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En publiant Sur Racine en 1960, le critique littéraire Roland Barthes crée une

polémique autour de ses interrogations sur le théâtre racinien du XVIIe siècle. Grande figure
du mouvement structuraliste, il s'interroge sur le sens de la langue lorsqu’elle est mise en
relation. Dans une partie consacrée à la pièce de Racine, Andromaque, parue en 1668 pour la
première fois, Barthes oppose deux visions de la fidélité : celle archaïque et moderne. Même
si elles ne sont pas censées se rencontrer à première vue, la scène 4 de l'Acte III retient en
cela notre attention. C’est la seule fois, précisément au milieu de la tragédie, que les deux
versions de la fidélité vont se rencontrer, incarnées respectivement par Hermione et
Andromaque. La prisonnière de Pyrrhus demande à s’entretenir avec la figure de la victoire
grecque, pour lui demander de protéger son fils, susceptible de mourir dans les heures qui
suivent. L’opposition entre ces deux fidélités semble pertinente d’un point de vue social et
temporel, opposant la fidélité au père à la fidélité au mari. Néanmoins, une nouvelle version
de la fidélité va émerger de la mort, grâce à une rupture avec le passé dans cette scène.

Dans son étude, Roland Barthes oppose nettement l’ordre ancien à l’ordre nouveau.
Pour lui, l’ordre ancien est le reflet d’une version archaïque de la fidélité. Il est forgé sur la
vengeance, et veut demeurer. Incarné par l’ensemble de la société, il est conservateur. Ici, la
fidélité archaïque est incarnée par le personnage d’Hermione. Sans cesse projetée vers le
passé, la fidélité se définit par les serments faits au Père, en l'occurrence le roi Ménélas.
Racine le rappelle à travers Hermione : “un devoir austère, quand mon père a parlé,
m’ordonne de me taire” (v. 881 - 882). Dans ce cas, l’action dans l’instant présent est sans
cesse pensée par rapport au passé. Or, il est par définition révolu. Le père est le principe
organisateur, celui qui garantit une cohésion, une structure de la société. D’après Barthes,
c’est pourquoi lui désobéir serait “rejeter à la fois le Père, le Passé, la Patrie, la Religion”. Ce
serait synonyme de destruction. Dans Andromaque, la forme socialisée de la fidélité se situe
du côté des vainqueurs de la guerre de Troie, c’est-à-dire des Grecs. Incarnée par Hermione,
identifiée en tant que fille de Ménélas, l’ordre ancien est en cela plus puissant.
La question de l’ordre nouveau en est tout autre. Barthes nous présente cette nouvelle
version de la fidélité comme moins socialisée. Incarnée par Andromaque, appartenant au
camp des vaincus de la guerre de Troie, son statut de prisonnière engendre une souffrance
collective : “lassés de dix ans de misère” (v.873). Présentée face à l’incarnation d’un ordre
ancien, elle assume cette infériorité physiquement : “la veuve d’Hector pleurante à vos
genoux” (v.860). En cela, l’ordre nouveau est plus fragile. Cette fidélité n’est plus relative au
père, mais au mari. Si la mère choisit de protéger son fils, c’est le signe d’une fidélité
perpétuelle à Hector. Celle-ci est fondée ici sur la valeur accordée au tombeau, à la mémoire
du défunt. Face au dilemme imposé par Pyrrhus, qui consiste à choisir entre l’honneur du
héros défunt ou la vie de son successeur, il n’y a d’autre issue que la mort, par le suicide.

Dans les paroles d’Andromaque, la présence d’Hector, héros de la guerre de Troie, est
indissociable du fils, tout au moins dans les premiers vers. La première conjonction de
coordination “mais” (v.867) vient marquer une rupture avec ce qui précède. C’est ce fils qui
va permettre un échange entre les deux fidélités. La captive va implorer Hermione, la figure
de la victoire, en faisant appel à la solidarité féminine malgré cette femme nullipare : “vous
saurez quelque jour (...) pour un fils jusqu'où va notre amour” (v. 867-868). Elle aurait pu
comprendre et consentir à protéger la prisonnière si seulement elle avait déjà enfanté. La
captive essaie d’établir un lien avec son interlocutrice en rappelant que son défunt mari a
tenté, au cours de la guerre de Troie, de protéger sa mère, Hélène. Cette initiative réalisée
envers les Grecs semble être sur fond d’uchronie. Partant de la guerre de Troie, soit un
événement historique, cette intention d’Hector, sur demande d’Andromaque, est difficile à
prouver. La prisonnière espère que cet argument donnera lieu, en retour, à une reconnaissance
d’Hermione. Or, c’est une amoureuse jalouse : la captive est accusée d’être aimée de Pyrrhus
: “s’il faut (le) fléchir, qui le peut mieux que vous ?” (v.884). Elle ne peut pas cesser d’obéir à
l’ordre ancien, au passé auquel elle est liée. C’est surtout parce que l’incarnation de la
nouvelle forme de fidélité vit dans le présent qu’elle a un pouvoir sur Pyrrhus, qui oscille
lui-même entre les deux. Selon Barthes, il “veut choisir (...) entre le passé et l’avenir”.

La présence des confidentes des deux ordres dans cette scène retient notre attention.
Dans une analyse ultérieure sur le rôle du Confident, Barthes étudie justement son importance
dans la relation qu’il entretient avec le héros. Il favorise la discussion dite dialectique, en
proposant des solutions en dépit de la fatalité du héros et encourage l’expression des
sentiments du héros au public. Le confident racinien incarne pour lui “la voix de la raison”
face aux passions qui dominent. Il manifeste ainsi un grand sens des réalités face aux élans
amoureux. La présence des confidentes relatives aux deux fidélités dans cette scène permet
d’attester la véracité des propos tenus en dépit de leur silence.

De cette assimilation du père au fils, du dilemme auquel la prisonnière est confrontée,


elle ne peut trouver d’autre issue que dans la mort. Néanmoins, selon Barthes, c’est en ayant
frôlé la mort que la mère a pris conscience que son fils pouvait exister par lui-même, sans être
entièrement le reflet de son père. Il l’appelle même “Astyanax II”. C’est en cela que la mère
renonce à une partie de sa fidélité. Barthes explique qu’il s’agit d’une résolution à “une
fidélité incomplète”. Cela est marqué par la réplique “ma flamme (...) avec lui dans la tombe
elle s’est enfermée” (v. 865 - 866), qui permet à Andromaque de laisser ce qui est ancien
derrière elle afin de se projeter vers l’avenir bien que sa sincérité demeure envers son mari.
Elle opère une rupture du passé de sorte qu’elle reprend vie. Le basculement vers une
nouvelle version de la fidélité débute ici. Barthes explique que cette nouvelle fidélité s'opère
complètement pour Andromaque après la mort de Pyrrhus à l’Acte V. C’est seulement
lorsque ce personnage aura rompu avec son passé que sa captive pourra faire de même, afin
d’en être libérée. Cela fait de Pyrrhus un personnage pivot de la tragédie : c’est sa mort qui va
fonder un ordre nouveau pour Andromaque.

Mais il y a déjà une émergence de transition entre les deux structures ici. Dans cette
scène, et notamment à travers la question rhétorique “Que craint-on d’un enfant qui survit à
sa perte?” (v. 877), la mère proclame à Hermione que cet enfant n’est pas une menace, et son
père, qu'on craignait, est mort. On peut nuancer néanmoins car c’est un argument utilisé pour
lui permettre de remporter l’adhésion d’Hermione. Quoi qu’il en soit, il est question de
l’héritage du fils, c’est-à-dire du patrimoine laissé par la mort de son père par la succession.
Une fois exilé, loin des affaires politiques, cet héritage n’existera pas. La captive envisage un
avenir accompagnée uniquement de son fils : “en quelque île déserte” (v. 878), “et mon fils
avec moi” (v.880). Elle aspire à une situation future dans laquelle l’enfant pourra vivre sans la
peur d’être tué et en dehors des préoccupations politiques. Cette souffrance-ci, dirigée
exclusivement vers la famille, s’oppose à la souffrance de l’ensemble des troyens rappelée
précédemment. L’ordre ancien glisse progressivement vers l’ordre nouveau qui se produit
sans pour autant oublier Hector.

L’opposition entre les deux fidélités semble pertinente jusqu’au personnage de


Pyrrhus, qui va marquer un tournant dans la tragédie. Barthes parle de lui comme “la figure la
plus émancipée de tout le théâtre racinien”. Il permet justement cette transition entre la
fidélité archaïque et moderne, ou encore entre Hermione et Andromaque dans la pièce. On ne
peut pas appliquer tout ce que dit Barthes sur Pyrrhus dans cette scène nonobstant la réponse
d’Hermione qui semble déjà marquer une rupture. L’incarnation de la fidélité archaïque
prétend que sa captive a plus de pouvoir de faire changer d’avis Pyrrhus qu'elle-même : “vos
yeux ont assez longtemps régné sur son âme” (v. 885). Ainsi, si la prisonnière, qui se
présentait en position d’infériorité auparavant, est la seule à pouvoir agir, cela fragilise alors
franchement l’ordre ancien. Il s’efface au profit de l’instauration d’un nouvel ordre.

La scène 4 de l'Acte III marque bien une confrontation entre deux représentations de
la fidélité étudiées par Roland Barthes. Celles-ci se réfèrent à des temporalités différentes. La
fonction qui organise la société n’est pas incarnée par la même personne : soit le père, soit le
mari. Il existe bien une structure binaire dont le personnage de Pyrrhus est le pivot. Le
basculement vers un ordre nouveau pour Andromaque sera instauré pleinement après la mort
de Pyrrhus, à la suite de cette scène, sur la demande même de l’incarnation de la fidélité
archaïque.

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