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FAIRE LA MORALE À NOS ENFANTS ?

« L’ALCHIMIE À L’ENVERS »
(NIETZSCHE)

Laurent Bachler

Érès | « 1001 et + »

2021 | pages 45 à 56
ISBN 9782749271453
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/l-enfance-une-grande-question-philosophique---page-45.htm
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Faire la morale
à nos enfants ?
« L’alchimie à l’envers »
(Nietzsche)
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Tout cela semble bien beau. Mais on pourra nous
objecter que ce ne sont que des mots. Et on pourra
demander légitimement : « Que fera le philosophe face
aux pleurs de l’enfant ? » Peut-être commencera-t-il
par appliquer scrupuleusement les neuf étapes décrites
par Isabelle Filliozat. Dans un deuxième temps, il
constatera que, malheureusement, cela ne fonctionne
pas, ou que cela fonctionne un certain temps, puis
ne fonctionne plus. Enfin, dans un dernier temps
(les philosophes aiment raisonner en trois temps), il
ne s’inquiétera pas de cet échec relatif. Au contraire,
cela le rassurera peut-être sur le fait que les relations
humaines sont plus complexes que ce que l’on avait
imaginé. Et peut-être, parce que être philosophe ne
garantit en rien que l’on sera aussi bon parent ou bon
éducateur, s’arrêtera-t-il là ? Ce qui vient s’ajouter à
la réflexion pour la traduire en gestes d’attention et
de soins ne relève d’aucune discipline particulière. Il
n’y a pas de réponse technico-scientifique aux pleurs
de l’enfant.

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46 L’enfance, une grande question philosophique

Il n’y a pas de réponse morale non plus. Il convient


de préciser ce point, car ce qui nous trouble aussi dans
les pleurs de l’enfant, c’est que ses pleurs sont perçus
comme un signe de détresse et de douleur. La situa-
tion dans laquelle se trouve le bébé ne lui convient
pas. Lorsque nous l’entendons pleurer, nous pensons
alors qu’il nous incombe de lui porter secours, comme
on porte secours à une personne en difficulté. Mais
aider l’autre est une obligation morale. On peut ainsi
entendre les pleurs de l’enfant comme un appel à la
morale et à notre devoir de donneur de soin et d’at-
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tention. On se dit alors à soi-même : « Je dois faire
quelque chose. » Un sentiment de devoir et d’obliga-
tion morale plane sur notre relation à l’enfant.
Y a-t-il de la morale dans le soin que nous appor-
tons aux enfants ? Sans conteste, à partir du moment
où nous avons reconnu l’extrême dépendance dans
laquelle se trouve le bébé à notre égard, notre respon-
sabilité est engagée. Quelque chose nous incombe. Et
nous nous sentons concernés par ce qui arrive. Cette
responsabilité, qui tient au pouvoir que nous avons sur
l’autre, peut être comprise à travers un prisme moral,
voire politique. La situation de l’enfant à notre égard
crée un certain nombre d’obligations pour nous, à la
fois morales, juridiques, et même politiques.
Que peut nous dire la philosophie sur cette morale
à propos de l’éducation des enfants ? La morale est
la grande affaire de la philosophie. Quand elle a
voulu être pratique et s’appliquer aux choses les plus
concrètes, la philosophie s’est intéressée à la morale.
On trouve ainsi, chez les grands philosophes, des
traités de morale. Or, il ne va pas de soi que la morale
et la philosophie se recouvrent ainsi parfaitement, ni
que les philosophes soient les mieux placés pour parler

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Faire la morale à nos enfants ? « L’alchimie à l’envers » (Nietzsche) 47

de morale. Il n’est même pas certain que les philo-


sophes soient des modèles de vertus. Par ailleurs, une
autre question se pose à nous. Avons-nous besoin de
la morale pour prendre soin des enfants ? Avons-nous
besoin que l’on nous rappelle nos devoirs ? Tout cela
est-il une aide ?
La morale est une affaire très intime et personnelle.
Nous en faisons d’abord l’expérience comme la voix
de la conscience en nous, sans que l’on sache vraiment
si cette voix est le résultat d’une éducation intériorisée
ou d’un mouvement naturel et spontané. La honte
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que l’on ressent dans une situation, le respect que
l’on éprouve pour une personne, le remords qui nous
colonise quand on repense à ce qu’on a fait, tout cela
fait de la morale un sentiment intérieur très fort, qui
croît dans un rapport de soi à soi. C’est pourquoi,
même si elle porte sur nos rapports avec les autres,
la morale est d’abord une affaire privée, intime, qui
se nourrit d’un certain manque, d’un creux. Si la
sagesse peut se définir comme un consentement de
soi à soi, la morale, vécue sous la forme de cette voix
de la conscience en nous, est un divorce de soi à soi,
une insatisfaction et un décalage entre ce que nous
sommes et ce que nous devrions être.
La morale est donc d’abord ce rapport à soi par
lequel on s’observe et on se juge. On pourra ressentir
de la fierté à avoir agi de telle ou telle façon en aidant
son prochain. On pourra ressentir de la culpabilité à
avoir trahi un amour ou menti à un proche. mais dans
tout cela, l’autre n’est là que comme figure. La morale
et les sentiments moraux prennent place entre soi et
soi, entre moi et ma conscience. Cela peut avoir un
effet sur mes actes et mes comportements. Mais ce lien
n’est jamais assuré. C’est ce qui fait tout son sens. Je

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48 L’enfance, une grande question philosophique

peux penser qu’il est mal de mentir, et me retrouver


dans une circonstance où je vais choisir de mentir.
Mais je pourrais aussi choisir de dire la vérité, et ne
pas échapper pour autant au malaise d’avoir blessé ou
heurté quelqu’un en respectant mon devoir moral.
Peut-être la morale ne vaut-elle au final que par ce doute
qu’elle instaure au sein de notre conscience. Nous ne
sommes jamais convaincus d’avoir fait ce qu’il fallait,
ce qui était bien, ce qui était juste.
Le problème est que les éducateurs se retrouvent
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souvent à donner des leçons de morale. Ils portent
des jugements moraux non pas sur leurs actions mais
sur les actions de l’autre, en l’occurrence de l’enfant.
L’éducation suppose-t-elle que l’on donne des leçons
de morale à l’enfant ? Au paragraphe 292 de son livre
Le gai savoir, Nietzsche s’adresse à ces donneurs de
leçon de morale, ceux qu’il nomme « les prédicateurs
de morale ». Il leur adresse une recommandation en
relevant un paradoxe inhérent à leur discours : plus on
insiste auprès des autres sur une valeur morale, plus
on la vide de son sens. Et la grandeur de cette vertu
morale s’évanouit dans le caractère vain de la prédica-
tion, dans la répétition vide de sens du mot. C’est une
sorte d’alchimie à l’envers qui, au lieu de transformer
un métal ordinaire en un métal précieux, parvient
à rendre tout à fait ordinaire et banal ce qui devrait
être le plus extraordinaire et le plus précieux : « Je ne
veux pas faire de morale, mais à ceux qui en font, je
donne ce conseil : si vous voulez finir par vider de leur
honneur et de leur valeur les meilleures choses et les
meilleurs états, alors continuez à les débiter comme
vous l’avez fait jusqu’à présent ! Placez-les au sommet
de votre morale et parlez du matin au soir du bonheur
de la vertu, du repos de l’âme, de la justice et de la

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rétribution immanente : à la manière dont vous vous y


prenez, toutes ces bonnes choses finiront par acquérir
une popularité et avoir pour elles la clameur de la
rue : mais alors aussi tout l’or dont elles sont revêtues
sera usé et pire encore : tout ce qu’elles contiennent
d’or sera changé en plomb. En vérité, vous vous y
connaissez en cet art, l’alchimie à l’envers, la dévalo-
risation de ce qui a le plus de valeur 1. »
Cette posture de donneur de leçon de morale est
souvent celle que nous adoptons face à l’enfance. Nous
pensons que l’éducation inclut ces moments où l’on
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tient une sorte de discours à l’enfant pour lui expliquer
ce qu’il convient de faire et de ne pas faire, en justifiant
cela par le recours à un jugement moral. Que l’on
pose un cadre et des limites à l’action de l’enfant est
tout à fait compréhensible. Mais pourquoi pensons-
nous qu’il faille justifier cela par un argument moral,
convoquant les catégories du bien et du mal ?
La réponse est simple car elle se résume à une
évidence admise sans recul ni esprit critique : nous
pensons savoir, mieux que lui, ce qui est bien pour
lui. La voix de la conscience morale se déporte en
quelque sorte pour juger non plus de notre situation,
mais de la situation d’un autre, le bébé. Parce que nous
connaissons ce qu’est le bien en général, nous pensons
alors pouvoir juger de ce qui est bien pour l’autre,
de ce qui est bien ou mal dans son comportement
et ses agissements. Nous savons ce qui est bien pour
lui, c’est donc à nous de lui indiquer ce qu’il est bien
de faire et ce qu’il ne faut pas faire. Toutefois, avant

1. F. Nietzsche, Le gai savoir, trad. fr. P. Wotling, Paris, Flammarion,


coll. « GF », n° 1619, 2020, p. 238.

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50 L’enfance, une grande question philosophique

d’adopter notre rôle de donneur de leçons de morale,


savons-nous vraiment ce qu’est le bien ?
En 1903, le philosophe britannique G.E. Moore a
publié un livre intitulé Principa Ethica. Cet ouvrage,
s’interrogeant sur les principes de l’éthique, va faire
prendre un tournant majeur à la philosophie morale
et à la façon dont on réfléchit sur la morale, en remar-
quant tout simplement que le mot « bien » est impos-
sible à définir 2. Lorsque nous définissons un terme,
nous le décomposons en qualités et en propriétés plus
simples. Définir, c’est réduire un objet complexe à ses
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éléments simples. Ainsi, Moore prend l’exemple de la
définition du cheval, telle que la donne le dictionnaire
Webster : « Quadrupède à sabots du genre équidé. »
De même, nous pouvons définir une chimère comme
« un animal à tête et corps de lionne, avec, sortant au
milieu de son dos, une tête de chèvre, tandis qu’un
serpent lui tient lieu de queue 3 ». La chimère est un
objet complexe que l’on définit en le décomposant
en ses éléments simples. Puisque l’éthique, ou la
morale 4, traite la question de ce qui est bien ou mal
dans la conduite des hommes, elle doit commencer
par donner une définition de ce qu’est le bien. Or,
le terme « bien » est comme un nom de couleur : il
est un mot simple et impossible à décomposer en
éléments plus simples. Moore compare le bien à la
couleur jaune : « Il est impossible, quels que soient les

2. G. E. Moore, Principia Ethica, trad. fr. M. Gouverneur, Paris,


Puf, coll. « Philosophie morale », 1998.
3. Ibid., p. 41.
4. Nous prenons ces deux termes comme synonymes. Il existe de
nombreux débats sur les différences qu’il convient de faire entre
l’éthique et la morale. Et il existe aussi, à la suite de ces débats, de
nombreuses propositions pour les distinguer à l’aide d’une série
de critères.

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Faire la morale à nos enfants ? « L’alchimie à l’envers » (Nietzsche) 51

moyens employés, d’expliquer à quiconque ne le sait


déjà, ce qu’est le jaune 5. » Certes, on peut bien définir
le jaune en décrivant son équivalent physique : une
longueur d’ondes lumineuses précises qui stimulent
l’œil normal d’une certaine façon. Mais en disant cela,
nous ne parlons pas de ce que nous percevons. Nous
parlons d’un phénomène physique. Nous cherchons
à définir un phénomène intersubjectif, qui prend
place à l’intérieur de la subjectivité d’une personne,
par une correspondance avec une manifestation objec-
tive extérieure à cette subjectivité. Comme si le jaune
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était quelque chose de naturel. Tenter de réduire une
appréciation subjective du monde à des propriétés
physiques est ce que Moore nomme « le sophisme
naturaliste ». En morale, ce sophisme naturaliste
consiste à chercher une définition du bien dans des
comportements objectifs et constatables, vérifiables et
extérieurs à la conscience.
On peut tenter de définir le bien en dressant la liste
des choses que l’on nomme bonnes : être généreux,
aider son prochain, ne pas mentir, respecter l’autre,
être juste et équitable, etc. Ce n’est pas la somme de
ces choses qui fait le bien. Au contraire, chacune de
ces choses est en elle-même un bien. Le bien est tout
entier présent dans chacune d’elles. Elles ne sont pas
les éléments simples qui, combinés entre eux, donne-
raient une définition précise et exacte du bien. D’au-
tant plus que, selon les circonstances, chacune de ces
choses pourra être débattue et questionnée pour savoir
si elle est vraiment un bien. Appliquer la règle à la
lettre par souci d’être juste risque parfois de produire
plus de mal que de bien. Ajuster la règle pour être

5. G. E. Moore, Principia Ethica, op. cit., p. 46.

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équitable conduit à s’écarter de ce qui a été reconnu


comme juste, et pourra apparaître à certains comme
injuste, etc. Nous ne sommes pas d’accord entre nous
sur ce qui est bien ou sur ce qu’est le bien. Comment
savoir, sans définition du mot « bien », qui a raison et
qui a tort ? Moore imagine une discussion entre deux
mathématiciens. L’un dit que le triangle est un cercle.
L’autre dit que le triangle est une droite. Comment
savoir lequel des deux a raison, sans une définition du
triangle ? Il se pourrait même que les deux aient tort et
se trompent sur la définition du triangle. Si on définit
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le triangle par autre chose que lui-même, il devient
impossible de savoir quelle définition est exacte et
quelle définition est erronée. Il en est de même pour
le mot « bien ». Si je le définis par autre chose que
lui-même, il devient impossible de prouver que ma
définition est meilleure et plus exacte que n’importe
quelle autre définition 6.
Ce caractère indéfinissable du mot bien ne signifie
pas que le bien n’existe pas et que l’exigence morale
serait une illusion au mieux superflue, au pire alié-
nante. Il y a bien quelque chose comme du bien et
du mal. Mais la façon dont nous le découvrons et le
comprenons, l’apprentissage finalement de la morale,
de la connaissance du bien et du mal, ne passe pas
par un discours rationnel et dogmatique. Notre
connaissance du bien dépend avant tout d’expé-
riences subjectives et personnelles au cours desquelles
nous aurons l’intuition intime de ce bien. Ce sont
des états de la conscience, intime et privée, qui nous
font comprendre ce qui est bien, non le discours
volontiers moralisateur de l’autre, fût-il notre parent.

6. Ibid., p. 51 et 52.

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Faire la morale à nos enfants ? « L’alchimie à l’envers » (Nietzsche) 53

Finalement, c’est cette méthode de compréhension du


bien que propose Moore dans son ouvrage, au chapitre
VI, intitulé « L’Idéal », lorsqu’il écrit : « En fait, une
fois bien compris le sens de la question, il apparaît que
la réponse est dans ses grandes lignes si évidente qu’elle
court le risque de passer pour une platitude. Parmi les
choses que nous connaissons ou pouvons imaginer,
celles qui de loin ont le plus de valeur sont certains
états de conscience que l’on peut décrire de façon
sommaire comme les plaisirs des rapports humains
et la jouissance des beaux objets 7. »
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Les discours moralisateurs que nous faisons aux
enfants sur ce qui est bien ou mal sont donc incom-
préhensibles à l’enfant, à moins qu’il ne sache déjà
par lui-même que c’est effectivement bien ou mal.
L’éducation suppose évidemment l’intériorisation
de certaines règles pour vivre en communauté, et
certains interdits fondamentaux. Mais ce processus
d’intériorisation et d’autolimitation qui caractérise
l’éducation n’implique nullement un discours de type
moralisateur. Il faut donc en déduire que le discours
moralisateur que nous tenons volontiers aux enfants
a une autre intention cachée, un autre objectif réel
que de leur faire comprendre les notions de bien et
de mal. Ce sont des discours qui avancent masqués
et derrière lesquels il faut déceler une autre intention.
Telle fut l’analyse que proposa Alice Miller, dans son
ouvrage intitulé C’est pour ton bien, avec ce sous-titre
éloquent : Racines de la violence dans l’éducation de
l’enfant 8. Que veut dire, en réalité, cette expression

7. Ibid., p. 261.
8. A. Miller, C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éduca-
tion de l’enfant, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2015.

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54 L’enfance, une grande question philosophique

que nous nous entendons dire parfois à l’enfant :


« C’est pour ton bien » ? Que nous connaissons mieux
que lui ce qui est bien, et même ce qui est bien pour
lui. Mais aussi que nous lui imposons ce que nous
pensons être le bien. Cette formule rhétorique ne
vise absolument pas à communiquer une informa-
tion. Elle vise plus exactement à produire des effets de
soumission. Elle est une manière d’exercer un pouvoir.
C’est ce que remarque Alice Miller dès le début de
son ouvrage. Les violences physiques, telles que les
châtiments corporels, les coups, ou l’exploitation ont
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décliné et sont condamnés. Mais cette condamnation
n’a pas entraîné la disparition de toutes les violences.
Au contraire, celles-ci se sont déplacées et la cruauté
a pris un autre visage. L’éducation moderne s’est
développée à l’aide d’un certain nombre de cruautés
psychiques, qui visent à peser beaucoup plus sur la
conscience que sur le corps. Cette manière de faire
violence à l’enfant, sous couvert de l’éduquer, c’est
ce qu’Alice Miller nomme « la pédagogie noire »,
expression qu’elle reprend du livre de Katharina
Rutzschky, Schwarze Pädagogik (la pédagogie noire,
1977). La pédagogie noire, c’est la façon dont on met
dans l’esprit de l’enfant deux convictions fondamen-
tales : la conviction que les parents ont tous les droits
sur leur enfant, et la conviction que toute cruauté,
consciente ou inconsciente, est l’expression de leur
amour. Ces convictions se fondent sur l’expérience
des premiers mois de la vie 9. En s’appuyant sur de
nombreuses citations de traités d’éducation, Alice
Miller identifie les huit grands principes qui struc-
turent cette pédagogie noire. Le premier principe est :

9. Ibid., p. 19.

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les adultes sont les maîtres de l’enfant encore dépen-


dant. Le deuxième principe concerne directement la
réflexion que nous menons sur la place de la morale
dans l’éducation. Alice Miller le formule ainsi : les
parents tranchent entre le bien et le mal, comme des
dieux 10. Le discours moralisateur court toujours le
risque de se mettre au service d’une pédagogie noire.
Si nous n’y prenons pas garde, notre façon de parler
de bien et de mal à nos enfants n’aura d’autre effet que
de produire de l’obéissance et de la soumission, en
exerçant une violence psychique. Selon Alice Miller,
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ce comportement violent et cruel à l’égard des enfants
s’explique par l’histoire des parents eux-mêmes. Cette
violence éducative ne serait que la reconduction par
les parents des violences qu’ils ont eux-mêmes subies
enfants : « Les parents luttent pour obtenir sur leurs
enfants le pouvoir qu’ils ont dû eux-mêmes abdiquer
auprès de leurs propres parents. La menace qu’ils ont
senti peser sur eux dans les premières années de leur
vie et dont ils ne peuvent se souvenir, ils la vivent
pour la première fois avec leurs propres enfants, et
c’est seulement alors, devant de plus faibles qu’eux,
qu’ils se défendent souvent très puissamment. Ils
s’appuient ce faisant sur une foule de rationalisations
qui ont subsisté jusqu’à aujourd’hui. Bien que ce soit
toujours pour des raisons internes, autrement dit
pour leurs propres besoins, que les parents maltraitent
leurs enfants, il est admis une fois pour toutes dans
notre société que ce traitement doit être bon pour
l’enfant 11. »

10. Ibid., p. 72.
11. Ibid., p. 29.

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Savons-nous vraiment de quoi nous parlons lorsque


nous parlons du bien de l’enfant ? Savons-nous seule-
ment de quoi nous parlons lorsque nous parlons du
bien ? Et rien ne nous assurera jamais que nous avons
effectivement fait le bien de l’autre. Bien sûr, nous
voulons aimer nos enfants et les respecter dans leur
spécificité individuelle. Cela demande beaucoup de
générosité, de tolérance et de patience. Mais ainsi
que le remarquait Alice Miller, dès l’introduction de
son ouvrage, « la générosité et la tolérance ne passent
pas par l’intermédiaire du savoir intellectuel  12 ».
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Apprendre à aimer et aider nos enfants ne passe pas
par des leçons de morale.
Mais peut-être attendons-nous trop de ce que nous
nommons « éducation ». C’est un mot lourd de sens,
une dénomination bienveillante en apparence, mysti-
ficatrice en réalité. Nous essayons juste de transmettre
à nos enfants ce que nous pensons être des biens. Nous
pouvons leur apporter la connaissance, l’amour du
savoir, la sensibilité aux grandes œuvres de l’esprit, la
richesse, la sécurité, la confiance en soi, etc. Mais nous
ne savons pas ce qu’ils en feront. Nous pouvons leur
apporter des biens. Mais que seront ces biens pour
eux ? Nous ne pouvons pas répondre à l’avance ni à
leur place à cette question. Faire ce qui nous semble
bien est une chose. Mais faire ce qui est bien pour
l’autre, ou faire le bien de l’autre, est une entreprise
toujours ambivalente qui risque, telle une « alchimie
à l’envers », de transformer l’or en plomb, et l’amour
en haine.

12. Ibid., p. 18.

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