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L'INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ

Martine Menès

Érès | « La lettre de l'enfance et de l'adolescence »

2004/2 no 56 | pages 21 à 24
ISSN 2101-6046
ISBN 2749202841
DOI 10.3917/lett.056.0021
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-lettre-de-l-enfance-et-de-l-
adolescence-2004-2-page-21.htm
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Problématiques

L’inquiétante étrangeté 1

Martine Menès

Qui n’a jamais rencontré ce sentiment étrange et effrayant dans quelque


situation pourtant familière ? Quelque chose alors dépasse le sujet, quelque chose
qui vient d’ailleurs, d’un Autre qui impose son obscure volonté. L’angoisse qui
s’insinue, qui envahit de son malaise vague, renvoie à celle originaire du nourris-
son, dépendant pour sa survie tant psychique que physique d’un extérieur qui lui
échappe totalement.
L’inquiétante étrangeté, c’est quand l’intime surgit comme étranger,
inconnu, autre absolu, au point d’en être effrayant. L’article de Freud, écrit en
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1919, en fait une description, puis déploie les situations susceptibles de la provo-
quer.
Cet article s’inscrit à la bascule entre la première théorie de l’angoisse, qui fait
de cette dernière un mécanisme secondaire au refoulement, le retour d’une ten-
sion non liquidée, et la seconde, où l’angoisse, au contraire, est originaire, et pro-
voque le refoulement. Pourtant, dès l’analyse du petit Hans, dont on pourra lire
l’histoire de la phobie dans La lettre du GRAPE n° 31 2, Freud articule angoisse et
castration (crainte originaire de la perte, du manque).
En 1916, dans la 25e conférence 3, Freud rapproche l’angoisse réelle – réaction
du Moi à un danger extérieur qui constitue un signal pour y échapper – de l’an-
goisse névrotique, où c’est à un danger libidinal, résultat d’un conflit psychique

Martine Menès, psychanalyste.


1. S. Freud (1919), « L’inquiétante étrangeté », Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, coll.
« Idées », 1976.
2. M. Menès, « Un enfant très freudien : Hans », Y a-t-il encore une sexualité infantile ? La lettre du GRAPE
n° 31, Toulouse, érès, mars 1998.
3. S. Freud (1916), « L’angoisse », Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1968.
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interne, que le Moi cherche à échapper. Et c’est en 1926, dans Inhibition, symp-
tôme, angoisse 4, que l’angoisse est clairement présentée comme un mécanisme
psychique dynamique qui provoque le refoulement. Freud reprend le cas de Hans
et démontre que l’angoisse de castration et l’ambivalence à l’égard du père est ce
qui, chez cet enfant, provoque l’angoisse.

Le familier étrange, le non familier intime : das unheimliche


Reprenons pas à pas le texte de Freud. L’inquiétante étrangeté est :
– un phénomène angoissant, mais distinct de l’angoisse. Si tout affect lié à une
émotion est transformé en angoisse par le refoulement, alors dans l’état angois-
sant, il y a du retour de refoulé. Cette sorte d’angoisse serait celle de l’inquiétante
étrangeté. Lacan en fait un signal qui saisit le sujet confronté à l’inconnu du désir
de l’Autre, un désir qui pourrait le mettre à sa merci ;
– un phénomène rattaché au connu, qui n’apparaît qu’à propos de choses fami-
lières, habituelles depuis longtemps, mais qui ont un caractère d’intimité, de
secret : « … le mot heimlich n’a pas un seul et même sens ; il appartient à deux
groupes de représentations qui, sans être opposés, sont cependant très éloignés
l’un de l’autre : celui de ce qui est familier… et celui de ce qui est caché, dissi-
mulé… il possède une nuance de sens qui coïncide avec son contraire : unheim-
lich. » Ce qui était sympathique se transforme en inquiétant, troublant… Lacan
relèvera plus tard que « l’étranger est au cœur du sujet ». Autrement dit le refou-
lement a transformé quelque chose de familier qui aurait dû demeurer caché,
secret, en autre chose. Il reprendra aussi le texte de Freud, « La tête de Méduse »,
avec cet éclairage. Ce qui pétrifie le sujet, réduit à un regard à la fois séduit et hor-
rifié, est la révélation du féminin derrière le maternel.
Puis Freud examine des situations susceptibles de provoquer ce sentiment :
– doute qu’un être en apparence animé ne soit vivant et, inversement, qu’un objet
sans vie ne soit en quelque sorte animé (figures de cire, automates) ;
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– fausse reconnaissance d’un autre ;
– terreur et sidération devant certains récits, quand ils évoquent un substitut de la
peur de la castration, comme dans le conte d’Hoffmann, L’homme au sable, que
Freud commente plus loin. Le personnage terrifiant y apparaît comme interdisant
l’amour. Freud ajoute une note qui ramène ce personnage à une fixation au père
castrateur rendant impossible à son fils l’amour pour une femme. De même l’an-
goisse de castration se dévoile dans les descriptions de vampires, monstres, corps
démembrés, etc., propres à la littérature et au cinéma fantastiques et… aux rêves ;
et compagnons « familiers » des terreurs d’enfance ;
– idée d’un double, à mettre en relation avec l’image que le bébé rencontre dans le
miroir et qui fonde le narcissisme primaire. Le Moi est « remplacé » par un autre
Moi. Le caractère inquiétant vient du fait que le double est issu du Moi lui-même,
c’est-à-dire de l’intime : « Il s’agit d’un retour à certaines phases de l’histoire évo-
lutive du sentiment du Moi » où le Moi n’est pas délimité par rapport à autrui. Ce
phénomène est un moment de perte des identifications. Maupassant, qui fré-
quentait les présentations de malades de Charcot à La Salpêtrière, en donne un

4. S. Freud (1925), Inhibition, symptôme, angoisse, Paris, PUF, 1981.


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Problématiques : L’inquiétante étrangeté 23

exemple dans le Horla. Le narrateur commente la certitude qu’il a que sa vie est
peu à peu envahie par une sorte d’être qui le vampirise dans son existence même :
« Il est en moi, il devient mon âme ; je le tuerai ! » Jusqu’au moment où il pense
le voir se substituer à son image dans un miroir : « […] je ne me vis pas dans la
glace !… Mon image n’était pas dedans… et j’étais en face moi ! […] Puis voilà
que tout à coup je commençais à m’apercevoir dans une brume, au fond du
miroir… C’était comme la fin d’une éclipse. […] Je l’avais vu ! » ;
– répétition de situations semblables qui provoque un effet proche de certains
états oniriques :
• retour involontaire au même point, répétition du même trajet où l’on se
heurte au même obstacle,
• réapparition obstinée du même signe, ou du même nom, qui s’impose,
• pressentiments, superstitions.
Ce vécu est en lien avec l’automatisme de répétition qui s’affirme au-delà du
principe de plaisir. « Est ressenti comme étrangement inquiétant tout ce qui peut
nous rappeler cet automatisme de répétition résidant en nous-mêmes. » Freud
relève que cette expérience est plus fréquente dans la névrose obsessionnelle et
qu’elle témoigne du principe de toute-puissance de la pensée, d’une surestimation
narcissique de ses propres processus psychiques ;
– apparition d’un revenant, d’un spectre, manifestation de la crainte de la mort ;
– crainte d’être enterré vivant, que Freud interprète comme la transformation en
son contraire de la volupté de la vie dans le corps maternel ;
– sentiment de déjà vécu : « Quand quelqu’un rêve d’une localité ou d’un paysage
et pense : je connais cela, j’ai déjà été ici, l’interprétation est autorisée à remplacer
ce lieu par les organes génitaux ou le corps maternel. »
Freud conclut : « L’inquiétante étrangeté surgit quand quelque chose s’offre à
nous comme réel. » Ce n’est pas le Réel de Lacan dont parle ici Freud, mais n’y a-
t-il pas un lien avec le fait que ce qui n’est pas symbolisé fait retour dans le Réel ?
Pour Freud, il s’agit de certains éléments de refoulement très spécifiques, puisque
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tout ce qui fait retour de refoulé n’est pas accompagné de cette impression. L’in-
quiétante étrangeté renvoie à un état très précoce des relations enfant/adulte tuté-
laire. Elle émane, écrit Freud, « de complexes infantiles refoulés : complexe de
castration, fantasmes liés au corps maternel, lorsqu’ils sont ramenés par quelque
expression extérieure, ou bien lorsque de primitives convictions surmontées sem-
blent de nouveau être confirmées ».
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« Et puis nous sommes sortis de la route et nous avons traversé un champ,


et beaucoup ne voulaient pas y aller parce qu’il y avait trois vaches ; mais on
nous a dit que nous étions des hommes, qu’il ne fallait pas avoir peur et on
nous a forcés à y aller. Là, les seuls qui chantaient, c’étaient M. Rateau et les
chefs d’équipe. Nous, on a repris en chœur quand nous sommes sortis du
champ pour entrer dans les bois.
Ils sont chouettes, les bois, avec des tas et des tas d’arbres, comme vous
n’en avez jamais vu. Il y a tellement de feuilles qu’on ne voit pas le ciel et il ne
fait pas clair du tout, et il n’y a même pas de chemin. On a dû s’arrêter parce
que Paulin s’est roulé par terre en criant qu’il avait peur de se perdre et d’être
mangé par les bêtes des bois.
– Écoute, p’tit gars, a dit notre chef d’équipe, tu es insupportable !
Regarde tes camarades, est-ce qu’ils ont peur, eux ?
Et puis un autre type s’est mis à pleurer, en disant que oui, que lui aussi
avait peur, et il y en a eu trois ou quatre qui se sont mis à pleurer aussi, mais je
crois qu’il y en a qui faisaient ça pour rigoler.
Alors, M. Rateau est venu en courant et il nous a réunis autour de lui, ce
qui n’était pas facile à cause des arbres. Il nous a expliqué que nous devions
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agir comme des hommes et il nous a dit qu’il y avait des tas de façons de
retrouver sa route. D’abord il y avait la boussole, et puis le soleil et puis les
étoiles, et puis la mousse sur les arbres, et puis il y était déjà allé l’année der-
nière, il connaissait le chemin, et assez ri comme ça, en avant marche ! »

Sempé et Goscinny, Les vacances du Petit-Nicolas,


Paris, Denoël, 1962, p. 99-101.

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