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THÉÂTRE JEUNE PUBLIC : INTERDIT AUX MOINS DE 3 ANS ?

Patrick Ben Soussan

ERES | « Spirale »

2005/3 no 35 | pages 43 à 61
ISSN 1278-4699
ISBN 2-7492-0444-5
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Hachette coll. « Grands peintres pour


Vincent Van Gogh, Joachim Walter,

petits enfants », 1992.


Théâtre jeune public :
interdit aux moins
de 3 ans ?
Patrick Ben Soussan

« Nutrices pueros infanteis minutulos


Domi ut procurent, neu quae spectatum adferant. »
Plaute, vers 200 av. J.-C. 1

« On me pose très souvent la question : “pourquoi le théâtre jeune public ?” Je voudrais


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répondre aux gens : pourquoi pas ? Je suis fatigué de défendre le jeune public ; je veux
renverser la question. Je désirerais que l’on me dise pourquoi pas. Se justifier de faire
du théâtre jeune public est une lutte inutile. Le théâtre jeune public a été considéré
(est considéré encore peut-être) comme une chose faite pour occuper les enfants. Si le théâtre
jeune public est si peu considéré, cela est dû au simple fait que les enfants ne votent pas. »
Nino D’Introna, directeur du Théâtre Nouvelle Génération de Lyon 2

L’enfance du théâtre d’enfants


« Le théâtre est un métier d’enfance et de lumière 3 »

Avignon 1969, un autre temps : porté par l’imagination au pouvoir et


l’interdit d’interdire, Jean Vilar programme à Avignon trois spectacles pour
le jeune public dont L’Arbre sorcier, Jérôme et la tortue par le Théâtre du

Patrick Ben Soussan, pédopsychiatre, praticien hospitalier, responsable de l’Unité de psycho-oncologie,


Institut Paoli-Calmettes, Marseille. bensoussan.patrick@wanadoo.fr
1. « C’est à la maison que les nourrices devront s’occuper des petits bébés au lieu de les emmener au
spectacle » Plaute, « Prologue » dans Le Carthaginois (Poenulus), Paris, Les Belles Lettres, 2003.
2. Interview par Sabine Zaragoza du 21 décembre 2004, consultable en ligne sur : http://www.theatre-
enfants.com/pages/rencontres/nino_dintrona.php. N’hésitez pas à visiter le site www.theatre-enfants.com,
portail consacré aux spectacles jeune public, véritable mine de renseignements et de témoignages.
3. Claude Jasmin, Rimbaud, mon beau salaud, Paris, Stanké, Poche 10/10, 1968.
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Soleil d’Ariane Mnouchkine. L’histoire de la naissance de ce spectacle est


exemplaire à plus d’un titre. C’est Catherine Dasté qui le créera après
avoir élaboré totalement le scénario avec des enfants de CE1, à partir d’un
thème qu’elle leur proposa 4.
La classe choisie n’était pas banale, elle faisait partie d’une école de
Sartrouville, militante pour un projet éducatif inédit et très engagée dans
la pédagogie Freinet, celle-là même qui pratiquait la libre-expression et
témoignait d’une attention et d’un respect à l’enfant nouveau et singulier.
Je ne résiste pas à vous livrer les premières lignes d’un éditorial de l’Art
enfantin, revue trimestrielle du mouvement Freinet : « Les hommes étaient
rassurés. Depuis plus d’un siècle, ils s’acharnaient à construire des écoles
pour leurs enfants : quatre murs solides et fermés où ils pouvaient en toute
quiétude et sécurité enfermer les petits d’hommes pendant 8 à 10 ans de
leur vie et les tenir là immobiles, attentifs, assis. Les hommes se sentaient
tranquilles. Tout était en ordre. Les petits d’hommes apprenaient à lire
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dans les livres la pensée des hommes-morts et quand ils s’étaient tenus
bien sages, on leur racontait l’histoire sur mesure du petit Poucet ou du
Chaperon rouge. On leur offrait pour Noël les livres de la comtesse de
Ségur et le jeudi, récompense enviée, ils pouvaient regarder à la “télé” les
spectacles “tranquillisants” des histoires du jeudi, histoires d’hommes pour
enfants, bêtifiantes et puériles, misérablement adaptées à la naïveté de ces
enfants pour adultes. Sans oublier, bien sûr, les “merveilleuses” aventures
des héros experts en tir au revolver ou à la carabine. Mais le bonheur dans
tout cela ? Ces petits d’hommes étaient-ils heureux ? Doucement, il ne
faut pas parler de bonheur. C’est un mot à manier avec précaution,
comme un explosif, de peur qu’il ne vous éclate à la figure. Et pourtant,
ce dont cet enfant d’homme a le plus besoin, c’est de bonheur ; non pas
un bonheur fait de bonbons et de rubans ou de machines à laver et de fri-
gos, mais un bonheur extravagant, un bonheur fou, un bonheur qui
avance, qui découvre, qui court, qui dépasse, qui gagne, qui bouge 5. »
Quelle peinture convaincante de ce merveilleux enfant et de cette mer-
veilleuse enfance dont il ne nous reste, selon Pascal, que « la marque et
la trace toute vide » ! Comment mieux dire le mythe de l’enfance éter-

4. « Dans un pays lointain, une créature est devenue maître d’un village et oblige les gens à travailler
pour elle ; elle a chassé tous les animaux sauf un. »
5. Jacqueline Bertrand, éditorial de l’Art enfantin, n° 46, 1969. Ce numéro de la revue est consultable
en ligne sur : http://www.freinet.org/icem/archives/ae/ae-46/ae-46.htm

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Théâtre jeune public : interdit aux moins de 3 ans ?

nelle, l’Enfance Imaginaire, « joyeuse, inno-


cente et sans cœur », la Toute-puissance
Infantile, un incessant coup d’éclat narcissique ?
Dans The little White Bird, roman paru en 1902
et qui préfigure le Peter Pan futur, J.M. Barrie
rapporte qu’à la naissance, les enfants sont d’abord des oiseaux qui per-
dent ensuite leurs ailes tout en conservant le désir d’un impossible
envol. Les enfants seraient ces « voyageurs ailés », « exilés sur le sol 6 »
qui planent « sur la vie » et comprennent « sans effort le langage des
fleurs et des choses muettes ». Saint-Exupéry, dans Terre des Hommes,
avait lui aussi évoqué un enfant-artiste, empêché dans ses promesses
d’avenir ; cet enfant musicien, ce « Mozart enfant » sera condamné,
« Mozart assassiné », comme tant d’enfants, comme tous les enfants ?
Dans Le Petit Prince, dès les premières lignes, le ton est donné : il y a un
petit garçon de six ans – le narrateur quand il était enfant – et « les grandes
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personnes ». Il y a surtout un petit garçon de six ans qui va abandonner
« une magnifique carrière de peintre » à cause de ces grandes personnes
qui ne vont rien comprendre à ses dessins : « Les grandes personnes ne
comprennent jamais rien toutes seules, et c’est fatigant, pour les enfants,
de toujours et toujours leur donner des explications. » Le narrateur-enfant
qui voulait peindre la fantaisie, les fantasmes, donner vie à son monde
interne, sera sommé de s’intéresser à... « la géographie, à l’histoire, au
calcul et à la grammaire ». Des sciences exactes, une géographie du réel
et de la raison en lieu et place des visions, de la sensibilité, de l’Art. Saint-
Exupéry, dans ce récit désespéré et nostalgique d’une enfance entravée,
reprend ce qu’il avait déjà écrit dans Citadelle : « ... Et c’est le grand
ennui des enfants que d’être pillés d’une source qui est en eux et qu’ils ne
peuvent point connaître et à laquelle tous viennent boire, qui ont vieilli de
cœur pour rajeunir ». Et quand D. Cooper, le pape de l’antipsychiatrie,
résume cette vision paradisiaque de l’enfance : « Il suffit pour l’instant de
dire que chaque enfant […] est, du moins en germe, un artiste, un vision-
naire et un révolutionnaire », ce n’est que pour énoncer cette parole
définitive : « À huit ans, tous les enfants sont à la fois poètes, révolution-
naires et idéalistes. Mais à dix ans, à quelques exceptions près, ils sont
tous morts. Pratiquement, élever un enfant, c’est tuer une personne 7. »

6. Comme « L’albatros » de Baudelaire (1859), dans Les fleurs du mal


7. D. Cooper, Mort de la famille, Paris, Le Seuil, 1975

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Catherine Dasté était une « grande personne » mais son enfance ne


l’avait pas oubliée. Petite-fille du grand Jacques Copeau et fille de Jean
Dasté, promoteur dans l’après-guerre d’un théâtre vivant, exigeant et
populaire en région, de Grenoble à Saint-Étienne 8, elle grandit sur les
planches et sera la vraie pionnière du théâtre jeune public. Actrice et
metteur en scène, elle s’était installée, bien avant l’expérience Mnouch-
kine, pendant plus de deux ans, dans cette classe de CE1, et une fois par
semaine au moins, enregistrait les histoires que les enfants lui rappor-
taient, recueillaient leurs dessins, dans le but déjà d’obtenir un jour un
scénario de théâtre et d’en faire un spectacle pour enfants. Elle va fonder
la Compagnie La Pomme verte et, avec l’appui de Françoise Dolto, créer
le premier Centre Dramatique National pour l’enfance et la jeunesse, à
Sartrouville, en 1978. Elle se partagera sa vie durant entre théâtre jeune
public et théâtre tout public, transportant de lieu en lieu son engagement
militant : « Le théâtre pour enfants me paraît avoir pour rôle de boulever-
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ser l’enchaînement de la vérité reconnue, de mettre en question la vision
adulte des choses, d’interroger, d’ouvrir l’imagination à des réalisations
inattendues. Et cela, dans un langage qui n’est pas logique et explicatif
[…]. Théâtre de recherche où le contact avec les enfants, avec leur ima-
gination, leur invention poétique à l’état sauvage, leur audace, leur
intransigeance, nous empêchera de tomber dans les excès d’intellectua-
lisme qui sont un danger particulier pour les recherches du théâtre con-
temporain […]. Seuls, à mon sens, les poètes, et les enfants eux-mêmes,
peuvent inventer les thèmes des spectacles pour enfants, parce qu’ils
savent découvrir une source d’inspiration à un niveau plus profond que
celui qui est marqué par notre vision consciente du monde. C’est à ce
niveau profond que nous risquons de découvrir un monde poétique dont
la virulence brisera l’enchaînement de la vérité admise, et ouvrira l’esprit
à d’autres possibilités. »
L’enfance aurait-elle donc cette vertu de nous ramener à la nature
humaine ? Le théâtre jeunesse aurait-il ce don de nous rappeler au devoir
de vivre et de penser ?
Beaucoup d’emphase pour dire ce mythe de l’enfance, cette enfance
jamais et à jamais perdue, cette enfance qui nous habite encore et tou-
jours et dont la présence en nous, intime, nous accompagne, notre vie

8. Il faut relire son petit livre, Le théâtre et le risque, Paris, Cheyne, 1992

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Théâtre jeune public : interdit aux moins de 3 ans ?

durant. « Les adieux à l’enfance » (A. Braconnier),


« sortir de l’enfance tout en continuant à vivre
avec elle », « dépasser notre enfance sans la
renier », est-ce si difficile ? Le théâtre jeunesse
ne constituerait-il pas en quelque sorte une
« Invitation au voyage », pour s’en aller en douce compagnie, vers ce
pays où, selon Baudelaire, tout ne serait « qu’ordre et beauté, luxe, calme
et volupté ». Le théâtre jeunesse ne serait-il pas le sésame vers ce « Never
Neverland », ce pays du grand Jamais, ce pays Imaginaire, cette « île de
l’éternelle enfance » que nous avons quittée et que nous rêvons, nostalgi-
quement, de retrouver.
Alors, le théâtre jeunesse ne parle-t-il que de notre enfance, qui a fait
son temps, qui a vécu et à laquelle nous avons survécu… entiers ? Ou
plutôt diminués, amputés, tronqués d’une part de nous si vive, si pleine,
si belle ? Que nous retrouvons sur les planches ?
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On comprendra qu’une nouvelle histoire du théâtre jeune public 9 est
née dans ce creuset des années 68, que s’y sont croisés Freinet, Dolto,
Dasté et bien d’autres 10, qu’une idée nouvelle et révolutionnaire de
l’enfance, impulsée, disons-le clairement, par la psychanalyse, par une
remise en question de tout un système de valeurs et de pratiques, par une
idéologie libertaire et une efflorescence de travaux et de réflexions philo-
sophiques, sociologiques, progressistes, et, dans le même temps, par des
perspectives de changement social et des ouvertures économiques impor-
tantes. D’ailleurs, à chaque grand changement social et politique, le théâ-
tre jeunesse refait surface en ces nouveaux atours. En 1937, Léon
Chancerel réunit un Comité pour le théâtre jeune public dont Louis Jou-
vet sera membre. 1948, les CEMEA (centres d’entraînement aux méthodes
d’éducation actives) sont créés et la première troupe permanente s’ins-
talle l’année suivante. En 1957, l’ATEJ (Association du théâtre pour

9. Au Moyen-Âge se donnaient déjà des représentations de théâtre dans les écoles. Le « théâtre pour
enfants » du XIXe siècle, inspiré de l’univers de la Comtesse de Ségur, était moralisateur et pédagogique
en diable.
10. N’oublions pas le manifeste de l’époque, les Libres enfants de Summerhill qui rapportait l’aventure
d’une école autogérée fondée en 1921 dans la région de Londres par le psychanalyste A.S. Neill (1883-
1973). Cet ouvrage paru en France en 1960 est réédité, en 2004, aux éditions La Découverte, avec une
préface de Maud Mannoni, à qui l’on doit une expérience singulière de création, en 1969, à Bonneuil-
sur-Marne, d’une école pour enfants et adolescents atteints de troubles psychiques graves, relatée dans
Éducation impossible, Paris, Le Seuil, 1973.

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l’enfance et la jeunesse) naît : Léon Chancerel est son premier président.


Les compagnies professionnelles commencent à s’établir en France. En
1969 : Avignon. En 1978, les premiers CDNEJ (centre dramatique pour
l’enfance et la jeunesse) voient le jour.
Les liens entre théâtre jeunesse et institution scolaire seraient pour le
moins à interroger, de même que l’éducation artistique et la récupération
par l’école du théâtre, ou, comme le dit Philippe Meirieu, la
« scolarisation abusive du “théâtre pour enfants” qui amènerait les
enfants à vivre plutôt ce théâtre comme une forme de préparation à cer-
taines interrogations écrites que comme une rencontre directe avec une
œuvre d’art qui leur parle et leur dit quelque chose 11. » Il continue : « Le
théâtre est encore un des lieux où on n’est pas puni quand on ne com-
prend pas – ce qui est bien parce qu’on a le droit de ne pas comprendre
– où on n’est pas puni quand on n’aime pas – ce qui est bien parce qu’on
a le droit de ne pas aimer – et surtout où l’on peut voler quelques
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connaissances » 12.
Les enfants de moins de trois ans ne vont habituellement pas à l’école.
À la crèche parfois, qui a su devenir aussi « un lieu d’accueil de pratiques
artistiques » – et nombre de compagnies théâtrales viennent y proposer
leurs productions, au plus près du quotidien des enfants. Les spectacles
sont d’ailleurs devenus aujourd’hui dans les crèches un nouveau critère
de validation et de qualité : la fonction d’accueil n’est plus celle qu’il faut
travailler avant tout, mais les propositions artistiques auprès des tout-petits
sont là pour témoigner de l’engagement des structures dans le monde de
l’éveil culturel. Et qu’y a-t-il de plus important pour un parent que de
savoir son enfant bien « cultivé » ! Cette marchandisation de la culture
dans la petite enfance est un nouveau phénomène sociologique sur
lequel il serait bon de se pencher. Les bébés et les seniors sont de nos
jours des cibles marketing majeurs, et la sollicitude anxieuse parentale est
prête à tout pour la croissance harmonieuse de ces chers petits. Chers
dans tous les sens du mot !

11. Philippe Meirieu, « Le théâtre et la construction de la personnalité de l’enfant – De l’événement à


l’histoire », dans Les enjeux actuels du théâtre et ses rapports avec les publics, Rencontres européennes
de la Biennale du théâtre jeunes publics, Centre régional de documentation pédagogique de l’académie
de Lyon, 1993, p. 12.
12. Op. cit., p. 23.

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Mollet, Éditions Didier, Pirouette, 1993.


Théâtre jeune public : interdit aux moins de 3 ans ?

Pirouette, Cacahouette…, Charlotte


Les enfants de moins de trois ans connaissent
depuis une vingtaine d’années une vraie révolu-
tion développementale. On évoque leurs com-
pétences, leurs capacités inouïes, le vocabulaire
étendu de leurs émotions ; on les sait intelli-
gents, sensibles, doués de mémoire et de potentialités associatives sophis-
tiquées – comme si on le découvrait parce que des études objectivantes
et scientifiques l’avaient prouvé… et le savoir ancestral des mères, alors ?
Le théâtre jeune public, immanquablement, va se poser de nouvelles
questions à leur égard et les années 2000 seront peut-être celles d’un
renouveau du genre pour les tout-petits.

Une apparition
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« Le théâtre, c’est un petit peu comme les rêves : ça n’a pas de sens 13 »

Je ne suis plus un bébé, assurément : j’ai sept ans. C’est à Paris. Mes
parents nous emmènent pour la première fois au théâtre. Nous sommes
en retard. Nous montons à l’étage, la salle est plongée dans le noir : je me
souviens des genoux des spectateurs que je prends sur la poitrine et de
leurs murmures agacés quand nous nous frayons un passage jusqu’à nos
sièges. Mais, surtout, le bruit, des sirènes qui hurlent, des cris et des
éclairs dans la nuit du théâtre, et encore cette robe rouge ou pourpre,
qui traversait la scène, immense. J’en ai gardé, des années durant, un ter-
rible souvenir, tourmenté d’impressions obscures, irreprésentables. Je n’y
avais rien compris. Et puis j’ai oublié, jusqu’au titre de la pièce, tout, sauf
peut-être que, parfois, la nuit qui fait peur rentre aussi dans les théâtres.
On jouait Le vicaire de Rolf Hochhuth. C’était en 1963. J’ai sûrement
compris ce jour-là ce mot d’Antoine Vitez : « Un acteur n’entre pas en
scène. Il apparaît. » La vie m’est apparue autre, pleine de bruit et de
fureur, sombre et inquiétante. Je devais sûrement être à l’âge ou l’on
quitte ces « verts paradis des amours enfantines », cet âge où, paraît-il, la
raison nous vient.

13. Philippe Caubère, Les carnets d’un jeune homme 1976-1981, Paris, Gallimard, coll. « Folio »,
2001.

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Spirale n° 35

Je rêvais d’être « défenseur des opprimés ».


Rien n’a changé depuis. J’ai grandi peut-être. Un peu. Je crois encore
que je défends des opprimés, victimes de leurs propres bourreaux internes,
de ces fantômes qu’ils portent en eux et qui les brisent parfois, parfois les
musèlent. Longtemps, je me suis occupé d’enfants, petits, tout-petits, et de
leur famille. De ces aubes naissantes de la vie. J’y retrouvais un théâtre
connu. Tout n’est que retrouvailles, n’est-ce pas ? On ne découvre rien de
neuf, on se souvient, les faits de mémoire sont atemporels, comme
l’inconscient ; ils nous rejouent toujours l’arlésienne d’un passé qui ne
passe jamais. Longtemps, je les ai écoutés, regardés, aimés. J’en garde des
traces, de ces douleurs traversées, comme un goût, doux amer. La conver-
sation, en fait, ne s’est jamais interrompue avec eux tous, ils m’habitent.
Ce sont eux aussi que je retrouve sur les planches. Tous ces enfants.
Certains ont grandi, d’autres peu ou pas – ah ! Peter Pan ! Ils avancent,
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masqués parfois, mais c’est la force des grands auteurs que de nous les
révéler. Et, peut-être, de les reconnaître en eux.
Le théâtre m’a toujours bouleversé : ce vivant acteur qui me donne à
vivre, à penser, à rêver ; ce spectacle qui, dans l’actuel même de sa sur-
venue, balaye tout de ma mémoire pour venir s’y ancrer avec son flot de
clartés et de ténèbres, mais qui, ce faisant, ne fait que révéler des parts de
ma vie, rêvée ou honnie ; cette manière savante, énigmatique s’il en est,
d’installer en quelques minutes une sorte d’éternité, d’absence ; cette
matière si singulière du texte, du jeu, des corps, des décors, tressés les
uns aux autres, et qui viennent remuer en moi je ne sais quel fugace
éclair de lucidité ou quel exquis ravissement de l’esprit.
J’ai toujours pensé que toute œuvre théâtrale avait pour objet le procès
de la vie. Qu’elle s’adresse à des enfants ou aux adultes qu’irrémédiable-
ment ceux-ci deviendront, son levain s’y résume. La scène n’est qu’une
métaphore, une mise en espace de l’appareil psychique. Ce qui se joue
là, sous nos yeux et au plus près de nous, nous concerne « en vrai »,
même si par de curieux détours – le théâtre appelle toujours l’obscurité –
cela peut nous paraître fort éloigné de notre réel. Les œuvres théâtrales
ne sont jamais anodines ou gratuites, elles parlent toutes de l’énigme de
la vie, de la recherche de la vérité, de notre impossible travail d’huma-
nité. Elles parlent la langue de ce « savoir sans connaissance » que nous
portons tous sur notre dos : elles nous aident parfois à le porter. Elles ne
font que nous proposer des figurations-interprétations multiples d’un seul

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Théâtre jeune public : interdit aux moins de 3 ans ? Les œuvres théâtrales
ne sont jamais
anodines ou gratuites,
et même mythe, sur l’origine bien entendu.
elles parlent toutes
Freud écrit, à Reik je crois, qu’il faut essayer de de l’énigme de la vie.
traiter tout mythe à la manière d’un rêve. Les
œuvres théâtrales sont autant de rêves
qu’éveillés nous faisons. Elles traduisent – pour
tous et tout autant pour soi exclusivement – le grand texte de la vie, tra-
versé d’une multitude d’autres textes, qui les contient, les cache et les
perd : comme toutes les traductions, elles disent un peu à côté, un peu
plus loin. Le théâtre dit toujours en sus. Il est cette cuisine de sorcière
même qu’évoquaient Freud et Goethe avant lui 14.
Allons plus loin encore. Le théâtre n’est pas un lieu – géographique ou
psychique – comme les autres : il est un lieu d’essence politique, où se
déploie, s’analyse, se commente, l’histoire – celle qui est passée et celle
qui nous est contemporaine – et les interrogations que toute société for-
mule à son encontre. Le théâtre est ce lieu qui ouvre aux débats, qui pro-
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pose une autre lecture – ne nous y méprenons pas, tout aussi
institutionnelle que celle offerte par le législateur, le politique ou le reli-
gieux –, un autre traitement de tout ce qui nous fait et nous questionne. Il
est parfois le révélateur inattendu de ces requêtes de sens que nous con-
voquons au quotidien, pour nous aider à être, et il sait ébranler notre
conception du monde même : le théâtre ébroue alors furieusement notre
profonde paresse de pensée et nous déprend, osons-le, de la subversion
conservatrice et totalitaire qui nous menace à chaque jour. Nous ne pou-
vons faire l’économie du théâtre, au double sens de ce terme, gestion-
naire et psychique.
Le théâtre est ce lieu de passage où s’élabore, quelque part entre rêve et
réalité, l’irréductible singularité d’un sujet ; ce lieu où se réordonnent « les
contingences passées en leur donnant le sens des nécessités à venir, telles
que les constitue le peu de liberté par où le sujet les fait présentes 15 ».

14. « Il faut donc bien que la sorcière s’en mêle » (Méphistophélès, dans J. W. von Goethe, Faust
[1806], 1ère partie, sc. 9 [dite « cuisine de sorcière »], v. 2365, Paris, Gallimard, Collection Folio Théâ-
tre, 1995). Wolf Erlbruch, ce fabuleux auteur allemand, a su donner une « version » illustrée de cet épi-
sode de la cuisine, avec la poésie et l’imagination débridée qu’on lui connaît. En un assemblage de
peintures, collages, découpages de cartes, plans d’architecture, alignements de chiffres et d’effets
d’ombres chinoises, il atteste de cette créativité traductrice que le théâtre affiche au grand jour. À appré-
cier sans délai (Paris, La Joie de lire, 1998).
15. Jacques Lacan (1953), « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits I, Paris, Le
Seuil, coll. « Points », 1966, p. 133.

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Spirale n° 35

Refuser la crétinisation de l’enfant


« Un théâtre qui oublie de s’adresser à la jeunesse est un théâtre moribond 16 »

Tout cela vous apparaît assurément très sérieux, bien loin des préoccu-
pations des tout-petits enfants, et vous vous dites : Quel propos d’intello !
Voilà bien un discours d’adulte que ne peuvent bien entendu ni tenir ni
comprendre les bébés ! Leur théâtre à eux ne se situe pas en ces contrées,
trop élaborées, trop sophistiquées. Avec un petit sourire condescendant,
vous ajouteriez : quand même, ne l’oublions pas, ce sont de bébés dont
nous parlons, des bébés, des mini-mômes, des gniards en couche et à
peine cortiqués, baragouinant quelques mots, rampant encore pour cer-
tains, biberons et totoches au cou. Ces « tout-mous » qu’évoque Damien
Bouvet en référence à leur fontanelle ouverte sur le haut du crâne et qui
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s’enfonce sous la pression – délicate ! – du doigt distinguent à peine le
monde et ses atours ; ils sont si peu enclins à appréhender la foisonnante
richesse de la langue. Va leur en falloir des années pour « entendre » la
prose du monde en ses subtiles carnations ! Allez, ils ont le temps, lais-
sons-les dans le nirvana de leur âge, si charmant et angélique, ah ! « Le
vert paradis des amours enfantines » du poète Baudelaire, « l’innocent
paradis plein de plaisirs furtifs ». Racontons-leur plutôt quelques histoires
niaises de bébêtes dégoulinantes de tendresse ou abandonnons-les
devant un dessin animé version Disney, nostalgie oblige.
Bien sûr, si par hasard vous êtes de ceux qui sont parvenus à s’affran-
chir de cette primatologie ambiante, si vous ne considérez pas le tout-
petit comme un de nos frères en humanité certes, mais encore un peu
vert, pas vraiment mur et tout juste différencié de nos lointains cousins en
généalogie simiesque, si vous êtes de fervents zélateurs de Mamie Dolto
et Papi Brazelton, vous saurez reconnaître et affirmer les compétences de
ces tout-petits. Et, immanquablement, vous leur lirez Ponti, les Solotareff
d’il y a longtemps, Anthony Brown, Maurice Sendak… Vous regarderez
avec eux Le roi et l’oiseau, L’enfant qui voulait être un ours, pourquoi pas
Kirikou ? Tiens, iriez-vous au cinéma avec votre petitou de moins de
3 ans ou préférerez-vous regarder ensemble, chez vous, cassette ou DVD ?

16. Peter Brook, Lettre, Mai 1998. Cette lettre a été lue ou affichée, la semaine du 11 au 17 mai 1998,
dans chaque théâtre participant aux « Levers de rideaux ».

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Théâtre jeune public : interdit aux moins de 3 ans ?

L’amèneriez-vous au cirque, écouter un concert,


un conte, assister à une performance d’artiste ?
L’inviteriez-vous à découvrir Matisse ou Ale-
chinsky dans une galerie voisine ou un grand
musée ? Partageriez-vous simplement quelques
lectures dans le coin tout-petits de la bibliothèque de votre quartier – si fait
est qu’elle en dispose d’un, adapté ? Mais peut-être que vous seriez du
genre même à l’accompagner au jardin des sons, à la gymnastique corpo-
relle et aux ateliers d’éveil musical. Vous iriez jusqu’à le conduire, votre
minot d’à peine un an, au parc devant Guignol ou un petit théâtre de
marionnettes ? Mais de là à aller au théâtre, le vrai théâtre, le grand…
Non ! C’est pour les grands, le théâtre : allez, pour les ados aussi, et, si
vous insistez vraiment, on vous accordera le droit ou la possibilité d’y
aller avec vos petits, dégrossis les petits, passé l’âge de raison, 7 ou 8 ans
dirons-nous. Avant…
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Mais oui, il y a bien un théâtre de jeunesse, et d’ailleurs, la communi-
cation à son propos, active ces derniers mois, évoque son exceptionnelle
richesse et son effervescence. Mais si Le Monde, daté du dimanche 21/
lundi 22 décembre 2003, titrait en pleine page « Le grand théâtre se pen-
che sur les petits », c’était surtout pour faire la promotion de Bouli Miro,
de Fabrice Melquiot, première pièce jeune public à passer les portes de
la prestigieuse Comédie Française. La plaquette de présentation évoquait
un spectacle « pour enfants », avec cette recommandation affichée : « À
partir de 8 ans. » À Disneyland, ce sont les enfants de moins de 102 cm
qui ne peuvent accéder à certaines attractions. Critère discriminant,
sexuellement parlant, mais bon… 17 : personne n’a dit que Disneyland
était un théâtre, même si parfois le théâtre jeunesse se prend pour un parc
d’attraction, investissant les espaces publics, se jouant en festivals de
plein air ou en déambulations estivales. C’est ça, la première jeunesse, ça
bouge beaucoup et ça a besoin de grand air ; faut que ça puisse courir
dans tous les sens, ça tient pas en place, faut que ça se dépense, pas que
ça pense. Ça, c’est pour plus tard, quand ils seront sages comme des ima-
ges, les jeunes, assis sur des petites chaises, à regarder de petits specta-
cles, pour leurs petites têtes avant de s’installer sur de grandes chaises, ou

17. Un garçon de 4 ans affiche cette taille mais une fille devra attendre encore six mois au moins pour
sauter dans Big Thunder Mountain.

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Spirale n° 35

des fauteuils lourds de velours rouge, dans de vénérables offices du culte,


Centres Dramatiques Nationaux pour l’Enfance et la Jeunesse, qui dai-
gneront programmer une fois l’an un spectacle à leur intention.
Ne nous leurrons pas, le théâtre jeune public en France est encore relé-
gué dans les soutes des programmations, coincé dans des budgets étri-
qués et monté avec trois bouts de ficelle. Il reste un « tiers-art », un
théâtre au rabais, un strapontin dans les programmations de nos struc-
tures culturelles, et qui souvent relève d’une logique plus opportuniste et
commerciale qu’artistique 18.
Que dire dès lors du théâtre très jeune public, à destination de ces
enfants-là qui ne vont pas à l’école, qui ne parlent pas encore comme des
grands, ne se tiennent pas encore comme des grands, ne pensent pas
encore comme des grands, et ne ressentent ni les choses ni les gens du
monde comme des grands ? Et si Libération du 6 juin 2003 titrait sur deux
pages, signées Maïa Bouteillet, « Premier âge, acte I », pour dire que les
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metteurs en scène de théâtre se mettaient à la portée des 0-3 ans avec des
créations adaptées, y-a-t-il vraiment là aujourd’hui un « enjeu nouveau » ?
Ne lit-on pas encore : « Les enfants de moins de 3 ans ne peuvent être
admis dans la salle, sauf spectacle à leur intention » sur le site du Théâtre
de Cornouaille-Scène nationale de Quimper. N’a-t-on pas droit inces-
samment aux définitifs : « Tout public dès 5 ans » ou « dès 4 ans » ou « à
partir de… » ?
Ah ! Le « à partir de… »
Avant cet âge clé, point de Théâtre, avec un grand T. Du théâtre qui
majuscule. Avant, du petit théâtre, en art mineur. Le théâtre destiné aux
petits serait une propédeutique à la rencontre avec le théâtre sérieux, le
vrai, le grand.
Proust assurait que les enfants n’avaient pas besoin de livres d’enfan-
tillages et que l’on n’écrit pas « pour » les enfants. Je crois assurément
que le théâtre appelle ces mêmes commentaires. Joël Jouanneau, écrivain
et metteur en scène, assurait « qu’un texte pour enfants doit refuser en
priorité toute forme pédagogique ou infantile. J’entends, par infantilisme,
la crétinisation de l’enfant : c’est l’ennemi principal. Une bonne pièce

18. On lira avec intérêt la Lettre d’information de l’ONDA, n° 30, printemps 2004, dont le Cahier central
développe ce propos et qui est consultable en ligne à l’adresse suivante : http://www.onda-internatio-
nal.com/fichiers/dossiers/dossier_49_fr.pdf.

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Théâtre jeune public : interdit aux moins de 3 ans ?

relle, Caroline et Jack Lang, Éditions


Anna au Muséum d’histoire natu-

Hachette Jeunesse, 2002.


ouvre son imaginaire, ne gomme rien, aucune
thématique : la question de l’amour, celle de la
violence, de la mort… 19 ».
Antoine Vitez avouait « vouloir faire du théâ-
tre pour les enfants qui ne soit pas pour enfants »
parce que, ajoutait-il, « la spécificité absolue du théâtre pour enfants me
semble douteuse 20 ». Patricia Giros, auteur, continue : « J’étais très cho-
quée, lorsque j’étais enfant, des spectacles qu’on me proposait, j’avais
l’impression qu’on me prenait pour une idiote, que rien n’était fait pour
moi. Et, de fait, l’enfant n’existait pas socialement comme partenaire,
encore moins comme spectateur 21. »
Le théâtre ferait-il grandir les enfants ? Tous les enfants ? Mais il est
encore à ce jour réservé à certains d’entre eux, les plus grands, ceux qui
sûrement sont en âge de le « saisir ». Des bébés au théâtre, vous
plaisantez ! Pour quoi faire ? Ils n’en comprendront rien. Laissons-les à
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leurs enfantines, ritournelles, comptines, formulettes, jeux de nourrice et
autres jeux de doigts. « Je fais le tour de ma maison (on fait le tour du
visage avec ses mains) / Bonjour papa (on ferme un œil du bébé) / Bon-
jour maman (on ferme l’autre) / Je descends l’escalier (on descend sur le
petit nez) / Je sonne à la porte, dring, dring (on appuie sur le nez) / Je
m’essuie les pieds sur le paillasson (on frotte son doigt sur ses lèvres) / Et
je rentre dans ma maison (le doigt fait mine de rentrer dans la bouche) ».
Y a-t-il vraiment un théâtre pour petits et un théâtre pour grands ? « Si
seulement on pouvait en finir, un jour, avec la spécificité ! Que le théâtre
pour enfants soit du théâtre, point », ajoute Joël Jouanneau.

Le théâtre de la jouissance et celui de la pensée


« Le théâtre doit faire de la pensée le pain de la foule 22 »

Il y a pourtant deux « théâtres » qui s’adressent aujourd’hui aux plus


petits. Et qui, ce faisant, témoignent de conceptions de la petite enfance

19. Entretien dans Le Monde du 3 février 2004.


20. Dominique Darzacq, Tricher n’est pas jouer, Supplément à la revue Itinéraire, n° 145, Heyoka, Sar-
trouville, 1991-1992, p. 7.
21. Ibid., p. 42.
22. Victor Hugo.

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Spirale n° 35

diamétralement opposées et des questions que se pose le Théâtre jeune


public, si fait est qu’elles s’articulent autour de la place de l’enfant et de
son rapport au monde, à l’autre et à la société.
Le premier est un théâtre d’émotions qui joue essentiellement sur la
sensorialité de l’enfant, ses perceptions, son vécu affectif. C’est un lieu
d’expériences, presque d’expérimentation. Si Edwige Antier, pédiatre très
médiatique, répond oui à la question : « Faut-il amener les bébés au
spectacle ? », c’est pour conseiller aussitôt de « cultiver les bébés […].
Afin que ces derniers puissent enrichir leur courte expérience de toutes
les émotions possibles, se nourrir de sensations nouvelles, et bâtir peu à
peu leur jardin secret, un imaginaire qui n’appartient qu’à eux 23 ». Il faut
donc amener les enfants au théâtre très tôt pour stimuler leurs sens et
développer leurs émotions.
Ainsi, Les mains dans la farine du Théâtre à cru se propose comme
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« une initiation sensorielle destinée aux petits dès un an, ils voient, respi-
rent, touchent, écoutent et découvrent comment la matière se métamor-
phose, de la graine de blé jusqu’à la miche de pain ».
Ainsi, Rêve d’un papillon de la Compagnie Espiègle est conçu
« comme un voyage qui mène de la réalité au rêve pour les tout-petits,
dès l’âge de la crèche. Tout l’espace a été redessiné pour eux. Ils entrent
dans un labyrinthe tendu de grands draps blancs, tout au long du chemin,
des lanternes magiques diffusent des images colorées et mouvantes ».
Ainsi À l’eau de rose de la Compagnie du porte-voix propose « un
voyage impressionniste d’une trentaine de minutes qui part du ventre
maternel pour aller jusqu’à la mer. Ce spectacle, conçu pour les tout-
petits dès 6 mois, associe le rose et la musique rituelle balinaise ».
Ce théâtre est celui de la jouissance, des retrouvailles avec la mère, des
sensations-émotions partagées, du lien, de la fusion. Il considère le tout-
petit comme un être en développement, non fini, essentiellement centré
sur la sensorialité et le lien à l’autre. Par là même, il déploie auprès de
l’adulte qui accompagne l’enfant des trésors de séduction nostalgique.
Qu’il est bon de retrouver des comptines d’enfance, des goûts et des
odeurs connues ou à reconnaître, des rythmes, des tensions archaïques !
Qu’il est bon de jouir ! Ah ! Quelle douce « impression » laissent ces

23. Conférence consultable à l’adresse : http://www.theatre-enfants.com/pages/rencontres/cultiver_bebe.php.

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Théâtre jeune public : interdit aux moins de 3 ans ?


Dans le monde qui
entoure l’enfant, qui lui est
présenté, son engagement
est un embarquement,
spectacles quand on est sorti du noir, son minot une traversée, une course
dans les bras… C’était beau, n’est-ce pas ? Si
plein de douceurs et de poésie, de proximité et
éperdue, une échappée vive.
d’intimité.
C’est bien et bon, mais…
Mais il existe un autre théâtre, peut-être moins à succès que le premier,
censé être si merveilleusement formaté pour bébé, si adapté à « son
niveau de développement »… C’est que même si le tout-petit participe
des tempêtes qui soufflent sur la scène et des éclairs qui la traversent ;
même s’il halète, que sa respiration devient saccadée, son corps se tend ;
s’il tremble parfois, se sent bouleversé, menacé, assailli, bercé, emporté ;
s’il traverse aussi les accalmies et partage les apaisements d’avant ou
après l’orage ; il comprend bien vite que se joue là, sous ses yeux, autre
chose qui s’adresse à lui. Françoise Dolto évoquait ces « paroles
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habitées » que l’on doit adresser aux enfants, des paroles « qui sourdent
de l’intérieur » et qui disent « la vérité ». De quelle vérité parle le théâtre
de la jouissance ?
Cet autre théâtre, du manque-à-jouir, s’il fallait parler lacanien, de
l’absence, est un théâtre du langage et de la pensée 24.
Un enfant, tout enfant, lit le monde comme un texte atmosphérique. Il
est tellement sensible à ce weatherscape dont parle le psychanalyste
D. Stern, cette ambiance affective qui qualifie toute rencontre avec son
environnement humain ou non humain, qu’on pourrait le confiner à cette
seule fièvre qui l’agite, parfois foudroyante, parfois plus tempérée. On
pourrait le dire ainsi, le tout-petit : dans le monde qui l’entoure, qui lui
est présenté, son engagement est un embarquement, une traversée, une
course éperdue, une échappée vive. Il serait explorateur, découvreur, à
jeter son corps dans la vie et à prendre le large, celui qui emporte ventre,
jambes, cœur… Et la tête ? Alouette !
Ce tout-petit-là est plumé bien vite de ses capacités psychiques, de ce
qui fait sa vie mentale, ses efforts de représentation, de compréhension,
de mise en sens du monde. Il est partout en forêt, l’enfant, à se dépêtrer
d’avec ses fourrés et ses clairières. Il « voit tout en nouveauté », continuait
Baudelaire.

24. W. Bion, « la pensée nait de l’absence ».

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Spirale n° 35

Mais il ne fait pas que voir, sentir, jouir, l’enfant, aux aubes de sa vie.
Il pense aussi. Il utilise même une faramineuse énergie à mener à bien ce
travail. Il est un travailleur de force, très tôt. Et cela, nous autres, les adul-
tes devenus, nous ne voulons le voir, le croire. Nous préférons imaginer
His Majesty the Baby, au nirvana du palais des sens, bien loin de ce qui
demain, allez, osons après-demain, sera son quotidien. Ils ont bien le
temps, n’est-ce pas ? pour grandir, vivre le monde en son malaise et ses
peines. Protégeons les bébés, gardons-les dans le miel et le coton le plus
longtemps possible. Demain, ah ! Demain, il sera temps de voir.
Alertez les bébés, chantait Jacques Higelin en 1976…
Alertez les adultes, devrions-nous beugler. Qu’ils saisissent que de
l’intérieur des œuvres théâtrales, les bébés aussi comprennent mieux le
monde, celui qu’ils habitent et celui qui les habite. Le théâtre est cet
espace « habité » – osons dire : incarné, pour reprendre Dolto – où se dit
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notre humanité. Chaque jour à reconstruire. À chaque spectacle. Mais il
faut un Grand talent, une Grande exigence pour reconnaître les enfants
comme spectateurs, et qui plus est, comme coauteurs de tout discours à
leur propos. Il faut penser, prendre des risques, s’exposer. Le théâtre est,
paraît-il, un art vivant. En vivre n’est pas simple, ni assuré, à moins de
faire, comme certains, du fric sur le dos et au nom de l’enfance et de ses
plaisirs démodés.
Donner les moyens d’exister à ce théâtre-là, c’est imprudent. « Ce qui
m’intéresse, dit Fabrice Melquiot, le créateur de Bouli Miro, c’est que le
théâtre pour la jeunesse est aujourd’hui le lieu de l’imprudence. »
Vous savez comment sont les enfants, les tout-petits et les plus grands :
si fait est qu’on les laisse grandir à leur gré, ils sont frondeurs et créatifs
en diable. Il y a, pour sûr, quelque chose de diabolique dans de telles
aventures, et quelques puritains, ici ou là, qui continueront de penser que
l’enfance est et doit rester l’innocence faite vie, à protéger du monde ter-
rible des adultes. Que le théâtre doit servir à quelque chose, être utile,
faciliter les apprentissages, que sais-je encore ?
À quoi ça sert le théâtre ? À rien. À la vie. Ça sert à vivre. Vivre pour
vivre. Vivre pour le sens inconnu, profond et mystérieux d’être. Comme
le fait tout humain. Comme le fait tout enfant.

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Théâtre jeune public : interdit aux moins de 3 ans ?

Éditions Maurizio Corraini srl, 1997.


Les nombres, 1945, Luigi Veronesi,
Le théâtre enfanté
« Ce n’est pas parce qu’on écrit pour un public de petite taille
qu’il faut écrire à genoux 25 »

Pourquoi le très jeune spectateur de théâtre est-il souvent privé d’un


texte ?
Parce qu’il ne le comprendrait pas ? Parce que les mots écrits par un
auteur lui seraient étrangers ? Pourquoi est-ce que les tout-petits
n’auraient pas un rapport littéraire au théâtre, un vrai rapport aux mots du
théâtre ? Les enfants aiment les mots, ceux qu’ils peuvent comprendre et
ceux dont ils ignorent tout. Leur sonorité, leur rythme, leur musicalité, la
richesse et la diversité de la langue. Les mots du théâtre et tous les mots
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d’ailleurs sont un peu comme de la chair, et les enfants ont avec eux un
rapport très organique. Barthes écrit que « le texte a une forme humaine,
c’est une figure, un anagramme du corps 26 », et nombre d’auteurs con-
temporains évoquent ce rapport au texte, de l’ordre d’un rapport physi-
que. La scène du théâtre est aussi un « marché aux mots » et le tout-petit
y va de ses emplettes, parfois à son insu. « Je défends l’idée qu’une pièce
est un texte qui existe indépendamment de ses représentations. Le texte
est un, et les mises en scène multiples. C’est ce que j’aime dans le
théâtre », explique Brigitte Smadja, créatrice de la collection « Théâtre »
de L’École des loisirs. Dès lors, il convient, comme le défend Françoise
Pillet, d’écrire « sans mettre de béquilles 27 », et de marquer l’impor-
tance, dès le plus jeune âge, de la langue, en ses rebondissements et ses
inattendus. N’oublions jamais que le théâtre est le lieu vivant de la litté-
rature et du langage, et qu’il ne saurait être pensé comme un espace
exclusif de sensorialité et d’émotions partagées. « Le théâtre n’est jamais
la fabrication d’un produit, ce qui élimine trois choses : le tiroir-caisse,

25. N. Edelbarr, cité par D. Bérody, « L’enfance de l’art. Quel répertoire pour les jeunes ? », dans Les
cahiers des lundis, saison 1993-1994.
26. Le plaisir du texte, Paris, Le Seuil, 1973.
27. On consultera, sur l’écriture pour le très jeune public, le compte-rendu de la rencontre du 5 mai
2004, à Paris, organisée dans le cadre de son festival 1, 2, 3 Théâtre, par le Théâtre de l’Est Parisien, à
l’adresse suivante : http://www.theatre-enfants.com/pages/rencontres/ecrire_jp.php.

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Spirale n° 35

les acteurs et les spectateurs. Que reste-t-il ? L’essentiel, l’aventure du


langage 28 », ponctue Gatti.
Damien Bouvet, auteur de Chair de Papillon précise encore les
choses : « Je fouille dans un avant-mot… Je ne fabrique pas des images
mais du corps… Le théâtre, c’est avant tout du corps 29. » C’est ainsi que
si cet avant-mot parle au corps, et du corps, il est ensuite traduit, digéré,
métabolisé par un psychisme en voie de constitution et de développe-
ment. Le texte du théâtre a ainsi une importance particulière pour cet
enfant qui entre dans le langage en même temps que le langage entre en
lui. « Car, au sens propre des termes, c’est le langage qui parle. L’homme
parle seulement pour autant qu’il répond au langage en écoutant ce qu’il
lui dit », écrit Heidegger 30.
« On doit parler de tout aux enfants plus qu’à tout autre encore. Leur
ignorance de la vie est si grande que tous les grands sujets de l’existence
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les attrapent de plein fouet et les laissent KO. Nous les adultes, nous
avons cette petite part de déjà vécu qui nous console tant bien que mal.
Les enfants n’ont que les héros des contes pour les rassurer. Mais on doit
leur parler sans préméditation. Mes personnages n’arrivent pas avec des
intentions. Il n’y a aucune arrière-pensée dans leur bouche. Je voudrais
qu’ils aient cette façon très triviale qu’ont les enfants de dire tout haut et
trop fort des choses qu’on ne doit pas dire, en tout cas pas comme ça ou
pas à ce moment-là, et qui mettent dans l’embarras, qui laissent sans
voix 31. » Qu’ils parlent ou pas, les tout petits enfants témoignent de cette
écoute et de cet investissement du langage et de la parole très tôt dans
leur vie. Certains auteurs et comédiens, rares, se situent juste à la lisière
de ce temps si extraordinaire, juste à l’avancée du mot, juste dans sa por-
tée, juste au silence de son dessein. Rares en effet sont ceux qui relèvent
de cet équilibre, de cette crainte, de cette retenue, et, dans le même

28. Armand Gatti, cité dans Le Petit dictionnaire du théâtre de B. Bretonnière, Paris, Editions théâtrales,
2001.
29. Dans Le Filou, Revue semestrielle du Théâtre Massalia, Décembre 2003, consultable à l’adresse
suivante : http://www.lafriche.org/massalia/.
30. Martin Heidegger, « L’homme habite en poète », dans Essais et conférences (1954), Paris, Gallimard,
Collection Tel, 1980, p 227-278.
31. Philippe Dorin (auteur entre autres œuvres de En attendant le Petit Poucet et Dans ma maison de
papier, j’ai des poèmes sur le feu), entretien dans Le Filou, Revue semestrielle du Théâtre Massalia,
Décembre 2003, consultable à l’adresse référée en note 29.

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Théâtre jeune public : interdit aux moins de 3 ans ? « Le texte a une forme
humaine, c’est une
figure, un anagramme
temps, de ce mouvement, de cet élan : ils se
du corps »
mettent en jeu, ils exposent leur corps, leur vie Roland Barthes
interne, leur histoire. Ils ne font pas que créer,
ils sont. Ils sont des êtres de langage qui recon-
naissent et respectent l’enfant comme un specta-
teur d’aujourd’hui. Ils ne veulent pas à tout prix le penser comme un
spectateur de demain. Ils acceptent de ne pas pouvoir contrôler, quantifier,
retracer, repérer le mystère, le secret de cette aventure, de ce cheminement
interne, intime. Ils laissent du silence après la représentation : ni explica-
tion, ni interrogation, ni échanges. C’est que, dans l’après-spectacle,
l’après-représentation, nombres de théâtres, de lieux d’accueil, nombres
de festivals travaillent à une verbalisation de ce moment passé. Cette ver-
balisation parfois relève d’un projet plus étendu, d’un travail de fond
développé bien avant le spectacle, mais parfois la discussion fait suite
immédiate à la représentation, sans préparation, sans prolongation. Plus
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tard, ils ont le temps, les enfants débattront de leur compréhension du
spectacle avec un auteur sensible et un peu perdu, convoqué devant eux
et sommé d’expliquer quand il a écrit, comment il travaille, s’il tape son
texte à la machine ou à l’ordinateur, s’il a des enfants, et pourquoi celui
qui parle dans le spectacle s’appelle Paul… Plus tard…
A moins qu’il ne dise, l’auteur, aux bébés réunis dans les bras de leurs
parents, aux petits enfants assis tout contre eux et aux plus grands, déjà
éloignés de quelques sièges, un peu de poésie. Tiens, de celui-là, par
exemple, qui changeait de nom si souvent, se perdait dans les identités
d’emprunt et nous emportait toujours ailleurs : « Je prétends dire ce que
je sens / Sans y penser, que je le sens. / Je prétends adosser les mots à
l’idée / Et n’avoir pas besoin d’un couloir / De la pensée aux mots 32. »

32. Alberto Caeiro, « Le Gardeur de troupeaux » – XLVI. Ce poème est publié dans Les Œuvres poéti-
ques de Fernando Pessoa, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001.

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