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Parentalité

Philippe Gutton
Dans Adolescence 2006/1 (T. 24 n°1), pages 9 à 32
Éditions Éditions GREUPP
ISSN 0751-7696
DOI 10.3917/ado.055.0009
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PARENTALITÉ

PHILIPPE GUTTON

Que se passe-t-il dans la psyché des sujets lorsqu’ils inscrivent un


enfant au sein de leur histoire et de leur préhistoire, lorsqu’ils s’engagent
comme parents en fantasmes ou/et en actions ? Si la question n’est pas
nouvelle, le néologisme1 de parentalité est récent. La psychanalyse qui ne
saurait être prédictive concernant l’enfant implicitement désigné, peut
s’interroger sur ce qui se passe lors d’un tel engagement. Ce texte cherche,
je crois, à tester une notion, peut-être un concept, aujourd’hui important.
Il comprend des définitions et des approches, propose des recherches
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esquissées, ailleurs approfondies.
Je définis (parfois de façon trop résumée ou trop large) la
parentalité comme l’ensemble de processus psychiques conscients et
inconscients concernés par les expériences de parenté. Plusieurs
remarques :
– S. Lebovici y trouve : « le produit de la parenté »2. Cette causalité
ne doit pas être est trop limitative et linéaire. Le travail « de production »
interagit avec les lignes de force de la parenté, mais ne saurait se résumer

1. Le terme dans notre discipline est d’origine anglo-saxonne (précisément


winnicottienne) ; il renvoie en France aux travaux de P.-C. Racamier lorsqu’il proposa
celui de maternalité visant à définir l’ensemble des processus psycho-affectifs qui se
développent et s’intègrent chez la femme lors de la maternité [Racamier P.-C., Sens C.,
Carretier L. (1961). La mère, l’enfant dans les psychoses du post-partum. L’Évolution
psychiatrique, 26 : 525-570]. Il suggère de travailler de même (il ne le fit pas) le
néologisme de paternalité. Le terme de parentalité ne fut guère utilisé avant la publication
de R. Clément en 1985 Parentalité et dysparentalité. Le groupe familial, FNEPE
Éditeurs, 112. Il est mis en bonne place par Cramer B., Palacio-Espasa F. (1993). La
pratique des psychothérapies mères-bébés. Paris : PUF. Il est aujourd’hui galvaudé par
les cliniciens.
2. Solis-Ponton L. Éds. (2002). La parentalité, défi pour le troisième millénaire, un
hommage international à S. Lebovici. Paris : PUF, p. 10.

Adolescence, 2006, 24, 1, 9-32.


10 PHILIPPE GUTTON

« aux liens »3 biologiques et sociaux entre parents et enfants. S. Lebovici


ajoute d’ailleurs : « Elle est aussi le fruit de la parentalisation. On ne naît
pas parent, on le devient »4. Entre parenté et parentalité se situent des
intrications élaborées comparables à celles que j’ai décrites entre puberté
et pubertaire, entre réalité sociale et élaboration adolescens5.
– Nous ne discuterons pas ici le terme du processus. Sans doute ne
met-il pas assez l’accent sur la dimension mutative qui se dessine ; celle-
ci est plus sensible dans les termes « d’opération » psychique ou encore
de « passage ». La survenue dans l’inconscient du désir d’enfant impose
et reflète une refondation des enjeux de la vie et de la relation à l’autre
Nous approfondirons bien sûr la distinction entre la survenue de fantasme
d’enfant et l’engagement actif dans la procréation et « ses longues suites »
qui comprennent moins (comme il est classique de le définir) une
satisfaction du désir d’enfant que son actualisation.
– La notion de parentalité demeure aujourd’hui indéterminée. « Un
certain degré d’indétermination » ne saurait être une critique dans le
champ de la psychanalyse, lorsqu’il s’agit de réfléchir sur des processus
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de transformation à la fois d’énergie, de représentations et de
symbolisations.
– Notre intérêt se porte vers l’étude théorico-clinique des
expériences6 ou des moments de parentalité tels qu’ils apparaissent et

3. Notons combien le concept de lien sème aujourd’hui la confusion sous la bannière


de l’interdisciplinarité. Il faut distinguer le lien en psychanalyse que nous avons défini
comme un exemple des processus tertiaires (A. Green) et intersubjectaux : conférer
Gutton Ph., Aubray M.-C. (2002). Entre nous, Adolescence, 20 : 105-114, et d’autre part
les liens tels qu’ils se nouent dans les champs de la biologie, de l’anthropologie, de
l’histoire, etc.
4. L’auteur rappelle à ce propos la phrase bien connue de T. B. Brazelton : « Madame
quand vous prenez votre enfant dans les bras, il fait de vous une mère en dix minutes. »
Le bébé fait rêver la mère.
5. Gutton Ph. (1991). Le pubertaire. Paris : PUF ; (1996). Adolescens. Paris : PUF.
6. Houzel D. (2002). Les enjeux de la parentalité. In : L. Solis-Ponton (Éds.), La
parentalité, défi pour le troisième millénaire, un hommage international à S. Lebovici.
Op. cit., pp. 61-72. Dans un souci d’interdisciplinarité, D. Houzel sépare la parentalité
selon trois axes :
- L’expérience qui serait l’art de devenir parent.
- La pratique, correspondant aux tâches quotidiennes des parents, aux soins parentaux.
- L’exercice correspondant au travail psychique installant l’individu dans la société
selon les systèmes de parenté, y compris dans leurs aspects législatifs.
Je pense que l’intrication de ces trois axes incite au regroupement de ce que je
nomme globalement « l’expérience de la parentalité ».
PARENTALITÉ 11

réapparaissent dans le récit d’une vie (en particulier dans la cure). Il faudra
se dégager autant que faire se peut des représentations ou scènes
parentales ascendantes telles qu’elles se répètent après-coup chez les enfants
et les adolescents et dans l’analyse de l’infantile. Notre question n’est pas de
savoir pourquoi chaque enfant à partir de son incomplétude construit un
ordre parental mais de réfléchir sur ce qui se passe dans l’inconscient pour
que naisse et s’élabore le désir descendant d’enfant. J. Lacan rappelait
que : « La place où je te regarde n’est pas celle d’où tu me vois. »

Une approche pluridisciplinaire est souhaitable ; elle n’est


réellement efficace que lorsque les champs de chaque discipline sont
suffisamment définis ; sinon, le régime est celui des confusions et des faux
débats... Distinguons clairement parenté et parentalité. « La parenté est
fondamentalement un univers de liens généalogiques, à la fois biologiques
et sociaux entre des individus de même sexe ou de sexe différent et
appartenant à la même génération ou à des générations différentes qui se
succèdent dans le temps »7. Nous focalisons notre propos sur « les liens
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de générations différentes », entre parents et leurs enfants. Les deux
approches, biologiques et anthropologiques, sont en plein remaniements
contemporains avec des divergences sensibles entre elles. Mon
commentaire est bref. Au chapitre de la biologie et de la médecine, les
mises en acte de la fabrication de l’enfant sont une grande source de
modernité : fécondation et contraception, séparation entre acte sexuel et
fécondation, gestation et interruption volontaire de grossesse, parturition,
soins parentaux enfin. « Le plus beau fleuron de l’anthropologie » selon
M. Godelier8 est constitué par les systèmes sociaux de parenté en tant que
fondements premiers : tout groupe social est un ensemble structuré par des
liens garantissant un espace social : liens d’appartenance ou affiliation,
liens d’alliance, liens de filiation. Les structures de la parenté distinguent :
la famille nucléaire et monogame, le réseau des familles, les familles
élargies, les liens de consanguinité et/ou d’alliance. La parentalité serait
conçue selon l’auteur comme un réseau semblable à cette classification

7. Godelier M. (2004). Métamorphoses de la parenté. Paris : Fayard, p. 10.


8. Ibid., p. 11.
12 PHILIPPE GUTTON

mais centré à partir de l’individu en l’occurrence père ou mère. La


parentalité désignerait un « ensemble culturellement défini » de conduites
« attendues ou exclues de la part d’individus qui (au sein d’une société
caractérisée par un système de parentalité particulier et se reproduisant
dans un contexte historique donné) se retrouvent vis-à-vis d’autres
individus dans des rapports de parents à enfants ». Les normes de ces
conduites sont liées aux diverses positions de la parenté et à ce que la
société attend des parents. La parentalité serait conçue selon l’auteur
exclusivement sous forme d’une liste de fonctions : engendrer, élever,
nourrir, éduquer, doter d’un statut social (le nom des héritiers),
responsabiliser, exercer des droits et devoirs d’autorité et de répression,
interdire les rapports sexuels au sein de la famille. Ces confrontations se
répartissent inégalement sur le genre sexué : la mère est au plus près du
biologique, le père du symbolique. Malgré la rapide évolution
contemporaine, la domination reste éclatante au principe du masculin et
des normes phalliques qu’il crée.
La réalité des conduites ne saurait, par le clinicien, être considérée
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comme reflétant entièrement la réalité interne même élargie (jeux des
identifications et projections). L’approche fonctionnelle que partagent
bien des anthropologues dans leur fougue de réduire le « parenthood » au
simple « parenting » implique ce que je nommerai un déni de
l’inconscient9, précisement des expériences en grande part inconscientes
de parentalité, justement le thème de mon étude. L’anthropologue
s’aventure donc sur un terrain complexe dont il ne peut décrire que
l’apparence. G. Devereux disait que la parenté n’était pas un concept de
l’inconscient ; il avait raison sachant bien sûr que la culture donnait des
colorations diverses à la parentalité et à l’histoire de la famille. Interactions
est le juste mot cher à S. Lebovici. Impact du biologique et du politico-
sociétal sur les processus psychiques ; impact des processus de parentalité

9. Nous le savons de plus en plus à la mode aujourd’hui.


On ne saurait soumettre le psychanalytique à l’anthropologie sociale sans
compromettre le concept d’inconscient. On ne saurait à titre d’exemple appliquer au plan
du sujet sans interrogation « la démarche fondamentale de l’interdit de l’inceste comme
accomplissement du passage de la nature à la culture ». Ladite loi primordiale impliquant
bien sûr les « inclus de langage » et cette part des lois sociales qui règle l’alliance et la
parentalité ne peuvent être que « le terrain où s’assoit l’inconscient » selon le mot de J. Lacan.
PARENTALITÉ 13

sur le biologique (on parlerait d’une psychosomatique de la parentalité) et


sur les organisations familiales. Distinguons donc clairement les champs
de recherches avant de décrire entre eux leurs relations de causalité : aux
anthropologues et biologistes le concept de parenté (donnant images, liens
et organisations parentales) ; aux spécialistes de la psychologie
dynamique le concept de parentalité. L’énigmatique du sujet (lorsqu’il se
désire parent) ne se donne pas seulement à l’explication par les forces de
l’individu. « La musique et la poésie disent des choses extrêmement
profondes mais parfaitement intraduisibles dans le langage
scientifique »10. Tout réside bien sûr dans le « mais »... Je ne souligne pas
plus le débat trop classique entre science dure et psychanalyse.

La parentalité sera présentée dans cette étude comme un travail


psychique de création en cours dont l’œuvre est ici l’enfant
imaginaire/réel. Nous tenterons trois objectifs :
– Dégager les sources assurément profondes de cette création et leur
devenir jusqu’à l’œuvre. Réfléchissons sur l’engagement, « le saisissement »
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(écrivait D. Anzieu après M. de M’Uzan) que constitue la métamorphose
créatrice.
– Constater la triple limite par « l’autre de l’acte créateur » : créer
c’est transmettre ; pour avoir un enfant il faut être deux ; in utero l’enfant
suit déjà ses propres lignes créatrices. La relation à l’autre sexuelle et
sexuée est à la fois ce qui limite et son contraire, ce qui incite.
– L’action créatrice qui s’inscrit dans le lieu de conflits internes et
externes où se tricotent le Ça, le Moi, le Surmoi et les instances idéales
(la maison, la famille, les ancêtres...) peut-elle se dégager, s’élever comme
une présence tierce, « une fonction sujet nouveau » ? Le maître processus
de cette transcendance est la sublimation11. « La parentalité tierce »
réorganise différemment les systèmes et scènes en présence, au quotidien.

10. Jacob F. (1977). La logique du vivant. Paris : Gallimard.


11. L’artiste crée une œuvre qui à la fois s’encadre et échappe à la savante dialectique entre
le Surmoi et le Moi sans pour autant poser un acte pervers. Tel est le secret de la sublimation.
14 PHILIPPE GUTTON

L’ENGAGEMENT

1 - La source de toute création a une insertion profonde


qu’A. Green qualifia de « réserve de l’incréable »12 : au plus près du corps,
du sensible extra langagier, au plus près du corps maternel voire parental
(grands-parents bientôt) issu du refoulé primaire. Cette base « brute »
assurément mystérieuse tel le marbre que commence à peine de ciseler le
sculpteur, aura à être travaillée, modelée par un travail de négatif afin
d’être élevée au niveau d’une œuvre inscrite dans la culture. Bref, il y
aurait un originaire ou un archaïque de la parentalité, dont l’ancrage
biologique est bien sûr puissant. J’insiste sur cette idée qui mériterait des
approfondissements, en ce siècle où l’on tend telles « les écoles des
parents », à négliger la profondeur ! L’archaïque s’impose (contrainte
inconsciente) dès les régressions du per et post partum. Il est présent tout
au long de l’évolution de l’enfant ou prêt à surgir de façon explicite dans
des situations particulières (maladie d’un enfant ou d’un parent, par
exemple). Je ne parle pas encore de désir d’enfant mais de quelque chose
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qui le précéderait (l’investissement ?), « expérience magico-sexuelle »13
selon le mot de S. de Mijolla-Mellor, intime, ressentie, mystérieuse
(encore qu’elle ait pu s’exprimer par divers actes ou mots, images flashs).
Pour faire un enfant en esprit ou en réalité, il faut y croire ; croyance en la
qualité de cet objet par rapport à ce que le sujet demande (à ce qui lui
manque), véritable résilience : aussi la croyance de l’homme que son fils
parviendra à le rendre père suffisamment bon, est-ce Isaac qui fit naître
Abraham à sa paternalité... élaborant « sa violence fondamentale » dirait
J. Bergeret14 ?
« L’interprétation »15 de ces éprouvés confus mène aux
représentations, scénarios fantasmatiques où lorsque l’enfant paraît, le
cercle des relations d’objet se dessine autrement. « Je rêve d’un enfant, je

12. Green A. (1982). La réserve de l’incréable. In : La déliaison. Psychanalyse,


anthropologie et littérature. Paris : Hachette, 1998, pp. 313-340.
13. Mijolla-Mellor S. (de) (2000). Le besoin de savoir. Paris : Dunod.
14. Cette métaphore résumerait un des vœux inconscients mortifères des parents à
l’égard de leur propre enfant. Bergeret J. (1981). La violence fondamentale. Rev. Fr.
Psychanal., 1984, 48 : 1335-1350.
15. Au sens du « pictogramme » de P. Aulagnier.
PARENTALITÉ 15

le vois, je l’entends. » Les traces diurnes, liées aux attachements premiers


repris après-coup par la sexualité infantile et pubertaire, incitent à un
représenté qui peut surprendre tout sujet16, qu’il soit femme ou homme.
En suit la construction de théories de la parentalité où s’intriquent les
mythes culturels, les idées dites scientifiques et aujourd’hui l’impact
formidable des médias... discours sur l’incréable. Le passage entre
l’archaïque et son envol associatif est un moment fort et donc fragile17 qui
réclame de l’Autre. Quel Autre se dessine dans cette fonction au cours de
l’histoire du sujet et ses diverses réécritures après-coup18 (ses propres
parents bien sûr, en quels moments ? quel impact du partenaire... ?). Ce
que j’écris ici convient sans doute à la maternalité et également je le pense
malgré M. Bydlowski19 à la paternalité.
Selon S. Lebovici20, le maître concept de parentalité est celui de

16. « Je me suis demandée pourquoi j’étais restée longtemps devant un magasin de


layette » me dit étonnée une jeune fille de dix-sept ans, libre de tout lien amoureux actuel.
17. M. de M’Uzan décrit les états-limite de toute expérience de création qui
saisissent, envahissent, bouleversent et néanmoins sont « tenus » par l’œuvre imaginée
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projetée, déjà en cours [M’Uzan M. (de) (1977). De l’art à la mort. Paris : Gallimard].
Voilà un statut de nécessité existentielle conféré à l’enfant ; « un enfant tel l’art à quoi ça
sert ? », à faire vivre les adultes avec leur désir d’enfant. La captation de l’enfant
trouverait là son origine. J’insiste sur la violence intrusive de cette demande
identificatoire que l’on peut nommer identification projective. Parlons d’une
incorporation au sein de la relation de création parentale, la passion parentale : l’enfant
pourrait se trouver enfermé dans le « il est tout pour moi ».
Selon les expressions grammaticales qu’explore A. de Mijolla, distinguons de façon
générale l’exigence d’identifier l’enfant et d’être identifié par lui. Véritable appel du
« Qui suis-je ? » à la fois au plan du semblable et du différent [Mijolla A. (de). (2004).
Les préhistoires de famille. Paris : PUF].
18. Que trouver-retrouver « dans ces bras-là » titre du roman de Camille Laurens
(2000). Paris : Odile Jacob. Les réflexions inspirées par des images flashs et de brefs
récits vont et viennent goulûment et agressivement entre père et un défilé d’hommes. Le
fantasme est que le père potentiel ait le même regard sur elle qu’avait l’amant de sa mère
lorsqu’elle était petite. Il n’y est pas dans ce livre, question de la mère qui est dans le
corps de l’auteur, ou son corps même... Le corps du texte a un destinataire imaginaire,
cette mère-là sans doute ?
La proximité archaïque de la parentalité n’est pas sans risque disons également sans
violence. L’action (ou l’actualisation) fantasmatique entraînant la présence de l’enfant
peut être court-circuitée par des passages à l’acte ou par des agirs visant à l’apaisement :
ainsi certaines procréations multiples et non motivées tant chez l’homme que chez la
femme ; bien des maladies psychosomatiques lorsque l’enfantement n’est pas possible.
J’ai publié l’observation d’une rectocolique hémorragique dont les rechutes survenaient
dès que le bébé commençait à s’autonomiser amenant sans cette maladie la mère à
procréer à nouveau. Gutton Ph. (1974). La colite ulcéreuse de l’enfant. Données
cliniques et recherches psychanalytiques. L’évolution psychiatrique, 3 : 567-600.
19. Bydlowski M. (2006). Parenté maternelle et parenté paternelle. Adolescence, 24 : 33-42.
16 PHILIPPE GUTTON

narcissisme primaire : parlons de narcissisme de vie créant de l’objet21 et


échappant à l’automatisme de répétition ; moins Narcisse, donc, que
Pygmalion22. L’incomplétude, le fameux manque fondamental humain
jette le narcissisme vers un objet qui s’en trouve de ce fait créé
(investissement qui précède la relation d’objet idéal). L’objet est ici
particulier : un être vivant qui derechef fait partie du projet identificatoire
et des engagements conflictuels qui en sont les effets (entre le Moi et
l’objet, parent et enfant). S. Lebovici joue sur le mécanisme archaïque du
retournement-renversement en son contraire en utilisant son expérience de
thérapeute du couple mère-bébé : « Le bébé veut par sa formidable
emprise sur sa mère s’assurer qu’elle ne peut lui manquer ; de même un
sujet peut être saisi d’une nécessité de créer un bébé dont la présence serait
soumise à son emprise. » La demande de parentalité renverrait à un désir
mélangé réparateur (« quelqu’un qui s’occupe de moi ») et d’emprise
(« quelqu’un qui dépend de moi »).
Comme il est habituel en psychanalyse, l’objet d’un processus de
création le masque23. Les théories des fonctions parentales ont une
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mission de recouvrement : quel paradoxe de penser que la parentalité peut
être travaillée en diverses disciplines même en psychanalyse comme
séparée de là où elle s’origine : la sexualité infantile et pubertaire (avec
leurs dialectiques). Quelle que soit l’évolution du droit de la famille en

20. Lebovici S. (2002). In : L. Solis Ponton (Éds.), La parentalité, défi pour le


troisième millénaire, un hommage international à S. Lebovici. Op. cit.
21. Freud indique que « Le développement du Moi consiste à s’éloigner du
narcissisme primaire » au moyen du déplacement de la libido sur « un idéal commun
imposé de l’extérieur », parmi ces idéaux communs la famille est citée par l’auteur.
Freud S. (1914). Pour introduire le narcissisme. In : La vie sexuelle. Paris : PUF, 1977,
pp. 81-105.
L’objet-enfant peut être conçu comme le paradigme même de l’objet dans son
approche psychanalytique à la fois narcissique et objectale, fondé sur l’étayage de l’objet
du besoin parental (la parenté). Je mets l’accent ici sur les caractéristiques de cet objet
dans la lignée de S. Ferenczi et de son héritier M. Balint, à savoir qu’il n’y a pas
d’autonomie du narcissisme primaire sans l’objet pour combler (sans jamais y réussir)
son « défaut fondamental » et pour évoluer. Il est question de survivance : si le « Moi »
passe, l’enfant, tel l’écrit reste. J’ai parlé à ce propos d’unité narcissique primaire entre
mère et bébé des premières semaines. Gutton Ph. (1983). Le bébé du psychanalyste.
Perspectives cliniques. Paris : Paidos/Le Centurion.
22. Talpin J.-M. (1997). Narcisse et Pygmalion. Le décollement esthétique.
Adolescence, 15 : 175-185.
23. L’œuvre masque l’artiste et sa biographie ; l’enfant masque la sexualité
parentalisée dont il est le produit. Peut-il la détruire ?
PARENTALITÉ 17

faveur de l’égalité des pratiques socio-juridiques, la parentalité est un


concept dont la définition comporte une différenciation sexuelle. Le
fantasme de procréation n’a pas attendu la puberté pour apparaître dans les
jeux et les rêves. La potentialité pubertaire de réalisation biologique que
F. Héritier renvoie au « sexe capable de créer » en modifie singulièrement
la donne. Rapprochons ces trous dans certains discours sur la parentalité
des méconnaissances observées par les ethnologues du lien entre acte
sexuel et procréation dans certaines cultures primitives. L’archaïque24 de
l’éventuelle procréation est génital, sexuel et simultanément sexué.
« Vocation génitale et vocation parentale se rejoignent à l’âge adulte bien
après le choix d’objet de l’adolescence »25. J’ai montré récemment26 que
le début de l’adultité était défini par la survenue du désir et fantasme
d’enfant, l’art de devenir parent. L’enfant pubère capable d’engendrement
refoulerait ou dénierait les représentations de l’ordre de sa possible
parentalité27. Il y aurait là comme un effet retardé de la différenciation des
sexes, de l’identité sexuée.
2 - Venons en a l’historique de la réalisation28 du fantasme de
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parentalité ; l’expérience est un espace-temps, un événement, un
commencement : « Je suis parent, je suis devenu parent, je suis en train de
24. Au sens où je le définis depuis mes travaux sur le pubertaire. Gutton Ph. (1991).
Le pubertaire. Op. cit. ; en particulier Gutton Ph., Bourcet S. et al. (2003). La naissance
pubertaire. L’archaïque génital et son devenir. Paris : Dunod.
25. Green A. (1995). Propédeutique. Seyssel : Champ Vallon, p. 97, et l’auteur
d’ajouter : « Si l’intensité du conflit n’a pas démantelé toute l’organisation » œdipienne.
26. Gutton Ph. (2000). Une métamorphose s’achève. Adolescence, 18 : 433-448.
27. Certains adultes refusent le fantasme et l’action de procréation, la parentalité. J’en
prends deux exemples :
Dans ses Mémoires d’une jeune fille dérangée, Bianca Lamblim raconte le fameux
trio amoureux auquel elle participa avec Simone de Beauvoir (qui l’avait séduite à seize
ans) et J.-P. Sartre, histoire malheureuse qui aurait gâté sa vie de jeune fille. Elle raconte
ce malaise et la condamnation forte de ces deux écrivains à son endroit lorsqu’elle parut
devant eux quelques années plus tard en état de grossesse. La seule création imaginable
serait-elle intellectuelle ? Lamblim B. (1993). Mémoires d’une jeune fille dérangée.
Paris : Balland.
Delphine de Vigan relate tout au long de son roman les moments de vie d’un écrivain
saisi entre des états d’écriture fous et une passion pour Sarah ; la description minutieuse
de sa relation avec cette jeune femme ne comporte jamais pour cet homme, par ailleurs
père de famille, un nouveau fantasme de procréation. Vigan D. (de) (2005). Un soir de
décembre. Paris : Lattès.
« Libération » du 13 septembre 2005 signalait le nombre croissant d’hommes se
refusant en Allemagne à avoir des enfants (pour motif de convenance personnelle) au
point que la stérilisation masculine serait passée de 0,5% en 1992 à 3% en 2000.
28. Qui n’est pas forcément satisfaction du désir d’enfant.
18 PHILIPPE GUTTON

devenir parent », nouvelle incitation aux constructions de savoirs, théories,


mythes : travail de parentalisation29. La dialectique entre le passé et
l’actuel porte sans doute plus de contradictions qu’il n’est habituel de le
penser ; s’il est insisté volontiers sur les débuts de ce processus lors de
l’apparition de l’enfant réel, il n’y a pas lieu d’en penser une fin30.
L’enfant imaginaire (issu de l’enfance et de l’adolescence) s’actualise.
Il est intéressant de penser que le fantasme d’enfant porte en lui-même
(avant la procréation) un travail de parentalisation. La combinatoire avec
l’enfant physiquement présent désigne la parentalisation proprement dite :
« le bébé crée la mère » : être identifié comme parent par l’enfant. Cette
affirmation pourrait bien être pertinente et différente qualitativement à
tous les âges y compris l’adolescence. Le désir d’enfant présent s’actualise
de façon repétée et différente tout au long de l’enfance « du cher petit » et
au-delà, toute sa vie : « soins parentaux » est le terme proposé par
W. R. Bion en psychanalyse. Le chapitre de l’éducation s’inscrit là
(parlons de « la demande d’éduquer »).
L’expérience de parentalité est à penser en termes d’interactions entre
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les instances de la deuxième topique freudienne du sujet. L’adulte se
« parentifiant » installe l’enfant dans sa conflictualité œdipienne
personnelle ; ce dernier devient en même temps objet de désirs (bien sûr
ambivalents), complément narcissique, représentant du Surmoi, porteur
des idéaux du Moi. Les jeux d’emprise entre les instances sont infiltrés par
les théories phalliques infantiles inconscientes présentes chez l’adulte (et
dans la culture) : l’enfant imaginaire et réel est le signifiant phallique à
désirer, à avoir ou à envier, à rivaliser, à s’interdire. Il y a un travail
d’idéalisation phallique spécifique important et bien connu dans tout
processus de parentalisation. Là, résiderait la domination du principe
du masculin dans la problématique inter-individuelle et groupale (dans
la famille).
À la topique interne parentale s’ajoute une topique externe que

29. Lebovici S., Houzel D. In : L. Solis-Ponton Éds., La parentalité, défi pour le


troisième millénaire, un hommage international à S. Lebovici. Op. cit.
30. Songez comment la parentalisation refait surface au moment de la grand-
parentalité !! S. Lebovici et T. B. Brazelton se sont intéressés aux bébés lorsqu’ils
furent grands-pères.
PARENTALITÉ 19

J. Guillaumin nomme complémentaire31 par laquelle l’objet de la création


s’impose à son créateur comme à la fois source pulsionnelle, narcissique,
inhibitrice et idéalisante des positions parentales. Je souligne les
entrecroisements entre parents et enfant : désirer et être désiré, être et avoir
un objet narcissique, interdire et être interdit, être ou avoir un objet
idéalisé. L’importance de cette topique externe fait parler aujourd’hui
« d’enfant parentifié ». Il est classique de dire qu’avoir un enfant est la
meilleure façon, voire peut-être la seule pour prendre de la distance, faire
son deuil de sa propre réalité parentale interne, d’en finir avec son
adolescence. Dans les deuils névrotiques, l’enfant aurait un statut d’objet
substitutif des imagos parentales toujours plus ou moins « de
remplacement ». L’influence de l’enfant sur ses parents (différemment
sensible selon son âge) est volontiers interprétée comme retour du refoulé
des images parentales des parents (les meilleures descriptions de ce
modèle se situent dans la clinique du bébé et plus récemment celle de
l’adolescent). Ces retours du refoulé sont ponctuels, variables, ailleurs
obsédants pour les parents comme « symptômes » ayant des impacts
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pluri-significatifs. Ailleurs le deuil parental y est impossible (parlons d’un
déni de la perte parentale malgré la présence de l’enfant) : l’enfant a le
statut d’un objet substitutif total (quasi fétichique), facteur de
désorganisation.

31. La topique externe est décrite par cet auteur dans des textes qui concernent la
création artistique. Guillaumin J. (1975). La création artistique et l’élaboration conciente
de l’Inconscient. In : D. Anzieu et coll. Psychanalyse du génie créateur. Paris : Dunod,
pp. 2093-2127 ; (1997). Expérience esthétique et identité. Adolescence, 15 :19-31.
20 PHILIPPE GUTTON

QU’EST-CE QUI LIMITE LE FANTASME DE LA PARENTALITÉ ?

L’identité parentale prenant source dans la parenté biologique


devient plus « lisible »32, imaginaire-symbolique aux interfaces et conflits
complexes, en grande part encore inconsciente, lieu de hasards et de
nécessités d’investissements où se mêlent la névrose du sujet et les
données sociales de la parenté. Nous la pensons au pluriel, toujours un peu
en ses confins, toujours « presque » selon l’expression de V. Jankelevitch.
Pour se déployer, elle se confronte à d’autres identités elles-mêmes en
changement : confrontations, dialectiques entre identifications et
projections, relations objectales entre Moi et non-Moi ; bref le mécanisme
clef serait bien l’identification projective33, précisément partage
d’identifications projectives. Une dialectique s’engage et se poursuit
(éventuellement « toute la vie ») dont l’enfant est le lien et l’enjeu, lien
positif et négatif, en création ou/et en rupture, assurément ambivalent.
L’échange contient plus ou moins bien les désirs des uns et des autres. Je
parlerai de la triple limite de la parentalité. La topique du premier
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chapitre est déplacée sur celle du couple et du groupe familial.
1 - La création de l’enfant nouveau utilise un matériau ancien. Le
commencement est un recommencement. Le fantasme et l’action
parentaux comportent implicitement un travail psychique personnel
inconscient et conscient sur des expériences passées engagées avec les
générations antérieures. Créer est transmettre ; toute œuvre comporte de
la transmission. La parentalité est un espace-temps transitionnel dans la
trajectoire des générations. Voilà comment se tisse et résiste le mythe
familial, le mythe de chaque famille.
L’expérience filiative est au plus près de la parenté biologique et son
cadrage anthropologique. (« Il n’y a pas de savoir sur le sexe qui ne
pose la question de filiation » affirmait F. Héritier). Elle s’inscrit en
faux par rapport à une transmission auto-engendrante. Dans un
commentaire du conte d’Andersen, Le rossignol de L’Empereur de
Chine, J. Chasseguet-Smirgel34 oppose le vrai, identifié au vivant, au faux,
32. Green A. (1980). La mère morte. In : Narcissisme de vie, narcissisme de mort.
Paris : Les Éditions de Minuit, 1983, pp. 223-253.
33. Manzano J. (1998). Conférence inédite sur la parentalité au colloque de Lisbonne.
PARENTALITÉ 21

fabriqué... pervers. Le vrai serait engendré selon les lois de la nature,


tandis que le faux est hors toute continuité naturelle (même s’il est idéalisé
pour ressembler au vrai). Il est implicitement incité de concevoir
différemment la parentalité désirée, engagée dans la filiation et d’autre
part la non-parentalité (refusement des scènes de parentalité ?) produite
par le jeux des hasards sexuels.
Le terme d’affiliation fait référence à « l’élaboration psychique qu’un
sujet met en œuvre pour acquérir et prendre possession de ce qui est hérité
des pères et mères, processus par lequel un sujet intègre, reproduit,
reconstruit, restitue dans l’après-coup le legs de la transmission brute afin
de le rendre par régrédience un objet utilisable pour lui, sans lequel il
resterait clivé, enkysté, non dialectisable ni représentable avec le reste de
la vie psychique »35. A. Konicheckis utilise l’image du saumon qui par
montaison remonte à contre-courant sa rivière natale pour aller frayer,
rebroussant le chemin de la succession intergénérationnelle pour retrouver
ses propres origines lors même qu’il s’agit d’être parent. Le travail
d’affiliation comporte36 à la fois et de façon mêlée une trajectoire
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ascendante et descendante ; nous qualifions d’intergénérationnelle cette
activité psychique qui élabore le transgénérationnel, force dirigée de haut
en bas. S. Lebovici, après d’autres, travaille le concept de mandats
transgénérationnels selon leurs caractères favorables ou pas,
contradictoires, voire paradoxaux selon le langage de M. Mauss37. Le don
venant des générations passées requiert de même, un contre-don qui y
répond grâce à un échange plus ou moins complexe. Les spécialistes de la
transmission y décrivent deux lignes de force :
– Celle de la similitude narcissique : l’enfant comme métonymique,

34. Chasseguet-Smirgel J. (1987). Le rossignol de l’empereur de Chine. Le pervers


s’avance masqué, In : J. Guillaumin (Éds.), Pouvoirs du négatif. Seyssel : Champ Vallon,
pp. 21-25.
35. Konicheckis A. (novembre 2005). Document pour l’habilitation à diriger les
recherches. Université de Provence.
36. S. Lebovici [Lebovici S., Houzel D. In : L. Solis-Ponton (Éds.), La parentalité,
défi pour le troisième millénaire, un hommage international à S. Lebovici. Op. cit.]
considère que l’accès à la parentalité « réclame un travail préalable sur soi-même qui
consiste à comprendre qu’on hérite de quelque chose de ses parents ». L’aide à la
parentalité est moins de l’ordre du conseil ou de l’éducation que de la participation à ce
travail en cours.
37. Mauss M. (1950). Essai sur le don. Paris : PUF.
22 PHILIPPE GUTTON

excroissance de l’organisme géniteur (A. Konicheckis définit sous ce


registre l’individu comme appendice de l’espèce)38, continuité, auto-
engendrement sont les mécanismes comportant de façon relative un déni
de la différence des générations.
– Celle de la différence objectale ; l’enfant comme métaphore
inscrivant sa discontinuité, assumant la différence des générations et des
sexes, et sa propre fin.
L’affiliation étayée strictement sur la parenté au sens
anthropologique de ce terme se distingue donc de la filiation dont il a été
question plus haut39. Le travail de création affiliative peut ne pas avoir
lieu : le message transgénérationnel traverse alors comme un corps
étranger dans la transmission40, incorporé. Un adolescent me disait
récemment : « Je n’ai pas été suffisamment admiré par mon père, je
n’aurai pas d’enfant. » Une jeune femme proposait d’interrompre sa cure
d’adolescence : « Voilà, je pense que j’ai assez payé pour la famille de
mon père. » Les travaux de J. Guyotat41 montrent par de multiples
exemples cliniques que ce qu’il nommait les coïncidences mort/naissance
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squeezaient l’élaboration de transmission, créant des enfants de
remplacement chargés d’un implacable destin.
2 - Scindons abstraitement les problématiques : expériences des
partenaires avec leur œuvre. La création d’un enfant se fait (dans le
fantasme comme dans la réalité) à deux, c’est-à-dire à trois. L’ordre de la
première confrontation est d’abord biologique. Pas d’enfant sans
constitution d’un couple à temporalité variable, hasardeuse ; pas d’enfant

38. Konicheckis A. (novembre 2005). Document pour l’habilitation à diriger les


recherches. Chapitre IV, Op. cit.
39. Cette distinction est classique aujourd’hui en particulier depuis les travaux de
O. Rank sur le mythe de la naissance du héros ; il y distingue l’illustre géniteur souvent
disparu et le père éducatif issu du groupe social. La distinction est plus délicate que celle
qui est faite habituellement entre le naturel et le légitime. Elle est l’argument de la
clinique de l’adoption.
40. C’est le modèle maintenant classique des travaux de M. Torok et N. Abraham
[(1987). L’Écorce et le noyau, Paris : Aubier-Flammarion] repris par les thérapeutes
familiaux analytiques sous le concept de noyaux familiaux agglutinés (J. Bleger),
également celui de télescopage de générations exploité par H. Faimberg (1993). Conférer
à ce propos dans le champ de l’adolescence les travaux de J.-J. Baranes et B. Penot.
41. Fedida P., Guyotat J. (1986). Actualités trangénérationnelles en psychothérapie.
Paris : Écho-Centurion, GREUPP.
PARENTALITÉ 23

sans la soumission d’un désir parental au désir de l’autre, soumission


affirmée sur le modèle de l’illusion, « cette aspiration en nous qui prouve
une atmosphère »42, ailleurs refoulée, déniée, déplacée (sous la bannière
individualiste de notre société). Ce que j’ai décrit jusqu’alors en termes
d’omnipotence et de relations d’objet, reprenons-le donc, comme
conjonctions-disjonctions de co-parentalité.
– Archaïque est l’expérience sexuelle et sexuée de la
complémentarité des sexes43 avec efficience filiative : « narcissisme
primaire à deux »44 du fait même du troisième terme, l’enfant en cours
(triangulation primaire... à tiers substituable selon les mots de A. Green).
Il y a là une censure de l’auto-engendrement (dans sa sensorialité
solitaire). Toute conviction d’auto-engendrement comporte un déni de
l’hétéro-engendrement (de parentalité). La rencontre en profondeur du
masculin et du féminin selon la théorie de leur manque réciproque, selon ce
modèle a-phallique que j’ai souvent travaillé45 en son émergence pubertaire.
– Imaginaire symbolique, d’ordre affiliatif partagé, tant pour l’art de
faire l’enfant que pour s’en occuper, « le soigner ». Les deux amants,
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comme le définissait fort bien C. David46, organisent leurs expériences
amoureuses (lieux privilégiés d’identification projective) grâce à un idéal
commun, idéal qui peut comprendre en son sein l’enfant merveilleux47. La
construction élaborée du couple se fait d’expériences interactives entre les
instances de « leurs » secondes topiques. La signification phallique de
l’enfant dans ce cadre contribue à régir la transformation du couple
d’amants en couple de parents. Différenciation parentale assurément plus

42. Ainsi Lamartine parlait de moments créateurs dans son poème Utopie (1838).
43. Gutton Ph. (1991). Le pubertaire. Op. cit.
44. Formule de S. Lebovici, D. Houzel. In : L. Solis Ponton Éds., La parentalité, défi
pour le troisième millénaire, un hommage international à S. Lebovici. Op. cit. Y aurait-
il un Moi commun idéal ?
45. Gutton Ph. (1991). Le pubertaire. Op. cit. ; Gutton Ph., Bourcet S. et al. (2003).
La naissance pubertaire. L’archaïque génital et son devenir. Op. cit.
46. David C. (1971). L’état amoureux. Essai psychanalytique. Paris : Payot.
47. Moins au niveau du Moi idéal des parents que de l’idéal d’enfant au sein d’un
idéal du Moi. Dans les scénarios fantasmatiques adolescents l’apparition d’un enfant
comme je l’écrivais précédemment ouvrirait la voie d’une fin de la crise œdipienne
adolescente. « J’ai rêvé que je donnais le sein à un bébé bien calé sur mes genoux ; mon
père était en face et me regardait ; sans ce bébé je n’aurais jamais osé me déshabiller
devant lui... »
24 PHILIPPE GUTTON

complexe que le vieil adage des juristes depuis le code napoléon, trop
facilement repris par les psychanalystes depuis F. Dolto : « La mère donne
la vie, le père donne le nom. »
L’enfant investi change doublement la vie de couple
(indépendamment des facteurs sociaux et économiques) par son économie
pré-œdipienne et son statut œdipien. La dialectique s’énonce ainsi :
l’enfant réunit et divise le couple parental48. Au plan anthropologique
l’enfant crée la famille qui est aujourd’hui un modèle plus fort que jamais.
Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille... parents et enfants
s’idéalisent (romans familiaux). En même temps, l’enfant sépare les
membres du couple du fait de ses exigences personnelles et par ses liens
particuliers œdipien et pré-œdipien. Noémie décide de venir vivre à quinze
ans dans la famille recomposée heureuse du père. Enchanté, ce dernier
brise sans s’en rendre compte un à un les liens qu’il avait tissé avec ses
belles-filles d’un âge proche et sa nouvelle épouse. Insistons sur
l’opposition profonde entre conjugalité et parentalié. Elle est le corollaire
de l’opposition dialectique entre scène primitive, puis scène pubertaire et
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parentalité ; corollaire de l’opposition instancielle entre narcissisme
primaire et pulsionnalité dont la dialectique mène à celle de l’œdipien et
de l’incestueux. Avec le souci de réintroduire la sexualité dans la relation
mère-bébé telle que la décrivait D. W. Winnicott, M. Fain proposa le terme
de « la censure de l’amante » soit la censure effectuée par la sexualité
féminine concernant la maternalité, censure dont l’amant est l’acteur et le
témoin. La censure dite de l’amante doit être pensée comme une
dialectique interne à la féminité entrant dans la construction de son unicité
identitaire49. Le monisme phallique aurait tendance à diviser la féminité en
maternalité et sexualité ; diviser la féminité pour mieux régner. Parlons
d’une opposition inhérente à l’être humain entre parentalité et sexualité.
Oui, le père et l’homme, la mère et la femme sont des ennemis peu
conciliables. M. Leiris disait ainsi à F. Héritier « qu’il se refusait à avoir
des enfants car il lui aurait semblé par la suite en couchant avec leur mère
48. Est-ce un groupe ? je le pense. Faut-il différencier dès lors aussi classiquement
qu’on le fait aujourd’hui thérapie de couple et thérapie de groupe familial ?
49. J’ai développé ce point de vue dans mon texte Le matrimoine : Gutton Ph. (2005).
Le matrimoine. In : A. Naouri, S. Angel, Ph. Gutton, Les mères juives n’existent pas...
mais alors qu’est-ce qui existe ? Paris : Odile Jacob, pp. 145-228.
PARENTALITÉ 25

qu’il entrerait dans l’inceste »50. Cette problématique (pertinente à tous


âges, du bébé à l’adolescence) se renforce dans l’évolution de la société
contemporaine dont les progrès scientifiques permettent de dissocier
activité érotique et procréation51. J’écris cette opposition en termes de
dénégation ou refoulement réciproques. Dans quelles mesures certaines
positions sexuelles plus profondes comportent un déni de parentalité lors
même d’un acte éventuellement procréateur (hors contraception), la
parentalité n’y étant pas représentée. Elle pourrait le devenir comme un
retour du projeté, l’enfant réel devenant alors le séducteur, l’accusateur,
le persécuteur.
Une autre façon de considérer cette affaire serait de la reporter à la
génération précédente. « Désirer un enfant pour ne plus être l’enfant de ses
parents, faire mieux qu’eux »52. B. Cramer considérait que le projet
d’enfant cherche non pas a se séparer des imagos parentales mais tout au
contraire à retrouver l’amour parental dont persiste la nostalgie. Parlons
comme nous l’avons fait plus haut du transfert sur l’enfant : « il a les yeux
de sa grand-mère, la volonté de son grand-père, etc. ».
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3 - L’œuvre a une relation ambiguë avec ses auteurs dès qu’elle est
programmée, lors de sa réalisation, et de « son inachèvement donné
comme achevé ». Ce qui fascine et limite tout travail créateur c’est
l’œuvre elle-même, ici l’enfant du couple. Non pas seulement lors de sa
finition mais dès son commencement et tout au long de la création53. Le
texte écrit n’est pas celui imaginé, il se révèle des anamorphoses

50. Héritier F. (1994). Les deux sœurs et leur mère. Anthropologie de l’inceste. Paris :
Odile Jacob.
51. Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes publié en 1932 met en évidence la
nécessité pour une civilisation de l’émancipation sexuelle sous le contrôle de la
stérilisation. La fécondité serait un danger pour la civilisation qui ne pourrait que
souhaiter la stérilisation généralisée : dans quelle mesure l’immaculée conception
combinée au sacrifice de l’enfant libérerait des fautes d’Ève ? Conférer les travaux
actuels de M. Moisseeff sur ce thème qui montre la violence des images de la procréation
dans les films de science-fiction. Moisseeff M. (2002). Le monstre comme symbole de
l’horreur maternelle. Adolescence, 20 : 871-879 ; (2004). Le loup-garou ou la virtualité
régressive du pubertaire masculin. Adolescence, 22 : 155-171.
52. Cramer B. (1989). Profession bébé. Paris : Hachette.
53. La parentalité comprend implicitement le souhait de réaliser d’abord et parfois le
plus longtemps possible avec son enfant ce qui fut nommé un inceste psychique
primordial (décrit dans les « régressions » du pré et post partum ; relevé dans certaines
fonctions paternelles qualifiées à tort de féminines ou maternelles). Dans quelle mesure
ces moments initiaux se perpétuent -ils dans l’enfance ?
26 PHILIPPE GUTTON

inattendues. J. Laplanche approfondit en affirmant cette dialectique :


« Créer un acte pour que la pulsion elle-même trouve sa limite »54.
L’œuvre est une construction où se combinent de façon originale bien des
éléments selon un mode arbitraire. Cette combinaison mène sa vie
propre55 limitant la co-emprise voire la croyance en l’omnipotence
associée des parents. Les relations de parentalité ne confèrent qu’une
trame aux expériences magico-sexuelles et aux savoirs et théories
phalliques qui s’y réfèrent. Les expériences de l’enfant débordent les
expériences de parentalité utilisant des objets non familiers, inattendus
pour jouissance et défense. Les instances surmoïques et idéales ne sont
pas le calque de celles des parents mais le reflet d’un travail psychique
personnel. Ce que l’on nomme séparation-individuation est indicateur du
processus. Les processus de filiation et d’affiliation génèrent l’enfant de
façon incertaine. L’auto-création de l’enfant par ses expériences
successives est de ce fait une censure à la création parentale. Formé de
composites du passé, du présent, de personnages et de fantasmes,
reconstruits indéfiniment par des expériences diverses, l’enfant se
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différencie et acquiert sa propre identité. Le co-fantasme « nous créons un
enfant » bute sur l’auto-création dans laquelle l’enfant s’engage56. Les
travaux de R. Kaës, les théories familiales systémiques et
psychanalytiques incitent à penser une topique groupale. Nous n’en dirons
pas plus, ce thème est souvent traité dans la Revue Adolescence.

54. Laplanche J. (1992). Réparation et rétribution pénale. In : La révolution


copernicienne inachevée. Paris : Aubier, pp. 167-184.
55. On peut reprendre ici le concept de noyaux agglutinés de J. Bleger lorsqu’il
l’élargit aux groupes selon un modèle proche de W. R. Bion : dans le noyau familial
agglutiné chaque membre porte un fragment partiel complexe non identifiable des objets
originaux. Conférer Bleger J. (1967). Symbiose et ambiguïté. Paris : PUF, 1981.
56. A contrario je pense à l’étrange roman de Philip Roth (1972). Le sein. Paris :
Gallimard, 1980. Le sein dans lequel un professeur de littérature écrasé par les exigences
de la production littéraire, renonce à créer et se métamorphose en cette « glande
mammaire » issue du côté féminin-maternel de sa personnalité pour en tirer des bénéfices
érotiques sensibles.
PARENTALITÉ 27

LA PARENTALITÉ TIERCE

Voilà la création parentale à la fois engagée et limitée. Le jeu


interactif d’emprise phallique entre Moi et objet tient la famille dans ses
rets. Je trace maintenant l’esquisse d’une parentalité inconsciente tierce
construisant un intervalle entre ce qui se produit (entre les réalités internes
et groupales) et ce qui se symbolise. J’utilise la célèbre phrase de Freud57 :
« Là où c’était, je doit advenir » en l’appliquant ainsi : là où la parentalité
archaïque (élaborée ensuite dans la conflictualité phallique) était, elle doit
se mettre en suspens pour advenir. Elle a pour mission de se dégager de la
conflictualité fantasmatique et en actions, des lieux de contradictions et de
paradoxes internes et externes, afin de poser au quotidien de conduite, la
question de l’inconscient (individuel et groupal familial). Je parle du
souhait d’être porteur/se (de ce que l’on nomme habituellement à tort
fonction paternelle) de ce que je résume en ce chapitre comme « fonction
tierce » ou « fonction autre » à l’égard de son enfant ; souhait de devenir
son « personnage tiers » selon l’expression d’E. Kestemberg. Soyons clair
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sur ce dernier point et distinguons : la fonction tierce à partir de laquelle
le sujet se crée en tant que tel (thème de ce troisième chapitre) et la
fonction du Maître maternel et paternel, phallique bien sûr (thème du
chapitre précédent). Là où la seconde domine, la première s’efface. Le lien
entre ces deux fonctions peut être réfléchi concernant les incarnations
paternelles et maternelles, visant à étayer les expériences de parentalité
maintenant pensées autrement, en termes de tiercéité subjectale.
Appelons topique tierce celle par laquelle les interactions des
instances de la deuxième topique et leur mise en intrigues font l’objet
d’une interprétation en quelque sorte décalée (non pas réfléchie au sens
des processus secondaires). Les relations entre le Moi et l’objet selon les
théories phalliques (dont nous évoquâmes les « confrontations » au
précédent chapitre) cherchent à être référées autrement (sans être
représentées) par et pour le sujet lui-même : « autre du Moi »
(subjectalisation), « autre de l’objet » (objectalisation). La référence
57. Freud S. (1933). La décomposition de la personnalité psychique. In : Nouvelles
conférences d’introduction à la psychanalyse. Paris : Gallimard, 1984, pp. 80-110 [« Là
28 PHILIPPE GUTTON

« autre » renvoie à la présence de l’inconscient en soi et en l’Autre qui


fonde le sujet58. Travail d’interprétation par lequel la chair du Moi et de
l’objet se transfère, se traduit en signifiants de ceux-ci59.
La théorie de la tiercéité exploite de façon exclusive le concept
difficile de processus de sublimation, comme destin pulsionnel particulier
avec ses trois temps : désexualisation objectale (inhibition de la pulsion
quant à son but), attraction par les idéaux du Moi et du collectif, création
« autrement » des scènes du Moi et de l’objet, « autre scénologie du parent
et de l’enfant » dans leurs relations quotidiennes mêmes. Pour investir son
enfant autrement que dans le prisme de sa propre histoire et celle du
couple, pour l’écouter dans ses démarches d’autonomie progressive entre
emprise et déprise, pour investir ce que l’enfant a de semblable et de
différent, les parents doivent opérer sur leurs liens narcissico-pulsionnels
« une opération de transmutation que seule la sublimation peut permettre
de comprendre ; loin d’être aisée, cette dérivation implique des
remaniements nombreux et variés... »60 que seul un travail personnel peut
assumer au sein d’une parentalité engagée (aimer être tiers du scénario
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parental). Le registre de ce fonctionnement n’est pas celui de la morale (à
base d’interdiction et d’idéaux), mais celui de l’éthique où est
problématisée la création du sujet de chaque membre de la famille. La
potentialité mutative du travail de création parentale tablerait pour se
dégager61 des interactions du quotidien réel et fantasmatique sur les
paroles et les jeux où se joue l’écart des signifiances. L’expérience
clinique montre que certaines familles fonctionnent ainsi spontanément,
de façon « good enough » ; d’autres requièrent un tiers en chair et en os à
58. Il est ici question de l’inconscient individuel et de l’inconscient groupal familial.
59. Cf. les processus tertiaires décrits par A. Green (1972). Note sur les processus
tertiaires. Rev. Fr. Psychanal., 36 : 407. Ils sont repris dans la plupart des travaux
ultérieurs et font l’objet d’une analyse plus précise : Green A. (1983). Le langage de la
psychanalyse. In : Langages. Colloque de décembre, Aix-en-Provence : Les Belles
Lettres, 1984, pp. 19-250 ; également Green A. (1987). Représentation de choses entre
pulsion et langage. Psychanalyse à l’Université, 12 : 357-372.
60. Mijolla-Mellor S. (de). (2005). La sublimation. Paris : Que sais-je. Je ne saurais
aller plus loin dans les spécificités théoriques qui distinguent, le « sujet-parent » et le
« sujet du couple » le « sujet du groupe familial ». Options psychothérapiques utilement
différenciées aujourd’hui. Soulignons que le terme de « médiateur » à la mode n’est
guère utilisable dans la problématique tierce au sens psychanalytique.
61. Ce verbe se réfère aux mécanismes de dégagement de D. Lagache (1958). La
psychanalyse et la structure de la personnalité. In : La psychanalyse. Paris : PUF, 1971.
PARENTALITÉ 29

fonction interprétative, telles certaines personnes étrangères à la famille


mais familières au groupe, tel un ami, un couple ami (particulièrement
important dans les moments de crise), un psychothérapeute. Tel est un
objectif des psychothérapies analytiques individuelles ou groupales :
occasions « du penser » la parentalité.
Une mère (récemment remariée) et sa fille de treize ans débutant de façon
hard une anorexie mentale exposent leurs problèmes ; elles sont d’une violence
particulièrement pernicieuse et raffinée entre elles. Julie jusqu’alors rangée ne
quittait guère sa mère avec laquelle elle aimait dormir, manger, jouer et parler. La
haine entre elles n’est apparue que depuis quelques mois et verbalisée de façon
claire et répétitive en séances. Mes commentaires étaient interprétés de part et
d’autre de façon paranoïaque. Les entretiens prenaient un cours d’autant
dramatique que la jeune fille perdait kilos sur kilos, restreignant son alimentation
en public, associant boulimie et vomissement en secret. Je me décidai après
réflexions à tête reposée (après avoir rencontré le couple plusieurs fois et par
ailleurs le père) à formuler ma compréhension de la situation : « Vous vous êtes
toutes les deux trop adorées pour ne pas traverser une période de haine lorsque
l’adolescence exige une séparation et une autonomie. Attendons que la haine
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passe et je crois qu’elle passera. Aujourd’hui séparons les combattants ; où
voulez-vous aller, où pouvez-vous allez Julie ?... Je considère qu’une décision
doit être prise tout de suite et confirmée dans les jours qui viennent ; je suis
comme votre pédiatre opposé à toute hospitalisation. » Elle s’installa chez son
père puis partit en pension et reprit ses avancées somatiques et psychiques
d’adolescence. Aucune expérience sublimatoire n’était possible tant qu’elles
habitaient ensemble (une sublimation est toujours une co-sublimation à propos
d’un objet ; la passion n’est-elle pas contradictoire au processus ?). Une autorité
tierce fut nécessaire, à ce moment de panne fantasmatique entre elles.

La parentalité tierce se résumerait donc dans le souhait d’être


référent pour son enfant lors de sa construction semblable et différente
(donner son nom et un prénom).
1 - Inconsciente dans le désir d’enfant serait cette aspiration
asymptotique à être le « parent anhistorique » ou « sujet nouveau » pour
son enfant selon les termes de Freud. « L’appareil psychique
complémentaire »62 doit travailler ainsi à se décentrer de la co-expérience
pré-objectale et objectale et à se hisser à la parole. L’appareil psychique

62. Que j’ai situé au premier chapitre.


30 PHILIPPE GUTTON

parental étayerait cette trajectoire complexe, fragile de l’enfant de la


sensation aux mots passant par l’imaginaire63. Deux modèles théoriques
bien classiques, l’un du côté de la fonction alpha maternelle (W. R. Bion),
l’autre du côté de la fonction Grand Autre (J. Lacan). N’en disons pas plus
sur ces questions si souvent débattues. En désirant un enfant, le sujet
exprimerait la demande de créer aussi l’altérité originale de celui-ci
directement et par transaction conjugale et familiale. L’enfant est parlé
avant de parler. « L’appareil psychique complémentaire » peut pendant un
certain temps être assuré par le couple parental lui-même, telle ou telle
personne à côté de l’enfant éventuellement dans la fratrie, le groupe dont
il fait partie. J’inscris dans la création parentale une mission référentielle
assurant un message énigmatique, disons sacré, fil rouge des filiations et
de ce fait organisateur des capacités sublimatoires de l’intersubjectivation
entre parent et enfant. L’opposition est importante, redisons-le, entre les
jeux d’emprise de la névrose infantile et la capacité tierce des parents,
derechef peut-être de leurs enfants. Pour que l’enfant puisse se vivre
comme sujet encore faut-il que ses parents entre eux et avec lui s’assument
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comme tels. Elfriede Jelinek dans son discours de prix Nobel de littérature
(2004) compare le texte à un chien en laisse qui tire son auteur derrière
lui. L’enfant qu’elle fut tire ses parents derrière elle ; sa laisse de femme
était retenue par sa mère d’une formidable domination. Elle souffrit seule
mais put sublimer sa souffrance par l’écriture ; le travail de sublimation de
l’enfant naît dans la souffrance imposée par un parent idéalisé. Lorsque
l’idéalisation phallique est trop écrasante, la fonction tierce se retire.
2 - Le grand tiers de la parentalité n’est-il pas l’enfant lui-même
lorsqu’il se conduit et parle à condition que ses parents l’observent et
l’écoutent (et ils feraient bien de le faire !). « L’enfant savant »64 réinvente
un passé, reprend les configurations à venir : ces créations forment un
refus nuancé à ce qui semblait être constitué avant la naissance (« Mon
63. Lorsque ce fonctionnement n’est pas possible pouvons-nous alors citer ce
qu’A. Green nomma la mère morte. Green A. (1980). La mère morte. In : Narcissisme
de vie, narcissisme de mort. Op. cit. Dans ce texte, l’auteur s’interroge sur la
désublimation de la mère, il rapproche cette étude de la façon dont le transfert évolue
lorsque le psychanalyste est accusé d’être mort et que l’analysant ne peut dès lors que se
rabattre sur l’auto-érotisme pour maintenir sa vie psychique à minima.
64. Pour reprendre l’image du bébé savant de F. Ferenczi (1923). Le rêve du
nourrisson savant. In : Œuvres complètes, T. III., 1919-1926, Paris : Payot, 1974, p. 203.
PARENTALITÉ 31

enfant sera ainsi »), proposent constructions et reconstructions du récit


parental ayant mené à cette naissance.
Utilisant le parallélisme entre le désir d’enfant et celui d’une œuvre
artistique, je reprends la citation d’A. Green65 : « En matière de critique
psychanalytique l’analyste est l’analysé du texte », et la généralise sur le
modèle de Pygmalion : les créateurs seraient les analysants de l’enfant66.
On est au plus près de la pensée de I. Fonagy lorsqu’il étudie la fonction
réflexive du bébé, prédisposition anticipatrice de celui-ci à comprendre la
mère, en saisir les affects, voire à prévoir les états mentaux de celle-ci :
empathie, réciprocité, miroir, accordage ; les premiers engagements
analyseurs sont suivis de même d’autres en particulier ceux qui président
à une progressive différenciation des imagos des membres de la famille.
M. Bydlowski souligne volontiers pendant le travail de grossesse et la
première année, la qualité des interprétations œdipiennes que les parents
reçoivent à la hauteur des contacts qu’ils ont avec leurs enfants
(ambivalents bien sûr). L’enfant serait statutairement un interrogateur de
ses parents quant à l’originalité de leurs conduites et les aspects de
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répétition intergénérationnelle. Assurément, les interprétations de l’enfant
sont loin d’être neutres ni même bienveillantes ; elles peuvent aussi être
lourdes de perversité (elles seraient comparables au fameux portrait qui
interroge Dorian Gray)67. Celles de l’adolescent entraînent ce que j’ai
nommé le « pubertaire des parents »68 dont l’impact critique ou auto-
analysant est souvent difficile à supporter par les géniteurs. Garder
l’adolescent à la maison serait ainsi une façon de mener une analyse
interminable... !
La parentalité est un travail psychique de construction et de
reconstruction. S’il peut apparaître comme une donnée première de la
conscience, il ne l’est assurément pas dans l’inconscient. Devenir parent
provoquerait la nécessité implicite d’un travail sur soi à butée

65. Green A. (1992). La déliaison. Paris : Les Belles Lettres.


66. Si ces interrogations que je suggère sont pertinentes, on peut comprendre que le
psychanalyste perçoive dans le désir de certains analysants de faire un enfant une
perspective rivale de la cure. On pourrait mieux interpréter un certain antifamilialisme
freudien repris régulièrement aujourd’hui.
67. Wilde O. (1891). Le portrait de Dorian Gray. Paris : Gallimard, 1992.
68. Gutton Ph. (1991). Le pubertaire. Paris : PUF.
32 PHILIPPE GUTTON

quotidienne... avec et contre le roc phallique. Reconnaissons la difficulté


de cette entreprise ordinaire.

Philippe Gutton
Directeur de la Revue Adolescence
3, av. Vavin
75006 Paris, France
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