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LES RUMEURS DU BLÂME EN TEMPS D’ÉPIDÉMIE

Laëtitia Atlani-Duault, Arnaud Mercier, Cécile Rousseau, Paul Guyot, Jean-Paul


Moatti
in Michel Wieviorka, Mensonges et Vérités
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Éditions Sciences Humaines | « Les entretiens d'Auxerre »

2016 | pages 229 à 246


ISBN 9782361063740
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/mensonges-et-verites---page-229.htm
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LA VÉRITÉ EST AILLEURS
RUMEURS, COMPLOT :
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Les rumeurs du blâme
en temps d’épidémie
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L. Atlani-Duault, A. Mercier, C. Rousseau,
P. Guyot, J.-P. Moatti

Durant l’épidémie de grippe A (H1N1) en France, les rumeurs


les plus folles ont couru sur la toile. Face au risque épidémique
et aux interventions préventives proposées par les autorités sani-
taires, une géographie du blâme s’est ainsi dessinée que nous
avons pu mettre en évidence à l’issue d’une recherche visant à
questionner les grandes igures du blâme qui ont alors circulé.
Cette recherche a permis de mettre en évidence l’émergence de
« scénarios du risque partagé », comme les nomme Ulrich Beck,
tout en en relativisant la nouveauté en montrant les iliations
historiques (accusations contre les francs-maçons et les Juifs en
temps de peste et de choléra, en particulier). Alors que, à l’heure
du net, des références à l’antique rumeur de l’empoisonnement
des puits en période d’épidémie subsistent, ces résultats invitent à
interroger les continuités et les transformations qui menacent le
vivre-ensemble dans le contexte de la mondialisation.
On sait combien les médias sont importants en matière d’accès
à l’information en temps de crise sanitaire1. On sait aussi que la
1- J. Brug, et al., “SARS Risk Perception, Knowledge, Precautions, and Informa-
tion Sources”, Emerging Infectious Diseases, 2004, 10 : 1486 ; Gaglia et al., “Patient
Knowledge and Attitudes About Avian Inluenza in an Internal Medicine Clinic”,
Public Health, 2008, 122(5) : 70-462 ; J.A. Kuypers, Press Bias and Politics : How
the Media Frame Controversial Issues, Westport, CT, Praeger Publishers, 2002 ; Paek
et al., “Public Support for Government Actions During a Flu Pandemic : Lessons
Learned from a Statewide Survey”, Health Promotion Practice, 2008, 9 : 60S-72S.

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perception des urgences sanitaires, dont les épidémies, est gran-


dement inluencée non seulement par le contenu des messages
produits par les médias, mais aussi par leur caractère répétitif –
ou non –, et par le degré de concordance entre les informations
publiées par les médias et les messages disséminés par les autori-
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tés de santé2. Si le degré de concordance est faible, ces messages
peuvent être cannibalisés ou loutés, et la coniance dans l’État et
les pouvoirs publics peut être ébranlée3.
Cependant, bien que la plupart des études se soient concen-
trées sur la couverture de la grippe A H1N1 par les médias tradi-
tionnels, on observe un phénomène nouveau : nous sommes face
à la première épidémie globale de l’ère du net 2.0. Tout comme
les médecins dans leurs cabinets voient maintenant leurs patients
recourir de plus en plus en interne pour s’informer voire tenter de
s’autodiagnostiquer, les autorités sanitaires font aujourd’hui face à
2- De Zwart et al., “Perceived hreat, Risk Perception, and Eicacy Beliefs
Related to SARS and Other (Emerging) Infectious Diseases : Results of an
International Survey”, International Journal of Behavioural Medicine, 2009, 16 :
30-40 ; Hilton and Hunt, “UK Newspapers’ Representations of the 2009-10
Outbreak of Swine Flu : One Health Scare Not Over-Hyped by the Media ?”
Journal of Epidemiological Community Health, 2011, 65 : 6-941 ; Leppin &
Aro, “Risk Perceptions Related to SARS and Avian Inluenza : heoretical
Foundations of Current Empirical Research”, International Journal of Behav-
ioural Medicine, 2009, 16 : 7-29 ; Smith, “Responding to Global Infectious
Disease Outbreaks : Lessons from SARS on the Role of Risk Perception, Com-
munication and Management”, Social Science and Medicine, 2006, 63 : 3113-
3123; Young et al., 2008, “Medicine in the Popular Press : he Inluence of the
Media on Perceptions of Disease”, PLoS One 3 : e3552.
3- Duggal et al., “PTSD and TV Viewing of World Trade Center”, Journal of
the American Academy of Child & Adolescent Psychiatry, 2002, 41 : 494-495 ;
Larson et al., Addressing the Vaccine Conidence Gap, Lancet, 2011, 378(9790) :
526-535 ; Poland, “he 2009-2010 Inluenza Pandemic : Efects on Pandemic
and Seasonal Vaccine Uptake and Lessons Learned for Seasonal Vaccination
Campaigns”, Vaccine, 2010, 28 : D3-D13 ; Rubin et al., “2009 Public Per-
ceptions, Anxiety and Behaviour Change in Relation to the Swine Flu Out-
break: Cross Sectional Telephone Survey”, British Medical Journal, 2010, 339 :
b2651 ; Sherlaw & Raude, “Why the French Did Not Choose to Panic : A
Dynamic Analysis of the Public Response to the Inluenza Pandemic”, Sociolo-
gy of Health and Illness, 2013, 35(2) : 332-344.

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un nouveau déi que lancent les ressources en ligne, lesquelles se


transforment souvent en chambres à écho et à contestation4.
La plupart des études sur les perceptions du risque épidémique
en France en temps d’H1N1 ont souligné le rôle potentiel des
informations circulant sur le net. Cependant aucune n’a porté sur
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cet aspect précis. En dehors de la France, des études pionnières
ont été menées, notamment sur les informations qui ont circulé
sur YouTube, Twitter ou sur certains forums en ligne spécialisés5.
Mais elles ne se sont pas intéressées aux liens entre la couverture
par le net et celle des médias traditionnels, et donc aux échos entre
messages des autorités sanitaires, informations produites par les
médias traditionnels, et discours circulant sur le net.

Une géographie du blâme

Cet article se focalise plus précisément sur les jeux entre les
messages des autorités de santé publique, les médias classiques
et, sur le net, les forums de commentaires de ces médias. Et cela
pour deux raisons. D’une part parce c’est désormais sur un même
support qu’on lit le journal, regarde la télévision, et que l’on
accède aux forums de commentaires que ces médias proposent.
D’autre part, les entretiens menés lors d’une enquête sur les

4- Vance, « Persistance de la rumeur. Sociologie des rumeurs électroniques »,


Réseaux, 106 : 231-271, 2009.
5- Par exemple Pandey et al., “YouTube as a Source of Information on the
H1N1 Inluenza Pandemic”, American Journal of Preventive Medicine, 2010,
38 : e1-e3 ; Angeli, “Metaphors in the Rhetoric of Pandemic Flu: Electronic
Media Coverage of H1N1 and Swine Flu”, Journal of Technical Writing & Com-
munication, 2012, 42(3): 203-222 ; Henrich et Holmes, “What the Public Was
Saying About the H1N1 Vaccine : Perceptions and Issues Discussed in On-
Line Comments During the 2009 H1N1 Pandemic”, PloS One, 2011, 6(4) :
18479 ; Liu et Kim, “How Organizations Framed the 2009 H1N1 Pandemic
Via Social and Traditional Media : Implications for US Health Communi-
cators”, Public Relations Review, 2012 37(3) : 233-244 ; Nerlich et Koteyko,
“Crying Wolf ? Biosecurity and Metacommunication in the Context of the
2009 Swine Flu Pandemic”, Health and Place, 2012, 18(4) : 710-717.

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rumeurs qui ont circulé lors de l’épidémie en France, ont montré


que les médias traditionnels étaient cités comme principale source
d’information pendant l’épidémie. Cette observation fait écho
à de nombreuses publications – telles que le baromètre annuel
des médias La Croix-TNS Sofres – sur la coniance des Français
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dans les médias, montrant que les titres de presse et les chaînes de
télévision sont considérés comme plus iables qu’Internet. De là
on peut raisonnablement inférer que, sur des questions de santé
en temps de crise, les populations vont chercher de l’information
auprès des médias traditionnels en première instance.
Nous avons donc analysé les informations qui ont large-
ment circulé en ligne en France pendant la grippe H1N1, en
nous concentrant spéciiquement sur les communautés rassem-
blées autour des médias traditionnels. Pour ce faire, nous avons
construit un corpus de conversations en partant de dix médias
présents en ligne : TF1 et France 2, quatre quotidiens généralistes :
Le Monde, Le Figaro, Libération et 20 minutes et quatre hebdoma-
daires : L’Express, Le Point, Le Nouvel Observateur et Elle. Leurs sites
internet sont dotés de sections de commentaires des lecteurs sur
les articles ainsi que de forums de discussion (pour les chaînes de
télévision). Il a fallu agréger les commentaires et les conversations
sur les forums à partir d’avril 2009, quand la couverture média-
tique de l’épidémie a réellement commencé, jusqu’en avril 2011.
De plus, ayant notamment observé que les participants usaient
de igures de style particulières pour éviter la censure des modé-
rateurs et postaient régulièrement des liens vers des sites Internet
externes n’étant pas sujets à cette modération, nous avons étendu
notre corpus en prenant en compte les informations proposées sur
ces sites externes, essentiellement des blogs.
Notre exploration a permis de faire ressortir une géographie
du blâme que l’on peut dessiner en deux cercles. L’un renvoyant
aux gouvernements et aux laboratoires pharmaceutiques, les deux
igures du blâme le plus souvent associées dans les médias tradi-
tionnels durant l’épidémie, ce qui n’est guère étonnant pour qui a
suivi les débats en France lors de l’épisode de grippe A. Le second
cercle, plus ou moins enfoui dans les strates du net, renvoyant

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à de grandes igures historiques et stigmatisantes du blâme qui


rappellent fortement des épisodes plus anciens d’épidémies en
France.
Dans les deux cas, les discours prennent une double forme,
revêtant tantôt le masque du soupçon, tantôt celui du complot,
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et renvoient à des rhétoriques anciennes, associées aux modalités
propres de fonctionnement des blogosphères et du net rumoral.
Également dans les deux cas mais de façons distinctes, la mon-
dialisation et des rapports d’altérité menaçants se retrouvent au
centre des tentatives d’assignation d’un sens par les diférents
sujets. Ces résultats, s’ils informent en premier lieu les stratégies
sanitaires en situation d’épidémie, parlent aussi plus largement
des tensions et des dérives associées à la polarisation de la société
française, de ses formes spéciiques et du lien avec un contexte
international qui se caractérise par la montée des radicalisations,
qu’elles soient religieuses, nationalistes ou xénophobes.

Premier cercle de cette géographie du blâme :


multinationales et gouvernements

Les multinationales sont mises en cause de façon centrale.


Quelques internautes renvoient aux multinationales de l’indus-
trie agro-alimentaire, mais ce sont principalement les laboratoires
pharmaceutiques qui sont massivement visés par les prises de
parole dénonciatrices. Pour certains, ils ne feraient qu’attiser la
peur pour des motifs purement économiques. Sont ainsi dénon-
cées des « campagnes de peur visant avant tout à renlouer les
caisses des labos pharmaceutiques » (blog). « Je n’irai pas me
faire vacciner et cautionner cette vaste entreprise de subvention
publique de BIG PHARMA » (blog). « L’économie est grippée…
Mais pas le business inancier. La “grippe porcine” est un nou-
veau moyen pour les laboratoires pharmaceutiques d’engranger le
pactole » (commentaire, libération.fr). Pour d’autres, le virus lui-
même aurait été créé par ces laboratoires. Cette théorie peut s’ex-
primer sur un mode airmatif : « Un virus créé de toutes pièces

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puis jeté dans la nature, pour qu’un laboratoire, un deux [sic] ceux
qui l’on créé, réalise un vaccin pour se remplir les poches. J’en suis
SÛR » (commentaire, france2.fr) ; ou bien sur un mode interroga-
tif, très présent dans les modalités d’énonciation conspirationniste :
« Les laboratoires auraient-ils besoin de créer de toutes pièces une
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nouvelle demande pour se renlouer ? » (commentaire, lemonde.fr).
Avec les laboratoires, les gouvernements sont les seconds grands
acteurs visés dans ce premier cercle des igures du blâme. L’acti-
visme des gouvernements, au nom du principe de précaution et
de la peur de devoir subir après coup un procès en incompétence
et en atermoiement coupable, nourrit paradoxalement le soupçon
chez certains citoyens. Tant d’énergie déployée cache forcément
quelque chose. Il peut s’agir simplement de faire diversion, pour
détourner des « vrais » problèmes : « Écran de fumée. Cette pré-
tendue “pandémie” tombe à pic pour faire diversion. Pendant ce
temps-là, les gens comme vous et moi penseront moins aux pro-
grès de la crise » (commentaire, libération.fr).
Mais certains y voient bien pire : une manœuvre pour justiier
des mesures de contrôle étatique, attentatoires aux libertés indivi-
duelles : « N’oublions pas que la peur communiquer [sic] par les
medias permet aux gouvernements d’instaurer de nouvelles régle-
mentations que nous acceptons les yeux fermés car nous avons
peur » (commentaire, elle.fr). « On peut se demander si cette épi-
démie (à défaut d’un autre Onze Septembre) ne tombe pas à pic
pour distraire ce qui reste de vigilance citoyenne, ouvrant ainsi la
voie à un « coup d’État feutré » dans le domaine économique… »
(commentaire, libération.fr). La mobilisation étatique, gage a
priori du sérieux mis à résoudre l’épidémie, ne serait donc là que
« pour faire passer des lois d’exception, très liberticides » (blog
associé à un post). En fait, le risque épidémique et la nécessité de
se mobiliser contre lui, ne seraient rien d’autre qu’un « mensonge
d’État. Cette afaire de grippe est un mensonge monté de toute
pièce par les États ain de contrôler plus facilement la population
(principe de la terreur) » (commentaire, Le Point.fr). La dénoncia-
tion peut également porter sur l’association entre gouvernements
et multinationales, appuyée par les médias, surtout s’ils se font

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les relais des appels à vaccination. « GRIPPE H1N1 la manipu-


lation a commencé et le système médiato-politico-médical est en
marche. […] tout était prévisible vu la quantité de vaccins à four-
guer ! » (commentaire, tf1.fr).
Les gouvernements étrangers sont également ciblés, mais de
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façon marginale. L’assimilation de la maladie à une arme lancée
par un pays ennemi est récurrente dans l’histoire des épidémies en
France. Les épisodes de peste, de choléra ou, plus près de nous,
la grippe espagnole, pour ne donner que quelques exemples, ont
ainsi donné lieu à de multiples accusations (l’Allemagne étant for-
tement soupçonnée dans le dernier cas). Et dans ce contexte, il est
frappant de noter que l’on retrouve, presque au mot près, sur le
net, et à propos de la grippe A, l’idée, si présente durant les pre-
mières années de propagation massive du sida, que le virus aurait
été créé dans des laboratoires américains – si on est sur le site d’un
journal de gauche –, ou russes, trace de la menace soviétique d’an-
tan – sur un site d’un journal de droite. « Quel est encore ce scan-
dale ? Ce virus sort des laboratoires américains qui ont réanimé le
virus de la grippe espagnole, ont fusionné le H1N1 avec le H2N2
pour qu’il soit transmissible à l’homme et d’homme à homme en
vue d’une guerre bactériologique » (commentaire, Libération.fr).
« Tout cela est bien gentil, qui pourrait nous parler de ce fameux
virus dont il est question alors que même qu’il s’est échappé d’un
laboratoire RUSSE où il avait été conservé pendant des années »
(commentaire, leigaro.fr). Mais dans un monde pourtant mar-
qué par le 11 septembre 2001, l’idée de la grippe A comme arme
bactériologique renvoie peu à l’idée d’attaques terroristes, tout au
plus sous forme de question à se poser. « Espérons que ce soit une
simple grippe et nom une arme terroriste » (commentaire, tf1.fr).

Deuxième cercle de cette géographie du blâme :


les ennemis de l’ombre

Au-delà des acteurs immédiatement identiiables car ayant un


rôle de premier plan face à l’épidémie, les internautes développent

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un second niveau d’analyse où les igures du blâme renvoient à


des théories du complot mettant en scène des acteurs de l’ombre.
Sont massivement accusés des groupes de « vilains » désignés
comme les « grands de ce monde », essentiellement des groupes
d’« usual suspects » dans l’histoire des épidémies en France : les
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francs-maçons, les Juifs et les illuminati.
Ces ennemis de l’ombre sont le plus souvent explicitement
nommés, et quand ils ne le sont pas, des jeux de liens entre
forums et blogs associés permettent d’emmener le lecteur depuis
les forums net des grands médias jusque dans les sous-sols du net.
Ainsi, sur les francs-maçons, peut-on lire : « Pourquoi cette situa-
tion ? Parce que la franc-maçonnerie contrôle entièrement ce pays
depuis le 14 juillet 1789… » (commentaire, france2.fr). Certains
perçoivent même des preuves avérées : « C’est le virus de la grippe
oligarchique : – “A” le compas franc-maçonnique et le pyrami-
dion (sommet de la pyramide) – « H1N1 » fait “11” en ôtant
les lettres soit le signe de Lucifer. Cela n’est ni une preuve ni un
indice mais une signature ! » (blog). Qu’ils soient ou non associés
aux francs-maçons, les Illuminati sont eux aussi visés : « Surtout
personne ne doit se vacciner car c la ke vs serez atteint et wi ils
veulens niké. C le plan des francs macons illuminati. […] Les
vaccins de tte sorte ne serve a rien sof de transmettre des mala-
die » (commentaire, lexpress.fr). « Le meilleur moyen d’attraper la
grippe A c’est de se faire inoculer le virus ; le peuple est manipulé
par ces illuminatis, éteignez la tv, recherchez ce terme sur google »
(commentaire, lexpress.fr). Lorsqu’il s’agit de désigner les Juifs sur
les sites des médias grand public, cela se fait soit explicitement
comme pour les francs-maçons, soit de façon contournée, par
périphrases, sous-entendus et allusions, notamment pour ne pas
tomber sous le coup de la loi française. Mais comme le rappelle
Viviane Serfaty « il s’agit de mettre en place un champ lexical bien
marqué, dans lequel certains mots sont codés et ont à la fois valeur
d’étendard de reconnaissance pour les membres du groupe et de
stigmatisation pour les ennemis du groupe ». C’est ainsi que le
terme « cosmopolite » désigne de façon à peine cryptée dans la
presse d’extrême droite, les Juifs.

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De plus, les accusations antisémites se font beaucoup plus


nettes sur les blogs vers lesquels renvoient certains commentaires
laissés sur les sites des médias. La force ici du lien hypertexte est de
ne pas assumer soi-même la responsabilité d’un écrit délictueux,
tout en espérant que des internautes iront lire ce qui s’y cache. Les
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espaces de libre expression sont alors utilisés par des internautes
comme moyen de mettre en garde les autres lecteurs sur ce que la
presse ne pourrait ou ne voudrait pas dire. « Est-il nécessaire de
nommer les United Sionists of America ? » (blog). Enin, la igure
des illuminati permet souvent de réunir les diférentes igures du
blâme en une seule (avec Juifs et/ou francs-maçons) : « C’est les
francs-maçons-les élites-les illuminati-bildenberg qui DIRIGENT
le monde. Bravo !!! » (blog). « L’efondrement économique a été
programmé avec détail par les gros inanciers/sionistes/illuminati/
talmudiste […] ils veulent nous submerger de problèmes pour
nous achever après nous avoir soumis à un esclavage total, avec la
pandémie, et l’efondrement économique total » (blog). Notons
que pareille mise en accusation n’est pas l’apanage de la France.
On a ainsi vu au moment de l’épidémie d’ébola en 2014 et 2015,
surgir, sur les réseaux socionumériques comme Twitter, ou dans
des vidéos sur YouTube des discours faisant un lien de causalité
explicite entre le virus et les supposés illuminatis6.

Le « nouvel ordre mondial » ou l’alliance entre les grandes


figures du blâme

La référence à l’instauration d’un nouvel ordre mondial, récur-


rente dans ce corpus, met en évidence la collusion supposée entre
les igures du blâme identiiées. Ce nouvel ordre mondial est
présenté comme un projet politique, économique et démogra-
phique. Les vilains (ensemble ou séparément) sont censés ourdir
un sombre complot visant à prendre le contrôle ou à détruire tout
ou partie de la population mondiale, masquant dans le même
temps leurs responsabilités ; le virus (fruit d’une manipulation, à
6- www.facebook.com/Redsilverj Illuminati Ebola Virus to kill Millions 2015

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tous les sens du terme) ou le vaccin assassin (perversité suprême


que de tuer en faisant croire à la guérison) seraient les bras armés
de ce funeste dessein. La lutte contre la grippe est « une possibilité
de plus pour les maias gouvernementalo-bancaires de faire peur
aux gens pour aller plus rapidement vers leur nouvel ordre mon-
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dial » (commentaire, lexpress.fr).
L’établissement de ce nouvel ordre passerait notamment par
la prise de contrôle des corps par exemple par le biais d’insertion
de puces électronique sous-cutanée par RFID : « C’est en fait un
“test” grandeur nature des possibilités pour la manipulation de
masse à travers la terreur et des outils qui seront nécessaires pour
limiter les “résistances”, y compris l’injection des futures puces
RFID » (commentaire, france2.fr) ; « Beaucoup d’entre nous
ont de bonnes raisons de penser que c’est un plan global pour
“implanter” les humains et donc les contrôler et les manipuler
encore mieux. “Ils” nous ont mis en garde contre les critiques de
la campagne de vaccination qui vient. C’est logique quand on
sait que l’OMS et les labos pharmaceutiques sont directement
liés aux Illuminati via l’association Rockefeller, etc. » (blog). Il
passerait également par des assassinats de masse : « Nous sommes
trop nombreux sur Terre, aviez-vous pensé que tout a été pensé,
réalisé de manière Diabolique certes mais avec certains gouver-
nements et des laboratoires de manufactures pharmaceutiques
dans un horrible complot pour éliminer du monde ? » (commen-
taire, france2.fr) ; « On est 6 milliards et je crois que beaucoup de
ceux qui tiennent les mannettes souhaiteraient faire le ménage »
(commentaire, france2.fr) ; « CHAOS PROGRAMMÉ » par « des
“gens” appartenant à une certaine organisation qui a pour objectif
la DÉPOPULATION MONDIALE avec la complicité de TOUS
LES GOUVERNEMENTS sous le sceau du SECRET » (com-
mentaire, nouvelobs.com) ou par des campagnes de meurtres visant
des populations précises : « Le contenu des vaccins est dit secret
Défense […]. En fait, ils servent à des génocides ciblés (Noirs,
Asiatiques, pauvres, Amérindiens, handicapés, homosexuels,
habitants de territoires riches en ressources),… » (blog).

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La violence de la charge interdit à certains discours accusa-


toires l’accès à l’espace des médias traditionnels de notre corpus,
mais les allusions faites sur leurs propres forums de commentaires
et les liens associés envoient directement vers les sites d’une vaste
blogosphère où le discours est plus explicite encore : « Les mondes
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inanciers, bancaires, politiques et autres cohortes de sionistes
manipulateurs régissant le monde et planiiant le génocide mon-
dial par les guerres et les maladies infectieuses actuelles à des ins
purement messianiques » (blog). « Ce que nous voyons, en termes
de NWO et ses Plans, ne sont plus des secrets puisqu’ils l’an-
noncent “ouvertement” et c’est sans “complexe” : […] l’extermi-
nation progressive de plus de la moitié des humains de la planète
[…] » (blog). Et le premier point du plan oiciel des Illuminatis
et de cette quête du nouvel ordre mondial serait de « Réduire la
population mondiale à 600 millions. David Rockefeller ne s’en
est jamais caché et voit bien l’élimination des deux tiers de la pla-
nète “pour plus de confort” !!! » (blog associé à un commentaire).
« N’oubliez pas que c’est (LE PLAN GENOCIDAIRE) le fruit
de l’esprit des Lumières […] et qu’il est totalement inspiré du
Talmud de Babylone » (blog). En sa qualité d’organisme interna-
tional intergouvernemental, l’Organisation mondiale de la santé
(OMS) est décrite comme partie prenante du complot : « L’OMS
est une invention ANGLAISE, AMÉRICAINE et JUIVE
ISRAÉLIENNE qui manipule le peuple à la demande des M. du
M. [NDA : comprendre les maîtres du monde] les contrôleurs de
nos vies » (blog).

Nuances, critiques et mises à distance

Même s’ils sont très minoritaires en termes quantitatifs, cer-


tains commentaires s’inscrivent en faux par rapport à ce qui est
posté sur les forums des grands médias étudiés. On peut déceler
quatre registres d’objections ou de nuances. Un premier registre
consister à rejeter en bloc et sans appel l’ensemble de ces théories :
« stupide », « ridicule », « obscurantiste », « Rien de ce que vous

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dites n’a de sens. C’est juste des mots. Je ne suis pas nécessaire-
ment un fan des vaccins mais arrêtez de faire peur aux gens avec
vos conneries » (blog associé à un commentaire), ou à en relever
l’inanité : « Là ça va beaucoup trop loin… Il y a sûrement des
intérêts inanciers derrière cette histoire de grippe, mais de là à
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tuer des millions de gens, arrêtez une minute, le monde n’est pas
si mauvais » (blog).
Le deuxième registre utilise l’humour pour démonter ces pro-
pos : « Faut arrêter les théories du complot élaborées avec dédé
au bistrot du coin […]. C’est certainement encore un coup des
Chinois, du FBI » (commentaire, tf1.fr) ; un humour parfois
jusqu’à l’absurde : « C’est la faute aux chats, surtout les chats noirs,
ils sont les envoyés du diable, nous le savons depuis le Moyen Âge.
» (blog). Le troisième registre consiste en un rappel aux réalités,
celles des malades : « À ceux qui parlent de fraude, je conseille-
rai que dans les semaines qui viennent ils poussent la porte des
urgences à l’hôpital et parlent aux familles victimes de la grippe »
(blog) ; celle des soignants : « C’est sérieux de faire peur à la popu-
lation sans preuve scientiique. Tous les jours je vois des personnes
à risque qui devraient se faire vacciner mais qui n’osent pas à cause
de rumeurs ridicules » (blog), écrit un médecin qui se présente en
tant que tel, tout comme un autre : « Bonjour, en tant que méde-
cin je me suis bien marré à lire vos commentaires. Arrêtez de rêver
tout haut et venez à l’hôpital, vous verrez le mal que fait cette
propagande antimédecine et antivaccins. » (blog).
Un quatrième registre porte non pas sur l’identité des igures
d’accusés du second cercle (francs-maçons, juifs, illuminati) – il
est en efet intéressant de noter qu’il n’y a pratiquement pas de
réaction ou de commentaire de nuances ou d’objections sur cette
question précise –, mais sur le danger des analogies faites dans
les commentaires en matière de santé publique : « Remettre en
question la légitimité de la campagne de vaccination se comprend
MAIS en arriver à écrire que cette campagne a pour but de “pro-
voquer l’assassinat de masse de la population française” ou d’évo-
quer les camps de concentration, ça revient à de l’irresponsabilité
criminelle » (blog) ; « Je trouve honteux et scandaleux d’associer

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les centres de vaccination à des camps de concentration […] et


irrespectueux pour les parents qui ont perdu leur enfant à cause
des conséquences de cette grippe sur ses problèmes cardiaques »
(blog). De même ce ne sont pas les igures du blâme désignées en
tant que telles qui sont remises en cause, mais la force de leurs
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motivations supposées dans le cas de la grippe (à propos de l’al-
liance Juifs et francs-maçons) : « J’ai peut-être loupé un truc, mais
quel peut être l’intérêt inancier de tuer des millions de consom-
mateurs ? » (blog). « Quel est l’intérêt de massacrer la population ?
Faut arrêter de fumer la moquette… » (blog).

Vieilles figures du blâme sur nouveaux médias

Cette étude a ainsi permis d’identiier une géographie du blâme


structurée à deux niveaux, et surtout de mettre en lumière, dans
les sous-sols du net mais directement accessibles sur les forums de
ces dix grands médias, une série de boucs-émissaires que l’on pen-
sait n’appartenir qu’à des temps anciens d’épidémies en France. Si
les traces des perceptions de la grippe espagnole ne semblent pas
résonner avec les perceptions du risque de grippe A, ces dernières
pourraient renvoyer davantage à des igures du blâme associées à
d’autres épisodes d’épidémies en France, en particulier les accusa-
tions en temps de peste qui ont alors déclenché des mouvements
de violence meurtrière.
L’étude semble, de plus, conirmer que l’avènement des tech-
nologies de l’information peut faciliter la dissémination globale
de l’antisémitisme, comme l’avaient souligné des auteurs comme
M. Wieviorka et J. Judaken dans le cadre d’un débat sur le
« retour » de l’antisémitisme en France7. Au-delà même de l’antisé-
mitisme, l’Internet semble être un véhicule idéal pour la propaga-
tion des rumeurs et des théories du complot. Plusieurs raisons qui
se conjuguent en font un fort support renouvelé de propagation
7- M. Wieviorka, L’Antisémitisme est-il de retour ? Larousse, 2008 ; J. Judaken,
“So What’s New ? Rethinking the ‘New Antisemitism’ in a Global Age”, Pat-
terns of Prejudice, 2008, 42(4-5) : 531-560.

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des rumeurs de toutes sortes8. Il offre la possibilité de diffusion de


documents ou de liens hypertextes qui viennent étayer une affir-
mation et qui peuvent être copiés, modiiés et personnalisés puis
renvoyés. Il facilite de plus la création de fausses identités pour les
auteurs de messages trompeurs, tout en étant quand même signés,
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donc donnant une source attestable aux propos qu’on peut redif-
fuser ensuite. L’Internet ouvre également une sphère d’inluence à
un large public, d’un auteur source vers une multitude, avec relais
de redifusion par les réseaux socionumériques. Il a aussi augmenté
considérablement la vitesse de difusion de ces messages, ce qui
permet de prendre en défaut la capacité de contrôle des autorités
publiques. Enin, l’accès à l’information en ligne ne hiérarchise
pas l’information selon sa iabilité intrinsèque : ressources pro-
fessionnelles côtoient sites amateurs ; des sites de presse crédibles
sont mis sur le même plan que des blogs, ou pire, comme on le
voit ici, sont noyautés par des internautes proitant des forums
médiatiques oiciels pour faire la promotion de sites xénophobes,
racistes ou complotistes.
À propos de la rumeur sur l’Internet, Richard Davis souligne
de plus un paradoxe en forme de cercle vicieux. Si « la iabilité
[des données] diminue exponentiellement à mesure que l’infor-
mation est transmise d’un utilisateur à un autre, elle acquiert une
certaine légitimité du fait de sa large difusion et de sa répétition
constante »9. L’une des forces de l’internet est en efet l’archivage,
donnant aux informations mises en ligne une longue durée de vie.
Cette force de l’archivage permet de jouer de façon renouvelée sur
le double registre de la preuve et la vérité (et des aménagements
dont elle est l’objet) propre aux rumeurs (en dehors même du
net) et alimente une logique de contre-pouvoir, elle aussi carac-
téristique, joue sur les ressorts des faibles contre les puissants, du

8- S. Grazioli et R.C. Carrell, “Exploding Phones and Dangerous Bananas :


Perceived Precision and Believability of Deceptive”, Messages Found on the In-
ternet. Paper presented at the Eighth Americas Conference on Information Systems,
1977-1984, 2002.
9- R. Davis, he Web of Politics: he Internet’s Impact on the American Political
System, New York, Oxford University Press, 1999.

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peuple contre les élites, des riches contre les pauvres, certains
allant jusqu’à faire de la rumeur une forme de vengeance sociale
des dominés10.
Ainsi, l’Internet est un outil idéal pour exposer et diffuser des
hypothèses, des théories, parfois présentées comme des certitudes,
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concernant des événements inexpliqués ou non entièrement
expliqués. Comme a pu s’en désoler un journaliste de USA Today :
grâce à internet, « toute personne qui a une théorie possède main-
tenant un mégaphone ». C’est particulièrement vrai dans le cas des
« thèses complotistes sur l’accident du vol 800 de TWA le 17 juil-
let 1996, ou sur les attentats du 11 septembre 2001 »11. Toute-
fois, il convient de ne pas céder à la fascination technologique en
faisant d’internet un transformateur radical de toutes choses, y
compris des rumeurs. Dans sa « sociologie des rumeurs électro-
niques », Emmanuel Taïeb appelle à la mesure : « Si la messagerie
électronique est un nouveau médium, elle ne crée pas un mode
de communication radicalement nouveau, mais, tel un interstice
récemment apparu, elle est investie par les pratiques de commu-
nication traditionnelles, avec simplement quelques variations12. »
L’étude suggère enin que cette géographie du blâme a pris
corps dans un jeu subtil entre deux types de support sur le net : les
forums des grands médias classiques et les sites auxquels les com-
mentaires ont pu renvoyer. Dans ce contexte, il est notable que
les commentaires sur les forums des grands médias et le recours
aux renvois vers des sites non contrôlés ont joué un rôle essentiel
en permettant à certains discours d’accéder à une forme de visibi-
lité publique, là même où l’obligation de passer par la médiation
journalistique les condamnait à l’invisibilité, restant dans la zone
grise de blogs mal connus et underground. Les particuliers qui ont
publié sur les forums et espaces de libre expression des médias
généralistes y sont en quelque sorte venus y blanchir une « infor-
10- E. Morin, La Rumeur d’Orléans, Seuil, 1969.
11- J.-B. Renard, « Les Rumeurs et Internet », Contemporanea, 2011, 9(3) :
475-483.
12- E. Taïeb, « Persistance de la rumeur. Sociologie des rumeurs électroniques »,
Réseaux, 2001, 106 : 231-271.

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mation sale13 », essayant de faire sortir de la blogosphère des extré-


mistes et complotistes de tout poil, des théories et des assertions
pour acquérir de la visibilité dans un espace public élargi.
Pour inir, cette étude a, comme toute recherche, une série de
limites. L’une d’elles est bien entendu liée à l’impossibilité, sur
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les forums des grands médias et les blogs associés, de connaître
l’identité des auteurs, et donc leur représentativité. De plus, nous
n’avons étudié que les dix plus grands médias français présents
en ligne, et non toute la scène possible. Enin, il aurait aussi été
intéressant de mener une analyse comparative dans d’autres pays.
Malgré ces limites, les résultats soutiennent deux constats.
Tout d’abord ils établissent clairement la nécessité de faire plus
de recherches sur les rôles potentiels des technologies du net en
contexte de crises sanitaires. À la fois comme espace de discus-
sion des messages et plans d’actions des autorités sanitaires, mais
également comme caisses de résonance pour des discours souvent
ignorés des pouvoirs publics et parfois censurés par les médias
traditionnels. Cette compréhension accrue permettrait de mieux
saisir l’impact de fortes épidémies sur le champ social et en parti-
culier sur de nouvelles chasses aux sorcières.
En deuxième lieu, ces observations convergent avec d’autres
recherches portant sur les crises que traverse le vivre-ensemble,
non seulement en France et dans les autres pays accueillant des
migrants, mais dans la majorité des sociétés. Le Pew Institute
(2014) souligne en efet que l’hostilité sociale associée à la religion
est en augmentation constante dans la plupart des pays depuis les
six dernières années. On tue de plus en plus pour des raisons reli-
gieuses, et cette violence se propage de façon extrêmement eicace
au moyen du net. Les observations de cette recherche invitent à
prendre très au sérieux cette crise de l’altérité, son visage religieux
et les conséquences possibles pour les groupes désignés (de nou-
veau) comme boucs émissaires.

13- A. Mercier, « Judith Miller ou le blanchiment de l’information sale », Les


Cahiers du journalisme, 2006, 16 : 220-233.

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