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« LES HÉRITIERS »

Martine Fournier
in Jean-François Dortier, Pierre Bourdieu

Éditions Sciences Humaines | « Petite bibliothèque »

2008 | pages 19 à 24
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ISBN 9782912601780
DOI 10.3917/sh.colle.2008.02.0019
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https://www.cairn.info/pierre-bourdieu---page-19.htm
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DE PIERRE BOURDIEU
LA SOCIOLOgIE
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« LES HéRITIERS »
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«
L ’expérience de l’avenir scolaire ne peut être la même
pour un ils de cadre supérieur qui, ayant plus d’une
chance sur deux d’aller en faculté, rencontre nécessairement
autour de lui, et même dans sa famille, les études supérieures
comme un destin banal et quotidien, et pour le ils d’ouvrier qui,
ayant moins de deux chances sur cent d’y accéder, ne connaît les
études et les étudiants que par personnes ou par milieux inter-
posés. »
Le constat de départ des Héritiers, écrit avec Jean-Claude
Passeron, fait état de l’inégale représentation des diférentes clas-
ses sociales dans l’enseignement supérieur : « Le système scolaire
opère, objectivement, une élimination d’autant plus totale que
l’on va vers les classes les plus défavorisées. » Pour mettre au
jour les mécanismes par lesquels se produit cette élimination, les
auteurs s’appuient sur un corpus détaillé d’enquêtes, de statisti-
ques et d’études monographiques1.

Héritage culturel et idéologie du don


Selon Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, l’origine
sociale des étudiants est le plus important facteur de diférencia-
tion (plus que le sexe, l’âge, l’ailiation religieuse…) et c’est da-
vantage aux facteurs culturels qu’aux facteurs économiques qu’il
faut en imputer les raisons.
Chez les enfants des professions libérales et des cadres
supérieurs, la culture est acquise naturellement et « comme par
osmose » grâce à l’environnement familial : bibliothèques, fré-
quentation des musées, théâtres, concerts… Mais pour les en-
fants des classes sociales défavorisées, l’école reste la seule voie
d’accès à cette culture que, précisément, elle véhicule et valorise
dans la réussite des études.

1- Cf. Les Héritiers, appendice.


20
« Les Héritiers »

La culture « légitime », validée par les examens et les di-


plômes, est donc celle des classes privilégiées et l’enseignement,
même scientiique, « présuppose implicitement un corps de sa-
voirs, de savoir-faire et surtout de savoir-dire qui constitue le pa-
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trimoine des classes cultivées ». Dès lors, ce que l’on qualiie de
« don » naturel n’est le plus souvent que la manifestation d’une
ainité, liée à des valeurs sociales et aux exigences du système
scolaire ; le privilège social est transformé en mérite individuel.
En conséquence, « pour les ils de paysans, d’ouvriers,
d’employés ou de petits commerçants, la culture scolaire est ac-
culturation ». Les apprentissages sont vécus comme des artiices,
d’autant plus diiciles à assimiler qu’ils sont éloignés de toute réa-
lité concrète : « Il leur faut apprendre en détail le plan du Parthé-
non sans être jamais sortis de leur province, et disserter tout au
long de leurs études, avec la même insincérité obligée, sur [...] les
litotes de la passion classique ou sur les nuances ininies et inini-
tésimales du bon goût. »

La violence symbolique du privilège culturel


Il faut cependant distinguer la facilité à assimiler la culture
imposée par l’école de la propension à l’acquérir : dans la mesure
où la conquête des savoirs, hautement valorisés dans la société,
peut laisser espérer l’accession à l’élite, ce sont les élèves des classes
moyennes qui placent le plus d’attentes dans la réussite scolaire.
Là encore, les étudiants originaires des plus basses classes sociales
sont désavantagés, car ils ne trouvent pas dans leur milieu familial
les aspirations qui, à l’instar de la petite bourgeoisie, pourraient les
inciter à franchir les obstacles. C’est donc par le jeu de l’expérience
subjective de leur milieu et des probabilités objectives du système
qu’ils s’en excluent eux-mêmes : « Ainsi l’autorité légitimatrice de
l’école peut redoubler les inégalités sociales parce que les classes les
plus défavorisées trop conscientes de leur destin et trop incons-
cientes des voies par lesquelles il se réalise, contribuent par là à sa
réalisation. »
Ainsi, pour P. Bourdieu et J.-C. Passeron, c’est par les
voies les plus secrètes que le système éducatif contribue à fa-
briquer une véritable aristocratie sociale. Et c’est à l’atmosphère
intellectuelle du milieu familial, à la langue que l’on y parle et à
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La sociologie de Pierre Bourdieu

« L’école [...] serait la voie royale de


démocratisation de la culture, si elle ne consacrait,
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en les ignorant, les inégalités initiales devant la
culture et si elle n’allait souvent – en reprochant
par exemple à un travail scolaire d’être trop
“scolaire” jusqu’à dévaloriser la culture qu’elle
transmet au proit de la culture héritée qui ne porte
pas la marque régulière de l’efort et a, de ce fait,
toutes les apparences de la facilité et de la grâce. »
(P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers, Minuit, 1964)

l’attitude à l’égard de l’école que l’on peut imputer l’échec sco-


laire. Ce qui est désigné par les enseignants comme une absence
de dons n’est souvent que le produit d’une éducation. Il n’est pas
question de discuter les critères qui déinissent la culture savante
exigée à l’école. Mais les enseignants se devraient de les tenir
pour ce qu’ils sont : des aptitudes susceptibles d’être acquises dès
lors qu’on en fournit les moyens, et non une virtuosité réservée
seulement à des « élus ».

Critiques et prolongements
Les thèmes développés dans Les Héritiers sont devenus
partie intégrante de la culture sociologique, bien que l’on ignore
souvent que le terme d’« héritage culturel » y trouve son origine2.
Les auteurs se sont vu reprocher d’avoir substitué à un fatalisme
génétique, induit par l’idéologie du don, un fatalisme sociologi-
que. L’invocation des handicaps socioculturels, devenue en vogue
dans les milieux pédagogiques, a contribué à de nouvelles formes
de résignation : certains enfants seraient voués à l’échec du fait
de leur appartenance sociale. Efets pervers dus à une large dif-
fusion de la théorie ? Pourtant, la conclusion du livre soulignait
2- Basil Bernstein, aux États-Unis, avait aussi mis en avant ce concept dans Langage et
classes sociales. Codes sociolinguistiques et contrôle social, trad. française 1975.
22
« Les Héritiers »

bien la possibilité de remédier aux inégalités par un enseignement


réellement « démocratique ». Mais sans doute, beaucoup d’ensei-
gnants n’ont entendu que le premier terme de la démonstration.
Refusant l’idée que c’était dans les pratiques pédagogiques qu’il
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fallait traquer les inégalités, ils évitaient ainsi des remises en ques-
tion parfois dérangeantes. D’autre part, la théorie sociologique
des Héritiers, développée ensuite dans La Reproduction, en voulant
démontrer de façon scientiique le caractère de classe de la culture
scolaire, a touché la sensibilité des marxistes et suscité les critiques
de ses opposants.
Dans L’Inégalité des chances3, Raymond Boudon récuse
ce qu’il considère comme une explication déterministe qui nie la
liberté des individus. Pour lui, le choix des parents pour les étu-
des de leurs enfants résulte des représentations qu’ils se font des
coûts et des avantages des études longues. C’est l’agrégation de
ces choix et de ces comportements qui conduit aux régulations
observées.
Depuis 1964, le collège pour tous, la multiplication
des ilières, la diversiication des méthodes, la création des zones
d’enseignement prioritaire, ont participé d’une volonté de lutter
contre l’échec scolaire, devenu avec la massiication de l’enseigne-
ment un véritable problème de société. P. Bourdieu, lui-même, a
publié ses Propositions pour l’enseignement de l’avenir4 qui ont ali-
menté la rélexion sur la rénovation pédagogique du système édu-
catif. Cependant, les études statistiques récentes montrent que, si
la durée de la scolarité s’est allongée pour tous, les écarts entre les
catégories socioprofessionnelles demeurent très importants5. Dans
un article publié en 19866, J.-C. Passeron airmait que, même si
en une vingtaine d’années la conjoncture avait changé, la « force
du système » pouvait opérer sur les innovations pédagogiques ou
institutionnelles mises en place, une « neutralisation » capable de
désamorcer les réformes, réairmant par là même « la fonction de
3- R. Boudon, L’Inégalité des chances. La mobilité sociale dans les sociétés industrielles,
Colin, 1973.
4- P. Bourdieu, Propositions pour l’enseignement de l’avenir. Rapport au président de la
République, Collège de France, 1985.
5- Cf. « Le recrutement social de l’élite scolaire », Éducation et formations, n° 41.
6- J.-C. Passeron, « Hegel ou le passager clandestin, la reproduction sociale et l’histoire »,
Esprit, n° 115, juin 1986.
23
La sociologie de Pierre Bourdieu

légitimation symbolique de l’ordre social » de l’école. Il n’en reste


pas moins que depuis plus de vingt ans, la recherche en sciences de
l’éducation s’est beaucoup développée et a multiplié les études sur
les diférents paramètres de la réussite et de l’échec scolaire. Elles
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se penchent sur l’analyse des processus mis en œuvre au sein de
l’institution, de la classe conçue comme « microsystème », et sur le
jeu des diférents acteurs (enseignants, élèves)7. Mais en déinitive,
l’ouvrage Les Héritiers, en dénonçant l’école comme l’un des roua-
ges de la stratiication sociale, a engagé une vaste rélexion sur le
système éducatif, et en cela, il mérite toujours d’être lu.

Martine Fournier

7- Initiées par les travaux de la nouvelle sociologie de l’éducation anglo-saxonne, ces


recherches sont apparues en France dans les années 1980 ; cf. par exemple P. Perrenoud,
La Fabrication de l’excellence scolaire, Droz, 1984.
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