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Boileau Théophile

Études théâtrales

Mémoire de M1
Divinité et comique dans trois traitements
théâtraux du mythe d’Amphitryon
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Index Introduction

Lors d’une énième aventure amoureuse, Jupiter, aidé de son


fils Mercure, décide de séduire une humaine : Alcmène. Pour obtenir
ses faveurs, épouse du général Amphitryon, le roi des dieux décide
de se faire passer pour celui-ci, tandis qu’il l’envoie batailler au
Introduction p.4
loin en provoquant une guerre futile. Mercure, de son côté, prend
l’apparence de Sosie, le serviteur d’Amphitryon, afin de garantir le
succès du plan de son père. Mais le retour inopiné de Sosie puis de
son maître provoque des situations comiques de confusion d’identité.
Première partie : La toute-puissance en action, une machine p.17
actionnée par les dieux Dans toutes les versions du mythe, Jupiter finit de toute façon par
obtenir une nuit avec Alcmène, ce qui aboutira à la naissance du
I - Toute puissance et dramaturgie : comment les conjuguer p.17 demi-dieu Hercule et de son frère, simple mortel, Iphiclès.
II - Mercure dans le prologue p.20 Le mythe d’Amphitryon est un sujet qui a engendré une
importante littérature théâtrale. Chaque réécriture a cependant
III - La divine mécanique p.29
conservé cette même intrigue générale. Ce mythe a été abordé par un
grand nombre de dramaturges et tous les thèmes qu’il propose ont été
associés de près ou de loin à des questions théâtrales, au point
qu’il n’est pas rare dans la recherche universitaire de tomber sur
Deuxième partie : Du divin à l’humain : se moque-t-on des p.49
dieux ? l’expression « mythe théâtral »1 pour désigner l’histoire de ce

I - Molière et Plaute : le divin spectaculaire, vanté ou p.49 personnage grec.


raillé ? On peut citer parmi les adaptations les plus célèbres du mythe

II - Giraudoux : se moquer du divin en toute circonstance p.74 au théâtre celles de Plaute (187 avant J.-C), de Molière (1668), de
Kleist (1899) ou de Giraudoux (1929). Si chacune des versions suit
globalement la même trame narrative, le caractère des personnages et
la nature de leur relation y sont systématiquement remis en
question. La réécriture de cette histoire est à chaque fois
Bibliographie p.101 l’occasion de soulever de nouvelles problématiques, notamment au
sujet de la perte de l’identité et du rapport des hommes aux dieux.
Dans les études qui leur sont consacrées, ces questions sont donc
souvent abordées en traversant le « mythe théâtral » d’Amphitryon de
manière diachronique. Il est intéressant, en effet, de se pencher

1 Cf. notamment FERRY Ariane, Amphitryon, un mythe théâtral: Plaute, Rotrou, Molière, Dryden,
Kleist essai / Ariane Ferry, Grenoble, Ellug, Université Stendhal, 2011.
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sur l’évolution du traitement de personnages ou de thématiques purement historique – requiert donc de s’intéresser à son
centrales qui se font écho d’une œuvre à l’autre. Hans Robert Jauss ascendance. C’est pourquoi, comme l’explique Jauss, plusieurs études
remarque ainsi l’importance des ressources herméneutique du mythe, s’attellent à traiter de la question de l’identité de façon
tout comme la nécessité de traiter toutes ses interprétations comme transversale. Si elle n’était pas immédiatement évidente chez
un ensemble et non comme des entités individuelles. Il parle à ce Plaute, son importance à l’époque de Molière offre ainsi une
titre de « polylogue » pour désigne le réseau que constituent entre perspective neuve pour aborder son aînée. Quant à Kleist ou
elles toutes les œuvres qui reprennent le mythe d’Amphitryon pour Giraudoux, ils disposent d’un nouveau socle à partir duquel élaborer
sujet. Il note, en prenant ce mythe pour exemple, que cette leur version, du mythe.
situation dépasse le simple « dialogue des auteurs » parce que le Jauss cite le « motif du Double » comme une des clefs de voûte
mythe sert justement de lien concret entre un auteur présent et son du mythe d’Amphitryon. C’est en effet un thème qui a été beaucoup
prédécesseur. Il est utilisé comme « réponse à une question présente traité, en rapprochement avec celui de l’identité. C’est ainsi
»1, mais l’auteur présent rend bien présente la voix de l’auteur qui l’angle que donne Jauss a donné à son article. On peut aussi citer,
s’est saisi avant lui dudit mythe. Le cas de Giraudoux est notamment, la thèse et les travaux consécutifs d’Ariane Ferry. En
exemplaire, puisqu’il reconnaît dans le titre même de sa pièce effet, l’essence même du mythe repose sur l’usurpation par les dieux
l’existence de toutes les itérations passées du mythe : il considère de l’identité d'Amphitryon et de Sosie, qui s’interrogent en
qu’il est le trente-huitième chaînon de cette longue filiation et conséquence sur l’existence de leur propre personne. De ce jeu naît
nomme donc sa pièce Amphitryon 38. le comique. Les dieux lancent l’intrigue en se donnant des rôles, et
Il faudrait donc estimer qu’il y a deux phénomènes parallèles lui donnent ainsi toute son épaisseur. C’est parce qu’il y a des
à prendre en compte lorsqu’on parle de chacune des interprétations troubles d’identité que la pièce peut exister telle quelle, en tant
de ce « mythe théâtral » : d’une part, la manière dont elle reprend que comédie. C’est donc une notion si importante dans le
ses modèles antérieurs, s’en distingue ou s’en rapproche ; d’autre développement progressif du mythe qu’il paraît difficile de
part, la manière dont elle pose une question nouvelle dans le réfléchir à ces textes en prenant une autre approche que celle-ci.
contexte de son temps et développe ainsi les possibilités Le jeu de rôle et d’identité amène en outre d’autres rapports
herméneutiques de l’œuvre. Pour chaque nouvel Amphitryon, le mythe devenus structurels dans l’intrigue commune de chaque renouvellement
se précise, s’enrichit de nouveaux sens et se saisit de du mythe. Jauss évoque le rapport entre le maître et le serviteur,
questionnements propres à son époque. Ses contours sont à la fois qui est depuis Plaute un des moteurs des effets comiques
plus larges, et plus précis. Nous paraphrasons ici Jauss : d’Amphitryon. Le « motif du Double » semble donc aussi indispensable
pour le mythe en lui-même que pour sa nature comique, puisque la
Il y a certes des mythes qui ont vu s’estomper leur identité et
décroître l’énergie créatrice qu’ils relaient, mais c’est ici tout le grande majorité des pièces qui en font leur sujet après Plaute se
contraire. Le thème d’Amphitryon n’a acquis son originalité que par
définissent comme des comédies. Pourtant, comme Ariane Ferry le
l’intégration d’éléments hétéronomes comme le motif du Double ou la
relation maître-serviteur, ce qui lui a donné une actualité de plus remarque, pris séparément, ce motif n’a rien de comique. Il implique
en plus grande.2
selon elle une « situation de cauchemar1 », à l’origine de
Dès lors, le plus récent des Amphitryon permet une approche fraîche sentiments de trahison et de jalousie. La figure du double est
de ceux qui ont été écrits avant lui. Se pencher sur un aspect d’une menaçante. Cependant, les exégètes du mythe s’accordent pour dire
de ses pièces – qu’il soit littéraire, dramaturgique ou même que le tragique est contourné – à défaut d’être totalement évacué –

1 JAUSS, Hans Robert [trad. Maurice Jacob], « L’interrogation du mythe et l’affirmation de l’identité par le point de vue qui est donné sur l’histoire : celui des dieux.
dans l’histoire d’Amphitryon », in Pour une herméneutique littéraire, Gallimard, coll. « NRF »,
Francfort-sur-le-Main, 1982, p.219-220
2 ibid., p.221 1 FERRY, Ariane, op. cit., p.29
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Du point de vue d’Amphitryon, de Sosie, et d’Alcmène, cette texte, de transformer la tragédie en comédie sans en changer un seul
histoire applique en effet le schéma traditionnel d’une tragédie mot.
antique : les mortels sont acculés par les dieux et luttent contre
Mais si un texte identique peut servir aussi bien pour une tragédie
leur destin qui leur a été dicté. Alcmène est condamnée à tromper que pour une comédie, l’explication la plus simple n’est-elle pas que
la position du public face à l’événement dramatique est variable ?
son mari ; elle donnera naissance à Hercule, qu’elle le veuille ou
L’action d’Amphitryon n’apparaît-elle pas nécessairement tragique
non. Cependant, il est difficile de trouver dans le mythe la raison aussi longtemps qu’on la considère d’en bas, à partir des hommes qui
souffrent sans être coupables, et ne prend-elle pas indiscutablement
de la colère des dieux. Ni Amphitryon ni Alcmène ne semblent avoir un éclairage comique aussitôt qu’elle peut être un motif de
été coupable d’hubris, l’orgueil démesuré dont font preuve les héros jouissance, à partir d’en haut, dans la perspective des dieux jouant
en toute liberté ?1
tragiques antiques. Il n’y a pas d’hamartia, la faute tragique qui
La question du spectateur apparaît dès lors comme fondamentale vis-
provoque un élan punitif des dieux. Il est certain que des deux
à-vis de l’enjeu dramaturgique que représente la présence prolongée
émotions constitutives du tragique, telles que les a pensé Aristote,
de personnages divins sur scène. C’est parce qu’il choisit de
c’est la pitié qui prévaut sur la terreur dans Amphitryon. La
prendre le parti des dieux qu’on lui présente que la comédie peut
terreur est de toute façon écartée d’emblée par la présence des
advenir réellement. Le Mercure du prologue chez Plaute ne manque pas
dieux au plateau, qui n’a rien d’inquiétant. Il y a là encore un
de le rappeler en s’adressant directement au public. À cet égard, la
écart majeur de ce que l’on peut attendre d’une tragédie. Les dieux
« distance » dont parle Ariane Ferry pourrait être considérée selon
ne sont pas un simple élément générateur du nœud de l’intrigue, dont
deux échelles différentes. Il y a la « distance entre le spectateur
l’action se limiterait au prologue. Ils sont encore moins
et la situation représentée », qu’elle évoque : le spectateur se
invisibles. Les dieux sont au plateau ; ils pensent et préparent
place ainsi aux côtés des dieux pour admirer les effets de leurs
leurs actions en personne. Les hommes ne sont pas laissés à eux-
manigances. Mais il y a en outre une distance vis-à-vis de ces mêmes
mêmes. Ce n’est ainsi pas la chute tragique d’un héros, mais
dieux, qui les inclut à la « situation représentée ». Le public est
l’exploit comique de dieux auquel le spectateur assiste. Le point de
à la fois spectateur des humains manipulés par les dieux, et des
vue est bel et bien celui des dieux, ce qui explique leur présence
dieux qui manipulent les hommes. Dans le cas d’un spectateur
exceptionnelle sur les planches. En outre, le leitmotiv du double
d’aujourd’hui, cela pose le postulat de son acceptation du statut
s’inscrit dans celui, plus large, du jeu, comme le rappelle Ariane
paradoxal des dieux : Jupiter et Mercure amènent le comique et la
Ferry :
légèreté au mythe alors même qu’ils représentent pour l’homme un
La plupart des dramaturges ont, de fait, refusé de prendre trop au certain danger. Ils appartiennent en outre, en tant que personnages,
sérieux cette histoire de dédoublement en privilégiant la perspective
ludique, celle des dieux : tant que ceux-ci mènent le jeu, ils au répertoire tragique. Bien que leur présence ne suffise évidemment
maintiennent une certaine distance entre le spectateur et la pas à faire de la pièce une tragédie, ils en font cependant
situation représentée.1
ressentir la présence en arrière-plan. La position d’un spectateur
On retrouve une idée similaire chez Hans Robert Jauss, lorsqu’il
de Plaute est supposément plus radicale puisqu’elle implique que le
adresse la question du comique et du tragique dans la pièce de
spectateur se positionne vis-à-vis de dieux qui sont les siens. On
Plaute. En effet, depuis que Plaute a fait du mythe, qui avait
voit déjà ici émerger la nécessité d’éclaircir le rapport entre les
probablement été adapté en tragédie par les Grecs, une comédie,
dieux et le spectateurs pour saisir toute l’ampleur de la
aucun des auteurs ne s’est dédit de cette qualification. Sa pièce
dramaturgie des Amphitryon.
est ainsi introduite par Mercure qui décide, en suivant l’avis du
La frontière entre comique et tragique semble ainsi
public dont la réaction est demandée par la didascalie interne du
relativement poreuse. Elle l’est d’autant plus au prisme du «

1 FERRY, Ariane, op. cit., p.30 1 JAUSS, Hans Robert, op. cit., p.225
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polylogue » entre les différentes pièces. Même si la plupart des Cependant, cette toute-puissance se construit toujours sous le
auteurs décident de garder la dénomination de « comédie », ils regard du spectateur. Or ce à quoi celui-ci assiste peut être
peuvent puiser plus ou moins dans les ressources tragiques que considéré, à ses yeux, comme l’échec de la toute-puissance. Jupiter
propose le sujet et les manipuler comme ils le souhaitent. Cette tout particulièrement – Mercure a toujours un rôle bien distinct de
condition unique du divin au théâtre est extrêmement fertile au son père en ce qui concerne son implication dans l’enchaînement de
niveau du fonctionnement dramaturgique de la pièce. Il nous a semblé l’action – est victime de son amour pour Alcmène. Il tord ainsi
opportun de nous intéresser aux implications du statut des dieux l’usage de sa toute-puissance pour la soumettre à un désir très
dans la trame narrative. Si les dieux sont à la racine de la terre-à-terre. Ce désir auquel il succombe porte sur une humaine, et
problématique identitaire du mythe, ils en tirent par ailleurs tous est humain en tant que tel. Giraudoux ne manque pas de mettre en
les fils. C’est aussi parce qu’ils gardent un certain contrôle sur évidence ce trait de caractère de Jupiter. Dans sa version, le dieu
l’intrigue qu’ils peuvent sauver le comique du pathétique voire du veut se plier aux pratiques de l’amour des hommes ; il veut faire la
tragique. Ils provoquent la confusion et le rire qui en résulte. Il cour, il veut séduire comme un homme :
semble que ce soit leur manière d’exprimer leur toute-puissance au JUPITER : J’ai peur que tu n’ignores les rites de l’amour humain. Ils
théâtre. Ils sont une force insurmontable et inébranlable. Cette sont rigoureux ; de leur observation seule naît le plaisir.1

force se concilie aussi difficilement à la comédie. Si, dans la À ce titre, Jupiter est un dieu diminué, dont la grandeur est

tragédie, elle est ce contre quoi le héros lutte, en comédie, il est rapportée à hauteur d’homme. Il veut, pour un temps, être un homme.

difficile de saisir sa fonction exacte. C’est peut-être que la Dans une certaine mesure, on pourrait même soutenir qu’il est le

toute-puissance devient en elle-même un enjeu. Jupiter, en effet, premier à mêler les identités, puisqu’il souhaite être pris pour ce

est tout-puissant et peut obtenir ce qu’il veut. Mettre en scène le qu’il n’est pas. Bien entendu, il n’est pas en proie au doute

jeu de Jupiter dans Amphitryon, ce serait alors mettre en scène sa existentiel de Sosie et d’Amphitryon, ou bien confronté au choix

toute-puissance en action. Le « jeu », tel que l’évoquent Jauss et drastique d’Alcmène qui doit désigner le véritable Amphitryon chez

après lui Ferry, se superpose au concept de toute-puissance portée Kleist. En revanche, Jupiter est bien en décalage avec le monde

au théâtre, dramatisée. On pourrait alors avancer qu’au-delà du jeu auquel il veut participer. Sa nature volage est bien connue, mais il

de rôle, de double et d’identité se trouve un jeu de dimensions n’apparaît pas ici à l’amante qu’il s’est choisie de manière

supérieures qui serait celui de la toute-puissance des dieux en surnaturelle : sa toute-puissance lui sert à perdre ses qualités

action. Celle-ci agirait ainsi au niveau dramaturgique : les dieux divines en devenant un humain. Ce geste initial fait du dieu à la

manipulent l’enchaînement des événements dramatiques pour atteindre fois l’organisateur du jeu des identités, et sa première victime.

leur objectif. Le spectateur, si tant est qu’il prenne le parti des Quoiqu’il en soit, une fois qu’il entre et se transforme pour le

dieux, se rirait plus exactement des manigances des dieux que du plateau de théâtre, il peut apparaître comme affaibli, avili.

trouble de l’identité. Celui-ci n’est que la conséquence de la Comparé au dieu unique du christianisme, la situation de Jupiter

toute-puissance des dieux. C’est une conséquence considérable aux peut sembler déplorable. On peut avancer sans trop douter que le «

implications lourdes philosophiques, certes – mais il n’en reste pas mythe théâtral » d’Amphitryon n’est pas étranger aux questions

moins qu’elle s’inscrit dans le cadre plus large d’une dramaturgie théologiques, notamment dans le cas de Molière qui écrit sous le

divine. Nous affirmerions ainsi que le spectateur ne rit pas règne de Louis XIV. La toute-puissance divine est en tout cas

seulement de la confusion des mortels de manière localisée, mais dévoyée, si ce n’est remise en question, dans les différents

aussi d’un dispositif plus large organisé par les dieux ; ce Amphitryon. Une autre problématique se pose alors : se rit-on de la

dispositif serait responsable du comique sur l’ensemble de la pièce toute-puissance quand elle fonctionne, que les humains sont pris

en organisant son rythme et l’agencement de ses événements. 1 I,1, p.116


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dans la toile des dieux, ou quand elle malfonctionne, que Jupiter pour ce mémoire, de nous limiter à seulement trois adaptations du
semble pris à son propre jeu ? Les deux options sont-elles mythe : celle de Plaute, celle de Molière, et celle de Giraudoux. Il
conciliables ? Les deux types de « distances » que nous avons semblait inévitable de traiter la version de Plaute pour une étude
identifiés, l’une qui place les dieux du côté du spectateur, et des dieux et de leur implication dans les procédés comiques, puisque
l’autre qui les place du côté du spectacle, n’impliquent donc pas la son Amphitryon pose les bases qui seront ensuite reprises par tous
même cible pour le rire. La perméabilité entre le tragique et le ses successeurs : pour Jauss, deux aspects de son œuvre son
comique peut venir nourrir l’un ou l’autre. fondamentaux et novateurs. C’est d’abord lui qui donne à Mercure le
Dans le cas de l’Amphitryon 38 de Giraudoux, il semble que la pouvoir de faire d’un mythe aux potentialités tragiques une comédie,
relation entre les dieux et les hommes soit en faveur des seconds. puisqu’il désigne la pièce par la fameuse expression tragicomoedia
Cela est notamment dû au personnage d’Alcmène, qui rend d’autant (tragi-comédie). Par ailleurs, il crée le personnage de Sosie,
plus ambigu le statut divin de Jupiter qu’elle affirme sa puissance l’esclave, ce qui permet à Mercure de s’en faire le double et
en tant que mortelle. Jupiter perd de sa toute-puissance face à d’introduire dans l’action une relation de maître-esclave.
l’humanité désarmante d’Alcmène ; mais Giraudoux reste fidèle au Amphitryon et Sosie, Jupiter et Mercure : les deux couples ainsi
mythe et son Jupiter obtient tout de même ce qu’il veut à la fin de formés sont générateurs de comiques grâce aux rôles que Plaute leur
la pièce, lors d’un dénouement apparemment grinçant et faussement attribue. La relation maître-esclave, ou maître-serviteur, renvoie à
heureux. C’est la pièce où le fait que les hommes ne sont pas la un répertoire de situations et de gestes comiques. Jauss précise :
seule cible du rire est le plus évident. Non seulement les dieux
Jupiter, dans sa double fonction, occupe pour la première fois le
font spectacle, car on voit Jupiter peiner à se faire passer pour un centre de l’œuvre, tant à cause de l’ambivalence du comique et du
tragique que par suite des jeux de reflet aux niveaux dieu-maître-
homme, mais en outre Giraudoux semble inviter les spectateurs à
serviteur.1
prendre le parti d’Alcmène contre les dieux. Celle-ci, avec son
Jupiter devient donc grâce à Plaute le pilier du mythe d’Amphitryon,
mari, refuse l’amour de Jupiter. Il y a là une construction
responsable des effets comiques ponctuels grâce au rôle de maître
dramaturgique qui paraît plus complexe encore que les précédentes :
qu’il assume, mais aussi de l’imbrication des scènes grâce à son
les dieux font spectacle, mais l’organisent. Le spectateur a accès à
rôle de dieu. Plaute est vraisemblablement le premier à donner à
leur point de vue, peut être tenté de rire avec eux des hommes.
Jupiter toute son importance dramaturgique. C’est avec lui que l’on
C’est néanmoins contre les dieux qu’il est plus vraisemblablement
peut réellement commencer à s’interroger sur le rôle effectif de la
invité à se positionner. C’est dans cette perspective que nous
toute-puissance dans la dramaturgie du comique. Il est certes le
avons choisi l’adaptation du mythe par Giraudoux comme point de
seul à mettre en scène des dieux qui sont les siens ; mais cela ne
départ de notre réflexion. Nous avons cherché à comprendre si, dans
fait que souligner davantage le problème de cette toute-puissance
le cadre du « polylogue » spécifique au mythe d’Amphitryon, la
divine au théâtre qu’il est le premier à établir. En outre, étudier
version de Giraudoux se démarquait particulièrement des autres. Les
son œuvre en miroir de celles de Molière et de Giraudoux peut aussi
enjeux qu’elle présente dans le contexte de son époque et de sa
nous permettre de cerner certaines structures dramaturgiques
création prennent-ils une tournure radicalement divergente en regard
communes dont Plaute serait aussi la source. Ensuite, le choix de
de ses aînés ? La condition des dieux et le point de vue du
Molière et de Giraudoux permet de nous limiter à un corpus
spectateur tranchent-ils avec la manière dont ils étaient conçus
uniquement latin et français, et d’analyser ainsi avec plus de
préalablement ? C’est cette pièce qui nous a amené à nous demander
minutie les jeux de langages. Nous avons souhaité, par ailleurs,
si l’on riait semblablement à toutes les étapes de la croissance du
pouvoir étudier le texte au plus près, sans passer par le filtre
mythe, que ce soit des dieux ou avec les dieux.
Se pose alors la question du corpus. Nous avons fait le choix, 1 op. cit., p.222
13 14

d’une traduction. Mais surtout, Molière représente une étape majeure celle de Jouvet, en collaboration avec l’auteur, le 8 novembre 1929.
dans l’évolution du mythe au théâtre. L’Amphitryon de Kleist est Après 202 représentations en France, la pièce fut jouée en Italie,
écrit « d’après Molière ». Jacques Robichez, dans sa préface à en Suisse, et en Belgique. Si elle a été aussi peu reprise par
l’Amphitryon 38 dans l’édition de la Pléiade, souligne que Giraudoux d’autres metteurs en scène par la suite, doit-on en tirer que c’est
s’est bien plus inspiré de Kleist que de Molière pour l’écriture de parce qu’elle se prête peu à la scène ? Pour élargir notre question
ses personnages, et notamment d’Alcmène. Mettre en regard les des implications comiques du divin porté au théâtre, il peut être à
versions de Molière et de Giraudoux pour étudier leurs points propos d’examiner la manière dont les dieux sont effectivement
communs sans passer par le chaînon intermédiaire qu’est Kleist peut interprétés par les acteurs. Nous pourrions alors, dans l’idée
sembler contestable. Il nous paraissait néanmoins pertinent d’avoir d’aller au-delà d’une pure analyse dramaturgique, nous pencher sur
une approche à la fois diachronique – en considérant l’évolution les critiques journalistiques de l’époque pour renforcer notre
progressive du mythe dans les contextes spécifiques à Plaute, étude. Il s’agirait d’abord de mieux cerner la pièce dans son
Molière et Giraudoux – et synchronique. L’Amphitryon de Molière et époque, puisque nous avons un accès à une large frange de la
celui de Giraudoux ont une génération d’écart dans la généalogie du réception du public de Giraudoux. Peut-être cela nous donnera-t-il
« mythe théâtral ». Dans une perspective où nous étudierions la des prises pour tenter de comprendre ce qui empêche un renouveau
dramaturgie des trois œuvres en même temps, nous avons pensé qu’il scénique de sa pièce aujourd’hui. Nous appliquerions ainsi, dans la
pourrait être fécond de sélectionner celles qui ont disposé d’un mesure des ressources disponibles, notre étude dramaturgique à la
certain temps pour présenter des singularités marquées sur le plan mise en scène. Ce serait aussi pour nous l’occasion de mettre les
de l’intrigue. Nous serions ainsi en mesure d’observer les conclusions d’analyses dramaturgiques à l’épreuve en les comparant à
différents procédés comiques que ces écritures pouvaient présenter, ce que les critiques ont vu à la représentation. Il nous faudra pour
dans une même aire géographique, mais à deux-cent-cinquante ans cela Il apparaît que déjà en 1929, le genre de la pièce était
d’écart. Enfin, ce sont justement les cadres historiques difficile à saisir, si l’on en croit André Rouveyre dans le Mercure
particuliers qui nous ont poussé à choisir ces auteurs : Plaute et de France : « Amphitryon 38 n’est ni comique, ni spirituel, le cœur
Molière pour les questions religieuses qui imprègnent les sociétés n’y bat pas. Seul, le rôle de Mercure, joué par Jouvet dans un tour
du deuxième siècle avant Jésus-Christ et de la fin du XVIIe siècle ; franchement ironique, flambe un peu parmi tout cet artifice de
Giraudoux, pour voir s’il s’en est complètement affranchi. Mettre en mauvaise littérature.1 » Par ailleurs, il est clair que c’est le
scène des dieux est incontestablement à la source du comique dans problème du jeu et de l’interprétation qui se pose. Seul Jouvet, qui
chacune des pièces. Mais cela ne se fait pas de la même manière sous tenait le rôle de Mercure, a convaincu Rouveyre. Une question plus
la République romaine, sous le règne de Louis XIV et durant l’entre- générale se pose alors : à quel point est-il ridicule de porter un
deux-guerres. La pièce de Plaute s’inscrit dans le cadre de dieu sur les planches de théâtre en comédie – voire même en tragédie
festivités en l’honneur de Jupiter, les ludi Romani ; celle de ? Peut-on sérieusement représenter un dieu par un humain, incarner
Molière use de machines pour représenter les dieux : leur nature le divin dans le corps d’un acteur ? La représentation de la toute-
spectaculaire et divertissante semble acquise d’avance. Mais qu’en puissance dramatique des dieux au théâtre passe aussi largement par
est-il de Giraudoux ? Sa pièce peut-elle faire spectacle et ainsi la manière dont ils apparaissent aux yeux du public. Un dieu peut
provoquer le rire du public ou n’est-elle qu’un pur objet littéraire paraître à la fois puissant et drôle en se jouant du malheurs des
qui discute le rapport du divin et de l’humain ? hommes s’il n’est pas ridicule ; s’il l’est, l’effet comique qu’il
On peut par ailleurs noter le très peu de représentations de produit se retourne contre lui. La question du jeu est d’autant plus
pièces de Giraudoux, et en particulier de son Amphitryon. La seule
1 ROUVEYRE, André, Mercure de France, 15 décembre 1929, p.660. DOI :
mise en scène qui semble avoir vraiment fait date est la première, https://www.retronews.fr/journal/mercure-de-france/15-decembre-1929/118/4092563/152
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prégnant chez Giraudoux que sa pièce apparaît comme un objet plus dieux sur l’intrigue du mythe, qui est justifiée par leur toute-
littéraire que théâtral. On peut citer autant Rouveyre que d’autres puissance, s’apparente à une forme de machine dont ils contrôlent
critiques, comme P. Saegel dans Le Ménestrel : les moindres engrenages. En rapprochant ce mécanisme de la théorie
de Bergson, nous étudierons la façon dont les dieux élaborent un
Cette 38e adaptation d’Amphitryon est, en effet, aussi peu théâtrale
que possible. C’est une pièce de mots : elle se résume en des jeux fonctionnement complexe d’effets comiques qui s’appliquent à
d’esprit, en des dissertations qui, du point de vue purement l’ensemble de la pièce. Ils créent le rire en faisant démonstration
littéraire et intellectuel, sont comme toujours avec M. Giraudoux, un
pur ravissement, mais auxquels Jupiter, Amphitryon, Sosie et Alcmène
du pouvoir de leur toute-puissance sur les hommes ; mais ils sont
ne servent que de simples prétextes, quelque peu lointains… Et cela aussi eux-mêmes les objets de leur toute-puissance, et donc du
fait assez vivement regretter Plaute et Molière.1
comique, lorsqu’ils prennent la forme des mortels. Sont-ils
Les retours des journaux de l’époque se concentrent donc pour ridicules et risibles pour autant ? C’est la question que nous
beaucoup sur l’aspect littéraire et peu adapté à la scène tenterons d’élucider dans un second temps. Les dieux semblent être à
d’Amphitryon 38. Il s’agira aussi pour nous de déterminer la marge la fois la source et l’objet du comique. Sont-ils honorés, parce
que laisse le texte de Giraudoux à l’interprétation et au jeu de qu’ils sont capables de divertir l’homme en se rapprochant de lui
l’acteur, particulièrement dans le cas de Jupiter et de Mercure. Le par le rire ? Ou sont-ils moqués, puisqu’en les faisant rire, il
comique peut-il exister dans la pièce en dehors du texte même ? La dégrade sa propre image ? Les dieux du théâtre, tels qu’ils sont
dramaturgie donne-t-elle lieu à un jeu scénique des dieux ? Il est pensés par le dramaturge, semblent nécessairement être une
bien moins concevable d’étendre une étude de la mise en scène des caricature d’un dieu réel. Il nous paraît inévitable de poser la
dieux à Molière et à Plaute, sans réels documents sur lesquels question du rapport du public aux dieux et aux hommes tels qu’ils
s’appuyer. Cependant, un examen approfondi des recherches sur le jeu sont représentés sur scène. Cela demande de nous plonger plus avant
comique à l’époque des deux auteurs pourrait nous permettre dans les questionnements philosophiques et théologiques de chacune
d’établir une idée plus ou moins précise de la potentielle malséance des époques, pour tenter de comprendre la nature de leur relation
inhérente à un dieu qui fasse rire au théâtre. avec la comédie. La religion peut-elle servir le comique sans
Nous traiterons donc de l’équilibre précaire entre la apparaître pervertie ? Finalement, dans quelle mesure chacun des
raillerie des hommes pris au piège par les dieux, et le ridicule de Amphitryon de notre corpus n’est-il pas malséant ?
ces mêmes dieux, lorsque leur toute-puissance semble défaillir. Nous
aimerions aussi nous interroger sur la représentation de cette
toute-puissance dans un cadre comique, afin de savoir si le ridicule
ou le malséant restent confinés au texte, ou bien s’ils débordent
dans la mise en scène. Nous essaierons plus généralement d’aborder
la manière dont le merveilleux en comédie interfère avec les
procédés structurels du comique. Le présent mémoire est composé de
deux parties. Dans un premier temps, il s’agira d’effectuer une
analyse dramaturgique poussée des trois pièces afin de saisir plus
précisément le rôle comique des dieux face aux hommes dans le monde
fictionnel d’Amphitryon. Il apparaît assez vite que la mainmise des

1 SAEGEL, P., Le Ménestrel, 22 novembre 1929, p.501. DOI : https://www.retronews.fr/journal/le-


menestrel/22-novembre-1929/130/999925/7?from=%2Fsearch%23allTerms%3DAmphitryon
%252038%26sort%3Dscore%26publishedBounds%3Dfrom%26indexedBounds%3Dfrom%26page
%3D1%26searchIn%3Dall%26total%3D17930&index=7
17 18

Racine :

La méchanceté est toujours précise, en sorte qu’on peut dire que la


tragédie racinienne est l’art de la méchanceté : c’est parce que Dieu
manie la symétrie qu’il fonde un spectacle, sa malignité est
Première partie esthétique, il donne un
dépression.1
beau spectacle à l’homme, celui de sa

La toute-puissance en action, une machine Le Mercure plautinien, dès le prologue, fait ainsi office de dieu
actionnée par les dieux
tragique aux allures raciniennes. Il pose en effet les bases du
spectacle à venir en manipulant les hommes, en tissant la trame sur
I - Toute-puissance et dramaturgie : comment
le point de se dérouler. On peut même lire chez Molière le reflet de
les conjuguer
cette « méchanceté » du Ciel donc Mercure est l’incarnation. Le dieu

La toute-puissance n’a, en théorie, rien de théâtral. messager provient à ses yeux plutôt des Enfers :

Robichez, lorsqu’il parle d’Amphitryon 38, n’hésite pas à dire Le Ciel de m’approcher t’ôte à jamais à l’envie !
qu’elle est « incompatible avec le Théâtre, plus encore avec la Ta fureur s’est par trop acharnée après moi
Et je ne vis de ma vie
comédie1 ». Il la voit comme un élément intrinsèquement anti-
Un dieu plus diable que toi.2
comique. Pourtant, les Jupiters de Plaute et Molière s’en servent
Tous les malheurs des hommes, et ici particulièrement de Sosie, sont
comme un atout vis-à-vis du comique. Leur pouvoir divin est en fait
du fait des dieux. Le Dieu racinien est pour Barthes un «
très circonscrit et n’a de sens réellement que dans le cadre de la
organisateur du spectacle tragique », ce qui fait de lui le Destin.
pièce. C’est une toute-puissance purement théâtrale, qui n’a qu’un
C’est exactement le rôle que Mercure tient dans les trois
but spectaculaire ou dramaturgique. Elle est donc concevable pour le
Amphitryon.
spectateur et acceptable sur scène. Un paradoxe commence alors à se
Mais le Dieu de Racine n’apparaît jamais sur scène. Comme
dessiner : n’est-elle pas, en tant que force dramaturgique,
Barthes le développe ensuite, c’est peut-être, entre autres, ce qui
l’apanage de la tragédie et le reflet de la fatalité,
permet au héros tragique de prendre la faute d’un Dieu coupable sur
incompréhensible et insaisissable ? Le Mercure plautinien, admettant
lui. Dieu est juste parce que, voyant arriver un châtiment d’autant
son statut de personnage tragique, puise dans sa toute-puissance
plus inexplicable que sa source n’est n’est pas visible, les hommes
pour faire de la tragédie une comédie sans rien changer au texte :
2
agissent tragiquement mal pour le justifier. Mais chez Plaute,
omnibus isdem vorsibus . Mais Mercure n’explique-t-il pas ici le
Molière et Giraudoux, les dieux ont une présence continue sur scène.
geste tragique du Destin lui-même, comme Roland Barthes le décrit
Chez Plaute et Molière spécifiquement, il n’y a même pas de place
dans le Sur Racine ? Il explique ainsi : « Le Destin conduit toute
pour l’homme, qui n’apparaît que comme le pantin farcesque de la
chose en son contraire comme à travers un miroir : inversé, le monde
3 fantaisie toute-puissante des dieux. Les hommes agissent aussi mal
continue, seul le sens de ses éléments est permuté. » Ainsi,
qu’en tragédie, mais cette fois pour amuser les dieux, et le
Mercure agit en lieu et place du Destin, et sans changer le texte
spectateur par la même occasion. Il n’est pas question de châtiment.
lui-même, en change le sens. Amphitryon et Alcmène sont conçus comme
Le pouvoir de châtiment de la toute-puissance est alors vu non pas
des héros tragiques, séparés arbitrairement par le destin. Barthes
comme une menace que l’homme doit justifier en s’appropriant leur
ajoute, toujours à propos de Racine du Destin dans le théâtre de
faute, mais comme une matrice comique.

1 ROBICHEZ, Jacques, Le théâtre de Giraudoux / Jacques Robichez,..., Paris, Société d’édition Si le pouvoir divin est circonscrit à la pièce, c’est parce
d’enseignement supérieur, 1976, p.79
2 « par tous les mêmes vers », v.55 1 ibid. p.53
3 BARTHES, Roland. Sur Racine. Éditions du Seuil, Paris, 1979, p.52 2 v.1886-1889
19 20

qu’il est lui-même le principe matriciel de la pièce. C’est en effet en quoi leur toute-puissance sert l’intrigue. À deux reprises en
la toute-puissance des dieux qui fait spectacle. Ils n’ont pas cinq vers, le complément d’objet imaginem (« l’apparence ») est
besoin d’être justifiés car sans leur toute-puissance, la pièce placé en fin de vers, de même que quando lubet (« comme il lui plaît
n’existe pas. Le spectateur est obligé de l’accepter par défaut : ») et Iuppiter. L’idée qui est ainsi accentuée est que Jupiter peut
c’est grâce à cette toute-puissance orchestrale qu’il profite du changer d’apparence à sa guise. C’est grâce à ce pouvoir divin de
spectacle. Les dieux, dans la comédie, accèdent ainsi à un statut métamorphose que les dieux peuvent lancer l’intrigue, s’imposer en
intermédiaire. Le spectateur ne peut ni s’identifier à eux, car ils tant que maîtres de celle-ci, et ainsi obtenir leur place d’hyper-
sont des dieux, ni aux humains : ceux-ci ne sont pas en position de personnage en lien avec le spectateur. C’est pourquoi Mercure
s’affirmer en tant que héros tragiques, puisque les dieux, présents souligne autant cet élément.
sur scène, occupent l’espace qu’ils peuvent investir en tragédie Le spectateur de Molière et de Plaute, en assistant à cette
afin d’atteindre le sublime. comédie, est donc dramaturgiquement du côté des dieux. Il n’est
Les dieux de Molière et Plaute sont en fait des hyper- alors pas question de les considérer comme une instance tragique :
personnages qui, par leur toute-puissance dramaturgique, donnent au ils ne sont là que pour nous faire rire en organisant les
spectateur les clefs de l’intrigue. Ils l’empêchent en outre de voir événements. Le caractère divin de Mercure et de Jupiter se
en Amphitryon et Alcmène des personnages sublimes et tragiques caractérise donc par ce statut d’hyper-personnage aux côtés de qui
auxquels ils pourraient s’identifier. Dans ce cadre, les paroles de le spectateur assiste au déroulement de l’intrigue. Plaute définit
Mercure dans le prologue de Plaute ont quasiment une valeur ainsi dès son prologue la place qu’occupent les dieux dans sa
performative : en manifestant frontalement sa présence au version de la pièce ; or Mercure s’y présente déjà comme une pièce
spectateur, il instaure une relation de complicité avec lui qui maîtresse de la structure dramaturgique de la pièce.
supplante tous les liens qu’il aurait pu développer avec les
mortels. De manière plus évidente encore, il explique comment son
père et lui ont pris la place des hommes dans leur propre espace : II - Mercure dans le prologue
Or donc mon père est là dans cette maison : oui, Jupiter lui-même. Il
Chez Plaute, et par la suite chez Molière et Giraudoux, ce
s’est métamorphosé en Amphitryon ; et tous les esclaves qui le voient
le prennent pour lui. Tant il est habile à changer de peau, quand sont les dieux eux-mêmes qui introduisent le spectateur à la pièce.
l’envie lui en prend ! Pour moi, j’ai pris la figure de l’esclave
Sosie [...].1 L’enjeu est pour cette première scène de présenter le personnage de
Jupiter, dont le souhait est d’obtenir une nuit avec Alcmène
Jupiter se saisit de la place d’Amphitryon. Ernout traduit en effet
déclenche l’action, ainsi que Mercure, qui l’assiste.
intus par « dans cette maison » : mais on peut voir dans ce mot plus
L’Amphitryon de Plaute débute par un prologue. Dans la comédie
de significations. Le Gaffiot donne comme première traduction « au
2 latine, qui prend exemple sur la comédie grecque des IVe et IIIe
dedans » : Jupiter se taille une place dans la maison, c’est à dire
siècles, cette scène introductive donne au spectateur l’argument de
sur scène, mais aussi dans la sphère familiale d’Amphitryon. Quant à
la pièce en saisissant son attention grâce à une adresse directe et
Mercure, il étouffe au plus tôt toute indépendance qu’auraient pu
des procédés comiques. Il y a généralement un rôle qui lui est
prendre les humains vis-à-vis des dieux. Cet extrait montre en outre
dédié, celui de prologus, mais un dieu peut aussi s’en charger,
1 Nam meus pater intus nunc est eccum Iuppiter.
In Amphitruonis vertit sese imaginem comme ici avec Mercure. Molière, qui se sert du modèle de Plaute,
Omnesque eum esse censent serui qui vident renouvelle le prologue : il n’y a plus d’adresse au public, Mercure
Ita versipellem se facit, quando lubet,
Ego serui sumpsi Sosiae mihi imaginem, (v.120-124) s’adresse désormais à une autre divinité, la Nuit. Ariane Ferry
2 GAFFIOT, Félix, et al. Le grand Gaffiot : dictionnaire latin-français. 3e édition revue et augmentée, rappelle à ce propos que Molière s’inspire d’un court dialogue de
sous la direction de Pierre Flobert, Hachette, 2000, p.850.
21 22

Lucien de Samosate entre Mercure et le Soleil, rompant ainsi avec la dire autrement, son ethos, est certes bien différent. Il est un dieu
« tradition plautinienne »1. Mercure y demeure cependant un et c’est d’abord en tant que tel qu’il se présente. En revanche, son
personnage central. Quant à Giraudoux, c’est Jupiter qu’il fait officium, sa gestuelle, son jeu, est identique à celui de Sosie :
dialoguer avec Mercure : le spectacle commence in medias res. Il ils ont tous les deux les devoirs d’un esclave. Il a également le
fait débuter directement l’action et transforme ainsi le prologue en même costume. Mercure agit visiblement en tant que serviteur de
première scène. Jupiter, dont le nom apparaît même avant le sien, en début de vers
Il apparaît que Mercure est la constante de ces trois scènes. (v.19) :
Il y endosse définitivement un rôle pivot. Dans les trois
Je viens sur l’ordre de Jupiter, et mon nom est Mercure.1
réécritures du mythe, celui-ci semble être à la fois un moteur
En outre, Mercure rappelle que Jupiter et lui sont joués par des
narratif et un ressort comique plus important encore que Jupiter.
acteurs, et demande donc au public d’être bienveillant envers eux
Comment l’expliquer ? On peut aussi se demander si le choix de lui
(v.28-29) :
donner un tel poids a la même finalité dans chaque Amphitryon. En
effet, le personnage de Mercure est à chaque fois esquissé de Né d’une mère mortelle, d’un père de race humaine, il n’y a pas
manière différente et dans des conditions bien spécifiques. Quelle lieu de s’étonner s’il appréhende pour lui-même.2

est la nature exacte de son rapport à Jupiter, et à la Nuit, dans Les deux dieux sont ainsi rapportés aux acteurs et à leurs personae
une moindre mesure ? Il s’agit aussi pour nous de déterminer sa qui renvoient à des stéréotypes humains : le senex (père de famille)
relation au public. et le servus. Mercure instaure ainsi dès le prologue un jeu
métathéâtral.
Selon Florence Dupont, la métathéâtralité contribue au «
ludisme ». Elle crée ce néologisme pour désigner le fait que dans la
a) Plaute : Mercure et la métathéâtralité
comédie latine, tout un éventail d’effets renvoie au jeu dans son
ensemble : les jeux scéniques (ludi scaenici) renvoient autant au «
Quel que soit l’auteur qui fasse son portrait, Mercure est
cadre institutionnel » qu’à la représentation en elle-même3. En
d’abord défini par son rapport à Jupiter. La proposition de Plaute
effet, les ludi scaenici désignent les quatre jours durant lesquels
répond aux codes de la comédie latine : Mercure, malgré son
étaient jouées des pièces de théâtre lors du festival des ludi
caractère divin, correspond à un persona bien particulier. Florence
Romani. Puisque ceux-ci sont donnés en l’honneur de Jupiter
Dupont définit le persona comme un « rôle » et précise ainsi son
Capitolin, qui est le dieu des jeux, le prologue est aussi pour
fonctionnement :
Mercure l’occasion de célébrer son père, en tant qu’acteur et en
Chaque rôle a un comportement et une gestuelle attendus (decet) tant que dieu. Cela ne se fait qu’avec la complicité du public,
désignés par les mots officium (« devoir ») et ingenium (« caractère
»). L’un et l’autre font souvent l’objet de variations, signalées par qu’il inclut à ses jeux et fait complice des miracles de Jupiter :
le texte.2
du vers 81 à 95, il demande au public de surveiller des acteurs qui,
Dans sa traduction de la liste des personnages, elle précise pour trop avides de gloire, pourraient organiser une cabale, ce qui
Mercure que son rôle correspond à celui du servus, l’esclave rusé : entraverait le bon déroulement de la représentation. Il s’exclame
cela souligne le rapprochement de Mercure avec Sosie, lui aussi un même (v.86-90) :
servus, dont il prendra ensuite la place. Son ingenium, ou pour le
1 Iouis iussu uenio; nomen Mercuriost mihi. (trad. Alfred Ernout)
2 Humana matre natus, humano patre,
1 FERRY, Ariane, Amphitryon, un mythe théâtral: Plaute, Rotrou, Molière, Dryden, Kleist, Grenoble, Mirari non est aequom, sibi si praetimet.
Ellug, Université Stendhal, 2011, p.65. 3 PLAUTE, Théâtre complet, Les Belles Lettres, coll. « Editio minor », Paris, 2019, p.XIII de
2 PLAUTE, Théâtre complet, Les Belles Lettres, coll. « Editio minor », Paris, 2019, p.1361 l’introduction
23 24

N’allez pas vous étonner que Jupiter s’intéresse aujourd’hui


aux acteurs. C’est tout naturel : c’est lui-même qui va jouer
dans cette pièce. Pourquoi cette surprise ? comme si c’était
vraiment un spectacle nouveau que Jupiter faisant métier
b) Molière et Giraudoux : Mercure, un homme plus vrai que
d’acteur.1 nature ?

Florence Dupont estime qu’il fait ici probablement référence à une


Molière souligne aussi ce rôle de Mercure serviteur, mais sur
tragédie où le dieu intervient pour sauver un personnage. Plaute
un ton beaucoup moins élogieux de son père. Il écrit dans le sillage
joue encore de la métathéâtralité, mais cette fois dans l’autre sens
de Plaute : le dieu messager agit toujours en tant que servus,
: l’acteur humain n’est-il pas en fait un dieu ? Il fait de cette
tandis que Jupiter apparaît quasiment comme un barbon. Pour que sa
confusion un ressort comique, mais Jupiter apparaît bien, en fin de
nuit avec la jeune Alcmène soit la plus longue possible, c’est à
compte, comme un être supérieur qu’on honore par ce jeu. Cela est
lui, le serviteur, d’aller s’adresser à la divinité concernée. Ce
souligné dans le texte par le vocabulaire de l’étonnement : le verbe
n’est pas par la métathéâtralité que Molière souligne les rôles
mirari (« s’étonner ») et son composé admirari (même sens) apparaît
prédéfinis de deux dieux, mais par la situation. Ce qui était
trois fois en deux vers et est renforcé par une structure en chiasme
expédié en un vers chez Plaute, Molière en fait une scène. Cela lui
(v.86-87) :
permet de rapprocher davantage les dieux du caractère des hommes.
Mirari nolim vos, quapropter Iupiter En effet, le Mercure de Plaute possède deux visages, celui de
nunc histriones curet ; ne miremini
l’acteur, et celui du dieu ; même si ces deux identités sont réunies
Les verbes qui signifient l’étonnement sont successivement au début dans un seul personnage, elles sont clairement distinctes. Le jeu
du vers 86 et à la fin du vers 87. Le nom de Jupiter est aussi des identités repose sur le fait que le spectateur ne sait pas
accentué, place à la fin du vers 86. En demandant au public de ne exactement quand Mercure est l’acteur qui interprète le dieu et
pas s’étonner, Mercure souligne justement cet étonnement. On peut quand il est le dieu incarné dans l’acteur. Chez Molière, le procédé
aussi relever les allitérations en « R » qui évoquent la surprise et est différent : Mercure est d’emblée défini comme un dieu mais agit
renforcent le chiasme. Le dieu-acteur met ainsi en place par les comme un homme. L’effet comique repose sur le fait que le prologue
mots un effet d’attente et de suspens : le spectateur ne peut est semblable en tout point à une rencontre galante entre deux
s’attendre qu’à un spectacle impressionnant de la part de Jupiter. courtisans. Ariane Ferry explique : « Mercure et la nuit prennent un
Mercure joue aussi de cette double identité pour faire le lien moment pour causer, ce qui leur donne la possibilité de se
avec le public. En tant que dieu, il prend les rênes de la pièce construire comme personnages pour le spectateur, au lieu de n'être
afin de la faire commencer et d’obtenir l’attention du public ; mais que des fonctions »1. Mercure et la Nuit sortent ainsi d’un rôle
en tant qu’acteur, il se place du côté du spectateur pour célébrer figé. Chez Plaute, l’assignation à Mercure du persona de servus lui
avec lui Jupiter. Il est à la fois rouage d’un système rituel qui permettait d’accéder à la métathéâtralité et de se montrer en tant
vise à honorer Jupiter par le jeu, et moteur de la logique qu’acteur. Chez Molière, Mercure est toujours servus, mais il est
spectaculaire, comme il le dit lui-même pour clore le prologue : aussi courtisan. Il se rapproche des hommes, non pas par son

Écoutez ; cela vaudra la peine pour les spectateurs de voir Jupiter identité d’acteur, mais par son comportement :
et Mercure jouer ici la comédie.2
LA NUIT
Vous vous moquez, Mercure, et vous n’y songez pas :
1 Mirari nolim vos, quapropter Iupiter Sied-il bien à des Dieux de dire qu’ils sont las ?
nunc histriones curet ; ne miremini :
ipse hanc acturu 'st Iupiter comoediam.
Quid admirati estis?
2 Adeste : erit operae pretium hic spectantibus 1 FERRY, Ariane, Amphitryon, un mythe théâtral: Plaute, Rotrou, Molière, Dryden, Kleist, Grenoble,
Iouem et Mercurium facere histrioniam. Ellug, Université Stendhal, 2011, p.124.
25 26

MERCURE Cachons-nous… Non, ne faites pas de nuée spéciale, Jupiter ! Ici-bas


Les Dieux sont-ils de fer ? nous avons, pour nous rendre invisibles aux créanciers, aux jaloux,
même aux soucis, cette grande entreprise démocratique, – la seule
LA NUIT réussie, d’ailleurs, – qui s’appelle la nuit.1
Non ; mais il faut sans cesse
Garder le decorum de la divinité.1 Chez Molière comme chez Giraudoux, il est clair que Mercure est un
Tout en s’inspirant du court dialogue de Lucien, où Mercure cherche moyen pour le dramaturge de désacraliser le divin, ce qui crée un
aussi à servir son père en retardant l’aube, Molière échange le effet comique. Dans l’Amphitryon de Molière, cela passe notamment
Soleil pour le personnage féminin de la Nuit. Le prologue est ainsi par l’usage de la machinerie. Georges Forestier et Claude Bourqui,
pour le personnage de Mercure l’occasion d’apparaître comme un dans leur introduction à la pièce dans l’édition de la Pléiade,
courtisan qui rencontre une femme. Le terme de « decorum » met en expliquent que la pièce s’inscrit dans la tradition des pièces à
évidence ce glissement de l’ingenium de Mercure. Comme Plaute, machines, à l’instar de La Naissance d’Hercule ou des Amours de
Molière crée un jeu avec les notions d’ingenium et d’officium. Chez Jupiter et Sémélé, tout en tournant cette tradition en dérision. Le
Plaute, Mercure assume pleinement son ingenium de dieu ; de cette char de la Nuit est ainsi appelé « chaise roulante » par Mercure
position, il annonce qu’il va jouer le rôle d’un homme, donc qu’il (v.20), tandis que Mercure va « à pied » (v.30). Les deux dieux font
va altérer son officium. Chez Molière, le rapport entre officium et la conversation comme des aristocrates, mais des aristocrates
ingenium est inversé : son officium se rapproche plus de celui d’un désargentés : ils sont des dieux assez médiocres. Leur statut se
homme. Le mot « decorum » renvoie en effet au devoir, et donc à dégrade encore lorsque Jupiter même met de côté sa divinité chez
l’officium de Mercure. George Couton rappelle ainsi en notes la Giraudoux. Le divin en est réduit à un moyen d’épier les femmes :
définition de Furetière : « mot latin devenu français, qui se dit en
JUPITER : Comment sais-tu qu’elle est blonde ?
cette phrase proverbiale garder le décorum pour dire observer toutes MERCURE : Elle est blonde et rose, toujours rehaussée au visage par
les bienséances »2. Il s’agit ici pour Mercure de respecter ou non du soleil, à la gorge par de l’aurore, et là où il le faut par toute
la nuit.
un certain code, et donc de remplir ou non son devoir de dieu. JUPITER : Tu inventes, ou tu l’as épiée ?
Mercure remet en question son officium de dieu, et altère ainsi son MERCURE : Tout à l’heure, pendant son bain, j’ai simplement repris
une minute mes prunelles de dieu… Ne vous fâchez pas. Me voici myope
ingenium en se rapprochant davantage d’un homme aux traits de dieu. à nouveau.2
C’est depuis cet ingenium unique qu’il va ensuite se changer en Ce n’est pas en soi le fait que les dieux se servent de leur pouvoir
Sosie. L’écart entre le dieu et l’homme est moins grand que chez pour s’adonner à des actes moralement répréhensibles qui les
Plaute. Néanmoins, en gommant le jeu autour de la frontière entre rendraient vulgaires : c’est que Giraudoux les met en scène en train
dieu et acteur, le Mercure de Molière est aussi plus consistant sur de s’en servir, tandis que cela n’était qu’évoqué et excusé chez
le plan fictionnel que celui de Plaute. Plaute ou chez Molière, en usant de jeux de mots :
Cela le rapproche du Mercure de Giraudoux qui est, avec
Jupiter, on ne peut plus humain. Le spectateur les surprend en train Il veut goûter par-là toutes sortes d’états,
Et c’est agir en dieu qui n’est pas bête.3
d’épier Alcmène : la situation est vulgaire. On a en fait accès aux
Le Mercure de Molière justifie d’un trait d’esprit Jupiter : il a
coulisses de la pièce : Jupiter et Mercure ne sont pas encore des
beau se faire bête, il n’est pas bête pour autant. Mercure parvient
acteurs dotés de rôles. Ils sont pourtant toujours dieux, mais ils
à se faire passer, avec son maître, pour un gentilhomme distingué,
agissent comme des hommes grossiers ; même la Nuit est réduite au
grâce à sa virtuosité langagière. Il agit en fait à la manière d’un
niveau de la bassesse des humains :
libertin dans un salon au XVIIIe. De même, chez Giraudoux, le

1 I,1, p.119
1 v.11-14 2 I,1, p.117
2 MOLIÈRE, Œuvres complètes. II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1971, p.1362 3 v.78-79
27 28

vulgaire associé au divin est caché derrière des formulations à ces « miracles » et ces « prodiges », ainsi qu’à l’obstacle qui
pseudo-poétiques, comme sa description d’Alcmène, qu’il peut faire leur fait face : Alcmène. Elle fait valoir son humanité face au
parce qu’il l’a épiée. divin : dans une certaine mesure, elle met en péril la comédie
écrite par Mercure pour Jupiter.
Chez Plaute au contraire, les dieux sont associés au
c) Plaute et Giraudoux : Mercure, maître de la comédie ? répertoire tragique (v.60-61). Il compose en effet sa pièce selon
Là où le comportement du Mercure giralducien le place les règles qu’Aristote a fixées dans sa Poétique. Les dieux et les
définitivement du côté des mortels afin de servir Jupiter, c’est rois sont le personnel de la tragédie. Ce sont des personnages
lorsqu’il lui propose un « plan humain » pour obtenir Alcmène, plan nobles et de haut rang, contrairement à la comédie, dont les
que Jupiter adopte : personnages sont issus de classes plus basses et bien moins
honorables. On ne peut pas rire des grands. Mercure remarque bien la
Alors prenez le moyen humain : entrez par la porte, passez par le
lit, sortez par la fenêtre.1 malséance qu’induirait son implication dans une comédie :

Jupiter refuse en effet le plan divin qui consiste à emmener Almène Car faire d’un bout à l’autre une comédie d’une pièce où paraissent
sur l’Olympe. C’est donc sur la proposition de Mercure que toute la des rois et des dieux, c’est chose, à mon avis, malséante.1

pièce se lance. La comédie n’est possible que parce que Mercure se Il y a encore là des traces de métathéâtralité : Mercure signale au
plie à la volonté de son père et accepte de l’aider à agir comme les public qu’il a conscience que le mythe d’Amphitryon n’a été traité
hommes. Il n’est pas en lui-même comique, mais c’est grâce à lui que jusque là qu’en tragédie. Il lui revient donc de transformer la
Jupiter se fait passer pour un homme et la situation comique peut se pièce en comédie afin de plaire au public dont il voit la réaction
produire. Effectivement, son personnage apparaît bien plus comme un déconfite lorsqu’il parle de tragédie. Mercure apparaît dès lors en
metteur en scène que comme un acteur à proprement parler : il ne metteur en scène (v.55-56) :
prend pas la place de Sosie comme chez Plaute et Molière. En
Cette même pièce, si vous le voulez, je la ferai passer de tragédie
exposant à Jupiter la manière dont celui-ci doit s’y prendre, en comédie, sans en changer un seul vers.2
Mercure apparaît dès le prologue comme le maître de la comédie dans Par sa seule présence, la tragédie peut devenir comédie, et
son entier. Jupiter joue en effet dans une pièce que Mercure lui puisqu’il est Dieu, cela ne sera pas malséant. Mercure, démiurge, se
écrit en direct : permet même de mélanger les deux : il s’agit d’une « tragi-comédie

Faites-lui déclarer la guerre par un pays ami… Ce sont des services


». C’est que lui, en tant que dieu, donc membre du personnel de la
qui se rendent, entre voisins… Ne vous faites pas d’illusion… Nous tragédie, il va endosser un rôle comique, celui de servus. Il
sommes des dieux… Devant nous l’aventure humaine se cabre et stylise.
Le sort exige beaucoup plus de nous sur la terre que des hommes… Il apparaît donc à la fois comme acteur et metteur en scène de sa
nous faut amonceler par milliers les miracles et les prodiges, pour
propre comédie.
obtenir d’Alcmène la minute que le plus maladroit des amants mortels
obtient par des grimaces.2 Au fil des réécritures, le personnage de Mercure évolue. Il
Mercure est un styliste, il pourrait être un reflet de Giraudoux présente d’abord une double figure de dieu et d’acteur chez Plaute.
dramaturge. Contrairement au Mercure plautinien, il n’a rien d’un Mais paradoxalement, il se rapproche plus d’un comportement humain
acteur, il reste entièrement et uniquement dieu. Il se fait le lorsque son personnage est intégré plus directement à la fiction,
compositeur d’une partition que Jupiter pourra jouer, mais surtout chez Molière et chez Giraudoux. Mais son caractère divin est au
que le spectateur pourra suivre. Il s’agit pour le public d’assister
1 Nam me perpetuo facere, ut sit comoedia
Reges quo veniant et di, non par arbitror.
1 I,1, p.118 2 Eandem hanc, si vultis; faciam ex tragoedia
2 I,1, p.119 Comoedia ut sit omnibus isdem vorsibus.
29 30

passage dégradé. Les dieux semblent être plus vulgaires que chez dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action ; que
la perfection du pouvoir tende à rendre inutile l'actualité de son
Plaute, où demeure une part de rituel, même si ce rituel passe par exercice ; que cet appareil architectural soit une machine à créer et
le jeu. Cependant, Giraudoux fait de Mercure un reflet du dramaturge à soutenir un rapport de pouvoir indépendant de celui qui l'exerce ;
bref que les détenus soient pris dans une situation de pouvoir dont
et un vrai metteur en scène ; le Mercure plautinien est aussi ils sont eux-mêmes les porteurs.1
metteur en scène, dans une moindre mesure : il est à la source de la Jupiter et Mercure, notamment chez Giraudoux, observent sans être
comédie dans la pièce. Dans tous les cas, Mercure est un vecteur vus, et maintiennent ainsi sous contrôle le déroulement des
comique, notamment par le rôle de serviteur qu’il endosse, et qui événements. C’est Mercure qui exerce de manière continue son regard
est développé de manière spécifique par chacun des dramaturges. Ce transperçant sur le monde des hommes représenté sur scène, tandis
qui est clair, c’est que son rôle dans le prologue lui offre une que Jupiter décide d’abandonner ce pouvoir dès la première scène. Il
position de supériorité au regard de l’intrigue et des autres cherche à s’infiltrer dans le mécanisme bien réglé qu’il a lui-même
personnages : il est un hyper-personnage. TRANSITION À TRAVAILLER : conçu en créant l’univers. De fait, tout tourne autour de lui dans
conception d’un dispositif dont Mercure semble tenir, du moins au l’univers fictionnel de chacune des pièces : il est acclamé et
départ, les rennes. unanimement respecté. Les « détenus », qui sont, dans un sens large,
les mortels, supportent eux-mêmes les desseins qu’ont formé pour eux
II - La divine mécanique les dieux. Cependant, à la différence du système panoptique, le
dispositif des dieux ne les rend pas invisibles aux yeux de tous,
Nous avons donc pu définir la toute-puissance comme un pouvoir puisque nous, public, avons accès à leurs interactions. Ce
qu’exercent les dieux de Molière et de Plaute à la fois sur dispositif apparent peut-il vraiment être appliqué à une analyse
l’intrigue et sur les personnages mortels. C’est ce pouvoir qui dramaturgique de la pièce et mettre en évidence des procédés
semble faire défaut aux divinités giralduciennes. Cette influence comiques ?
sur le déroulement de l’action et l’implication des personnages en Il peut être intéressant, à cet égard, de marier ce concept à
fait un élément clef de la dramaturgie. Cette force est un autre. Le dispositif divin et ses rouages pourrait ainsi être
contrebalancée par le rire, qui semble être le moyen pour les apparenté à ce que Henri Bergson nomme la mécanique du rire. Il la
spectateurs de garder eux-mêmes une mainmise sur l’intrigue et une formule ainsi : « Est comique tout arrangement d’actes et
certaine ascendance sur les dieux au plateau. Il semble néanmoins d’événements qui nous donne, insérées l’une dans l’autre, l’illusion
toujours difficile de cerner exactement ce qui produit le comique et de la vie et la sensation nette d’un agencement mécanique. »2 Les
le rapport précis qu’entretiennent la toute-puissance et le rire. dieux, par leur présence, garantissent l’articulation de «
Nous avons pourtant vu que la toute-puissance s’exprime d’une l’illusion de la vie » avec une « mécanique » mise en évidence par
manière bien concrète dans la dramaturgie. Quelle que soit la leur manipulation des événements. Ils se distinguent nettement du
version de la pièce, Jupiter et Mercure manipulent les autres personnel tragique en investissant le plateau tout au long de la
personnages et forment ainsi leur propre schéma des événements. Ils pièce sous la forme d'humains : ce sont des dieux incarnés et
élaborent un dispositif dans lesquels Alcmène, Amphitryon, et Sosie vivants. Leur rôle en tant qu’hyper-personnages est de rendre
sont pris. Il serait aisé d’y voir une forme de dispositif carcéral saisissable pour le spectateur la mécanique qu’ils mettent eux-mêmes
tel que Michel Foucault le décrit dans Surveiller et punir, en en marche. En s’incarnant sur scène, ils soutirent à la mécanique
reprenant le concept de panoptique développé par Jeremy Bentham. son caractère abstrait. C’est cette même mécanique que les héros

De là, l'effet majeur du Panoptique : induire chez le détenu un état


conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement 1 FOUCAULT, Michel, « Chapitre III. Le panoptisme », Surveiller et punir, Gallimard, 1993, p.234.
automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente 2 BERGSON, Henri, Le Rire, Essai sur la signification du comique [1900], Paris, P.U.F., coll. «
Quadrige », 2002, p.53
31 32

raciniens sont capables de s’approprier pour transcender l’influence définir la farce. Il semble que le cœur de la machine farcesque soit
divine. la « tromperie ». Dès l’Amphitryon de Plaute, la scène du vol
Giraudoux se démarque nettement de Molière et de Plaute car il d’identité de Sosie par Mercure semble servir de tromperie initiale,
accorde à ses personnages humains l’importance de héros tragiques. qui signale le déclenchement effectif de la machine. Sosie est «
Il réinsère l’inconnu de l’homme dans la mécanique divine en œuvre pris dans l’engrenage » dont la toute-puissance de Mercure garantit
chez ses prédécesseurs. Alcmène, chez Giraudoux, tente d’enrayer les le bon fonctionnement. C’est en effet depuis sa position supérieure
rouages que font tourner les dieux. Le geste de Giraudoux est d’hyper-personnage qu’il agit et manipule Sosie.
contradictoire. Il accentue l’incarnation des dieux, leur présence À la fin d’un autre de ses ouvrages, Bernadette Rey-Flaud
sur scène, et renforce ainsi l’illusion du vivant ; mais en rapproche la farce de la tragédie afin de la différencier de la
parallèle, il amoindrit leur toute-puissance, floute les effets de comédie. Selon elle, le personnage de comédie est mû par « une
la mécanique et atténue ainsi la puissance du comique. Ce n’est pas passion unique et toute puissante »1. La machine fonctionne en
le cas chez Molière et Plaute, mais leurs techniques respectives comédie grâce à un mécanisme interne, inhérent au personnage lui-
pour mettre en évidence la toute-puissance diffèrent par certains même. Ce n’est pas le cas des machines farcesques et tragiques :
aspects. Il est en tout cas certain qu’en ce qui les concerne,
Dans la farce, l’aliénation humaine n’est plus inscrite dans le
l’enjeu se situe du côté des dieux : comment font-ils fonctionner personnage mais à l’extérieur de l’homme. Le déterminisme menaçant,
sous la forme d’une machine au fonctionnement autonome et
cette mécanique pour obtenir ce qu’ils veulent ? Chez Giraudoux, le
imprévisible, emporte dans un mouvement fou tous les personnages. Le
spectateur est du côté des hommes et la question concerne Alcmène : rire naît de ce monde, projeté hors de l’humain, où le spectateur ne
se reconnaît plus.2
comment va-t-elle échouer à déjouer les machinations du divin ? et
surtout : comment cela va-t-il nous faire rire ? Les dieux, chez Plaute et Molière, endossent ainsi ce rôle du «
déterminisme » incarné, d’influence extérieure qui a la main sur le
a) Mécanique farcesque chez Molière et Plaute destin des personnages. Mobiliser un personnel tragique fait ainsi
bien plus de sens dans Amphitryon si l’on considère que son comique
Il est intéressant, pour comprendre le fonctionnement de la relève en partie de la farce plus que de la comédie. Les dieux sont
mécanique comique dans les Amphitryon de Molière et Plaute, de à la fois la cause de la mécanique et le moyen dramaturgique de la
s’appuyer sur le travail de Bernadette Rey-Flaud. Partant de la révéler au spectateur : ils confient au spectateur les clefs du
thèse de Bergson, elle analyse le fonctionnement et la construction fonctionnement de la farce. Dans leurs Amphitryon, le rire naît en
du genre farcesque. Or par plusieurs aspects, l’Amphitryon de effet d’un « monde, projeté hors de l’humain, où le spectateur ne se
Molière reprend des éléments de la farce en se fondant entièrement reconnaît plus » : celui des dieux, qui prennent la fonction
sur le socle qu’a posé Plaute. Elle explique ainsi : d’hyper-personnages. Dans ce cadre, le rapprochement entre comique

A partir d'une tromperie, ressort dynamique essentiel, la farce,


et tragique n’a rien de paradoxal : dans Amphitryon comme dans la
véritable machinerie, met en marche tout un jeu de rouages agencés tragédie, la mécanique de la pièce émerge d’une source extérieure
avec précision et comparables à un assemblage de pièces d'horlogerie,
et c'est le fonctionnement de cet ensemble qui crée le comique. Une divine. Comment alors éviter que cette frontière entre tragique et
fois compris le fonctionnement de la farce, l'intelligence de son
comique soit trop poreuse ? À partir de quand l’exposition par les
comique se livre alors, pour ainsi dire, de lui-même. Les
personnages, pris dans l'engrenage de la machine à rire, deviennent dieux de l’engrenage dans lesquels sont pris les personnages mortels
des marionnettes entraînées par le mécanisme dont elles supportent le
fonctionnement.1 apparaît comme une « déterminisme menaçant » plus que comique ?

Bernadette Rey-Flaud emploie donc le vocabulaire bergsonien pour


1 Rey-Flaud, Bernadette. La farce ou La machine à rire : théorie d’un genre dramatique, 1450-1550.
1 REY-FLAUD, Bernadette. « Le comique de la farce. » Cahiers de l’Association internationale des Librairie Droz, 1984, p.298
études françaises, vol. 37, no. 1, 1985, p. 61 2 ibid.
33 34

La Nuit, qu’il me faut avertir,


N’a plus qu’à plier tous ses voiles ;
b) Voiler et dévoiler la mécanique Et, pour effacer les étoiles,
Le Soleil de son lit peut maintenant sortir.1
Les deux dramaturges semblent tous les deux opter pour une
Cette scène est avant tout un échange entre Jupiter et Alcmène. Le
méthode similaire. Il s’agit pour les dieux de réaffirmer par la
surgissement soudain de Mercure à la fin de la scène n’a ainsi pour
parole leur statut d’hyper-personnage. C’est le moyen pour eux de
effet que de rappeler l’étendue de son contrôle sur les événements
rappeler leur toute-puissance et leur maîtrise des événements, et
en tant que héros des situations farcesques de la pièce. Cependant,
donc de mettre en évidence la machine à l’œuvre. Chacune de ces
Molière ne fait ici que reprendre la situation qu’avait déjà posée
interventions où les dieux sortent de leur rôle d’humain apparaît
Plaute avant lui, dans la troisième scène du premier acte. Le
par ailleurs comme une poursuite de la « tromperie » initiale, le
Mercure plautinien apparaît même plus tôt dans la conversation
vol de l’identité de Sosie par Mercure. C’est un rappel pour le
amoureuse entre Jupiter et Mercure et met encore plus en évidence la
spectateur des éléments farcesques de la pièce. Mercure se présente
mécanique du comique que celui de Molière. En effet, il se met lui-
alors d’autant plus comme le héros de la farce tel que Bernadette
même en scène en train de revêtir l’identité de Sosie (v.515-517).
Rey-Flaud le définit dans son analyse de la structure de la farce :
MERCURE (à part) : Approchons. Je vais lui parler et seconder mon
Nous avons établi qu’une farce était la mise en œuvre d’une tromperie père en bon parasite. (à Alcmène). Sur ma foi, je ne crois pas qu’il
: quelqu’un « farce » ou « est farcé », ce qui est rendu par la y ait nulle part un mortel au monde qui meure d’amour pour sa femme,
fonction verbale (F). Le héros peut-être défini comme le sujet de ce comme mon maître en meurt pour toi.2
verbe. Si la farce ne contient qu’un seul verbe, il sera le sujet de
ce verbe unique mais, dans le cas le plus fréquent de plusieurs Il envoie au passage une pique à Sosie qu’il considère comme un «
verbes, il sera le sujet commun de chacun d’eux.1
parasite » : le personnage qui, de naissance libre, trouve un maître
Mercure est le dénominateur commun de toutes les tromperies : chez à flatter afin de vivre à ses dépens. Le verbe subparasitabor (« Je
Molière comme chez Plaute, c’est lui qui organise toutes les vais flatter ») est en outre renforcé par la répétition de la
situations de confusion d’identité. syllabe « pa » : subparasitabor patri. Cette intervention a
Sous certains aspects, il peut rappeler le Scapin des plusieurs fonctions. Mercure, tout en révélant les ficelles du jeu
Fourberies ; mais au lieu de tromper les pères pour servir les fils, d’identité au spectateur, crée un effet comique de rupture de ton.
Mercure trompe ici les humains pour servir son père. Comme celui-ci, Cependant, les répliques qui suivent ont un effet contradictoire :
il tombe le masque ponctuellement pour signifier au spectateur le Jupiter joue pleinement son rôle d’Amphitryon et menace Sosie, qui
bon fonctionnement de la mécanique comique. C’est ainsi que la se rétracte (v.521) :
sixième scène du deuxième acte se clôt, après que Scapin a trompé
MERCURE (à part) : Mes débuts dans le métier du parasite ont failli
Argante :
bien mal tourner.3

ARGANTE : Je vais t’attendre chez moi. Mercure est ramené de force au personnage qu’il incarne. Son
SCAPIN : Je ne manquerai pas d’y aller. Et un. Je n’ai qu’à chercher
l’autre. Ah ! ma foi ! le voici. Il semble que le Ciel, l’un après caractère de dieu est brusquement réduit à celui de l’esclave qu’on
l’autre, les amène dans mes filets.2 est sur le point de battre. Ainsi, par une intervention plus tôt
De la même manière le Mercure de son Amphitryon, dans le premier et dans la scène, Plaute crée un effet burlesque : alors que la
le troisième acte, sort de manière récurrente du rôle qu’il s’est mécanique du comique était dévoilée par Mercure, elle déraille
donné pour rappeler son statut de dieu et sa maîtrise des éléments
nécessaires au bon déroulement de l’intrigue : 1 I,4, v.626-629
2 Accedam atque hanc appellabo et subparasitor patri.
Numquam edepol quemquam mortalem credo ego uxorem suam
1 ibid., p.251 Sic ecflictim amare, proinde ut hic te efflictim deperit.
2 Les Fourberies de Scapin, II,6, p.924, éd. citée. 3 Nequiter paene expedivit prima parasitatio.
35 36

subitement en surprenant le spectateur. L’effet comique naît aussi qui, chez lui, met en péril la machine. Il ajoute en effet le
du jeu que met en place Plaute autour de l’attente que le spectateur personnage de Cléanthis, suivante d’Alcmène et femme de Sosie. Il
ressent vis-à-vis du fonctionnement de la mécanique comique dans sa crée ainsi une deuxième situation de couple dans lequel un dieu
pièce. s’immisce. Mais dans le cas de Mercure, ce n’est pas souhaité. Si
Cependant, la fin de la scène, qui marque aussi la fin du chez Plaute, c’est Jupiter qui précipite lui-même son fils dans son
premier acte, rétablit la perfection de l’engrenage comique de rôle de Sosie, chez Molière, c’est Cléanthis qui le prend pour son
manière spectaculaire. C’est Jupiter lui-même qui rappelle son mari : elle l’oblige ainsi à incarner le valet d’Amphitryon. Après
statut d’hyper-personnage en sortant de son rôle d’Amphitryon, dont la fin de la quatrième scène du premier acte, Mercure s’affirme en
il vient de démontrer la crédibilité en traitant Mercure comme tant qu’hyper-personnage qui a eu une vue d’ensemble sur l’intrigue.
Amphitryon aurait traité Sosie (v.545-550) : Mais Cléanthis le ramène abruptement à un rôle de personnage mortel,
aux préoccupations à la hauteur de leur échelon social :
Maintenant, ô Nuit, qui as bien voulu m’attendre, je te rends ta
liberté ; fais place au jour, pour qu’il répande sur les mortels sa
claire et brillante lumière. Tout le temps dont tu as été allongée CLÉANTHIS
par rapport à la nuit dernière, je le retrancher au jour qui vient, Quoi ? c’est ainsi que l’on me quitte ?
de façon que les deux inégalités se compensent. Va : que le jour
MERCURE
succède à la nuit. Partons rejoindre Mercure.1
Et comment donc ? Ne veux-tu pas
Jupiter retrouve ainsi son identité divine. Mais en outre, il expose Que de mon devoir je m’acquitte ?
Et que d’Amphitryon j’aille suivre les pas ?1
aux yeux du spectateur ses pouvoirs de dieu régisseur de l’ordre des
La succession de questions en octosyllabes, contrastant avec le
choses, capable de restaurer ce qu’il a déséquilibré pour obtenir ce
dernier vers de Mercure à la scène précédente qui était un
qu’il souhaitait. C’est un puissant rappel de la fonction
alexandrin, marque la rupture que constitue l’intervention de
spectaculaire de sa toute-puissance : il a montré à quel point il
Cléanthis. Mercure qui a piégé et humilié Sosie se retrouve à son
était capable de se faire passer pour un homme afin de créer des
tour piégé. Il conserve ainsi son statut de héros de la farce.
situations comiques. Ses actions n’auront pas de conséquences
Bernadette Rey-Flaud souligne en effet qu’il peut être « en position
puisqu’il est capable de rétablir tout ce qu’il a dérangé. Le
de victoire ou de défaite »2 :
spectateur est ainsi conforté dans son rire. Jupiter agit ici en
dieu rassurant et non pas menaçant. Mais Plaute rompt aussitôt cette La tromperie, ressort de la farce, fonctionne dans le cas de figure
le plus simple entre un trompeur et un trompé et comme un mécanisme
situation pour replonger le spectateur dans la fiction de façon bien entraîné, retourne alors du trompé devenu trompeur sur le
spectaculaire : l’acteur de Jupiter sort pour rejoindre Mercure, trompeur initial. De nombreuses farces s’achèvent sur une conclusion
moralisante, qui met en évidence ce renversement de situation.3
mais revient immédiatement, cette fois en tant qu’Amphitryon,
L’Amphitryon de Molière n’est pas une farce à proprement parler, et
accompagné de Sosie. Le spectateur voit ainsi sortir et entrer les
la scène finale est loin de s’achever sur une morale qui accuserait
mêmes acteurs, endossant cependant deux rôles différents. Il le
l’échec des dieux. Ceux-ci, en tant qu’hyper-personnages, semblent
comprend grâce à l’intervention de Jupiter et peut ainsi apprécier
hors de portée du point de vue moral. Il apparaît alors nettement
entièrement ce tour de force dramaturgique.
que Mercure cumule deux statuts qui sont contradictoires : celui de
Molière se saisit des codes de la farce pour jouer avec la
héros farcesque et celui d’hyper-personnage. Lorsque le héros
mécanique de l’intrigue qu’a posée Plaute. Mais ce n’est pas Jupiter
farcesque prend le pas sur l’hyper personnage, la mécanique menace
de dérailler, car Mercure est pris à son propre jeu. Il crée malgré
1 Nunc te, nox, quae me mansisti, mitto ut <con>cedas die,
Ut mortalis inlucescat luce clara et candida.
Atque quanto, nox, fuisti longior hac proxuma, 1 v.630-633
Tanto brevior dies ut fiat faciam, ut aeque disparet, 2 op. cit., p.251
Ei, dies e nocte adcedat. Ibo, et Mercurium subsequar. 3 ibid., p.184-185
37 38

lui un conflit entre Sosie et Cléanthis, ajoutant ainsi un engrenage farcesque disparaît aussi. Tout le deuxième acte tend ainsi vers le
inattendu à la machine du comique. Ce nouveau nœud pourrait écarter tragique en éloignant le divin de l’intrigue ; une mécanisme
l’intrigue du comique : la machine semble échapper pour un moment à alternative s’installe, dont les dieux sont exclus.
la mainmise des hyper-personnages. L’effet de suspens est d’autant Le point culminant de cette dynamique se trouve au début du
plus prégnant qu’il s’agit de la fin de l’acte. troisième acte : la première scène consiste en un monologue
d’Amphitryon réminiscent du tragique. Il en vient même à invoquer le
Ciel, comme si les dieux de l’intrigue n’avaient de toute façon plus
c) La mécanique substituée du deuxième acte chez Molière
d’influence :

Mais le deuxième acte ne fait qu’accumuler la tension et le Ah ! fasse le ciel équitable


questionnement du spectateur quant au bon fonctionnement de la que ce penser soit véritable,
Et que pour mon bonheur elle ait perdu l’esprit !1
machine qu’ont enclenchée les dieux. En effet, Amphitryon fait son
entrée et perturbe d’autant plus le plan de Mercure et Jupiter. L’ordre premier et la mécanique divine originale est rétablie

Amphitryon comprend qu’un autre a séduit sa femme et se pense lorsque Mercure réapparaît à la scène suivante. Il souligne lui-même

déshonoré ; quant à Alcmène, elle se considère offensée par son mari la tournure déplaisante qu’a prise l’intrigue :

qui, de son point de vue, l’accuse à tort. Jupiter ne se départant Comme l’amour ici ne m’offre aucun plaisir,
de l’apparence d’Amphitryon, il est désormais aussi haï d’Alcmène. Je m’en veux faire au moins qui soient d’autre nature,
Et je vais égayer mon sérieux loisir
La mécanique divine est en péril ; il semble même que tout l’acte II À mettre Amphitryon hors de toute mesure.2
constitue une nouvelle mécanique du comique dans laquelle les dieux Mercure retrouve alors son statut d’hyper-personnage : il se
sont entraînés en tant que personnages. Jupiter est impuissant et ressaisit des rênes de l’intrigue et place le spectateur à ses côtés
ses mots n’ont plus d’effet sur Alcmène, puisqu’elle lui coupe la en annonçant la fourberie à venir. En outre, il reprend sa place de
parole : héros farcesque, puisqu’il poursuit ses « tromperies », selon le

JUPITER terme de Bernadette Rey-Flaud, qui découlent toutes du vol


Ah ! belle Alcmène, il faut que, comblé d’allégresse… d’identité initial de Sosie.
ALCMÈNE Plaute ne laisse pas le spectateur aussi longtemps en attente.
Laissez : je me veux mal de mon trop de faiblesse.1
Dès que la confrontation entre Alcmène et Amphitryon se termine,
La dernière scène fait se rencontrer pour la seconde fois de l’acte Jupiter assume ses responsabilités divines. La pièce de Plaute est
Cléanthis et Sosie. Elle fait écho à l’échange entre Mercure et plus découpée, et la scène du retour d’Amphitryon occupe tout le
Cléanthis qui clôturait le premier acte. Le ton n’en est pas plus deuxième acte sur les cinq. Le dieu ouvre donc le troisième acte sur
enlevé, au contraire : le deuxième acte se termine par le rejet de ces paroles :
Cléanthis :
Maintenant je viens à cause de vous, pour ne pas laisser cette
Va, va, traître, laisse-moi faire : comédie inachevée ; et aussi pour prêter mon aide à Alcmène, que son
On se lasse parfois d’être femme de bien.2 mari accuse injustement de s’être déshonorée.3

Toutes les relations entre les figures de couple sont brouillées, et Chez Plaute, tout semble ainsi être sous le contrôle de Jupiter qui

même Jupiter est à son désavantage. Il perd son statut d’hyper-


1 v.1487-1489
personnage. Quant à Mercure, il est absent de tout l’acte : le héros 2 v.1490-1494
3 Nunc huc honoris vestri venio gratio,
Ne hanc incohatam transigam comoediam.
1 v.1420-1421 Simul Alcumenae, quam vir insontem probri
2 v.1437-1438 Amphitruo accusat, veni ut auxilium feram. (v.867-870)
39 40

ne veut pas laisser les mortels en prise avec des problèmes que les Cléanthis perturbe ainsi l’engrenage que Mercure a mis en place,
dieux leur ont causé. Jupiter assume son rôle d’hyper-personnage et mais en révèle un autre qui s’effectue à l’échelle de la pièce :
mène l’intrigue jusqu’à sa résolution. Ce n’est pas le cas chez l’action de Mercure a servi à créer un dédoublement des conflits
Molière. Comment, alors cette mécanique qui se substitue à la entre les couples.
mécanique divine dans le deuxième acte, parvient à ne pas basculer Il y a deux conséquences directes à cet effet de miroir. Comme
dans le tragique ? Potter l’explique, la bassesse du ton des échanges entre Sosie et
En effet, certains théoriciens tels que E.J. Potter avancent Cléanthis provoque un effet de contraste qui relativise le potentiel
que le détachement émotionnel du spectateur, dans une position de tragique des scènes auxquelles ils succèdent. La dernière scène de
supériorité vis-à-vis des personnages depuis la scène d’exposition, l’acte, par exemple, oppose proverbes populaires et stichomythie aux
lui permet de rire de ce deuxième acte. Il appliquerait en effet à discours galants de Jupiter :
l’entièreté de la pièce un regard ironique qui creuserait un fossé
SOSIE
entre les personnages et lui.1 Ne peut-on néanmoins pas penser que He bien ! tu vois, Cléanthis, ce ménage.
Veux-tu qu’à leur exemple ici
la frontière entre ironie et ironie tragique est fine ? Après le vol
Nous fassions entre nous un peu de paix aussi,
d’identité, Mercure laisse penser qu’il va agir en spectateur durant Quelque petit rapatriage ?

la suite des événements, et ainsi se faire le relais du public à CLÉANTHIS


C’est pour ton nez, vraiment ! Cela se fait ainsi.
l’intérieur même de la pièce ; mais ce n’est pas ce qui arrive.
Jupiter est confus et Mercure est absent. Molière joue ainsi avec la SOSIE

confiance que les spectateurs accordent aux dieux. Cependant, Potter Quoi ? tu ne veux pas ?
met en évidence d’autres techniques dramaturgiques qui font CLÉANTHIS
Non.
apparaître la mécanique alternative. Celle-ci dépasse même Jupiter
et Mercure, et maintient la pièce dans le domaine du comique. Selon SOSIE
Il ne m’importe guère :
son article, c’est d’abord le couple que forment Cléanthis et Sosie Tant pis pour toi.1
qui permet de mettre en place un système comique spécifique à cet Sosie souligne lui-même la comparaison possible avec la scène
acte. Il explique ainsi à propos de l’introduction de Cléanthis : précédente, ce que Cléanthis rejette immédiatement. Molière rappelle

Ce soi-disant artifice permet au dramaturge de faire varier les états ainsi à plusieurs reprises dans l’acte que si les dieux sont dans
émotionnels afin de soulager la gravité de certaines scènes. La l’impasse, le personnel comique est bien présent. Par ailleurs, tout
dispute de Sosie et Cléanthis (II,3), par exemple, présente une
version dégradée du conflit entre Amphitryon et Alcmène (II,2). [...] le deuxième acte consiste en des répétitions de disputes amoureuses.
Ce contraste crée un glissement d’état émotionnel abrupt et grossier.
L’objectif évident de cette interruption est de dissiper les Ce n’est alors pas une mécanique dictée par les dieux mais une
impressions de sérieux ou de pathétique engendrées par le conflit structure plus abstraite qui se dessine et devient évidente pour le
d’Amphitryon et d’Alcmène. En fin de compte, les émotions du
spectateur sont encadrées à la fois par la rupture en elle-même et spectateur. Jupiter lui-même y joue un rôle de pantin. On peut, à
son ton.2
propos de la répétition, s’appuyer sur les propos de Jean de
Guardia:
1 POTTER, E. J., « Moliere’s Amphitryon: Myth in a Comic Perspective », Orbis litterarum, 32-1,
1977 Déshumanisant peu à peu la scène par mécanisation, la vidant de tout
2 ibid., p.46, nous traduisons : This so-called trick allows the playwright to create shifts of mood contenu émotionnel, elle [la répétition] construirait peu à peu un
calculated to relieve the seriousness of certain scenes. The wrangle between Sosie and Cléanthis contexte de plus en plus favorable au rire, un contexte qui permet de
(11, 3), for example, presents a debased version of the dispute between Amphitryon and Alcmene percevoir de mieux en mieux la qualité comique de l’élément répété.
(11, 2). [...] This contrast provides an abrupt, gross change of mood. The obvious effect of this L’élément comique, lesté d’une situation émotionnelle lourde au
interruption is to dispel the serious or pathetic impressions created by the dispute between début, prendrait peu à peu toute sa force en faisant oublier cette
Amphitryon and Alcmene. As a result, the spectator’s flow of emotion is checked both by the break
itself and by its tone. 1 v.1428-1433
41 42

situation.1 À chaque Dieu, dans son Emploi,


Donné quelque allure en partage ;
Plus l’acte II avance, plus la répétition mécanique devient Et de me laisser à pied, Moi,
Comme un Messager de Village.1
évidente. La « situation émotionnelle lourde », qui tend vers le
tragique dans Amphitryon, est ainsi peu à peu éclipsée par ce Dans la situation qui est présentée au spectateur, Mercure apparaît
système répétitif. S’y conjuguent en outre le jeu et le langage vifs bien en tant qu’hyper-personnage, puisqu’il expose la manière dont
de Cléanthis et Sosie, qui font illusion de vie : cet acte illustre il manipule l’intrigue au profit de Jupiter, afin que le scénario
parfaitement la définition de Bergson. Les personnages, y compris qu’il a conçu puisse se dérouler sans accrocs. Cependant, il
Jupiter, sont réduits au rang de rouages de la machine. Potter questionne lui-même son statut de dieu en constatant qu’il est forcé
remarque aussi le manque de profondeur psychologique des personnages d’aller à pied. Il inculpe pour cela les « Poètes », seules entités
de Molière en le comparant à Kleist, chez qui Jupiter est « qu’il peut tenir responsables, et dont la puissance semble donc
2
quasiment une figure tragique » . Les personnages sont ainsi moins dépasser celle des dieux dans le cadre de la pièce. Dès les premiers
susceptibles de créer de l’émotion chez le spectateur. vers de la pièce, Molière met ainsi en place un comique qui repose
Tout le long du deuxième acte, Molière met ainsi en place une sur la métathéâtralité : les dieux, malgré leurs pouvoirs bien
mécanique comique évocatrice de la farce. Elle est moins surprenante établis, sont placés dans une certaine difficulté à cause de Molière
en elle-même que les machinations des dieux, et s’apparente, dans lui-même. On peut imaginer que, n’étant pas lui-même placé sur un
une moindre mesure, aux structures répétitives des Fourberies de char comme la Nuit, il paraît minuscule en comparaison. Mercure,
Scapin ou de George Dandin. Cependant, elle s’insère dans un cadre avant même de prendre forme humaine, est ramené à taille humaine par
bien particulier où des nobles côtoient des dieux, qui venaient à le poète. Il met en scène l’intrigue, mais il a conscience d’être
peine d’établir leur toute-puissance en fixant un premier système lui aussi mis en scène. Il est d’ailleurs univoque que malgré son
narratif. Le fait que ce mécanisme répétitif mette en déroute les statut de farceur – et le statut de servus de son équivalent
dieux et joue avec les codes de la tragédie le rend aussi efficace plautinien – il ne se plaint pas de son père et maître, mais bien du
qu’unique dans Amphitryon. Mais cette substitution n’existe que pour poète. Molière se réfère d’ailleurs peut-être ici à Plaute, tout en
mieux réinstaurer le plan des dieux dans un troisième acte et leur prenant ses distances. En effet, son Mercure évoque un « destin
redonner plein pouvoir sur l’intrigue. Molière fait bien de la fatal » ; en plus de l’évidente hyperbole, qui crée un effet
toute-puissance des dieux et de son rapport intrinsèque avec la comique, le spectateur avisé remarquera que le Mercure de Plaute
mécanique comique l’objet même du rire. transforme à sa guise la tragédie en comédie, tandis celui de
On peut d’ailleurs noter qu’un système narratif supérieur à Molière déplore le caractère tragique et « fatal » de sa situation.
celui-des dieux est esquissé dès le prologue à travers les paroles Si Mercure agit comme une sorte de force du destin au sein de la
de Mercure. Molière lui-même semble reconnaître à travers son pièce, il subit lui-même une fatalité qui dépasse les bornes de la
personnage le fonctionnement mécanique de sa pièce puisqu’il pousse fiction : c’est la mécanique supérieure, celle du poète, de «
son personnage à l’accuser : l’injuste Loi » du théâtre classique, qui est déjà à l’œuvre. C’est
peut-être aussi ce qui rend son absence nécessaire au fonctionnement
Et je ne puis vouloir, dans mon destin fatal,
Aux Poètes assez de mal,
du deuxième acte : si Mercure distingue avec autant de clarté le
De leur impertinence extrême : fonctionnement inhérent de la pièce, sa présence aurait obstrué la
D’avoir, par une injuste Loi,
Dont on veut maintenir l’usage, construction de la tension tout au long du deuxième acte où Jupiter
lui-même est pris au dépourvu. Cependant, La Nuit évacue rapidement
1 DE GUARDIA, Jean, Molière et la répétition : la comédie, du pareil au même, thèse de doctorat
sous la direction de Gilles Declercq, Paris, 2005, p.542
2 art. cit., p.47 : Kleist’s Jupiter is almost a tragic figure. 1 Prologue, v.24-32
43 44

ce procédé métathéâtral comique, mais qui ne mène ultimement à déroulement mécanique des événements ; à ce moment donné, tout est
rien : clair pour lui. La mécanique est dévoilée, les dieux sont présents
sur scène pour garantir l’aboutissement de leur plan : tous les
LA NUIT
Laissons cela, Seigneur Mercure ; piliers du système comique employé par Plaute et Molière sont aussi
Et sachons ce dont il s’agit.1 en place chez Giraudoux. Cependant, quand retentit la voix céleste
Ainsi, le prologue poursuit son cours, de la même manière que la qui parachève les machinations des dieux, rien ne sonne plus
mécanique divine est réinstaurée au début du troisième acte. tragique :

LA VOIX CÉLESTE : Adieux de Jupiter et de sa maîtresse Alcmène.


JUPITER : C’est quelque farce de Mercure. J’y vais mettre bon ordre.
Mais qu’as-tu, Alcmène ? Pourquoi cette pâleur ? Faut-il te le
d) La mécanique divine contre le comique de la fatalité redire, j’accepte l’amitié.1
chez Giraudoux
Toute l’ironie de la situation et l’évidence de la mécanique devrait

Giraudoux se distingue nettement de ses prédécesseurs parce rendre la scène comique. Jupiter lui-même souligne le rôle farcesque
qu’il donne au personnage d’Alcmène la place d’une héroïne tragique. de Mercure. Cependant, le spectateur s’identifie à Alcmène comme il

Elle ne commet pas, au commencement, de faute tragique. Mais à s’identifierait à une héroïne tragique. Le Mercure farceur devient

l’instar d’un personnage racinien, acculée par un destin qu’elle tortionnaire lorsque le spectateur se place du côté des mortels.

redoute, elle accomplira l’erreur fatale : elle trompe son mari avec Malgré la présence des dieux, le développement du personnage
Jupiter puis organise malgré elle une nuit d’amour entre Amphitryon d’Alcmène transforme la mécanique divine du comique en mécanique

et Léda. Le dramaturge s’inspire ici beaucoup plus de Kleist que de tragique. Là encore, c’est par les mots de Jupiter que Giraudoux
Molière, comme le rappelle Jacques Robichez. Cependant, il distingue esquisse une explication à la mécanique de son Amphitryon :

l’Alcmène de Giraudoux et celle de Kleist :


ALCMÈNE : Le mot « amoureux » existe, dans la langue des dieux ? Je
croyais que c'était le règlement suprême du monde qui les poussait,
La pièce de Molière est une comédie galante, celle de Kleist pose en vers certaines époques, à venir mordiller les belles mortelles au
termes tragiques le problème des rapports de l'être humain avec la visage ?
divinité. Mais si l’Alcmène de Kleist se montre foncièrement JUPITER : « Règlement » est un bien gros mot. Disons « fatalité ».
religieuse, si elle prête à épurer ses prières, à débarrasser de ALCMÈNE : Et la fatalité sur une femme aussi peu fatale qu’Alcmène ne
toute idolâtrie le culte qu'elle rend à Jupiter, celle de Giraudoux vous rebute pas ? Tout ce noir sur ce blond ?
et rebelle à la grâce.2
JUPITER : Tu lui donnes pour la première fois une couleur
Giraudoux, en se reposant sur Kleist, renoue avec les racines d'improviste qui me ravit. Tu es une anguille en ses mains.
ALCMÈNE : Un jouet dans les vôtres. Ô Jupiter, vraiment, vous
tragiques de la pièce grâce au personnage d’Alcmène. Mais il plaisé-je ?2
développe son personnage en en faisant une rebelle contre les dieux,
Jupiter et Alcmène mettent en évidence deux forces qu’on pourrait
certes, mais surtout contre le destin qu’ils ont choisi pour elle.
apparenter à deux mécaniques différentes qui se superposent.
Dans ce cadre, il conserve le rôle de la machine hérité de Plaute et
Alcmène, ne voit que la mécanique des dieux : Jupiter et Mercure
de Molière : Mercure est toujours celui qui élabore la tromperie.
manipulent les mortels comme des « jouets ». Chez Plaute et Molière,
Ainsi, dans la cinquième scène du troisième acte, il intronise
cela tend vers le farcesque ; chez Giraudoux, vers le tragique. Mais
Alcmène maîtresse de Jupiter. Celle-ci pense qu’elle est parvenue à
Jupiter parle lui d’une puissance supérieure, qu’il nomme « fatalité
maintenir à distance son prétendant, alors qu’en réalité, elle a
», comme pour se dédouaner de toute implication dans son
déjà commis l’adultère avec lui. Le spectateur a assisté au
fonctionnement. Face à cette « fatalité », il serait lui-même un
1 Prologue, v.47-48
2 ROBICHEZ, Jacques, notice d’Amphitryon 38, dans GIRAUDOUX, Jean, Théâtre complet. 1 III,5, p.189-190
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1982, p.1271 2 III,6, p.185
45 46

pantin. Alcmène tente d’y résister, telle une « anguille », mais Giraudoux, le dieu réalise une erreur et apprend des humains : en
tombe finalement elle aussi sous le joug de la mécanique. tentant de s’humaniser, il commet une « infraction sociale » qu’il
Cette mécanique supérieure est peut-être aussi celle qui est à s’agit de corriger. En nous offrant la possibilité de rire de
l’œuvre chez Molière dans le deuxième acte. Comme chez Molière, la Jupiter, Giraudoux corrige son personnage.
mécanique divine, que le spectateur a vu se mettre en place dans Quant à Mercure, il est l’agent austère de la « fatalité » :
l’acte I, dérape dans l’acte II. Cependant, ce n’est pas le il n’est plus le simple serviteur farceur de Jupiter. Il organise la
stratagème de Mercure qui se retourne contre lui. Cette fois, c’est nuit adultère mais « rappelle à l’ordre » Jupiter lorsque celui-ci
bien Jupiter qui est pris à son propre jeu. Par une sorte ne veut pas que son identité soit révélée à Alcmène. Il agit plus
d’illustration du paradoxe de la pierre, la toute-puissance de dans le sens d’un respect du mythe initial et de l’ordre des choses
Jupiter se met elle-même en péril. C’est Mercure qui le lui que dans l’intérêt de son père. Mercure semble incarner chez
rappelle: Giraudoux cette mécanique supérieure à celle de la volonté de
Jupiter. On pourrait ici s’appuyer sur les propos d’Albérès qui
Vous ne pouvez rien contre les lois que vous-mêmes avez prescrites.
Tout l’univers sait que Jupiter fera aujourd'hui un fils à Alcmène.1 conçoit la mécanique chez Giraudoux d’un point de vue
philosophique :
Jupiter s’humanise et la « fatalité », cette mécanique supérieure
qui surpasse celle des dieux, s’abat sur lui. Acculé, il ne semble Il semble bien que Giraudoux admette le déterminisme universel de
Spinoza, ou celui d'un monde régi par les nombres comme chez
pas pouvoir arrêter son avancement. Il se retrouve contraint, dans Pythagore. La liberté de l'homme se réduit à la possibilité de
le troisième acte, de reprendre son rôle et ses responsabilités de méconnaître ce déterminisme, et, en le refusant, de vivre par
ignorance dans le malheur et la souffrance. Toujours est-il que
dieu. Mais s’il est humanisé, il ne devient pas pour autant un Giraudoux croit en un mécanisme du monde, dans lequel l'homme devrait
trouver, s'il le connaissait et l'aimait, la satisfaction de ses
personnage aux allures tragiques comme Alcmène. Jupiter demeure un
besoins et de ses angoisses [...]1
dieu qui fait l’expérience de l’humanité, ce qui s’apparente à une
Jupiter, en admettant la « fatalité », reconnaît en quelque sorte le
forme de correction sociale telle que Bergson la définit :
déterminisme de Spinoza qu’évoque Albérès. Il y a chez Giraudoux un
La fonction sociale du rire est ainsi de « rappeler à l’ordre » le « mécanisme du monde » qui concerne les hommes, mais aussi les
personnage trop « automatique », pas assez « adapté » à la vie
sociale. En effet, il apparaît vite dans le traité que la cause dieux, puisqu’il semble être le responsable des amours de Jupiter.
psychologique du rire (le « mécanique plaqué sur du vivant ») n’en Chez Molière, la mécanique qui dépasse celle des hyper-personnages
est pour ainsi dire que la « cause efficiente », le déclencheur, et
non sa raison profonde, qui, elle, est sociale. Si le mécanique, lors du deuxième acte est une mécanique extra-diégétique qui évoque
plaqué sur du vivant, fait rire, c’est parce qu’il est une infraction
sociale.2 le système classique de la farce. Chez Giraudoux, il s’agirait d’une
vision philosophique plus que dramaturgique de la machine. La
Giraudoux, même s’il met en difficulté les dieux comme ses
mécanique, ou plutôt le déterminisme, qui régit véritablement la
prédécesseurs, innove dans le traitement qu’il fait du personnage de
pièce semble être en fait celui de la fable : Jupiter et Alcmène
Jupiter. En effet, ce n’est pas de l’échec de son plan que l’on rit,
doivent se conformer au mythe que le spectateur connaît. Ni l’un ni
mais bien de sa personne. Chez Plaute comme chez Molière, si l’on
l’autre n’en sont satisfaits. Pour Alcmène, c’est tragique ; pour
pouvait se rire des dieux, c’était avant tout de Mercure. Il
Jupiter, c’est comique.
s’agissait cependant d’un comique très situationnel, dans lequel il
était confondu avec Sosie. Chez Giraudoux, c’est le statut divin de Dans ce cadre, il semble n’y avoir que peu de place pour le

Jupiter qui est compromis. Comme nous l’avons dit précédemment, chez rire : il repose uniquement sur l’inaptitude de Jupiter auprès des
hommes, l’échec de sa tentative de séduction, puis sur les
1 II,3, p.151
2 op. cit., p.518. 1 ALBÉRÈS, René Marill. Esthétique et morale chez Jean Giraudoux. Libr. Nizet, 1962, p.203
47 48

corrections successives par Mercure et Alcmène de son « infraction


sociale ».
49 50

machines sont utilisées pour la première entrée ; le regard du


spectateur est dirigé vers le dispositif spectaculaire, quoique

Deuxième partie puisse en dire Mercure. Dans les deux cas, le spectaculaire est
assumé et associé au divin dès le commencement de la pièce. La
Du divin à l’humain : se moque-t-on des dieux ?
première scène est dans le sillage du prologue, et met en scène
comme chez Plaute la rencontre entre divin et humain : Mercure prend
Sosie en embuscade. Jean de Guardia signale ainsi que l’Amphitryon
I - Molière et Plaute : le divin spectaculaire, de Molière est une comédie où l’élément le plus spectaculaire, le
vanté ou raillé ? vol du nom de Sosie par Mercure, est présenté au spectateur au début
de la pièce et pas à la fin. Il parle ainsi de « dé-gradation » 1. Il
en va de même chez Plaute dont Molière a reproduit la trame.
a) Un commencement spectaculaire en guise d’accroche Plaute et Molière font débuter leur pièces de manière
explosive, avec l’apparition spectaculaire de dieux dont le point
Chez Molière et Plaute, le contact entre les dieux et les
culminant est paradoxalement sa transformation en humain. La « dé-
hommes est fondamentalement spectaculaire. Plaute pose les jalons de
gradation » du spectaculaire commence en fait peut-être dès le
cette relation extraordinaire. Il se sert dans ce but du personnage
moment où Mercure abandonne sa divinité pour le farcesque, en
de Mercure, qui introduit l’intrigue au spectateur lors du prologue.
battant Sosie. L’intensité spectaculaire qui naît de la rencontre
Celui-ci fait apparaître que leur manière d’intervenir dans les
entre l’homme et les dieux est ensuite diminuée jusqu’à l’épiphanie
affaires humaines doit être remarquée et reconnue par les hommes. Sa
finale de Jupiter lors du dénouement pour laisser la place à la
prise de parole prend sans attendre une allure de démonstration de
confusion des identités, et surtout à la perte du statut d’hyper-
force en prenant directement à parti le spectateur des vers 1 à 16 :
personnage pour les dieux lors du deuxième acte. En fait, le
Si vous voulez que dans votre commerce, dans vos achats comme dans caractère divin des personnages ne semble exister que pour être
vos ventes, j’assure généreusement vos gains, et vous assiste en
perdu dans la transformation en homme, afin de nourrir un comique
toutes choses [...] en ce cas, vous ferez silence pour cette comédie,
vous vous montrerez tous des arbitres aussi juste qu’équitables.1 farcesque le temps de la pièce. Mercure le dit explicitement à la
deuxième scène de l’acte III chez Molière :
Une allitération en « V » souligne en plus dès le premier vers cette
adresse directe au spectateur : « Ut vos in vostris voltis ». Et je vais égayer mon sérieux loisir
À mettre Amphitryon hors de toute mesure.
Mercure rappelle immédiatement au spectateur sa condition supérieure
Cela n’est pas d’un dieu bien plein de charité ;
de divin. Il se sert de ses fonctions divine de messager et de Mais aussi n’est-ce pas ce dont je m’inquiète,
Et je me sens par ma planète
protecteur des marchands pour faire pression sur le spectateur. À la malice un peu porté. 2

L’effet est frappant. Chez Molière, les dieux apparaissent d’abord


Il bat ensuite Amphitryon de la même manière qu’il a frappé Sosie.
entre eux, comme chez Giraudoux. Mais déjà lors du prologue, ils
Paradoxalement, les dieux ne sont pas comiques en tant que dieux,
sont dans une position qui les rend spectaculaires aux yeux du
mais en tant que doubles des hommes. Jupiter et Mercure ne sont plus
spectateur. Mercure fait son apparition « sur un nuage », tandis
qu’Amphitryon et Sosie. Mercure ne réaffirme son statut de dieu et
que la Nuit est « dans un char traîné par deux chevaux ». Les
d’hyper-personnage que pour incarner à nouveau Sosie, afin de placer
1 Ut vos in vostris voltis mercimoniis
emundis vendundisque me laetum lucris
adficere [...] 1 DE GUARDIA, Jean, Molière et la répétition : la comédie, du pareil au même, thèse de doctorat
ita huic facietis fabulae silentium, sous la direction de Gilles Declercq, Paris, 2005, p.477
itaque aequi et iusti heic eritis omneis arbitri. 2 v.1492-1497
51 52

Amphitryon dans une situation propice au comique farcesque. Tant personnages de la pièce. Ils semblent pourtant demeurer insérés dans
qu’ils sont métamorphosés en hommes, il n’y que peu de moyens de le carcan d’une mécanique globale du comique dans chacune des
prouver réellement leur divinité, car le véritable spectacle a déjà œuvres, car ils ne sont pas épargnés par le rire. Ils n’en sont pas
eu lieu. Cela doit passer par une démonstration verbale. Ils ne sont moins des dieux, et porter le divin au plateau ne peut être anodin ;
sinon qu’un senex et un servus qui agissent en tant que tels. mais leur divinité pourrait être un sujet de moquerie. Le fait de
Puisque les Jupiter et Mercure de Plaute et de Molière adoptent le mettre en scène les dieux de cette façon pose alors une question
comportement et le visage d’humains aux caractères bien définis, il fondamentale dans chacun des Amphitryon : celle de la religion.
n’y a que par les mots qu’ils peuvent rappeler qu’ils sont dieux C’est particulièrement évident en ce qui concerne Molière et
durant la majorité de l’intrigue. Au début de l’acte III, Plaute Plaute : leurs sociétés respectives sont profondément marquées par
fait ainsi dire à Jupiter des vers 861 à 864 : la pratique religieuse, chrétienne pour l’un, polythéiste pour
l’autre. Dans les deux cas, ce sont des religions d’État. Il nous
Je suis l’Amphitryon, qui a pour esclave Sosie, le Sosie qui devient
Mercure en temps utile ; c’est moi qui habite à l’étage supérieur, et semble en outre pertinent de les étudier successivement car les
qui, entre temps selon mon gré, redeviens Jupiter.1
structures dramaturgiques de leurs pièces sont aussi très
Dans le texte latin, l’assimilation de Jupiter à Amphitryon est similaires. Giraudoux, bien que sa société soit ancrée dans le
soulignée par le Ego (« moi ») en début de vers, mis en relation christianisme au même titre que celle de Molière, présente tout de
avec le nom d’Amphitruo, placé à la césure. Trois vers plus loin, le même une approche différente du divin. Il convient donc de passer
nom de Iuppiter est lui aussi placé à la césure. L’organisation même nos analyses dramaturgiques au crible du contexte religieux de
du vers rapproche les deux noms et évoque la confusion entre les chacune des pièces pour déterminer si railler la religion et le
deux personnages. Comme le Mercure de Molière, le Jupiter plautinien sacré peut en être une source de comique.
ne rappelle son statut de dieu que pour mieux se fondre dans son
identité d’humain.
Chez Molière comme chez Plaute, il existe donc un fort
contraste entre des scènes introductives qui font du divin le
vecteur du spectaculaire et le reste de la pièce qui met finalement b) Molière, le christianisme et le roi
très peu en avant le divin en tant que tel. Le statut d’hyper-
Molière, en reprenant le sujet de la pièce de Plaute, établit
personnage tout-puissant, qui maîtrise l’intrigue, semble donc être
un rapport dramaturgique unique avec les dieux : ceux-ci sont
constamment menacé par l’humanité même des dieux au théâtre,
d’emblée considérés comme des personnages entièrement intégrés à la
humanité qui les rend comiques. Ne pourrait-on pas alors considérer
fiction de la pièce et pas comme les objets d’un culte dépassant le
chez l’un comme chez l’autre une forme de raillerie des dieux qui
contexte de la représentation.
passe par le fait qu’ils se métamorphosent en mortels ? Les
Cependant, il ne faut pas oublier que son Amphitryon est joué
commencements spectaculaires serviraient ainsi d’amorce au
en 1668, dans le contexte difficile qui est celui des
développement comique qui suit : c’est d’abord la transformation en
représentations du Tartuffe depuis 1664. Après la première du
homme qui fait rire, puis c’est le dieu humanisé en lui-même.
Tartuffe, lors de la fête des « Plaisirs de l’Île Enchantée »
Le postulat de leur toute-puissance, même remise en question,
organisée à Versailles, la Compagnie du Saint-Sacrement parvient à
fait d’emblée des dieux des entités supérieures aux autres
en faire interdire toute itération en public. Ce n’est qu’en 1669
1 Ego sum ille Amphitruo, cui est servus Sosia, que Molière parvient finalement à surmonter l’interdiction, au prix
idem Mercurius qui fit, quando commodumst,
in superiore qui habito cenaculo, d’une pièce grandement remaniée. Lorsque son Amphitryon est joué, il
qui interdum fio Iuppiter, quando lubet
53 54

n’est donc pas impossible de penser que la question du rapport entre mythique, avec des références classiques, est la preuve de sa
son théâtre et la religion est encore bien présente à l’esprit du prudence dans le cadre des conséquences de la controverse du
1
dramaturge. Le choix de représenter des dieux directement au plateau Tartuffe. » Le renvoi à l’Antiquité servirait ainsi d’écran à
est-il significatif, dans le sillage du coup porté aux dévots par Molière pour se protéger d’accusations ultérieures. Hiscock
son Tartuffe de 1664 ? La question est d’autant plus pertinente discrédite cette hypothèse en notant le fait qu’elle ne propose
lorsqu’on prête attention à l’épître dédicatoire que Molière destine qu’un « motif négatif » pour justifier le choix du mythe. Cependant,
à Louis II de Bourbon, le Prince de Condé. Dans les notes de son on pourrait y voir une manière pour le dramaturge de poursuivre un
édition du texte, Jean-Pierre Collinet rappelle à son propos : travail entamé dans le Tartuffe : celui d’éduquer – du moins
officiellement – les habitués du théâtre à la grandeur du
Il soutenait ouvertement Tartuffe, dont la représentation publique
demeurait interdite. Le 4 mars, veille du jour où s’achevait christianisme, même si cela se fait d’une manière honteuse. Simone
l’impression d’Amphitryon, Molière avait joué pour lui dans son hôtel
de Reyff, à ce propos, rappelle l’importance de la Lettre sur la
parisien, une nouvelle fois, en privé, la pièce non autorisée.1
comédie de l’Imposteur de La Mothe Le Vayer, un autre des défenseurs
Amphitryon pourrait ainsi se placer dans la continuité d’un Tartuffe
de Molière. Il y prend le parti de Molière. Simone de Reyff expose
aux prises avec les questions religieuses de son temps ; il les
en substance le contenu de cette lettre :
aborde une nouvelle fois sous le prisme du comique, avec un public
apparemment friand de ce sujet et prêt à supporter son auteur. Dans la mesure où il représente la « perfection de la Raison », le
christianisme doit au contraire imprégner l’existence des hommes dans
Molière utilise d’ailleurs lui-même à deux reprises le terme de « toutes ses manifestations, tant il est vrai que « Dieu remplit tout
comédie » pour désigner sa pièce dans l’épître, quand on aurait de lui-même, sans aucune distinction, et ne dédaigne pas d’être aussi
présent dans les lieux du monde les plus infâmes, que dans les plus
plutôt attendu la désignation de « pièce à machine ». Est-ce à dire augustes et les plus sacrés. »2
qu’il considérait que sa pièce avait plus de profondeur qu’un simple La Mothe Le Vayer reprend ici un argument dont Molière, comme Simone
divertissement spectaculaire et qu’il lui attribuait donc le même de Reyff l’explique, a déjà largement utilisé pour défendre ses
genre qu’à son Tartuffe ? Il prévoit en outre les attaques de la positions et son théâtre. Ne pourrait-on pas alors voir en
censure : « Je n’abuserai, MONSEIGNEUR, ni de votre Nom, ni de vos Amphitryon un autre geste irrévérencieux envers ses détracteurs
bontés, pour combattre les Censeurs de l’Amphitryon et m’attribuer religieux, tout en le légitimant par l’argument de l’enseignement
une gloire, que je n’ai peut-être pas méritée [...]2 ». Il avait chrétien ? Il se dédouanerait ainsi auprès de ses ennemis tout en
donc bien conscience d’une potentielle menace de la censure sur sa manipulant à loisir la matière religieuse.
pièce et de ce qu’on pouvait peut-être y lire. Tartuffe, si l’on suit ce raisonnement, serait une forme de
Le choix d’un sujet antique peut, dans ce cas, surprendre. leçon par le contre-exemple, en montrant que le vrai christianisme
Cela contrevient aux règles de la comédie, qui impose au genre une ne peut pas s’épanouir dans la dévoterie ; de même, Amphitryon
intrigue inventée, non tirée de l’histoire. La seule présence de présenterait lui-aussi des figures soulignant en creux à quel point
machines dans le prologue et lors du dénouement peut-elle justifier Dieu serait parfait. Tartuffe est un faux dévot, Jupiter et Mercure
entièrement une intrigue classique impliquant Jupiter et Mercure ? sont de faux dieux. Protégés par les frontières de la fiction, ils
Matthew Hiscock résume dans un article les différentes explications sont inébranlables et incontestables ; mais sous le regard du
qui ont pu être données pour justifier un tel choix. Une des thèses spectateur, ils sont risibles en comparaison avec le Dieu chrétien.
qu’il rappelle est celle d’un retrait relatif après le vacarme qu’a
produit le Tartuffe : « pour certains, une pièce dont le thème est 1 HISCOCK, Matthew, « Plautus, Rotrou, Molière: Amphitryon and the violence of reception »,
Classical receptions journal, 10-1, 2018, p.62. Nous traduisons : « For some, a play on a mythical
theme, with classical credentials, shows caution in the aftermath of the Tartuffe controversy. »
1 MOLIÈRE, Amphitryon, Le Livre de Poche, coll. « Théâtre de poche », Paris, 1999, p.17 2 Reyff, Simone de. L’Église et le théâtre [texte imprimé] : l’exemple de la France au XVIIe siècle. les
2 MOLIÈRE, Œuvres complètes. I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 2010, p.848 Éd. du Cerf, 1998, p.75
55 56

Cette mise en regard peut être observée notamment dans la dernière pièce, ne peuvent rien en dire ; mais les spectateurs auront tout le
scène, lorsqu’est évoquée la future naissance d’Hercule par Sosie : loisir d’en discuter à la sortie. C’est une manière pour Sosie d’en
appeler à l’intelligence du public.
Le Grand Dieu Jupiter nous fait beaucoup d’honneur ;
Et sa bonté, sans doute, est pour nous sans seconde : On peut aussi discerner dans l’écriture du personnage de
Il nous promet l’infaillible bonheur, Jupiter des échos aux conceptions de Pierre Nicole. Son Traité de la
D’une Fortune, en mille biens féconde ;
Et chez nous il doit naître un Fils d’un très grand cœur comédie est imprimé en 1667, un an seulement avant la première
Tout cela va le mieux du Monde. d’Amphitryon. Simone de Reyff y consacre un chapitre de son ouvrage
Mais enfin coupons aux discours ;
L’Église et le Théâtre. Elle souligne la « vigueur » de l’ouvrage
Et que chacun chez soi doucement se retire.
Sur telles Affaires, toujours, qui se démarque de ceux d’autres polémistes de la même veine, tout
Le meilleur est de ne rien dire.1
en rappelant le peu de portée dont il a pu disposer. On peut
De ces derniers vers, toute référence au polythéisme est écartée : cependant noter son importance dans le paysage intellectuel de
ne reste que Jupiter et ses innombrables bienfaits. Tout suggère le l’époque : « Avec le Traité de la comédie apparaissent enfin les
parallèle avec le Dieu chrétien. Il s’y joint en outre une référence véritables enjeux de la querelle du théâtre. »1 Il ne serait donc
au Fils, Hercule, très évocatrice de Jésus de Nazareth. Seulement pas inopportun d’analyser Jupiter en regard avec les écrits de
Alcmène n’est pas vierge, puisque le spectateur a assisté aux Nicole. C’est que Jupiter incarne lui-même tout ce que qu’abhorrent
manigances de Mercure pour organiser la conception de l’enfant. Ces les contempteurs du théâtre : il se fait délibérément comédien, en
derniers vers invitent ainsi spectateurs et lecteurs à voir dans plus de disposer d’un statut immérité de dieu. Simone de Reyff
tout ce qui précède une parodie du christianisme : à eux, ensuite, rappelle les propos de Nicole à propos du comédien :
de choisir s’ils veulent interpréter le geste de Molière comme un
Puisque les lois de son métier lui imposent d’incarner les passions,
éloge de Dieu, en comparaison avec la médiocrité de Jupiter, ou bien l’acteur est par définition enfermé dans une logique de la
un rapprochement de deux cultes qui pourraient être assez perversion. La comédie est une « école du vice » dans la mesure où
l’on ne s’adonne pas impunément à la figuration du péché. [...] On
similaires. L’apparat critique souligne en tout cas l’évidence du devine que si Nicole s’interdit de mentionner l’hypothèse du comédien
« noble », c’est qu’elle relève à son sens d’un jugement douteux,
ridicule en citant La Mothe Le Vayer lui-même : pour ne pas parler d’un non-sens absolu.2

La situation ainsi que la formulation évoquent l’annonciation à Jupiter apparaîtrait ainsi aux yeux du public chrétien hostile au
Joseph (Matthieu, I, 20-23) et l’annonciation à Marie (Luc, I, 30-
33). Le parallèle entre la naissance d’Hercule et la Nativité avait théâtre comme porteur du vice : il se dévoue aux passions de
été indiqué à mots couverts par La Mothe Le Vayer dans « De la l’amour, et pour cela se fait passer pour un autre. Jupiter est un
crédulité » (1659) : « Pour ce qui regarde l'application du prodige à
la naissance de petit héros, tenez-la plus ridicule encore que le dieu entièrement malséant, ce que Mercure admet lui-même dès le
reste ne vous doive être suspect. »
prologue face à la Nuit :
Hercule lui-même apparaîtrait ainsi aux yeux de Molière et de ses
MERCURE
contemporains comme une figure ternie, et surtout « ridicule », du Les dieux sont-ils de Fer ?
Messie. Le public de Molière a en tout cas facilement pu tisser ces
LA NUIT
différents rapprochements, puisqu’il baigne dans le catholicisme et Non ; mais il faut sans cesse
dispose donc des références nécessaires. L’invitation de Sosie à Garder le decorum de la Divinité.3

rester muet face à l’épiphanie de Jupiter est encore plus univoque Si pour Nicole, il n’existe pas de comédien « noble », on peut
dans ce cadre. La double énonciation en est d’autant plus penser qu’a fortiori, un dieu de la comédie est absolument
saisissable par le spectateur. Eux, en tant que personnages de la
1 op. cit., p.95
2 ibid., p.84
1 III,10, v.1934-1943 3 Prologue, v.13-15
57 58

inconcevable. Il est, au mieux, un esprit malin, diabolique ; sinon, fait lui aussi acteur. La fin du prologue recèle en effet une autre
il n’est qu’un faux dieu. Or ce que Simone de Reyff considère être démonstration du caractère déplacé de ces dieux théâtraux :
le « motif central » qui organise toute la réflexion de Pierre
LA NUIT
Nicole est « l’idolâtrie » : « la comédie est une forme d’idolâtrie
Laissons ces contrariétés
et ne peut être par conséquent que haïssable au chrétien, à moins Et demeurons ce que nous sommes.
que celui-ci ne renonce à son identité spirituelle. 1
» Même le culte N’apprêtons point à rire aux Hommes,
En nous disant nos vérités.
voué à Jupiter et donc par extension au théâtre est grandement
MERCURE
néfaste au chrétien. On peut en effet penser que Molière joue du Adieu, je vais là-bas, dans ma Commission,
fait que Jupiter est, à l’époque de Plaute, le dieu des jeux : il Dépouiller promptement la forme de Mercure,
Pour y vêtir la Figure
garde ce statut dans son Amphitryon, puisque Molière reprend le Du Valet d’Amphitryon.1
sujet de Plaute quasiment à la lettre, mais l’écoulement du temps a Molière, par le jeu de la double énonciation, fait rire ironiquement
changé du tout au tout sa perception par le public. Il paraît le public : les dieux païens sont sujets à rire. Finalement, la Nuit
désormais impensable de vénérer une divinité aussi contrevenante à et Mercure « demeurent » ce qu’ils sont : c’est à dire de faux
la bienséance et aux valeurs chrétiennes que Jupiter. dieux. Mercure quitte en outre la scène pour aller jouer à l’acteur,
Alain Riffaud et Georges Forestier soulignent eux aussi la parachevant le message en transparence de ce prologue : la comédie
question de l’idolâtrie dans leur annotation du texte. Ils ne brille pas par la hauteur et la spiritualité de son propos, mais
rappellent ainsi que la mention par Molière de « Dieux de Fer » est elle n’est pas idolâtrie pour autant. Molière effectue un pied-de-
limpide pour ses contemporains qui auront nécessairement pensé aux nez littéraire à ses censeurs en faisant porter cette parole à un
idoles. Ils signalent aussi que cette réplique peut renvoyer aux dieu ; mais un faux dieux, dont le spectateur suppose, en complicité
écrits de certains penseurs chrétiens de l’époque : c’est un « lieu avec Molière, qu’il n’a rien à voir avec la religion chrétienne.
commun de l’apologétique chrétienne » que de discuter l’existence de Bien au contraire : s’il peut rire des dieux, c’est parce qu’ils
toutes les formes de divinités.2 Ils expliquent que l’évocation par constituent les exacts opposés de ce que représente le Dieu
la Nuit du decorum de la divinité suggère la vacuité de la religion chrétien.
qui « ne consiste qu’en solennités et en formes extérieures ».3 Le dispositif posé par Molière dans le prologue permettrait
Molière détournerait ainsi l’accusation d’idolâtrie faite au théâtre peut-être aussi de répondre à la question advient rapidement : si
pour lui-même montrer que la religion peut aussi tendre vers les dieux sont représentés comme des contre-exemples, pourquoi
l’idolâtrie – le paganisme, de manière évidente, mais par contraste, offrir leur point de vue dès le prologue et pas celui des mortels
le spectateur peut comprendre que le christianisme aussi. Mercure, sur l’intrigue ? Le spectateur ne risque-t-il pas de prendre leur
en contestant le decorum attendu des dieux, prouve aussi qu’il n’est parti au détriment des mortels, et surtout, de la bienséance ? Il
pas question d’idolâtrer les dieux au théâtre ; et que bien qu’étant est peut-être possible de voir dans cette mention précoce des «
profane, le théâtre n’est pas étranger aux questions sacrées. Poètes » le rappel en filigrane que Mercure reste un être de papier,
Molière souligne ainsi subtilement qu’il a conscience de cette et qu’il vaudrait mieux y voir une proximité avec d’autres
accusation portée notamment par Nicole. Cependant, Mercure n’est pas personnages tels que Scapin, plutôt qu’un quelconque exemple ou
un exemple de vertu catholique non plus, et comme Jupiter, ferait contre-exemple de principes chrétiens. Le poète impose sa présence à
plutôt office de contre-exemple à la morale en vigueur, car il se travers les mots de Mercure comme pour rappeler que la pièce demeure
une fiction et ne doit de toute façon pas être prise de manière
1 op. cit., p.94
2 op. cit., p.1532
3 ibid. 1 Prologue, v.144-151
59 60

littérale. Les personnages divins n’ont pas pour fonction première comme les références au christianisme sont indéniables à travers le
de nourrir une polémique : ils sont avant tout des personnages sujet païen, le lien est d’autant plus rapidement fait avec le roi :
existant pour divertir le public. C’est en tout cas l’hypothèse que Louis XIV est monarque « de droit divin ». Le parallèle semble donc
semble privilégier Matthew Hiscock : pour lui, le choix d’un sujet plutôt aller de soi. René Pommier consacre un article au sujet. Il
antique impliquant Mercure et Jupiter ne résulte que d’une cite George Couton qui affirme que même si Mme de Montespan n’était
inspiration née de l’établissement de l’Académie de France à Rome. pas encore la maîtresse de Louis XIV, toute la Cour connaissait
Il explique qu’à partir de 1666, de nombreux dessins et peintures l’intérêt que le roi lui portait. Georges Couton croit donc à une
copiés de chefs-d’œuvre sont rapportés par navire de Rome. Des fine allusion de Molière à cette affaire, face à laquelle le public
artistes français résidant à l’Académie devaient en effet produire aurait pu sourire. Mais Pommier conteste en s’appuyant sur le fait
des œuvres qui seraient exposées à Versailles. Hiscock précise : qu’il n’existe absolument aucune réaction de la réception qui
confirmerait l’existence effective de cette allusion. Il étudie en
Copie, imitation et appropriation culturelle – notamment des vestiges
restants de l’Antiquité romaine – étaient donc monnaie courante à la détail la dernière scène de la pièce qui pousserait même plutôt à
Cour, et au delà, en 1667, quand Molière effectua le gros du travail
rire de Jupiter. Il conclut :
sur sa pièce. En outre, le fait de copier se faisait idéalement dans
le but de concurrencer la « perfection » de l’original. C’est là,
comme je le suggère, la raison la plus plausible à l’intérêt que Ce que Molière veut faire quand il reprend un thème comique déjà
portait Molière au théâtre romain et à sa décision de commencer avec traité par ses devanciers, c'est essayer d'en exploiter encore
Amphitruo.1 davantage les ressources comiques. Pour ce faire, il a été ici amené,
entre autres choses, à modifier profondément le dénouement. Or toutes
Selon Hiscock, le choix d’un sujet antique serait donc ces modifications, loin d'être de nature à nous inciter à voir dans
Amphitryon des allusions aux amours de Louis XIV, ne peuvent que nous
principalement esthétique et opportuniste. Ce serait pour Molière en détourner, sauf à penser, mais c'est une hypothèse que personne
l’occasion de s’essayer à un sujet romain afin de produire un n'a envisagée et qui paraît, en effet, totalement exclue, que Molière
aurait voulu condamner la conduite du roi.1
concurrent légitime à Plaute. Il va sans dire, cependant, qu’il se
Pommier remarque notamment le silence consterné d’Amphitryon face à
saisit là d’un sujet qui lui offre de très nombreuses possibilités
l’épiphanie de Jupiter. Selon lui, l’annonce des bienfaits à venir –
de faire des allusions comiques au christianisme.
et notamment l’arrivée d’Hercule – sont pour Jupiter le moyen de se
En outre, puisque le poète se manifeste dès le prologue et
faire excuser auprès d’Amphitryon. Jupiter est dans l’embarras, et
semble vouloir faire rire des dieux, toute une frange de la critique
Amphitryon ne peut se permettre de protester face aux dieux. C’est
veut voir dans la pièce une manière d’excuser, voire de célébrer la
aussi ce que souligne la prise de parole de Sosie, qui conseille aux
conduite du roi à travers la figure de Jupiter. En effet, les enjeux
généraux d’Amphitryon de ne pas le féliciter, contrairement à ce que
esthétiques de l’art romain sont loin d’être les préoccupations
souhaite Jupiter. Pommier remarque dans ce cadre l’importance,
centrales à la Cour lors de la période. En effet, la relation extra-
quelques vers auparavant, du vers 1904 :
conjugale de Louis XIV avec Mme de Montespan est connue des
courtisans et probablement de Molière. Or il est assez courant de Le seigneur Jupiter sait dorer la pilule.
représenter Louis XIV en Jupiter. Hiscock note par exemple que Ce vers ironique montre à quel point ce que tente de faire passer
Boyer, dans l’introduction de 1666 pour sa tragédie Les amours de Jupiter est difficile à avaler. Pour René Pommier, il semble peu
Jupiter et de Sémélé, se sent contraint d’insister sur le fait que probable, si Jupiter est décrédibilisé de cette façon, qu’il puisse
son Jupiter n’est en aucun cas une référence au roi. Par ailleurs, représenter positivement le roi d’une manière ou d’une autre.
Cependant, l’association entre le roi et le dieu semble tellement
1 art. cit., p.64-65. Nous traduisons : « Copying, imitation, and cultural appropriation — especially of
the surviving remnants of Roman antiquity — were therefore current issues at the court, and beyond, évidente qu’il semble difficile de l’écarter entièrement. On peut
in 1667, when Molière did the bulk of the work on the play. Moreover, to copy was, ideally, to
challenge even the ‘perfect’ original. This, I suggest, is the most plausible stimulus for Molière’s 1 POMMIER, René, « Sur une clef d’Amphitryon. » Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 96,
interest in Roman drama and the decision to start with Amphitruo. » no.2, 1996, p. 228
61 62

supposer que Molière ait simplement voulu chercher la connivence de ressort le plus sali de la comparaison. Il se voit déjà obligé de
son public. Il ne s’agirait alors ni de célébrer les aventures considérer un mortel comme son rival, de manière à le consoler :
amoureuses du roi, ce que René Pommier démontre vigoureusement, ni
Un partage avec Jupiter
de les condamner, ce qui serait vraisemblablement inimaginable, N’a rien du tout qui déshonore ;
Et sans doute il ne peut être que glorieux
d’autant plus que la pièce a été jouée devant Louis XIV. Il
De se voir le rival du souverain des Dieux.1
s’agirait plutôt, dans la même veine que les références à la
Jupiter s’abaisse lui-même au niveau des mortels. Mais c’est
religion chrétienne, de renforcer le rire du public en mobilisant
lorsqu’il annonce la naissance d’Hercule que Jupiter est le plus
son intelligence par un réseau de références. Son Amphitryon suscite
décrédibilisé. Pommier explique à ce propos, en contestant la thèse
ainsi un rire innocemment coupable envers le christianisme et le roi
de Jacques Truchet :
: comme pour les références au christianisme, c’est au public de
choisir s’il veut voir dans Jupiter la figure de roi. Molière, lui, Ce que M. Truchet appelle une proclamation « solennelle » est bien
plutôt une proclamation « embarrassée ». Et c'est justement ce qui
peut tout à fait le réfuter. Après tout, Pommier le dit : « Ce que fait que c'est comique. Car Jupiter se garde bien de dire clairement
Molière veut faire quand il reprend un thème comique déjà traité par qu'il est le père de l'enfant à naître et que c'est lui qui a choisi
de l'appeler Hercule, comme il se garde bien de dire clairement qui
ses devanciers, c'est essayer d'en exploiter encore davantage les est la mère.2
ressources comiques.1 » Il rejoint ici la thèse de Hiscock : le Jupiter se ridiculise, car il semble très peu fier, en fin de
choix d’un sujet classique s’est apparemment fait pour des raisons compte, de l’enfant qui va naître de lui. Nous avons vu que ce
esthétiques et pratiques ; Molière y a vu une occasion sans pareille dénouement pouvait être lu comme une parodie de l’Annonciation. Mais
de provoquer le rire avec un sujet peu conventionnel. À nous, ici, c’est le dieu en personne qui vient prédire la naissance d’un
lecteurs ou spectateurs, de lire plus avant si on le souhaite. fils, ce qui ne fait que prouver son embarras face au silence entêté
Par ailleurs, l’analyse de Pommier s’insère parfaitement dans de son rival. Il a pourtant un messager ailé Mercure, qui pourrait
le système de la mécanique du comique, et ne va pas pour autant à faire office d’ange, mais lui-même s’est ingénieusement retiré à la
l’encontre de possibles références au christianisme. Un des scène précédente. Giraudoux, lui, ne s’en est pas privé. Toutes les
arguments qu’il avance pour discréditer l’idée selon laquelle allusions bibliques sont donc défigurées : Joseph est cocufié, et le
Jupiter serait le roi-soleil est que la scène où cela serait le plus Fils lui-même est un embarras pour le Père plutôt qu’un sauveur.
probant n’arrive qu’au moment du dénouement. Quoiqu’il en soit, il Tout converge pour discréditer ultimement Jupiter et surtout la
est intéressant de considérer le statut d’hyper-personnage de légende qu’il comptait créer. Celle-ci, chez Plaute, est accomplie :
Jupiter à ce moment précis. En effet, Jupiter perd la maîtrise de Bromie fait à Amphitryon le récit de la naissance glorieuse
l’intrigue au deuxième acte, mais semble la recouvrer au début du d’Hercule, couronnant finalement de succès le plan de Jupiter en
troisième acte. Cependant, pour renforcer le dénouement comique de tant qu’hyper-personnage. Molière utilise donc à propos les
la pièce, Molière remet le roi des dieux dans une position difficile références au christianisme pour appuyer le développement
au moment même où tout aurait dû rentrer dans l’ordre. La machine dramaturgique de ses personnages divins, source de comique. Il
s’enraie à nouveau. L’effet comique peut en outre être souligné par serait assez aisé d’y voir une moquerie du christianisme ; mais de
les références mêlées au christianisme et possiblement, au roi. même que Pommier soutient que rien dans le texte ne renvoie à une
Jupiter demeure un dieu qui admet sa défaite face à l’humanité, possible raillerie du roi, rien dans le texte ne laisse ouvertement
puisqu’Alcmène reste fidèle à Amphitryon. Celui-ci fait dans la entendre que Molière se rit de la religion. En tout cas, on rit
scène finale office de Joseph désabusé, mais c’est bien Jupiter qui grâce à la religion.

1 III, 10, v.1898-1900


1 ibid. 2 ibid, p.222
63 64

système de la religion romaine.1 » Cependant, il affirme lui-même

c) Plaute, faire spectacle du sacré l’importance de prendre en considération le contexte individuel de


chacune des pièces, pour comprendre la manière dont la « matière
Comment traiter maintenant de la question du sacré chez Plaute religieuse » en « infléchit le sens2 », notamment dans le cas des
? Les dieux y sont aussi ramenés au rang d’hommes, le spectaculaire études transversales de l’œuvre de Plaute. Il s’agit donc pour nous
peut sembler décroître après la rencontre entre Sosie et Mercure, de voir si sa thèse s’applique au cas particulier d’Amphitryon, où
mais sa représentation de Jupiter demeure bien différente de celle Jupiter intervient directement sur scène sous la forme d’un homme.
de Giraudoux et Molière. Il y a chez lui, à première vue, deux Il faut bien voir que Jupiter apparaît sur scène lors d’un
dynamiques contradictoires à l’œuvre. Sa pièce se distingue d’abord événement qui lui est consacré, comme on l’a vu : les ludi Romani
de ses héritières parce qu’elle s’inscrit directement dans le étaient organisés en l’honneur de Jupiter capitolin. La pièce de
système religieux qu’elle met en scène. Molière utilise le Plaute, à ce titre, a non seulement une valeur de divertissement, en
panthéisme comme écran pour traiter de près ou de loin du ce qu’elle est une comédie, mais aussi une fonction rituelle. La
christianisme. Plaute, lui, met en scène des dieux qui sont les représentation théâtrale dans le cadre du festival constitue en
siens. À ce titre, il convient de nous pencher plus avant sur le effet une forme de don pour les dieux, afin qu’ils maintiennent une
contexte religieux de son temps, afin de comprendre comment la relation saine et pacifiée avec les mortels : c’est la pax deorum.
dramaturgie de sa pièce lui fait écho. En effet, les représentations Seth A. Jeppesen rappelle ainsi :
théâtrales sous la république du deuxième siècle avant Jésus-Christ
L’importance accordée à ce rituel institué, précautionneusement
sont profondément enracinées dans les pratiques religieuses observé, inscrit strictement le système de la religion romaine dans
régulières, et participent à l’unité des citoyens de Rome. Il va la sphère des performances sociales romaines. La pax de(or)um ne peut
être maintenue que grâce à l’exécution correcte par les humains
sans dire que Jupiter est célébré et mis en valeur lors de ces d’actions requises par les dieux, ce qui permet en retour
l’épanouissement de l’État. La meilleure façon de garantir la pax
événements. Pourtant, il est ici assimilé à une figure récurrente du de(or)um était de réaliser tous les rites et festivals annuels que
genre comique, le senex, qui provoque le rire et la moquerie. Seth l’État avait promis à ses différentes divinités.3

A. Jeppesen, dans son article de synthèse sur le rapport entre le Si un événement désastreux comme une famine, une inondation ou un
théâtre de Plaute et son environnement religieux, étudie ainsi autre grand malheur devait arriver, c’était que les dieux
l’aspect parodique des œuvres de l’auteur . 1
Molière utilise la exprimaient leur mécontentement quant à un oubli ou à un manquement
parodie pour ridiculiser Jupiter, qui fait pâle figure face au dans un des rituels prévus. Amphitryon, comme toutes les autres
Christ ; mais il n’est pas certain que le christianisme en sorte pièces de Plaute, est donc une performance pour le public en premier
plus reluisant. Dans son Amphitryon, Plaute proposerait-il un usage lieu, mais à destination des dieux dans l’organisation générale de
unique de la parodie, en prônant grâce à elle, par le rire, une la société. Faire intervenir dans une performance le dieu auquel est
bonne pratique de sa propre religion ? Molière et Giraudoux auraient consacrée ladite performance peut sembler être un choix ardu sur le
alors pris le contrepied total de celui qui leur a fourni leur plan dramaturgique, car le personnage divin doit constamment briller
sujet. C’est en tout cas la thèse de Jeppesen pour la majorité de
l’œuvre de Plaute, dont le Poenulus, qu’il étudie en guise d’étude 1 ibid., p.321. Nous traduisons : « one can acknowledge the prevalence of parody within the religious
de cas. Il affirme : « on peut reconnaître la prévalence de la material in Plautus without insisting that such parodies are meant to mock or deride the system of
Roman religion. »
parodie au sein même de la matière religieuse chez Plaute, sans 2 ibid., p.320. Nous traduisons : « religious material inflects the meaning of the individual play »
soutenir que de telles parodies visent à moquer ou railler le 3 ibid., p.318. Nous traduisons : « This emphasis on enacted ritual, carefully monitored, places the
system of Roman religion squarely within the sphere of Roman social performance. The pax de(or)um
could only be maintained through the correct human execution of the actions required by the gods,
1 JEPPESEN, Seth A., « Religion in and around Plautus », in FRANKO, George Fredric, et DUTSCH which in turn led to the prospering of the Roman state. The best way to maintain the pax de(or)um
Dorota, A Companion to Plautus, Hoboken, Wiley Blackwell, 2020. was to perform all the annual rites and festivals that the state had pledged to its various deities. »
65 66

et se montrer exemplaire, tout en étant partie prenante de équivalent comique, ce qui crée une distance critique. Cette
différence peut se trouver dans les paroles prononcées ou dans
l’intrigue. On peut d’ailleurs noter que Giraudoux renverse les d’autres facteurs dépendant de la mise en scène de la performance,
termes du problème : il dépeint un dieu qui peine à se départir de comme l’identité des célébrants, des postures, des gestuelles, des
tuniques etc. Comme le chœur des satyres dans la procession, une
son lustre et de son exemplarité pour se faire humain. Le Jupiter prière ou un serment dans la comédie plautinienne offre au spectateur
une imitation parodique d’action plus sérieuses exécutées ailleurs
plautinien, bien qu’incarné par un acteur humain, doit de son côté lors du festival, très proche de leur modèle sur le plan spatial et
correspondre à l’image que le spectateur se fait du dieu qu’il temporel. À cet égard, la comédie romaine peut être vue comme une
partie d’un système de commentaire parodique construit à-même la
honore en participant à l’événement. En bref, il s’agit de conserver poétique de l’institution des festivals religieux à Rome.1
l'intérêt et les enjeux de l’intrigue sans placer Jupiter dans une Molière évoque la religion chrétienne de manière détournée tout en
condition où il serait moins digne d’être honoré : ce que Giraudoux rendant les dieux païens ridicules. En faisant d’eux une parodie du
et Molière n’ont pas hésité à faire. christianisme, il fait rire tout en questionnant du même coup les
Il peut être ici intéressant de considérer les versions de valeurs dudit christianisme. Peut-on en dire de même pour Plaute,
Molière et de Plaute côte-à-côte, puisque ternir l’image du divin – vis-à-vis de sa propre religion uniquement, lorsqu’il parodie les
et dans le cas de Molière, du roi – peut être une prise de risque rituels romains ?
pour l’un comme pour l’autre, bien que les fonctionnements de Il faudrait déjà que l’on trouve dans son Amphitryon ce que
l’Ancien Régime et de la République romaine n’aient rien à voir l’un Jeppesen décrit de manière générale dans son théâtre. En effet, la
avec l’autre. Le choix d’un sujet issu de la mythologie grecque – pièce ne met pas directement en scène de rituels que l’on pourrait
qui implique donc des dieux – pour une comédie est une exception considérer comme des parodies méta-théâtrales qui feraient écho aux
dans leurs œuvres respectives. Ils sont pourtant tous deux fermement différents cultes effectués dans la même période lors des ludi
aristotéliciens et ont donc réservé leurs autres comédies à des Romani. Le fait que le sujet soit un mythe grec pose déjà une
personnages d’un statut populaire ou bourgeois, qui n’est surtout contrainte au « système de commentaire parodique » établi par
pas noble ou divin. On pourrait interpréter ce même choix, à 1850 Jeppesen. Le monde fictionnel représente la ville grecque de Thèbes,
ans d’intervalle, comme une volonté de parler de leurs religions et il n’incite pas particulièrement à un rapprochement avec Rome et
respectives par l’intermédiaire du comique. Cependant, Plaute peut ses pratiques. Il n’y a ainsi que la mention des dieux et leur
le faire sans se voiler : il dispose de l’occasion des festivités en présence même au plateau qui puissent exprimer la parodie. On peut
l’honneur de son dieu pour parler de lui. Cette liberté lui impose déjà trouver dans l’altercation entre Sosie et Mercure l’écart
pourtant un encadrement d’un autre type que celui de Molière. L’un comique entre la réalité de la religion et sa représentation
doit lutter contre la pression anti-théâtrale de la compagnie du théâtrale. Sosie jure qu’il est lui-même et qu’il n’usurpe pas son
Saint-Sacrement et, s’il veut porter un semblant de matière nom, lorsque Mercure lui vole son identité. Il invoque pour cela
religieuse au théâtre, le fait sous le couvert d’une parodie païenne Jupiter (v.435-437) :
; mais cela le dispense d’avoir à honorer le dieu chrétien de
SOSIE : Je jure par Jupiter que c’est moi, sans mentir.
manière ostentatoire. L’autre peut ouvertement mettre en scène son
MERCURE : Et moi, je jure par Mercure que Jupiter ne te croit pas. Il
dieu, mais doit ultimement rendre justice à sa magnificence. Mais croira davantage, j’en suis sûr, à ma simple parole qu’à tous tes
même dans ces contextes antithétiques, si l’on s’appuie sur la thèse 1 ibid., p.321. Nous traduisons : « When Plautus incorporates religious material into his plays, there is
de Jeppesen, il semblerait que Molière et Plaute se retrouvent dans always some sort of difference between the cultic model and its comic counterpart that creates this
critical distance, whether that difference be in the words spoken or in some other factor dependent on
leur usage similaire de la parodie. C’est ainsi qu’il la définit the mise‐en‐scène of the performance, such as the identity of the celebrants, posture, gestures, attire,
etc. Like the satyr chorus in the procession, a prayer or oath in Plautine comedy presented the
chez Plaute :
spectators with a parodic imitation of more serious actions performed elsewhere in the festival, in
close temporal and spatial proximity to the model. In this way, Roman comedy can be seen as part of
Quand Plaute incorpore de la matière religieuse dans ses pièces, il y a system of parodic commentary built into the cultural poetics of the institution of religious festivals at
a toujours une sorte de différence entre le modèle cultuel et son Rome »
67 68

serments.1 ridicules. Dès le prologue, Mercure rappelle justement que Jupiter


La manière dont quelqu’un jurerait au nom de Jupiter dans la réalité et lui sont toujours des hommes, même s’ils incarnent des dieux
est ainsi parodiée dans le cadre de la pièce, par le fait même qu’un (v.26-31).
dieu se trouve en face de celui qui jure. La parodie passe ici par
C’est que Jupiter, dont l’ordre m’envoie ici, redoute autant que pas
une forme d’ironie dramatique, car Sosie ne sait pas que c’est un de vous la fâcheuse bastonnade. Né d’une mère mortelle, d’un père
de race humaine, il n’y a pas lieu de s’étonner s’il appréhende pour
Mercure qui se trouve en face de lui. Mercure reprend ainsi lui-même. Et du reste moi-même, moi, le fils de Jupiter, par
l’invocation de Sosie à son nom pour se moquer de lui et créer un contagion sans doute, j’ai les mêmes appréhensions que lui.1

effet comique. L’inefficacité de cette invocation est d’ailleurs Ainsi, bien que Mercure fasse une entrée spectaculaire, il semble
plus soulignée par le texte latin que par la traduction d’Alfred soudain s’écraser devant la menace que représente le public. La
Ernout. Mercure oppose sa personne qui ne s’appuie pas sur le crainte émane de ces quelques phrases, y compris dans le réseau
serment (iniurato mihi, litt. « moi, ne jurant pas) à celle de sonore qu’elles élaborent. Une allitération en M est construite
Sosie, qui jure (iurato tibi, litt. « toi, jurant ») et qui n’est autour du mot malum, répété à deux reprises, qui désigne le « mal »
pourtant pas crue par Jupiter. Leurs deux ingenia sont opposés l’un qu’Ernout traduit par « bastonnade ». L’oreille le rattache
à l’autre, et celui de Sosie, qui est mortel, ne permet pas d’être naturellement aux mots qui l’entourent : metuo et formidat (« je
entendu de Jupiter. Y voir une forme de relativisation des croyances crains »), humana matre (« d’une mère humaine ») et humano patre («
et des pratiques religieuses du temps de Plaute serait néanmoins d’un père humain »). L’allitération en M évoque donc la crainte
exagéré. Il s’agit ici avant tout de créer un effet comique en d’être battu et l’associe au fait d’être mortel. Mercure n’en
faisant se confronter deux personnages aux ingenia radicalement souligne pas moins son statut de dieu en rappelant qu’il est le fils
différentes. On rit ainsi plus du bon mot de Mercure qui vise Sosie de Jupiter – mais ce n’est que pour signaler que sa peur découle de
que de Mercure en lui-même. Ce n’est pas le dieu qui est ici la celle de son père. Ils ont le pouvoir de dieux, certes, mais ils
cible du comique. restent des acteurs sensibles. Ce serait là une situation parfaite
John A. Hanson référence dans un article toutes les citations pour parodier les dieux, puisqu’ils sont d’emblée rapportés à taille
de l’œuvre de Plaute qui permettent de reconstituer une image de la humaine et que leur faiblesse est exposée. Ils sont des hyper-
religion et des dieux à son époque. Il note qu’on peut effectivement personnages, mais le public garde l’ascendant sur eux, dans le cadre
lire parfois une certaine moquerie des dieux, mais que celle-ci de la pièce. Jupiter se retrouve dans le corps d’un homme et est du
relève de la mythologie et non de la religion des Romains en elle- même coup vulnérable. Ce passage est comique parce que les dieux se
même : voient dépouillés de leur toute-puissance en s’incarnant parmi les
humains. Ils sont déplacés, en décalage avec leur environnement.
Il est vrai qu’occasionnellement, les dieux sont ridiculisés en étant
humanisés à outrance ; mais c’est là le ridicule de la mythologie, et C’est là un procédé que l’on retrouve particulièrement chez
non des concepts religieux communs représentés par les pièces en Giraudoux, bien qu’appliqué uniquement à Jupiter : celui-ci décide
général.2
volontairement de se faire humain et en pâtit. Dans son cas, cela se
Cela pourrait être particulièrement le cas dans Amphitryon où les
superpose à la perte du statut d’hyper-personnage. Il perd son
dieux se transforment en humains, ce qui devrait les rendre
contrôle sur l’intrigue définitivement quand il est confronté à

1 SO : Per Iovem jure med esse neque me falsum dicere.


ME : At ego per Mercurium juro tibi Iovem non credere : 1 Etenim ille cujus huc jussu venio, Iuppiter,
Nam iniurato, scio, plus credet mihi quam iurato tibi. non minus quam vostrum quivis formidat malum :
2 HANSON, John A., « Plautus as a sourcebook for Roman religion », Transactions and Proceedings Humana matre natus, humano patre,
of the American Philological Association, 1959, Vol. 90, p.48-101. Nous traduisons : « Occasionally, it mirari non est aequom, sibi si praetimet.
is true, the gods are ridiculed in being over- humanized; but this is ridicule of mythology, not of the Atque ego quoque etiam, qui Iovis sum filius,
common religious concepts represented in the plays in general. » contagione mei patris metuo malum.
69 70

l’humain, c’est-à-dire dans son cas, à Alcmène. Ce n’est cependant quand le dieu reprend le pas sur l’acteur, il redevient un hyper-
pas le cas chez Plaute. Mercure et Jupiter ont beau être à la fois personnage à part entière et réduit la « distance critique » qui
humains et dieux, la perte temporaire de leur toute-puissance au permettait le rire.
profit d’un effet comique ne se superpose pas à un lâcher-prise de Malgré un bref passage sur scène dans la peau d’un homme, les
la mécanique comique. En fait, les dieux plautiniens permettent dieux finissent toujours par renouer entièrement avec leur divinité,
qu’on se rie d’eux à intervalles réguliers, mais quand ils et ainsi à dépasser la moquerie. Un rapprochement avec le système de
reprennent leur statut d’hyper-personnage, un rapport respectueux à rôles archétypaux peut, à cet égard, être pertinent. Dans
la matière religieux est réinstauré. Les dieux ne sont jamais l’Amphitryon, les personae apparaissent mais de manière
humanisés et moqués de manière excessive. C’est d’ailleurs ce que métathéâtrale, comme on a pu le voir. Les autres pièces de Plaute se
rappelle Hanson. Il rappelle que, même si l’intrigue d’Amphitryon saisissent des ces archétypes pour provoquer le rire à partir d’une
est tirée de la mythologie, les dieux n’y sont pas tellement image parodique du réel. Shawn O’Bryhim rappelle : « de même que
moqués : « Il faut bien voir la relative insignifiance de la chaque archétype a un rôle fixe dans la comédie de Plaute, chaque
mythologie dans le texte [...], ainsi que la réplique de Mercure à personne avait un rôle fixe dans la société romaine.1 ». Les
1
la raillerie de Sosie à propos de l’ivrognerie du Soleil. » Cet personae permettent d’installer une « distance critique » entre le
échange entre les deux servi montre en effet qu’ils ne sont pas et spectateur et la scène grâce à l’imitation du vivant au plateau.
ne seront jamais du même rang (v.282-285) : Mais Plaute fait en sorte que les dieux s’approprient eux-mêmes ces
archétypes, introduisant alors une nouvelle « distance critique »,
SOSIE : [...] Je crois bien, parbleu, que le Soleil dort encore, et
qu’il a bu un bon coup. Je parierais qu’il s’est un peu trop bien source de la métathéâtralité et du comique dans la pièce : ils
traité à dîner.
imitent une imitation du vivant. Or O’Bryhim poursuit, en citant
MERCURE (à part) : Tu dis, coquin ? Crois-tu que les dieux te
ressemblent ? Mordieu ! je vais te faire payer tes insolences, Annalisa Rei : « Il est permis à quelques personnages archétypaux de
pendard.2
s’éloigner de leurs rôles l’espace d’un moment, mais ils retournent
Pendant tout le début de cette scène, Mercure observe Sosie de loin. toujours au comportement qui leur est attribué à la fin de la
C’est pourquoi Alfred Ernout, à la traduction, a choisi de signaler pièce.2 » Si les dieux reproduisent le comportement des personnages
« à part » en didascalie. Mais tant qu’il ne s’adresse pas à Sosie, archétypaux, il va de soi que comme eux, ils reviennent à leur place
il se trouve dans le prolongement du prologue où il s’adressait au originale en fin de compte : après s’être fait passer pour des
public. Avec cette réplique, il réaffirme sa supériorité de dieu et hommes, ils retournent à leur position supérieure de divinité. C’est
d’hyper-personnage. Dès lors, la « distance critique » que peut-être de cette manière que la pièce s’inscrit aussi dans les
remarquait Jeppesen n’existe plus. On peut se rire de Sosie, mais festivités de ludi Romani. En effet, le retour au cadre et à la
pas de Mercure. Chez Plaute, l’hyper-personnage est un vrai dieu, un place assignée originellement au rôle archétypal reflète aussi
dieu à honorer. Il se différencie nettement de son versant humain, l’image que se fait le spectateur romain de son système social.
son enveloppe charnelle, qui est l’acteur. C’est dans le rapport de O’Bryhim conclut ainsi son article sur les stéréotypes dans le
force entre l’humanité de l’acteur et la divinité du personnage que théâtre de Plaute :
se joue le rapport au comique. On peut se rire de l’acteur qui agit
en tant que dieu, car il établit une « distance critique », mais Au moins quelques secteurs de la société – et de l’audience – romaine

1 O’BRYHIM, Shawn, « Stock characters and stereotypes », in FRANKO, George Fredric, et


1 art. cit., p.99 DUTSCH Dorota, A Companion to Plautus, Hoboken, Wiley Blackwell, 2020, p.131. Nous traduisons :
2 SO : [...] Credo, edepol, equidem dormire Solem, atque adpotum probe. « just as each stock character has a fixed role in Plautine comedy, each person had a fixed role in
Mira sunt, nisi invitavit sese in coena plusculum. Roman society. »
ME : Ain' vero, verbero? deos esse tui similis putas? 2 ibid. Nous traduisons : « Some stock characters are allowed to deviate from their roles for a while,
Ego pol te istis tuis pro dictis et malefactis, furcifer, but they always return to their prescribed behavior by the end of the play (Rei 1998, p. 104) »
71 72

étaient attachés à la tradition. Ils étaient si peu disposés au les magistrats et les dieux. Mais pour participer activement aux
changement sociétal que le spectacle de personnages archétypaux qui décisions publiques et pour intervenir dans les destinées du peuple
essayaient de changer leur comportement, et dans une moindre mesure romain, une divinité devait d’abord être saisie formellement par les
leurs rôles dans la société, a dû susciter chez eux un sens du magistrats.
ridicule mêlé d’un mauvais pressentiment. Mais le rire nerveux de
l’audience était toujours apaisé à la fin de la pièce, lorsque les Malgré leur rang éminemment supérieur aux mortels, les dieux
personnages étaient contraints de revenir à leur archétype et que
l’équilibre de leur comique était restauré.1 n’avaient pas une implication démesurée dans les décisions des
Romains. Leur présence est somme toute assez transparente et
De la même manière, les dieux, une fois qu’ils ont permis le rire en
assujettie aux hommes. Dans la pièce de Plaute, néanmoins, Mercure
s’appropriant les personae des mortels, reviennent au statut de dieu
et Jupiter, parce qu’ils sont aussi des hommes, sont soudain dotés
pour signifier le retour à l’ordre et la pérennité de la structure
d’une expressivité sans pareille. Ils sont en moyen de manifester
sociale. Comme chez Giraudoux, on peut voir chez Plaute une forme de
bien plus que leur simple accord ou désaccord. Ils agissent et
rire bergsonien : les rôles archétypaux sont déplacés socialement et
tiennent de véritables discours. Ils investissent l’espace de la
le rire du spectateur est une forme de « brimade sociale », de
parole, ce qui, d’ordinaire, ne leur est pas offert. La performance
correction. Le Jupiter giralducien, bien plus que celui de Molière,
rituelle que constitue la pièce de théâtre est donc aussi le moyen
se rend ridicule en essayant de se faire passer pour un homme.
pour Plaute de donner la parole aux dieux afin de leur rendre toute
Cependant, il ne s’agit pas, chez Plaute, de corriger les dieux. Ils
leur place au sein de la communauté citoyenne. Molière et a fortiori
sont en décalage par rapport à la société des hommes, ce qui est
Giraudoux, au contraire, ne leur donnent la parole que pour les
comique, mais ce processus reste sous leur contrôle. Ils
exclure de la société des hommes. Jupiter sort sali de sa
apparaissent comme les défenseurs de l’ordre social romain, de
confrontation aux mortels, sa toute-puissance est remise en question
manière plus spectaculaire que dans les autres comédies de Plaute,
au plateau et par extension, dans la réalité. Chez Plaute, bien que
où les différents archétypes sont simplement rappelés à l’ordre
les procédés soient similaires, puisque Jupiter fait face à des
social. Dans une certaine mesure, ce sont les dieux qui consentent à
difficultés et que son statut d’hyper-personnage est menacé, son
ce qu’on se moque d’eux, mais dans un cadre bien défini.
passage au plateau lui permet de mettre en avant ses qualités dans
En fait, dans Amphitryon, les dieux ne sont pas tant parodiés
la réalité. En effet, Jupiter se trompe, commet des erreurs comme
que transposés dans un espace de jeu qui diffère des espaces de
n’importe quel homme, mais il en prend conscience et se corrige,
culte habituels. Il faut bien voir la manière dont ils sont
lorsqu’il reprend le statut d’hyper-personnage. Ces moments de
considéré dans la ville de Rome la plupart du temps. En réalité, au
prises de parole lui permettent de s’affirmer en tant que dieu
quotidien, les dieux œuvrent silencieusement à la prospérité de la
magnanime ; il n’est pas irréprochable, mais il est bon. La première
cité aux côtés de ses citoyens. Même si les hommes leur doivent des
scène du troisième acte en est un exemple frappant. L’acte précédent
offrandes régulières pour maintenir la pax deorum, l’inclusion des
était particulièrement spectaculaire, parce qu’Amphitryon rentre de
dieux dans la vie de tous les jours dépendait de l’accord préalable
la guerre et accuse sa femme de l’avoir trompé. Cependant,
des citoyens. John Scheid précise :
contrairement à la version de Molière où Jupiter semble devoir
Une fois devenus membres de la communauté, les dieux restaient régler les problèmes qu’amènent l’irruption du mari et la colère
silencieux. Tous les rites mettaient en scène, implicitement, le
service bienveillant et discipliné qu’ils rendaient au peuple romain. d’Alcmène, Mercure rappelle que le Jupiter plautinien a tout prévu,
Certes, tous les rites énonçaient que Rome était gérée en commun par même si la situation est identique. Il assume ses actes et est prêt
1 ibid. Nous traduisons : « At least some sectors of Roman society – and audience – were attached to à réparer les torts qu’il a pu causer :
tradition and so averse to societal change that the spectacle of stock characters trying to change their
behavior, much less their roles in society, must have elicited a sense of the ridiculous tempered with
foreboding. But the audience’s nervous laughter was always quieted by the end of the play, when
these characters were forced back into their stock roles and the equilibrium of his comic society was
restored. »
73 74

Car je serais bien coupable si je laissais retomber sur cette tensions d’être évacuées par le rire.1
innocente le poids d’une faute que j’ai été le seul à commettre.1
Il n’est donc pas certain qu’il faille voir une « critique » de la
Le terme culpa n’est pas anodin. Le dictionnaire Lewis and Short
religion et de la politique. En revanche, il est certain que
note ainsi que le terme désigne un « état digne de punition », et
l’espace théâtral permet de rire de Jupiter tout en le mettant en
suppose une « erreur de jugement », même s’il se différencie de
valeur. Bien qu’on puisse rapprocher le fonctionnement dramaturgique
scelus, qui implique une volonté de blesser autrui 2. Jupiter
des versions de Plaute et de Molière, l’auteur latin se distingue
reconnaît donc lui-même que sa tromperie est répréhensible, même
donc nettement par l’usage qu’il fait du rire. Ce qui apparaît
s’il n’est pas malfaisant pour autant. C’est l’idée qui est reprise
clairement est que le traitement du personnage de Jupiter – et à
trois scènes plus loin par Mercure, lorsqu’il fait l’éloge de son
travers lui, de la religion – est similaire dans les deux pièces.
père (v.995-996) :
Jupiter s’abaisse au niveau des humains, ce qui le rend ridicule.
Il fait l’amour ; il a raison ; il fait joliment bien de suivre son Cependant, chaque auteur soutient ces effets comiques d’une façon
penchant. Tous les hommes devraient bien l’imiter, à condition, bien
différente, avec une position unique vis-à-vis de la religion.
sûr, de ne faire de tort à personne.3

Ainsi, Jupiter prend garde de ne blesser personne. Il se rend


coupable, mais se ratrappe. À ce titre, Amphitryon est avant tout la
mise en scène d’une mésaventure de Jupiter, qui aurait pu lui donner
II - Giraudoux : se moquer du divin en toute
des airs d’un mauvais dieu, mais qui finalement lui permet de
circonstance
s’illustrer comme un dieu respectable. Le Jupiter de Plaute est
ainsi aux antipodes de celui de Molière qui, en fin de compte, ne
parvient pas à se ressaisir complètement de cette mésaventure. Dans a) Giraudoux et l’échec de la toute-puissance
la dernière scène, il se montre ridicule face à un Amphitryon qui
n’accepte pas son sort, alors même que le dieu pensait avoir délié Giraudoux identifie l’enjeu que représente le conflit entre
tous les nœuds de l’intrigue. Les deux dieux sont écrits de manière humanité et divinité, et décide d’en inverser la dynamique : Jupiter
similaire, mais le Jupiter moliéresque est principalement ridicule essaie de convaincre Alcmène, par le discours, de devenir
non pas quand il joue le rôle d’Amphitryon, mais quand il tente d’en immortelle. Malgré ses nombreuses tentatives de persuasion, il
sortir en reprenant son statut d’hyper-personnage. échoue. Le Jupiter giralducien se distingue de ses prédécesseurs par
Dans ce cadre, on peut considérer que se rire de Jupiter est son échec. Qui plus est, il n’est pas immédiatement identifié comme
pour le public romain un moyen de se sentir plus proche de lui, de un être tout puissant, bien au contraire : il n’obtient pas aisément
reconnaître sa proximité avec les hommes tout en acceptant sa ce qu’il veut. Il peine d’abord à se faire passer pour humain, ce
supériorité divine. Il est exemplaire, même dans ses défauts. que Mercure met en évidence :
Jeppesen conclut son article sur la religion chez Plaute ainsi :
MERCURE : Vous les avez entendus, Jupiter ?
Par ailleurs, l’inclusion de la comédie dans l’institution religieuse JUPITER : Comment, Jupiter ? Je suis Amphitryon !
des festivals fournissait un espace sûr pour critiquer la religion et MERCURE : Ne croyez pas m’y tromper, on devine le dieu à vingt pas.2
la politique romaines dans un environnement contrôlé, qui
fonctionnait comme une soupape qui permettait aux potentielles Chez Giraudoux, prendre la forme physique d’un humain ne va pas de

1 Nam mea sit culpa, quod egomet contraxerim 1 art. cit., p.327. Nous traduisons : « Furthermore, the co‐option of comedy into the religious institution
Si id Alcumenae innocenti expetat. of the festivals provided a safe venue for critical commentary on Roman religion and politics in a
2 Art. « culpa », Harpers’ Latin dictionary, Harper and Brothers, New York, 1891, p.488 controlled environment, functioning like a pressure valve that allowed potential tensions to be diffused
3 Amat : sapit ; recte facit, animo quando obsequitur suo ; through laughter. »
Quod omnis homines facere oportet, dum id modo fiat bono. 2 I,5, p.132
75 76

soi. La toute-puissance est ainsi dès le départ mise en difficulté. JUPITER : Comment, à quoi ! Mais à ne pas mourir !
ALCMÈNE : Et que ferai-ju, si je ne meurs pas ?
Au comportement spectaculaire et farcesque de Mercure chez Plaute et JUPITER : Tu vivras éternellement, chère Alcmène, changée en astre ;
Molière répond, au commencement de la pièce, un comique de situation tu scintilleras dans la nuit jusqu’à la fin du monde.
ALCMÈNE : Qui aura lieu ?
chez Giraudoux. Celui-ci crée des dieux faillibles qui n’ont pas JUPITER : Jamais.1
besoin d’endosser des rôles d’acteurs comiques pour être comiques.
Le peu de toute-puissance dont Jupiter peut faire preuve est
Jupiter est ridicule par son comportement divin, avant même qu’il se
présenté comme absurde pour le spectateur. Il n’y a pas de « dé-
change en homme. C’est ce que souligne Jacques Robichez, que nous
gradation » chez Giraudoux. Le début de la pièce est spectaculaire,
avons précédemment cité :
car on assiste comme chez Plaute et Molière à la métamorphose des
Ni Plaute, ni Molière, ni Rotrou, ni Kleist ne se sont posé de dieux. Mais il n’y a que chez Giraudoux qu’elle est difficile, et
question sur le point de départ du mythe d’Amphitryon. Jupiter, chez
eux, prend la forme du mari d’Alcmène [...] : tels sont les avantages que cette difficulté se poursuit tout au long de la pièce. La
de la toute-puissance. Or la toute-puissance est incompatible avec le mécanique dramaturgique des dieux est rouillée dès le départ. Malgré
Théâtre, plus encore avec la comédie. Et Jupiter doit y renoncer en
partie, faute de quoi, il n’y aurait pas de pièce. Il y renonce en son échec, l’identité de son Jupiter finit néanmoins par se
effet – le moins possible – chez les devanciers de Giraudoux.1
confondre totalement avec celle d’Amphitryon.
Ainsi, les dieux de Giraudoux ne semblent pas tout-puissants.
MERCURE : Que pensiez-vous ?
Paradoxalement, c’est chez lui qu’ils sont dieux de la manière la
JUPITER : Que j’étais Amphitryon. C’est Alcmène qui avait remporté
plus évidente, car Jupiter échoue en tant que dieu et non pas en sur moi la victoire. Du coucher au réveil, je n’ai pu être avec elle
un autre que son mari.2
tant qu’homme. Chez Giraudoux, c’est parce que les dieux ne sont pas
tout-puissants qu’ils apparaissent le plus comme des dieux. Chez Mais Giraudoux souligne là aussi l’échec du dieu : il s’est laissé
Molière et Plaute, les dieux sont tout-puissants, le comique réside contaminer par l’humanité d’Alcmène. Il en porte même une
dans le fait qu’ils s’en servent pour se mettre au niveau des cicatrice : une ride d’homme. Jupiter n’en devient pas un homme pour
humains et agir comme eux ; les dramaturges détournent la toute- autant. Il est un dieu dégradé, de même que quand il s’est cru
puissance pour justifier le comique. Le comique se construit alors humain, il était impuissant. Chez Molière, il apparaît comme un faux
par rapport à la toute-puissance ; chez Giraudoux, c’est la toute- dieu parce que bien qu’il soit un dieu tout-puissant, de tous les
puissance en elle-même qui est au centre du comique. Ses dieux, en rôles d’humain qu’il peut prendre, il décide de prendre celui du
effet, ne semblent pas tout-puissants et sont en eux-mêmes comiques. libertin. Chez Plaute, il prend celui du senex, qui évoque la figure
du barbon. Chez Giraudoux, c’est parce qu’il ne parvient pas à faire
Mais Giraudoux ne s’arrête pas là : Jupiter parvient certes à face à l’humain. Il est certain que s’humaniser entâche tous les
répliquer exactement l’apparence d’Amphitryon, mais c’est ensuite Jupiters ; mais seul celui de Giraudoux ne retrouve pas son lustre –
les mots qui lui font défaut. La scène du réveil, au deuxième acte, ou du moins, du pouvoir, dans le cas de Molière – avec sa divinité.
est utilisée par Giraudoux pour mettre en scène le deuxième échec de Le dramaturge fait ainsi de Jupiter un dieu ignorant, au
Jupiter : Alcmène refuse absolument l’immortalité. C’est une autre pouvoir limité. Robichez résume : « Il sait peu de choses, en somme.
manière de discréditer les dieux. L’immortalité et le pouvoir de Le discernement est du côté de l’homme, la force du côté des dieux
métamorphose étaient en effet ce qui restait d’enviable à Mercure et »3. Jupiter n’est pas tout-puissant, il est simplement puissant.
à Jupiter, mais Alcmène n’en veut pas : Mais puisque la démonstration de son caractère divin passe avant
tout par le raisonnement et le langage, c’est bien le discernement
ALCMÈNE : Immortelle ? À quoi bon ? À cela sert-il ?
1 II,2, p.146
1 ROBICHEZ, Jacques, Le théâtre de Giraudoux / Jacques Robichez,..., Paris, Société d’édition 2 II,3, p.149
d’enseignement supérieur, 1976, p.79 3 op. cit., p.241
77 78

qui l’emporte. Le spectateur assiste aux différentes tentatives des Jupiter : il ne convient pas aux dieux de se faire passer pour des
dieux, mais c’est à Alcmène qu’il s’identifie. Elle est la hommes. Il serait beaucoup plus honorable pour eux de s’exprimer par
championne de l’humanité, et Jupiter demeure un dieu. Dans le cas le biais des phénomènes naturels – comme ils le faisaient, par
d’Amphitryon 38, le spectateur peut se permettre de rire des dieux ailleurs, à l’époque de Plaute. C’est peut-être ce qui fait que la
parce qu’ils échouent et qu’ils se retrouvent dans une position pièce est une comédie ; mais elle l’est par défaut. Les dieux ont
d’infériorité par rapport aux hommes et par extension au public. En commis une erreur, celle de vouloir se mêler une fois de trop des
s’appuyant sur les propos de Bergson, on peut supposer que c’est de affaires humaines. Mais cette erreur n’a rien de tragique, puisqu’il
cette position des dieux que naît le comique chez Giraudoux : n’existe aucune entité au-dessus d’eux pour les punir. Il ne reste
donc que le public pour servir de juge. Le personnage d’Alcmène, par
Où la personne d’autrui cesse de nous émouvoir, là seulement peut
commencer la comédie. Et elle commence avec ce qu’on pourrait appeler contraste, montre à quel point elle n’est pas une héroïne tragique,
le raidissement contre la vie sociale. Est comique le personnage qui
car elle se veut aussi loin que possible de l’hubris. Jupiter
suit automatiquement son chemin sans se soucier de prendre contact
avec les autres. Le rire est là pour corriger sa distraction et pour admet :
le tirer de son rêve. Telle doit être la fonction du rire. Toujours
un peu humiliant pour celui qui en est l’objet, le rire est
véritablement une espèce de brimade sociale. 1 Sa vie est un prisme où le patrimoine commun aux dieux et aux hommes,
courage, amour, passion, se mue en qualités proprement humaines,
Le modèle auquel se rapporte le spectateur est celui d’Alcmène. constance, douceur, dévouement, sur lesquelles meurt notre pouvoir. 1

Jupiter et son acolyte Mercure ne se conforment pas à ce modèle Alcmène ne fait qu’agrandir le fossé qui scinde les espaces du divin
social. Jupiter « suit automatiquement son chemin », qui est celui et de l’humain. Toutes les « qualités proprement humaines » que
de l’amour. Il ne prend pas contact avec Alcmène sous la forme de Jupiter lui attribue sont des marques de tempérance et de modération
Jupiter mais sous celle d’Amphitryon. En retour, Alcmène transforme qui l’éloignent du tragique, mais aussi du comique de caractère. Ce
ce contact en « brimade sociale ». On se rit des dieux parce que sont les dieux qui endossent ce rôle.
leur comportement, en regard de celui des hommes, est déplacé. Ils C’est aussi pourquoi le comique s’estompe à la fin de la
sont ridicules. C’était déjà le cas chez Molière et Plaute, où pièce. Jupiter reprend le dessus sur le public en s’adressant
malgré leur ascendant apparent sur l’humanité, ils doivent recourir directement à lui. Il affirme enfin son statut d’hyper-personnage,
en plusieurs endroits à leur statut d’hyper-personnage pour garantir au même titre que Mercure. Sa culpabilité n’a pas de conséquence ;
l’ordre et la place de chacun. il prend même le dessus sur le public en tentant de lui soutirer au
Dans ce cadre, Giraudoux met en évidence le fait que les dieux passage son seul moyen de juger le divin : le rire. Dès lors, la
apprennent des hommes et non l’inverse. Robichez développe cette pièce et la comédie n’ont plus lieu d’être, comme l’avance Robichez.
idée : C’est pourquoi Jupiter adresse ces paroles au public : « Vous tous,
spectateurs, retirez-vous sans mot dire en affectant la plus
Le fiasco des prétendus surhommes et donc inévitable et le pire
stratagème que pouvait imaginer Jupiter était de revêtir une forme complète indifférence. »2 Jupiter se réapproprie sa toute-puissance
humaine quand tant d’autres lui étaient permises. Car ce qui relève et clôt ainsi l’intrigue. Giraudoux serait ici plus proche de Plaute
les dieux de leur condition peu enviable, c’est qu’il leur arrive de
se confondre avec la nature dans leurs rapports avec l’humanité. que de Molière, qui mettait en scène un Jupiter très gêné par ce
Jupiter est lent à comprendre, mais l’aventure lui aura tout de même
permis de renoncer aux déguisements humains. [...] Il sait maintenant qu’il avait commis. Les Jupiters de Molière et de Plaute se sentent
que le privilège des dieux, c’est d’entrer dans la création, de coupables : l’un l’admet et corrige ses erreurs, l’autre se rend
devenir un parfum ou le souffle de la brise [...].2
d’autant plus ridicule en ne le faisant pas. Celui de Giraudoux use
Tout Amphitryon 38 met en scène la « lente compréhension » de
finalement de de sa toute-puissance pour rétablir l’ordre des choses
1 BERGSON, Henri, Le Rire, Essai sur la signification du comique [1900], Paris, P.U.F., coll. «
Quadrige », 2002, p.102-103 1 II,3, p.150
2 op. cit., p.243 2 III,6, p.195
79 80

; mais s’il n’a pas l’air de se sentir coupable, il n’en est pas public peut alors se moquer d’eux. La comédie se termine-t-elle donc
pour autant satisfait. Il y a donc encore peut-être la possibilité dès lors que « l’irrationnel et et le fatal » se réalisent bel et
de se rire de lui, même s’il n’est plus comique dans son souhait de bien ?
vouloir se faire passer pour un mortel : même lors du dénouement, Plus encore que chez Plaute et Molière, l’humain s’oppose au
alors que sa toute-puissance semble rétablie, il ne parvient pas à divin et contribue à le rendre ridicule. Il est donc plutôt aisé de
dompter l’humanité d’Alcmène. déduire de ce constat que Giraudoux cherche à critiquer le sacré de
Ainsi, les dieux giralduciens sont utilisés en tant que tels manière plus évidente encore que ses prédécesseurs. Il semble qu’il
comme objets comiques. Le dramaturge se saisit de cet objet, lui faille analyser plus avant les liens que peuvent entretenir les
donne forme, et le met en contact d’un personnage qu’il veut dieux de Giraudoux avec la religion pour comprendre l’exacte teneur
profondément humain. Cet objet n’est même comique qu’en corrélation comique du personnage de Jupiter. « L’irrationnel et le fatal »
avec l’humain. On peut lire dans un tautologisme d’Alcmène une renvoient en effet à plusieurs notions philosophiques et
manière pour elle de suggérer l’hétérogénéité du divin et de théologiques qui peuvent se refléter dans la dramaturgie de la
l’humain : pièce. Jacques Robichez remarque à ce propos les « résonances
évangéliques »1 d’Amphitryon 38 et remarque l’hostilité de
ALCMÈNE, bien réveillée : Qui frappe là ? Qui me dérange, dans mon
sommeil ? Giraudoux à l’égard du christianisme. Il faut bien voir que
JUPITER : Un inconnu que vous aurez plaisir à voir. Giraudoux approfondi le rapport retors de Molière au christianisme :
ALCMÈNE : Je ne connais pas d’inconnus.1
il étire son usage de la parodie et rend absurde par le comique
Le jeu de mots fait rire en lui-même, de manière abstraite. Mais il
l’idée même du culte religieux occidental.
participe par ailleurs à l’exclusion de Jupiter du domaine des
hommes. On peut faire sens de ces répliques y compris au premier
degré : le dieu admet de lui-même qu’il est un inconnu, et b) Giraudoux, le christianisme et Nietzsche
l’humanité rejette cet inconnu. René Marill Albérès souligne ce
procédé et remarque sa nature humoristique : « Giraudoux peut Giraudoux écrit son Amphitryon 38 en 1929. Il est évident
trouver amusant d’introduire ces figures étrangères dans le monde qu’après la séparation de l’Église et de l’État en 1905, la religion
humain, il n’en tire aucune valeur, mais seulement un effet est moins aux prises avec le monde du théâtre qu’elle ne l’était
d’humour. » 2
Les dieux sont donc un objet étranger dont le contact sous la monarchie de Louis XIV ou la République romaine. Cependant,
même avec le monde humain produit le rire par son inadaptation. Pour après la Grande Guerre, les spécialistes du christianisme en France
Albérès, les dieux constituent une « caricature de l’ordre universel semblent s’accorder sur un regain d’engouement pour le catholicisme.
» : Guillaume Cuchet, indique ainsi à propos de la « déchristianisation
» : « Tout le monde est d’accord pour dire aujourd’hui que le
Les dieux sont ainsi le symbole d'une apparence d'ordre dans
l'univers, chargé en somme d'objectiver, sous la forme de croyances processus est pluriel, ni univoque ni homogène, et qu’il est passé
humaines, l’irrationnel et le fatal, de les ramener à des normes et à par des phases alternées, et parfois simultanées, de baisse et de
des vraisemblances3
reprise. »2 En s’appuyant sur la chronologie de Gérard Cholvy et
Dans Amphitryon 38, les dieux sont une incarnation de cette volonté
Yves-Marie Hilaire, il identifie plusieurs flux et reflux, dont un
d’ordre, mais celle-ci est hyperbolique. Alcmène leur oppose son
correspond justement à l’époque de l’écriture de notre objet d’étude
rationalisme extrême et met ainsi en lumière leur ridicule. Le
1 ROBICHEZ, Jacques, Le théâtre de Giraudoux / Jacques Robichez,..., Paris, Société d’édition
1 I,6, p.136 d’enseignement supérieur, 1976, p.238
2 ALBÉRÈS, René Marill. Esthétique et morale chez Jean Giraudoux. Libr. Nizet, 1962, p.358 2 Cuchet, Guillaume. « Chapitre 22 - L’évolution des pratiques religieuses en France (xixe-milieu du
3 ibid. xxe siècle) », Alain Tallon éd., Histoire du christianisme en France. Armand Colin, 2014, p.369.
81 82

: le caractère pivot de la cinquième scène du même acte, qui est une


forme de parodie de l’Annonciation :
Après une période de déclin correspondant à l’entrée dans la «
République des républicains » (entre 1877 et 1880) et à la mise en
œuvre de son programme de laïcisation de la société française, Cette scène, qui est au centre de la pièce, est celle où Giraudoux
pratiquement achevé en 1905 avec le vote de la loi de séparation des s’écarte complètement de la légende, telle que l’avaient respectée
Églises et de l’État, un troisième flux commencerait vers 1910 et Plaute et Molière. Il donne à son héroïne le choix entre la
culminerait autour de 1960. Au-delà interviendrait une nouvelle soumission ou le refus. Elle choisit le refus, alors que la Vierge
cassure, qui précipite le déclin.1 prononce le « Qu’il me soit fait selon votre parole ».1

Guillaume Cuchet cite même l’expression d’Étienne Fouilloux, qui Le personnage d’Alcmène, en refusant le don divin qui lui est fait,

parle de « trente Glorieuses de l’Église de France » pour désigner décrédibilise complètement le message chrétien qui aurait pu être

les décennies de 1930 à 1960. En 1929, même après la violence de la celui de la pièce. Elle menace de se tuer pour mettre un terme à la

Première Guerre mondiale et la séparation des Églises et de l’État, prophétie que lui apporte Mercure. Mais ce contraste établi entre

Giraudoux écrit à l’aube d’une période florissante pour le Alcmène et la Vierge devient en fait comique lorsqu’il apparaît

catholicisme en France. Il convient donc de ne pas minorer les clairement au spectateur qu’il s’agit bien d’une référence

références religieuses dans Amphitryon 38. biblique ; Alcmène n’en ayant pas conscience, elle en inverse tous

Faut-il pour autant en déduire que Giraudoux, dans le sillage les éléments :

de Molière, établit avec son Jupiter un anti-Christ, une divinité ALCMÈNE : Mercure, laissez-moi.
parodique du Dieu chrétien ? Il est certain que, comme chez son MERCURE : Un mot, et je pars. Un enfant doit naître de la rencontre
de ce soir, Alcmène.
prédécesseur, le spectateur peut aisément tisser des parallèles
ALCMÈNE : Il a même un nom, sans doute ?
entre Hercule et Jésus, Jupiter et Dieu, et surtout Alcmène et MERCURE : Il a un nom : Hercule.
Marie, puisque celle-ci obtient chez Giraudoux une place ALCMÈNE : Pauvre petite fille, elle ne naîtra pas.
MERCURE : C’est un garçon, et il naîtra. Tous ces monstres qui
prédominante. L’importance dramatique de la nuit que passent désolent encore la terre, tous ces fragments de chaos qui encombrent
ensemble Jupiter et Alcmène est à considérer autant du point de vue le travail de la création, c’est Hercule qui doit les détruire et les
dissiper. Votre union avec Jupiter est faite de toute éternité.
de l’adultère que de celui de la conception d’Hercule. Dès la ALCMÈNE : Et que se passera-t-il, si je refuse ?
troisième scène du deuxième acte, Jupiter exprime son inquiétude : MERCURE : Hercule doit naître.
ALCMÈNE : Si je me tue ?
Elle ne souffrira pas. Je n’ai aucun doute à ce sujet, elle se tuera. MERCURE : Jupiter vous redonnera la vie, ce fils doit naître.
Et mon fils Hercule mourra du même coup… Et je serai obligé à ALCMÈNE : Un fils de l’adultère, jamais. Ce fils mourrait, tout fils
nouveau, comme pour toi, de m’ouvrir la cuisse ou le gras du mollet du Ciel qu’il puisse être.
pour y abriter quelques mois un fœtus. Merci bien !2 MERCURE : La patience des dieux a des limites, Alcmène. Vous méprisez
leur courtoisie. Tant pis pour vous. Après tout, nous n’avons que
La naissance d’Hercule est l’enjeu principal aux yeux du dieu. faire de votre consentement.2
L’ampleur que prend l’événement suggère la référence au Christ.
Alcmène suppose d’abord qu’Hercule est une fille. Son affirmation «
Jupiter attend Hercule comme s’il s’agissait de la naissance de
Pauvre petite fille, elle ne naîtra pas » paraît d’autant plus
Jésus. Mais là, où chez Molière, cette référence camouflée aurait
inconvenante que la réplique que lui donne Mercure a un caractère
servi à ridiculiser le dieu, puisqu'il serait absolument incongru et
profondément messianique qui fait apparaître toute l’ampleur du
impossible pour le dieu chrétien d’enfanter d’une manière aussi
parallèle au christianisme. Enfin la référence à l’adultère met en
charnelle et malséante, il en est autrement chez Giraudoux. En fin
évidence la situation délicate d’Alcmène : elle est bien une Marie
de compte, le christianisme ne sort pas embelli de sa confrontation
dégradée, qui donnera naissance à un sauveur sans pour autant être
avec le paganisme dans la pièce. Jacques Robichez souligne en effet
1 ROBICHEZ, Jacques, Le théâtre de Giraudoux / Jacques Robichez,..., Paris, Société d’édition
1 ibid., p.370 d’enseignement supérieur, 1976, p.238
2 II,4, p.152 2 II,5, p.162
83 84

vierge. Le refus d’Alcmène fait de Jupiter et Mercure des bourreaux pense être son mari, lorsque celui-ci lui vante les beautés de sa
qu’ils n’étaient pas chez Molière et Plaute. création :

ALCMÈNE : Très beau. Seulement, l’a-t-il fait exprès ?


Si Molière demeure ainsi dans les frontières d’un
JUPITER : Tu dis ?
christianisme qu’il évoque par références tout en restant assez ALCMÈNE : Toi tu fais tout exprès, chéri, soit que tu entes tes
cerisiers sur tes prunes, soit que tu imagines un sabre à deux
vague et léger, Giraudoux utilise les mêmes outils pour le mettre tranchants. Mais crois-tu que Jupiter ait su vraiment le jour de la
ouvertement à distance. Il crée ainsi des situations équivoques création, ce qu’il allait faire ?1

semblables où l’on entend les résonances évangéliques : mais il en Par le jeu de la double énonciation, l’héroïne minore la puissance
amplifie les implications. Jacques Robichez avance lui-même : « de Jupiter, grâce à une nouvelle référence biblique. Jupiter est
Ainsi, plutôt que de considérer Amphitryon 38 comme une pièce « comparé implicitement au Dieu de l’Ancien testament, et son rôle
déchristianisée »1, il serait peut-être plus juste d’y voir une dans la Création est moqué, ce qui est d’autant plus frappant qu’il
pièce qui est devenue antichrétienne. »2 C’est de ce constat qu’il ne peut rien contre Alcmène. Celle-ci, en effet, ne considère sa
développe et explique toute une série de références évangéliques place dans le monde que vis-à-vis de cette « harmonie cosmique », et
dans la pièce. Il souligne notamment l’ironie de Giraudoux. Pour non des dieux. Il faut noter au passage qu’Alcmène contribue aussi à
lui, « Giraudoux est du côté de la révolte, du côté d’Adam, de empêcher le spectateur de considérer Jupiter comme un hyper-
Prométhée et d’Alcmène. »3 Mais pour vraiment saisir la nature du personnage en contrôle de la mécanique de la pièce. Comment le
comique que Giraudoux fait reposer sur la religion, il nous faut pourrait-il, s’il ne peut être démiurge que de façon aléatoire ? «
d’abord examiner la teneur de l’hostilité qu’il porte à celle-ci. L’harmonie cosmique » qui apparaît à travers les répliques d’Alcmène

Plusieurs spécialistes de l’œuvre de Giraudoux s’accordent sur fait de Jupiter un personnage au même titre que les hommes, même

une certaine antipathie que portait l’écrivain à la religion s’il fait toujours office d’ancre dans le monde fictionnel de la

catholique. André Job parle à cet égard « d’esprit voltairien . » 4 pièce pour le spectateur. Quelques répliques plus tard, Alcmène

Il s’appuie notamment sur l’analyse de René-Marill Albérès qui écarte verbalement toute idée de péché qui pourrait la faire

dégage de son œuvre une idée transversale : « Le Mal est donc bien culpabiliser, comme l’expliquait justement Albérès :

cette entreprise de sécession de l’homme qui, pour se séparer de JUPITER : Tu es impie, Alcmène, sache que les dieux t’entendent !
l’harmonie cosmique, imagine un Dieu contre qui il puisse pécher. 5 » ALCMÈNE : L’acoustique n’est pas la même pour les dieux que pour
nous. Le bruit de mon cœur couvre sûrement pour des êtres suprêmes
C’est bien ce qui apparaît dans Amphitryon 38. Le sujet de celui de mon bavardage, puisque c’est celui d’un cœur simple et
droit.2
l'intrigue est pour ainsi dire la soumission malgré elle d’Alcmène à
ce « Dieu » contre qui elle a tenté de résister. Ce faisant, Alcmène La pureté d’Alcmène est le moyen par lequel l’homme peut espérer une
questionne néanmoins l’implication réelle des dieux tels que Jupiter forme de réunification avec « l’harmonie » universelle, à l’écart de
dans l’équilibre universel du monde. Elle représente les hommes qui l’idée de péché originel. On peut noter au passage l’auto-dérision
se détachent du carcan religieux afin d’obtenir un regard plus ample dont fait preuve Alcmène, et Giraudoux à travers elle. Elle rapporte
et naïf sur leur environnement et donc réintégrer une forme « en effet le dialogue à un « bavardage ». Le terme péjoratif souligne
d’harmonie cosmique ». Elle demande ainsi à roi des dieux, qu’elle bien que si les paroles sont la source de l’élément comique, elles
cachent cependant le sujet profond de l’œuvre : le caractère à la
1 Robichez cite ici Jacques Body. fois rebelle et innocent d’Alcmène. Grâce à ce personnage, ce sont
2 op. cit., p.238
3 ibid. p.239 donc les fondements mêmes de la religion chrétienne qu’il moque dans
4 Job, André et al. Dictionnaire Jean Giraudoux., t.2, art. « Religieux (sentiments) », Honoré
Champion éditeur, Paris, 2018, p.937 1 II, 2, p.143
5 op. cit., p.369 2 II,2, p.145
85 86

sa pièce. La soumission finale d’Alcmène à Jupiter est d’autant plus est une représentation de leur superstition et la raison pour
insupportable qu’elle a su démontrer l’incompétence du dieu. laquelle ils se démènent pour combler au mieux ses attentes. Ce
L’expression « esprit voltairien » semble ainsi bien définir constat s’imbrique aussi dans la mécanique du comique : dans les
l’écrivain. André Job précise, juste après avoir cité Albérès : Il trois pièces, Jupiter et Mercure sont les instances de la mécanique
n’est même pas sûr que le panthéisme ne tombe pas sous le coup du de l’intrigue et du comique. Mais chez Giraudoux, Jupiter en est
même soupçon que les religions dûment répertoriées et qu’il dépossédé par le peuple, qui décide de la marche à suivre à sa
satisfasse un besoin aussi radical de table rase.1 » Cependant, dans place, ce qui est particulièrement visible au début du troisième
Amphitryon 38, il s’agit bien plus du christianisme que du acte. Mercure et tous les mortels s’apprêtent à célébrer l’union de
panthéisme. Il est bien difficile de voir une autre entité que le Jupiter et Alcmène, alors que le roi des dieux lui-même protestait
Dieu unique des juifs et des chrétiens dans Jupiter – qui, au et ne le voulait pas dans l’acte précédent. Là où, chez Molière et
demeurant, n’est pas le créateur de l’univers dans les cosmogonies Plaute, le comique résidait dans la manière dont la toute-puissance
les plus célèbres, comme celle d’Hésiode. Le spectateur avisé disparaissait et resurgissait en créant des effets de surprise,
distingue immédiatement à la fois la référence biblique et la Giraudoux va plus loin et rend Jupiter comique par la dépossession
manière dont elle est moquée à travers Alcmène. progressive de son pouvoir. En comparaison avec le Jupiter
Mais la raillerie dont fait preuve Giraudoux à l’égard du dieu moliéresque, le Jupiter giralducien est un vrai faux-dieu, en ce que
qu’il met en scène ne s’arrête pas là. Le troisième acte développe sa toute-puissance est contestable et contestée du début à la fin de
le rôle de Jupiter dans l’économie générale du monde fictionnel de la pièce ; seul le dénouement réaffirme en partie son hégémonie.
la pièce : il représente une autorité qu’il faut satisfaire de Malgré ses défaillances, son prédécesseur moliéresque conserve son
manière arbitraire en lui fournissant une image déformée de la pouvoir sur l’intrigue et les autres personnages. Il garde au moins
réalité. Là encore, il s’agit de ne pas pécher contre lui. Le une autorité de façade qui garantit l’ordre et permet d’introduire
trompette, qui a annoncé la guerre dans le premier acte, explique : de potentielles références au roi ou au dieu chrétien. Le Jupiter de
Giraudoux, lui, apporte le chaos sous couvert de garantir l’ordre.
C’est un sacrilège que de prouver à notre créateur qu’il a raté le
monde. Les amabilités qu’il a pour lui viennent de ce qu’il le croit C’est ce que résume Albérès par la formule : « Ils sont l’image des
parfait. S’il nous voit bancals et manchots, s’il apprend que nous
superstitions, ils symbolisent tout ce qui vient troubler l’économie
souffrons de la jaunisse et de la gravelle, il sera furieux contre
nous. D’autant plus qu’il prétend nous avoir créés à son image : on interne de l’humanité.1 » Mais là encore, c’est tout
déteste les mauvais miroirs.2
particulièrement Jupiter qui est visé par cette affirmation. Il
Jupiter est d’autant plus décrédibilisé que ses sujets ont bien s’agit ici aussi plus de monothéisme que de polythéisme, puisque
conscience de son incompétence. Toute une mascarade s’organise Mercure lui-même – qui agit plus en dramaturge qu’en personnage, et
autour de l’idée qu’il faut tromper Jupiter. Après avoir lui-même se mêle donc peu de « l’économie interne de l’humanité » –
trompé, il est trompé par le peuple ; à cela s’ajoute la tentative désapprouve son père et questionne la légitimité de sa suprématie.
de tromperie d’Alcmène, qui substitue Léda à sa place. Ce qui émerge Jupiter est le seul dieu dont il est réellement question.
de cette suite de ruses et de maquillage, c’est que Jupiter Lorsqu’Alcmène dit préférer Jupiter à tous les dieux, comme s’il
représente la fausseté et le mensonge, tandis qu’Alcmène incarne la devait n’en exister qu’un, Mercure lui réplique :
vérité. Toute l’agitation que provoque Jupiter chez les humains,
dont Ecclissé semble être une des principales représentantes, est MERCURE : Vous m’étonnez. Son titre de dieu des dieux vous influence
à ce point ? Cette espèce d’oisiveté du chantier divin ne vous
significative : il n’existe véritablement que grâce aux humains. Il détourne pas de lui, au contraire ?

1 op. cit., p.937


2 III,1, p.177 1 op. cit., p.377
87 88

ALCMÈNE : Il a la spécialité de la divinité. C’est quelque chose.2 quelques mots la manière dont les hommes, bien qu’ayant conscience
C’est bien Jupiter, celui qui « a la spécialité de la divinité », de l’inaptitude et des défauts des dieux, ne se libèrent pas de leur
qui concentre tous les enjeux religieux ; par extension, c’est aussi domination : « Si l’homme savait pousser l’obstination à son point
lui qui est le vecteur de la raillerie dont le christianisme est la extrême, lui aussi serait déjà dieu. Voyez les savants et les
cible. secrets divins qu’ils arrachent de l’air ou du métal, simplement
Cependant, il est possible de creuser davantage la forte parce qu’ils se butent. Jupiter est buté.1 » Ce schéma est donc
imprégnation biblique d’Amphitryon 38. S’il est certain que Jupiter aisément reconnaissable ; mais ne peut-on pas le rapprocher de
est le miroir du Dieu des juifs et des chrétiens, il n’en est pas certains traits de la pensée de Nietzsche, qui nous permettraient
chrétien lui-même pour autant. Il y a en effet quelque chose de d’approfondir et de mieux comprendre le traitement du christianisme
paradoxal à exprimer son antipathie pour le christianisme à travers dans la pièce ? En effet, le faux dieu tel qu’il est défini par
un personnage qui n’a en soi rien à voir avec cette religion. Si, Giraudoux dans Amphitryon 38 peut évoquer le phénomène de « mort de
aux yeux de Giraudoux, Jupiter est adulé de la même manière que Dieu » développée par le philosophe.
Dieu, il demeure tout de même une entité qui encourage l’adultère, L’idée est bien connue, mais pourtant bien plus complexe qu’il
le mensonge et la guerre vaine. Il va à l’encontre des valeurs n’y paraît, comme le rappellent la plupart de ses exégètes. Gilles
traditionnelles chrétiennes. Où pourrait être alors l’intérêt de Deleuze explique qu’il s’agit pour l’homme de « remplacer Dieu ». Il
composer un tel parallèle qui s’étend à travers toute la pièce ? développe :
Albérès pourrait nous offrir une clef de lecture de la pièce. Il
L’idée de Nietzsche, c’est que la mort de Dieu est un grand événement
dit, toujours à propos du rapport entre l’homme et les dieux chez bruyant, mais non suffisant. Car le « nihilisme » continue, change à
peine de forme. Le nihilisme signifiait tout à l’heure :
Giraudoux : « Les dieux ne sont donc ni l’harmonie du Cosmos, ni dépréciation, négation de la vie au nom des valeurs supérieures. Et
même la divinité inconnue dont naît cette harmonie ; attiré par les maintenant : négation de ces valeurs supérieures, remplacement par
des valeurs humaines – trop humaines (la morale remplace la
faux dieux dès qu’il cesse de s’aveugler sur soi, l’homme doit s’en religion ; l’utilité, le progrès, l’histoire elle-même remplacent les
valeurs divines). [...] C’est le même porteur, le même Âne, qui
défier et s’en défendre.1 » Dès la deuxième scène du deuxième acte, restait chargé du poids des reliques divines, et qui triomphe
il est possible d’observer le principe qu’à identifié Albérès à maintenant par les valeurs humaines.2

l’œuvre. À la vision pragmatique et sans poésie de la création de On peut voir des échos à ces réflexions dans la pièce. Jupiter n’a
l’univers par Jupiter, Alcmène oppose la nuance et l’harmonie pour ainsi dire plus de pouvoir sur les hommes. La citation du
apportée par la main de l’homme. Elle affirme même la séparation du trompette illustre parfaitement la manière dont le « progrès »,
divin : entre autres, a le pouvoir de remplacer le divin. Pourtant, chez
Giraudoux, les dieux subsistent. C’est que les hommes ont décidé en
JUPITER : Que disais-tu ?
ALCMÈNE : Qu’il n’a rien fait ! Que nous plonger dans un terrible conscience de les entretenir et de développer une morale plus
assemblage de stupeurs et d’illusions, où nous devons nous tirer
puissante encore que les dieux qu’elle représente. Il devient ainsi
seuls d’affaire, moi et mon cher mari.2
impensable pour Alcmène de repousser Jupiter. Dieu, en tant que
Il est évident que dans le monde fictionnel de la pièce, les hommes
porteur de toute-puissance dans la fiction de la pièce, est mort ;
n’ont plus de respect pour l’autorité que représentent les dieux.
mais les valeurs nihilistes qu’il incarne subsistent à travers les
Alcmène est l’exemple même d’une mortelle qui s’affranchit du joug
hommes. Il semble ainsi possible, en réduisant – certes, de manière
du divin et de la superstition qu’il représente. Il n’en est
outrancière – la philosophie de Nietzsche à quelques concepts, de
néanmoins pas de même pour tous les hommes. Le trompette résume en

2 II,V, p.157 1 III,1, p.176


1 op. cit., p.376 2 DELEUZE, Gilles, Nietzsche, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », Paris, 1965,
2 II,2, p.145 p.26
89 90

s’en servir comme une clef de lecture. Deleuze, toujours en se dégage de l’œuvre de Nietzsche. Il ne faudrait cependant pas
éclaircissant la pensée du penseur, établit un rapport de force pousser trop loin le parallèle en parlant de véritable influence : «
fondamental entre des forces « actives » et des forces « réactives rencontre » semble plus adéquat. Que tirer alors du lien que nous
». La « volonté de puissance » en serait l’élément moteur. Il dit à venons d’établir ? D’abord, il est certain que la manière dont
leur propos : « la volonté de puissance fait que les forces actives Nietzsche traite la question du christianisme peut éclairer
affirment, et affirment leur propre différence ». Mais si les forces l’écriture du personnage de Jupiter. Il convient ensuite de voir en
actives sont affirmatives et expriment un « oui », les forces quoi Giraudoux parvient à produire du comique à partir de telles
réactives se distinguent au contraire par la négation. Elles « idées. Puisque c’est Jupiter qui concentre sur lui tous les enjeux
s’opposent d’abord à ce qu’elles ne sont pas », pour « limiter » religieux de la pièce en amenant le christianisme dans l’équation,
l’autre1. Le nihilisme est le résultat de ces forces réactives : il semble logique que ce soit lui que Giraudoux utilise comme
vecteur du comique, comme chez Molière et Plaute. Il est intéressant
Nous voyons le triomphe du « non » sur le « oui », de la réaction
sur l'action. Même la vie devient adaptative et régulatrice, se de noter que Jupiter, observé au prisme de la philosophie
réduit à ses formes secondaires : nous ne comprenons même plus ce
nietzschéenne, n’est pas un être particulièrement nihiliste – du
que signifie agir. Même les forces de la Terre s’épuisent, sur cette
face désolée. Cette victoire commune des forces réactives et de la moins lorsqu’il est introduit au spectateur. En effet, par son
volonté de nier, Nietzsche l’appelle « nihilisme ».2
souhait de s’humaniser pour accéder à l’amour humain, Jupiter se
Là encore, ces principes éclairent Amphitryon 38. Le rapprochement place du côté de la vie et de Dionysos, tel que Nietzsche le
est rapidement fait entre les hommes – Sosie, le trompette, Ecclissé comprend. Celui-ci oppose en effet Dionysos au Christ, et distingue
– et les forces réactives nihilistes. Ils désirent conserver la clairement le type de douleur qu’ils impliquent respectivement.
soumission aux dieux tout en relativisant leur toute-puissance. Ils Deleuze le formule ainsi :
disent « non » à Alcmène, lorsque celle-ci décide avec Amphitryon de
ne pas céder aux dieux. Le couple représente l’épanouissement d’une En Dionysos et dans le Christ, le martyre est le même, la passion est
la même. C’est le même phénomène, mais deux sens opposés. D’une part,
volonté de puissance active. Alcmène « agit ». la vie qui justifie la souffrance, qui affirme la souffrance ;
d’autre part, la souffrance qui met la vie en accusation, qui porte
L’articulation des pensées de Nietzsche à celles de Giraudoux témoignage contre elle, qui fait de la vie quelque chose qui doit
est donc plutôt claire. Elle se fonde avant tout dans le rapport des être justifié.1

hommes à la religion et au divin dans la pièce. Il pourrait même Jupiter, comme Dionysos, cherche une certaine extase. S’il se prive
être possible de dire que la critique du christianisme qui de sa toute-puissance, en risquant ainsi la souffrance, c’est parce
transparaît au fur et à mesure de la pièce renvoie largement à qu’il est à la recherche d’une forme d’extase et « d’affirmation de
Nietzsche. Annick Jauer remarque la manière dont leurs réflexions se la vie2 ». Nietzsche nomme « mauvaise conscience » un des traits
recoupent : fondamentaux du christianisme, par lequel la douleur est résolue par
l’intériorisation. Au contraire, Dionysos la prône comme une preuve
Sans qu’il soit question d’influence, il peut ainsi y avoir eu
rencontre entre Giraudoux et la pensée de Nietzsche, sur le socle de la vie. Ce trait dionysiaque du Jupiter giralducien est d’autant
d’un scepticisme commun caractérisé par le refus de toute pensée
plus mis en valeur que Mercure, lui, tend vers le nihilisme :
dogmatique, la remise en question de la notion de vérité et la
tentative de renversement de certaines valeurs.3
JUPITER : Tu ne connais rien à l’amour terrestre, Mercure !
Il ne serait donc pas illégitime de voir dans Amphitryon 38 un rejet MERCURE : Vous m’obligez trop souvent à prendre figure d’homme pour
l’ignorer. À votre suite, parfois j’aime une femme. Mais, pour
du christianisme et des valeurs qu’il inculque similaire à celui qui l’aborder, il faut lui plaire, puis la déshabiller, la rhabiller ;

1 ibid., p.21 1 DELEUZE, Gilles, Nietzsche et la philosophie, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige »,
2 ibid., p.22 Paris, 1962, p.16
3 JAUER, Annick, in op.cit, t.2, art. « Nietzsche », p.763 2 ibid., p.18
91 92

puis, pour obtenir de la quitter, lui déplaire… C’est tout un sur Mercure ; puis il plaint son amante, après avoir constaté son
métier…1
propre état : « Cela est lourd à porter, une ride !1 ». Son
Mercure se démarque de ses alter-egos moliéresque et plautinien par sentiment de culpabilité n’a rien de positif, comme cela pouvait
son ennui et sa lassitude. Il n’est plus un farceur invétéré ou un être le cas chez Plaute, où il lui offrait une possibilité de faire
servus aux penchants burlesques : il est un dieu fatigué de la vie preuve de sa magnanimité. La manière dont il oppose des valeurs
humaine. Il se transforme alors en faire-valoir de Jupiter, qui partagées par les mortels et les dieux à des valeurs purement
brille par la manière dont il recherche l’amour. C’est là qu’une humaines est aussi réminiscente de Nietzsche :
certaine empathie du spectateur pour le roi des dieux pourrait
naître. Jupiter est au départ un personnage positif, qui souhaite Sa vie est un prisme où le patrimoine commun aux dieux et aux hommes,
courage, amour, passion, se mue en qualités proprement humaines,
connaître les plaisirs auxquels les dieux sont étrangers : le constance, douceur, dévouement, sur lesquelles meurent notre
pouvoir.2
spectateur ressent qu’il a accès aux bienfaits d’une vie que même la
plus célèbre des divinités désire. Mercure est finalement plus divin « Courage, amour, passion » sont des valeurs qui iraient dans le

que son père – il se félicite d’ailleurs des compliments que lui sens affirmatif de la vie et de Dionysos ; cependant Alcmène prône

offre Alcmène lors de la scène parodique de l’Annonciation. Mais des valeurs qui se rapprochent plus d’un idéal chrétien. Alcmène

Jupiter, dans sa tentative de se faire reconnaître humain par la fait de Jupiter un dieu qui doit se plier aux valeurs chrétiennes et

même Alcmène, est transformé : c’est le coup de théâtre du deuxième qui le supporte mal. Comme il le dit lui-même, leur « pouvoir meurt

acte. C’est à ce moment que les références bibliques sont soudain » : « Dieu est mort » mais il est aussitôt remplacé par la morale

mises en perspective. humaine. Cela se confirme lorsque Jupiter note lui-même la

En effet, Jupiter, qui n’a rien de chrétien, se christianise métamorphose qu’il est en train de subir : « Pour la première fois,

au contact d’Alcmène. C’est quand il tombe amoureux d’une pseudo- Mercure, j’ai l’impression qu’un honnête dieu peut être un

Marie qu’il est soudain en proie à la douleur, que du dionysiaque il malhonnête homme…3 » Touché par les valeurs morales chrétiennes, il

chute dans le christique. La troisième scène du deuxième acte est pris de remords et de mauvaise conscience : il était un dieu

représente à ce titre le point tournant de son développement. affirmateur et « honnête » ; il devient un homme réactif, pour

L’attitude que Jupiter adopte face à Mercure montre à quel point il reprendre les termes de Nietzsche, et « malhonnête ». Il faut

adopte un comportement que Nietzsche associe au nihilisme chrétien. remarquer au passage la corrélation que tisse Deleuze, à travers

Deleuze en identifie plusieurs grandes étapes : le « ressentiment », Nietzsche, entre le polythéisme grec et le christianisme :

c’est à dire le rejet réactif de la faute sur les autres et « Par rapport au christianisme, les Grecs sont des enfants. Leur façon
l’accusation de la vie » ; la « mauvaise conscience », c’est à dire de déprécier l’existence, leur « nihilisme », n’a pas la perfection
chrétienne. Ils jugent l’existence coupable, mais ils n’ont pas
l’intériorisation de la faute et de la douleur ; et enfin « l’idéal encore inventé ce raffinement qui consiste à la juger fautive et
responsable. Quand les Grecs parlent de l’existence comme criminelle
ascétique », qui correspondrait à la mise en valeur d’une vie et « hybrique », ils pensent que les dieux ont rendu fous les
tournée vers le néant, où règnent les faibles et les malades2. hommes : l’existence est coupable, mais ce sont les dieux qui
prennent sur eux la responsabilité de la faute.4
Jupiter en une réplique, fait preuve de ressentiment et de mauvaise
N’est-ce pas ce phénomène que l’on peut observer dans le personnage
conscience, lorsque Mercure lui annonce avoir annoncé à tout
3 de Jupiter ? Alcmène et Amphitryon sont coupables d’avoir refusé les
l’univers son union à Alcmène : « Tu m’as trahi ! Pauvre Alcmène !
faveurs de Jupiter, au point qu’ils s’apprêtent à mourir dans la
». Jupiter rejette les conséquences de sa faiblesse face à Alcmène

1 ibid., p.149
1 I,1, p.116 2 ibid., p.150
2 Nietzsche, p. 24-25 3 ibid., p.152
3 II,3, p.151 4 Nietzsche et la philosophie, p.25
93 94

troisième scène du dernier acte. Cependant, pour le spectateur, Il serait ainsi possible de voir dans Alcmène une forme de surhomme,
c’est bien Jupiter le responsable – ce qu’il reconnaît lui-même lors puisqu’elle refuse ne serait-ce qu’un aperçu de la vie divine, cet «
du deuxième acte. Là encore, le rapprochement entre Plaute et arrière-monde », au détriment de la vraie vie.
Giraudoux est fertile : lorsque le Jupiter plautinien admet sa
JUPITER : Alcmène, chère amie, je veux que tu participes, fût-ce une
responsabilité, sa culpa, celle-ci est positive. Elle permet au seconde, à notre vie de dieux. Puisque tu vas tout oublier, ne veux-
tu pas, en un éclair, voir ce qu’est le monde et le comprendre ?
personnage de renouer avec son statut d’hyper-personnage ; il n’est
ALCMÈNE : Non, Jupiter, je ne suis pas curieuse.1
alors plus l’objet du rire. Giraudoux inverse ce phénomène : c’est
Il est certain qu’Alcmène se distingue par son « refus du sentiment
la culpabilité de Jupiter qui le rend ridicule et risible, en le
de culpabilité », dès lors qu’elle suspecte que Jupiter a bien
rapprochant du christianisme. C’est parce qu’il est responsable
obtenu ce qu’il voulait d’elle. Cela fait d’elle une héroïne allant
qu’il s’humanise, qui devient un personnage et perd son ascendant
à rebours des valeurs chrétiennes qu’elle avait pourtant imposé à
sur l’intrigue. Ce renversement avait déjà été amorcé lors du
Jupiter. La religion chrétienne ne ressort pas embellie du
dénouement chez Molière : Giraudoux le reprend et l’accroît en
traitement qui lui est fait dans Amphitryon 38. Il ne faudrait pas
renforçant le lien au christianisme. Le public assiste en effet à
pour autant en faire un personnage d’inspiration purement
l’émergence des valeurs qui amènent le panthéisme vers le
nietzschéenne : elle menace tout de même de se suicider au nom de
christianisme : c’est ce moment de transition dont Jupiter est le
valeurs morales qui sont celle de la fidélité et du dévouement, et
témoin. Il s’humanise et se rapproche de Jésus en s’éloignant de
qui la rattachent donc d’une certaine manière au christianisme. Qui
Dionysos.
plus est, ces valeurs semblent d’abord être celles que Giraudoux
Cependant, Jupiter n’atteint pas « l’idéal ascétique »,
respecte et met en avant. La moquerie du christianisme peut-elle
troisième et dernière étape du triomphe du nihilisme. Il éprouve
passer par Alcmène ?
ressentiment et mauvaise conscience, mais renoue avec toute sa
Jupiter, lui, souffre bien plus de ses ambiguïtés qu’Alcmène.
divinité dans le troisième acte. Pour la première fois, il se montre
Coincé entre polythéisme et christianisme, il est un personnage
à Alcmène sous son vrai jour. En fin de compte, Jupiter échoue à
perpétuellement en décalage avec l’environnement dans lequel il se
devenir le pseudo-Jésus d’une pseudo-Marie. Il ne parvient pas à
trouve. Il est trop homme pour les dieux, et trop dieu pour les
convertir Alcmène, qui lui oppose une série de « Non » dans les
hommes. Il tente d’aimer Alcmène comme un homme, mais en retour,
dernières répliques qu’ils échangent. Il ne réussit ni à la
celle-ci le transforme en dieu chrétien : elle veut faire de lui «
comprendre, ni à prendre sur lui, tel le Christ, la douleur qu’elle
un ami », un dieu personnel qui l’accompagne de manière abstraite
peut ressentir. À noter que ces « non » ne sont pas les « non » de
tout au long de sa vie. Mais quand elle se rend compte que cela
l’homme réactif décrit par Nietzsche. Alcmène affirme son désir de
n’est pas possible, elle lui demande de lui faire tout oublier –
vivre en dehors du sentiment de culpabilité. Annick Jauer, après
elle marque alors la différence entre le Dieu chrétien auquel elle
Brody et Albérès, souligne que la tentation d’un « extra-humain »
aspire et le dieu païen et très humanisé que Jupiter voudrait être.
est un trait commun des œuvres théâtrales de Giraudoux :
Lorsqu’il lui demande si elle veut voir son avenir, dans l’espoir
Le surhomme caractérise en effet l’individu qui n’hésite pas à qu’elle renonce finalement à son vœu et choisisse l’immortalité,
remettre en question les valeurs occidentales préconisant de fuir la
vie au profit d’un autre monde, d’un « arrière-monde », lié à la elle répond : « Dieu m’en garde.2 » Alcmène place Jésus et Jupiter
conception d’un idéal moral transcendant. Ainsi, une certaine dos à dos : désormais, ce n’est pas devant Jupiter qu’elle risque de
critique de la civilisation et notamment du christianisme est
perceptible dans l’œuvre de Giraudoux, se cristallisant à la fois pécher, c’est devant le Dieu chrétien qu’il n’est pas. Jupiter est
autour de la Faute et du refus du sentiment de culpabilité propre à
la culture judéo-chrétienne.1
1 III,6, p.192
1 JAUER, Annick, in op.cit, t.2, art. « Nietzsche », p.763 2 ibid.
95 96

alors tout à fait dépossédé de sa toute-puissance païenne. Les mon profit l’humanité dans son corps.1
valeurs chrétiennes de fidélité et de dévotion au mariage sont ainsi Jupiter est contraint de souffrir pour Alcmène. Pour lui plaire, il
utilisées comme des armes contre le paganisme ; mais comme chez doit prendre sur lui sa douleur, ce qui le rend ridicule. Puis quand
Molière, elles ne sont pas mises en valeur pour autant. Ce qui il décide de s’affirmer de nouveau en tant que dieu olympien,
ressort de la rencontre entre ces deux religions, c’est que l’une Alcmène le repousse et le dégrade à nouveau, en le rapportant à cet
conduit à la grisaille d’une immortalité morbide à l’écart des idéal chrétien qu’il ne peut décidément atteindre. L’impossible
plaisirs de la vie humaine, tandis que l’autre conduit à la douleur conjugaison de deux religions – qui pourtant se recoupent en
de la vie humaine. plusieurs endroits – fait naître le rire par contraste. D’un côté,
Pourtant, le ton de la pièce ne se défait jamais d’une Jupiter, qui lutte avec ces deux grands ensembles ; de l’autre,
certaine légèreté : les moyens que Jupiter met en œuvre pour obtenir Alcmène, qui le rejette avec simplicité. Le comique existe parce
l’amour d’Alcmène sont toujours contrecarrés par la naïveté et qu’Alcmène désacralise les religions qu’incarne Jupiter, elle les
l’innocence d’Alcmène. C’est peut-être dans ce trait de caractère rend anodines de la manière la moins intellectuelle qui soit. Elle
que réside une partie des effets comiques de la pièce. Le comique parle, comme on l’a vu, de « bavardage », en l’opposant au « bruit
surgit en effet quand apparaît le grand écart entre la candeur de son cœur2 » : c’est que toute la littérarité et l’apparent
d’Alcmène et la gravité des cultes religieux qu’elle esquive – verbiage de la pièce contraste avec l’innocence de l’héroïne.
tandis que Jupiter, lui, se voit affligé de toute leur négativité. Alcmène participe à la raillerie des dieux, mais elle le fait sans
En demandant l’oubli à Jupiter, elle se libère finalement de toute même s’en rendre compte, en toute bonne foi. Elle fait apparaître
attache douloureuse aux religions, en les imposant à la divinité. malgré elle tout un système de signifiants impliquant religion
Elle se sert d’une religion pour attaquer l’autre, et se débarrasse chrétienne et religion panthéiste, qui renvoie par certains aspects
ensuite de son arme en oubliant la douleur. On peut la encore se à la philosophie nietzschéenne ; mais cela, seul le spectateur – et
reposer sur les dires de Nietzsche, que Deleuze cite : dans une moindre mesure, Jupiter – s’en rendent compte. Son
innocence est dévastatrice : Alcmène est comique sans le vouloir.
La joie chrétienne est la joie de « résoudre » la douleur : la
douleur est intériorisée, offerte à Dieu par ce moyen, portée en Dieu Pour citer Baudelaire, il est possible de dire que le comique
par ce moyen. « Ce paradoxe d’un Dieu mis en croix, ce mystère d’une
inimaginable et dernière cruauté », voilà la manie proprement qu’elle produit est « absolu » : il relève d’une supériorité
chrétienne [...].1 d’Alcmène sur la nature en général, et n’est pas dirigé contre
Alcmène n’exprime pas verbalement la douleur d’avoir compris que Jupiter à proprement parler. On rit de la manière grotesque dont la
Jupiter avait bel et bien passé une nuit avec elle. Elle décide de candeur d’Alcmène éloigne d’elle la noirceur de la religion.
l’intérioriser, et demande à Jupiter l’oubli : ainsi, elle fait Baudelaire oppose ce type de rire au rire « significatif3 », qui
comprendre au dieu qu’elle a saisi la vérité, mais s’en sépare grâce aurait pris Jupiter comme cible.
à l’amnésie. Alcmène se délivre de la douleur chrétienne, tout en
Pourtant, c’est bien vers Jupiter que le regard se tourne.
l’infligeant à Jupiter. Celui-ci fait ainsi l’expérience lui-même du
Interprétée par le spectateur, chaque réplique d’Alcmène a la
Dieu chrétien. Ce n’est pas Hercule qui remplace ici Jésus, comme il
potentialité de devenir une pique pour Jupiter, sans cesse comparé à
le dit lui-même :
un système de valeurs ou à un autre. Les thèmes religieux permettent
Oui, Mercure. Il ne s’agit plus d’Hercule. L’affaire Hercule est ainsi que l’on rie de Jupiter sans qu’il soit visé directement. Si
close heureusement. Il s’agit de moi. Il faut que tu voies Alcmène,
que tu la prépares à ma visite, que tu lui dépeignes mon amour…
Apparais-lui… Par ton seul fluide de dieu secondaire, agite déjà à 1 II,3
2 II,2, p.145
3 BAUDELAIRE, Charles, Œuvres complètes de Charles Baudelaire, t.2, Michel Lévy frères., 1868,
1 Nietzsche et la philosophie, p.17 p.375-376.
97 98

Alcmène est le catalyseur du rire, Jupiter en est très clairement la pourrait correspondre à cette définition. Il n’apparaît que dans le
cible. Cela tourne autour de deux éléments centraux : d’abord, le deuxième acte, pour servir ponctuellement de réplique à Alcmène. Sa
décalage social de Jupiter, qui engendre un rire tel que Bergson le présence dans ce seul acte est significative : c’est le moment où
définit. Le rire que le spectateur adresse à Jupiter est une forme Jupiter perd son identité, qu’il semble être en péril. L’écho, lui
de « brimade sociale1 ». Jupiter est non seulement, comme on a pu le est toujours là. Jupiter lui-même n’en a pas conscience :
voir précédemment, en dissonance avec la société des hommes ; il
ALCMÈNE : Les pins parasols, les pins cèdres, les pins cyprès, toutes
l’est aussi avec celle des dieux. Quand il tente de négocier avec ces masses vertes ou bleues sans lesquelles un paysage n’existe pas…
Amphitryon, Mercure lui dit : « Si les dieux se mettent à engager et l’écho ?
JUPITER : L’écho ?
avec les humains des conversations et des disputes individuelles, ALCMÈNE : Tu réponds comme lui. Et les couleurs, c’est lui qui a créé
les beaux jours sont finis.2 » Ni son fils ni Alcmène ne le les couleurs ? 4

comprennent. Il n’arrive pas à se conformer au modèle chrétien pour Alcmène provoque là encore un comique « absolu » qui repose sur une
plaire à Alcmène, mais ne parvient pas non plus à se satisfaire de mise en abyme, en faisant répéter le mot « écho » à Jupiter. L’écho
sa simple divinité, comme Mercure. Par ailleurs, c’est l’absurdité répond à Alcmène, au point que Mercure le voie comme « un miroir
de ces modèles religieux qui se dessine en contrepoint. La vacuité pour ses paroles5 ». Il reflète l’homme et lui renvoie sa propre
des cultes religieux est certainement moquée par Giraudoux. Mais le image ; il lui répond et est présent à ses côtés ; mais il n’agit
rire est avant tout provoqué par Jupiter qui en souffre, mais dont jamais directement. Sa dernière intervention en dit long :
on n’a pas pitié : en fin de compte, il reste un dieu confronté à
ALCMÈNE : [...] Ruses des hommes, désirs des dieux, ne tiennent pas
l’absurdité de son propre culte. De cette manière, Giraudoux contre la volonté et l’amour d’une femme fidèle… N’est-ce pas ton
avis, écho, toi qui m’as toujours donné les meilleurs conseils ?…
parvient à produire le rire en appliquant dramaturgiquement quelques
Qu’ai-je à redouter des dieux et des hommes, moi qui suis loyale et
principes évocateurs de Nietzsche. sûre, rien, n’est-ce pas, rien, rien ?
L’ÉCHO : Tout ! Tout !
Les spécialistes de Giraudoux, et notamment Albérès, ALCMÈNE : Tu dis ?
mentionnent un autre modèle de divin, que l’auteur affectionnerait L’ÉCHO : Rien ! Rien !6
davantage. Il s’agirait d’un Dieu lointain, éloigné des hommes, qui Alcmène n’obtient pas de véritables conseils de la part de l’écho,
ne leur demanderait pas de culte et s’illustrerait avant tout par alors qu’elle s’apprête à tromper Jupiter en le faisant coucher avec
une transparente présence. Albérès résume ainsi sa foi Léda. Mais celui-ci, à la surprise du spectateur, ne lui répond pas
particulière : ce qu’elle a dit. Sa réponse laisse entendre qu’il a une certaine

En 1928, il affirme pouvoir croire en un Dieu tellement éloigné des connaissance de la dramaturgie de la pièce. Les faux-dieux n’ont
hommes qu'il n'existe aucun rapport entre Lui et eux. L’existence de même pas conscience de son existence, et pourtant il est là, et il
rapports précis dénaturerait Dieu, et Giraudoux accepte une sorte de
sait. Il pourrait être un reflet du spectateur qui, à distance de
quiétisme affaibli.3
l’intrigue, peut se permettre d’en rire. Il est aussi réminiscent de
En premier lieu, une telle forme de divin ne semble guère visible
la mécanique supérieure, qui agit sur tous les personnages y compris
dans Amphitryon 38. Mais si Jupiter et Mercure sont définis d’emblée
Jupiter. C’est la force constante et inexorable du destin qui
comme des faux-dieux pour le public, il n’est pas difficile
surpasse, contre qui Jupiter essaie de s’opposer, comme Alcmène ;
d’imaginer qu’il puisse exister une entité supérieure qui règne
seulement l’humaine, elle peut choisir l’oubli, donc une résolution
paisiblement et en silence sur l’entièreté de la pièce. L’écho
heureuse. Jupiter demeure seul avec son aigreur : il est rendu

1 op.cit., p.102-103 4 II,2, p.144


2 III,4 5 II,3, p.153
3 op. cit., p.372 6 II,7, p.173
99 100

ridicule par une mécanique contre laquelle il ne peut pas lutter,


d’autant plus quand c’est lui-même qui en est la source. La manière
dont le peuple célèbre son union avec Alcmène quand il ne le
souhaitait pas s’insère dans cette mécanique supérieure qui confond
Jupiter. Enfin, l’écho peut aussi être une représentation de cette
divinité lointaine chère à Giraudoux. Il n’agit pas et reste coi :
il correspond bien au « quiétisme affaibli » dont parle Albérès. Par
ailleurs, sa proximité avec Alcmène résonne aussi avec d’autres
affirmations de Giraudoux. Il dit ainsi, dans « Dieu et la
littérature » : « Avec Dieu, ceux qui gardent l’âme fraîche sont
ceux qui ne Lui posent aucune question ; ce sont les simples
d’esprit.1 » En effet, dès qu’Alcmène s’adresse à l’écho, on peut
lire dans la réponse de celui-ci un signe de mauvais augure. Alcmène
brille par son indépendance et son ingénuité lorsqu’elle affirme,
non pas quand elle questionne.

En somme, la dramaturgie d’Amphitryon 38 est intrinsèquement


liée à un rire qui repose sur des réflexions et des facteurs
religieux. Giraudoux dit : « La croyance en Dieu est l’éternel début
d’un amour, c’est-à-dire un silence2 ». Dans sa pièce, publiée deux
ans avant qu’il écrive ces mots, on peut penser que c’est dans le
silence qui suit le rire que peut naître l’idée d’un autre divin.

1 GIRAUDOUX, Jean, Littérature, Gallimard, Paris, 1994, p.134


2 ibid., p.133-134
101 102

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