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GLOTTOPHOBIE

Philippe Blanchet

Éditions de la Maison des sciences de l'homme | « Langage et société »

2021/HS1 Hors série | pages 155 à 159


ISSN 0181-4095
ISBN 9782735128273
DOI 10.3917/ls.hs01.0156
© Éditions de la Maison des sciences de l'homme | Téléchargé le 19/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 86.246.96.196)

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Glottophobie

Philippe Blanchet
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Université Rennes 2
philippe.blanchet@univ-rennes2.fr

Le terme «  glottophobie  » désigne les discriminations à prétexte lin-


guistique et inclut le processus de stigmatisation qui conduit à
ces discriminations.
On entend par stigmatisation le fait de péjorer un trait supposé
caractéristique d’une personne ou d’un groupe et de l’ériger ainsi en
stigmate. Une stigmatisation prend souvent la forme de remarques indi-
rectes, d’apparentes plaisanteries, de moqueries, de propos et de com-
portements condescendants voire méprisants, humiliants, haineux ou
injurieux.
On entend par discrimination le fait de traiter différemment, de
façon illégitime, une personne ou un groupe, notamment dans l’accès
à un droit, une ressource ou à un service, au prétexte arbitraire d’un
trait stigmatisé, ce prétexte étant inacceptable sur le plan éthique et/ou
illégal sur le plan juridique. Une discrimination aboutit concrètement
à un rejet ciblé lors, par exemple, d’une embauche par entretien ou par
concours, de l’accès à une formation, à un logement, à des soins, à des
financements ou encore à l’exercice de la parole publique, de la citoyen-
neté, de la liberté d’expression.
Il s’agit, en l’occurrence, de traits linguistiques : usage de variations ou
variété(s) d’une certaine langue (par exemple une certaine prononciation

© Langage & Société numéro hors série – 2021


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du français appelée « accent ») ou usage d’une langue distincte (exemple


fréquent  : une variété ou une langue stigmatisée, considérée comme
« inférieure »).
Le terme « glottophobie » a été proposé par Philippe Blanchet (1998,
2016) sur la matrice de « xénophobie, homophobie, judéophobie... »,
pour l’inscrire dans un paradigme sociopolitique de rejet des personnes
et pas seulement de langues ou variétés linguistiques en elles-mêmes.
L’élaboration du concept de glottophobie s’inscrit dans la continuité
de la conceptualisation, en sociolinguistique, de la diglossie, de la mino-
ration ou satellisation sociolinguistiques, de l’auto-odi ou haine de soi, de
l’insécurité linguistique. Elle fait écho aux premiers travaux de William
Labov critiquant les interprétations en termes maladroits de «  handi-
cap » proposées par Basil Bernstein à propos des pratiques linguistiques
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de jeunes de milieux dits populaires. Plus largement, cette élaboration
participe à l’analyse de la langue comme moyen et objet de pouvoir,
à l’analyse des rapports de pouvoir, des processus de colonisation, de
domination et d’hégémonie. Cette analyse a été initialement développée
en sociolinguistique autour de Jean-Baptiste Marcellesi, Robert Lafont
ou Louis-Jean Calvet (1974 [2001]), en sociologie autour de Pierre
Bourdieu dans son célèbre ouvrage Ce que parler veut dire (1982) réédité
en 2001 sous le titre explicite Langage et pouvoir symbolique, en sociolo-
gie de l’école autour de Bernard Lahire, par exemple. On en trouve des
synthèses éclairantes dans les ouvrages de Josiane Boutet (2010 [2016])
ou de Jean-Marie Klinkenberg (2001).
Au Brésil, Marcos Bagno a développé une analyse équivalente en
termes de préjugés linguistiques. Des travaux parallèles, au Québec, ont
proposé de nommer le même phénomène linguicisme (sur le modèle de
racisme), terme proposé en anglais dès les années 1980 par Tove Skuttnab
Kangas. La question y a également été abordée sur le plan de l’hygiène
verbale (Cameron).
L’établissement du caractère illégitime des disparités de traitement
à prétexte linguistique rejoint les perspectives d’analyse des langues et
variétés comme attributs catégoriels contribuant à l’identification indi-
viduelle ou collective. En ce sens, les discriminations glottophobes
croisent les discriminations au prétexte de l’origine réelle ou supposée,
de la situation économique, du genre, par exemple.
La confirmation du caractère illégal du traitement différencié à
prétexte linguistique a permis d’identifier l’existence de droits linguis-
tiques affirmés par la plupart des grands textes de protection des droits
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humains, des libertés fondamentales et d’interdiction des discrimina-


tions, droits souvent méconnus, corrélés aux droits culturels.
L’analyse du développement des attitudes et comportement glot-
tophobes dans les sociétés a permis d’en montrer les dimensions fon-
damentalement sociopolitiques. La société française apparaît typique à
cet égard. L’établissement progressif d’une hiérarchie sociolinguistique
par la sélection du français comme langue unique du pouvoir contre
les autres langues de France, puis l’élaboration par l’Académie française
d’un français de distinction entre les classes supérieures et les autres, la
sacralisation du français comme symbole actif de l’identité nationale à
partir du régime révolutionnaire dit «  de la terreur  » mis en place en
1793 après la victoire des jacobins sur les girondins fédéralistes, la poli-
tique assimilationniste de stigmatisation et de tentative d’éradication des
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autres langues (d’abord celles dites « régionales » puis celles dites « immi-
grées ») depuis le xixe siècle, le rejet de toute variation locale ou sociale
ou individuelle du français, considérée comme fautive par rapport à une
norme survalorisée, tout cela a installé dans la société la représentation
d’une légitimité de cette domination. L’école a été et reste l’instance
glottopolitique principale par laquelle l’État, aux mains des groupes
dominants, a inculqué une idéologie linguistique qui a transformé leur
domination en hégémonie. L’école est en effet souvent le lieu principal
où est cultivée, inculquée, justifiée l’hégémonie d’une certaine langue
(rarement plusieurs) et d’une certaine norme (idem) de cette langue. On
peut, dès lors, considérer qu’il existe dans certaines sociétés une glotto-
phobie structurelle, institutionnalisée, corrélée à un rapport difficile au
plurilinguisme et à la pluralité linguistique en particulier, ainsi qu’à la
diversité sociale en général (Blanchet & Clerc Conan, 2018).
De ce point de vue, l’analyse sociolinguistique permet l’analyse de la
société à partir de sa facette linguistique, ce qui engage à des croisements
interdisciplinaires avec la sociologie, les sciences politiques, les sciences
juridiques, l’histoire...
Le concept de glottophobie a connu une forte diffusion, à la fois
scientifique et sociale, à partir de la publication en 2016 du livre de
Blanchet qui a connu un large écho médiatique en France et dans
d’autres pays francophones (Belgique, Canada). Il a favorisé une sorte de
prise de conscience, surtout en ce qui concerne les variations régionales
de la prononciation du français, au point que les médias français se sont
emparés de plusieurs « affaires de glottophobie » en 2018 et 2020 à pro-
pos de personnalités politiques. Fin 2016, le prétexte linguistique (sous
la forme « capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français »)
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a été ajouté dans le code pénal français comme constituant une dis-
crimination. Plusieurs projets de loi ont également tenté d’y ajouter
«  l’accent  » bien que l’on puisse considérer qu’il est déjà couvert par
l’interdiction des discriminations au motif de « l’origine ». Des ouvrages
grand public ont été publiés sur la glottophobie notamment au pré-
texte de « l’accent ». Le milieu des médias, mis en cause, a commencé à
modifier ses positions (J’ai un accent, et alors ?, publié en 2020 par deux
journalistes célèbres).
L’idée même de discrimination glottophobe a été remise en question,
de façon ponctuelle, par des linguistes qui considèrent que la langue est
un outil dont la personne peut librement changer ou, plus souvent, par
des personnes qui soutiennent un fonctionnement social pyramidal et
une hiérarchisation des langues.
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À l’inverse, ce concept a été bien accueilli dans les autres champs
d’études des discriminations et des inégalités, subaltern and postcolonial
studies, comme contribuant à la compréhension des cumuls de discri-
minations dits intersectionnels. La remise en question radicale de toute
hiérarchie établie entre langues ou entre variétés (y compris normative)
d’une même langue, posée comme idéologique et arbitraire, aux services
des groupes dominants, a fait l’objet de contestations politiques révéla-
trices des enjeux sociétaux profonds de la question.

Références bibliographiques

Blanchet Ph. (1998), « Quelles(s) évaluation(s) de quelle(s) pratiques(s) ?


Réflexions sur des enjeux idéologiques à partir d’évaluations récem-
ment médiatisées », dans Eloy J.-M. (dir.), Évaluer la vitalité des variétés
d’oïl et autres langues, Centre d’Études Picardes, université d’Amiens,
p. 23-41.
Blanchet Ph. ([2016] 2019), Discriminations  : combattre la glottophobie,
Limoges, Lambert-Lucas.
Blanchet Ph. & Clerc Conan S. (2018), Je n’ai plus osé ouvrir la bouche...
Témoignages de glottophobie vécue et moyens de se défendre, Limoges,
Lambert-Lucas.
Bourdieu P. (2001), Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil.
Boutet J. ([2010] 2016), Le pouvoir des mots, Paris, La Dispute.
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Calvet L.-J. ([1974] 2001), Linguistique et colonialisme. Petit traité de glotto-


phagie, Paris, Payot.
Klinkenberg J.-M. (2001), La langue et le citoyen, Paris, PUF.

Renvois : Droits linguistiques ; Éducation plurilingue ; Idéologie linguis-


tique ; Inégalités ; Langues en migration ; Langues régionales ; Norme.
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