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Le style du savoir-faire

Nicolas Guérin
Dans Essaim 2013/1 (n° 30), pages 25 à 36
Éditions Érès
ISSN 1287-258X
ISBN 9782749237350
DOI 10.3917/ess.030.0025
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Le style du savoir-faire

Nicolas Guérin

« On ne peut vivre toute une vie avec une langue, l’étirer de gauche à droite,
l’explorer et fureter dans ses cheveux et dans son ventre, sans que l’organisme
ne fasse sien cette intimité. […] L’usage de la langue, comme celui de la peau
ou du vêtement sur le corps, avec ses manches, ses reprises, ses transpirations
et ses taches de sang ou de sueur […] cela porte un nom : c’est le style. »
Pablo Neruda 1

Que des analystes tentent de rendre compte des principes de leur


action n’a certes rien d’inédit. La démarche n’en est pas moins à renou-
veler. Non pas pour faire primer le dit praticien sur le dit théoricien, où
le fait clinique serait considéré comme premier et déconnecté du discours
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dont il est l’effet. Une telle conception prétendument athéorique, appuyée
sur ce que Lacan appelait une « pétition de principe d’appel au concret 2 »,
est toujours très en vogue aujourd’hui. Elle substantialise la clinique en se
réduisant à un empirisme précritique et elle ne manque jamais de glisser,
et finalement de buter, sur cet obstacle épistémologique que Gaston
Bachelard, dans son épistémologie de la physique, appelait l’« expérience
première ». Cet obstacle, qui place l’expérience avant et au-dessus de la
critique, était défini par le philosophe comme une forme de « sensualisme
plus ou moins franc, plus ou moins romancé, et qui prétend recevoir
ses leçons d’un donné clair, net, sûr, constant, toujours offert à un esprit
toujours ouvert 3 ». Or il est patent que tout praticien est assujetti à sa ou à
la « théorie », qu’il l’ignore ou pas, et d’autant plus lorsqu’il imagine s’en

1. J’avoue que j’ai vécu, Paris, Gallimard, 1975, p. 341.


2. J. Lacan (1958), « La signification du phallus », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 689.
3. G. Bachelard (1938), « La formation de l’esprit scientifique », dans Épistémologie, Paris, Puf, 2001,
p. 163.

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affranchir totalement. J’entends par « théorie », non seulement le savoir


doctrinal, mais aussi et surtout la conception intime qu’il se fait, des suites
notamment de sa propre cure, de la position du psychanalyste, de son acte
et même de l’inconscient.
Alors quid du savoir-faire du psychanalyste ? Cette expression qui
noue le faire au savoir serait, à tort, considérée comme un oxymore. Elle
n’en reste pas moins complexe si l’on veut bien envisager le savoir-faire
comme autre chose que la factualité de la pratique. De plus il y a, dans le
savoir du savoir-faire, quelque chose du savoir du psychanalyste (comme
savoir insu) qui n’est pas exactement superposable ou même réductible au
savoir de la psychanalyse (comme savoir référentiel).
L’idée que je soutiendrai est que le savoir-faire du psychanalyste, dont
il n’existe pas de doctrine constituée (à entendre au sens d’un système de
techniques destiné à l’apprentissage), est consubstantiel à la question du
style, dont on ne trouve pas davantage de théorie exclusive en psycha-
nalyse. On verra ensuite en quoi le style du savoir-faire est syntone à
la conception que l’analyste se fait de l’interprétation, au sens où Lacan
l’entendait : non seulement comme intervention de l’analyste mais aussi
comme un élément orienteur et constitutif, dans sa dimension fonda-
mentale de coupure, du procès analytique qui participe à la direction de
la cure et qui en conditionne la fin 4. C’est d’ailleurs en fonction de cette
ligne d’horizon que la tactique de l’interprétation est indissociable de sa
politique.

De l’analyste géomètre à la stratégie de l’énigme


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Freud avait comparé le déroulement d’une cure à celui d’une partie
d’échecs dont les manœuvres du début et de la fin permettent de donner,
pour l’une comme pour l’autre, une description schématique complète,
tandis que leur immense complexité, dès après le début de la partie,
échappe à toute description 5. Pour poursuivre cette analogie, dans quelle
mesure peut-on parler de stratégie et de tactique de l’analyste ? Jusqu’où
peut-on comparer l’analyste au général des armées qui, selon Platon,
devait savoir utiliser les propriétés du nombre et du calcul et être un bon
géomètre 6 ?

4. Une « direction de la cure […] s’ordonne […] selon un procès qui va de la rectification des
rapports du sujet avec le réel, au développement du transfert puis à l’interprétation […]. » Cf.
J. Lacan (1958), « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », dans Écrits, op. cit.,
p. 598.
5. S. Freud (1913), « Le début du traitement », dans La technique psychanalytique, Paris, Puf, 1953,
p. 80.
6. Platon, La République, Livre VII, § 522 et § 526 c, Paris, Le livre de poche, 1995, p. 318 et p. 325.

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L’analogie entre la cure psychanalytique et le « jeu de guerre » pourrait


surprendre. Pourtant il existe bien dans la littérature analytique des
éléments de questionnements s’inscrivant dans ce registre qui relève à la
fois de la logique et de la métaphore martiale.
C’est principalement le triumvirat de l’ego-psychology, Heinz Hartmann,
Ernst Kris et Rudolph Loewenstein, qui se penchera sur la question de la
stratégie et de la tactique de l’analyste, essentiellement appliquée au
problème de l’interprétation 7. Leurs travaux, souvent référés, explici-
tement ou non, à Ferenczi, s’attèlent au problème du « dosage » et du
« timing » de l’interprétation (Hartmann), à celui de l’interaction de la
planification avec l’intuition (Kris) ou encore aux conditions d’obtention
de l’insight (qui est à rapprocher de ce que Freud nommait « remémora-
tion ») de l’analysant à la suite de l’interprétation de l’analyste (Loewens-
tein). C’est surtout Loewenstein qui évoque la stratégie de l’analyste et sa
tactique interprétative.
Alors justement, qu’est-ce qu’une interprétation pour l’ego-psychology
en général et Loewenstein en particulier ? Il s’agit de « ces explications
données par l’analyste aux patients, qui leur apporte une plus grande
connaissance d’eux-mêmes 8 ».
Pour intéressantes et audacieuses que puissent paraître ces élabo-
rations qui s’inscrivent dans le sillon du projet férenczien qui visait la
« métapsychologie des processus psychiques de l’analyste 9 », il n’en reste
pas moins que l’interprétation, telle que Loewenstein la définit, est orientée
non pas par le réel mais par le sens, voire par la signification, et qu’elle vise
moins le savoir que la connaissance. Dès lors la stratégie et la tactique de
l’analyste se réduisent à un plan préconçu (la stratégie), voire à un préjugé
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coordonné à une psychologie du moi, à appliquer à la configuration de la
situation (la tactique) en un temps t.
Encore faut-il remarquer que Ferenczi, dont l’approche a pourtant
donné lieu à bien des dérives, se montrait plus nuancé que sa postérité
nord-américaine. Ainsi n’hésitait-il pas à rappeler que le tact de l’ana-
lyste inclut une part d’indétermination 10 et qu’il « convient de concevoir
l’analyse comme un processus évolutif qui se déroule sous nos yeux,

7. Il s’agit ici des articles intitulés « Les implications techniques de l’ego-psychologie » de


Hartmann, « Psychologie du moi et interprétation dans la thérapie psychanalytique » (1951) de
Kris et surtout « Le problème de l’interprétation » (1951) de Loewenstein. On peut les trouver
traduits en français et réunis sous le titre De l’interprétation, trois références du Séminaire I de Jacques
Lacan dans les Documents de la bibliothèque de l’École de la cause freudienne, n° 2, 1996, aux
éditions EURL Huysmans, Paris.
8. R. Loewenstein (1951), « Le problème de l’interprétation », op. cit., p. 44.
9. S. Ferenczi (1928), « Élasticité de la technique psychanalytique », dans Œuvres complètes IV, Paris,
Payot, 1982, p. 63.
10. Ibid., p. 55.

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plutôt que comme le travail d’un architecte qui cherche à réaliser un plan
préconçu 11 ».
Il y a là, pour filer la métaphore martiale, deux conceptions très diffé-
rentes de l’art de la guerre. D’une part, une conception européenne, voire
grecque, où prévalent une logique des déterminations, une pensée du
modèle (la stratégie) et une approche de la tactique inféodée à l’activité
programmatrice et légiférante de la raison. D’autre part, une conception
qu’il faudrait rapprocher de l’art chinois de la guerre, où la stratégie doit
partir du « potentiel de situation » (shi), et non pas du modèle, pour adapter
l’action aux contingences. Il ne s’agit pas ici d’une forme d’empirisme 12.
C’est la mètis, ou l’intelligence rusée, qui est requise, soit cette forme d’in-
telligence pratique combinant le flair, la sagacité et la débrouillardise qui,
chez les Grecs, était impliquée aussi bien dans le savoir-faire de l’artisan
que dans la prudence du politique ou l’habileté du pilote dirigeant son
navire. Detienne et Vernant soulignent que cette intelligence des réalités
mouvantes, des variantes d’un type idéal qui n’existe pas, ne se prête ni à
la mesure précise ni au raisonnement rigoureux. C’est pourquoi elle fut, à
partir du Ve siècle, reléguée dans l’ombre par les philosophes 13.
Mais il y a pourtant, avec cette intuition d’une autre raison impliquée
dans le savoir-faire, un point commun avec la remarque de Lacan qui
indiquait ce que l’analyste doit savoir : ignorer ce qu’il sait 14. Dès lors il
n’est pas inutile de revenir sur la position de Lacan, sur ses nuances et
son évolution, quant à cette conception de l’analyste stratège et tacticien
que l’ego-psychology développait à la fin des années 1940 et au début des
années 1950.
Loin de récuser les idées de stratégie et de tactique en tant qu’impli-
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quées dans l’action de l’analyste, Lacan ne s’opposera pas moins aux thèses
de Loewenstein. Ce fait est patent lorsqu’en 1958, dans « La direction de la
cure et les principes de son pouvoir », Lacan subordonne la stratégie et la
tactique de l’analyste à sa politique où, avertit-il, l’analyste « ferait mieux
de se repérer sur son manque à être que sur son être ». Ce point crucial
déboute le moi de l’analyste et le conduit à éprouver en quoi son acte le
divise et s’appuie sur un « je ne pense pas » : « Son action lui échappe
avec l’idée qu’il s’en fait, s’il n’en reprend pas le départ dans ce par quoi
elle est possible, s’il ne retient pas le paradoxe de ce qu’elle a d’écartelé,
pour réviser au principe la structure par où toute action intervient dans la
réalité 15. » Et Lacan d’ajouter, en guise de critique adressée aux tenants de

11. Ibid., p. 56.


12. F. Jullien, Conférences sur l’efficacité, Paris, Puf, 2005, p. 64.
13. M. Detienne et J.-P. Vernant, Les ruses de l’intelligence. La mètis des grecs, Paris, Flammarion, coll.
« Champs », 1974.
14. J. Lacan (1955), « Variantes de la cure-type », dans Écrits, op. cit., p. 349.
15. J. Lacan (1958), « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », op. cit., p. 589.

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l’ego-psychology : « Pour les psychanalystes d’aujourd’hui, ce rapport à la


réalité va de soi 16. »
Pourtant, si Lacan n’abandonne pas immédiatement le recours aux
termes de stratégie et de tactique, c’est parce qu’il va tenter de leur donner,
au-delà de leur caractère métaphorique et finalement un peu psychologi-
sant, une consistance logique réglée sur ce qui l’intéressait à l’époque et
qui orientait sa conception de l’Autre, à savoir la théorie des jeux. L’Autre
y est alors conçu comme « le pur sujet de la moderne stratégie des jeux 17 »
accessible au calcul de la conjecture où « les lois de l’intersubjectivité sont
mathématiques 18 ». Néanmoins Lacan finira par nuancer ce point de vue
en rappelant que si le « truc analytique ne sera pas mathématique 19 »,
l’acte psychanalytique implique un réel irréductible à la saisie du concept.
C’est la raison pour laquelle il concorde avec « le point dont toute stratégie
vacille 20 ». Dès lors, la stratégie de l’analyste devrait plutôt être définie
comme une « stratégie de l’énigme », pour reprendre à nouveaux frais la
jolie expression d’Yves Bonnefoy. Mais cette énigme n’est pas sans objet.

Le savoir-faire, le style et l’objet

Il est possible, même si difficilement démontrable, que l’abandon de


la conception de l’analyste stratège et tacticien chez Lacan soit coordonné
à la montée progressive dans son œuvre de la notion de savoir-faire, qu’il
convoquera à plusieurs reprises à la fin des années 1960 et durant les
années 1970.
Le savoir impliqué dans le savoir-faire n’est pas l’épistémé. Il n’est pas
transmissible par la théorie et il excède ce que l’on peut en dire comme
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l’idée que l’on peut s’en faire. Non pas qu’il ne se transmette pas, mais il ne
s’avère transmissible que par l’usage concret qui en est fait, un usage enga-
geant le corps. Le savoir du savoir-faire est donc un « savoir maniable 21 ». Il
n’est donc pas la connaissance et il s’avère troué par l’objet qui en constitue
l’enforme. Aussi, ce n’est pas par hasard que, lors de la séance du 20 juin
1962 du séminaire L’identification, Lacan livre à son auditoire une confi-
dence qu’il tient d’Heidegger. Le philosophe lui aurait en effet confié qu’il
devait sa propre conception de l’objet, sa présence au monde, sa proximité

16. Ibid., p. 590.


17. J. Lacan (1960), « Subversion du sujet et dialectique du désir », dans Écrits, op. cit., p. 806.
18. J. Lacan (1956), « Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 », dans
Écrits, op. cit., p. 472.
19. J. Lacan (1973), Le séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Le Seuil, coll. « Points essais », 1999,
p. 148.
20. J. Lacan (1969), « L’acte psychanalytique. Compte-rendu du séminaire (1967-1968) », dans Autres
écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 376.
21. J. Lacan, Les non-dupes errent, séminaire inédit du 19 février 1974.

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et son éloignement, au métier artisanal de son père qui était tonnelier. Il y


aurait donc chez Heidegger, et de son propre aveu, un lien intime entre le
Dasein et l’objet-ustensile forgé par la praxis artisanale paternelle. Si Lacan
aborde cette anecdote, c’est sans doute parce que, quant à lui, la pratique
qu’il expose particulièrement en ce séminaire, à savoir la topologie (qu’il
qualifiera plus tard de savoir-faire démonstratif 22), n’est pas sans parti-
ciper elle-même à la fabrique de l’objet a.
Or si le savoir-faire ne fait pas référence à un savoir qui se sait et qui est
transparent à lui-même, s’il est plus près de la tekhnè que de l’épistémé, on
comprend pourquoi Lacan le situera comme le propre de l’esclave antique
au moment où il fonde les mathèmes de ses quatre discours. Toutefois, le
savoir-faire, en tant qu’il engage justement une forme du savoir qui ne se
sait pas, concerne de plein droit le savoir qui intéresse la psychanalyse.
C’est bien pourquoi le savoir-faire est intégré dans le savoir en place de
vérité dans le discours de l’analyste : « C’est [du côté de l’analyste] qu’il y
a S2, qu’il y a savoir – que ce savoir il l’acquiert d’entendre son analysant,
ou que ce soit savoir déjà acquis, repérable, ce qu’à un certain niveau,
on peut limiter au savoir-faire analytique 23. » Notons néanmoins qu’à la
différence du savoir-faire de l’esclave antique, le savoir-faire analytique
est dissocié du signifiant maître. Cela implique qu’à proprement parler, le
savoir-faire de l’analyste doive dans son fond s’affranchir des signifiants
maîtres qui ordonnent le savoir doctrinal ou qui soutiennent, par exemple,
les thèses dominantes de telle école ou association de psychanalyse. Le
savoir-faire de l’analyste ne saurait pas non plus trouver sa garantie des
signifiants maîtres que constituent systématiquement les titres institution-
nels, les nominations ou autres qualités de membre d’une école ou d’une
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association (AME, AE ou ex-AE, AP, etc.). C’est là le vrai sens d’un savoir-
faire analytique qui, comme l’analyse dont il s’autorise, doit être laïc. Cet
élément fondamental relatif à la topologie du S2 dans le discours analy-
tique, toujours difficile à atteindre, n’en reste pas moins cohérent avec
l’avertissement de Lacan de 1955 susmentionné et selon lequel l’analyste,
tout au moins dans son acte, doit ignorer ce qu’il sait.
Qu’il s’agisse du S2 du savoir-faire dans le discours du maître ou dans
celui de l’analyste, il a, dans les deux cas, partie liée avec l’objet. Dans
le discours du maître, le savoir-faire de l’esclave produit l’objet. Dans le
discours de l’analyste, le savoir-faire analytique soutient la fonction de
l’objet comme agent du procès. C’est la raison pour laquelle il n’est pas
absurde de rapprocher le savoir-faire analytique de la question du style,
qui, chez Lacan, est toujours intrinsèquement liée à l’objet. « Le style,

22. J. Lacan, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, séminaire inédit du 21 décembre 1976.
23. J. Lacan, Le séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991, p. 38.

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c’est l’objet 24 » dira-t-il en effet pour signifier que le style ne relève pas de
la seule dimension signifiante mais bien plutôt d’un réel qui objecte au
symbolique et indexe une différence absolue. En ce sens, le style et le désir
de l’analyste indiquent une position quant au réel et se nouent au savoir-
faire. Le style dépasse d’ailleurs le champ des cures que l’analyste mène,
Lacan n’hésitant pas à souligner l’aspect non négligeable du « style de vie »
comme effet de la formation du psychanalyste 25. Comme le savoir-faire ne
se réduit pas à l’idée que l’on peut en avoir, le style ne se maîtrise pas et
peut difficilement être revendiqué par celui qu’il spécifie. Il ne se choisit
d’ailleurs même pas et ne procède pas par imitation. Pourtant, comme le
savoir-faire, le style n’exclut pas qu’on en soit responsable 26 et il identifie
bien en propre, dans le radical de sa singularité, celui qui en est marqué.
Lacan caractérisait notamment Socrate et Joyce par le trait le plus parti-
culier de leur style en apposition à leur nom propre : Socrate l’atopique ou
Joyce le symptôme, sur le modèle du vocabulaire de la pègre (Raymond la
Science, Pierrot le Fou ou encore Pépé le Moko) 27.
En outre, le lien étroit entre le style et le savoir-faire concerne non seule-
ment l’analyste mais l’inconscient lui-même. Le « style de l’inconscient 28 »
qui est spirituel (witzig) relève d’un « savoir-faire avec lalangue 29 » en tant
qu’il manie la motérialité du signifiant située à la frange du symbolique et
du réel de la jouissance hors sens. Dès lors, l’on se doute bien que le style

24. J. Lacan (1958), « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », dans Écrits, op. cit., p. 740. Contraire-
ment à ce que l’on pourrait penser (cf. C. Soler, « Styles de passes », Mensuel de l’EPFCL, 59, mars
2011), il n’y a pas, chez Lacan, une conception du style d’abord référée à l’ordre du signifiant,
notamment dans sa formule subvertissant Buffon (« Le style c’est l’homme à qui l’on s’adresse »)
où l’adresse à l’Autre serait prévalente, pour ensuite évoluer vers une approche du style corrélée
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à l’objet. Une telle lecture relève de la formation des habitudes qui périodise systématiquement
l’œuvre de Lacan en suivant le sens linéaire du symbolique au réel qui orienterait ses élabora-
tions. De ce fait, la remarque de Lacan sur Buffon intervenant au début des Écrits procéderait
donc de la période qui correspondrait à la primauté du symbolique. Pourtant, si la phrase de
Lacan sur Buffon est bien au début du recueil des Écrits, précisément dans la préface, elle est
contemporaine de leur publication (1966) et est donc postérieure aux textes qui s’y trouvent. De
plus, le passage cité de « Jeunesse de Gide » (1958) où Lacan superpose le style et l’objet concorde
avec ce qu’il dira du style dans sa préface de 1966, à savoir que le style de ses Écrits est commandé
par leur adresse : la part analysante de chaque lecteur mise au travail par l’objet qui « répond à
la question sur le style ». Lorsque Lacan subvertit Buffon, ce n’est donc pas l’Autre qui situe le
style mais bien, et toujours, l’objet : « C’est l’objet qui répond à la question sur le style, que nous
posons d’entrée de jeu. À cette place que marquait l’homme pour Buffon, nous appelons la chute
de cet objet […]. » Écrits, op. cit., p. 10.
25. J. Lacan (1956), « Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 », op. cit.,
p. 459. Voir aussi l’« Acte de fondation », dans Autres écrits, op. cit., p. 238.
26. « On n’est responsable que dans la mesure de son savoir-faire » rappelle Lacan au tout début de
son séminaire du 13 janvier 1976. Cf. Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005,
p. 61.
27. Concernant la nomination « Joyce le symptôme », Lacan faisait référence à Jésus la Caille, héros
proxénète du roman éponyme de Francis Carco.
28. J. Lacan (1957), « La psychanalyse et son enseignement », dans Écrits, op. cit., p. 447.
29. J. Lacan (1973), Le séminaire, Livre XX, Encore, op. cit., p. 175.

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du savoir-faire de l’analyste devra résonner avec le style du savoir-faire de


l’inconscient. Mais comment ?
Sans doute s’agit-il de revenir à ce que Lacan appelait la disponibilité
de l’analyste. Le terme est fort puisque Lacan ajoute on ne peut plus clai-
rement que l’analyste est défini par et équivaut à cette disponibilité 30. Alors
qu’est-ce qu’un analyste disponible et à quoi doit-il l’être ?
Il doit l’être, et Lacan le précise, d’abord « dans l’ordre du signifiant
à fournir ». C’est dire que sa disponibilité est congruente avec sa disposi-
tion à supporter le transfert (soit à soutenir le signifiant quelconque qui
en constitue l’adresse) et à interpréter. Le signifiant à fournir peut, dans
cette perspective, être entendu aussi bien au sens du signifiant du transfert
qu’au sens du signifiant de l’interprétation. En outre, être disponible dans
l’ordre du signifiant renvoie à son « attention également flottante » qui ne
rabat pas le signifiant sur le sens ou sur le signe. Cela implique que son
attention ne soit pas parasitée par les éléments de sa subjectivité et qu’elle
ne se laisse pas engluer ou hypnotiser par le sens des énoncés de l’ana-
lysant. Ici le savoir-faire de l’analyste est coordonné au savoir-faire avec
lalangue qu’est l’inconscient.
Toutefois cette disponibilité dans l’ordre du signifiant à fournir ne peut
sans doute qu’être redoublée par une autre, plus proche quant à elle du réel
de l’objet. Il s’agit du facteur temps inclus dans ce que Ferenczi considérait
comme « l’indispensable patience et tolérance de l’analyste 31 ». Le comique
est qu’il craignait qu’on lui reproche un jour de considérer ainsi la tech-
nique analytique comme une pratique masochiste, alors que Lacan pourra
dire que le « faut du temps » que l’analyste supporte en faisant semblant
d’objet a fait « enchère au masochisme 32 » ! Qui dit mieux, de l’analyste
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ou du masochiste, quant à faire fonction d’objet a ? Cette « épreuve de
patience » (Geduldsprobe), comme le disait Freud, non seulement est ce qui
faisait selon lui la différence entre la cure analytique et tous les traitements
basés sur la suggestion qui ne respectent pas le temps de la perlaboration
de l’analysant 33, mais relève d’une disposition au réel qui marque le dire
de l’analyste, soit aussi bien le style de son savoir-faire. C’est cette dispo-
sition précise qui est selon moi engagée dans un effet de transmission. Ce
n’est pas le style du savoir-faire de l’analyste en personne qui se transmet,
même si les identifications entre analystes existent, mais plutôt le réel qu’il
porte en tant qu’il indexe la limite ou l’impossible de cette transmission 34.

30. J. Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, séminaire inédit du 12 mai 1965.
31. S. Ferenczi, « Élasticité de la technique psychanalytique », op. cit., p. 64.
32. J. Lacan, « Radiophonie », Scilicet, 2/3, Paris, Le Seuil, 1970, p. 79.
33. S. Freud (1914), « Remémoration, répétition et perlaboration », dans La technique psychanalytique,
op. cit., p. 114-115.
34. Voir le travail d’E. Porge sur la transmission de la clinique psychanalytique et particulièrement
sur le style de Lacan : Transmettre la clinique psychanalytique, Toulouse, érès, 2005.

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Le style du savoir-faire • 33

Le réel de cette transmission permet d’ailleurs à chacun de trouver la


latitude nécessaire propice à l’invention de son propre savoir-faire.
Il est d’ailleurs assez remarquable que Lacan tolérait les maladresses
des analystes qui venaient témoigner de leur pratique lors de séances de
contrôle. Il les comparait à des rhinocéros (à entendre au sens de l’éléphant
dans un magasin de porcelaine !) et leur disait, du moins pour un temps,
que tout ce qu’ils faisaient était formidable. Lors d’une de ces séances avec
Élisabeth Geblesco, on peut noter, même si le passage est furtif, que Lacan,
après avoir répondu à une question, se reprend pour laisser à l’analyste
en contrôle le soin de trouver la juste mesure de son savoir-faire. Dans ce
passage, Geblesco craint qu’une de ses analysantes ne se suicide durant
l’absence de son analyste du fait des vacances. Elle demande alors à Lacan
s’il lui paraît opportun qu’elle invite son analysante à lui téléphoner pendant
les vacances si quelque chose ne va pas. « Vous qui avez tant d’expérience,
lui dit-elle, qu’en pensez-vous ? » Et Lacan de répondre avec fougue : « Oui,
vous le pouvez. » Puis Geblesco remarque qu’il semble se reprendre et
corrige : « Enfin, vous pouvez le lui dire si vous le voulez 35… »
De Ferenczi à Hartmann, Kris et Loewenstein, en passant par Balint, tous
ont choisi, à un moment de leur élaboration sur la question du savoir-faire,
de traiter de l’action de l’analyste à travers le problème de l’interprétation.
Il convient donc de se demander comment est envisagée l’interprétation
psychanalytique dès lors que le savoir-faire qui la conditionne se soutient
de la disponibilité de l’analyste dans l’ordre du signifiant mais aussi dans le
registre du réel. Cela revient à interroger les rapports de l’interprétation avec
l’inconscient défini comme savoir-faire avec lalangue.
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Réson de l’interprétation

Le 6 janvier 1972, lors de ses dits « entretiens de Sainte-Anne » intitulés


Le savoir du psychanalyste, Lacan qualifie Francis Ponge de « grand poète »
qui, en tant que tel, « n’est pas tout à fait sans qu’on doive tenir compte
[…] de ce qu’il nous raconte » concernant les ressources résonnantes
de la langue. En effet, dans Pour un Malherbe, le poète nomme « réson »
ces ressources résonnantes de la parole pour équivoquer avec la raison
et indiquer les limites de celle-ci en pointant l’effectivité d’une « autre
raison » qui n’est pas raisonnante 36. Or, ce n’est pas la première fois que

35. É. Geblesco, Un amour de transfert. Journal de mon contrôle avec Lacan (1974-1981), Paris, EPEL, 2008,
p. 130.
36. On trouve aussi ce jeu de mots dans le Journal de Paul Claudel et dans la préface de Paul Eluard
à la Première anthologie vivante de la poésie du passé (Seghers, 1951). Cf. note 4 p. 1478 de « Pour
un Malherbe » dans les Œuvres complètes de F. Ponge, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de
la Pléiade », 2002.

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34 • Essaim n° 30

Lacan faisait référence à la réson de Ponge puisqu’on trouve à la fin du


chapitre III de « Fonction et champ de la parole et du langage en psychana-
lyse », justement intitulé « Les résonances de l’interprétation et le temps du
sujet dans la technique psychanalytique », une note de bas de page concise,
ajoutée en 1966, mentionnant le néologisme du poète. Il est donc notable
que, pour Lacan, la résonance de la langue est consubstantielle de la raison
de l’interprétation et ce, dès 1953. C’est encore le cas en 1966 donc, de
même qu’en 1972. Cependant il n’est pas certain que la réson de l’interpré-
tation ait, dans les années 1970, le même sens que celui qu’elle avait dans
« Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse ». En effet,
la réson que Lacan convoque de nouveau dans Le savoir du psychanalyste
n’est pas précisément sans résonner elle-même avec un néologisme qu’il
forge au même moment, à savoir lalangue. Il n’est pas inutile, quant à la
question du savoir-faire du psychanalyste, d’identifier ce point d’inflexion
dans l’abord de l’interprétation qui ne concerne rien de moins que la poli-
tique de l’acte de l’analyste et, je dirai, sa conception de l’inconscient.
Dans « Fonction et champ de la parole et du langage en psychana-
lyse », les résonances de l’interprétation constituent une propriété de la
parole qui consiste à faire entendre ce qu’elle ne dit pas. Contrairement à
la théorie de l’information de Shannon, à laquelle Lacan semble s’opposer
implicitement, la fonction du langage n’est pas d’informer mais d’évoquer.
La parole n’est pas réductible à sa fonction dénotative, c’est-à-dire à la
signification des énoncés qu’elle véhicule. Elle porte en elle une dimension
de sens qui excède ses énoncés : c’est sa fonction connotative. Dans cette
mesure, elle peut évoquer ou faire entendre ce qu’elle ne dit pas. Le sens
transcende la signification et la réson de l’interprétation fait vibrer cette
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dit-mension excédentaire ou alternative (en plus ou en moins par rapport à
l’information ou à la signification) qui concourt à l’avènement de la parole
pleine. Il y a donc, à cette époque, une coordination entre le sens, les réso-
nances de l’interprétation et la parole pleine qui participe à la direction de
la cure. Le problème, qui n’est pas mentionné dans cet article de 1953, est
que si le tonneau du sens fuit, ce que Lacan rappellera à plusieurs reprises
par la suite, alors le sens n’a pas de limite. Par conséquent, une cure dont
le procès est orienté par la réson du sens de l’interprétation risque de virer
à l’interminable (Unendlichkeit).
Or, dans Le savoir du psychanalyste, Lacan met l’accent sur la limite du
sens. Ce faisant, il « écrit » lalangue en un seul mot pour souligner la valence
de réel de la langue impliquée notamment dans sa dimension de jouissance
hors sens. En effet, le néologisme lalangue est inspiré du terme lallation,
qui fait porter l’accent sur la jouissance de la langue plus que sur le sens.
D’ailleurs ce néologisme a une qualité performative qui rend sensible un
réel puisque chacun, en prononçant le terme « lalangue » tout en gardant

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Le style du savoir-faire • 35

à l’idée son écriture holophrastique, éprouve quelque chose du registre


de la lallation. C’est ici, autour d’un point de réel dans le symbolique, que
la parole se définit par son identité à ce dont elle parle. Concurremment
à l’avènement du terme de lalangue donc, et comme dit précédemment,
Lacan fera donc, le 6 janvier 1972, référence à Francis Ponge et à sa réson.
Mais il est tout à fait crucial de remarquer cette fois que la réson n’est pas
seulement corrélée au registre du sens. Ce qui résonne précisément, nous
dit Lacan, est un objet antipathique au sens, à savoir l’objet a avec quoi
« chacun a son attache particulière », autrement dit un réel qui donne à
chacun son style. On ne s’étonnera pas que la conception de l’interpréta-
tion s’en trouve modifiée, de même que la prévalence accordée jusque-là
à la parole pleine. Cette dernière, dès lors considérée comme une « parole
pleine de sens 37 », est désormais dissociée de la réson de l’interprétation.
Le principe d’orientation de la cure n’est plus la parole pleine, donc. Il est
un effet de tressage, par le biais de l’interprétation, entre parole pleine et
parole vide 38 qui a pour conséquence d’évider un sens dans le double sens
que peut porter l’équivoque par exemple. Il en résulte un sens blanc dans
l’équivoque qui est le lieu même de la résonance hors sens, « écho dans
le corps du fait qu’il y a un dire 39 », qui va de la tonalité à la modulation.
C’est la réson de l’interprétation qui est, dans le même mouvement, sa
réson poétique si l’on conçoit avec Lacan que la (vraie) poésie n’est pas
seulement effet de sens mais « effet de trou 40 ».
Ce qui faisait sans doute de Francis Ponge un grand poète tenait à son
savoir-faire avec le réel de lalangue. Récusant pour lui-même le qualificatif
de « poète », il disait être venu à la poésie moins par goût que par dégoût
et mener une tentative d’assassinat du poème par son objet 41. Dans cette
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perspective, sa conception de l’objet n’est pas sans devoir nous intéresser
car, si elle est conforme à ce qu’il a pu dire du Soleil comme objet, alors il
s’agit d’un objet-trou qui est en même temps la condition de possibilité de
tous les autres objets 42.
Tout comme Joyce tient son savoir-faire d’une désarticulation de
l’anglais pour en extraire lalangue, qui n’est pas le sens, l’artisanat de
Ponge est polarisé par l’« objet brut 43 », la « réalité concrète 44 » des formes
verbales, c’est-à-dire par un réel, pas sans le langage, dont les intitulés de

37. J. Lacan, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, séminaire inédit du 15 mars 1977.
38. Voir sur ce point P. Bruno, La passe, Toulouse, PUM, 2003, p. 137-149.
39. Définition de la pulsion pour Lacan dans Le sinthome, Paris, Le Seuil, p. 17.
40. J. Lacan, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, séminaire inédit du 15 mars 1977.
41. Sur ce dernier point, cf. l’« Appendice au “Carnet du bois de pins” » dans F. Ponge, Œuvres
complètes, op. cit., p. 409.
42. F. Ponge, « Le soleil placé en abîme », ibid., p. 781.
43. F. Ponge, « Berges de la Loire », ibid., p. 337.
44. F. Ponge et P. Sollers (1970), Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, Paris, Le Seuil, coll.
« Points essais », 2001, p. 163.

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36 • Essaim n° 30

ses recueils rendent assez joliment compte : Le parti pris des choses et La rage
de l’expression par exemple. C’est d’ailleurs aussi pourquoi il choisira de
citer Mallarmé pour répondre à la question de Sollers sur la spécificité de
son travail poétique : « Et là, on peut rappeler cette assertion de Mallarmé,
à propos des mots anglais : “Dans l’enveloppe sonore du mot, il y a donc
une essence réelle se rapprochant de l’organisme dépositaire de la vie.” “Le
mot, dit Mallarmé, présente, dans ses voyelles et ses diphtongues, comme
une chair.” Mon travail (poétique, si vous voulez) portait là-dessus 45. »
Mais la pratique scripturale de Ponge ne consiste pas illusoirement à dire le
réel mais plutôt à relever « le défi des choses au langage 46 », autrement dit
à restituer par son acte textuel (dont Sollers remarque l’aspect performatif
dans la mesure où l’accentuation est mise sur la production elle-même
et non pas sur l’objet fini 47) un non-rapport entre le réel et le sens : « Les
choses et les poèmes sont inconciliables 48 », dit Ponge. La réson s’institue
sur cette topologie de bord où la poésie est à la fois effet de sens et effet
de trou. Pour Ponge, elle est la « qualité différentielle » de ces « raisons
adverses 49 ». Elle réalise la ligne de crête où se découpe « le contour de la
“chose”, de l’objet constituant alors l’horizon de l’être 50 ».
Comment donc ne pas penser à cette question de Lacan sur la fonction
de l’interprétation : « À quel silence doit s’obliger maintenant l’analyste
[…] pour que l’interprétation retrouve l’horizon déshabité de l’être où doit
se déployer sa vertu allusive 51 ? » C’est le silence de la réson qui évide le
sens de l’interprétation pour y instaurer un blanc où les déterminations du
sujet trouvent leur limite radicale. C’est aussi là que commence sa liberté.
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45. Ibid., p. 59.


46. F. Ponge, « L’œillet », dans Œuvres complètes, op. cit., p. 356.
47. En effet, Ponge accompagne bien souvent tel de ses poèmes des diverses versions répétitives qui
ont participé à son élaboration. C’est le registre de l’« atelier » ou de la « fabrique » du poème qui
vaut pour lui-même en tant que work in progress.
48. F. Ponge, « Berges de la Loire », op. cit., p. 338.
49. F. Ponge, « Pour un Malherbe », dans Œuvres complètes, op. cit., p. 111-112.
50. Ibid., p. 220. Les italiques sont dans le texte.
51. J. Lacan (1958), « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », op. cit., p. 641.

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