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Cahiers du Centre Gustave Glotz

Les hérauts et la violence


Madame Catherine Goblot-Cahen

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Goblot-Cahen Catherine. Les hérauts et la violence. In: Cahiers du Centre Gustave Glotz, 10, 1999. pp. 179-188;

doi : https://doi.org/10.3406/ccgg.1999.1500

https://www.persee.fr/doc/ccgg_1016-9008_1999_num_10_1_1500

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Catherine Goblot-Cahen

LES HÉRAUTS ET LA VIOLENCE

Uniques détenteurs de l'inviolabilité diplomatique, symbolisée par leur


kerykeion, les hérauts sont appelés à remplir les fonctions d'émissaires en
période d'hostilités : à ce titre ils sont préposés à déclarer la guerre et, en cas
de défaite, à demander au vainqueur une trêve pour relever les morts1. On
s'attendrait a priori à un comportement empreint d'une prudente réserve de
la part d'individus chargés de ce genre de missions. Or ce n'est pas toujours
le cas : en effet les tragiques, en particulier Eschyle et Euripide, nous ont
donné plusieurs portraits de hérauts extrêmement violents et antipathiques.
L'étude qui va suivre a pour objet de chercher à comprendre pourquoi les
tragiques grecs ont présenté des hérauts aussi déplaisants et aussi violents : faut-
il n'y voir que le reflet d'un préjugé personnel qu'ils auraient nourri contre
la gent héraldique? Nous verrons que ce préjugé est en fait trop commun
chez les auteurs grecs pour qu'on puisse en faire une simple affaire d'opinion.
Faut-il alors y voir la manifestation d'un préjugé social, comme tel ou tel
passage de Théophraste ou de Pollux nous inviterait à le supposer ? Nous
voulons démontrer que même s'ils apparaissent comme des préjugés sociaux, de
tels jugements ne sont que l'expression travestie et mise au goût du jour de
préventions religieuses. Pour ce faire, après avoir discuté les précédentes
interprétations qui ont été données de la violence des hérauts tragiques, nous
étudierons trois scènes tragiques mettant en scène des hérauts aux prises avec des
suppliants, puis nous relaterons le mythe du héraut Coprée, et pour finir nous
confronterons ces récits tirés de la fiction à la réalité de l'histoire et du rite.

Les interprétations précédentes de la violence des hérauts tragiques

L'insolence et la cruauté des hérauts d'Euripide a été notée par plusieurs


commentateurs, mais la plupart n'y ont vu que la manifestation d'une
antipathie personnelle que cet auteur aurait nourrie à l'endroit des hérauts. Ainsi
Christopher Ostermann, érudit allemand du XIXeme siècle qui a consacré une
thèse aux hérauts, avait pris à cœur avec une naïveté sympathique de défendre

1 Sur les attributions diplomatiques du héraut, on peut se reporter à D. J. Mosley, Envoys and
Diplomacy in Ancient Greece, Historia Einzelschriften n. 22, Wiesbaden, 1973, p. 81-92 et à R.
Lonis, Les usages de la guerre entre Grecs et Barbares des guerres médiques au milieu du IVe av.J.-C,
Annales littéraires de l'Université de Besançon, vol. 104, 1969, p. 63-70.

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leur réputation contre ce qu'il prenait pour un préjugé : « Mais il faut veiller
à ne pas juger les hérauts d'après le préjugé et la prévention d'Euripide qui,
on le voit dans une foule de passages de ses œuvres, n'aimait pas la gent des
hérauts et les a représentés comme des maladroits et parfois comme des
méchants »2. Dans un article sur Talthybios3 chez Euripide, Juan Palli-Bonnet
pensait pouvoir déceler dans l'antipathie d'Euripide à l'égard des hérauts
« l'écho du sentiment populaire d'aversion contre ces fonctionnaires qui, s'ils
ont bien toujours conservé leurs prérogatives, ont commis dans
l'accomplissement de leur charge quelques abus qui les ont rendus impopulaires »4. Outre
que cette haine du fonctionnaire a des résonances un peu trop
contemporaines, on ne trouve aucun témoignage de ces prétendus abus chez les
historiens ni chez les orateurs. Les hérauts semblent plutôt avoir été de dociles
exécutants de l'autorité.
Nous touchons d'ailleurs là à une cause sans doute plus profonde du
préjugé : dans son ouvrage sur les techniques de la communication en Grèce
ancienne, Oddone Longo a observé que cette position subalterne du héraut
suscite le mépris de Platon5. Un passage du Politique compare les hérauts aux
« revendeurs [qui] commencent par se procurer en l'achetant quelque part
une marchandise fabriquée par d'autres, et la vendent alors de seconde
main [...] Ainsi la gent héraldique, recevant d'ailleurs les ordres qu'elle n'a
point conçus, les intime à son tour à d'autres en seconde injonction »6. Le
mépris du héraut prend ainsi chez Platon une forme philosophique : c'est à
l'intérieur d'une sorte de hiérarchie naturelle des activités que celle du héraut
lui paraît subalterne. Si Aristote, plus pratique et plus positif dans son
appréciation des faits politiques et sociaux, s'est abstenu de formuler un jugement
sur l'activité des hérauts, son disciple Théophraste a donné au mépris qu'il
professe à leur égard la forme d'un préjugé social parfaitement banal, en
classant le métier de héraut parmi les métiers honteux comme ceux
d'entremetteur ou de percepteur (Caractères, 6.5) 7. Chez les tragiques aussi, le héraut
apparaît bien souvent comme un subalterne : chez Eschyle c'est Hermès lui-
même, patron divin de la profession qui est traité par Prométhée de « valet de
dieux » (θεών ύπερέτου)8. Euripide dans Les Troyennes fait dire à Cassandre,
à propos de Talthybios : « II est étonnant, ce domestique (ό λάτρις) ! ».
Cependant il ajoute : « Pourquoi donc portent-ils le nom de hérauts, ces
membres de l'engeance universellement haïe que forment les agents des rois

2 Ch. Ostermann, De praeconibus Graecorum, Diss. Marburg, 1845, p. 51.


3 Héraut d'Agamemnon dans l'Iliade et dans trois pièces d'Euripide (Les Troyennes, Hécube
et Oreste).
4 J. Palli-Bonnet, « Los heraldos, Taltibio y Euripides », Helmantica, VII, 1956, p. 351.
5 O. Longo, Techniche della communicazione nella Grecia antica, Napoli, 1981, p. 35-36.
6 Platon, Politique, 260 c. Toutes les traductions de textes grecs que nous citons sont extraites
des volumes de la CUE
7 Dans le même esprit un passage de Γ Onomastikon du lexicographe tardif Pollux (VI, 128)
mentionne le métier de kêrux parmi les professions méprisées comme celles de marchand
d'esclaves ou de corroyeur.
8 Eschyle, Prométhée enchaîné , 954.
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et des cités (oi περί τυράννους και πόλεις ύπερέται) ? » (424 à 426). Si les
ύπερέται ne méritent pas l'appellation de hérauts, c'est donc que cette
appellation paraît en soi plutôt honorable : ici le mépris coexiste donc
paradoxalement avec une sorte de révérence.
À ce stade, une remarque s'impose : dans la plupart des textes que nous avons
cités jusqu'à présent, le héraut apparaît comme un comparse du tyran (du roi
chez Platon). Dans la pièce d'Eschyle, Zeus face à Prométhée est un jeune
tyran plein de violence ; dans les Troyennes et dans Hécube d'Euripide, la
violence des vainqueurs suffit à les désigner comme des tyrans. Evoquant dans sa
thèse sur le messager dans la tragédie grecque ces accointances entre le tyran
et le héraut, Stéfanis Athanassios9 a fait l'hypothèse que le héraut est sur la
scène tragique le représentant et le substitut du tyran : les violences tyranniques
n'étant pas directement montrées, ce sont les paroles du héraut qui les
prennent en charge. Cette complicité n'est nulle part mieux mise en lumière que
dans Les Suppliantes d'Euripide : le héraut thébain qui vient demander à Thésée
de refuser son concours aux suppliantes est un bavard insolent, qui « dépassant
un peu sa mission », fait l'apologie du régime tyrannique, ou plutôt, le
réquisitoire de la démocratie, avant de transmettre son menaçant message
(deuxième épisode des Suppliantes). Elle s'explique aisément par le fait que la
profession de héraut consiste à transmettre des messages injonctifs, à la différence de
l'angélos, porteur de messages purement informatifs10. Mais une autre raison
tient à ce que le tyran, qui méconnaît la loi écrite, a besoin du héraut pour faire
connaître publiquement ses décisions : c'est ainsi que dans Y Antigone de
Sophocle, Créon publie sa défense d'enterrer Polynice par la voix du héraut
(v. 8 : κήρυγμα, ν. 34 : προκηρύξοντα, ν. 192 : κηρύξας). Avec la liaison établie
entre le héraut et le tyran dans la tragédie, nous tenons cette fois, semble-t-il,
une cause solide de la violence du héraut ; pourtant, même si cette liaison
s'explique par les motifs que nous avons exposés, elle n'en résulte pas moins d'un
choix des auteurs qui reste à expliquer, car à l'époque d'Euripide le héraut est
bien plus le porte parole officiel de la cité que le collaborateur du tyran11.

Hérauts et suppliants dans la tragédie

Le thème du tyran qui expulse des suppliants d'un sanctuaire est quasiment
un lieu commun de la tragédie grecque. Or, dans toutes ces situations, c'est le

9 S. Athanassios, Le messager dans la tragédie grecque '.formes d'information et formes de falsifications


du message dans l'Antiquité grecque (Thèse EHESS dact.), 1988.
10 Nous suivons là encore les analyses d'O. Longo, op. cit., p. 30.
11 Un passage des Suppliantes en fait d'ailleurs foi : voulant caractériser la démocratie par une
de ses pratiques les plus spécifiques pour la défendre contre les attaques du héraut thébain, Thésée
ne trouve pas de meilleur exemple que de citer la question rituelle posée par le héraut à
l'assemblée pour ouvrir les débats : τίς θέλει πόλει χρηστόν τι βούλευμ ' ές μέσον φέρειν έξων ?
« Qui, ayant un conseil utile pour la cité, veut le porter au milieu [de l'assemblée] ? » (vers 438/9,
trad. pers.). Sur le μέσον, « espace égalitaire fait de relations réversibles et symétriques », comme
concept de l'isonomie, voir J. -P. Vernant, Les origines de la pensée grecque, Paris, 1962, p. 121-126.
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héraut qui est l'agent du tyran. Le premier à avoir exploité le thème est Eschyle
dans Les Suppliantes ; le héraut égyptien entre en scène de façon spectaculaire
en courant à la tête d'une troupe de soldats et en proférant des menaces d'une
violence inouïe contre les Danaïdes, puis se dispose à les tirer hors du sanctuaire
en les tirant par les cheveux ; les Danaïdes répliquent verbalement par des
dénonciations tout aussi violentes, le traitant de « noir fantôme » (888 : όναρ
μέλαν), « d'effrayant hurleur » (890-1 : βόαν 0opepóv),de « serpent à deux
pieds » (894 : δίπους όφις). L'arrivée du roi d'Argos empêchera le furieux
personnage de mettre ses menaces à exécution ; le roi lui reproche de ne pas se
conduire comme il convient à un étranger, en n'ayant pas pris la peine de
s'adresser à un proxène, et de mépriser les dieux du pays en violant un
sanctuaire ; à quoi le héraut répond sans rien rabattre de sa superbe et part en
déclarant la guerre. Dans Les Suppliantes d'Euripide, le héraut thébain dont on a déjà
vu l'insolence invite Thésée à rompre « le charme sacro-saint des
bandelettes » (v. 470 ) pour chasser les suppliantes puis il lui enjoint de ne pas
tenter « de reprendre de force les morts » (v. 471/2) sous peine de s'exposer à des
représailles militaires. Dans les deux cas, la déclaration de guerre qui conclut la
scène suffirait à elle seule à expliquer l'emploi d'un héraut, unique émissaire
habilité à remplir cette fonction. Remarquons au passage que si l'usage du
héraut s'impose pour annoncer la guerre, il est en revanche paradoxal qu'un
héraut interdise de relever les morts, puisqu'aller quérir les morts fait partie de
ses missions les plus sacrées comme on le voit d'ailleurs au vers 121 de la
tragédie : Thésée, qui se montre sourcilleux sur l'accomplissement des procédures
rituelles, s'enquiert auprès d'Adraste pour savoir s'il a bien fait sa demande aux
Thébains par l'entremise d'un « héraut protégé d'Hermès ».
Attardons-nous à présent sur la scène qui nous paraît la plus importante pour
notre propos, celle des violences à l'autel des Héraclides d'Euripide : dès le
prologue, on apprend de la bouche d'Iolaos, réfugié avec les enfants d'Héraclès à
l'autel de Zeus à Marathon, qu'Eurysthée envoie partout ses hérauts réclamer
les fugitifs. L'arrivée d'un de ces hérauts à la fin du prologue instaure aussitôt
un climat de violence, puisqu'à une joute orale succède une empoignade
physique entre les deux hommes, interrompue par la parodos : le chœur, formé de
vieillards de Marathon, s'interpose en faisant observer au héraut son impiété,
ce dont celui-ci n'a cure. Survient le roi d'Athènes, Démophon fils de Thésée,
qui remarque que le héraut, malgré l'apparence grecque de sa mise, se
comporte en barbare. Pourtant, moins fruste que le héraut égyptien d'Eschyle
— auquel il fait peut-être discrètement pendant — le héraut argien d'Euripide
argumente en faisant valoir le droit souverain qu'a une cité de faire exécuter
les arrêts rendus par sa justice contre certains de ses habitants et de faire
poursuivre ceux d'entre eux qui se sont enfuis pour s'y soustraire ; nul doute qu'on
ne trouve là l'écho des incidents diplomatiques que la guerre du Péloponnèse
avait dû multiplier autour du délicat problème des bannis12. Après avoir enten-

12 Voir à ce sujet l'étude exhaustive de J. Seibert, Die politischen Fluchtlinge una Verbannten in
der griechischen Geschichte, 1 : Texteil, 2 : Anmerkungen und Register, Darmstadt,
Wissenschaftlische Buchgesellschaft, 1979.
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du la réponse de Iolaos, Démophon tranche en faveur des suppliants. Suit un


dialogue stichomythique qui se termine par un affrontement physique entre
le roi et le héraut : ce dernier ayant fait mine d'entraîner malgré tout les
suppliants, le roi, indigné, brandit son sceptre au-dessus de la tête de l'impudent
personnage, provoquant aussitôt une exclamation angoissée du chœur : « Par
les dieux, ne te risque pas à frapper [plus exactement : à tuer] un héraut ! »
(vers 271 : Μη προς θεών κήρυκα τολμήσης θενείν). La scène atteint là le
sommet de sa tension dramatique : Démophon ne peut plus qu'abaisser son
sceptre et le héraut repartir bredouille en déclarant la guerre. Ainsi que
l'ajustement observé Jakob Seibert, Euripide donne ici une traduction théâtrale du
conflit entre deux interdits religieux aussi puissants l'un que l'autre : « la
problématique particulière [de cette scène] réside dans le conflit entre le droit
d'asile et l'inviolabilité du héraut »13.
Or il se trouve qu'un passage de l'Odyssée, au lieu d'opposer les hérauts aux
suppliants, les réunit dans une même enumeration : au chant XIX, Pénélope
ayant épuisé dans sa longue attente de l'époux la patience qu'exige la
courtoisie, déclare : « Aussi tout m'est indifférent, les suppliants, les hôtes et même
les hérauts ... » (134/5). Plusieurs études, en particulier celle de Mme
Aubriot-Sévin14, ont montré que le suppliant, malgré son insigne faiblesse, est
un personnage redoutable par le danger de souillure qu'il fait peser sur une
communauté : ainsi le coryphée des Danaïdes ne fait pas mystère au roi
d'Argos du projet de suicide par pendaison qu'elle nourrit avec ses sœurs en
cas d'échec de leur supplication. Or cette menace de souillure que fait peser
le suppliant correspond à une notion religieuse précise, examinée par J.
Rudhardt dans son étude du vocabulaire religieux de la Grèce antique : το
άγος, « principe actif » dont « les effets redoutables » semblent déclenchés par
certaines impiétés caractéristiques, comme le parjure ou encore le viol d'un
asile ; et parmi les occurrences du mot qu'a relevées J. Rudhardt15, figure
justement un passage des Suppliantes d'Eschyle où le chœur met le roi en
garde : « άγος φυλάσσου » ; et celui-ci répond : « άγος μεν εϊη τοις έμοίς
παλιγκότοίς » (375/6) : ce que Paul Mazon traduit par : « Garde-toi de la
souillure ! - la souillure soit pour mes ennemis ! ». Ainsi, par la transmutation
qu'opère la croyance religieuse, la faiblesse du suppliant est-elle changée en
force. Et cette inquiétante faiblesse, le héraut ne la partage-t-il pas, de fait, avec
le suppliant ? Expédié seul en territoire ennemi, à l'abri tout symbolique de
son caducée, chargé de messages parfois désagréables susceptibles d'attirer sur
lui l'hostilité du destinataire, le héraut, comme le suppliant, est placé sous la
protection de Zeus : dans Y Iliade, la formule qui sert à qualifier par deux fois
les hérauts vedettes de l'épopée est : « Διός άγγελοι ήδέ και ανδρών » (1, 334
et VII, 274) ; et c'est cette protection qui contraint les hommes à les épargner
et à les respecter malgré leur évidente faiblesse. On est alors en droit de sup-

13 J. Seibert, op. cit., p. 306.


14 D. Aubriot-Sévin, Prière et conception religieuse en Grèce ancienne, Lyon, 1992 , par ex. p. 432.
15 J. Rudhardt, Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes constitutifs du culte dans la
Grèce classique, Picard, 1992, 2ème éd., p. 42.
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poser que si l'on a recours à des hérauts pour expulser les suppliants, c'est
parce qu'ils ont en commun avec eux certaines caractéristiques de nature qui
font qu'ils peuvent les affronter sans courir de danger .

Du côté du mythe. Une figure de maudit : Coprée

Un détour par le mythe nous permettra de confirmer et de préciser


l'affinité entre héraut et suppliant. Le personnage du héraut d'Argos mis en scène
par Euripide dans les Héraclides n'est en fait pas un inconnu au rayon du
mythe : il s'agit de Coprée16, dont il est pour la première fois question au
chant XV de Y Iliade (638 à 643). Ces quelques lignes chargent le
personnage d'un opprobre qui est déjà contenu dans son nom : elles révèlent qu'il fait
fonction de héraut d'Eurysthée auprès d'Héraclès, et qu'il est bien plus
médiocre que son fils, Périphète, qui combat dans les rangs achéens. Le nom
même du personnage est, selon toute apparence, fort ancien, puisqu'il est
attesté probablement dès l'époque mycénienne : un anthroponyme ko-pe-re-u
apparaît sur trois tablettes de Pylos où il désigne le même personnage, et sur
une ou peut-être deux tablettes de Cnossos ; les mycénologues s'accordent à
le lire Κοπρεύς. Or ce qui est étonnant, c'est que malgré la connotation
manifestement méprisante de ce nom, qui, aux époques ultérieures
stigmatise souvent des esclaves, parfois des enfants trouvés sur le κοπρών, le tas
d'ordures, le ko-pe-re-u de Cnossos est un e-qe-ta, un personnage de haut rang, et
il est assez tentant de le rapprocher du personnage homérique, d'autant que
Périphète est le seul personnage que Ylliade qualifie de mycénien. Pierre
Chantraine, qui a discuté cette question, montre qu'elle soulève d'importants
problèmes d'évolution phonétique ; toutefois il n'exclut pas la possibilité d'un
tel rapprochement17. On a là en tout cas une très ancienne attestation de
l'emploi d'un anthroponyme de caractère infamant infligé à un personnage
de haut rang.
Que Coprée soit de noble naissance, c'est ce que montrait déjà la présence
de son fils parmi les guerriers achéens de Ylliade ; mais on en a une
confirmation éclatante par le Pseudo-Apollodore, qui nous révèle l'état civil aussi
inattendu que prestigieux de Coprée, fils de Pélops, roi d'Elide. La suite de
l'histoire contée par le mythographe n'est pas moins surprenante : Coprée est
le meurtrier d'un certain Iphitos ; banni à la suite de son crime il trouve
refuge auprès d'Eurysthée, qui l'accueille comme suppliant et le purifie de son
meurtre ; c'est à la suite de cela que le roi de Mycènes en fait son héraut pour
communiquer ses ordres à Héraclès, que sa vile lâcheté ne lui permet pas de

16 Le héraut est nommé Κοπρεύς en marge des manuscrits Laurentianus et Palatinus, mais
demeure anonyme dans le texte lui-même.
17 Toutes ces informations sur le ko-pe-re-u mycénien sont tirées d'une contribution de P.
Chantraine au 5eme colloque international d'études mycéniennes tenu à Salamanque en 1970,
dont les actes ont été publiés sous le titre d'Acta Myœnaea par la revue Minos, vol. XII, (tome
2 : Communications) : « Le témoignage du mycénien pour l'étymologie grecque : δαΐ ,
κοπρεύς, μολοβρός, μόλυβρος », p. 197- 206.
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rencontrer en face18. Fils peu recommandable d'un illustre père, il contracte


en devenant meurtrier une souillure qui le conduit à servir un maître tout
aussi peu fréquentable que lui : le copronyme s'éclaire de cette peu édifiante
biographie. Quelques remarques sur l'ensemble du mythe : il est clair que le
personnage de Coprée est lié depuis l'origine à la geste d'Héraclès, le plus
sacrilège et le plus souillé de tous les héros grecs, qui, notons-le au passage,
paraît entretenir de fort mauvais rapports avec la gent des hérauts puisqu'il a
mutilé deux de ses représentants envoyés par Erginos, roi d'Orchomène,
réclamer un tribut aux Thébains, en leur coupant le nez et les oreilles : c'est
pourquoi, comme nous l'apprend Pausanias (9, 25, 4 à 9), il était honoré dans
un sanctuaire placé devant une porte de Thèbes sous le nom de
Rhinokoloustes19 . Valet de l'ennemi du héros — un ennemi qui lui a été suscité
par une puissante déesse — il paraît pourtant échanger parfois son rôle avec lui
puisqu'Iphitos est le plus souvent donné comme une victime d'Héraclès. La
suite de l'histoire de Coprée se trouve dans Les Héradides et sa dernière
mission de héraut est donc d'arracher les enfants d'Héraclès au sanctuaire où ils
se sont réfugiés en suppliants20 : un ancien suppliant qui arrache des suppliants
à un autel, voilà un cas de figure qui en rappelle d'autres du même genre : par
exemple l'histoire d'Iphigénie, qui après avoir éprouvé la terreur de la
victime humaine qu'on s'apprête à sacrifier sur l'autel à Aulis, devenue prêtresse
sanguinaire d'Artémis en Tauride, inflige à son tour cette même terreur aux
Grecs infortunés rejetés par les tempêtes sur la côte. On a là une illustration
de Γ ambivalence de la pensée grecque pré-scientifique mise en lumière par
G. Lloyd dans un de ses livres21.

Du côté de l'histoire et du rite

Après cette exploration de l'univers de la tragédie et du mythe, on


aimerait pouvoir trouver des parallèles historiques à ces récits de hérauts molestant
des suppliants. Mais l'ouvrage déjà cité de Jakob Seibert qui rassemble
commodément tous les cas de bannis de la littérature grecque ne nous a
malheureusement fourni qu'un récit de ce type22 ; encore est-il un petit peu
décevant puisque le texte de Diodore (XII, 9) qui le relate n'évoque pas des

18 Pseudo-Apollodore, Bibliothèque, 12, 76, 1 à 12, 78, 2.


19 Sur cette épithète cultuelle, voir A. Schachter, Cuits ofBoiotia, t. ί .Heracles to Zeus, Bulletin
of the Institute of Classical Studies n° 38, London, 1981, p. 13-30.
20 Sur un cratère à colonnettes lucanien conservé au musée de Berlin, Coprée est représenté
en dépit de toute vraisemblance biographique — puisqu'il devrait être de la « génération »
d'Eurysthée et d'Héraclès, comme un éphèbe nu avec une chlamyde rejetée sur les épaules,
tenant son kerykeion de la main gauche tandis qu'il agrippe le vieillard Iolaos de la main droite :
le choix intrigant du type de Γ éphèbe pour représenter Coprée sert sans doute ici à souligner
le carctère sacrilège du héraut, qui porte la main sur un vieillard. Voir M. Schmidt : « Kopreus »,
dans LIMC, Zurich-Munich, VI1, p. 99-100 et VI2, p. 45.
21 G. Lloyd, Polarity and analogy. Two types of argumentation in Early Greece, Cambridge, 1966,
en particulier p. 94-102.
22 J. Seibert, op. cit., p. 224-225.
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hérauts (κήρυκες), mais des ambassadeurs (πρέσβεις). Toutefois, il est


manifeste qu'il s'agit là d'une impropriété commise par Diodore, et ce genre
d'approximation n'est pas rare, les auteurs grecs n'étant pas toujours très
rigoureux dans leur terminologie et ayant parfois tendance à confondre les
différentes sortes d'émissaires que les spécialistes de la diplomatie sont cependant
en mesure de distinguer soigneusement d'après la nature de leurs missions :
ce qui distingue le mieux le héraut de l'ambassadeur est qu'il est le seul à
bénéficier de l'inviolabilité diplomatique symbolisée par son κηρύκειον23 ; or
le récit de Diodore, qui évoque le sort des riches citoyens sybarites réfugiés à
Crotone à la suite de la prise du pouvoir par le tyran Télys soutenu par le
démos en 510, donne une indication qui prouve indubitablement que les
envoyés de Télys à Crotone étaient bien des hérauts : Diodore dit en effet que
Crotone fut « sommée de choisir entre la restitution des bannis et
l'acceptation de la guerre ». Outre qu'une sommation est plutôt du ressort du héraut
que de l'ambassadeur, la déclaration de guerre dont s'accompagne le message
est un acte rituel qui ne peut revenir qu'à un héraut protégé par son
inviolabilité, comme nous l'avons déjà noté plus haut. L'épisode, tout isolé qu'il soit
dans la littérature, atteste cependant bien la réalité de ces affrontements entre
hérauts et suppliants et on est en droit de supposer qu'il ne fut pas le seul.
Nous clorons cette étude par l'évocation d'une inscription fameuse et
abondamment commentée qui témoigne de l'existence de relations entre
hérauts et suppliants qui ne relèvent plus du domaine du droit des gens mais
du domaine de la religion. Il s'agit du passage de l'inscription de Cyrène
relative aux suppliants24, et plus précisément du troisième paragraphe, qui
concerne les suppliants meurtriers : la purification de ces suppliants doit être
accomplie dans les formes prescrites par la loi, qui prévoient l'intervention d'un
héraut. En effet, le meurtrier, après avoir été purifié par une station assise sur
une toison d'animal sacrifié que l'on a justement comparée au Διός κωδιον
de certains rituels athéniens, est revêtu de blanc puis accompagné en
procession au temple d'Apollon sous la conduite d'un héraut qui enjoint aux
participants de se taire. L'imposition du silence rituel fait déjà partie des
attributions du héraut depuis Γ Iliade25 ; mais ici le fait que le héraut conduise la
procession montre que son rôle dépasse l'exercice de cette simple compétence.
Robert Parker, à la suite de K. Latte, a rapproché le rôle du héraut dans
l'inscription de celui que nous découvre un passage â'Iphigénie en Tauride
d'Euripide26 : Iphigénie annonce àThoas, roi du pays, que les deux Grecs qui
viennent de débarquer sont de dangereux parricides qu'elle doit à tout prix
purifier avant de les sacrifier à Artémis, et elle lui demande d'envoyer un

23 Voir à ce sujet les ouvrages déjà cités dans la n. 1.


24 Au sujet des suppliants dans cette inscription, les commentaires et les interprétations les
plus récents sont ceux de J. Servais : « les suppliants dans la loi de Cyrène », BCH, 84, 1960, p.
112-147 et de R. Parker dans son livre Miasma. Pollution and purification in early Greek Religion,
Oxford, 1983, Appendix 2, p. 332-351.
25 Voir à ce sujet la thèse de S. Montiglio, Dire le silence au pays du logos, Thèse EHESS, 1995,
vol. 1, p. 15-17.
26 R. Parker, op. cit., p. 350.
Les hérauts et la violence 187

héraut pour intimer aux habitants l'ordre de rester reclus chez eux afin
d'éviter de contracter une souillure par un contact fortuit avec le meurtrier ;Thoas
demande à Iphigénie elle-même de remplir cet office, et elle va par les rues
en proclamant : « Citoyens, je l'ordonne, tenez-vous à l'écart de tout miasme »
(versi 226 : « εκποδών δ ' αύδώ πολίταις τουδ ' εχειν μιάσματος »). On peut
se demander si ces paroles d' Iphigénie n'étaient pas des paroles rituelles
prononcées par le héraut lors de la prorrhésis, cette sommation faite au meurtrier
avant son bannissement solennel. Ainsi, dans les deux cas que nous venons de
rapporter, le recours à un héraut semble s'imposer du fait du danger de
souillure impliqué par les deux situations et le pouvoir sacré du héraut paraît
fonctionner comme un talisman capable de protéger la communauté qui
l'emploie contre la souillure.

Pour revenir maintenant à notre point de départ, il est clair que le


traitement peu flatteur réservé aux hérauts par les tragiques n'est dû ni à une
antipathie personnelle, ni à une mauvaise réputation de la profession héraldique.
Le caractère de personnage subalterne du héraut (ύπερέτης, λάτρίς)
fortement marqué dans la plupart des tragédies qui le mettent en scène, et
théorisé par Platon dans le Politique, ne peut être interprété de façon satisfaisante
comme un pur mépris social, car non seulement certains faits contredisent ce
mépris, mais surtout cette interprétation ne permet pas d'expliquer pourquoi
la figure du héraut est si fortement liée à celle du tyran. Nous avons vu que
ce hen résulte d'un choix qui peut s'expliquer comme suit : le tyran servant
dans la tragédie de repoussoir27, caractérisé par une violence aveugle et
sacrilège, le héraut sur scène joue le rôle de son représentant, en particulier dans
une situation bien précise : la réclamation de suppliants fugitifs accompagnée
de menace de guerre — pratique par ailleurs attestée par un texte de Diodore.
Or un passage de V Odyssée a attiré notre attention sur un point commun
important entre la condition du héraut et celle du suppliant : une faiblesse
objective jointe à une puissance religieuse garantie par la protection de Zeus.
D'autre part le héraut légendaire Coprée, dont le mythe semble avoir été très
ancien, porte dans son nom même les stigmates d'une honte que sa
biographie, qui mêle les destinées du meurtrier, du suppliant et du héraut, explicite
comme le stigmate d'une souillure de nature religieuse. L'usage d'un héraut
dans un rite de purification du meurtrier, attesté par la loi de Cyrène, paraît
assez cohérent avec ce qui précède : c'est parce qu'on perçoit qu'il est
immunisé contre la souillure qu'on a recours à lui. D'ailleurs, si l'on considère les
missions du héraut en temps de conflit ou de guerre, toutes ces missions ne
comportent-elles pas des risques de souillure ? La déclaration de guerre a
peut-être pour première fonction, non pas d'avertir l'adversaire, mais
d'écarter le danger de souillure résultant de l'homicide de masse que constitue la
guerre : Aristote signale cette fonction à propos de la déclaration de guerre

27 C'est ce qu'a montré D. Lanza dans son livre, Le tyran et son public, (trad, de l'italien par
J. Routier-Pucci), Paris, 1997.
i88 Catherine Goblot-Cahen

proférée annuellement à Sparte sur ordre des éphores28, mais on peut penser
qu'elle est présente dans toute déclaration de guerre. La quête des cadavres
comporte aussi un danger de souillure, de même que la réclamation des
suppliants. Par ailleurs, si les hérauts apparaissent dans certains cas comme des
personnages violents, cela n'est pas contradictoire avec leur état de médiateur.
C'est qu'en l'absence de véritables règles de droit international, ils ne sont pas
protégés par un vrai statut diplomatique, mais par une crainte de nature
religieuse qui peut être utilisée dans certains cas comme instrument par les Etats
pour commettre des actes perçus comme sacrilèges, lorsque leur
souveraineté entre en conflit avec des interdits religieux. Et c'est finalement cette ins-
trumentalisation du pouvoir sacré du héraut que les tragiques dénoncent en
faisant de celui-ci le valet du tyran.

28 Voir N. Richer, Les éphores. Études sur l'histoire et sur l'image de Sparte (VIIF-IIF siècles av.
J.-C), Paris, 1998, p. 249

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