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« Des cannibales », Essais, Montaigne EL 1 incipit de l’essai

§1 Les deux premières phrases du § développent de manière inégale en ce qui concerne la longueur
trois anecdotes historiques (temps du récit : passé simple et imparfait) empruntées à l’ Antiquité
gréco-romaine. Elles sont reliées/associées les unes aux autres par « autant » l.4 et « de même » l.5.
Dans la première(l. 1 à 4) un personnage historique y formule une sentence - une parole digne de
mémoire- rapportée au style direct comme l’indique la ponctuation, « il déclara : « … », (l.2). Le
discours direct au présent d’énonciation rend le témoignage du conquérant plus vivant et plus
accessible au lecteur : c’est un constat réel et immédiat « l’armée que je vois là » qui amène le roi
grec Pyrrhus à réviser son jugement sur « ces barbares », réaction personnelle d’un homme face à
une réalité avérée par les deux déictiques « là » et « ces ». Et « n’est pas du tout barbare » souligne sa
surprise face à « la disposition de l’armée ». Cette constatation implicite de qualités
tactiques inattendues chez son ennemi, l’amène à remettre en question le sens attaché par l’habitude
au mot barbare. L’emploi de ce substantif, attribut du sujet de l’interrogative indirecte « qui sont ces
barbares » , (l.2), pour désigner l’ennemi, est démenti par la négation et la locution adverbiale, « n’est
pas du tout », (l. 3-4). Les deux autres anecdotes illustrent également l’étonnement de «Grecs », (l.4)
et de « Philippe V de Macédoine» roi grec (l.5), face aux qualités d’autres ennemis, les Romains,
« Flaminius », (l.4), et « camp romain…Galba. » (l. 5-6). La dernière anecdote fait surgir, à travers
une longue et détaillée proposition subordonnée circonstancielle de temps, « lorsque…..Galba. »(l.5-
6), l’image un peu théâtralisée du chef de guerre « du haut du monticule » constatant son échec,
« l’ordre et l’agencement du camp romain installé dans son royaume ». Les verbes « déclara » et
« dirent » introduisent bien la remise en question implicite du sens accordé au mot barbare :
comment pouvons-nous les considérer comme des barbares alors qu’ils nous sont si supérieurs dans
l’art de la guerre ? La préposition « Voilà » qui est issue du verbe voir à l’impératif et appartient à la
langue orale, maintient une familiarité, une proximité avec le lecteur et, en reprenant les paroles
historiques, introduit la conséquence. De ces anecdotes qui sont autant d’ exempla (du latin exemplum :
illustration, modèle) la leçon à tirer est formulée dans la proposition introduite par « comment » qui a
ici le sens de pourquoi. L’enseignement est formulé de manière impersonnelle « il faut » (deux fois
dans le texte en moyen français, le deuxième « il faut » est en ellipse dans la traduction) et au présent de
vérité générale, ce qui lui confère un caractère universel. L’injonction est claire: se garder des
opinions toutes faites, ne pas préjuger. Et elle est formulée de manière insistante par la répétition de
« il faut » qui marque une obligation, un devoir et indique la conduite à suivre « juger en suivant la
voie de la raison » mais aussi par celle de ce qu’il ne faut pas faire , dans les expressions « se garder
de » et « sans écouter la voix commune » qui sous-entendent la défense de suivre les opinions toutes
faites, les préjugés, ou « la voix commune ». L’opposition entre les deux groupes nominaux « voie de
la raison » et « voix commune» est mise en relief par le jeu sur leur homophonie. Ce jeu de mots au
pouvoir mnémotechnique indéniable confère à la fin du § un caractère didactique.
§2
Après un développement rhétorique dans lequel l’argumentation repose sur trois exemples tirés de
l’histoire de l’Antiquité qui font autorité et conduisent à un propos universel et vigoureux, l’auteur
surgit dans ce § avec la première personne, « j’ai eu longtemps auprès de moi » (l.9) et livre donc un
témoignage personnel. Même si le propos semble rester général avec l’article indéfini « un homme
ayant vécu dans cet autre monde », les groupes nominaux qui caractérisent « cet autre monde »
rapprochent le lecteur du thème annoncé par le titre « Des cannibales ». L’homme est un témoin/ a
l’expérience de « cet autre monde ». Les deux propositions subordonnées relatives «où Villegagnon
toucha terre »( l.10) et « « qu’il nomma la France antarctique. » (l.10-11), désignent les côtes
brésiliennes connues pour le cannibalisme de leurs habitants à travers des témoignages antérieurs.1
Quand le participe passé « découvert », ligne 10 est repris par le substantif « découverte » (l.11), la
pensée de Montaigne opère un glissement prudent : au caractère historique et avéré des éléments
de la première phrase du § succède un jugement personnel comme en témoignent le modalisateur
« apparemment » qui atténue la force de l’adjectif « considérable » (ligne 9-10). De même « Je ne sais
si je puis garantir qu’il ne s’en produira pas d’autres à l’avenir » la valeur antiphrastique de cette
interrogative indirecte introduite par une principale négative, indique que Montaigne est sûr qu’il y

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en aura d’autres aussi ou bien plus importantes. Suit une justification en deux temps : d’abord cette
découverte n’est pas la dernière, « pas d’autres à l’avenir », autrement dit comment présumer de
découvertes à venir. Ensuite d’autres plus qualifiés se sont trompés à propos de celle-ci. » (cf Le
navigateur expérimenté Christophe Colomb lui-même qui croyait avoir découvert la route des Indes orientales). Le
caractère alambiqué de la phrase, avec les deux négations « Je ne sais » et « ne s’en produira pas
d’autres », reflète la prudence et l’embarras de l’auteur qui ne veut pas se démarquer trop
ouvertement de l’opinion commune, ce que traduit le passage à la première personne du pluriel qui
l’inclut « nous » (l.13), mais veut rester le spectateur lucide qui sait tirer des enseignements de
l’Histoire (cf § 1). Le début de la phrase suivante formule sa crainte de tomber dans ce travers propre
au genre humain avec « J’ai peur » qui introduit une maxime célèbre, « avoir les yeux plus gros que
le ventre » et illustre la disproportion entre l’avidité de l’homme et ses capacités et souligne son
manque de lucidité, de clairvoyance. Le proverbe est reformulé de manière plus abstraite, avec la
même construction à la fin de la phrase, « et plus de curiosité que nous n’avons de capacités » : aux
yeux correspond la curiosité, au ventre les capacités. La dernière phrase de l’extrait paraphrase
encore la maxime en revisitant une autre maxime connue, Qui trop embrasse, mal étreint. « Nous
embrassons tout », renvoie à la démesure, l’*hubris, la prétention de tout connaître des hommes
illustrées par l’emploi au singulier du pronom indéfini « tout » auquel s’oppose la métaphore du «
vent » par nature sans consistance et insaisissable. L’antithèse est renforcée par la restriction « ne
… que » et la construction symétrique de la phrase en deux propositions juxtaposées par la virgule.
Ce sont l’illusion et la vanité humaine qu’illustre cette métaphore du vent.

Conclusion
Si ces premières lignes ne nous apprennent rien sur les « cannibales » °, ( le mot n’apparaît pas
dans l’essai d’ailleurs… le seul lien avec des « cannibales » est l’évocation de la découverte du
Nouveau-Monde, de la France antarctique3), elles sont bien destinées à capter l’attention (captatio
benevolentiae2) suivant les règles de la rhétorique antique. Le lecteur décontenancé voire surpris
par ces premières lignes qui ne correspondent pas à son horizon d’attente, est en fait habilement
conduit par l’auteur à une réflexion sérieuse comme les personnages historiques de ces anecdotes
sont amenés, à l’épreuve de la réalité, à revoir leurs préjugés sur les « barbares ». Ainsi à partir de
l’examen du sens du mot « barbare », l’auteur met en évidence le mécanisme du préjugé qu’il
condamne et délivre une leçon d’humilité.
Ce qu’apprend aussi le lecteur, c’est que pour Montaigne, le monde est « une branloire pérenne » :
rien n’est jamais stable, ni les pensées qui sont de simples opinions susceptibles d’être remises en
cause, ni les découvertes, ni les terres ni les conquêtes… Et le lecteur lui-même est conduit, par
l’efficacité de l’argumentation à la remise en question, au relativisme.
Ces lignes donnent enfin au lecteur le ton de l’essai : il saisit alors que la pensée, les réflexions de
Montaigne sont formulées de manière imagée et variée, récits historiques sous forme d’anecdotes
simples et pertinentes, démonstration sérieuse, argumentation par décalage, glissement... toujours
en mouvement à l’image du monde.

Notes : 1. Jean de Léry ( 1534_1613) y séjourne dès 1556 et en témoigne en 1578 avec la publication de Histoire d’un
voyage fait en la terre du Brésil. 2. captatio benevolentiae2 (latin) : capter l’attention. 3. L’auteur lui-même en III, 9
des Essais, écrit que « les noms de mes chapitres n’en embrassent pas toujours la matière », ce que ces deux premiers
§s semblent illustrer. Le titre « Des cannibales » provocateur à l’époque, cherche à attirer l’attention d’un lecteur
curieux du XVI e siècle en jouant sur les deux acceptions du mot « cannibales ».

2/2

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