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Nicolas Guérin
Dans Essaim 2013/1 (n° 30), pages 25 à 36
Éditions Érès
ISSN 1287-258X
ISBN 9782749237350
DOI 10.3917/ess.030.0025
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Nicolas Guérin
« On ne peut vivre toute une vie avec une langue, l’étirer de gauche à droite,
l’explorer et fureter dans ses cheveux et dans son ventre, sans que l’organisme
ne fasse sien cette intimité. […] L’usage de la langue, comme celui de la peau
ou du vêtement sur le corps, avec ses manches, ses reprises, ses transpirations
et ses taches de sang ou de sueur […] cela porte un nom : c’est le style. »
Pablo Neruda 1
4. Une « direction de la cure […] s’ordonne […] selon un procès qui va de la rectification des
rapports du sujet avec le réel, au développement du transfert puis à l’interprétation […]. » Cf.
J. Lacan (1958), « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », dans Écrits, op. cit.,
p. 598.
5. S. Freud (1913), « Le début du traitement », dans La technique psychanalytique, Paris, Puf, 1953,
p. 80.
6. Platon, La République, Livre VII, § 522 et § 526 c, Paris, Le livre de poche, 1995, p. 318 et p. 325.
plutôt que comme le travail d’un architecte qui cherche à réaliser un plan
préconçu 11 ».
Il y a là, pour filer la métaphore martiale, deux conceptions très diffé-
rentes de l’art de la guerre. D’une part, une conception européenne, voire
grecque, où prévalent une logique des déterminations, une pensée du
modèle (la stratégie) et une approche de la tactique inféodée à l’activité
programmatrice et légiférante de la raison. D’autre part, une conception
qu’il faudrait rapprocher de l’art chinois de la guerre, où la stratégie doit
partir du « potentiel de situation » (shi), et non pas du modèle, pour adapter
l’action aux contingences. Il ne s’agit pas ici d’une forme d’empirisme 12.
C’est la mètis, ou l’intelligence rusée, qui est requise, soit cette forme d’in-
telligence pratique combinant le flair, la sagacité et la débrouillardise qui,
chez les Grecs, était impliquée aussi bien dans le savoir-faire de l’artisan
que dans la prudence du politique ou l’habileté du pilote dirigeant son
navire. Detienne et Vernant soulignent que cette intelligence des réalités
mouvantes, des variantes d’un type idéal qui n’existe pas, ne se prête ni à
la mesure précise ni au raisonnement rigoureux. C’est pourquoi elle fut, à
partir du Ve siècle, reléguée dans l’ombre par les philosophes 13.
Mais il y a pourtant, avec cette intuition d’une autre raison impliquée
dans le savoir-faire, un point commun avec la remarque de Lacan qui
indiquait ce que l’analyste doit savoir : ignorer ce qu’il sait 14. Dès lors il
n’est pas inutile de revenir sur la position de Lacan, sur ses nuances et
son évolution, quant à cette conception de l’analyste stratège et tacticien
que l’ego-psychology développait à la fin des années 1940 et au début des
années 1950.
Loin de récuser les idées de stratégie et de tactique en tant qu’impli-
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22. J. Lacan, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, séminaire inédit du 21 décembre 1976.
23. J. Lacan, Le séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991, p. 38.
c’est l’objet 24 » dira-t-il en effet pour signifier que le style ne relève pas de
la seule dimension signifiante mais bien plutôt d’un réel qui objecte au
symbolique et indexe une différence absolue. En ce sens, le style et le désir
de l’analyste indiquent une position quant au réel et se nouent au savoir-
faire. Le style dépasse d’ailleurs le champ des cures que l’analyste mène,
Lacan n’hésitant pas à souligner l’aspect non négligeable du « style de vie »
comme effet de la formation du psychanalyste 25. Comme le savoir-faire ne
se réduit pas à l’idée que l’on peut en avoir, le style ne se maîtrise pas et
peut difficilement être revendiqué par celui qu’il spécifie. Il ne se choisit
d’ailleurs même pas et ne procède pas par imitation. Pourtant, comme le
savoir-faire, le style n’exclut pas qu’on en soit responsable 26 et il identifie
bien en propre, dans le radical de sa singularité, celui qui en est marqué.
Lacan caractérisait notamment Socrate et Joyce par le trait le plus parti-
culier de leur style en apposition à leur nom propre : Socrate l’atopique ou
Joyce le symptôme, sur le modèle du vocabulaire de la pègre (Raymond la
Science, Pierrot le Fou ou encore Pépé le Moko) 27.
En outre, le lien étroit entre le style et le savoir-faire concerne non seule-
ment l’analyste mais l’inconscient lui-même. Le « style de l’inconscient 28 »
qui est spirituel (witzig) relève d’un « savoir-faire avec lalangue 29 » en tant
qu’il manie la motérialité du signifiant située à la frange du symbolique et
du réel de la jouissance hors sens. Dès lors, l’on se doute bien que le style
24. J. Lacan (1958), « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », dans Écrits, op. cit., p. 740. Contraire-
ment à ce que l’on pourrait penser (cf. C. Soler, « Styles de passes », Mensuel de l’EPFCL, 59, mars
2011), il n’y a pas, chez Lacan, une conception du style d’abord référée à l’ordre du signifiant,
notamment dans sa formule subvertissant Buffon (« Le style c’est l’homme à qui l’on s’adresse »)
où l’adresse à l’Autre serait prévalente, pour ensuite évoluer vers une approche du style corrélée
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30. J. Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, séminaire inédit du 12 mai 1965.
31. S. Ferenczi, « Élasticité de la technique psychanalytique », op. cit., p. 64.
32. J. Lacan, « Radiophonie », Scilicet, 2/3, Paris, Le Seuil, 1970, p. 79.
33. S. Freud (1914), « Remémoration, répétition et perlaboration », dans La technique psychanalytique,
op. cit., p. 114-115.
34. Voir le travail d’E. Porge sur la transmission de la clinique psychanalytique et particulièrement
sur le style de Lacan : Transmettre la clinique psychanalytique, Toulouse, érès, 2005.
35. É. Geblesco, Un amour de transfert. Journal de mon contrôle avec Lacan (1974-1981), Paris, EPEL, 2008,
p. 130.
36. On trouve aussi ce jeu de mots dans le Journal de Paul Claudel et dans la préface de Paul Eluard
à la Première anthologie vivante de la poésie du passé (Seghers, 1951). Cf. note 4 p. 1478 de « Pour
un Malherbe » dans les Œuvres complètes de F. Ponge, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de
la Pléiade », 2002.
37. J. Lacan, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, séminaire inédit du 15 mars 1977.
38. Voir sur ce point P. Bruno, La passe, Toulouse, PUM, 2003, p. 137-149.
39. Définition de la pulsion pour Lacan dans Le sinthome, Paris, Le Seuil, p. 17.
40. J. Lacan, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, séminaire inédit du 15 mars 1977.
41. Sur ce dernier point, cf. l’« Appendice au “Carnet du bois de pins” » dans F. Ponge, Œuvres
complètes, op. cit., p. 409.
42. F. Ponge, « Le soleil placé en abîme », ibid., p. 781.
43. F. Ponge, « Berges de la Loire », ibid., p. 337.
44. F. Ponge et P. Sollers (1970), Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, Paris, Le Seuil, coll.
« Points essais », 2001, p. 163.
ses recueils rendent assez joliment compte : Le parti pris des choses et La rage
de l’expression par exemple. C’est d’ailleurs aussi pourquoi il choisira de
citer Mallarmé pour répondre à la question de Sollers sur la spécificité de
son travail poétique : « Et là, on peut rappeler cette assertion de Mallarmé,
à propos des mots anglais : “Dans l’enveloppe sonore du mot, il y a donc
une essence réelle se rapprochant de l’organisme dépositaire de la vie.” “Le
mot, dit Mallarmé, présente, dans ses voyelles et ses diphtongues, comme
une chair.” Mon travail (poétique, si vous voulez) portait là-dessus 45. »
Mais la pratique scripturale de Ponge ne consiste pas illusoirement à dire le
réel mais plutôt à relever « le défi des choses au langage 46 », autrement dit
à restituer par son acte textuel (dont Sollers remarque l’aspect performatif
dans la mesure où l’accentuation est mise sur la production elle-même
et non pas sur l’objet fini 47) un non-rapport entre le réel et le sens : « Les
choses et les poèmes sont inconciliables 48 », dit Ponge. La réson s’institue
sur cette topologie de bord où la poésie est à la fois effet de sens et effet
de trou. Pour Ponge, elle est la « qualité différentielle » de ces « raisons
adverses 49 ». Elle réalise la ligne de crête où se découpe « le contour de la
“chose”, de l’objet constituant alors l’horizon de l’être 50 ».
Comment donc ne pas penser à cette question de Lacan sur la fonction
de l’interprétation : « À quel silence doit s’obliger maintenant l’analyste
[…] pour que l’interprétation retrouve l’horizon déshabité de l’être où doit
se déployer sa vertu allusive 51 ? » C’est le silence de la réson qui évide le
sens de l’interprétation pour y instaurer un blanc où les déterminations du
sujet trouvent leur limite radicale. C’est aussi là que commence sa liberté.
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