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Isabelle Guillamet
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Pour Lacan, « même dans la relation la plus primitive l’enfant ne se trouve pas
seul en face de la mère 2 », donc il ne s’agit pas d’une dyade, mais il y a dès le
départ en tiers un au-delà, et cet au-delà, c’est le phallus, dit Lacan « autrement
dit, le signifiant de son désir à elle ». Voilà ce sur quoi Lacan va insister : sur le
désir de la mère.
On note d’ailleurs que Lacan se démarque ici de Freud puisqu’il ne s’agit non
plus comme chez Freud du désir de l’enfant pour la mère mais bien – j’insiste –
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1. J. Lacan, Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, (1956-1957), Paris, Le Seuil, 1994.
2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, (1957-1958), Paris, Le
Seuil, 1998.
3. Sur le désir d’enfant, Lacan remarque dans son séminaire Le transfert, le caractère
ambigu de cette formule dont on ne sait finalement pas s’il s’agit du désir du côté de
l’enfant, l’enfant et son désir ou celui de la mère qui désire son enfant : « Quelqu’un
ici, un jour, a écrit un article qu’il a appelé, si mon souvenir est bon : “Un désir
d’enfant”. Cet article était tout entier construit sur l’ambiguïté qu’a ce terme désir de
l’enfant, au sens où c’est l’enfant qui désire ; désir d’enfant dans le sens où on désire
avoir un enfant. Ce n’est pas un simple accident du signifiant si les choses en sont
ainsi. » J. Lacan, Le Séminaire, Livre VIII, Le transfert (1960-1961), Paris, Le Seuil, 2001.
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capital. Le désir de la mère n’est pas quelque chose qu’on peut supporter comme
ça, que cela vous soit indifférent. Ça entraîne toujours des dégâts. Un grand
crocodile dans la bouche duquel vous êtes — c’est ça, la mère. On ne sait pas ce
qui peut lui prendre tout d’un coup, de refermer son clapet. C’est ça, le désir de
la mère 4. »
Donc dès 1938, Lacan met en évidence l’aspect mortifère de l’Autre maternel.
Dans son texte « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu 5 »,
Lacan décrit un imago maternel qui doit être sublimé sans quoi, dit-il, « l’imago,
salutaire à l’origine, devient facteur de mort 6 ».
L’enfant fétiche
Lacan va loin, car comme mentionné plus haut, il appréhende bel et bien l’en-
fant du côté du fétiche de la mère.
Un an plus tard, dans Le désir et son interprétation 10, il indique que « s’il y a
moins de perversion chez les femmes que chez les hommes c’est que leurs rela-
tions perverses, elles les satisfont en général dans leur rapport avec leurs
enfants 11 », donc comme mères.
C’est une idée que l’on trouve déjà chez Freud dans son texte « Un souvenir
d’enfance de Léonard de Vinci 12 ». Freud y décrivait une mère qui éveille le petit
sujet à l’excitation sexuelle, une mère qui prend l’enfant pour substitut sexuel. Il
parle alors « d’une satisfaction sans reproche » et des « motions de désir depuis
longtemps refoulées et qu’il convient de designer comme perverses 13 ».
Ainsi, abordée par Freud, cette notion de satisfaction perverse maternelle est
entérinée par Lacan. Rappelons ici que Lacan va différencier la femme de la
mère. Il loge la femme du côté du désir d’être le phallus : d’être ce phallus qui
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le phallus. La mère, pour Lacan, est du côté des satisfactions des avoirs phalliques.
Il s’agit là d’avoir le phallus qu’incarne l’enfant fétiche. Bref, la mère est du côté
des satisfactions fétichistes selon Lacan.
Joëlle
Quand j’écoute Joëlle pour la première fois, elle est sortie de la maternité
depuis quelques jours. L’enfant est encore en observation à l’hôpital, « Moi je
trouve qu’il va bien », me dit-elle, et elle poursuit, « mais ils veulent le garder, je
crois que c’est par rapport à mon affaire… bien sûr ça doit être mon affaire ».
Joëlle raconte cette « affaire ». Elle a vécu 15 ans avec un homme pédophile.
« Je ne touchais jamais aux enfants », « mais c’est moi qui les amenais », me
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Elle m’explique qu’elle était toujours très alcoolisée dans ces moments. Elle ne
participait jamais mais se tenait assise à côté de ces scènes d’horreur, « fermant
les yeux », dit-elle aux atrocités infligées aux petites victimes.
« Je n’ai rien dit parce que je l’aimais. » C’est par amour, répète-t-elle, qu’elle
a supporté tout cela. L’affaire est découverte. Elle fait huit années de prison pour
« complicité de pédophilie » dit-elle. Elle formule : « La prison, ça m’a mis du
plomb dans la tête. » Elle y a demandé le divorce. Elle apprend entre-temps
qu’avant de la connaître, ce mari avait eu une affaire similaire. Ce Monsieur est
encore incarcéré à ce jour.
prohibition de l’inceste. Pour Lacan, la femme est un phallus qui doit se proposer ou,
plus exactement, précise-t-il, s’accepter elle-même comme un élément du cycle des
échanges.
15. J. Lacan, La relation d’objet, op. cit.
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Je suis d’emblée surprise par l’aisance avec laquelle elle aborde ces scènes. Elle
parle des enfants, des petits-cousins, des voisins qu’elle lui amenait. Et elle
répète : « Ça m’énervait quand même qu’il fasse ça. »
Elle parle beaucoup de son mari qu’elle avait rencontré très jeune. Elle pense
beaucoup à lui. Elle avoue avoir encore des sentiments pour lui, « N’empêche, ça
m’embêtait qu’il fasse ça aux petits », elle répète, « moi je fermais les yeux. »
Elle me confie alors qu’en 15 ans de mariage, ils n’avaient jamais eu de rela-
tion sexuelle. « Lui, il lui fallait des petits, précise-t-elle, des fois je me disais, y a
que les petits qui comptent. »
À sa sortie de prison elle rencontre un autre homme. Elle me précise alors que
si son mari « n’était pas câlin », « le nouveau », comme elle le désigne, se montre
plus avenant : « Il me prend dans ses bras, me fait des bisous. »
Elle ne lui cache ni son passé ni son affaire, « Il est au courant de tout » dit-
elle. Pourtant, rapidement il lui demande un enfant. Elle tombe enceinte le mois
suivant et attend des jumeaux. Sa grossesse est compliquée. Elle perd l’un des
fœtus. Son accouchement se déroule dans des conditions extrêmes. Son fils naît
en état de mort apparente, il est réanimé et a plusieurs séquelles. Il reste donc
hospitalisé plusieurs semaines. C’est à ce moment-là que je rencontre Joëlle.
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Sur ce point Freud nous dit : « L’enfant, tout comme le pénis, s’appelle le
“petit”. C’est un fait connu que souvent la langue symbolique ne tient pas
compte de la différence des sexes. Le “petit” qui à l’origine signifiait le membre
viril, a donc pu secondairement servir à désigner l’organe génital féminin 16. »
On se souvient que Freud, dans son texte de 1917 « Sur les transpositions des
pulsions plus particulièrement dans l’érotisme anal 17 », propose l’équivalence au
plan inconscient du cadeau/excrément, de l’enfant et du pénis : « […] selon toute
apparence dans les productions de l’inconscient – idées, fantasmes et symptômes
– les concepts d’excrément (argent, cadeau), d’enfant et de pénis se séparent mal
et s’échangent facilement entre eux 18. »
En 1905, dans les Trois essais sur la théorie sexuelle 19, Freud découvre le féti-
chisme du pied et de la chevelure et il fera le lien avec ce qu’il désigne en 1908 20
comme « théories sexuelles infantiles » qui consiste à attribuer à toutes les
femmes un phallus.
16. S. Freud, « Sur les transpositions de pulsions plus particulièrement dans l’érotisme
anal » (1917), dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 2002, p. 108.
17. Ibid., p. 106- 116.
18. Ibid., p. 107.
19. S. Freud, « Trois essais sur la théorie sexuelle » (1905), Paris, Gallimard, folio essais,
1987.
20. S. Freud, « Les théories sexuelles infantiles » (1908), dans La vie sexuelle, op. cit.
21. S. Freud, « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci », op. cit.
22. S. Freud., Ibid.
23. S. Freud, « Le fétichisme », (1927), dans La vie sexuelle, op. cit., p. 134.
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la mère ne possède pas de pénis implique pour le sujet une lourde menace, à
savoir la perte de son pénis, bref sa propre castration.
C’est là que le sujet pervers érige le fétiche dont la fonction est justement de
le garantir contre cette disparition. Alors que l’homme éprouve une horreur à la
vue du sexe féminin, horreur de la castration, le fétiche constitue le substitut du
pénis qui manque à la femme. Ainsi, la perversion ne relève ni du refoulement ni
de la forclusion, mais du déni, c’est-à-dire de la double position où, à la fois, il y
a reconnaissance que la mère n’a pas le phallus mais aussi la négation de cette
reconnaissance, pour continuer de croire que la mère l’a, par le fétiche comme
phallus déplacé.
C’est pourquoi, nous dit-il, le pied, la chaussure, élus souvent comme fétiches
préférés renvoient au regard du sujet qui parcourt de bas en haut-le-corps de la
femme et qui s’arrête juste avant la vision d’horreur que constitue le manque de
pénis. De même que la fourrure et le satin fixent, dit Freud, « le spectacle des poils
génitaux qui auraient dû être suivis du membre féminin ardemment désiré […] 26 ».
Bref, pour Lacan, le fétiche est cet objet métonymique qui « objecte » au
manque de pénis de la mère. « Freud nous l’a appris, c’est sur le corps de la mère
et nulle part ailleurs que l’enfant a découvert le scandale du manque phallique.
C’est donc à restaurer la mère phallique que le pervers s’emploie, tandis que le
reste des femmes le reconvoque sans cesse à pratiquer son déni 29 ».
Dès lors posons-nous la question : un enfant peut-il être traité (par et pour un
homme) dans le registre équivalent d’un fétiche susceptible d’être érigé comme
ce pénis qui manque à la mère ? En effet, le pédophile ne trouve-t-il pas, dans
l’enfant, le fétiche susceptible de restaurer la mère phallique, notamment s’il a
cru repérer chez la mère un rapport à l’enfant en tant que fétiche capable d’ob-
jecter au manque chez la femme ? Cela mériterait d’effectuer une analyse plus
précise du ressort inconscient des pratiques pédophiles, mais concentrons-nous ici
sur le montage dont il est question pour Joëlle et qui intéresse ma question du
point de vue de la femme et comment ici elle y implique sa maternité.
Joëlle porte son amour sur l’homme qui aime les petits. Durant quinze ans,
elle est mariée à cet homme, auquel elle amène, comme elle dit, « les petits ».
Consciente de l’horreur à laquelle elle participe, elle répond : « Je l’aimais, je
disais rien par amour pour lui. »
Bien qu’ils n’aient jamais eu de relation sexuelle, puisque « lui, il lui fallait des
petits », elle participe néanmoins par ce montage à fournir les objets propres à
soutenir la jouissance de ce mari.
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Peu à peu, l’enfant prend pour elle les traits du rival : « Depuis qu’il a son fils
il ne m’embrasse plus », « il ne me regarde plus il passe ses journées à lui faire des
bisous. »
Elle supporte de moins en moins la place que ce fils occupe auprès de son
compagnon. Dès lors elle imagine qu’elle ne compte plus, « y a que les petits qui
comptent », finissant par formuler : « Je servais qu’à ça, qu’à lui faire un petit. »
Cette femme qui a le goût des hommes qui aiment les petits, est un cas
évidemment très particulier qui permet d’interroger la figure de l’enfant-fétiche
appréhendé du côté de l’homme pervers, mais aussi du côté de Joëlle où l’on a
affaire à une fétichisation de l’enfant, encore une fois l’enfant comme ce fétiche
qu’une femme va jusqu’à s’extraire du corps (dans la maternité) pour répondre
au désir de l’homme pervers dont elle est amoureuse.
Pour conclure…
30. Je fais ici référence à ma thèse de doctorat sur la grossesse du point de vue de
l’inconscient où j’examine, entre autres, les manifestations morbides de la jouissance
MATERNITÉ ET PERVERSION, LE CAS JOËLLE 143
Ainsi, rappeler avec Lacan que « l’enfant ne se trouve pas seul en face de la mère,
mais qu’en face de la mère, il y a le signifiant de son désir, à savoir le phallus 31 »
permet d’entrevoir que, pour la mère, l’enfant n’est pas « seulement l’enfant »
mais qu’il est aussi dans la ligne substitutive un phallus. Ceci permet de mettre en
évidence :
– du côté de l’enfant : la série de solutions qui s’en déduit pour lui à savoir être
ou ne pas être le phallus 32.
Nous sommes donc très loin de l’harmonieuse dyade mère/enfant. Mais alors
pourquoi cette thèse de la dyade a-t-elle autant de succès dans et hors le champ
analytique ? Pourquoi faudrait-il toujours reconduire cette image mythique de la
mère bienveillante, voire cette fascination et même cette passion pour la mère ?
33. M. Zafiropoulos, Lacan et les sciences sociales. Le déclin du père, Paris, Puf, 2001.
34. M. Zafiropoulos, Du Père mort au déclin du père de famille. Où va la psychanalyse ?,
Paris, Puf, 2014.
35. « Vouloir enrôler cette découverte freudienne en faveur d’une “orthopédie du
père” (Je souligne) – tant la “mission” d’étayage du père semble aller de soi pour tous,
psychanalyste ou non – est une contradiction qu’il convient d’élucider : elle sert à
colmater l’angoisse d’abandon infantile, mais c’est alors ignorer le discours freudien des
années 1930 luttant contre toutes les illusions politico-religieuses. Quant à la thèse
lacanienne de 1938 sur le déclin de la famille patriarcale, elle motive aussi trop souvent
les attendus « cliniques » de l’appel au père. Or, depuis son retour à Freud en 1953,
Lacan s’en est radicalement détaché – pourtant cette thèse insiste, et les lecteurs les
plus avertis du corpus lacanien ne parviennent pas toujours à se déprendre de la
nostalgie de l’imago paternelle. Il arrive même qu’ils la renforcent. » Ibid.
36. M. Zafiropoulos, Lacan et les sciences sociales. Le déclin du père, op. cit., p. 229.
MATERNITÉ ET PERVERSION, LE CAS JOËLLE 145
Bibliographie
FREUD, S. 1905. Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, folio essais,
1987.
FREUD, S. 1908. « Les théories sexuelles infantiles », dans La vie sexuelle, Paris, Puf,
2005.
FREUD, S. 1910. « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci », dans Œuvres
complètes, vol. X, Paris, Puf, 1998.
FREUD, S. 1927. « Le fétichisme », dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 2005.
LACAN, J. 1938. « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », dans
Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001.
LACAN, J. Le Séminaire, Livre IV (1956-1957), La relation d’objet, Paris, Le Seuil,
1994.
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RÉSUMÉ
Contrairement aux théories de la dyade mère-bébé fondées sur l’idée d’une relation d’ob-
jet pleine, fermée et achevée et qui prônent le modèle d’un système harmonieux idéal et
parfait entre la mère et l’enfant, Lacan met au cœur de la problématique analytique le
manque comme constitutif du désir. Ainsi, en montrant que « l’enfant ne se trouve pas seul
en face de la mère, mais qu’en face de la mère, il y a le signifiant de son désir, à savoir le
phallus », il apporte un éclairage clinique et théorique considérable à la question du désir
et des jouissances fétichistes maternelles.
MOTS-CLÉS
Maternité, désir de la mère, perversion, enfant-fétiche, pédophilie.
SUMMARY
KEYWORDS
Maternity, mother desire, perversion, fetish child, pedophilia.
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