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UN ENTRE-SOI DE POSSÉDANT·E·S

Le genre des arrangements patrimoniaux dans les études notariales et cabinets


d’avocat·e·s

Céline Bessière, Sibylle Gollac

Presses de Sciences Po | « Sociétés contemporaines »

2017/4 N° 108 | pages 69 à 95


© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 26/01/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 88.138.232.215)

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ISSN 1150-1944
ISBN 9782724635225
DOI 10.3917/soco.108.0069
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2017-4-page-69.htm
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Céline BESSIÈRE
Sibylle GOLLAC
Un entre-soi de possédant·e·s
Le genre des arrangements patrimoniaux
dans les études notariales et cabinets d’avocat·e·s

Lors d’une succession ou d’un divorce, les biens qui composent l’héritage ou le
patrimoine conjugal sont distribués entre héritiers et héritières ou entre ex-épouses
et époux. Rarement tranchés par l’institution judiciaire, ces arrangements patrimo-
niaux qui concernent les fractions possédantes de la société française (proprié-
taires d’un bien immobilier, d’une entreprise ou d’un minimum de capitaux
financiers) se déroulent principalement dans les études et cabinets de professions
libérales du droit (notaires et avocat·e·s), dont les trajectoires sociales sont étroi-
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tement liées à la détention d’un patrimoine. Les discussions à huis clos des arran-
gements patrimoniaux, dans les offices notariaux comme dans les cabinets
d’avocat·e·s, réunissent ainsi des possédant·e·s. Du côté de la clientèle comme
des professionnel·le·s, cette caractéristique commune n’empêche pas une grande
diversité de positions sociales et de trajectoires. Nous montrons que les notaires
et avocat·e·s ne semblent jamais aussi à l’aise pour jouer avec le droit que
lorsqu’il·elle·s travaillent dans l’entre-soi, avec une clientèle choisie, mettant alors
à disposition de leurs client·e·s différents outils juridiques ou marges de
manœuvre, au service d’un intérêt partagé : celui de la reproduction du capital
économique, aux dépens d’une administration fiscale domestiquée. La maîtrise
du droit dont disposent certain·e·s dominant·e·s se joue en grande partie dans
le rapport au capital économique qu’ils partagent avec certaines professions libé-
rales du droit. Ce rapport commun au capital économique s’avère fortement
genré, et les arrangements patrimoniaux qui émergent dans les cabinets
d’avocat·e·s et les offices notariaux se font généralement au détriment des ex-
épouses et des héritières.

Behind Closed Doors


Family Wealth Arrangements in Notary and Lawyer Offices
Estate planning and marital breakdown are two moments when assets are distri-
buted among heirs or spouses. We call these moments family wealth arrange-
ments. They concern mainly property-owning classes i.e. people who own their
housing, real estate, company or financial assets. Courts and legal disputes are
not the main site where family wealth arrangements take place. In France, the
main legal professionals involved are not judges, but lawyers and notaries
(notaires). Like their clients, these legal professionals belong to the property-owning
class, even if there is a great diversity of positions and social trajectories in these
groups. In this article, we show how notaries and lawyers can play with family
and tax law behind closed doors. They don’t provide the same quality of service
to all their clients. We show how wealthy families and their counselors have the
power to blur the distinction between what is legal and is not, in order to minimize
wealth, in the eyes of the tax administration. Thus, legal professionals play an
active part in the production, legitimation and concealment of these mechanisms
of class inequality. Second, we show how, through these processes, they advan-
tage men over women.

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UN ENTRE-SOI DE POSSÉDANT·E·S

INTRODUCTION
Les successions et les divorces constituent deux moments clés de
transferts de biens et de capitaux au sein de la famille (Barthélémy,
2004 ; Delphy, 1998), encadrés par le Code civil et le droit fiscal.
Objet privilégié des juristes (Savatier, 1954 ; Carbonnier, 1964), ce
« droit des biens » a plus récemment attiré l’attention des écono-
mistes et des statisticien·ne·s qui quantifient les transferts patrimo-
niaux entre apparenté·e·s (Masson, 2006 ; Frémeaux et Leturcq
2013). Ce regain d’intérêt est notamment lié à la mise en évidence
du poids croissant du patrimoine et de l’héritage dans les inégalités
socioéconomiques (Piketty, 2013). L’approche sociologique que
nous proposons ici permet un double déplacement. Alors que les
juristes analysent le droit et ses évolutions, nous nous concentrons
sur les modalités concrètes de sa mise en œuvre, depuis la diffusion
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de la connaissance du droit jusqu’au contrôle du respect de la loi.
Alors que les économistes saisissent les inégalités patrimoniales à
partir de données déclaratives agrégées (déclarations au fisc ou dans
des enquêtes statistiques), nous faisons apparaître de nouvelles iné-
galités en nous focalisant sur les processus sociaux qui aboutissent
à ces déclarations. Pour ce faire, nous étudions les pratiques des
professionnel·le·s du droit en interaction avec les justiciables,
hommes et femmes de différents milieux sociaux.

Nous qualifions ce qui se joue dans les études notariales et les


cabinets d’avocat·e·s 1, d’arrangements patrimoniaux. Ce terme
d’arrangements désigne la coproduction – conjointement par les
apparenté·e·s et les professionnel·le·s du droit – d’un consensus sur
les partages patrimoniaux entre ex-conjoint·e·s et entre héritier·e·s.
En tant qu’officiers ministériels qui enregistrent les actes et collectent
l’impôt, les notaires sont responsables de la conformité de ces accords
avec le droit civil et fiscal, mais disposent d’importantes marges de
manœuvre (dans l’inventaire et l’évaluation des biens entre autres).
Ce terme d’arrangements permet aussi de dépasser l’opposition,
structurante pour les juristes, entre règlement contentieux et amiable
des litiges. En effet, ce que nous ont appris nos travaux précédents
– qui avaient pour entrée non pas les professionnel·le·s du droit,
mais les familles elles-mêmes – c’est qu’un certain nombre de par-
tages explicitement inégalitaires et objets de tensions familiales

1/ La liquidation du patrimoine conjugal, dès qu’il comporte au moins un immeuble, est officialisée par
un acte notarié. En 2010, seuls 4 753 couples divorcés ont fait appel au tribunal pour trancher un litige en
la matière (à comparer aux 175 261 demandes de divorce la même année). Dans le cas des successions qui
comportent au moins un bien immobilier ou un actif successoral supérieur à 5 000 euros, en présence d’un
testament ou d’une donation, le partage successoral est enregistré par un notaire. Là encore, les litiges portés
devant les magistrat·e·s sont relativement rares : seuls 16 836 actes successoraux ont fait l’objet d’une saisine
du tribunal en 2010, alors que les notaires de France déclarent 320 000 successions par an.

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peuvent, sous certaines conditions, ne pas donner lieu à des conflits


ouverts, et encore moins, judiciarisés (Bessière, 2010 ; Gollac, 2011).
L’office notarial est le lieu où se formalisent, à l’abri des regards
extérieurs, ces arrangements qui au dehors (y compris pour la socio-
logue) doivent absolument paraître neutres et apaisés. Les avocat·e·s
participent également quasi systématiquement à ces arrangements à
huis clos en matière de divorce, en préparant la liquidation du régime
matrimonial en fonction du reste du dossier, plus rarement en
matière de succession, en intervenant pour défendre les intérêts
d’un·e client·e dans une affaire qui ne sera pas nécessairement portée
au tribunal.

Ces arrangements matrimoniaux et successoraux concernent par


définition les fractions possédantes de la société française (proprié-
taires d’un bien immobilier, d’une entreprise ou d’un minimum de
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capitaux financiers) 2. Il s’agit ici plus spécifiquement d’analyser le
rapport au droit des hommes et des femmes issus des fractions des
classes dominantes caractérisées par l’importance de leur capital éco-
nomique, au travers des relations particulières qu’ils et elles entre-
tiennent avec les professions libérales du droit à l’abri du regard de
l’État, dans le cadre d’arrangements matrimoniaux et successoraux
qui mettent en jeu le Code civil et le droit fiscal.

À partir d’une enquête ethnographique menée auprès de notaires


et d’avocat·e·s qui pratiquent le droit de la famille (voir encadré),
nous montrerons tout d’abord qu’avocat·e·s et notaires n’offrent pas
le même huis clos à l’ensemble de leur clientèle : c’est pour une
partie de cette clientèle seulement, variable selon la position sociale
des professionnel·le·s eux·elles-mêmes, que le huis clos des études
notariales et des cabinets d’avocat·e·s se transforme en véritable entre-
soi, notion qui sous-entend l’exclusion, plus ou moins active et
consciente, des autres (Tissot, 2014), en l’occurrence ici les juges et
le fisc. Nous examinerons les conditions sociales de mise en place
de l’entre-soi et ses effets sur les rapports de pouvoir entre clientes
et clients, héritiers et héritières d’une même succession ou
ex-conjoint·e·s se partageant leur patrimoine. Nous verrons ensuite
comment, parce que les affaires dont il est question ont des enjeux
éminemment genrés (comme le devenir du logement d’une femme
au foyer ou la transmission d’une entreprise familiale), les relations

2/ Ainsi, seule la moitié des déclarations de succession sont faites devant notaire (selon le Cahier statistique
2015 de la direction générale des Finances publiques, le nombre de déclarations de succession enregistrées
chaque année par l’administration fiscale est de 763 398, soit plus du double du nombre annuel de décla-
rations enregistrées pas les notaires). Les arrangements patrimoniaux discutés chez les avocat·e·s dans le
cadre des procédures de divorce ne concernent également que les couples qui ont quelque chose à se
partager.

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entre ces professions libérales du droit et leurs client·e·s mettent


effectivement en jeu non seulement des rapports sociaux de classe,
mais aussi des rapports sociaux de sexe, et contribuent à la produc-
tion d’inégalités entre hommes et femmes.

LE SECRET PROFESSIONNEL ET SES EFFETS SUR L’ENQUÊTE

Notre analyse s’appuie sur une enquête ethnographique menée auprès de


notaires et avocat·e·s qui pratiquent le droit de la famille. Cette enquête s’articule
à une recherche collective sur le traitement judiciaire des séparations conjugales
(Collectif Onze, 2013), menée aujourd’hui autour de deux cours d’appel et des
tribunaux de grande instance qui en dépendent. Elle repose sur l’examen de dos-
siers judiciaires de divorce et de successions litigieuses traités par ces tribunaux,
sur l’observation du travail de notaires et d’avocat·e·s exerçant sur le territoire de
ces juridictions et sur des entretiens avec ces professionnel·le·s. Les professions
d’avocat·e et de notaire sont des professions réglementées, organisées en ordre
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et soumises à des règles professionnelles et déontologiques, le principe de confi-
dentialité et le secret professionnel notamment. Ces normes professionnelles, qui
permettent à la fois l’exercice efficace du métier et la constitution d’une clientèle
fidèle, rendent difficile la présence de sociologues dans les cabinets lors des inter-
actions avec les client·e·s. Autant il est facile de négocier un entretien avec un·e
avocat·e (n = 48) ou avec un·e notaire (n = 17), autant demander à consulter des
dossiers ou à assister à des rendez-vous client·e·s suscite de fortes résistances :
nous avons d’ailleurs essuyé de nombreux refus. On peut même s’interroger sur les
conditions de possibilité des autorisations que nous avons obtenues d’assister au
travail de certain·e·s auprès de leurs client·e·s. Du côté des avocat·e·s en droit de
la famille, c’est la présence de l’équipe de recherche à la cour d’appel (Dormont
et Paris) qui a sans doute pu lever certaines réticences, ou encore, de façon plus
efficace, la promotion d’une pratique nouvelle (comme le droit collaboratif), qui
incitait à donner à voir cette pratique. Nous avons ainsi pu assister à 48 rendez-
vous client·e·s, avec 14 avocat·e·s différent·e·s. Du côté des notaires, c’est la
participation à un groupe de recherche piloté par des juristes (« Renonciations et
successions : quelles pratiques ? », projet pour la Mission de recherche droit et
justice, sous la direction de Cécile Pérès, laboratoire de Sociologie juridique,
université Paris II Panthéon-Assas), groupe comprenant des représentant·e·s du nota-
riat, qui nous a permis d’accéder non pas à des rendez-vous – nos demandes ont
été refusées au nom du principe de confidentialité ou les occasions n’ont finalement
jamais été trouvées – mais à des dossiers de succession traités dans des études
variées (tant du point de vue de la taille que de la situation géographique). Pour
pallier le manque d’observation directe dans les études, nous avons suivi cer-
tain·e·s avocat·e·s et notaires enquêté·e·s dans leurs arènes professionnelles : réu-
nions interprofessionnelles, conférences, sessions de formation. De cette façon, à
l’extérieur des cabinets, nous sommes parvenues à mieux saisir des pratiques aux
marges de la légalité, pouvant faire l’objet d’une discussion au sein de la profes-
sion. Dans l’ensemble de l’article, les noms de toutes les personnes mentionnées,
professionnel·le·s du droit de la famille et justiciables, ainsi que les noms de lieux
(à l’exception de Paris, trop spécifique du fait de sa concentration de grandes
fortunes) ont été modifiés.

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Céline BESSIÈRE, Sibylle GOLLAC

DU HUIS CLOS À UN ENTRE-SOI DE POSSÉDANT·E·S

Plutôt que de s’en remettre à une application du droit par une


tierce partie, en l’occurrence le juge aux affaires familiales, le huis
clos de l’étude notariale ou du cabinet d’avocat·e·s permet aux
client·e·s et à leurs conseils de jouer avec le droit et de trouver des
arrangements « à l’ombre du droit » (Mnookin et Kornhauser, 1979).
Mais ces marges de manœuvre ne sont pas utilisées systématique-
ment de la même façon par tou·te·s les professionnel·le·s du droit.
Elles ne le sont pas non plus au bénéfice de tou·te·s leurs client·e·s.
Dans certaines configurations que nous allons à présent examiner,
se met en place dans le huis clos des cabinets d’avocat·e·s et des
offices notariaux un entre-soi de possédant·e·s, propice à la mise en
œuvre d’arrangements patrimoniaux ayant pour objectif la préserva-
tion d’un capital économique.
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■ Dans les cabinets d’avocat·e·s : un entre-soi
par la segmentation et le traitement différencié de la clientèle

Les travaux sur la profession d’avocat·e ont bien montré le carac-


tère fortement segmenté – à la fois selon les spécialités et selon le
type de clientèle – du marché du conseil (Karpik, 1995 ; Bessy 2015).
Certain·e·s avocat·e·s en droit de la famille proposent à une clientèle
spécifique, dotée d’un certain niveau de capital économique et
culturel, des modes amiables de règlement de leurs litiges familiaux,
à l’abri de l’intervention de la justice. Ces nouvelles pratiques sont
particulièrement investies par de jeunes avocates parisiennes qui
visent une clientèle haut de gamme.

Cécile Martin-Dubois (39 ans) incarne cette figure au barreau de


Paris. Issue d’une famille bourgeoise à capital culturel de la région
parisienne (père vétérinaire, mère universitaire), elle a d’abord été
collaboratrice dans un cabinet très réputé en matière pénale, exerçant
une activité qu’elle jugeait très intéressante mais non compatible avec
une vie de famille. Après son mariage avec un avocat d’affaires et
surtout la naissance de leurs deux enfants, elle s’est associée avec
une consœur (militante du Parti socialiste qui est devenue par la
suite professionnelle en politique) avec pour objectif de monter un
cabinet spécialisé en droit de la famille. Les client·e·s viennent chez
elle par interconnaissance : envoyé·e·s par les cabinets d’affaires où
travaille son mari, mais aussi rencontré·e·s lors de réunions poli-
tiques, dans des cercles ou dîners en ville, ami·e·s et ami·e·s d’ami·e·s,
elle mentionne ainsi à plusieurs reprises des client·e·s qu’elle n’a pas

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pu refuser du fait de ces relations de recommandation. Au moment


où nous la rencontrons dans son immense cabinet, situé dans un
imposant immeuble haussmannien des beaux quartiers de la capi-
tale, elle vient d’être élue au Conseil national des barreaux avec pour
objectif de développer le règlement à l’amiable des litiges. Elle appelle
de ses vœux une « révolution culturelle chez les avocats 3 » : « Moi
je ne veux plus de contentieux, je veux que les pratiques changent ! »
Elle ne prend pas de dossiers à l’aide juridictionnelle (AJ) 4 : « Faut
pas le dire, mais je n’en ai pas. Parce que voilà. [rire bref et forcé]
Il y a des confrères qui travaillent à l’AJ et ils sont moins payés sur
un dossier négocié que sur un dossier contentieux. » Elle facture ses
services à 250 euros de l’heure. Par ailleurs, sa définition d’un cabinet
spécialisé en droit de la famille – centré sur les enjeux patrimoniaux
et fiscaux ainsi que sur les affaires de droit international – restreint
de fait sa clientèle à des familles fortunées ; elle reconnaît que des
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« petits dossiers » où tout le monde est d’accord d’emblée ne
viennent pas chez elle. Elle pratique la « négociation raisonnée »
dans 90 % de ses dossiers, mais aussi toute une palette de conseils,
voire « de coaching en sous-marin » dans certaines affaires. Elle offre
à ses client·e·s un service très personnalisé avec une grande dispo-
nibilité. Ainsi, elle reçoit tou·te·s les client·e·s elle-même dans son
cabinet, assure toutes les discussions avec l’avocat·e de la partie
adverse (que ce soit au téléphone ou en vis-à-vis) et accompagne
régulièrement ses client·e·s chez le notaire ou la médiatrice.

À Paris, le marché des avocat·e·s qui pratiquent le droit de la


famille se révèle particulièrement segmenté, opposant des jeunes
avocat·e·s à l’aide juridictionnelle multipliant les dossiers pour se
constituer des revenus suffisants 5, et des avocat·e·s aux tarifs élevés
– rémunéré·e·s entre 200 et 450 euros de l’heure – consacrant davan-
tage de temps à une clientèle socialement très proche, connue par
le biais de relations d’interconnaissance qui les engagent fortement.
C’est dans ce deuxième type de cabinet que se développent les pra-
tiques de règlement à l’amiable des litiges, trop coûteuses en temps
pour être pratiquées à l’aide juridictionnelle, et qui permettent, quel
que soit le degré de conflictualité de la séparation, de négocier le
partage du patrimoine à l’abri du regard du fisc et de l’aléa de la
décision judiciaire. Les affinités sociales entre avocat·e et client·e sont

3/ Entretien réalisé en novembre 2014 par Céline Bessière, Aurore Koechlin et Camille Phé.
4/ L’aide juridictionnelle est une aide financière ou juridique que l’État accorde aux justiciables sous condi-
tion de ressources. Elle prend en charge, en totalité ou en partie, les frais de procédure et d’expertise, et
les honoraires de l’avocat·e à qui l’aide est versée directement.
5/ En 2014, un divorce par consentement mutuel à l’aide juridictionnelle totale est rémunéré à
l’avocat·e 30 unités de valeur (UV, soit 685 euros HT) ; à partir de 34 UV (776,56 euros HT) pour un divorce
contentieux, avec une possibilité de dépassement de 16 UV supplémentaires (365 euros HT) en cas
d’incident.

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ici déterminantes. Les avocat·e·s appartiennent au même monde de


la grande bourgeoisie des affaires, de la politique et de la culture
que leurs client·e·s, et ces dernier·e·s peuvent les rémunérer large-
ment. Pour ces raisons, le huis clos du cabinet se transforme en
entre-soi et les avocat·e·s jouent plus volontiers avec le droit, au
bénéfice de leurs client·e·s.

Nos observations menées au barreau de Dormont, dans l’ouest


de la France, permettent d’affiner notre analyse de la constitution
d’un entre-soi dans le huis clos des cabinets d’avocat·e·s et de ses
effets, en faisant varier tout à la fois les caractéristiques des client·e·s
et des avocat·e·s. Ce barreau apparaît d’abord comme moins seg-
menté, tou·te·s les avocat·e·s rencontré·e·s ayant une partie de leur
activité à l’aide juridictionnelle, bien que dans des proportions
variables (« C’est ma B.A. 6 », dit un avocat dont la clientèle est par-
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ticulièrement « relevée », selon les propos d’un de ses confrères). Ici,
la clientèle aisée n’a pas grand-chose à voir avec les élites interna-
tionales et nationales qui fréquentent les cabinets parisiens. Il s’agit
plutôt de professions libérales, chef·fe·s d’entreprise, cadres et pro-
fessions intellectuelles supérieures (des enseignant·e·s par exemple)
qui sont proches socialement de ces avocat·e·s, eux·elles-mêmes pro-
fessions libérales et dont les parents, les frères, les sœurs, ou encore
les conjoint·e·s exercent ce même type d’activité professionnelle. Les
tarifs des avocat·e·s en droit de la famille sont d’ailleurs ajustés en
conséquence, puisqu’ils et elles sont rémunéré·e·s au forfait 7 et non
à l’heure travaillée sur le dossier comme à Paris. Au sein de ces
cabinets mixtes, la clientèle aisée – celle qui n’est pas à l’aide juri-
dictionnelle – reçoit cependant davantage de temps et nettement plus
d’attention que les client·e·s de classes populaires.

Lors d’une série de rendez-vous observée au cabinet de Grâce


Dupont-Bernard, l’avocate reçoit tout d’abord une cliente à l’aide
juridictionnelle, retraitée touchant 700 euros par mois, qui souhaite
divorcer de son époux placé en maison de retraite et sous curatelle.
Un des enjeux du divorce est le paiement de la maison de retraite
qui coûte 1 500 euros par mois, et engage aussi l’obligation alimen-
taire des enfants qui ont également de petits revenus. L’avocate
consacre vingt-cinq minutes à sa cliente. Elle reçoit ensuite une
cliente retraitée touchant 600 euros par mois, laquelle souhaite offi-
cialiser sa séparation avec son époux (séparation effective depuis

6/ Entretien réalisé en novembre 2014 par Anaïs Bonnano, Sibylle Gollac et Aurore Koechlin.
7/ Dans le barreau étudié, un divorce par consentement mutuel avec un seul avocat pour les deux parties
est facturé entre 1 400 et 2 000 euros HT ; le tarif de base du divorce contentieux est entre 1 600
et 2 000 euros (ces tarifs pouvant donner lieu à des dépassements en cas d’allongement de la procédure).

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trois ans), pour pouvoir faire une demande de logement social. L’avo-
cate lui consacre quinze minutes. La cliente suivante est enseignante
à l’université, en cours de divorce avec un architecte. L’entretien avec
elle dure quarante-cinq minutes et débute par une longue discussion
sur l’interprétation d’un SMS en provenance de l’époux. « Vous avez
vu la complicité que j’ai avec elle », commente Grâce Dupont-
Bernard après coup, mais « il faut la manager, que je la remette dans
les rails [pour ne pas qu’elle s’engage dans un divorce pour faute] ».
Son dernier client, qui refuse la présence des sociologues, vient pour
son premier rendez-vous dans le cadre d’une procédure de divorce.
Il gagne 3 600 euros par mois, nous expliquera ensuite l’avocate. Elle
reste une heure avec lui, temps qu’elle estime normal pour un pre-
mier rendez-vous, alors même que ses deux premières clientes
venaient également pour la première fois 8.
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Pierre-Yves Rémond est un avocat en fin de carrière, ancien bâton-
nier, qui après avoir été associé dans un des plus grands cabinets de
la ville, a décidé de « réduire la voilure » et de travailler de façon
individuelle. Les affaires familiales représentent un tiers de son acti-
vité. Originaire d’une famille parisienne, fils d’un chef d’entreprise
et d’une assistante sociale qui ont déménagé dans l’ouest de la France,
il fait partie de la notabilité de Dormont, comme l’atteste le nombre
de mains qu’il sert dans la brasserie du centre-ville lors du déjeuner
que nous prenons avec lui. « Désormais, je peux me permettre de
sélectionner mes dossiers. [...] Je peux me permettre de ne pas
prendre les abrutis ». Il assume ne pas accorder la même disponi-
bilité à l’ensemble de sa clientèle : « Moi je ne donne jamais mon
mail perso ni mon numéro perso d’une manière générale, sauf si
c’est un chef d’entreprise, je sais que le type aura l’éducation de ne
s’en servir que si c’est nécessaire 9. »

Dans ce barreau, l’émergence d’une association de droit collabo-


ratif 10 permet aux avocat·e·s de s’insérer sur un segment de marché
privilégié en création. En effet, lorsqu’un·e des conjoint·e·s décide
de divorcer en s’appuyant sur le droit collaboratif, il·elle doit sug-
gérer à l’autre de choisir un·e avocat·e au sein d’une liste d’avocat·e·s
dûment formé·e·s. Être intégré·e à cette liste permet d’accéder à un
segment de marché financièrement intéressant, puisqu’un divorce en

8/ Observation réalisée en février 2014 par Céline Bessière et Camille Phé.


9/ Observation réalisée en février 2016 par Céline Bessière et Marion Flécher.
10/ Cette pratique – issue des pays anglo-saxons (États-Unis, Canada et Angleterre) et importée dans
plusieurs barreaux en France durant les années 2000 – a pour principe un règlement à l’amiable des divorces
par une série de rendez-vous à quatre (les parties et leurs avocat·e·s respectif·ve·s) qui doit aboutir à la
rédaction d’une convention de divorce par consentement mutuel. La pratique est très formalisée et repose
notamment sur la formation des avocat·e·s qui s’engagent à se retirer du dossier si l’affaire devient
contentieuse.

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CONTEMPORAINES 76
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UN ENTRE-SOI DE POSSÉDANT·E·S
Céline BESSIÈRE, Sibylle GOLLAC

droit collaboratif est tarifé 2 500 euros et, en pratique, donne lieu à
de nombreux dépassements. Ce service se révèle ainsi accessible aux
seul·e·s justiciables doté·e·s d’un capital économique suffisant. En
entretien, Arnaud Thiercelin, qui lui-même pratique le droit colla-
boratif, confie : « Les confrères le nient, mais il y a aussi un problème
de capacité financière. Parce que vous l’avez vu, ça prend beaucoup
de temps. Beaucoup, beaucoup de temps. [...] Donc la limite, c’est
la capacité financière [des justiciables], et à mon sens, l’aide juridic-
tionnelle 11 ». Au-delà de ces enjeux financiers, les avocat·e·s qui pra-
tiquent le droit collaboratif insistent sur les compétences culturelles
qu’il requiert, selon eux, de la part des justiciables. Grâce Dupont-
Bernard répète en plusieurs circonstances que les « rendez-vous à
quatre » (les deux parties accompagnées de leurs avocat·e·s res-
pectif·ve·s) durent en moyenne deux heures trente et que seul·e·s
celles et ceux qui ont un certain « niveau de culture » sont capables
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de « se concentrer suffisamment », « savent faire l’effort ». De son
côté, Arnaud Thiercelin évoque à propos d’un client « une capacité
intellectuelle un peu limite » pour ce type de démarche. Cette der-
nière reste donc réservée, dans les faits, à une élite locale de chef·fe·s
d’entreprise, professions libérales, cadres et enseignant·e·s ayant suf-
fisamment de ressources économiques et culturelles pour s’y
conformer. Elle permet aux avocat·e·s de recruter au moins une
partie de leur clientèle au sein de groupes sociaux qui leur sont
proches, solvables, avec lesquels peut se constituer un entre-soi pro-
pice à la mise en œuvre de comptabilités qui jouent avec le droit.

Dans les deux barreaux étudiés, le travail que les avocat·e·s pro- Ces avocat·e·s
offrent davantage
posent en amont du passage devant le juge, dans le secret du cabinet, de possibilités de
fluctue donc considérablement selon le segment du marché sur jouer avec le droit,
à l’abri du regard
lequel ils et elles se situent et la position sociale de leurs client·e·s. des juges,
En pratique, ces avocat·e·s offrent davantage de possibilités de jouer aux fractions
élevées de l’espace
avec le droit, à l’abri du regard des juges, aux fractions élevées de social.
l’espace social.

■ Quand le huis clos de l’office notarial se transforme


en un entre-soi de possédant·e·s

La répartition géographique des offices étant contrôlée par l’État,


ainsi que la rémunération des notaires au pourcentage du patrimoine
brut des client·e·s (et non selon un tarif à l’acte ou à l’heure), le
marché notarial se trouve moins segmenté que celui de l’avocature.

11/ Entretien réalisé en février 2014 par Anaïs Bonanno, Sibylle Gollac et Aurore Koechlin.

SOCIÉTÉS
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UN ENTRE-SOI DE POSSÉDANT·E·S

Le huis clos concerne ici tou·te·s les client·e·s, puisque le notaire a


vocation à faire émerger dans son office des consensus en matière
Les notaires d’arrangements patrimoniaux. Et ce n’est qu’en cas d’échec (statisti-
ne traitent quement peu fréquent) que le dossier est renvoyé devant le juge aux
pas tou·te·s
leurs client·e·s affaires familiales. Néanmoins, le marché notarial connaît des formes
de façon identique de segmentation et les notaires ne traitent pas tou·te·s leurs client·e·s
en ne leur
proposant pas de façon identique en ne leur proposant pas les mêmes services
les mêmes services juridiques.
juridiques.

Dans les grandes agglomérations, le réseau des offices notariaux


est suffisamment dense pour que certaines études captent exclusi-
vement une clientèle privilégiée de chef·fe·s d’entreprise, professions
libérales, ou grandes fortunes familiales, et proposent des services
personnalisés. Ici, chaque client·e a non seulement un notaire comme
interlocuteur privilégié pour ses rendez-vous, mais son dossier peut
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être traité sur le fond par un notaire différent selon le type de conseil
ou d’acte sollicité (immobilier neuf, immobilier ancien, droit de la
famille, transmissions d’entreprises...). Arnaud Portier (45 ans), fils
de médecin et d’enseignante, est notaire associé dans une étude qui
comporte six associés et 45 « collaborateurs » dans une grande ville
de l’ouest de la France. Il est le spécialiste des transmissions d’entre-
prises et des stratégies patrimoniales dans l’office. Ses « apporteurs
d’affaires » sont souvent des conseillers en gestion du patrimoine :
« ceux qui font du conseil en stratégie patrimoniale haut de
gamme », qu’il différencie « des conseillers clientèles de banque qui
ne font que des propositions de placement ». Sa clientèle privilégiée
est donc composée de chef·fe·s d’entreprise, particulièrement
actif·ve·s dans le travail de leur capital. Mais son office traite aussi
les affaires d’autres types de client·e·s :

« Il y a plusieurs types de clients : il y a ceux qu’on voit une fois tous


les dix ans, quand ils se marient parfois, quand ils font un contrat de
mariage, quand ils achètent leur résidence principale, j’allais dire quand
ils divorcent... quand ils décèdent, voilà, c’est des clients...[il hésite] que
l’on voit assez peu, puis il y a des clients qui sont... [il hésite à nouveau]
On a des clients qui ont une situation patrimoniale qui fait qu’ils vendent
régulièrement, qu’ils achètent, qu’ils louent, qu’ils constituent des sociétés,
etc., donc c’est des clients qu’on peut être amené à voir plusieurs fois par
an 12. »

L’ensemble de la clientèle n’a pas affaire aux mêmes personnes


au sein des études : les client·e·s régulier·e·s sont reçu·e·s en per-
sonne par le titulaire de l’office ou un associé, quand les autres
client·e·s ne sont reçu·e·s que par des notaires salarié·e·s, des clercs

12/ Entretien réalisé en janvier 2015 par Céline Bessière et Sibylle Gollac.

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Céline BESSIÈRE, Sibylle GOLLAC

ou des secrétaires. Cette division de la clientèle des notaires recouvre


des différences sociales puisque la clientèle privilégiée des notaires
se recrute dans les milieux sociaux à fort capital économique. Tou-
tefois, selon l’implantation géographique des offices notariaux, les
caractéristiques socioéconomiques de la population, mais aussi l’his-
toire de l’étude (installation plus ou moins ancienne, mode de
composition de la clientèle, taille de l’étude...) comme du notaire,
cette clientèle privilégiée, qui reçoit un suivi personnalisé, prend des
tonalités sociales différentes. Par exemple, Cédric Le Guen (49 ans),
notaire individuel dans une étude rurale est particulièrement à l’aise
avec les agriculteurs. Il est petit-fils et fils unique de notaires dans
une région dont l’activité économique repose sur l’agroalimentaire.
Alors que son activité est fortement impactée par la présence d’une
maison de retraite dans la commune, dont la plupart des résident·e·s
bénéficient d’aides sociales récupérables sur succession et laissent
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donc essentiellement des dettes, sa clientèle privilégiée est celle des
agriculteurs, « des gens carrés, avec qui c’est facile de travailler ».
Mais il regrette : « Le nombre d’agriculteurs se réduit drastiquement,
on ne peut plus travailler seulement avec eux 13. »

Dans les petites études généralistes où la clientèle est peu for-


tunée, le notaire ne fournit pas la même qualité de service juridique
que dans les grandes études spécialisées. « Ici, pour que ça marche,
il faut faire de l’abattage, faut que ça tourne », affirme le notaire
Sébastien Darguy (35 ans). N’ayant pas trouvé à s’implanter dans sa
commune d’origine (une grande agglomération du Sud-Ouest), il
s’est installé en tant qu’associé avec son épouse à 40 kilomètres, dans
une ville de taille plus modeste, avec un fort passé ouvrier, ancrée
politiquement à gauche. Il exprime son regret de travailler avec une
clientèle qui ne lui permet pas d’exercer ses savoirs juridiques spé-
cifiques et son esprit d’entreprise. Étant donné la composition de sa
clientèle, constituée essentiellement de petits propriétaires (« On
vend 150 000 euros la maison d’à côté, 80 000 ou 60 000 euros
l’appartement, voilà, 70 000 euros le terrain, c’est ça notre fonds de
commerce ! »), il a peu de temps à consacrer à ses client·e·s : « Une
étude comme ici, c’est 80 % de conseil gratuit. On reçoit les clients
une demi-heure et puis on passe. J’ai plus de dix rendez-vous par
jour. J’avoue, des fois j’engueule mes collaborateurs. Je leur reproche
de travailler comme des notaires à Paris. Ils sont trop méticuleux,
ils passent trop de temps sur des dossiers qui n’en valent pas la
peine, ils vérifient tout. Un petit dossier, faut que ça aille vite ! »
Sébastien Darguy témoigne toutefois de la nature du travail accompli

13/ Entretien réalisé en janvier 2015 par Céline Bessière.

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UN ENTRE-SOI DE POSSÉDANT·E·S

pour se constituer, aussi, une clientèle choisie, correspondant davan-


tage à la pratique du droit à laquelle il aspire, malgré l’implantation
défavorable de son étude. Il entretient avant tout un capital social
accumulé dans sa ville d’origine – notamment auprès des professions
libérales médicales, ses parents étant pharmacien·ne·s et ses beaux-
parents médecins – et réalise le trajet de trente minutes plusieurs
fois par semaine, pour drainer cette clientèle plus fortunée jusqu’à
son étude. Il s’appuie plus largement sur une sociabilité d’entre-soi
masculine bourgeoise :

« Vous travaillez, vous sortez tous les soirs pour rencontrer du monde,
donc des gens qui vous amènent des clients... Donc voilà, c’est se faire
un réseau, à droite, à gauche. Moi j’ai intégré... C’est des détails mais j’ai
intégré la Table ronde. Vous ne connaissez pas parce que c’est pour les
hommes ! C’est un club, type le Lions, ça n’a rien à voir avec le Lions,
mais c’est pour les moins de 40 ans, on m’a proposé j’ai dit oui. Vous
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vous faites 15 copains qui vous font bosser, sur une ville comme ici, ça
va vite. Vous intégrez des réseaux à droite, à gauche, vous écrivez des
articles, alors il y en a un qui vient, vous faites de la formation à la CCI
[Chambre de commerce et d’industrie]. Voilà, et après... J’ose croire que
si vous ne travaillez pas trop mal, les gens ils parlent de vous en bien, ils
sont contents, ils reviennent. Et puis c’est un qui vous amène un autre.
[...] Mais voilà, c’est un coup à droite, un coup à gauche, vous avez le
match de rugby le samedi, bon voilà... C’est comme ça 14. »

■ Petits arrangements entre apparenté·e·s et avec le fisc

Une partie des avocat·e·s et des notaires accordent un temps par-


ticulier à certaines fractions de leur clientèle. Comme l’exprime expli-
citement la pratique du droit collaboratif ou la représentation du
notaire comme « magistrat de l’amiable » 15, ce temps permet le règle-
La clôture
des arrangements
ment des litiges à l’abri du regard des juges et, au-delà, de l’État.
patrimoniaux
dans le secret
du cabinet
La clôture des arrangements patrimoniaux dans le secret du
des professions cabinet des professions libérales du droit permet indéniablement à
libérales du droit certain·e·s justiciables de protéger leur vie privée, dans des moments
permet
indéniablement souvent critiques de leur vie familiale (séparation, décès). Les pro-
à certain·e·s cédures de divorce par consentement mutuel, dans lesquelles le juge
justiciables de
protéger entérine simplement une convention négociée chez l’avocat·e 16, per-
leur vie privée. mettent par exemple d’échapper aux aléas de la décision du juge

14/ Entretien réalisé en octobre 2015 par Céline Bessière et Sibylle Gollac.
15/ Voir la présentation du rôle du notaire sur le site des notaires de France : https://www.notaires.fr/fr/
le-rôle-du-notaire (page consultée le 28 octobre 2017).
16/ Les matériaux sur lesquels s’appuie cet article ont été recueillis avant l’entrée en vigueur de la loi
du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle. Depuis le 1er janvier 2017, les conven-
tions de divorce par consentement mutuel doivent simplement être déposées chez un·e notaire. Les justi-
ciables ne sont plus entendu·e·s séparément par un·e juge avant la prononciation du divorce pour vérifier
leur consentement, et la convention n’est plus examinée par un·e magistrat·e.

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CONTEMPORAINES 80
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UN ENTRE-SOI DE POSSÉDANT·E·S
Céline BESSIÈRE, Sibylle GOLLAC

comme à des débats contradictoires encourageant la mise au jour de


l’histoire conjugale et de la situation des conjoints, voire la mobili-
sation du témoignage des enfants, de la famille, du voisinage, des
collègues ou de l’employeur·se.

Mais les professionnel·le·s insistent aussi sur les avantages fiscaux


des solutions qu’ils et elles proposent à leurs client·e·s au sein de
leur cabinet, à l’abri du regard de l’État. La profession notariale rédige
de nombreux prospectus, articles et ouvrages de conseils faisant la
promotion des outils juridiques qu’elle met en œuvre. Par exemple,
dans un mémo conseil sur la donation-partage, les avantages sont
présentés « au plan familial » et « au plan fiscal 17 ». Ainsi, les notaires
assument publiquement leur capacité à proposer des outils d’opti-
misation fiscale. Plus officieusement, certain·e·s notaires tolèrent,
voire encouragent, des jeux sur l’évaluation des biens qui consistent
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généralement à sous-estimer la valeur de certains transferts. Il s’agit
de jouer à la fois sur la règle d’équipartition des biens entre les
héritier·e·s et de minimiser le coût fiscal de la succession. Lorsqu’il
y a conflit entre les héritier·e·s – qui mettent en cause l’équité des
partages prévus dans le bureau du notaire et envisagent une judi-
ciarisation du règlement de la succession – la mise à plat pour le
juge, dans un cadre contradictoire, de l’ensemble des avantages reçus
par les un·e·s et les autres a pour première conséquence l’augmen-
tation des droits de succession dus au fisc par certain·e·s 18. En accord
avec leurs client·e·s, les notaires peuvent au contraire omettre cer-
tains biens dans les opérations de partage successoral. Ils ou elles
acceptent alors tout simplement de ne pas tenir compte du transfert
d’un bien ou de sommes dont un des héritier·e·s a précédemment
bénéficié. Un notaire parisien, associé dans une étude à la clientèle
fortunée, Jean-Pierre Chartrain, explique dans quel contexte il a été
amené à enregistrer une renonciation anticipée à l’action en réduc-
tion (RAAR) 19 :

« Trois enfants, mais seulement deux biens immobiliers, c’était ça le


sujet. Et puis les deux aînés pouvaient avoir un bien immobilier, le troi-
sième ne voulait rien. Il ne voulait rien parce que c’est quelqu’un qui
bouge beaucoup, bien établi, etc. Et qui, en pratique... Évidemment, ce

17/ « La donation-partage », Les mémos conseils par des notaires, Paris, 2004, p. 6-7. Voir la liste des mémos
conseils en droit de la famille sur le site des notaires de France (https://www.notaires.fr/fr/kiosque?famille=0,
consulté le 25 octobre 2017).
18/ C’est ce que montre un cas de conflit successoral traité dans la thèse de Sibylle Gollac (2011,
p. 602-603).
19/ La renonciation anticipée à l’action en réduction (RAAR) consiste, pour des héritier·e·s, à renoncer à
réclamer la prise en compte, dans les partages successoraux finaux, de donations dont un·e de leurs cohé-
ritier·e·s a été bénéficiaire. C’est l’une des principales innovations de la loi du 23 juin 2006 portant réforme
des successions et des libéralités.

SOCIÉTÉS
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UN ENTRE-SOI DE POSSÉDANT·E·S

qu’on ne peut pas écrire partout... En pratique, il a déjà bénéficié d’aides.


Il avait déjà bénéficié d’aides de ses parents. D’aides non quantifiables. Et
donc, la question était de savoir comment on allait transmettre ces deux
biens immobiliers, en sachant que les deux aînés étaient un peu moins à
l’aise financièrement que le cadet, et le cadet étant plus à l’aise, premiè-
rement, ayant bénéficié d’aides de ses parents, deuxièmement, une bonne
entente familiale [le notaire insiste ici sur l’absence de conflits au sein de
la famille]. Il dit : “Moi je ne veux rien.” Donc on a fait une RAAR. Y a
eu une donation pour les deux autres et lui est intervenu pour dire : “Moi
ça me va bien, même si officiellement ça mange ma part, ça m’est égal 20.” »

Certains transferts ne sont donc pas officialisés, malgré la fiscalité


qui devrait leur être appliquée et que les notaires, officiers ministé-
riels, sont en principe chargés de collecter. Des outils juridiques
comme la RAAR, réservée à une fraction privilégiée de la clientèle
des notaires (Bessière et Gollac, 2017), peuvent alors être utilisés
pour rétablir une comptabilité officielle conforme aux règles de droit.
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L’argument fiscal est également fortement mobilisé par les avo-
cates promotrices des modes de règlement à l’amiable des sépara-
tions conjugales 21. « L’argent, c’est le nerf de la guerre », affirme
Cécile Martin-Dubois lorsqu’elle anime, avec des médiatrices et des
notaires, une série de formations au barreau de Paris sur le sujet. La
deuxième session est consacrée aux « enjeux patrimoniaux et fiscaux
des négociations en droit de la famille ». L’assistance est composée
d’une centaine d’avocat·e·s, dont un tiers de fiscalistes. La première
partie de la réunion (près d’une heure sur les deux heures de for-
mation) est présentée par Christelle Andreux, notaire à Paris, et porte
sur l’optimisation du partage des biens immobiliers communs et
indivis. Il s’agit d’informer les avocat·e·s sur les possibilités qu’offre
le divorce par consentement mutuel d’éviter les droits de partage sur
les biens immobiliers 22, pour peu que les immeubles soient vendus
avant le divorce à proprement parler.

Une avocate fiscaliste à la tribune demande :


– « Dois-je ou non cacher au notaire que nous partageons le prix de
vente [d’un bien liquidé avant la procédure officielle de divorce] ?
Christelle Andreux répond immédiatement :
– Il faut informer le notaire du partage verbal, car les notaires sont là
pour aider les particuliers, les conseiller, donc il ne faut pas leur cacher
quoi que ce soit. Avant d’être un agent des impôts, le notaire est aussi un

20/ Entretien réalisé par Céline Bessière en janvier 2015.


21/ Les modes alternatifs de règlement des litiges familiaux – depuis la médiation, jusqu’à la négociation
raisonnée, en passant par les procédures participatives, ou encore le droit collaboratif – constituent un
segment de pratiques en pleine expansion. Il accompagne la progression du divorce par consentement
mutuel (qui est passé de 40 % des divorces en 1996, à 55 % des procédures aujourd’hui).
22/ Les droits de partage portent sur les immeubles communs et indivis. Ils s’élèvent à 2,5 % du montant
du patrimoine immobilier à partager entre ex-conjoint·e·s (art. 635, 1-7 et 746 du Code général des impôts).

SOCIÉTÉS
CONTEMPORAINES 82
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UN ENTRE-SOI DE POSSÉDANT·E·S
Céline BESSIÈRE, Sibylle GOLLAC

conseil pour les parties. On ne mentionnera pas la cause dans l’acte et on


ne fera pas de compte de répartition...
Cécile Martin-Dubois ajoute :
– Il faut des rapports de confiance avec le notaire. Récemment, avec un
de nos clients qui avait un patrimoine considérable, on a vu qu’une dis-
cussion était possible. Évidemment, dans ce cas, on ne saisit pas le juge,
on invite les clients à se séparer de ce dont ils veulent se séparer avant
de faire la procédure. Et on est d’accord, il n’y a aucun écrit, ni entre
avocats, ni entre clients mentionnant cela !
Dans l’assistance, une femme demande :
– Même pas des écrits confidentiels ?
Cécile Martin-Dubois répond :
– Si c’est un dossier à 10,5 millions de patrimoine, non. L’intérêt
commun est quand même absolument évident !
Un homme prend la parole :
– Je suis fiscaliste, et ça me paraît extrêmement prudent ce que vous
conseillez, ça me paraît hyper conservateur pour un truc qui est accep-
table. Dans d’autres domaines du droit fiscal, ce n’est pas discuté.
Cécile Martin-Dubois l’interroge :
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– Votre pratique c’est de le formaliser entre confrères, c’est ça ?
Christelle Andreux précise :
– On parle de quelque chose de spécifique, un divorce. J’ai eu un
redressement injustifié il n’y a pas longtemps dans un dossier. Un bien
a été vendu en cours de procédure, on a fait une répartition de prix, un
petit compte de répartition, pas de droit de partage. J’ai rappelé la doc-
trine à l’administration [fiscale] qui demandait un droit de partage. Je
rejoins Cécile Martin-Dubois [sur le fait qu’il vaut mieux ne pas faire
d’écrits].
[...]
Quelqu’un dans l’assistance, interrogatif, fait remarquer à la notaire :
– Mais vous gagnez moins. [Il veut dire que la notaire ne touche alors
que les honoraires liés à la mutation et non au partage.]
Christelle Andreux répond :
– Mais je gagne des clients !
Une femme fait remarquer dans l’assistance :
– Mais vous avez des notaires qui ne sont pas du tout d’accord.
Cécile Martin-Dubois réplique :
– Oui, mais il faut choisir son notaire !
Plus tard, une autre avocate dans l’assistance raconte :
– J’ai déjà eu des cas de rattrapage. Moi, je ne l’écris pas, même sur
une petite communauté, une petite indivision. Ça pose des problèmes
de responsabilité. On sait qu’à Paris, les JAF [juges aux affaires familiales]
ont de grandes tendances, quand ils ont un petit doute, à transmettre à
l’administration fiscale qui a besoin d’argent. Je le fais, mais je suis super
circonspecte et super embêtée. Je ne sais pas comment dealer avec ça.
Cécile Martin-Dubois explique :
– Il faut laisser passer quelques mois [pour être sûre que l’adminis-
tration fiscale ne proteste pas, il faut laisser passer un peu de temps
entre la vente du bien immobilier et le démarrage de la procédure de
divorce].

SOCIÉTÉS
83 CONTEMPORAINES
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UN ENTRE-SOI DE POSSÉDANT·E·S

Un homme intervient :
– J’en fais tous les mois des opérations comme ça. Le client, je
l’informe. Pour moi c’est une position pas très sûre, borderline. Je lui fais
signer un papier disant que je l’ai informé de la position de l’adminis-
tration fiscale. Le papier, je le garde 23. »

Les échanges observés lors de cette session de formation rendent


bien compte des marges de manœuvre qu’offre le secret du cabinet
ou de l’étude vis-à-vis de l’application du droit fiscal : avocat·e·s et
notaires s’autorisent à privilégier l’intérêt de leurs client·e·s au détri-
ment d’une application stricte de ce droit et de son esprit et, pour
cela, assument des efforts particuliers de discrétion (absence de for-
malisation écrite des accords trouvés par les avocat·e·s, omission de
la cause d’une vente dans un acte notarié, etc.). Ce que révèlent
également ces échanges, c’est la variété des pratiques de ces profes-
sionnel·le·s, qui n’utilisent pas tou·te·s les marges de manœuvre dont
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ils et elles disposent de la même façon. Comme l’indiquent ces dis-
cussions, certain·e·s notaires pourront préférer, à l’entretien d’une
clientèle fidèle, le gain immédiat des frais liés au partage. Des
avocat·e·s pourront refuser de prendre le risque d’un redressement
fiscal de leur client·e. Ces choix dépendent sans doute à la fois des
dispositions sociales des avocat·e·s et des notaires, du patrimoine de
leur clientèle et des gains que les professionnel·le·s peuvent attendre
de la fidélisation de cette clientèle.

Les avocat·e·s et les notaires appartiennent aux professions libé-


rales, dont les trajectoires sociales sont étroitement liées à la déten-
tion d’un patrimoine, en l’occurrence professionnel (Thuderoz,
1991 ; Karpik, 1995), ce qui les différencie des juges, salarié·e·s de
la fonction publique. Les discussions à huis clos des arrangements
patrimoniaux, dans les offices notariaux comme dans les cabinets
d’avocat·e·s, réunissent ainsi des possédant·e·s. Du côté de la clien-
tèle comme des professionnel·le·s, cette caractéristique commune
n’empêche pas une grande diversité de positions sociales et de tra-
Le huis clos jectoires. Mais quand les caractéristiques sociales des client·e·s et des
se transforme
en véritable professionnel·le·s sont proches, le huis clos se transforme en véri-
entre-soi, mettant table entre-soi, mettant à distance l’État incarné par les juges et le
à distance l’État
incarné fisc. Cet entre-soi se construit finalement autour d’un intérêt partagé
par les juges par les professions libérales du droit et une partie de leur clientèle
et le fisc.
à clôturer l’espace des arrangements patrimoniaux, pour assurer la
préservation d’un capital économique, notamment grâce à la domes-
tication de l’administration fiscale (Spire, 2011).

23/ Observation réalisée en janvier 2015 par Gabrielle Schütz et Hélène Steinmetz.

SOCIÉTÉS
CONTEMPORAINES 84
No 108
UN ENTRE-SOI DE POSSÉDANT·E·S
Céline BESSIÈRE, Sibylle GOLLAC

DES AFFINITÉS DE CLASSE QUI PROFITENT


AUX HOMMES
Mais dans un contexte de fortes inégalités économiques entre
hommes et femmes apparenté·e·s, cette clôture des arrangements
patrimoniaux ne sert pas les intérêts des un·e·s et des autres de la
même façon. Le rapport au droit des hommes et des femmes issu·e·s
des fractions des classes dominantes caractérisées par l’importance
de leur capital économique s’avère certes communément déterminé
par des affinités de classe avec les professionnel·le·s du droit, mais
aussi différencié selon le genre.

■ Quand les notaires avantagent l’héritier


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Les notaires entretiennent des relations privilégiées avec une
clientèle à fort capital économique, constituée d’indépendant·e·s et
d’héritier·e·s de patrimoines importants. Ces relations privilégiées
sont liées à la fois au recours plus fréquent de ces client·e·s aux
notaires, aux revenus que cette clientèle génèrent (la rémunération
du notaire dépend du montant du patrimoine traité), mais aussi à
une proximité sociale entre ces client·e·s et les notaires.

Certes, les différent·e·s notaires ont affaire à des fractions diverses


des classes possédantes. Jean-Pierre Chartrain, qui est associé au sein
d’un réseau de trois offices situés à Paris et dans deux communes
huppées de l’ouest parisien, gère de grandes fortunes nationales et
internationales (dans son étude, les trois quarts des successions
dépassent le seuil de l’ISF, soit 1 300 000 euros) ; tandis que Cédric
Le Guen a pour clientèle privilégiée des exploitant·e·s agricoles bien
plus modestes. Entre ces deux pôles, on pourrait décrire un dégradé
de situations intermédiaires : Arnaud Portier est spécialisé dans une
clientèle d’entrepreneurs ; Sébastien Darguy entretient le réseau de
professions libérales du secteur médical de ses parents et beaux-
parents. Mais leur point commun est d’être particulièrement sensi-
bles aux enjeux de transmission du patrimoine, en particulier du
patrimoine professionnel. Les notaires sont effectivement des pro-
fessions libérales à fort capital économique. Ils et elles ont souvent
hérité de leur étude ou du patrimoine qui leur a permis de l’acquérir.
Parmi les 17 notaires avec qui nous avons réalisé des entretiens
approfondis 24, nous connaissons de façon détaillée l’origine sociale
de 15 d’entre eux. La moitié a repris une étude familiale : 5 ont

24/ Bien que ne visant aucune représentativité, le corpus de notaires que nous avons interviewé est varié.
Il est composé de 13 hommes et 4 femmes, âgé·e·s de 30 à plus de 60 ans. Ils et elles appartiennent à des

SOCIÉTÉS
85 CONTEMPORAINES
No 108
UN ENTRE-SOI DE POSSÉDANT·E·S

directement hérité de l’étude notariale de leur père, l’un a pris la


suite de son beau-père, un autre est fils de notaire mais n’a pas
directement repris l’étude de son père. À une exception près 25, toutes
et tous proviennent de famille d’indépendant·e·s : parents ou beaux-
parents médecins, pharmacien·ne·s, restaurateur·trices/hôtelier·e·s,
boulanger·e·s, agriculteur·trice·s, viticulteur·trice·s, père commis-
saire-priseur, grands-pères notaires. Celles et ceux qui ont des
enfants en fin d’études se posent généralement la question de la
transmission de leur office.

Ce souci de la transmission se retrouve à l’échelle du groupe


professionnel, notamment dans une vision partagée de la pratique
du droit successoral. Une élève de l’école du Notariat de Paris
explique que si l’on enseigne bien aux futur·e·s notaires le respect
de la règle de l’équité des partages, et si « a priori on ne regarde pas
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la nature du bien pour faire le partage », on leur enseigne tout de
même toutes les solutions qui permettent la transmission d’une
entreprise familiale à un héritier unique 26. Dans le mémo cité pré-
cédemment consacré à la donation-partage, on donne aussi – pour
illustrer la « transmission d’une entreprise individuelle à un tiers,
parent ou non, par le biais d’une donation-partage » – l’exemple
Le souci
de transmettre suivant : « une donation-partage est consentie par un descendant à
un patrimoine ses sept enfants et à un de ses petits-enfants qui a les qualités néces-
professionnel
dans son intégrité saires pour reprendre l’entreprise ». Le souci de transmettre un patri-
à un héritier moine professionnel dans son intégrité à un héritier « capable »
« capable »
structure structure un certain nombre de pratiques des notaires en matière
les pratiques successorale. Or, on sait que les garçons, et en particulier les aînés,
des notaires
en matière sont les premiers bénéficiaires de ces biens que les familles d’indé-
successorale. pendant·e·s cherchent à préserver dans la lignée (Bessière, 2010 ;
Gollac, 2013).

La RAAR, mesure phare de la loi du 23 juin 2006 portant réforme


des successions et des libéralités, offre désormais la possibilité pour
des héritier·e·s de renoncer à réclamer la prise en compte, dans les
partages successoraux finaux, de donations dont un·e de leurs cohé-
ritier·e·s a été bénéficiaire. Cette disposition, réclamée par les

études constituées d’un notaire individuel à six associés, situées dans zones géographiques diverses : études
rurales de l’ouest ou du sud-ouest de la France ; études de grandes agglomérations de l’ouest, du sud-ouest
et de l’est de la France ; études de l’agglomération parisienne.
25/ L’exception est une femme notaire âgée d’une quarantaine d’années dont le père était cadre dans une
usine dans l’est de la France et la mère secrétaire dans le secteur hospitalier. Fille unique, elle se décrit
comme bénéficiaire des aspirations sociales de ses parents : « Ils m’ont donné toute leur affection et tout ce
qu’ils pouvaient pour que je réussisse. » Clerc de notaire jusqu’en 2005, elle a été associée dans une étude
de sa région d’origine pendant deux ans, avant de s’associer dans un office qui comprend quatre notaires
dans une agglomération de taille moyenne de l’ouest de la France.
26/ Observation des Journées notariales de la porte Maillot réalisée par Sibylle Gollac en décembre 2004.

SOCIÉTÉS
CONTEMPORAINES 86
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UN ENTRE-SOI DE POSSÉDANT·E·S
Céline BESSIÈRE, Sibylle GOLLAC

instances nationales du notariat au nom d’une meilleure planification


successorale afin de favoriser la transmission de certains biens (en
particulier les entreprises familiales), permet une répartition inéga-
litaire entre les descendant·e·s, ce qui contrevient à l’esprit du Code
civil. Pierre Delmas, un notaire originaire du Sud-Ouest, à la retraite
(il a transmis sa clientèle à son fils), mais qui occupe toujours des
fonctions importantes de représentation au sein des instances natio-
nales de la profession, est un ardent promoteur de la réforme. En
entretien 27, il assume de façon particulièrement directe – surtout si
l’on considère qu’il s’adresse à une femme – le primat de l’impératif
de la transmission du patrimoine professionnel sur la rigueur égali-
taire du Code civil : « Dans le Sud-Ouest, on s’est toujours assis sur
la réserve héréditaire 28 quand il s’agissait de maintenir l’exploitation
agricole. » Il précise que ces façons de faire trouvaient l’aval des
« filles désavantagées », sûres de bénéficier de la solidarité familiale
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en cas de besoin. Il compare même cette pratique aux pays de droit
musulman où « les femmes n’ont droit qu’à une demi-part, mais ne
sont jamais abandonnées par leur famille ». En réunion de travail,
devant une dizaine de juristes et de sociologues 29, il explicite les
techniques utilisées : « Comment on faisait, c’est très simple : en
sous-estimant les biens, en fixant des salaires différés 30 tirés par les
cheveux, et en utilisant la quotité disponible 31 bien sûr. En pratique,
on regarde combien le repreneur peut donner et on fait cadrer la
succession. Et on a très peu de contentieux, parce que c’est accepté
par tout le monde, c’est la tradition. [...] Avec la RAAR on sécurise
quelque chose qui était déjà librement accepté. Mais faut pas croire
non plus qu’on en fera des centaines ! » De fait, les RAAR sont excep-
tionnelles 32 et la première explication donnée à ce faible usage est
précisément l’existence antérieure d’autres outils pour avantager un
héritier. Par rapport à ces outils négociés à l’ombre du droit dans les

27/ Entretien réalisé par Sibylle Gollac en décembre 2014.


28/ La réserve héréditaire est la part de la succession réservée à chacun·e des héritier·e·s dit·e·s réservataires,
en l’occurrence les enfants. Il·elle·s ne peuvent être privé·e·s de cette réserve.
29/ Observation-participante réalisée par Céline Bessière et Sibylle Gollac en février 2016 au sein du groupe
de recherche sur les renonciations en matière successorale.
30/ Depuis le décret-loi du 29 juillet 1939, le salaire différé permet à un·e apparenté·e (descendant·e ou
conjoint·e de descendant·e de l’exploitant·e), ayant travaillé dans l’entreprise familiale pendant une période
donnée sans avoir été rémunéré·e, de récupérer sur la succession une partie du salaire qui lui était théori-
quement dû.
31/ Les héritier·e·s réservataires (en général les enfants) se partagent à égalité la réserve, part de la succession
qui leur revient de droit et qui dépend de leur nombre et de leur lien de parenté avec celui ou celle qui
laisse la succession : la réserve est constituée de la moitié de la succession si la personne qui laisse la
succession a un enfant unique ; des deux tiers de la succession s’il ou elle a deux enfants ; et des trois quarts
s’il ou elle a trois enfants ou plus. Le·la légataire peut en revanche disposer librement du reste, appelé quotité
disponible.
32/ Dans une enquête menée par le Conseil supérieur du notariat auprès de 133 notaires en 2015, parmi
les offices ayant indiqué le nombre de RAAR qu’ils ont reçu depuis 2007, 48 % n’en ont reçu aucune, 34 %
en ont reçu de une à trois et 18 % en ont reçu plus de trois. Seul·e·s cinq notaires ont reçu plus de dix
RAAR dans leur étude en plus de sept ans.

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87 CONTEMPORAINES
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UN ENTRE-SOI DE POSSÉDANT·E·S

offices notariaux, la RAAR a le défaut d’expliciter l’inégalité des héri-


tier·e·s devant la transmission, et plusieurs notaires ont avoué « ne
pas être très à l’aise avec ça ». Comme le souligne Sébastien Darguy :
« Quelque part, la RAAR, c’est léser un enfant. Très bien, je te donne
l’entreprise. Mais déjà, elle t’est donnée. Je ne vais pas, en plus, taper
dans la part de l’autre. Donc, vous avez quand même la quotité
disponible. Donc ça veut vraiment dire que là... »

Finalement, pour privilégier un héritier, les notaires préfèrent les


techniques souples, mises en place dans le secret de leur cabinet (le
jeu sur les inventaires des biens, sur les évaluations, sur la construc-
tion d’équivalence entre les parts...), qui maintiennent l’apparence
d’une équipartition des successions, plutôt que la mise en œuvre
explicite d’un traitement inégalitaire entre héritier·e·s comme la
RAAR. Cette application souple du droit paraît d’autant plus attrac-
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tive à leur clientèle qu’elle participe de leur domestication du fisc et
repose sur une vision genrée des rôles des héritier·e·s dans la trans-
mission familiale du patrimoine.

■ Quand les avocat·e·s contribuent à la sous-évaluation


des ressources masculines

Dans les opérations de règlement patrimonial des divorces, les


avocat·e·s témoignent de leur proximité aux intérêts d’une clientèle
dotée d’un capital économique important. Contrairement aux juges
aux affaires familiales (JAF), souvent agacé·e·s par les consomma-
tions ostentatoires et les tentatives plus ou moins discrètes de
contourner le fisc de justiciables qui sont loin d’être dans le besoin 33,
les avocat·e·s paraissent nettement plus sensibles à la préservation
de l’intimité, et surtout à la limitation du coût fiscal de la séparation
de leurs client·e·s. Mais les marges de manœuvre permises dans le
secret de leur cabinet ne sont pas neutres du point de vue du genre :
en visant l’optimisation fiscale, elles contribuent à minimiser la
richesse du couple et donc les possibilités de redistribution de cette
richesse au plus démuni des conjoints, en l’occurrence le plus sou-
vent la femme 34.

Carole Jouve est une avocate parisienne aux tarifs élevés


(300 euros HT par heure). Une partie de sa clientèle, essentiellement

33/ Le traitement salarié des JAF ne dépend pas du revenu des justiciables dont il·elle·s traitent le dossier.
Il est d’ailleurs vraisemblable qu’en tant que salarié·e·s de l’État, les juges aient eux-mêmes moins souvent
l’occasion de mettre en œuvre ces stratégies de contournement que les avocat·e·s, professions libérales.
34/ Rappelons que les femmes en couple gagnent en moyenne 42 % de moins que leur conjoint selon
l’Insee (Morin, 2014).

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CONTEMPORAINES 88
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Céline BESSIÈRE, Sibylle GOLLAC

constituée de chef·fe·s d’entreprises, lui est envoyée par des


experts-comptables qui sont d’anciens camarades d’études. L’autre
partie de sa clientèle est tout simplement constituée de son réseau
d’interconnaissance. Lorsque nous assistons à un rendez-vous avec
une de ses clientes, elles discutent un moment d’un apéritif pris chez
un ami commun. « C’est la copine de très bons copains avec qui je
sors tout le temps », nous indique l’avocate après le rendez-vous. La
cliente est séparée de son mari depuis plusieurs mois et hésite à
lancer la procédure de divorce, pourtant envisagée de part et d’autre.
Elle vient voir Carole Jouve pour discuter avec elle de l’opportunité
de cette procédure et lui faire part de ses interrogations à la suite de
la proposition de son époux de transformer la propriété en indivision
de leur résidence principale (qu’elle occupe encore avec sa fille
cadette) en société civile immobilière (SCI). Les conjoint·e·s sont
marié·e·s en séparation de biens et elle ne sait pas exactement
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combien gagne son mari. Il était directeur financier d’une entreprise
internationale, avec un revenu qu’elle estime autour de 20 000
à 30 000 euros par mois, et est aujourd’hui au chômage avec l’indem-
nité maximale (soit environ 7 000 euros par mois). Elle ne sait pas
quelle indemnité de licenciement il a négocié avec son entreprise.
Elle-même, depuis la séparation, a repris une activité de journaliste
beauté freelance qui lui rapporte 1 500 euros par mois (« J’ai pas de
revenu ! » conclut-elle). Son époux lui demande d’attendre pour
lancer la procédure de divorce, pour des raisons fiscales. Il lui a parlé
des droits de partage que le couple devrait verser au fisc s’il divorçait
avant d’avoir liquidé leur indivision. Elle-même s’insurge contre cet
impôt : « Moi, je récupère 500 000 euros [de la vente de leur maison
qui vaut 1 500 000 euros mais dont seulement 1 million est d’ores
et déjà remboursé], ce qui me permet de me reloger. Est-ce que je
vais devoir payer 2,5 % ? Du coup, ça va être juste pour me
reloger ! » L’avocate lui explique pourquoi le passage en SCI avant
le divorce n’est pas à son avantage : tant que le couple est marié et
en indivision, la prise en charge du prêt par l’homme relève de la
contribution aux charges du mariage (qui s’élève, du point de vue
du droit, à hauteur des facultés respectives des époux) ; dans le cadre
d’une SCI, c’est simplement le capital de l’homme qui va augmenter
au détriment de celui de son épouse au gré des remboursements. La
cliente indique que son époux a également proposé, à l’occasion du
passage en SCI, de faire donation de parts de la SCI à leurs filles, à
hauteur de 100 000 euros chacune. Il a à nouveau souligné les avan-
tages fiscaux de l’opération. L’avocate la prévient : « Oui, mais après,
madame n’a plus rien. Les filles, elles se feront [elles ont l’avenir
devant elles pour faire carrière et accumuler un patrimoine]. Oui,
les hommes pensent souvent comme ça, surtout ceux qui doivent
payer une prestation compensatoire. » Elle prévient sa cliente sur les

SOCIÉTÉS
89 CONTEMPORAINES
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UN ENTRE-SOI DE POSSÉDANT·E·S

risques de redressement fiscal liés au fait de liquider l’indivision


avant de lancer la procédure de divorce, uniquement pour échapper
aux droits de partage. Elle lui propose finalement de faire le point
avec un confrère fiscaliste pour étudier la proposition de la SCI et
la tenir au courant 35.

La nécessité de minimiser le montant des impôts à verser fait


consensus pour l’avocate, sa cliente et la future partie adverse. Cet
intérêt, apparemment commun, brouille les pistes dans la stratégie
de défense de l’avocate qui évoque tout de même, à plusieurs
reprises, l’opposition latente entre techniques d’optimisation fiscale
et intérêt de sa cliente, voire entre intérêt des hommes (« les hommes
pensent souvent comme ça ») et intérêt des femmes. Ainsi, l’intérêt
de classe commun aux avocates (particulièrement nombreuses en
droit de la famille 36) et aux hommes indépendants l’emporte souvent
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sur une potentielle communauté de genre, rassemblant difficilement
des femmes professions libérales investies dans leur carrière et des
épouses dépendantes économiquement de leur conjoint. Il l’emporte
d’autant plus facilement que ces épouses ont peu de ressources finan-
cières et informationnelles pour percevoir et défendre leurs intérêts.
Souvent, elles méconnaissent la situation économique de leur couple
comme de leur époux, à qui elles s’en remettent largement pour
l’essentiel des tâches administratives comptables 37. Les inégalités
économiques entre hommes et femmes au sein des couples sont
donc redoublées par le consensus entre les avocat·e·s et les parties
sur la nécessité de minimiser le coût fiscal de la séparation. Ce
consensus est d’autant plus efficace qu’il n’a pas toujours besoin
d’être explicité. Il est parfois naturalisé dans les opérations de
comptabilité mises en œuvre par les avocat·e·s et leurs client·e·s.

Nous avons été autorisées à observer un rendez-vous à quatre de


droit collaboratif entre Grâce Dupont-Bernard, Arnaud Thiercelin et
leurs cliente et client : la discussion vise la fixation d’une pension
versée par l’homme (chef d’entreprise dans le secteur du bâtiment)

35/ Observation réalisée par Anna Chamfrault et Sibylle Gollac, en novembre 2014.
36/ Selon l’Observatoire du Conseil nationale des barreaux, les femmes représentent 54 % de la profession.
D’après nos observations menées dans différents barreaux, elles sont largement majoritaires en droit de la
famille. En comparaison, seules 36 % des notaires sont des femmes d’après le Conseil supérieur du notariat,
même si au sein des études elles sont plus souvent chargées du droit de la famille. Mais elles sont aussi
plus souvent simples salariées et rencontrent moins fréquemment les client·e·s, en particulier la clientèle
régulière et privilégiée des offices.
37/ Ce type de configuration, également notée par Camille Herlin-Giret pour les assujetti·e·s à l’ISF (2016,
p. 201), se retrouve dans nos matériaux ethnographiques pour la plupart des couples au sein desquels
l’homme est chef d’entreprise et la femme ne participe pas à l’activité de cette entreprise. C’est essentiellement
lorsque l’épouse dispose de ressources propres suffisantes (financières et informationnelles, par exemple
parce qu’elle participe à l’activité de l’entreprise à un poste à responsabilité) qu’elle peut s’engager dans une
procédure contentieuse (pour un exemple dans l’agriculture, voir Bessière et Gollac, 2014).

SOCIÉTÉS
CONTEMPORAINES 90
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UN ENTRE-SOI DE POSSÉDANT·E·S
Céline BESSIÈRE, Sibylle GOLLAC

à la femme (infirmière salariée à mi-temps), conformément au main-


tien du « devoir de secours » entre les époux.ses jusqu’au prononcé
du divorce. Dans un divorce contentieux, cette pension est décidée
par le juge lors de la première étape de la procédure, l’ordonnance
de non conciliation. Ici, en procédure collaborative, la discussion se
déroule dans le cabinet d’Arnaud Thiercelin pendant presque trois
heures, une secrétaire apportant régulièrement du café et des rafraî-
chissements. Pour parvenir à un accord, les avocat·e·s notent sur un
paper board les revenus et charges pour calculer un disponible men-
suel. Le tableau ci-dessous reprend ces notes :

Monsieur Madame

Ressources Salaire : 3 000 e/mois Salaire : 595 e/mois


Dividendes SARL : 2 000 e/mois Dividendes SCI : 600 e/mois
Dividendes SCI : 600 e/mois Ressources mensuelles totales = 1 195 e
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Revenu locatif sur un bien propre : 400 e/mois
Fermage sur des biens propres : 50 e/mois
Ressources mensuelles totales = 6 050 e
Charges Impôt sur le revenu : 1 586 e/mois Assurances : 62,50 e/mois
Taxe d’habitation résidence secondaire : Mutuelle : 50 e/mois
53 e/mois Taxe d’habitation : 1 896 e/an
Taxe foncière résidence secondaire : 55 e/mois Taxe foncière : 183 e/mois
Prêt immobilier résidence secondaire : 834 e/mois Gaz : 39 e/mois
Charges résidence secondaire : 90 e/mois Électricité : 138 e/mois
Assurances (bateau, voiture, habitations) : Redevance TV : 133 e /an
44 e/mois Téléphone : 50 e/mois
Loyer de l’appartement : 700 e/mois Eau : 19 e/mois
Électricité : 61 e/mois Crédit voiture : 170 e/mois
Téléphone : 30 e/mois Chaudière : 110 e/an
Charges mensuelles totales = 3 453 e Charges mensuelles totales = 889,50 e
Disponible 2 597 e/mois 305,50 e/mois

À la suite d’une première négociation, au cours de laquelle


l’homme accepte de prendre à sa charge les impôts liés à l’ancien
domicile conjugale, que l’épouse habite seule mais qu’ils auraient
pu, selon elle, continuer à habiter ensemble compte tenu de la taille
de la maison, le couple parvient à un nouveau calcul de dispo-
nible : 646,50 euros pour elle et 2 256 euros pour lui. Le versement
d’une pension de 800 euros permettrait d’égaliser leur disponible, à
10 euros près. Mais l’homme refuse : « On charge bien la mule quand
même ! Il faut prendre en compte un paramètre quand même, c’est
que madame travaille à mi-temps ! » La femme remarque : « On a
fait le choix ensemble que je travaille à temps partiel. Pour ne pas
donner plus au fisc, déjà qu’on en donne beaucoup. C’est pas à
54 ans que je vais travailler à temps plein ! Ça oui, je sais que ce
n’est pas possible, pas avec les accidents, les problèmes physiques
que j’ai pu avoir. » L’homme insiste : « Moi, je veux bien accepter
le devoir de secours. Ce que je ne veux pas, c’est un équilibre parfait
alors qu’elle travaille à mi-temps et moi à plein temps. » Il ajoute :
« Je ne comprends pas pourquoi je serais contraint de supporter les

SOCIÉTÉS
91 CONTEMPORAINES
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UN ENTRE-SOI DE POSSÉDANT·E·S

taxes sur une maison qui ne m’appartient en rien et, en plus, dont
je n’ai pas la jouissance. » Finalement, la femme propose de revenir
à la répartition initiale des dépenses avec une pension de 1 000 euros
par mois. Les avocat·e·s, qui peinent à trouver un accord entre leurs
client·e·s dans un climat très tendu, trouvent alors l’argument décisif,
avancé par Grâce Dupont-Bernard : « Monsieur X, vous avez
conscience que c’est fiscalisé ; fiscalement, c’est avantageux pour
vous [la pension est déduite fiscalement des revenus du débiteur].
Madame, vous devez déclarer 1 000 euros : ce sera fiscalisé [la pen-
sion doit être déclarée aux impôts par la créditrice]. Pour vous mon-
sieur, ça fait un disponible de 1 597 euros et même un peu plus
avec la fiscalisation. Et pour vous madame, 1 305 euros de dispo-
nible, c’est acceptable ? » Les époux tombent alors d’accord 38.

Le raisonnement proposé par les avocat·e·s pour trouver une pen-


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sion « juste » est remarquable : il consiste à équilibrer un disponible
obtenu en déduisant des revenus des deux ex-conjoint·e·s des
charges qui correspondent en fait à des niveaux de vie très différents.
Ainsi, l’homme déduit non seulement les frais de location d’une
résidence principale distincte, mais aussi des frais liés à une rési-
dence secondaire dont il a désormais la jouissance exclusive. Le
calcul effectué reprend tout à fait la logique d’une optimisation fiscale
classique en matière d’impôt sur le revenu, en particulier chez les
indépendant·e·s et professions libérales : il s’agit de déduire du
revenu le maximum de charges pour réduire le disponible qui est le
montant sur lequel sont ensuite focalisées l’ensemble des discus-
sions. Seule la femme remet en cause, encore que marginalement,
la légitimité de ces charges : elle affirme qu’étant donné la taille et
l’agencement de leur maison commune, l’homme pourrait continuer
à y habiter (ce qu’il refuse), mais elle ne demande pas la vente de
la résidence secondaire, ni ne propose de la prendre à sa charge (elle
considère qu’elle n’en a pas les moyens). L’argument de la fiscalité
revient, plus explicitement, de façon récurrente : il est à l’origine du
travail à temps partiel de la femme et il emporte l’accord de l’homme
sur une pension plus importante en échange du maintien à la charge
de la femme de frais qui sont précisément impossibles à déduire
L’application
d’un mode fiscalement puisqu’il s’agit d’impôts. La femme y perd, puisqu’elle
de comptabilité parvenait, avec le premier arrangement envisagé, à un disponible
forgé par
la domestication de 1 446 euros par mois avec moins de revenus à déclarer. On per-
du fisc aboutit çoit donc à nouveau, au travers de cet exemple, comment l’applica-
à un résultat
plus favorable
tion d’un mode de comptabilité forgé par la domestication du fisc
aux hommes. aboutit à un résultat plus favorable aux hommes. Là encore, la

38/ Observation réalisée par Céline Bessière et Aurore Koechlin en février 2014.

SOCIÉTÉS
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UN ENTRE-SOI DE POSSÉDANT·E·S
Céline BESSIÈRE, Sibylle GOLLAC

proximité sociale entre avocat·e·s et client·e·s favorise des arrange-


ments économiques élaborés à l’ombre du contrôle de l’État, qui
renforcent les inégalités économiques entre hommes et femmes.

CONCLUSION
En matière d’arrangements patrimoniaux, dans le cadre de pro-
cédures de divorces ou de successions, notaires et avocat·e·s ne
semblent jamais aussi à l’aise pour jouer avec le droit que
lorsqu’il·elle·s travaillent dans l’entre-soi, avec une clientèle choisie.
Si cet entre-soi peut se situer plus ou moins haut au sein de la
bourgeoisie, il rassemble des personnes dont la position sociale
dépend étroitement de l’accumulation et de la transmission d’un
patrimoine économique. Ces professions libérales du droit mettent
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alors à disposition de leurs client·e·s différents outils juridiques ou
marges de manœuvre, au service d’un intérêt qu’il·elle·s partagent :
celui de la reproduction du capital économique, aux dépens
d’une administration fiscale domestiquée. La maîtrise du droit dont
disposent certain·e·s dominant·e·s se joue ainsi en grande partie dans
le rapport au capital économique qu’ils partagent avec certaines pro-
fessions libérales du droit. Ce rapport commun au capital écono-
mique s’avère fortement genré, et les arrangements patrimoniaux qui
émergent dans les cabinets d’avocat·e·s et les offices notariaux se font
généralement au détriment des ex-épouses et des héritières. Lorsque
le législateur s’en remet au huis clos des cabinets des professions
libérales du droit pour régler des affaires familiales – comme lorsqu’il
confie, par la loi du 18 novembre 2016, le règlement et l’enregistre-
ment des divorces par consentement mutuel aux seul·e·s avocat·e·s
et notaires sans plus aucun passage devant le juge – c’est au jeu des
rapports sociaux de classe et de sexe qu’il renvoie les justiciables.

Céline Bessière
PSL University
Paris-Dauphine/IRISSO & Institute for Advanced Study
celine.bessiere@dauphine.fr

Sibylle Gollac
CNRS, CRESPPA-CSU
sibylle.gollac@cnrs.fr

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