Vous êtes sur la page 1sur 15

LA CONSTRUCTION DU FANTASME CHEZ L'ENFANT

Claude Boukobza

ERES | « Analyse Freudienne Presse »

2004/2 no 10 | pages 111 à 124


ISSN 1253-1472
ISBN 2749204003
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-analyse-freudienne-presse-2004-2-page-111.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour ERES.


© ERES. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Analyse presse 10 26/04/05 9:58 Page 111

Claude Boukobza

La construction du fantasme chez l’enfant

L’an dernier, vous m’avez fait l’honneur de m’inviter à


votre cycle de conférences sur le fantasme. Certaines de vos
questions, en particulier celles de Robert Lévy, m’ont laissée
perplexe et je voudrais tenter, sinon d’y répondre, au moins
© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


de les reprendre avec vous aujourd’hui.
Je m’étais appuyée sur ma clinique avec de très jeunes
enfants, chez qui, bien sûr, le fantasme n’est pas constitué de
façon aussi organisée que chez des enfants plus âgés ou, a for-
tiori, chez des adultes. C’est une difficulté certes, pour ce qui
concerne la question qui nous intéresse, mais on peut espérer
que cela nous permettra de saisir in vivo comment précisé-
ment le fantasme se construit, d’appréhender, pour paraphra-
ser Lacan, le « trognon » du fantasme.
J’avais exposé le cas d’un jeune enfant, Bastien, âgé de
moins de 3 ans lorsque j’ai commencé à le recevoir. Ses
parents l’amènent pour un bégaiement intervenu depuis peu,
à la suite d’une séparation de quelques jours. Ils m’appren-
nent, devant l’enfant, que Bastien est né par FIV après de
AFP - 10/2005
Analyse presse 10 26/04/05 9:58 Page 112

112 • • • • • • • • • Analyse freudienne presse 10

nombreuses et pénibles tentatives infructueuses. « Il est de


moi », me dit le père, alors que je ne lui demandais rien. Pen-
dant la grossesse de sa femme, monsieur a fait un grave coma
dû à une double hémorragie cérébrale et a été opéré deux fois.
À la suite des lésions causées par ces interventions, il a fait
deux ans après, alors que Bastien avait un an et demi, une
crise d’épilepsie. Madame, qui avait gardé toutes ses angoisses
pour elle au cours de sa grossesse, a accusé cette fois un choc
énorme. Elle est tombée et a dû être hospitalisée quinze jours.
À la troisième séance, le bégaiement a disparu et les
vacances d’été arrivent. Je le reverrai cependant en octobre,
car, lors de l’entrée à l’école maternelle et de différents chan-
gements dans son environnement, le bégaiement est revenu
et Bastien a demandé à revoir « Mme la psy ». Cette thérapie
se fera sur une trentaine de séances, étalées sur deux ans, tou-
jours à la demande insistante de l’enfant.
Bastien construit, en jouant avec de petits animaux, une
histoire dont il ne veut pas démordre : ce sont les papas qui
font les enfants dans leur ventre et les font sortir… de leur
© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


tête. « C’est le papa qui fabrique le bébé et le bébé fabrique la
mère », me dit-il. Le père ne comprend pas que j’accorde de
l’intérêt à de telles balivernes (fantasmes, fantasmagories),
mais laisse échapper, oubliant qu’il se contredit, que son fils a
été conçu par une insémination avec donneur anonyme.
Après une interruption de quelques mois où tout allait
bien, les parents redemandent un rendez-vous en urgence.
Chez Bastien bégaiement et difficultés de sommeil ont repris
massivement. Que s’est-il passé ? Son père s’était endormi et
Bastien, qui ne dormait pas, lui, avait remarqué les traces du
« bobo » du père sur sa tête, les traces des opérations qui lui
avaient été dissimulées jusque-là. Depuis, il est anxieux de
savoir si papa a mal à la tête. Il se met à exprimer des
angoisses de mort : « Je ne veux pas que ma maman meure…
J’aime que ma maman reste vivante. Un jour, on lui a fait la
piqûre, elle a eu du sang, elle a eu pas mal. Je regardais. Un
Analyse presse 10 26/04/05 9:58 Page 113

La construction du fantasme chez l’enfant • • • • • • • • • 113

jour, j’ai fait une grosse bêtise, j’ai lancé un train sur la tête de
quelqu’un. »
La mère est à ce moment-là en pleine tentative de nou-
velle FIV. Il y aura en huit mois quatre tentatives, qui se sont
toutes soldées par un échec et par le renoncement, très dou-
loureux pour la mère, à ce second bébé. Cela a été expliqué à
Bastien, la pièce destinée au nouveau bébé a été transformée
en bureau.
Un jour, Bastien fait un dessin, un de ses très rares des-
sins en séance. Il dessine d’abord un robinet. Dedans, il y a
du gluant qui sort. Un monsieur, un gros (son père est très
maigre, ce qui est d’autant plus frappant que la mère, elle, est
très forte). « Oh, parce qu’il y a du gluant qui sort. » Il s’in-
quiète même du gluant dans ses mains, sur sa chemise. Je
pense, bien évidemment, au sperme et au monsieur, différent
de son père, qui a donné son sperme pour le concevoir.
Il retourne la feuille et tient à continuer à dessiner sur le
verso de la même feuille : « Une grotte, avec des hommes (Je
prends du jaune pour faire la lumière), des maigres. Ses
© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


mains, son casque. Une lumière qui éclaire toute la grotte jus-
qu’au bout. »
Je mets un petit trou, je mets la sortie. « Le gluant, c’est
dégoûtant », ça va jusqu’au robinet. Il a même du gluant sur
lui. Ça rentre jusqu’au trou. Le trou va au robinet. Le point
noir, là, c’est la sortie de sa maison. Derrière la sortie de sa
maison, il y a la grotte.
Il me semble pouvoir lire dans ce dessin une représenta-
tion-construction de la scène primitive où l’enfant reconnaît
l’existence d’un autre homme qui a fourni son sperme, l’a
« donné » au père-docteur qui l’introduit dans la grotte-
matrice. Il y a communication, presque circularité entre les
deux scènes. Nous reviendrons sur la question de savoir s’il
s’agit d’une nouvelle écriture du fantasme.
Analyse presse 10 26/04/05 9:58 Page 114

114 • • • • • • • • • Analyse freudienne presse 10

Alors qu’à la fin de cette séance, je lui demande s’il sait


d’où viennent les enfants, il me répond : « C’est Dieu qui
constitue la tête, le corps, les bras. »
Après cette séance, je ne les ai revus qu’une fois, où ils
sont venus pour dire que tout allait très bien, que Bastien
avait repris toute sa confiance en lui. Ils relevaient cependant
un trait de son caractère : il n’admet pas l’échec. (« Échec »,
c’est le mot que la mère employait toujours en parlant de l’is-
sue de ses tentatives de FIV). « S’il va si bien, conclut le papa,
c’est grâce au judo. »
En avril, Robert Lévy m’avait objecté que la scène repré-
sentée par l’enfant ne pouvait être considérée comme un fan-
tasme. Certes, un dessin n’est pas un fantasme. Mais, d’une
part, Bastien, tout en dessinant, racontait et commentait son
dessin, exactement dans les termes que je vous ai retransmis.
D’autre part, cela venait dans le cours de la thérapie, comme
un point d’orgue, après toute la suite d’élaborations sur la
conception des enfants par le père et leur naissance par la tête.
S’y combinent des choses vues (les cicatrices du père)
© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


et entendues (le récit des FIV), articulées dans un récit, un
scenario.
Pour Lacan, « le fantasme est essentiellement un imagi-
naire pris dans une certaine fonction signifiante 1 ». Dans
cette construction par l’enfant d’une scène primitive d’un
type tout de même particulier, s’articule bien le passage de
l’imaginaire au symbolique. Le père qui est affirmé ici semble
être le père de l’origine, « le père de sa préhistoire person-
nelle » dont parle Freud, le père de la première identification,
« directe, immédiate », fondatrice du sujet humain comme
tel. Mais ce père n’est pas un, il est au moins deux, sinon
trois, liés en une sorte de tore, et englobés par le père symbo-
lique, Dieu.

1. Le Séminaire, Livre V. Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998,


p. 410.
Analyse presse 10 26/04/05 9:58 Page 115

La construction du fantasme chez l’enfant • • • • • • • • • 115

Dans La logique du fantasme, Lacan souligne les deux


caractéristiques du fantasme : la présence d’un objet a et ce
qui engendre le sujet comme $(S barré) une phrase, articula-
tion signifiante sur laquelle vole, dit-il, ce quelque chose
impossible à éliminer, le regard 2. C’est vraiment ce que l’en-
fant a saisi dans son regard (les cicatrices du père), ainsi que
le regard du père sur son enfant, énoncé dans la dénégation
(« Il est de moi »), qui ont fait surgir l’angoisse ; pour s’en
protéger, l’enfant a forgé ce fantasme.
Ce qui engendre le sujet comme $, c’est le désir des
parents (ici, marqué de la mort). Dans un premier temps, en
effet, l’enfant est pris dans le désir de ses parents. C’est un
temps logique nécessaire, celui de l’aliénation, dont il devra
se dégager. « C’est de l’imaginaire de la mère que va dépendre
la structure subjective de l’enfant 3 », dit Lacan. Lorsque
Freud dit au Petit Hans : « Bien avant qu’il ne vînt au monde,
j’avais déjà su qu’un petit Hans naîtrait un jour… », il énonce
certes la loi universelle de l’interdit de l’inceste, mais il met
aussi en mots pour l’enfant ce qu’il savait des parents de
Hans. Il avait en effet analysé la mère et, Les Minutes en
© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


témoignent, savait que le père avait choisi le prénom de son
fils en mémoire d’un amour de jeunesse. Mais ce temps
n’avait pas été repéré – en tout cas de façon féconde et systé-
matique – par les premiers analystes d’enfants. Ce sont les
avancées théoriques de Lacan qui ont permis que se
construise en France une pratique nouvelle de l’analyse d’en-
fants, fondée sur l’écoute des parents dans la cure de l’enfant.
On ne peut d’ailleurs dire ce qui a été premier, de la concep-
tualisation lacanienne ou de la clinique des analystes d’en-
fants, en particulier Françoise Dolto et Maud Mannoni, mais
aussi Jenny Aubry, Ginette Raimbault et Rosine Lefort.

2. Séminaire du 21 juin 1967, Livre XIV, La logique du fantasme.


3. Ibid., Séminaire du 16 novembre 1966.
Analyse presse 10 26/04/05 9:58 Page 116

116 • • • • • • • • • Analyse freudienne presse 10

Je rappellerai brièvement les travaux de Maud Mannoni,


parce qu’ils me semblent particulièrement éclairants sur cette
question du fantasme. Je m’appuierai essentiellement sur son
premier livre, L’enfant arriéré et sa mère (paru en 1964 au
Champ Freudien, deux ans avant les Écrits de Lacan) et sur
L’enfant, sa maladie et sa mère (1969).
Partant d’un travail avec des enfants diagnostiqués
« arriérés », Maud Mannoni s’attache à repérer quelle place
tiennent pour leur mère ces enfants marqués d’une défi-
cience. Le défaut de l’enfant entraîne à la fois une distorsion
et une sorte de loupe sur ce qu’est la relation fantasmatique
structurale d’une mère à son enfant.
Dans un premier temps, nous dit-elle, la mère souhaite
un enfant. Sa rêverie est une évocation hallucinatoire de son
enfance perdue à elle. L’enfant de demain est créé sur la trace
du souvenir. La première déception a lieu quand l’enfant
arrive : il est séparé d’elle, alors qu’elle rêvait à une fusion.
Avec cet enfant séparé d’elle, la mère tente de recons-
truire un rêve. Une image fantasmatique se superpose à un
© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


enfant de chair, comme pour réduire la déception fondamen-
tale de la mère. Dans cette relation leurrante, l’enfant est tou-
jours signification d’autre chose que ce qu’il est réellement.
La construction du fantasme prend le relais de ce qui est
demandé à l’enfant et qui s’épuise. C’est ce qui relance la
mère à la conquête de l’objet perdu. L’enfant devient à son
insu le support de quelque chose d’essentiel pour la mère. Il
n’a donc d’autre signification que d’exister pour la mère, rem-
plir son manque-à-être. Dès qu’il prétend à l’autonomie,
s’évanouit pour la mère le support fantasmatique dont elle a
besoin.
On voit bien là comment des enfants marqués d’emblée
d’un défaut peuvent venir saturer le fantasme de leur mère.
La cure analytique devra aider la mère à assumer son propre
manque à être, et l’enfant à se dégager du fantasme maternel
et à subjectiver son histoire.
Analyse presse 10 26/04/05 9:58 Page 117

La construction du fantasme chez l’enfant • • • • • • • • • 117

Dans L’enfant, sa maladie et les autres, Maud Mannoni


essaie de dégager ce que représente l’enfant dans le monde
fantasmatique des parents.
Rappelons qu’exactement au moment où paraissait ce
livre de Maud Mannoni, Lacan écrivait sa « Note sur l’en-
fant » à Jenny Aubry. Selon Lacan, le symptôme de l’enfant
peut soit représenter la « vérité du couple familial », soit res-
sortir à la subjectivité de la mère. L’enfant alors « est intéressé
directement comme corrélatif d’un fantasme », il devient
l’objet de la mère, il réalise, dit Lacan, la présence de l’objet a
dans le fantasme 4.
Je voudrais prendre ici l’exemple d’un bébé de 2 mois
que j’ai suivi avec sa mère à l’Unité d’accueil mères-enfants de
Saint-Denis 5. Aubain, lorsque nous faisons sa connaissance,
ne lâchait pas sa mère des yeux, ce qui la terrifiait, lui don-
nant l’impression de devenir folle et la renforçant dans la
conviction d’avoir été ensorcelée. Elle avait, en effet, pendant
sa grossesse, croisé un homme aux yeux globuleux et avait eu
l’impression que le regard de cet homme la pénétrait jusqu’au
© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


plus profond de son ventre. Enfant, elle passait de longs
moments devant le miroir, terrifiée par son propre regard, ne
se trouvant pas elle-même […]. Quand Aubain était né, elle
avait hâte qu’il ouvre les yeux « pour voir s’il la regardait ». Et
ça n’avait pas manqué, l’enfant ne la quittait pas un instant
des yeux. Qu’est-ce que pour elle, le regard de cet homme
d’abord, de son fils ensuite, allait quêter à l’intérieur d’elle-
même ? Son vide, sa dissociation, son impossible congruence
avec sa propre image dans le miroir, non reconnue par sa
mère. Qu’est-ce que l’enfant, lui, hormis le fait de réaliser 6 le
fantasme maternel, allait chercher dans le regard de sa mère ?
Se tournant vers elle, il ne se voit pas lui-même, mais voit le

4. Cf. Autres Écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 373.


5. 6 bis, rue Auguste Poullain, 93200 Saint-Denis.
6. Au sens de rendre réel.
Analyse presse 10 26/04/05 9:58 Page 118

118 • • • • • • • • • Analyse freudienne presse 10

visage terrifié de celle-ci. Ne pouvant pas se voir, il ne peut


que regarder, d’une façon qui n’est plus vivante, mais méca-
nique. Il reste le regard rivé à sa mère, il est ce regard terri-
fiant. Il incarne réellement l’objet a électif de la mère.
Maud Mannoni définit le fantasme comme une histoire
bien précise, qui ne peut venir que de l’angoisse et implique
pour le sujet une menace venant de l’Autre, doublée d’un
danger d’atteinte corporelle. On peut se référer ici au texte de
Freud, « Un enfant est battu », où, dans la séquence « Le père
bat l’enfant que je suis », Freud repère le père comme arché-
type. Maud Mannoni, à la suite de Lacan, y voit la figure de
l’Autre, qui tire ses emblèmes de la figure paternelle. Dans le
fantasme lui-même et dans sa construction, est donc structu-
rellement inclus le rapport à l’Autre comme tel. La question
articulée dans le fantasme est « Qu’est-ce qu’il me veut ? »
L’Autre, c’est la mère ou le père pour l’enfant, mais dès
que la cure s’engage, c’est aussi l’analyste. Il ne peut donc y
avoir de lecture, de déchiffrement du fantasme, hors d’une
situation transférentielle.
© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


Le monde fantasmatique où l’enfant a pour fonction de
combler le manque à être de la mère finit par être commun à
l’enfant et à la mère. Maud Mannoni est très attentive à la
façon dont les représentations circulent de la mère à l’enfant.
Elle fait même allusion à ce propos à l’intérêt de Freud pour la
télépathie 7. Freud rapporte qu’un analyste lui avait raconté
que l’enfant d’une de ses patientes avait apporté par deux fois
à sa mère une petite pièce d’or au moment précis où celle-ci
parlait, dans sa propre analyse, du rôle qu’avait joué une cer-
taine pièce d’or dans son histoire. L’enfant, bien sûr, était sup-
posé n’en rien savoir 8. Maud Mannoni récuse l’interprétation
rationnalisante des analystes anglo-saxons à ce propos (cer-

7. Cf. L’enfant, sa maladie et les autres, Paris, Le Seuil, 1967, p. 45.


8. Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Conf. XXX, « Rêve et occul-
tisme ».
Analyse presse 10 26/04/05 9:58 Page 119

La construction du fantasme chez l’enfant • • • • • • • • • 119

tains éléments manifestes du comportement de la mère qui


échappent au discours auraient pu dicter sa conduite à l’en-
fant). Dans les cures de très jeunes enfants, on ne peut man-
quer d’être frappé par cette circulation quasi immédiate des
représentations de la mère à l’enfant. Maud Mannoni a le cou-
rage de s’affronter à la question de la transmission de pensée,
à laquelle est lié l’aspect quasi magique des interventions en
psychanalyse d’enfants très jeunes. « Dans cette forme dérou-
tante de communication, c’est l’inconscient de l’enfant qui est
informé jusqu’à un certain point de ce que la mère désire ou
refuse 9 », dit Maud Mannoni. L’enfant, moins refoulé que
l’adulte, reçoit le message du désir de cet Autre qu’est pour lui
le père ou la mère, d’où l’importance à accorder au fantasme
dans la cure, à comprendre comme parole perdue de ce désir.
Je voudrais, pour tenter de montrer comment s’intri-
quent et s’articulent le fantasme de la mère et celui de l’en-
fant, reprendre ici un fragment d’une séance récente avec une
femme […] adressée par une de ses proches, qui pensait
qu’elle consulterait plus facilement par le truchement de son
fils, Ilan, âgé de 19 mois. Au bout de trois séances, l’enfant
© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


s’était mis à hurler d’un cri aigu pendant les consultations,
couvrant la voix de sa mère, et rendant le travail très difficile.
Nous en avions conclu, d’un commun accord, qu’il ne sou-
haitait plus être présent dans ces séances et madame, très
engagée dans ce travail, s’était arrangée pour le faire garder et
venir seule. La semaine précédente, elle m’avait appelée peu
de temps avant l’heure de sa séance, pour me dire qu’elle était
en route, mais que, n’ayant pu faire garder Ilan, elle l’avait
amené avec elle […] et que celui-ci était très fatigué. Devait-
elle poursuivre tout de même ? Il se trouve que j’étais très
débordée ce jour-là, et plutôt soulagée qu’un peu de temps se
libère. Je lui demande si elle pensait avoir besoin de sa séance,
elle me répond : « Besoin, non, ça va, mais j’en ai envie. » Je

9. L’enfant, sa maladie…, p. 47.


Analyse presse 10 26/04/05 9:58 Page 120

120 • • • • • • • • • Analyse freudienne presse 10

n’insiste cependant pas, privilégiant le confort de l’enfant et


le mien, et nous prenons date pour la semaine suivante. Elle
commence sa séance en me donnant des nouvelles d’Ilan, qui
va bien. Elle ne note qu’une chose : il pousse les autres
enfants. « Il les agresse, il les fait tomber, voulez-vous dire ? »,
« Non, pas exactement, c’est un geste, c’est comme s’il avait
besoin d’un grand espace autour de lui, il les maintient à une
certaine distance. Il est très sensible à ce qu’on ne touche pas
à ses objets, il a peur qu’on les lui prenne. Ainsi, au jardin, il
avait emprunté le camion d’une petite fille avec lequel il avait
joué tout l’après-midi. Lorsqu’il avait fallu le rendre, il avait
beaucoup pleuré. C’était un profond chagrin, presque du
désespoir, précise-t-elle, pas de la colère. » Puis elle passe à
l’évocation de la séance ratée de la semaine précédente, me
disant qu’elle avait tout de même fait ce qu’elle avait coutume
de faire après ses séances (et dont elle n’avait jamais parlé) :
aller dans les magasins, et acheter des vêtements pour son fils,
ou, parfois, quelque chose pour son mari. Cette fois là, c’était
pour le fils. « Quand je vois un magasin pour enfants, dit-elle,
je suis profondément triste. » Nous essayons de comprendre
© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


en quoi le fait d’acheter quelque chose pour son enfant la met
dans un état si conflictuel. « Je suis triste comme s’il était
démuni. Rien ne devrait lui manquer. C’est comme si on n’a
pas le droit de lui acheter quelque chose. » Comme je lui
demande comment elle voit les choses pour elle-même, elle
me dit : « Je n’ai besoin de rien et j’ai besoin de tout. » Vien-
nent alors un flot d’associations sur le fait qu’enfant, elle avait
le sentiment d’avoir toujours trop par rapport à son frère
(schizophrène) et qu’elle se mettait en posture de ne rien
prendre, sur le fait que sa famille pense à son propos que
« elle, elle n’a pas besoin ». Ainsi, aujourd’hui, elle ne peut
jouir de l’héritage de sa mère, décédée après une très longue
maladie alors qu’elle-même avait 18 ans.
« Le chagrin d’Ilan, pour le camion, vous pensez que ça
aurait avoir à voir avec cela ? C’est pour ça qu’il est tellement
Analyse presse 10 26/04/05 9:58 Page 121

La construction du fantasme chez l’enfant • • • • • • • • • 121

accroché à ses trucs ? », me demande-t-elle, incrédule, en fin


de séance, faisant elle-même le rapprochement.
On voit clairement ici comment le fantasme d’enfant
démuni, articulant la position de madame dans sa propre
famille, était actif […] sur l’enfant lui-même et informait,
imprégnait (dans le sens de donner une empreinte) le fan-
tasme qui présidait à la tristesse de l’enfant. L’émergence de
tout ceci a sans doute été accéléré par ma question (stupide) :
« Avez-vous besoin de votre séance ? » et de mon peu d’em-
pressement – qu’elle n’a pas pu ne pas percevoir – à lui dire :
« Je vous attends. » C’est seulement dans l’espace du transfert
que le discours pourra circuler et, éventuellement, l’enfant
pourra être dégagé du fantasme de la mère.
Dans ce cas, l’enfant avait rapidement manifesté qu’il ne
voulait pas être présent dans les séances, qu’il s’agissait d’une
affaire entre sa mère et une autre femme. Le plus souvent, il
est à tel point pris dans le fantasme de sa mère qu’on a l’im-
pression qu’il ne peut pas d’emblée manifester cette prise de
distance.
© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


Chez l’enfant névrotique, dit Maud Mannoni, le dis-
cours collectif apparaît dans la parole de l’enfant. Il rend pré-
sent l’ombre des parents. Le discours livré peut être traité,
dit-elle, à la manière d’un grand rêve. Le transfert est comme
un terrain de jeu. Chez l’enfant psychotique, l’enfant est, dans
le réel, le fantasme maternel, il l’incarne. Avec un enfant en
analyse, il s’agit tout d’abord de dégager dans l’analyse la
place de la parole de la mère dans le monde fantasmatique de
l’enfant et la place du père dans la parole de la mère. Maud
Mannoni dit : « Il est vain de vouloir analyser une mère pour
son propre compte, quand son compte, c’est précisément
l’enfant et qu’elle exprime sa présence via le symptôme de
l’enfant 10. »

10. Ibid., p. 57.


Analyse presse 10 26/04/05 9:58 Page 122

122 • • • • • • • • • Analyse freudienne presse 10

L’enfant met en jeu non tant la relation des parents à sa


personne que le rapport de chaque parent à sa problématique
personnelle, c’est ce que Françoise Dolto et Maud Mannoni
n’ont pas cessé de dire. C’est à partir d’un « aveu » de l’un ou
des deux parents sur son propre manque à être que l’enfant
peut se dégager du fantasme parental. La levée d’un non-dit,
à travers l’adresse à l’analyste, va permettre la coupure et
l’émergence d’un sujet.

Revenons à Bastien. Ce qu’il amène est un type de fan-


tasme un peu particulier, de ceux que Freud a appelés fan-
tasmes originaires. « Les fantasmes originaires constituent ce
trésor de fantasmes inconscients que l’analyste peut découvrir
chez tous les névrosés et probablement chez tous les enfants
des hommes. »
Dans un texte remarquable publié en 1964 dans la revue
Les Temps modernes, « Fantasme originaire, fantasme des ori-
gines, origines du fantasme », J. Laplanche et J.B. Pontalis
reprennent la notion de fantasme chez Freud, ils étudient
© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


comment Freud a évolué de la notion de scène traumatique
originaire à la notion de réalité psychique, faite de fantasmes,
sans cependant jamais renoncer totalement à la référence à
une réalité extérieure à la scène psychique. Soulignant une
tendance régressive de la recherche théorique analytique et de
la cure elle-même, ils montrent que Freud retrouve dans le
matériel amené par les patients les traces de scènes originaires,
de vraies scènes, qu’il nomme Urphantasien, et qui se rappor-
tent à l’origine même du sujet en tant que tel. Elles manifes-
tent l’insertion du symbolique dans le réel du corps. Ainsi, la
scène primitive représente le coït et la filiation, la castration,
la différence des sexes, la scène de séduction, la façon dont la
sexualité affecte l’être humain. Ces scènes, malgré l’abandon
de la théorie de la séduction, ne sont pas assimilées à des créa-
tions purement imaginaires ; Freud, tel un détective, tente
d’en établir la réalité.
Analyse presse 10 26/04/05 9:58 Page 123

La construction du fantasme chez l’enfant • • • • • • • • • 123

Le fantasme constituerait dans ce cas l’élaboration après-


coup d’une scène extérieure réellement vécue par le sujet.
Mais « chaque fois, les mêmes fantasmes sont créés avec
le même contenu ». Ainsi faut-il supposer un schème anté-
rieur capable d’opérer comme organisateur. Freud abat ici ce
que j’appellerai son « joker » : la phylogénèse, ce qui aurait été
autrefois la réalité de la famille humaine. Il s’agit d’un réel
structural, autonome par rapport aux sujets qui en sont
dépendants. Freud cède devant l’exigence d’une pré-histoire
inaccessible au sujet.
Laplanche et Pontalis font ici un pas intéressant, intéres-
sant pour notre propos. Le corps étranger, « exclu à l’inté-
rieur », « est le plus généralement apporté au sujet non par la
perception d’une scène, mais par le désir parental et le fan-
tasme qui le supporte ». La structure d’échange est transmise
au sujet par l’inconscient parental.
Le désir dont Bastien est né est celui de cette mère qui
voulait à tout prix des enfants et de ce père impuissant à lui
en donner, pas assez fort, pas assez gros. « C’était moi qui
© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


voulais, me dit-elle, et il a suivi », suivi jusqu’à presque en
mourir. Ce que Bastien cherche, c’est la solution fantasma-
tique qui viendrait rendre raison de sa propre conception et,
rappelons que c’était la préoccupation des parents au
moment où il produit ce fantasme, de celle d’un éventuel
petit frère ou petite sœur. Lacan, dans son commentaire sur
« Un enfant est battu » souligne que « la place imaginaire où
se situe le désir de la mère est occupée par le sujet réel, le
puîné. La relation au petit frère ou à la petite sœur (ici vir-
tuel) nécessite une solution fantasmatique 11 ». Mais Bastien
est muni, comme tous les enfants d’aujourd’hui, d’un savoir
quasi scientifique sur la façon dont on fait les enfants. Non
seulement il connaît manifestement, contrairement au Petit
Hans, l’existence et la fonction du sperme, mais encore : « J’ai

11. Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 241.


Analyse presse 10 26/04/05 9:58 Page 124

124 • • • • • • • • • Analyse freudienne presse 10

vu la piqûre », dit-il. C’est à partir de ce savoir qu’il va forger


son fantasme et venir interroger le désir de cette mère qui,
faute d’obtenir un enfant de son mari, va chercher d’autres
hommes, instrumentalisés pour le lui fournir et la fonction de
ce père qui, tel un nouveau Zeus, ferait des enfants par la tête.
Alors, écriture du fantasme ? Oui, je le maintiens, même
si elle est balbutiante, qui permet à l’enfant de se constituer
comme sujet. Nouvelle écriture ? Si les fantasmes originaires
prétendent, comme les mythes, apporter une solution à
l’énigme majeure de l’enfance, alors les enfants d’aujourd’hui
ont pour tâche de fabriquer de nouveaux mythes, en brico-
lant avec ce que le discours collectif, celui des parents, celui
des technosciences, leur fournissent en pièces détachées, en
kit, si je puis dire. C’est notre tâche où il nous incombe de
nous atteler à les entendre et à penser ce qu’ils nous adressent
là, quitte à aiguiser nos outils, voire à en forger de nouveaux.
© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© ERES | Téléchargé le 23/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

Vous aimerez peut-être aussi