arnal, La naissance du livre (1965), réédition, Paris, Marval, 1999.

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Le dessin d’enfant, enjeu transférentiel • 21

La forme enfantine est placée sous des morceaux de tissu blancs


séparés par de lignes verticales blanches. C’est une forme monstrueuse,
une sorte de dragon chinois, mi-chenille mi-crustacé, avec des antennes-
cornes, une queue ou une patte sous son corps, dirigée vers la forme
dessinée par Arnal. Celle-ci, forme articulée, sorte de singe chinois,
guerrier en armure, samouraï, extraterrestre, a un bras levé armé d’un
fouet qui menace le monstre et un pied ou appendice pénien qui le pénètre,
mais l’orifice du monstre semble une pince menaçante qui va mordre cet
appendice. Étrange combinaison, ébauche de figuration et de narration
d’un évènement traumatique. François Arnal avait finalement reconnu
que quelque chose manquait, que quelque chose restait insaisissable. La
dimension originelle de la créativité gardait pour lui son mystère. On
pourrait trouver dans cet exemple une forme de la « confusion de langue
entre les adultes et l’enfant 54 » sur un autre registre que la tendresse et la
passion, une confusion d’écriture.
En somme, nous sommes obligés de veiller à reconnaître ces résistances,
à les travailler et à en faire usage en quelque sorte, et d’analyser notre
transfert sur l’enfant. La désaffection actuelle des psychanalystes envers les
dessins est sans doute en rapport avec ces résistances. Reste la question de
l’interprétation que je n’ai pas abordée de front, qui est nécessaire bien que
souvent on puisse s’en passer. On peut penser qu’elle peut être à double
tranchant, parfois intrusive et surtout difficile à manier, que le modèle de
Melanie Klein est difficile à imiter et que c’est un facteur de découragement
pour les psychanalystes. Une autre question est celle des enfants qui ne
veulent pas dessiner, ils ne veulent pas y être contraints, Winnicott avait
trouvé comme palliatif l’artifice du squiggle, mais il ne suffit pas et peut
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s’avérer difficile à exporter. Il s’agit la plupart du temps d’un symptôme et
s’il arrive qu’il soit surmonté on peut considérer cela comme un progrès.

54. S. Ferenczi, Confusion de langues entre les adultes et l’enfant, le langage de la tendresse et de la passion
(1932), dans Œuvres complètes, tome IV, Paris, Payot, 1982, p. 125.

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