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STRUCTURE DE L’INHIBITION ET INHIBITION POUR LA STRUCTURE.

UN
ARRÊT DANS LE MOUVEMENT ?

Christian Fierens

Érès | « La clinique lacanienne »

2014/2 n° 26 | pages 59 à 80
ISSN 1288-6629
ISBN 9782749242644
DOI 10.3917/cla.026.0059
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Structure de l’inhibition
et inhibition pour la structure.
Un arrêt dans le mouvement ?
Christian Fierens

Dans la description des phénomènes psychopathologiques,


on distingue classiquement les inhibitions, les symptômes et les
angoisses ; mais les trois phénomènes sont tellement intriqués
que la distinction n’aura de sens que si elle explique non seule-
ment cette intrication, mais la teneur même des trois concepts à
partir de cette intrication. L’inhibition apparaît bien comme le
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parent pauvre de cette triade ; malgré le titre du petit livre Inhibi-
tion, symptôme et angoisse, mis à part le paragraphe introductif
consacré à l’inhibition, Freud n’en parle que sporadiquement ; et
Lacan, tout au long de son œuvre, ne s’y attarde guère davantage,
alors qu’il a consacré une année entière de son séminaire à l’an-
goisse (le séminaire X) et une autre au symptôme (le séminaire
XXIII).
Le propos de cet article n’est pas de tenter de combler une
lacune et d’imaginer un nouveau séminaire. Il s’agit de s’arrêter
à la spécificité de l’inhibition (c’est un arrêt) dans la structure du
parlêtre en tant qu’elle mérite une place tout aussi importante, à
vrai dire équivalente, que celle du symptôme ou de l’angoisse.
Car si la théorie psychanalytique peut sembler avoir négligé
quelque peu l’inhibition, la pathologie contemporaine la rappelle
constamment à notre attention sous de multiples formes, que nous

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ne détaillerons pas ici, car notre propos est d’examiner la struc-


ture de l’inhibition qui nous permettrait de la penser à nouveaux
frais et ainsi de nous y retrouver dans les formes cliniques qui,
quoi qu’il en paraisse, dépendent radicalement de la structure.

Le moi inhibe une fonction

Dans le paragraphe introductif d’Inhibition, symptôme et


angoisse, Freud cite quatre formes d’inhibition. Mais de quelle
structure sont-elles la mise en forme ? L’inhibition se présente
comme le ralentissement d’une certaine activité ou l’abaisse-
ment d’une certaine fonction. Le concept d’inhibition a donc une
relation particulière avec le concept de « fonction ». En physio-
logie, on parlera ainsi d’inhibition pour désigner le ralentissement
ou l’arrêt du fonctionnement d’un organe, d’une cellule, d’un
neurone, d’une fibre musculaire, d’une enzyme, etc. (on parle
d’inhibiteur de la pompe à protons, d’inhibiteur de la recapture
de la sérotonine, etc.). En psychanalyse, on parlera d’inhibition
pour désigner le ralentissement ou l’arrêt de telle ou telle fonction
inhérente à l’appareil psychique ; ces fonctions sont supposées
commandées par le moi, ce sont des fonctions du moi et c’est
lui qui est supposé pouvoir, devoir ou vouloir les inhiber. Freud
se propose « d’examiner les diverses fonctions du moi en vue
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d’observer sous quelles formes leur perturbation se manifeste
dans chacune des affections névrotiques » et de choisir « pour
cette étude comparative la fonction sexuelle, l’alimentation, la
locomotion et le travail professionnel 1 ». Quelles que soient les
manifestations phénoménologiques de l’inhibition, il s’agirait
toujours du moi qui renonce ou s’oppose à telle ou telle fonction,
soit parce qu’elle implique une érotisation des organes impliqués
dans la fonction (par exemple l’écriture qui a pris « la significa-
tion symbolique du coït »), soit parce qu’il doit obéir au surmoi
sévère qui s’y oppose (le moi renonce à la fonction pour ne pas
entrer en conflit avec le surmoi), soit enfin parce qu’il doit écono-
miser l’énergie psychique au bénéfice d’une autre fonction qu’il
veut ou doit privilégier (par exemple pour travailler un deuil).

1. S. Freud, « Inhibition, symptôme et angoisse » (1925), dans Œuvres


complètes XVII, Paris, Puf, 1992, p. 205.

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Structure de l’inhibition et inhibition pour la structure

Chaque fois, il s’agit d’une fonction attribuée au moi et gérée


par lui. C’est le moi qui inhibe la fonction. Comment comprendre
la fonction et comment comprendre le moi ?

L’inhibition et la fonction classique

On pourra définir la fonction comme le passage d’un état A à


un état B. Ainsi le passage du désir comme manque à la satisfac-
tion sexuelle complète, le passage de la faim à la réplétion consé-
cutive à l’alimentation, le passage de l’intention de se mouvoir
à l’exécution du mouvement, le passage du projet de travail au
travail lui-même. Dans le cours normal de la fonction, l’attente
(ou le projet) est suivie de son exécution, de la même façon que
le chat à l’affût d’une souris finira par fonctionner, c’est-à-dire
par sauter sur la souris.
L’inhibition de la fonction veut donc dire que le passage ne
se fait pas, on reste à l’état A, à l’état du projet initial, le chat ne
saute pas sur la souris.
Cette façon de concevoir la fonction comme passage d’un état
A à un état B correspond parfaitement à la fonction classique
en mathématique ; elle peut être représentée par un enzyme en
physiologie. Supposons une fonction du premier degré : y = ax où
a est une constante et où x et y sont deux états de fait qui varient
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ensemble selon une corrélation donnée par la fonction. Si l’on
détermine « x » (l’état A), il est facile de calculer « y » (l’état B).
Ainsi supposons que l’état de fait A (x) soit le poids des pommes
(les pommes pulsionnelles du jardin d’Éden) en kilos (3 kg par
exemple de quantité pulsionnelle), si « a » est le prix d’un kilo
de pommes (par exemple 2 euros), l’état de fait B (y, dans le cas
présent le prix des 3 kg, la charge pulsionnelle) est donné par la
fonction : « y = 3 x 2 = 6 euros ».
• → •
On passe de x à y par le truchement de la fonction (y = ax).

L’inhibition et le moi

Tout ça fonctionne parfaitement, jusqu’au moment où l’on


tente précisément d’inhiber le fonctionnement en prenant 0 kg
de pommes, en coupant les vivres à la fonction, en réduisant

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La clinique lacanienne n° 26

imaginairement la pulsion à zéro (c’est nécessairement imagi-


naire). Il s’avère alors que l’équation (y = ax) n’était qu’une
approximation grossière ne tenant pas compte du sac qui tenait
toutes ces pommes ensemble. Il aurait fallu calculer non pas
simplement y = ax, mais y = ax + b. Supposons que b, le prix du
sac est d’un euro, lorsqu’on aura complètement inhibé la fonction
de son contenu, il restera à payer le contenant de la fonction, on
aura alors : y = 0 x 2 + 1 = 1 euro. L’inhibition a vidé la fonction,
mais il reste à payer le prix du sac vide qui est bien présent dans
la fonction et qui va se retrouver de toute façon dans le résultat
y (d’une façon semblable, dans le cas d’inhibition physiologique,
l’enzyme se retrouve intact à la fin de l’opération, peu importe
qu’elle soit manquée ou réussie). L’inhibition garde la trace de
quelque chose qui a voulu fonctionner (acheter les pommes)
même si le processus a été arrêté (aucune pomme).
Ainsi en va-t-il apparemment lors de l’inhibition de la
fonction sexuelle, de l’alimentation, de la locomotion ou du
travail professionnel. Chaque fois et quelles que soient la réussite
de l’inhibition et la réduction à zéro du facteur pulsionnel, il
reste quelque chose de la structure de la fonction : quelle que soit
l’inhibition, l’état B reste présent avec son contenant fonctionnel
vidé. Faute du but atteint, on aurait pu penser que l’inhibition
se réduirait à la simplicité d’un rien et donc qu’elle peut être
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négligée comme un concept secondaire de la théorie, dont l’im-
portance est mille fois moindre que celle du symptôme ou celle de
l’angoisse. L’inhibition fait au contraire apparaître une structure,
et cette structure apparaît d’autant plus visiblement qu’elle est
dépouillée de son contenu. C’est le sac vide ou le moi lui-même
supposé pouvoir contenir toutes les pommes pulsionnelles (c’est
le schéma de la deuxième topique freudienne où le moi contient
le ça pulsionnel).
Bien sûr, le moi ne peut se débarrasser de la totalité de son ça
pulsionnel qui fait sa vie, il ne peut vider son sac complètement
et c’est seulement tel ou tel compartiment, telle ou telle fonction
qu’il peut inhiber ou vider de son contenu (souvent partielle-
ment) tout en conservant le contenant. Le schéma de l’inhibition
ne vaut pas complètement pour toutes les fonctions en même
temps (ce serait la mort) et il faudra tenir compte des raisons
spécifiques qui poussent à inhiber telle fonction plutôt qu’une

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Structure de l’inhibition et inhibition pour la structure

autre (éviter l’angoisse liée à telle fonction, obéir au surmoi


qui interdit la fonction, économiser une énergie pour un autre
fonctionnement).
Quelle que soit l’application de l’inhibition à telle fonction,
avec le schéma de la fonction classique, l’inhibition se présente
comme un minimum de fonctionnement et ce, si possible, avec
le minimum de difficulté. Pour s’expliquer par ce minimum, la
compréhension de l’inhibition est elle-même minimaliste ; on
s’imagine que l’on va simplement couper le courant. Dans le
séminaire sur l’angoisse, Lacan propose de ranger dans l’ordre
inhibition, symptôme et angoisse sur une double échelle : sur une
échelle de mouvement, l’inhibition supposerait le minimum de
mouvement et l’angoisse impliquerait le maximum de mouve-
ment tandis que le symptôme serait intermédiaire ; sur une
échelle de difficulté à traiter du phénomène en question (concrè-
tement dans la vie, mais aussi dans la compréhension théorique),
l’inhibition entraînerait le minimum de difficulté et l’angoisse le
maximum de difficulté tandis que le symptôme occuperait une
position intermédiaire 2.

- Difficulté +
-
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Inhibition Empêchement Embarras
mouvement

Émotion Symptôme x

Émoi x Angoisse
+
Figure 1. L’inhibition par rapport à symptôme et angoisse

L’inhibition : un minimum de mouvement ?

L’inhibition vise effectivement le ralentissement, voire l’arrêt


du mouvement inhérent à telle ou telle fonction et la chose ne ferait
aucune difficulté s’il suffisait de couper le courant pour revenir à

2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’angoisse (1962-1963), Paris, Le Seuil,


2004, p. 22.

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une immobilité première supposée absolue (le sac du moi débar-


rassé de son bouillonnement pulsionnel). Mais cette immobilité ne
nous est jamais donnée en tant que telle et, de plus, elle n’a jamais
existé. Le principe d’inertie de la psychanalyse, aussi bien et peut-
être plus encore que pour la physique, implique la conservation du
mouvement et non le retour à un état premier supposé sans mouve-
ment. Au commencement était le mouvement. Dès lors comment
pourrait-on « inhiber » le mouvement puisqu’il est toujours là ? Ce
n’est pas d’abord une question théorique ; c’est bien une question
pratique posée par exemple par ceux qui se trouvent encombrés
de trop de mouvement : ainsi, ladite hyperkinésie (trop de mouve-
ment) ne trouve que très difficilement à s’inhiber, ne fût-ce que
partiellement. On peut bien sûr penser résoudre la question du trop
de mouvement en écartant la question psychique de l’hyperkinésie
pour tenter de la gérer par des inhibiteurs pharmacologiques qui
porteront sur les manifestations et le mouvement purement physio­
logiques. Mais si l’on veut traiter le mouvement dans sa dimen-
sion proprement psychique, il ne reste que la solution de tenter de
faire agir le mouvement contre le mouvement (reste la question
sous-jacente : faut-il vraiment inhiber ? Ne vaudrait-il pas mieux
tenter d’entendre ce qui se passe dans le mouvement ? On va y
venir). L’inhibition au niveau purement psychique ne pourra se
produire que par l’opposition d’un contre-agir à l’agir qu’il s’agit
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d’inhiber, c’est à proprement parler un couple d’investissement et
de contre-investissement :
→←
Il s’agira d’investir un mouvement dans un sens et un mouve-
ment égal, mais de sens opposé, pour obtenir l’annulation du
mouvement. C’est le mécanisme du refoulement originaire, tel
qu’il est supposé par Freud 3. Alors qu’à première vue, on pouvait
penser avec Lacan que l’inhibition impliquait le minimum de
mouvement, à l’analyse, on doit bien comprendre que l’inertie
inhérente à l’inhibition est construite par un conflit de mouve-
ments opposés, c’est un surplus de mouvement : on freine et
on accélère en même temps. Au cœur même de l’inhibition

3. « Le contre-investissement est le mécanisme exclusif du refoulement


originaire » (S. Freud, « L’inconscient » [1915], dans Œuvres complètes XIII,
p. 220), il n’y en a pas d’autre.

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Structure de l’inhibition et inhibition pour la structure

font rage le mouvement refoulé et même le « refoulement origi-


naire ». Malgré les apparences, l’inconscient n’est pas un état
statique (A) qui subsisterait hors du temps comme dans une
éternité immobile ; il est fait d’un tumulte intérieur qui ne cesse
de se mouvoir jour et nuit tout au long de la vie ; loin d’être en
lui-même inhibé, l’inconscient n’est rien d’autre qu’un entrelacs
de processus primaires complètement désinhibés même s’ils ne
sont pas exhibés 4. L’inhibition donne l’apparence d’immobi-
lité ; elle est construite d’une turbulence de mouvements. Et tant
qu’on essaiera de lui adjoindre une impulsion de l’extérieur pour
la déloger, elle risque bien de répondre à cette impulsion par le
propre mécanisme qui l’a construite, c’est-à-dire en opposant
pulsion à impulsion, contre-impulsion à impulsion, pour multi-
plier le conflit qui fait rage au sein d’une inhibition redoublée.

L’inhibition, un minimum de difficulté ?

On aurait pu penser que l’inhibition pouvait se réduire à


quasi rien. Comme on vient de le dire, la tentative de minimiser
l’inhibition risque bien de la porter à une puissance supérieure.
Le clinicien avec ses bonnes intentions thérapeutiques, voulant
encourager l’inhibé à enfin passer à l’action et l’engager à accom-
plir la fonction défaillante, en fait régulièrement l’expérience.
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Pourtant ne devrait-on pas dire que la difficulté pour comprendre
l’inhibition est minimale ? La place relativement restreinte et
claire de l’inhibition dans l’œuvre de Freud et dans celle de Lacan
en témoignerait. Plutôt que d’accepter telle quelle cette position,
interrogeons-nous sur le pourquoi de cette simplicité apparente.
Si nous repartons du schéma de la fonction mathématique clas-
sique, l’inhibition consiste à rester à l’état A et à ne pas passer
à l’état B. Avec elle, c’est l’arrêt ou la mise en entre parenthèses
de la fonction de passage de A à B. B implique bien la présence

4. Les souhaits inconscients sont « toujours en mouvement, toujours prêts à


parvenir à se procurer une expression lorsque l’occasion s’offre à eux »… ; ils
« rappellent les Titans de la légende sur lesquels pèsent depuis les temps origi-
naires les lourdes masses de montagnes qui furent autrement roulées sur eux par
les dieux victorieux et qui, sous le coup des tressaillements de leurs membres,
tremblent encore maintenant de temps en temps… » S. Freud, « L’interprétation
du rêve » (1900), Œuvres complètes IV, Paris, Puf, 2003, p. 607.

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d’un reste à l’état B ; c’est le moi qui reste vidé de sa fonction et
ce moi était déjà là à l’état A. C’est le moi qui tient les comptes
relatifs à l’état A et à l’état B (désir sexuel et panne sexuelle, désir
de manger et faim non assouvie, etc.) ; ce qui est dis-paru, c’est le
mouvement, car au moment où il aurait pu paraître, il a été annulé
par un contre-paraître. La fonction normale :
• → •
a été remplacée par :
• … •
ou encore (si nous essayons de comprendre ce qui s’est passé au
cœur même de la disparition) :
• (→←) •
Laissons un instant entre parenthèses ce qui est entre paren-
thèses, il ne nous reste que les deux états dépouillés du dyna-
misme ou du mouvement de la fonction. Ils ne fonctionnent plus,
ils sont et ils sont tous les deux des états du moi (le sac à fonctions
classiques).
Si l’on reste fidèle au schéma de la fonction classique, et
quelle qu’en soit la phénoménologie de la fonction spécifique
en jeu (fonction sexuelle, alimentation, locomotion, travail, etc.),
l’inhibition a pour effet de modifier considérablement la façon
d’appréhender la fonction elle-même puisqu’elle a fait dispa-
raître la flèche qui permettait le passage de l’état A à l’état B.
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Par là, l’inhibition ne se limite pas à un arrêt du mouvement, elle
implique en elle-même un certain mode de penser, à vrai dire un
semblant de simplification qui met de côté le côté processuel de la
fonction au profit d’une mise en évidence d’états statiques.
Ce mode de penser inhérent à l’inhibition, sous chacune de
ses formes, est toujours déjà une inhibition de la pensée. L’in-
hibition est toujours aussi une inhibition de la pensée. Ce n’est
pas que la pensée soit complètement absente ; c’est bien plutôt
qu’elle se remplit de la présence d’états et d’objets statiques, qui
sont ce qu’ils sont et qui, par là, écartent toute possibilité de les
remettre en question et d’interroger le mécanisme de ce statisme ;
la pensée se remplit de ces états en même temps qu’elle se vide du
processus de penser dans son dynamisme. La pensée colle alors
à « la réalité », elle se fait réaliste : « Voilà l’état des choses, il
n’y a pas à y couper. » « C’est comme ça parce que c’est comme
ça. » Et le sentiment éprouvé par l’inhibé sert à soutenir ce

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Structure de l’inhibition et inhibition pour la structure

réalisme : « Je suis triste parce que je sens que je suis triste », « Je
suis inhibé parce que je sens que je suis inhibé », « Les choses
sont dans l’état, parce que je vois les choses dans l’état », « La
neige est blanche, si et seulement si la neige est blanche », voire
« Je suis comme je pense » (forme particulièrement dégradée du
cogito et pourtant si ordinaire). C’est une pensée redondante dont
le deuxième point n’est chaque fois que la preuve du premier,
sans aucun mouvement. La pensée se réduit à ce qui est pris pour
un être ; c’est une ontologie.
Une telle pensée est relativement facile et, avec cette facilité,
l’inhibition apparaît bien comme le degré zéro de difficulté
dans la triade inhibition, symptôme, angoisse. Mais cette pensée
inhérente à l’inhibition et réduite au réalisme transcendantal,
au réalisme émotionnel, au réalisme désenchanté n’est qu’une
solution de facilité, une dis-solution dans la facilité où penser
dis-paraît.

Le psychologue et le moi

Le psychologue pense pouvoir traiter les êtres comme ils


sont donnés, c’est la matière donnée, à l’état A ou à l’état B, peu
importe, et il pense pouvoir ensuite apporter une solution, mais
pour pouvoir se donner l’illusion d’apporter lui-même la solution
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via les techniques qu’il maîtrise, il ignore que la dissolution de la
pensée a déjà eu lieu avec la dis-parition du mouvement qui était
pourtant nécessaire à la pensée dans toute sa richesse.
Le cogito dit cartésien – l’expérience vécue du cogito, qui
fonde toute psychologie, « Je suis moi », « Je me reconnais dans
le miroir », etc. – nous donne l’illustration première de cette
immobilisation (bilan, mise au point, diagnostic, etc.) qui vaudrait
comme étape préliminaire à la mobilisation thérapeutique. Mais
cogito n’est pas sans le foisonnement de multiples doutes insolu-
bles, de sensations et de sentiments vagabonds, d’idées qui vont et
viennent. On doit bien prendre acte que lorsque vient la certitude
monobloc du sum, c’est tout le mouvement du cogito qui a dis-paru
anéanti et inhibé dans la statique du moi. Moi, je suis et c’est moi
qui commande la fonction. Le moi était, semble-t-il, le superviseur
ou le contrôleur de l’inhibition, c’en est bien plutôt le cœur.

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La clinique lacanienne n° 26

Non seulement le moi lui-même fait partie de l’état A de


départ, mais il est toujours déjà le résultat d’une immobilisation.
Dans l’inhibition d’une fonction, on le retrouve à l’arrivée dans
l’état B, on le retrouve au départ. C’est le constater dans son
égalité à l’état A et à l’état B. Mais le moi, dédoublé dans son
fonctionnement (on pourrait parler de l’idéal du moi et du moi)
n’est rien d’autre que le produit d’une inhibition antérieure qui
aurait précédé le moi lui-même. Si cette inhibition antérieure vaut
comme refoulement originaire, il est judicieux de parler ici d’un
moi originaire.
L’originaire en question (du refoulement aussi bien que du
moi) n’est en fait jamais que le produit d’une inhibition qui a
transformé un fonctionnement bien plus large. Mais quelle est
cette fonction plus large ? Elle est justement voilée par les restes
qu’elle a produits, par « l’originaire » (quel qu’il soit) qui semble
donner un bon point de départ, un état bien assuré (alors qu’il est
en fait le produit d’une inhibition).

La fonction phallique n’est pas une fonction classique

Alors que nous pensions pouvoir partir d’un point fixe, d’une
fonction à satisfaire et d’un moi désireux de satisfaire cette
fonction, il s’avère que ce point n’était déjà qu’une présentation
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gelée, l’arrêt sur image d’un mouvement qui, jusqu’à présent,
nous a échappé complètement. Mais pourquoi ?
Freud avait énuméré la fonction sexuelle, la fonction de nutri-
tion, la fonction de locomotion et la fonction du travail. Mais
il est précisément impossible d’indiquer l’origine effective de
chacune de ces fonctions et l’inhibition témoigne à tous les coups
de cette impossibilité : « La prestation sexuelle normale présup-
pose un déroulement très compliqué », la fonction de nutrition
n’est pas sans le soutien de la libido (contrairement à ce que l’on
pourrait croire, la fonction de nutrition s’étaye sur la libido – et
non l’inverse – et par là s’expliquent toutes les inhibitions de
ladite fonction sans exception), la locomotion qui semblait se
réduire au passage d’un endroit à un autre n’est spécifiquement
inhibée que lorsque la fonction implique la sexualité et il en va de
même pour la fonction du travail.

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Structure de l’inhibition et inhibition pour la structure

Alors que la fonction mathématique supposait toujours un


point d’application de la fonction et que la psychologie pensait
pouvoir se rabattre sur le modèle mathématique, la fonction en
psychanalyse ne peut jamais correspondre à ce modèle. D’abord
parce qu’elle est toujours et sans exception une fonction venue
d’on ne sait où (la nébuleuse sexuelle), sans point d’origine déce-
lable : il n’y a pas d’état A préliminaire à la fonction. Ensuite
parce qu’elle ne peut jamais prédire le point d’aboutissement de
la fonction (la nébuleuse d’une jouissance hypothétique). Ainsi la
fonction phallique ne suppose pas un état préliminaire du pénis
sur lequel elle pourrait s’appuyer pour arriver au coït réussi et le
phallus lui-même, même s’il est imaginé, ne préjuge jamais des
résultats acquis de son fonctionnement dans la jouissance. Le
phallus – jamais objet et toujours signifiant (c’est-à-dire dans le
mouvement en devenir de S1 vers S2) – ne vaut que par le jeu de
voilement et dévoilement, de tumescence et de détumescence ; il
ne se définit jamais par un état stable.
Bien sûr, on peut toujours imaginer la fonction du phallus
comme la flèche tendue entre Cupidon et sa cible. Cette imagerie
et les multiples avatars de la fonction classique qui continuent
à pétrifier (on parlerait alors du « roc de la réalité »), à pétri-
fier la pensée sous prétexte de la clarifier (les pensées claires et
distinctes) ne font que voiler et dégonfler l’enjeu de la fonction
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phallique pour arriver à l’inhibition et plus généralement pour
inhiber la structure. La Traumdeutung expose la fonction du
phallus dans le chapitre consacré au matériel du rêve et dans le
chapitre consacré au travail du rêve. Comme nous l’avons montré
ailleurs 5, c’est essentiellement une fonction de relance qui se joue
dans le rêve, dans les associations, dans l’interprétation et dans
la vie en général ; il faut la comprendre comme centrée sur un
point de relance, relance d’un mouvement à l’entrée foncièrement
inconsciente vers un mouvement à l’issue toujours incertaine.
→ • →
Il n’est donc plus possible de penser la fonction phallique
– celle qui, quoi qu’il en paraisse, est toujours l’enjeu de toute
inhibition – par le seul truchement de la fonction classique
mathématique. Si l’inhibition se situe toujours par rapport à la

5. C. Fierens, La relance du phallus, Toulouse, érès, 2008.

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La clinique lacanienne n° 26

« sexualité », c’est en raison de la fonction phallique. Il n’est


absolument plus pensable de situer l’inhibition comme le ralen-
tissement ou l’arrêt d’une fonction classique. Tout doit être
repensé.
Que serait l’inhibition de la fonction phallique ?

L’inhibition de la fonction phallique, c’est d’abord la


fonction classique. Où la fonction classique se définit
comme l’inhibition de la fonction phallique

Si la fonction phallique consiste à suppléer à l’absence de


rapport sexuel, elle n’en a jamais fini de fonctionner. Le mouve-
ment qui lui arrive vient du réel et nous échappe radicalement et
le mouvement relancé par la fonction phallique va vers un réel qui
nous échappe tout aussi complètement. De part et d’autre, le réel
« encadre » la fonction phallique, mais c’est un « cadre » insaisis-
sable. On n’efface pas le réel et son questionnement incessant.
La seule façon d’inhiber la fonction phallique, c’est de l’ex-
poser schématiquement en imaginant une réalité qui viendrait
boucher tout questionnement venant du réel, c’est d’imaginer
un « roc » aurait dit Freud. C’est une mé-compréhension assez
radicale de la fonction phallique où le mouvement de départ
est réduit à un point qui vaut comme roc de départ et où le
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mouvement d’ouverture est réduit à un point qui vaut comme
un programme statique accompli ; l’articulation entre les deux
mouvements devenus points ne peut plus être pensée que comme
trajet entre les deux points. La fonction phallique qui se présentait
comme « flèche point flèche » a été chamboulée et se présente
maintenant comme « point flèche point ». L’inhibition de la
fonction phallique est sa transformation – par la pensée schéma-
tisante (l’inhibition est toujours schématisante) – en une fonction
mathématique classique.
Le processus complet de l’inhibition apparaît maintenant
comme la dégradation progressive de la fonction phallique. De la
fonction phallique (→ • →) ; on passe à la fonction mathématique
classique (• → •) par inversion schématisante des points et des
flèches ; et par là et ensuite seulement apparaît la partie émergée
de l’iceberg : avec la contre-flèche s’opposant à la dernière flèche
(• →← •), c’est la disparition de la flèche présente dans fonction

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Structure de l’inhibition et inhibition pour la structure

classique (•…•), il ne reste plus finalement que deux points (••).


L’inhibition est ainsi la disparition du mouvement, non pas le
retour à un état préliminaire de repos, mais la disparition du
mouvement à partir de la schématisation et à partir du mouve-
ment par opposition du mouvement au mouvement. Ce processus
qui vaut en même temps comme inhibition de la pensée (je ne
pense pas ou je ne pense plus), fait apparaître un reste, les deux
points où se joue l’identification du moi (moi, je puis être ; le sac
pourrait être plein, mais en fait, il n’existe que comme vide).

L’identification de l’inhibé

Dans la dialectique de son processus, l’inhibition apparaît


ainsi comme une négation de la fonction phallique (non phi
de x) et, avec l’arrêt du mouvement, elle produit un reste positif,
une existence (il existe). C’est l’écrivain qui n’écrit pas qui jouit
le plus de son identification comme écrivain. C’est Rimbaud
qui n’écrira plus de poésie. C’est Van Gogh qui ne peindra
plus aucun tableau. C’est l’artiste exceptionnel qui, pour être
exception, s’est vidé de tout art. Cette existence, qui se donne
pour exceptionnelle (« Je suis l’exception »), s’assure de s’être
exceptée de la fonction, c’est-à-dire d’avoir complètement inhibé
la fonction, plus précisément la fonction phallique. Je suis… à la
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condition d’être le résultat du processus d’inhibition.
Les exemples extrêmes de Rimbaud et de Van Gogh pourraient
faire croire qu’il s’agit de lieux « exceptionnels », c’est-à-dire
très peu fréquentés. Mais il n’en est rien ; car toute identifica-
tion imaginaire est un arrêt sur image où se pétrifie la fonction
phallique qui, via l’inhibition de la fonction classique, aboutit à
l’identification « Je suis ». Toute position d’identification « Je
suis écrivain », « Je suis analyste », « Je suis artiste », « Je suis
pensant », mais aussi « Je suis X ou Y » et tout simplement « Je
suis », y compris « Je suis ce que je suis », suppose l’arrêt de la
fonction d’écrivain, d’analyste, d’artiste, de penseur, de X ou Y et
de Dieu lui-même. L’arrêt de la fonction de relance quelle qu’elle
soit équivaut toujours à l’arrêt de la fonction phallique (« non phi
de x ») et c’est précisément cet arrêt qui a pour effet de faire exister
(« il existe ») et ainsi d’identifier des personnages, des moi, des
objets, des états comme points statiques. L’inhibition est dès lors

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La clinique lacanienne n° 26

toujours en même temps une identification à l’imaginaire de ce qui


reste de la fonction. L’inhibition est la dérive toute naturelle de
l’imaginaire où se fige la pensée pour saisir l’être : je ne pense pas
pour me permettre d’être ce que je suis. Dans ce sens, l’inhibition
donnerait une consistance particulièrement solide (c’est-à-dire en
fait résistante à tout mouvement de formation ou de déformation)
à l’imaginaire lui-même : l’inhibition est la nomination de l’ima-
ginaire, tout comme le symptôme (sinthome) est la nomination du
symbolique et l’angoisse la nomination du réel.
L’inhibition encadre ainsi l’imaginaire, elle est redondante
par rapport à l’imaginaire (••)  : I...I, comme on peut l’entendre
dans les reprises en miroir de l’inhibition se réfléchissant sur
elle-même.
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Figure 2. Image de ••

Et telle serait l’intégralité de la structure même du moi, si


cette figure ne s’insérait pas nécessairement dans la structure
de la fonction phallique. D’une part, parce que la figure du moi
est toujours la résultante de l’inhibition de la fonction phallique
et, d’autre part, parce qu’elle peut et doit se comprendre dans la
pensée qui la réinsère au cœur même de la fonction phallique
comme un point de relance ; on voit par là non seulement que
le moi n’est pas en surplomb par rapport à la fonction phallique,

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Structure de l’inhibition et inhibition pour la structure

mais encore qu’il peut servir à la fonction phallique dans la


perspective même de la relance. Il en est tout à la fois le point de
stagnation et le point de relance.

L’inhibé s’immisce dans le symbolique

C’est par là que la psychanalyse pourra au mieux répondre,


à condition d’entendre, non seulement entendre l’inhibé comme
la résultante de l’inhibition d’une fonction phallique oubliée ou
perdue, mais encore entendre l’inhibé (le moi identifié à l’imagi-
naire) comme un point de relance possible :
→ •• →
L’inhibition pourrait ainsi, dans le meilleur des cas, s’im-
miscer comme un point de relance dans le processus symbolique.
Et si nous portons le symbolique et l’inconscient à l’avant-plan
(ce qui est bien la visée de la psychanalyse), l’inhibition et l’ima-
ginaire apparaîtront dans la suspension du mouvement propre à
la relance phallique tout à la fois comme arrêt et comme point de
relance. L’imaginaire-inhibition s’immisce dans la figure de trou
du symbolique :
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Figure 3. L’imaginaire dans la fenêtre du symbolique

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La clinique lacanienne n° 26

L’arrêt de l’inhibition. De quel arrêt s’agit-il ?

Comment comprendrons-nous dès lors l’inhibition ? Comme


le résultat malheureux d’une pure perte de fonctionnement ? Ou
comme la possibilité d’une relance phallique ?
Les deux réponses sont également possibles et rien ne permet
de décider en faveur de la première (pessimiste et fataliste) ou de
la deuxième (optimiste et engagée), ni de me situer par rapport
à ces réponses, sinon l’acte psychanalytique décidé qui tout à la
fois tient à l’œil la possibilité de la stagnation du moi et maintient
la possibilité de la relance malgré l’inhibition constatée.
Pour maintenir l’inhibition (imaginaire) dans la fenêtre de
l’inconscient (symbolique), on soutiendra un réel (angoisse) qui
la rivette à sa juste place ou qui l’arrête :
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Figure 4. Le réel comme arrêt de l’imaginaire


dans la fenêtre du symbolique

Cet « arrêt » est à double sens puisqu’il peut prendre l’in-


hibition comme ce qui arrête le symbolique et l’empêche de
fonctionner ou comme ce qui s’arrête dans le symbolique pour
le relancer.

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Structure de l’inhibition et inhibition pour la structure

Nous ne dirons pas ici que c’est le réel au sens de la réalité


qui en dira la vérité. C’est bien plutôt le réel au sens de ce qui
dépasse la vérité et il pourra ouvrir la structure de transformations
possibles non pas à partir du constat de telle ou telle forme d’inhi-
bition, mais à partir de la structure double, de la structure intime
de l’inhibition (le moi) et de la structure extime de l’inhibition
qui la porte comme élément de relance dans le fonctionnement
phallique.
Quand Lacan dit dans rsi : « L’inhibition, c’est ce qui quelque
part s’arrête de s’immiscer, si je puis dire, dans une figure qui
est figure de trou, trou symbolique 6 », il faut y entendre l’arrêt,
certes, mais l’arrêt à double sens, d’une part, l’arrêt du fonc-
tionnement symbolique (« ne s’immisce plus ») et c’est donc
imaginaire, mais parce que l’inhibition s’immisce (« s’immiscer
provoque un arrêt ») elle provoque aussi une remise en question
du symbolique et sa relance. Si l’inhibition s’arrêtait tout simple-
ment de s’immiscer dans le symbolique (l’imaginaire purifié), elle
perdrait sa fonction et sa raison d’être et n’aurait plus le pouvoir
d’arrêter le fonctionnement symbolique et elle ne serait plus une
inhibition. Au contraire de cette pure inefficacité, l’inhibition est
coincée dans le symbolique par le réel et, grâce à cet arrêt, le réel
nous donne la tâche de répondre de la place que nous voulons
donner à l’inhibition dans la structure de l’être parlant. L’arrêt en
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question n’est pas la stagnation ou l’immobilisme, mais l’arrêt
dépend de la structure borroméenne, que l’analyste saura lire pour
le besoin du travail de la psychanalyse.

L’inhibition et la structure

S’il faut comprendre l’inhibition à partir de la fonction phal-


lique et si la fonction phallique est une fonction de relance où
un point imaginaire vient faire charnière à l’articulation de deux
mouvements symboliques, ne doit-on pas dire que l’inhibition
est « symboliquement imaginaire 7 », autrement dit que c’est un

6. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXII, rsi (1974‑1975) (inédit), leçon du 10


décembre 1974, document interne destiné aux membres de l’ali, p. 25.
7. Le symboliquement imaginaire, « c’est la géométrie », dit Lacan dans le
séminaire XXIV (L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, leçon du
15 mars 1977, document interne destiné aux membres de l’ali, p. 109).

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La clinique lacanienne n° 26

imaginaire inclus dans le symbolique, un grain de sable dans la


machine symbolique ?
Revenons à notre double représentation de la fonction clas-
sique. Nous sommes partis de la fonction algébrique (y = ax), qui,
comme telle et pour mieux fonctionner, ne donne pas d’image ;
mais c’est bien plutôt la représentation géométrique qui permet
l’imagination  : • → •. Nous avons systématiquement privilégié
la représentation géométrique ; car en raison de l’arrêt et de
l’imaginaire, c’est la représentation géométrique qui convenait
mieux à l’inhibition, tandis que, en raison du fonctionnement et du
symbolique, l’écriture algébrique convenait mieux à la fonction 8.
En contrepoint à la représentation géométrique de la fonction
classique et toujours du point de vue de l’imaginaire, nous avons
proposé une représentation géométrique imagée de la fonction
phallique : → • →. À partir de ces représentations géométriques
(si nous donnons la flèche une valeur symbolique et au point une
valeur imaginaire), la fonction classique apparaît comme imagi-
nairement symbolique et la fonction phallique comme symbo-
liquement imaginaire ; c’est ce qui permettait de privilégier la
modalité de la deuxième par rapport à la première dans la structure
générale. Mais ces représentations géométriques restent toujours
imaginaires, même si elles sont construites à partir du symbo-
lique ; elles valent dans le champ du symboliquement imaginaire.
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Or la géométrie ou le symboliquement imaginaire ne sont
pas la structure. Quels que soient l’importance et l’enjeu de la
fonction phallique dans la pratique psychanalytique, sa géométrie
ne constitue pas la structure. Nous ne pouvons pas nous contenter
des schémas géométriques pour expliquer l’inhibition dans la
structure.
Il faudrait partir de la structure. Mais la structure elle-même
est toujours sous la coupe de l’inhibition et il n’était pas possible
d’entrer dans la structure sinon par quelques portes symbolique-
ment imaginaires, comme nous avons tenté de le montrer. « Pour
la structure ne règne qu’une chose, c’est ce que j’appelle l’in-
hibition 9 », dit Lacan. Ce n’est pas qu’il faille seulement situer

8. Pour la différence entre algèbre et géométrie, nous renvoyons à F. Pierobon,


Kant et les mathématiques, Paris, Vrin, 2003.
9. J. Lacan, L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, op. cit., p. 109.

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Structure de l’inhibition et inhibition pour la structure

l’inhibition dans la structure (parmi bien d’autres choses), c’est


qu’elle est la seule à régner (même si régner n’est pas tout), en
tant que régner suppose toujours l’exposition de l’imaginaire.
Par là, le sens même de « l’inhibition » s’éclaire complète-
ment, ce n’est pas le retour à l’inanimé (inhibition de la fonction
classique), ce n’est pas le retour à la fonction classique (inhibition
de la fonction phallique), ce n’est pas non plus le retour de l’ima-
ginaire comme relance possible du fonctionnement symbolique
(point d’inhibition qui sert de relance à l’intérieur de la fonction
phallique) ; c’est l’accrochage de cet imaginaire dans le fonction-
nement symbolique qui sera pris tout à la fois comme « inhibi-
tion » au sens classique du terme et comme relance de la fonction.
Et cet accrochage règne partout dans le nœud borroméen, c’est-
à-dire dans la structure. L’arrêt de l’inhibition est tout à la fois
l’arrêt de la fonction classique, l’arrêt de la fonction phallique, la
relance et la relève de la fonction phallique, mais cet arrêt joue
partout comme l’arrêt des fils du nouage borroméen qui interdit
de désintriquer l’inhibition (imaginaire) du symptôme inconscient
(symbolique) et de l’angoisse (réel). Que la pathologie apparaisse
comme symptômes (classiques ou contemporains) ou comme
angoisses (sous quelque forme que ce soit), on tiendra compte de
l’inhibition régnante et des retournements qu’elle implique.
Ces retournements de sens du mot « inhibition » ne sont pas
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d’abord des explications théoriques. C’est en les suivant que la
façon de traiter l’inhibition, concrètement et cliniquement, déplace
les points de vue et les transforme dans la structure de l’être
parlant. L’arrêt quel qu’il soit (arrêt d’un mouvement, mais aussi
arrêt d’un fil dans un nouage) n’étant jamais que l’occasion d’une
nouvelle transformation de la structure toujours en mouvement.

Conclusion : l’inhibition de la parole et la structure


du transfert 10

La variété des formes d’inhibition est infinie. Une forme


particulière mérite pourtant encore toute notre attention, car elle
implique mieux que toute autre la structure de l’inhibition. C’est

10. Ce dernier paragraphe a été écrit à la suite d’une judicieuse suggestion de


Guy Mertens.

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La clinique lacanienne n° 26

l’inhibition de la parole et le silence rencontré dans la cure ou


plus généralement dans l’absence de parole jusques et y compris
chez l’autiste. Freud témoigne de ce qui se passe lorsque les asso-
ciations de l’analysant sont complètement inhibées : « Chaque
fois le blocage peut être éliminé si on assure au patient qu’il est
présentement sous la domination d’une idée incidente ayant à
faire avec la personne du médecin ou avec quelque chose qui a
rapport à lui 11. » Apparemment, il serait ainsi aisé pour l’ana-
lyste de combler le trou de l’inhibition de l’analysant (devenu
patient) par la mise en évidence de la personne de l’analyste,
qui vaudrait provisoirement comme substitut de l’une ou l’autre
figure parentale problématique. Mais cette tactique de remplis-
sage qui tenterait de faire parler le patient à l’endroit même où il
ne parle pas ne mène qu’à la résistance renouvelée d’un mutisme
de marbre et l’idée incidente de l’analyste (et du transfert) n’est
pas simple. L’inhibition de la parole ne peut jamais être comprise
comme un simple manque de parole ; et l’idée incidente de la
présence de l’analyste est bien plutôt le résultat d’un conflit de
paroles contradictoires qui font rage à l’intérieur même du silence
de l’analysant (remarquons entre parenthèses que le silence de
l’analyste n’a rien à voir avec l’inhibition de la parole, du moins
doit-on l’espérer). Au contraire de toute tactique qui viserait à
faire parler le patient (on passerait ainsi d’un état de silence à un
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état de parole), il s’agit de saisir la parole là où elle est déjà, dans
le conflit de paroles inhérent aux tourbillons de l’inconscient.
Freud était bien conscient de ces tourbillons. Pour préciser ce
lieu de turbulences, il va jusqu’à prier le rêveur de répéter le récit
du rêve : « Il est rare que ce soit alors avec les mêmes mots. Mais
les points où il a modifié l’expression m’ont été signalés comme
les points faibles du déguisement du rêve 12. » D’une certaine
façon, il provoque l’inhibition, partielle certes, de la parole chez
le rêveur. Une telle manœuvre de la part du psychanalyste rusé
vise à provoquer un point faible, un point d’inhibition témoin
des turbulences et du travail en cours. Mais cette inhibition est le
plus souvent déjà là, pas besoin de la provoquer. La question est

11. S. Freud, « Sur la dynamique du transfert » (1912), Œuvres complètes XI,


Paris, Puf, 2009, p. 109.
12. S. Freud, « L’interprétation du rêve », op. cit., p. 567.

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Structure de l’inhibition et inhibition pour la structure

bien plutôt de savoir comment la faire fonctionner. En restant au


schéma classique ou en tentant de faire passer d’un état de silence
à un état de parole, on ignore tout à la fois la nature du silence
qui n’est jamais un simple trou et la nature de la parole qui n’est
jamais un simple état.
Par la question du transfert au cœur même de l’inhibition de
la parole chez l’analysant, Freud n’introduit pas en contrebande
un passager clandestin supposé porteur du message et de la vérité
finale de l’inconscient ; il repère la structure de l’inhibition
régnante en tant qu’elle est construite en fonction d’un double
mouvement de résistance et de révélation. Ce double mouvement
n’est en soi ni une réussite (il a dit la vérité de l’inconscient), ni
un échec (il n’a pas dit la vérité), ni un pat (il s’abstient de dire
ou de ne pas dire). C’est le lieu d’un tourbillon de dire où peut se
remettre en jeu et se relancer la fonction qui était déjà fondamen-
talement une fonction de relance.
La structure du transfert, comprise dans l’inhibition de la
parole, implique une volonté de dire (moteur de la révélation dans
la cure) et une volonté de ne pas dire (moteur de la résistance dans
la cure). Cette double volonté contradictoire de dire et de ne pas
dire ne devrait pas être réduite aux seules capacités ou incapacités
imputées à l’analyste pour entendre la vérité du dire (l’analysant
dirait parce qu’il a confiance et se tairait parce qu’il craindrait
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d’être mécompris, à juste titre ou non). Car le dire lui-même n’est
jamais qu’un mi-dire et révéler ce qui peut être cerné, imaginé,
représenté, pointé et comme statufié n’est jamais que l’envers
d’un mouvement qui échappe complètement. L’inhibition du dire
peut donc bien avoir la précieuse valeur de retenir ces quelques
points de suspension qui doivent nous empêcher de penser la
fonction en jeu dans l’inhibition comme une fonction classique.
…→•→…
Quelles que soient les contingences psychologiques de l’ana-
lysant et de l’analyste, la structure du transfert implique d’abord
l’articulation entre un dit qui peut être pointé et un mouvement de
dire qui échappe complètement.
Si le silence de l’analyste peut accueillir le règne de l’inhibi-
tion sous toutes ses formes, c’est pour la faire travailler selon sa
propre structure de relance.

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