L'OBSERVATION DU BÉBÉ SELON ESTHER BICK

Son intérêt dans la pédopsychiatrie aujourd'hui

Pierre Delion

Érès | « Enfances & Psy »

2004/1 no25 | pages 119 à 130

ISSN 1286-5559
ISBN 2-7492-0165-9
DOI 10.3917/ep.025.0119
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2004-1-page-119.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Érès.

© Érès. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)

© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)

sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)

00 Enf&Psy n°25 11/05/05 15:46 Page 119
L’observation du bébé
selon Esther Bick
Son intérêt dans la pédopsychiatrie
aujourd’hui
sous la direction de Pierre Delion
Collection « Mille et un bébés », n° 66,
Toulouse, érès, 288 pages, 15 €, 2004.
La méthode pour l’observation
régulière et prolongée du tout-petit
au sein de sa famille a été inventée
par Esther Bick. Elle en formule en
1963 la présentation de la manière
suivante : « Le psychothérapeute
d’enfant en formation se rend dans la
famille une fois par semaine depuis
la naissance jusqu’aux environs de la
fin de la deuxième année, chaque
observation durant normalement
environ une heure. Contrairement à
nos prévisions, il n’a pas été difficile
de trouver […] des mères acceptant
volontiers un observateur. Elles ont
souvent indiqué explicitement ou
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)
implicitement à quel point elles
appréciaient d’avoir quelqu’un qui
vienne régulièrement chez elles,
avec qui elles puissent parler de leur
bébé, de son développement, et des
sentiments que celui-ci suscitait en
elles. Prendre des notes pendant
l’observation se révéla bientôt inap-
proprié et même perturbant, car l’at-
tention flottante s’en trouve entre-
coupée et l’étudiant empêché d’être à
l’aise pour répondre aux demandes
affectives de la mère. […] Nous sen-
tîmes important que l’observateur
puisse se sentir suffisamment à l’in-
térieur de la famille pour en vivre
l’impact affectif, mais non pas
conduit à agir aucun des rôles proje-
REÇU ET AIMÉ
tés sur lui, tels que donneur de Pierre Delion,
conseils ou teneur d’un registre d’ap-
probations ou de désapprobations. professeur
[…] Cet observateur, au foyer de
parents avec un nouveau-né, et des universités,
quelle que soit son expérience des
bébés, de la psychanalyse, ou des praticien
méthodes scientifiques d’observa-
tion, est confronté à l’impact des hospitalier,
émotions intenses de cette situation.
Pour pouvoir tant soit peu observer,
service de
il doit parvenir au détachement de ce pédopsychiatrie,
qui se déroule. Encore doit-il,
comme dans son attitude de base de CHRU de Lille,
psychanalyste, trouver une position
de laquelle faire ses observations,
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)
nous livre ici son
position qui introduise aussi peu que
possible de distorsion dans ce qui se introduction à cet
déroule. Il a à permettre à certaines
choses de se passer, et à résister à ouvrage collectif
d’autres. Plutôt que de se faire une
place dans la famille en additionnant dont nous
à l’organisation de celle-ci sa propre
personnalité d’une façon active, il a à recommandons
laisser les parents, particulièrement
la mère, lui déterminer sa place dans chaudement
la maisonnée, à sa façon à elle 1. »
Après ces quelques recommanda- la lecture.
tions aux observateurs, Esther Bick
donne des indications sur la rédac-
tion du compte rendu après chaque
visite dans la famille, puis sur l’ab-
solue nécessité du séminaire de
supervision qui, outre ses évidentes
119
00 Enf&Psy n°25 11/05/05 15:46 Page 120
REÇU ET AIMÉ
1. E. Bick (1963), dans
M. Haag, À propos des
premières applications
françaises de l’observa-
tion régulière et prolon-
gée d’un bébé dans
sa famille selon la
méthode de Mrs Esther
Bick : des surprises profi-
tables, Paris, 1984,
ouvrage autoédité (18,
rue Émile-Duclaux,
75015 Paris), p. 42-45.
2. Ibid., p. 43.
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)
3. P. Delion (sous la
direction de), La souf-
france psychique du
bébé, Paris, ESF, 2001.
4. M. Haag, op. cit.
5. M. Haag et vingt coll.,
La méthode d’Esther
Bick pour l’observation
régulière et prolongée
du tout-petit au sein de
sa famille, ouvrage auto-
édité, Paris, 2002, 445 p.
avec index. Demander la
formule de commande à
l’auteur : 18, rue Émile
Duclaux, 75015 Paris,
01 47 83 29 84.
120
fonctions de réflexion et d’élabora-
tion sur le développement du bébé,
permettent à l’étudiant de « décou-
vrir certaines projections à l’œuvre
en lui qui intensifient ses propres
conflits internes 2 ».
Cette méthode repose donc sur
une approche triadique : observation,
rédaction et élaboration/supervision
en groupe, dont chaque temps
logique est fondamental pour les
objectifs poursuivis. C’est également
cette structure qui sera à l’œuvre
dans le domaine des applications de
la méthode à des thérapeutiques
d’ordre psychopathologique.
Aujourd’hui, en France, si vous
demandez, au gré de vos rencontres
avec les équipes de pédopsychiatrie,
quels sont ceux qui connaissent ou
ont entendu parler de la méthode
d’observation du bébé selon Esther
Bick, la plupart vous diront qu’ils en
ont entendu parler, beaucoup qu’ils
la connaissent, et finalement, si vous
insistez en proposant d’en dire un
peu plus à ce sujet, soulagés, ils
seront d’accord pour en entendre
parler d’une façon plus approfondie.
Puis, quand vous en avez parlé une
demi-heure, ou une heure, voire plus,
un grand nombre de participants
viennent vous dire plus ou moins
ouvertement que, finalement, la
méthode Bick était bien ce qu’ils
pensaient, mais que tout compte fait,
c’était assez utile de disposer de ce
rappel… Quelques-uns, plus précis,
demandent des adresses pour se
former dès qu’ils le pourront, parce
que justement, ils en ont entendu
parler, mais d’une façon tellement
approximative que la rigueur affi-
chée de la formation proposée leur a
permis de réaliser qu’il ne suffit pas
de rester cinq minutes à observer un
bébé pour en parler ensuite sans ver-
gogne pendant deux heures, qu’il
s’agit plutôt de modifier leur point de
vue sur la fonction de la présence et
de l’attention à l’autre, notamment
en ce qui concerne un bébé et ses
alliés, naturels et culturels.
Aussi, lorsque j’ai proposé à mes
amis de l’Association culturelle en
santé mentale d’Angers d’organiser
ce colloque, dans la suite de celui de
juin 2000 sur « La souffrance psy-
chique du bébé 3 », l’idée de faire le
point sur un tel sujet est apparue
d’actualité, non seulement pour les
équipes soignantes angevines qui ont
pu bénéficier de cette formation
depuis 1994, mais également pour
les membres de l’AFFOBEB – enten-
dez l’Association française des for-
mateurs à l’observation du bébé
selon Esther Bick –, que je remercie
à cette occasion de m’avoir accepté
parmi eux pour continuer à me
former. En effet, il semble bien
qu’actuellement, un certain nombre
de personnes pensent, sans doute en
toute bonne foi, qu’il suffit de lire la
brochure 4 de Michel Haag, et même
maintenant son ouvrage autoédité 5,
pour être formé, compétent et aussi-
tôt formateur de ceux qui le souhai-
teraient. Le débat a déjà eu lieu pour
la psychanalyse, et si la formation à
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)
la méthode ne répond pas, au moins
pour une part, aux mêmes objectifs,
il n’en reste pas moins que de s’y
soumettre soi-même est incontour-
nable à mes yeux ainsi qu’à ceux des
membres de l’association des forma-
teurs. Ceux qui me connaissent
savent qu’il ne s’agit pas d’en inférer
un pouvoir supplémentaire aux
mains de supposés gardiens du
temple de la « déesse Esther Bick »,
dont la liste d’aptitude à occuper les-
dites fonctions pourrait faire l’objet
de stratégies politiciennes ; il s’agit
bien de continuer à réfléchir, et à
faire réfléchir nos collaborateurs, sur
la nécessité d’un décentrement de
chacun de nous, d’une position de
00 Enf&Psy n°25 11/05/05 15:46 Page 121
savoir de laquelle nous avons tous du
mal à nous déprendre, vers une nou-
velle philosophie de l’être-au-monde
et de l’être-avec, surtout avec le
bébé, mais pas seulement : celle
qu’Esther Bick elle-même nommait
avec raison « la tabula rasa ». Je rap-
pelle que Bick disait précisément,
comme le souligne Michel Haag
dans son ouvrage récent : « Ce qui
est fondamental à enseigner, ce que
l’observation est, c’est de venir avec
une tabula rasa ; vous ne savez pas,
voilà tout ; c’est la règle numéro un
pour l’observateur 6. » Bien sûr, il ne
faut pas fétichiser cette position de la
tabula rasa, et en faire une nouvelle
position dans le catalogue de la psy-
chopathologie du développement :
après ou avant les positions schizo-
paranoïde et dépressive, il y aurait la
position tabula rasa. Nous avons
toujours avec nous et en nous des
instances qui nous gouvernent et
nous font agir et réagir d’une façon
plutôt que d’une autre en fonction de
nos trajectoires pulsionnelles. Même
notre mémoire est là vectorisée vers
une certaine connaissance, et les ins-
criptions qui vont en résulter vont le
plus souvent bien au-delà de ce que
nous pourrons en faire. Esther Bick
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)
ne prônait ni l’ignorance ni le créti-
nisme théorique, mais insistant sur
cet « état de vacance » (ibid.) dans
lequel notre esprit doit être au
contact de la situation observée, elle
rendait ainsi possible la règle numéro
deux, celle qui consiste à « se laisser
simplement emplir, déverser en soi,
ne jamais demander un changement
quel qu’il soit, ni quoi que ce soit
pour ne pas interférer, car si vous
changez la situation vous n’observez
plus la situation telle qu’elle est 7 ».
Je me rends compte à quel point les
mots utilisés sont justes : la méta-
phore du liquide qui m’emplit, se
déverse en moi lorsque j’observe un
bébé, correspond tout à fait au
REÇU ET AIMÉ
niveau même auquel se jouent les
qualités d’angoisse du bébé. Nous
touchons là un point central de l’in-
térêt de cette méthode dans la pédo-
psychiatrie actuelle. Car, est-il
besoin de la rappeler, si je suis dans
une position d’attention psychique
face au bébé que j’observe avec
respect, je suis inévitablement amené
à observer également les effets que
« sa majesté le bébé » produit en
moi, et ainsi à m’intéresser à ce
liquide qui « m’emplit, se déverse en
moi ». Voilà, me semble-t-il, une
observation, in statu nascendi, des
effets de la libido du bébé dans son
rapport au monde, et dans le même
temps, une nouvelle pièce à porter au
dossier de la question de la relation
transférentielle dans la situation
d’observation.
Alors, dans notre expérience de
cette méthode d’observation, com-
ment les choses se sont-elles mises
en place ? Lorsqu’en 1984, j’ai été
nommé responsable d’un des sec-
teurs de pédopsychiatrie de la Sarthe,
j’ai eu l’occasion d’écouter à plu-
sieurs reprises Geneviève Haag
parler de cette méthode et des grands
bienfaits qu’elle en tirait pour les
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)
psychothérapies d’enfants autistes,
aussi bien en individuel qu’en petits
groupes, notamment du fait de cette
absence de langage articulé dans une
parole que l’on retrouve aussi bien
chez le bébé que chez l’enfant
autiste, bien qu’avec des occurrences
différentes. J’ai alors souhaité en
apprendre plus à ce sujet. C’est le
docteur Claudie Dwyer, pédopsy-
chiatre au Mans, qui m’a prêté la
brochure de Michel Haag, ce qui a
constitué pour moi une excellente
propédeutique à cet enseignement.
Puis Geneviève est venue dans notre
6. M. Haag, op. cit.,
service de pédopsychiatrie au Mans,
p. 198.
pour parler avec notre équipe, et
avec les travailleurs sociaux des cir- 7. Ibid., p. 201.
121
00 Enf&Psy n°25 11/05/05 15:46 Page 122
REÇU ET AIMÉ
conscriptions correspondant à notre
intersecteur, de prévention, de psy-
chopathologie et d’autisme. C’est à
la suite de ces différentes rencontres
qu’il m’a semblé très intéressant de
nous former à cette méthode pour
approfondir les conditions de possi-
bilité de la rencontre avec le bébé
sous ses différentes formes. Entre-
temps, nommé à Angers pour me
rapprocher de ma famille et de mes
amis de la psychiatrie angevine, j’ai
pu rencontrer Denise Huon, forma-
trice à la méthode, par l’intermé-
diaire des Haag, à l’occasion du
Congrès international Bick organisé
à Toulouse par Marie-Blanche
Lacroix et Maguy Monmayrant 8
notamment. Denise a accepté, et je
l’en remercie encore aujourd’hui, de
venir à Angers chaque mois à partir
de 1994 pour former notre groupe.
Mais nous avions également pu
rencontrer Pierre Lafforgue, grâce à
la participation de Véronique
Stéphan et de Marie-Agnès Garnier
aux journées historiques d’Alès
consacrées à Frances Tustin. Pierre
Lafforgue, en nous enseignant les
techniques de la pataugeoire et de
l’atelier-conte 9, avait su nous
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)
convaincre de l’intérêt de la méthode
dans l’approche psychothérapique
des enfants autistes et psychotiques,
8. M.B. Lacroix,
pour se former à une lecture du corps
M. Monmayrant, Les
et de ses signes.
liens d’émerveillement,
l’observation des nour- Il me semble également néces-
rissons selon Esther Bick saire de rappeler, dans notre expé-
et ses applications, Tou- rience d’équipe, la grande impor-
louse, érès, 1995. tance de Salomon Resnik dans
l’approche des psychothérapies
9. P. Lafforgue, Petit
d’enfants autistes et psychotiques.
poucet deviendra grand,
Salomon, déjà titulaire de l’IPA après
Bordeaux, Mollat, 1995.
son analyse en Argentine avec
10. P. Delion (sous la Pichon-Rivière, décide de venir en
direction de), « Allo, Angleterre parfaire sa formation sur
pédopsy ! ici bébé ? », les conseils de Melanie Klein, ren-
L’information psychia- contrée à Genève en 1956. Là, il
trique, 1994, 71. entreprend une seconde psychana-
122
lyse avec Herbert Rosenfeld, et fait
également ses contrôles de thérapies
– excusez du peu ! – avec Melanie
Klein, Wilfried R. Bion et Esther
Bick. Sa présence dans le service
lors de trois week-ends par an
pendant plusieurs années a été pour
beaucoup dans nos motivations à ce
travail d’enrichissement de nos pra-
tiques et de nos réflexions. Il n’a pas
peu contribué à l’éloignement de ce
qu’il nomme « le temps des glacia-
tions ».
À la suite du congrès de
Toulouse, nous avons également pu
travailler directement avec Jeanne
Magagna qui est venue dans notre
service, puis avec Hélène et Alex
Dubinski, et plus récemment avec
Gianna Williams. Ces liens avec la
Tavistock se sont confortés par le
travail avec les Gavériaux, de
Larmor Plage, l’antenne française de
la Tavistock. Didier Houzel, Isabelle
Marin-Friley et leur équipe très
dynamique de Caen ont aussi été
pour beaucoup dans le développe-
ment de cette approche dans notre
culture pédopsychiatrique.
La constitution de notre premier
groupe s’est faite de la manière sui-
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)
vante. J’ai proposé de porter cette
formation à la connaissance des per-
sonnes intéressées par le biais de dif-
férentes manifestations culturelles
organisées par notre association cul-
turelle angevine : les conférences
régulières, les journées régionales et
mon séminaire mensuel, alors consa-
cré à la psychopathologie de l’en-
fant. Un numéro de l’Information
psychiatrique 10 que j’ai dirigé en
1994, consacré au bébé, et qui portait
le titre un peu racoleur : « Allo !
Pédopsy, ici bébé », faisait le point
sur la psychiatrie du bébé et accor-
dait une large place aux approches
bickiennes, tout en insistant sur les
perspectives qu’elles ouvraient dans
00 Enf&Psy n°25 11/05/05 15:46 Page 123
le champ de la psychothérapie des
psychoses infantiles, et dans ceux de
la prévention plus générale.
C’est donc dans cette grande
émulation intellectuelle et avec un
fort désir d’apprendre que des candi-
dats à la formation se sont fait
connaître, venant de plusieurs sortes
d’établissements (des secteurs de
pédopsychiatrie, des équipes d’IME,
des CMPP, de la PMI), et de statuts pro-
fessionnels différents : infirmiers
psychiatriques, assistants sociaux,
psychologues, psychiatres, ortho-
phonistes, psychomotriciens. Deux
observateurs ont inauguré ce premier
groupe, Marie-Renée Le Grand et
Pierre Delion. Plusieurs synthéti-
seurs se sont proposés : Catherine
Laba, Lucette Gensac, Lydie Greffier
et Laurence Fontenot. Dans ce
premier groupe, la moitié des partici-
pants appartenaient au même service
de pédopsychiatrie, et même si la
question mérite d’être posée, il ne
semble pas qu’il y ait eu à ce sujet de
problèmes hiérarchiques ou institu-
tionnels insurmontables. Nous avons
pris l’habitude de travailler le ven-
dredi à partir de 17 h jusqu’à 23 h 30,
et le samedi matin de 9 h à 12 h, une
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)
fois par mois pendant presque trois
ans. Au décours de ce premier
groupe, deux autres groupes se sont
formés, l’un avec la participation de
Denise Huon, l’autre avec celle de
Maguy Monmayrant. Quatre obser-
vateurs, Véronique Stéphan-Vatan et
Catherine Laba dans le premier
groupe, Nassera Ourabah et Didier
Petit dans le second, se sont ainsi
formés à la méthode. Enfin, un qua-
trième groupe vient de se terminer,
avec ma participation en tant que for-
mateur, Yvette Denis et Marie
Libeau-Manceau comme observa-
trices. Depuis 1994, huit observa-
teurs ont donc été formés, et environ
cinquante personnes, de statuts très
REÇU ET AIMÉ
divers et issues de nombreuses
équipes en contact direct ou non avec
les bébés, ont pu participer à cette
formation.
Aujourd’hui, je crois pouvoir dire
que cette rencontre avec la méthode
de l’observation directe des bébés
selon Esther Bick a profondément
transformé les personnes qui s’y sont
formées, non seulement dans les
aspects concrets de la pratique avec
les bébés et leurs parents dans le cadre
de leurs activités professionnelles –
telles que le travail dans un service de
néonatalogie, dans une consultation
de PMI, dans une crèche ou une pou-
ponnière, dans une consultation théra-
peutique de pédopsychiatrie –, mais
également dans les applications qui
en ont découlé plus ou moins directe-
ment, notamment en rapport avec les
soins aux enfants autistes et psycho-
tiques. Mais ce qui, pour moi, a une
valeur encore plus fondamentale,
c’est le changement de vertex que
cette formation a entraîné dans nos
points de vue en ce qui concerne la
pensée individuelle, groupale et col-
lective (Oury) des soins aux enfants
en déshérence psychopathologique.
En effet, cette pensée est venue en
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)
quelque sorte confirmer, par une voie
totalement inattendue, la théorico-
pratique de la psychothérapie institu-
tionnelle que j’ai eu la chance de ren-
contrer par l’intermédiaire de
François Tosquelles, Jean Oury,
Horace Torrubia et quelques autres.
Les qualités de souplesse de l’équipe
soignante, de permanence des institu-
tions, de hiérarchie subjectale et non
pas statutaire, de respect de l’histori-
cité, de repérage des constellations
transférentielles, pour n’en citer que
quelques-unes, font partie de la
« boîte à outils » du psychothérapeute
qui accepte de prendre en charge sur
ses épaules psychiques – la fonction
phorique – même les plus gravement
123
00 Enf&Psy n°25 11/05/05 15:46 Page 124
REÇU ET AIMÉ
touchés sur le plan psychopatholo-
gique. Pour parler plus clairement, la
difficile question de la psychothérapie
des psychoses, telle que Gisela
Pankow, Frieda Fromm Reichmann,
Paul Claude Racamier, Salomon
Resnik, Gaetano Benedetti et beau-
coup d’autres se la sont, et nous l’ont,
posée, ne peut faire l’économie de
celle des institutions dans et avec les-
quelles soigner de tels patients.
François Tosquelles, en prenant en
compte, déjà en 1935, les parents et
les enfants reçus en consultation en
pédiatrie à l’hôpital de Reus, en
Catalogne, nous montrait combien il
avait compris la leçon freudienne en
s’intéressant aux enfants vivant dans
le monde interne de leurs propres
parents. C’est de là qu’il a tiré son
souci, constamment réaffirmé, de
tenir compte aussi des infirmiers et de
tous les membres de l’équipe pour
soigner les personnes psychotiques.
C’est dire si, pour moi, la formation à
la méthode Bick a aussi été d’une
importance capitale dans nos
réflexions sur l’organisation et le
déroulement des soins pédopsychia-
triques.
Je propose d’en évoquer les prin-
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)
cipaux points suivants : la mise en
place de l’observation thérapeutique
des bébés carencés, l’observation à
des fins de dépistage des enfants à
risque autistique, l’observation des
soins aux enfants autistes et psycho-
tiques lors des packings, des patau-
geoires et des ateliers-conte, et le
groupe MERA, de mise en récit de
l’archaïque.
L’OBSERVATION THÉRAPEUTIQUE
DES BÉBÉS CARENCÉS
Jessy est un petit garçon qui
arrive dans une famille dans laquelle
les cinq premiers enfants ont été
retirés pour des raisons de carence
affective et sociale.
124
Mme C. a donc six enfants, et elle
vient de mettre au monde le septième
en juin 2000. L’observation de Jessy
par Marie-Christine Péan, infirmière
psychiatrique formée dans le premier
groupe de formation à Angers, a
commencé en avril 1999.
Les quatre premiers enfants, d’un
premier mari, ont été placés à chaque
fois dès la sortie de la maternité.
Pour Jason, le cinquième enfant,
conçu avec son deuxième mari, la
maman avait commencé à demander
de l’aide auprès des services de la
protection maternelle infantile. Mais
la demande s’estompe, d’autant que
ce deuxième mari se révèle très
violent, et que la PMI est amenée à
effectuer un signalement auprès des
services ad hoc. Jason sera placé au
bout de quelques semaines de vie
avec ses parents.
C’est pour le sixième enfant,
avec un troisième mari, que la
démarche va devenir effective auprès
de notre équipe soignante. Les
consultations commencent pendant
la grossesse. Les observations vont
commencer après la naissance de
Jessy, à l’âge de 3 mois et 6 jours. À
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)
l’occasion de la septième grossesse,
la maman va demander à ne plus
avoir d’enfants ultérieurement. Le
nouveau couple est stable, mais vit
dans des conditions très précaires.
Les visites des cinq premiers enfants
ont lieu d’une façon assez régulière,
toute la fratrie étant réunie.
En juillet 1998, lors de la pre-
mière consultation, Mme C. déclare
au docteur Didier Petit, psychiatre
d’enfants, qu’elle est très en diffi-
culté avec les bébés : « Ma difficulté,
c’est de ne pas arriver à leur parler et
à jouer avec eux ; c’est ridicule de
parler avec un bébé ; je leur parle
comme à un adulte, on me le
reproche ; j’aidais ma mère à s’occu-
00 Enf&Psy n°25 11/05/05 15:46 Page 125
per de mes frères et sœurs, à les
garder, alors que j’avais envie de
faire autre chose, à 15 ans, c’était
assez dur ; je veux m’en sortir, pour
pouvoir jouer avec eux et leur
parler ; le bébé lui, il répond pas, il
parle pas, il est vide ; je me sens ridi-
cule à parler toute seule ; faut dire
que j’ai peur de sortir dehors, j’ai
peur des menaces du père du cin-
quième, il m’avait mis un couteau
sous la gorge ; les parents et les
beaux-parents, ils disaient que j’étais
pas capable. »
Le docteur Petit et Marie-
Christine Péan reçoivent un couple
en très grande difficulté, et qui met
en doute l’avenir. La maman sent
que cette grossesse est différente des
précédentes, mais elle y projette
aussi ses inquiétudes personnelles et
celles exprimées par sa mère. Elle
reproche à son nouveau compagnon
d’être trop influençable, perméable,
de toujours dire « oui » à ce qu’elle
décide, et par exemple, d’avoir aussi-
tôt donné son accord pour la proposi-
tion d’une observation de leur bébé à
domicile. Le papa lui, est père pour
la première fois, et se demande
comment il va parvenir à s’en
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)
débrouiller. Il est donc décidé que
Marie-Christine revoie le père pour
s’assurer que son acceptation de la
proposition thérapeutique n’est pas
le fruit d’un malentendu. Lors de
cette rencontre, le futur papa parlera
de la fragilité de sa compagne, et
montrera qu’il a bien compris en
quoi cette proposition pouvait les
aider à élever leur enfant. Ils confir-
meront, au cours d’une consultation
commune, leur demande d’une visite
à domicile hebdomadaire.
La consultation de novembre
1998 montrera, par le récit de la der-
nière échographie, comment la
future maman tente d’exclure les
émotions que son compagnon
REÇU ET AIMÉ
exprime à l’échographiste : « Oh ! il
a une bonne bouille ! » Elle lui
répondra sèchement : « Il a une tête
normale, point à la ligne. » Puis,
constatant qu’il bouge et se cache,
elle ajoute : « Le bébé en a marre, il
est bien énervé. » Lors de cette
consultation, la maman a un aspect
assez renfermé, tandis que le papa
regarde les deux soignants qui les
reçoivent avec une grande attention ;
il est honteux lorsqu’elle le traite
d’incapable devant eux, ce qui
l’amène à répondre : « Si, si, je suis
capable d’être père, même si c’est
difficile. » Il évoque son envie d’être
porté dans le ventre d’une mère.
Je ne vais pas pouvoir reproduire
ici, malgré l’intérêt évident que cela
pourrait avoir, les cinquante observa-
tions thérapeutiques réalisées par
Marie-Christine Péan. Trois observa-
tions seront portées en annexe dans
le texte écrit. En revanche, il me
semble important d’évoquer une
réunion qui a lieu chaque mardi dans
le service, et qui permet aux soi-
gnants qui sont engagés dans ce
genre de soins, en rapport direct avec
la méthode d’Esther Bick, d’y sou-
mettre leurs observations pour parta-
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)
ger, avec les participants de ce
groupe, l’élaboration qu’elles néces-
sitent.
Dans le cas de Jessy, nous avons
affaire à un cercle vicieux transgéné-
rationnel qui, bien sûr, évolue quel-
quefois favorablement, mais qui,
dans les histoires des enfants nés
avant lui, avait montré l’ampleur de
sa puissance désorganisatrice. Cela
nous amène à la simple constatation
suivante : le moment auquel il est
crucial d’intervenir, je pèse mes
mots, est celui de la première année
environ, puisque nous avons la
chance d’avoir à notre portée une
méthode qui rend possible, dans de
bonnes conditions éthiques et psy-
125
00 Enf&Psy n°25 11/05/05 15:46 Page 126
REÇU ET AIMÉ
chopathologiques, notre interven-
tion. Pourrait-on, dans l’histoire de
Jessy, la formuler ainsi ?
Sur la scène familiale de M. et
Mme C., les relations sont organisées
de telle sorte que les enfants sont
placés soit à la naissance, pour les
quatre premiers, soit très vite après,
pour le cinquième. Une occasion se
présente pour le sixième de faire
autrement grâce à plusieurs élé-
ments. Tout d’abord, le papa est
demandeur d’aide et accueillant ; à
ce titre, il peut aider la maman. Les
rapports entre les services de PMI, les
travailleurs sociaux et nous, ont
beaucoup changé, dans la mesure où
ils ont mieux compris ce que nous
pourrions faire grâce à eux, et peut-
être eux grâce à nous. Enfin, les soi-
gnants de notre équipe se sont
formés d’une façon « suffisamment
bonne », et l’exemple de Marie-
Christine Péan est là pour en témoi-
gner. Dans la situation de l’observa-
tion thérapeutique, il me semble que
trois phases sont à décrire successi-
vement. En premier lieu, en tant
qu’observateur, je mets mon appa-
reil psychique à la disposition des
projections pathologiques des prota-
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)
gonistes de la scène familiale de M.
et Mme C. avec Jessy. Ainsi, j’exerce
11. Pour l’étude de ces une fonction de holding, que je
trois fonctions, cf. propose d’appeler « fonction pho-
P. Delion, Séminaire sur rique ». Ensuite, observant cette
l’autisme et la psychose famille en interrelation autour de
infantile, Toulouse érès, Jessy et avec elle, je reçois beaucoup
1997. « La fonction de projections ; quand je rédige mon
sémaphorique est déve- observation, je fais retour sur ce que
loppée » dans P. Delion, j’ai observé pendant cette scène ; par
L’enfant autiste, le bébé la mise en écriture, il y a déjà une
et la sémiotique, Paris, mise en perspective de la situation
PUF, 2000.
vécue ensemble au cours de l’obser-
12. A. Alvarez, Une pré- vation, et je discerne mieux en moi
sence bien vivante, tra- les mouvements émotionnels, les
duction D. Alcorn, représentations spécifiques, les
Larmor-Plage, Éditions dépôts de signifiants ; je fais, en
du Hublot, 1997. quelque sorte, un premier tri entre
126
les éléments béta, la fonction oméga
(Gianna Williams) et la fonction
alpha. Je suis devenu le lieu psy-
chique de la scène observée. Je
propose d’appeler ce deuxième
temps, la « fonction sémapho-
rique ». Enfin, je propose à mes col-
lègues du groupe matriciel (le sémi-
naire de travail) les éléments en
question et les soumets à leur fonc-
tion de dé-toxication, à la recherche
du sens perdu : c’est la « fonction
métaphorique 11 » ; j’ai transformé
des éléments observés en éléments
pensés, donc, quand je retourne chez
M. et Mme C. pour la rencontre sui-
vante, je suis transformé dans mon
rapport avec eux, dans mon contact
avec eux.
Nous pouvons donc, au terme
provisoire de cette étude encore en
chantier, proposer que la « présence
bien vivante » de l’observateur,
pour paraphraser Anne Alvarez 12,
permet de transformer des éléments
peu ou pas psychisés en éléments
qui le sont davantage. Peut-on dire
avec Freud, que l’on passe des
représentations de choses seules,
sans liens avec des représentations
de mots, à des représentations de
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)
choses liées, avec des représenta-
tions de mots ? Dans tous les cas, la
précocité de ces interventions les
rend opératoires dans la mesure où
elles interrompent le cercle vicieux
évoqué plus haut. Il convient en
conséquence de développer une
politique pédopsychiatrique à partir
de ces prémisses, de façon à passer,
dans les situations de carences
affectives, et quand cela est réali-
sable, de l’ère du hold up avec pla-
cement en pouponnière obligé, à
celle du holding avec observation
thérapeutique à domicile, à condi-
tion d’avoir les moyens humains et
matériels que nécessite une telle
observation thérapeutique.
00 Enf&Psy n°25 11/05/05 15:46 Page 127
L’OBSERVATION
À DES FINS DE DÉPISTAGE
Dans notre département, nous
avons réalisé un dispositif de dépis-
tage des bébés à risque autistique en
conjuguant les forces du CAMSP du
docteur Beucher, du service de neu-
ropédiatrie du professeur Pouplard,
et des secteurs de pédopsychiatrie.
Le CAMSP, qui reçoit les bébés à
risque, demande un bilan complé-
mentaire réalisé en neuropédiatrie, et
dans le cas où le bébé à risque néces-
site une prise en charge pédopsychia-
trique, il est adressé au secteur cor-
respondant après accord des parents.
Je suis amené à pratiquer une obser-
vation du bébé dans le temps du
dépistage afin de lui porter une atten-
tion psychique particulière.
C’est dans ce cadre que je reçois
Mustapha à l’âge de 15 mois en neu-
ropédiatrie. Le neuropédiatre pense
qu’il présente des signes évocateurs
de bébé à risque autistique.
Pendant cette observation,
Mustapha va rester très longtemps
debout, immobile devant la fenêtre
de la salle, avec un grand mouchoir
blanc tenu dans sa bouche par ses
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)
dents de devant. Les deux bras sont,
eux aussi, immobiles et pendants le
long de son corps. Le bras droit fait à
certains moments des mouvements
discrets de se soulever vers la
fenêtre, mais sans y parvenir, et il
retombe lourdement le long du buste.
La maman de Mustapha me
raconte qu’elle est arrivée d’Afrique
il y a deux ans, et qu’elle a accouché
de son fils en France. Le papa est
resté dans son pays mais la maman
ne dit pas ce qui peut expliquer cette
séparation. La naissance s’est bien
passée jusqu’à ce que la tête soit bien
dégagée. Puis le bras n’a pas pu
sortir comme cela s’annonçait. La
maman de Mustapha se met à
REÇU ET AIMÉ
pleurer. Mustapha monte un peu plus
son bras droit vers l’horizontale,
laisse tomber le mouchoir, et sa
langue fait des mouvements très vifs
de protrusion hors de sa bouche, vers
la gauche. Il ne se tourne pas vers sa
maman. Elle dit alors : « J’ai perdu
connaissance, et quand je me suis
réveillée, l’infirmière m’a dit que
Mustapha [elle pleure à nouveau
abondamment], ne pourrait jamais se
servir de son bras gauche. Il a une
paralysie du plexus brachial gauche à
cause des forceps. »
La maman reste triste et dit : « Il
a été opéré de son bras, mais le chi-
rurgien dit que Mustapha ne com-
prend rien, alors, il ne peut pas profi-
ter de l’opération. »
Elle me dit ensuite, avec une voix
plus tonique : « Le docteur G., quand
elle m’a dit en plus que peut-être
Mustapha, il est autiste, alors là j’ai
craqué. » Elle pleure à nouveau, mais
là, Mustapha remet le mouchoir dans
sa bouche et, d’une voix monocorde
assez basse, se met à faire un son
continu, presque une mélopée. Il
tient le bout inférieur de son grand
mouchoir dans sa main droite et
rythme cette pauvre mélodie avec le
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)
balancier de son bras. La maman dit :
« Ce qui me chagrine le plus, c’est
que quand je l’appelle, il ne
m’écoute pas, c’est comme si je
n’existais pas. Et pourtant, le docteur
lui a regardé les oreilles. » Et comme
si elle voulait me démontrer quelque
chose, elle se lève en disant à son
fils : « Mustapha, Mustapha », et
vers moi, avec un regard désespéré :
« Vous allez voir », et elle quitte aus-
sitôt la pièce de consultation, réali-
sant sans le savoir un des items de la
strange situation promue par les
théoriciens de l’attachement, mais en
ayant bien compris ce que cela
pouvait signifier sur le plan émotion-
nel. Je m’identifie quelques instants
127
00 Enf&Psy n°25 11/05/05 15:46 Page 128
REÇU ET AIMÉ
à cet enfant qui se retrouve planté là
sans explications. Nous sommes tous
les deux un peu sur la lune juste
après le départ de la seule navette qui
reste pour rentrer sur notre bonne
vielle terre humaine… Mustapha ne
bouge pas pendant un moment, puis,
à mon appel, il se tourne vers moi
avec une grande lenteur, son regard
met quelques instants à me trouver.
J’éprouve une immense solitude à
côté et avec lui. Puis, tout aussi len-
tement, il se colle encore plus près de
la fenêtre, et redevient absent. La
maman revient et me dit : « Vous
voyez, docteur, il ne me connaît
pas. »
La fin de la consultation permet
de mieux apprendre l’histoire de ce
petit garçon et nous convenons de
nous revoir. Il sera décidé que
Mustapha pourra bénéficier d’une
observation thérapeutique, avec une
observatrice formée à l’observation
directe selon la méthode de Esther
Bick. Puis, une complexification des
soins va permettre quatre temps de
soins par semaine. Son évolution, y
compris en ce qui concerne son bras
gauche, montrera une sortie progres-
sive de l’autisme. Nous travaillons
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)
maintenant en complémentarité avec
un institut médico-éducatif qu’il
l’accueille pour l’approche pédago-
gique et éducative. Mustapha n’est
plus seul sur la lune…
L’OBSERVATION ATTENTIVE
DES ENFANTS AUTISTES
ET PSYCHOTIQUES
Je suis persuadé que le soin d’un
enfant autiste ou psychotique ne peut
pas se faire sans une profonde empa-
thie avec lui, à condition toutefois
que ce partage émotionnel avec lui
ne consiste pas simplement à vider
en lui mes excédents de romantisme.
Cela ne peut avoir un sens que si je
peux être attentif à ce qui se passe
128
dans mon propre contre-transfert, ce
qui me renseigne sur « l’état des
lieux », en quelque sorte, de la rela-
tion entre lui et moi. Lorsque nous
avons commencé à travailler
ensemble dans cette équipe soi-
gnante, il m’a semblé que certains
des soignants avaient une réelle
capacité d’empathie avec les enfants
autistes et psychotiques, mais que ce
qui serait difficile à résoudre était
notre capacité à supporter un peu de
ce transfert singulier, le laisser nous
pénétrer, se promener en nous, avant
d’avoir envie d’en faire quelque
chose. Pierre Lafforgue, qui est venu
de nombreuses fois dans notre
équipe pour nous apprendre les tech-
niques signalées plus haut, a rapide-
ment compris que nous avions
besoin de parler de ce que nous met-
tions en place comme cadres théra-
peutiques, mais peut-être plus encore
de ce qui s’y déroulait souvent en
silence. C’est ainsi que nous avons
passé de très nombreuses heures, en
petits groupes, à observer ce qui se
passait dans les soins aux enfants
autistes, ce qui se passait en nous, et
les effets progressifs que ces obser-
vations et ces élaborations produi-
saient sur les enfants lors des ren-
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)
contres suivantes. Beaucoup de
soignants se sont ainsi rendu compte
de ce circuit triadique que j’ai essayé
de formaliser de la manière
suivante : un enfant produit des
signes de sa souffrance psychique
dans la séance de packing ; ces
signes s’inscrivent en nous pour peu
qu’on veuille bien les observer atten-
tivement mais sans les préjugés déjà
évoqués. Nous n’y comprenons rien
dans un premier temps. La réunion
de reprise de ce qui se passe permet
de le partager avec les autres soi-
gnants. Un travail d’élaboration, et
même de perlaboration, se fait peu à
peu. Du sens peut en émerger, et cela
nous change de l’intérieur. Lorsque
00 Enf&Psy n°25 11/05/05 15:46 Page 129
nous retrouvons l’enfant à la séance
suivante, notre être-au-monde avec
lui a changé. Il sait que nous avons
reçu au moins une part du message
qu’il nous adressait par ses signes
pathologiques, le plus souvent à son
insu. Dans cette formalisation tria-
dique, nous retrouvons la structure
de la méthode : observation/compte
rendu/écoute et élaboration. Nous
voyons donc comment l’application
de cette méthode à notre travail avec
les enfants autistes et psychotiques
peut nous aider à poursuivre les soins
engagés, sans perdre ni l’attention
psychique nécessaire ni le sens et la
fonction du groupe qu’ils nécessitent
absolument.
LE GROUPE MERA
(OU MISE EN RÉCIT DE
L’ARCHAÏQUE)
Ce groupe résulte de l’idée de
continuer à faire vivre la matrice
groupale constituée à l’occasion de
notre formation à la méthode par
Denise Huon. Nous avions, au cours
de ces trois années, suffisamment
éprouvé, chacun avec notre style,
combien la diffraction des propos
rapportés par chacun des observa-
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)
teurs sur les membres du groupe
pouvait être utile, à condition qu’elle
soit repérée et reprise dans le travail
du groupe sur lui-même, pour éclai-
rer tel ou tel aspect contenu dans les
écrits, qui parvenait à nos esprits
sous des formes diverses et variées,
mais pas toujours conscientes. Ces
contenus, lyophilisés en quelque
sorte, se déployaient chez chacun de
nous, et l’expérience nous a souvent
montré que, sous certaines condi-
tions – notamment celle de ne pas
retenir en nous des propos jugés déri-
soires qui nous venaient à l’esprit, et
sans tomber non plus dans l’exhibi-
tion –, des fragments authentiques et
importants pour le travail d’élucida-
REÇU ET AIMÉ
tion de l’observation du bébé pou-
vaient émerger par ce biais. La
confirmation ne tardait pas à venir ;
c’est ainsi que nous avons abouti à
une véritable abduction, ce qui signi-
fie, selon Peirce « inférer un cas à
partir d’une règle et d’un résul-
tat 13 ». Pour cet auteur, il y a abduc-
tion « quand on rencontre un cas
curieux qu’on ne peut expliquer que
si l’on suppose qu’il est l’application
d’une règle générale, qu’on opte
pour cette supposition sans la vérifier
dans un premier temps ». Le groupe,
par sa composition même, se com-
porte comme un analyseur de situa-
tions complexes, mettant notamment
en jeu des éléments archaïques d’une
façon prévalente. À l’instar du
prisme à travers lequel le rayon lumi-
neux blanc se décompose en ses dif-
férents éléments de couleurs diffé-
rentes, le récit d’une observation
soumis à un groupe ayant acquis une
habitude de fonctionner ensemble
avec confiance peut permettre d’ex-
traire des éléments qui le constituent
et qui n’apparaissent pas en première
analyse.
Aussi, lorsque la fin de notre
premier groupe fut arrivée, nous
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)
décidâmes de continuer à travailler
ensemble chaque mois, et à sou-
mettre à cette « matrice observante »
(M. Haag, 1984 et 2002, p. 251) des
observations que les uns et les
autres ferions dans le cadre de nos
activités professionnelles respec-
tives, sur le même mode que celui
qui avait présidé au fonctionnement
antérieur : observation, compte rendu,
lecture in extenso, commentaires
pluriels, synthèse. Après cinq ans de
fonctionnement postgroupe de for-
mation, nous avons constaté à de 13. G. Deledalle, Théorie
très nombreuses reprises combien il et pratique du signe,
permet de dévoiler et d’exhumer des introduction à la sémio-
linéaments sous-jacents qu’une pre- tique de C.S. Peirce,
mière approche n’avait pas permis de Paris, Payot, 1979, p. 21.
129
00 Enf&Psy n°25 11/05/05 15:46 Page 130
REÇU ET AIMÉ
repérer. Le titre choisi pour ce
groupe, mise en récit de l’archaïque,
est en rapport avec le fait que nous
travaillons, pour la plupart d’entre
nous, avec des enfants autistes et
psychotiques, et que notre intérêt est
de continuer à chercher un sens à ce
qui n’en n’a pas a priori, peut-être
un peu contre la pensée dominante
actuelle (cf. annexe II).
CONCLUSION
En guise de conclusion provi-
soire, je voudrais à nouveau souli-
gner toutes les potentialités que
recèle cette méthode d’observation.
À condition de ne pas s’éloigner des
quelques conseils simples que sa
créatrice nous a légués, elle constitue
à mes yeux un formidable outil de
14. A. Bullinger, Le dé- transformation de la pratique et de la
veloppement sensori- théorisation des équipes de pédopsy-
moteur de l’enfant et ses chiatrie, à mettre au service des
avatars, Toulouse, érès, enfants qui présentent une souffrance
2004. psychique. Il est évident que la for-
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)
130
mation à la méthode elle-même est
un des déterminants de son efficacité
psychique auprès des soignants inté-
ressés. Il ne s’agit en aucun cas de
l’opposer à d’autres approches, qui
ont aussi beaucoup d’intérêt, telles
celle mise au point par Emmi Pickler
à Budapest dans la pouponnière de
Lóczy, ou celle que Selma Fraiberg a
utilisée aux États-Unis, notamment à
domicile avec des bébés gravement
carencés, ou même celle d’André
Bullinger 14 dans sa compréhension
renouvelée du sensori-moteur chez
le bébé. Il s’agit au contraire de bien
insister sur le fait que cette méthode
peut nous aider à nous changer
profondément, et par là même, à
changer la qualité de nos pratiques
avec les bébés, les enfants, et même
les adolescents et leurs parents. La
pédopsychiatrie d’aujourd’hui en a
singulièrement besoin pour pouvoir
rester fidèle à une éthique de travail
qu’il n’est pas question de jeter par-
delà les moulins.
© Érès | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.166.222.224)