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LES PLEURS DE L’ENFANT : « LES CHOSES BELLES SONT DIFFICILES »

(PLATON)

Laurent Bachler

Érès | « 1001 et + »

2021 | pages 31 à 44
ISBN 9782749271453
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https://www.cairn.info/l-enfance-une-grande-question-philosophique---page-31.htm
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Les pleurs de l’enfant :
« Les choses belles
sont difficiles » (Platon)
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Se pose alors à nous la seconde question : que peut
apporter la philosophie au soin que nous donnons aux
enfants ? Avons-nous seulement besoin de philosophie
pour apporter ce soin aux enfants ?
Il semble bien, au contraire, depuis quelque temps,
que la philosophie soit la dernière chose dont nous
ayons besoin pour prendre soin des enfants. Sur les
questions éducatives, comme sur beaucoup d’autres,
on trouve aujourd’hui de nombreux ouvrages qui
ont… la solution. Ce sont des ouvrages pratiques
qui répondent aux attentes de leur public et qui nous
indiquent précisément ce qu’il convient de faire, et
ce qu’il convient de ne pas faire, lorsque l’on prend
soin d’un enfant. Ces ouvrages, parfois de psycho-
logie positive ou d’éducation positive, se présentent
volontiers comme une aide précieuse et simple, d’au-
tant plus précieuse qu’elle est simple. On trouve ainsi,
dans la littérature relative à l’enfance, un ensemble de
guides de bonnes pratiques pour accompagner parents
et éducateurs.

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32 L’enfance, une grande question philosophique

Pour une approche philosophique de l’enfance,


il s’agit là d’un problème qui, pour le formuler de
manière paradoxale, provient de ce que cette litté-
rature fait comme s’il n’y avait plus de problèmes.
Trouver les mots pour rassurer des parents soucieux
et inquiets de faire ce qui convient le mieux pour leur
enfant est une entreprise tout à fait souhaitable. En
revanche, donner à penser qu’il suffit de faire les bons
gestes aux bons moments, laisser croire que la solution
est simple et à la portée de tous, c’est une autre affaire.
Est-il vraiment si simple de prendre soin des enfants ?
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Nous prendrons en exemple l’ouvrage clair et
simple d’Isabelle Filliozat, Il n’y a pas de parent parfait 1.
Cet ouvrage est composé de parties très différentes.
La première partie se présente comme un ensemble
de réflexions et de questionnements sur les grands
aspects de l’éducation des enfants : la colère, l’autorité,
l’amour parental, etc. Cette première partie de l’ou-
vrage nous semble plutôt philosophique puisqu’elle
se termine sur ce constat auquel un philosophe
souscrirait volontiers : pour mieux accompagner les
enfants, pour mieux les écouter, il est important de
bien se connaître soi-même. Quel enfant avons-nous
été ? Quels parents avons-nous eus ? En somme,
c’est la grande leçon de Socrate, depuis l’inscription
au fronton du temple de Delphes : « Connais-toi
toi-même ! » Le sous-titre du livre d’Isabelle Filliozat
indique cette perspective très clairement : L’histoire
de nos enfants commence par la nôtre. On peut donc
estimer que ces réflexions sur l’enfance sont pour une
certaine partie philosophiques.

1. I. Filliozat, Il n’y a pas de parent parfait, Paris, Marabout, coll.


« Poche », 2019.

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Les pleurs de l’enfant : « Les choses belles sont difficiles » (Platon) 33

Toutefois, l’ouvrage ne se termine pas là. Une


quatrième partie a été ajoutée à la fin de l’ouvrage,
intitulée Coaching book. la formule est en anglais. Le
sous-titre est : « Exercices, recettes, astuces pour s’en
sortir au quotidien. » La note de bas page indique
immédiatement que l’on trouvera encore d’autres
« recettes » sur un site Internet très populaire. Suivent
alors vingt-trois recettes pratiques pour s’en sortir au
quotidien. Une recette parmi d’autres, la sixième, s’in-
titule « Il pleure. » Comment faire lorsque l’enfant
pleure ?
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La question des pleurs de l’enfant a été abordée
préalablement dans l’ouvrage (troisième partie,
chapitre 6). Il s’agissait alors de comprendre le trouble
que les pleurs de l’enfant peuvent causer en nous.
Parce qu’ils viennent toucher quelque chose en nous,
ou faire écho à notre existence, les pleurs de l’enfant
ne peuvent qu’être déstabilisants. Entendre ces pleurs,
les accueillir et les soulager, ce sera toujours difficile et
compliqué : « Pas facile d’avoir cette sérénité quand
nos pleurs d’enfant n’ont pas été entendus. Les cris
de notre bébé réveillent le souvenir des nôtres et le
désespoir qui y était associé. Nous projetons alors
sur l’enfant nos propres blessures 2. » Nous mettons
toujours une part de nous-mêmes dans la relation à
l’autre. Cela est inévitable. Cette remarque, plutôt
d’ordre psychologique, vient clore une présentation
des apports de la science sur cette question des pleurs.
La grande question parentale et éducative autour des
pleurs de l’enfant se présente toujours sous la forme
d’une alternative : faut-il le laisser pleurer un peu sans
répondre immédiatement à ses pleurs pour ne pas

2. Ibid., p. 200.

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donner le sentiment que nous sommes à ses ordres ?


Ou bien, faut-il répondre immédiatement à ses pleurs
pour le soulager ? La science, à l’aide d’une expérience
réalisée sur des mères et leur bébé au moment de l’ac-
couchement, a permis de trancher ce débat. Du moins
est-ce ainsi que le présente Isabelle Filliozat dans son
ouvrage : « Que dit la science ? Les résultats sont
sans ambiguïté : si sa mère répond dans les quatre-
vingt-dix secondes après que le bébé a commencé
à pleurer, il se calme en cinq secondes. Au-delà de
trois minutes, le bébé met cinquante secondes à se
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calmer. Quand on multiplie par deux le temps d’inter-
vention, on multiplie par dix la durée des pleurs 3. »
Il convient toutefois de préciser les sous-entendus de
cette phrase. Tout d’abord, la science a dissipé et effacé
toute ambiguïté. Elle nous permet donc de parvenir à
une certitude qui s’appuie sur l’autorité de la recherche
scientifique. Or, le propre de la recherche scientifique
est de questionner le réel, de laisser ouverte l’enquête
et de remettre en cause nos évidences. Quand la
science aboutit à des certitudes, il n’est pas rare que
ces certitudes se transforment rapidement en prescrip-
tions ou en normes. Deuxièmement, il est entendu
que le but de l’action du parent à l’égard des pleurs
de l’enfant est de les faire cesser, et de les faire cesser
le plus rapidement possible. Cette étude scientifique
a d’abord porté sur le temps que mettent les pleurs
à passer, avec le présupposé que plus ils passent vite,
mieux c’est. L’efficacité et la justesse du geste parental
se mesurent à la rapidité de son effet. Comme si
soulager l’enfant qui pleure revenait à faire cesser les
pleurs. En somme, quoi que nous fassions, il faut que

3. Ibid., p. 198.

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cela cesse. Soyons rassurés : la science expérimentale


va nous y aider. Mais cette même science ne fait que
réactiver le préjugé que dénonçait Isabelle Filliozat
au début de son chapitre : « “Ne pleure pas !” Quel
parent n’a prononcé ces mots. Et pourtant, pourquoi
n’aurait-il pas le droit de pleurer, ce bébé ?  4 » Les
données scientifiques sur lesquelles l’auteure s’appuie
ne répondent pas à cette question. Au contraire, elles
réactivent toutes cette injonction, pour la confirmer :
l’enfant ne doit pas pleurer.
Cela étant à présent scientifiquement validé, se
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pose à nous la question pratique : comment faire
concrètement pour faire cesser les pleurs de l’enfant ?
C’est à cette question pratique que tente de répondre
la dernière partie de l’ouvrage, le Coaching book, dont
le chapitre 6 s’intitule : « Il pleure. » Ce chapitre nous
donne les indications précises à mettre en œuvre. Il
convient tout d’abord d’identifier notre première
réaction. Le lecteur a le choix entre cinq réactions
possibles. Les quatre premières sont douloureuses
(je panique, je culpabilise, je l’agresse, je sors). La
cinquième fait rêver : « J’entends ces pleurs pour ce
qu’ils sont, des tentatives de se soulager d’un poids.
Je l’écoute et je l’accompagne 5. » Le lecteur est alors
tenté de penser que c’est là la bonne réponse, la moins
douloureuse, la plus contrôlée. Il ne lit plus les lignes
comme la description de ce qu’il lui arrive de faire,
mais comme l’indication de ce qu’il convient de faire.
Alors comment le faire ? Comment prendre ces pleurs
pour ce qu’ils sont ? Comment soulager, écouter,
accompagner ? Suivent alors neuf étapes précises qui

4. Ibid., p. 197.
5. Ibid., p. 245.

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36 L’enfance, une grande question philosophique

me permettent de ne plus avoir de problème avec


ces pleurs. Tout ce qui est proposé est d’une grande
bienveillance. Et nous sommes admiratifs de ces
mots posés sur le papier : « Je le regarde dans les yeux
avec tendresse et respect. » « Je reste là. » Et au final,
neuvième étape : « Les pleurs ne durent pas bien long-
temps… Ou, s’ils durent, c’est que l’émotion réelle
n’est pas identifiée. Je l’écoute alors pour l’aider à
mettre des mots dessus 6. »
Que penser de tout cela ? Qu’il y a plein d’huma-
nité et de générosité dans ces mots. C’est incontes-
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table. Toutefois, quelques difficultés demeurent. Tout
d’abord, ces neuf étapes de remédiation aux pleurs
du bébé supposent que l’on est soi-même sorti de la
panique, de la colère ou de l’agacement. Pour réagir
aux pleurs de l’enfant en se demandant s’il nous arrive
de pleurer et ce qui se passe en nous lorsque nous
pleurons, il faut déjà avoir fait un chemin important
et être sorti de l’état d’esprit fébrile dans lequel nous
étions. Il faut être calme, apaisé et soi-même rassuré
sur les pleurs pour pouvoir suivre ces étapes. N’est-ce
pas supposer en quelque sorte le problème résolu,
puisque l’auteure rappelait justement que les pleurs
de l’enfant viennent toucher quelque chose en nous
de notre histoire personnelle ? Que je fasse deux ou
neuf étapes, si je suis parvenu à rester serein et patient
face à mon enfance, tout ira bien.
Par ailleurs, cette approche méthodique et très
guidée laisse croire qu’il suffit d’appliquer ces étapes
pour résoudre le problème. Ce sont, comme le titre
de la section l’indiquait, des « recettes ». Mais que
se passe-t-il lorsqu’on applique scrupuleusement ces

6. Ibid., p. 247.

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étapes et que les pleurs ne cessent pas ? En un sens, la


neuvième étape le prévoit. Il faudra l’aider à mettre des
mots. Que peut-on penser lorsqu’on a suivi les indica-
tions d’une recette et que le résultat est juste manqué
ou insatisfaisant ? On risque de se dire que l’on a mal
suivi une indication. On risque de culpabiliser. Rappe-
lons que l’on cherchait à sortir de la culpabilisation
face aux pleurs de l’enfant. La recette pour les prendre
en charge oublie rapidement que derrière ces pleurs
se profilent bien d’autres choses : le manque de mots,
et l’acquisition du langage, l’inquiétude et l’incom-
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préhension, l’angoisse presque métaphysique devant
l’existence ; en réalité, tout le travail de la culture. Il
est difficile dans ses conditions de croire détenir le sens
ultime des pleurs de l’enfant.
Au final, la dernière objection que nous adressons
à une telle approche du soin aux enfants est celle de
l’illusion de la maîtrise. On a parfois le sentiment que
prendre soin de l’enfant est une question de maîtrise
plus ou moins technique, de gestes, de routines,
d’habitudes. L’idée d’un Coaching book est bien que
l’on peut se rendre maître de la situation. Or, nous
nous demandions cela déjà au chapitre précédent :
le soin que l’on porte aux enfants est-il de l’ordre de
la maîtrise technique ? S’agit-il d’un ensemble de
compétences que l’on peut acquérir et valider sur une
feuille d’émargement ?
Notre hypothèse concernant la relation de soin à
l’enfant est la suivante : il ne s’agit ni de maîtriser
totalement la situation, ni de lâcher prise totalement.
Il faut trouver un équilibre étrange entre ces deux
possibilités. Et c’est pour cela que nous aurons besoin
de la philosophie.

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38 L’enfance, une grande question philosophique

Nous pensons que le soin apporté aux enfants ne


relève pas de ce genre d’actes que l’on peut accom-
plir en suivant pas-à-pas une méthode ou une tech-
nique. On peut même avancer le paradoxe suivant : le
soin aux enfants fait partie de ces actions que l’on ne
parvient pas à réussir lorsqu’on cherche trop et trop
vite à les réaliser mécaniquement et méthodiquement.
En effet, chacun, dans sa vie, manquera à coup sûr
des réalisations à cause des efforts même qu’il met en
œuvre pour les atteindre. Plus nous cherchons à les
réussir, plus nous les manquerons. Il en va ainsi du
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sommeil. L’insomniaque qui cherche à s’endormir à
tout prix, rapidement, à l’aide d’une méthode effi-
cace, sera tenu éveillé par les efforts même qu’il fait
pour s’endormir. Plus nous cherchons à maîtriser nos
efforts, plus cette maîtrise en bloque l’issue. De même,
tomber amoureux n’est pas quelque chose qui se
décide intempestivement. Et il ne suffit pas de suivre
une méthode, une technique, ou d’utiliser une appli-
cation de notre téléphone portable pour être assuré
du résultat. Bien au contraire, plus nous utilisons une
méthode ou une technique, moins il y a de chance que
ce qui va survenir ressemble à de l’amour. Le désir de
maîtrise totale de l’action rend impossible son succès.
Il en va de même avec les pleurs de l’enfant. Le
parent crispé sur la mise en œuvre de la technique
parfaite en neuf étapes pour faire cesser les pleurs
d’un enfant est de fait moins attentif aux pleurs qu’à
ses propres efforts pour suivre les prescriptions de la
méthode. L’application stricte de la méthode devient
l’objectif, nous rendant indisponible pour l’enfant qui
pleure. S’endormir sereinement, tomber amoureux,
prendre soin des enfants sont des situations complexes.
Ce qui caractérise, selon nous, la complexité de ces

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situations, c’est qu’elles ne sont pas indépendantes


de la représentation que s’en font les acteurs de la
situation. Ce que l’on pense de la situation modifie
inévitablement la situation, et modifie aussi l’issue de
la situation.
C’est pourquoi le désir de maîtrise technique peut
donc être contre-productif. Cependant, la véritable
difficulté tient au fait qu’il ne suffit pas de renoncer
à tout maîtriser pour parvenir au succès. On oppose
souvent au désir de maîtrise ce que l’on nomme un
« lâcher-prise ». Il faudrait ainsi apprendre à lâcher
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prise pour parvenir à atteindre nos fins. Ne pas cher-
cher à maîtriser le cours des choses pour mieux suivre
le flot des choses, et en quelque sorte surfer sur la
vague des événements. Ne rien faire, se laisser faire,
se laisser porter par les événements, faire le dos rond
en attendant que cela passe, tout cela ne nous donne
malheureusement aucune garantie sur le résultat de
notre entreprise éducative. De même, pour trouver
le sommeil et avoir un sommeil vraiment réparateur,
pour tomber amoureux et rencontrer le regard qui
touchera notre désir, il ne suffit pas de se dire qu’il
n’y a rien à faire. La stratégie du renoncement, même
sincère, est tout autant une impasse que le désir illu-
soire et vouée à la déception de tout maîtriser, comme
si l’éducation devait faire de l’enfant notre créature.
Lorsque l’enfant pleure, le « lâcher-prise » consis-
tera à laisser l’enfant pleurer. Parfois même, on en
vient à le laisser pleurer, parce qu’on a essayé, sans
succès, les neuf étapes de la maîtrise technique. Mais
laisser pleurer est plus une sorte de renoncement à
trouver une solution, qu’une solution en soi. Laisser
l’enfant pleurer, c’est résoudre le problème en consi-
dérant qu’il n’y a pas de problème. Parfois même,

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40 L’enfance, une grande question philosophique

on trouvera quelques raisons pour le laisser pleurer.


On pourra se dire que les pleurs forment la voix, et
que les enfants ont besoin de pleurer un peu pour
apprendre à temporiser la satisfaction de leurs désirs,
pour apprendre à faire avec une part de frustration
inhérente à la vie humaine, etc. Chacun fait avec sa
conscience comme il peut.
Mais alors que doit-on faire ? Que peut-on faire
lorsque l’enfant pleure, s’il n’y a pas de recettes, et si le
laisser pleurer n’est pas non plus une solution ? Peut-on
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imaginer une troisième possibilité, entre le désir d’une
maîtrise technique vouée à l’échec et le « lâcher-prise »
qui sonne parfois comme un renoncement ?
Dans les gestes d’attention et de soin que nous
donnons aux enfants, face à ces difficultés éducatives
absolument incontournables et inévitables que sont
les pleurs, les caprices, les tristesses et les doutes, nous
pensons qu’il nous faudra quelque chose comme de
l’inspiration. L’éducation et le soin des enfants néces-
sitent une touche artistique, c’est-à‑dire quelque chose
qui ne se laisse pas réduire à une simple technique,
tout en témoignant d’un certain tact. La justesse du
geste éducatif demande de l’inspiration. À condition,
toutefois, de concevoir cette inspiration comme un
mélange étrange et improbable de maîtrise et de
lâcher-prise. C’est une telle théorie de l’inspiration
que nous trouvons dans un court dialogue de Platon
intitulé Ion.
Ion est un célèbre rhapsode. Son art consiste à
réciter par cœur de grandes épopées pour captiver des
auditoires par ses récits. Quand le dialogue commence,
son talent vient d’être récompensé. Il revient d’Épi-
daure où, au cours des fêtes d’Asclépios, il a gagné le
prix du meilleur rhapsode. Alors, Socrate lui demande

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à quoi tient son talent. Comment fait-il pour charmer


par son récit les personnes qui l’écoutent ? Comment
fait-il pour capter leur attention ? Comment fait-il
pour leur faire éprouver la beauté et la justesse des
vers qu’il récite ? Car c’est un talent immense que
de toucher l’âme de son auditoire. Ion constate, en
cherchant à répondre à Socrate, qu’il ne sait pas expli-
quer à quoi tient son talent. Il remarque notamment
que ce talent de récitant qu’il possède, il ne l’a que
lorsqu’il récite des vers d’Homère. Il n’a pas ce talent
pour réciter des vers d’Hésiode. Cela étonne Socrate.
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Pourquoi, alors qu’Homère et Hésiode parlent parfois
de la même chose et disent la même chose, Ion ne
possède de talent que pour les vers d’Homère ? Ce
pouvoir qu’il exerce sur son auditoire a donc quelque
chose de mystérieux. Socrate veut montrer à Ion que
son talent de rhapsode n’est en rien une science ou
une technique 7. Ce talent tient à autre chose. Et il
ne trouve pas d’autre mot pour expliquer ce mystère
que celui de l’inspiration, « puissance divine qui met
en mouvement 8 ». Trouver la bonne intonation de
la voix, au bon moment, avec le mot juste, tout cela
relève de quelque chose qui ressemble à de l’inspi-
ration. Socrate cherche à comprendre ce qu’il faut
entendre alors par inspiration. Quelle est donc cette
puissance divine ? Il propose une théorie double de
l’inspiration qui la situe ni du côté de la maîtrise
­technique ni du côté du lâcher-prise. L’inspiration

7. « Il est évident pour tout le monde que tu es impuissant à parler


d’Homère en vertu d’une science ou d’un art », Platon, Ion, 532c,
trad. M. Canto, Paris, Flammarion, 1989, p. 95. Le mot grec, que
la traductrice rend par « art » dans cette citation, est le mot technè,
qui a bien sûr donné le mot technique.
8. Ibid., 533d, p. 99.

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n’est ni tout à fait une passivité totale, ni une maîtrise


parfaite de tous nos gestes.
Tout d’abord, Socrate compare l’inspiration à
un phénomène d’aimantation. Être inspiré, c’est en
quelque sorte être attiré par quelque chose. Et l’artiste
inspiré est celui qui sait faire passer cette attirance à
son auditoire. Socrate illustre cela par l’exemple de la
pierre de Magnétis qui avait la faculté d’attirer à elle les
objets métalliques. Mais on avait remarqué que l’objet
métallique, lorsqu’il touche la pierre de Magnétis,
reçoit à son tour le pouvoir d’attirer d’autres objets
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métalliques. L’inspiration est comme cette chaîne de
l’aimantation. Elle passe d’une personne à l’autre. Elle
est une puissance que l’on reçoit toujours de l’extérieur
et qui ne tient pas à notre personne. Ce n’est donc pas
une maîtrise technique. C’est au contraire une sorte
de suspension de l’identité par laquelle on s’en remet
à une figure inspirante, une source d’inspiration. Ce
peut être une personne que nous avons connue, une
œuvre de l’esprit tels un livre, ou un poème, un tableau
ou une musique, ou même un souvenir personnel de
notre histoire qui nous a marqué.
Mais Socrate illustre aussi ce qu’est l’inspiration à
l’aide d’une autre image qui semble contredire cette
passivité première que souligne la métaphore de l’ai-
mantation. Il se représente le poète inspiré comme
une abeille passant de fleur en fleur pour butiner le
pollen dont elle fera son miel : « Puisant à des sources
de miel alors qu’ils butinent sur certains jardins et
vallons des Muses, ils nous en rapportent leurs poèmes
lyriques et, comme les abeilles, voilà que eux aussi
se mettent à voltiger. Là ils disent la vérité 9. » Cette

9. Ibid., 534b, p. 101.

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Les pleurs de l’enfant : « Les choses belles sont difficiles » (Platon) 43

deuxième image complète la première en soulignant


cette fois l’activité propre qui suscite l’inspiration. Ce
n’est pas une méthode. Car il ne saurait y avoir de
méthode ou de recette pour être inspiré. Mais il ne
suffit pas d’attendre passivement l’inspiration pour
qu’elle arrive. L’inspiration suppose une sorte d’acti-
vité de la part de la personne qu’elle habite. Comme
le souligne Marianne Massin dans l’analyse qu’elle fait
de ce passage, l’inspiration suppose un mouvement,
un effort pour se rendre disponible, éventuellement
en faisant le vide dans sa raison. Mais il faut de toute
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façon une participation volontaire du sujet : « L’image
[des abeilles] évoque une quête et non la docile passi-
vité d’un instrument possédé 10. »
Quelle type d’activité peut susciter en nous une
sorte d’inspiration ? Il ne suffit pas de vider sa raison,
ou de se comporter de manière irrationnelle et enivré.
Dans son ouvrage Les vertus de l’échec, Charles Pépin
propose une conception de l’inspiration qui fait d’elle
une sorte d’admiration sans imitation 11. L’inspiration
suppose une sorte d’admiration pour d’autres œuvres,
d’autres personnes. Mais il ne s’agit pas d’imiter méca-
niquement et de manière stérile ce que d’autres ont
fait, ou ce qu’ils pensent. Il s’agit plutôt de trouver
sa voie à soi et de se construire soi-même dans un
rapport aux autres. C’est pour cela que l’inspiration
suppose l’admiration sans être imitation. Charles
Pépin donne les exemples de Picasso s’inspirant de
Vélasquez ou de Paul Cézanne. Pablo Picasso ne les
imite pas, mais il trouve dans leur exemple des idées

10. M. Massin, Les figures du ravissement. Paris, Grasset, 2001, p. 24.


11. C. Pépin, « Comment apprendre à oser », dans Les vertus de
l’échec, Paris, Allais, 2016.

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pour nourrir sa propre voie. Ainsi, Picasso reprit le


tableau de Vélasquez, Les Ménines, en variant les codes
de la représentation. Charles Pépin note qu’à la fin,
Picasso représenta son portrait dans le miroir qui se
trouve au fond du salon du palais de l’Escurial où se
déroule la scène.
Il en va dans le soin, dans l’éducation et l’attention
que nous donnons aux enfants, comme dans l’ins-
piration artistique. Il ne s’agit pas d’avoir du talent
ou d’être génial. Ce qui nous aidera finalement à
prendre soin des enfants, c’est de voir comment font
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les autres, d’y trouver des idées et des pistes pour,
non pas faire la même chose, mais faire à notre façon.
Toutefois, qui nous inspire pour trouver des gestes et
des ressources ? Qui nous montre une sorte d’exemple,
en forçant notre admiration, et en nous invitant à faire
pareillement et différemment ? Nous avons besoin, en
matière d’éducation des enfants, de grandes figures,
sources d’inspiration. Et dans le soin que nous portons
aux enfants, nous trouverons alors une occasion de
prendre soin de notre voie, de nous construire aussi
dans le rapport à l’autre. Et si parfois cela est difficile,
pour tenir et persévérer dans notre effort, nous nous
rappellerons les mots de Platon à la fin de ce dialogue
Hippias Majeur, qui sonnent comme des paroles
consolantes et encourageantes à la fois : « Les choses
belles sont difficiles 12. »

12. Platon, Hippias Majeur, 304e.

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