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Introduction :

Memnon ou la sagesse humaine est un conte philosophique que Voltaire a publié en 1749.
L’auteur situe l’intrigue de ce court apologue en Mésopotamie, durant l’Antiquité. Cette œuvre
purement satirique narre les mésaventures d’une sorte d’anti-héros prénommé Memnon – le
protagoniste partage pourtant son prénom avec un héros troyen tué par Achille, et son nom
rappelle le célèbre roi grec Agamemnon ; « Memnon » signifiant « celui qui tient bon » - qui
souhaite devenir, contre toute attente, un modèle de sagesse. Comment Voltaire compte-t-il se
moquer de Memnon, personnage trop radical à ses yeux ?

Pour mener à bien ses résolutions, notre protagoniste échafaude un plan de vie : tout
d’abord, ( dans un premier temps ) il envisage de se détacher de toutes les passions, en
l’occurrence de celles touchant aux plaisirs charnels. Ensuite, ( dans un deuxième temps ) il tient
à se passer des plaisirs de la table. Enfin, ( dans un dernier temps ) il compte vivre modestement,
en dépendant de personne et, surtout, en prenant ses distances avec l’argent.

Je vais maintenant procéder à la lecture.

Développement

Dès la première phrase, les intentions de Voltaire transparaissent : il nous propose la lecture
d’un apologue, c.-à-d. d’un court récit ( d’où la présence du passé simple ) ayant une portée
morale et nous invite à comprendre que sa narration sera ironique et satirique. Le prénom
Memnon signifiant étymologiquement « celui qui tient bon » relève déjà de l’ironie. Voltaire raille
l’ambition démesurée de son protagoniste ; les antonymes « insensé » et « sage » révèlent
une tension dès la situation initiale : Memnon échafaude de la manière la plus soudaine (« un
jour ») un plan pour devenir « parfaitement » sage. Le « un jour » peut rappeler les contes pour
enfants. De toute évidence, l’adverbe « parfaitement » est ironique, et l’adjectif « insensé » révèle
que Voltaire n’a pas foi en son personnage, parce que ce dernier semble frappé d’un hybris
comique qui l’oblige à se passer de tous les plaisirs.

La phrase suivante est construite à partir d’une double négation ( « il n’y a guère
d’hommes » « à qui cette folie n’ait passé par la tête ») qui invite à croire qu’être sage est à la fois
un projet courant, mais insensé. L’omniscience du narrateur nous fait accéder aux pensées de
Memnon, lesquelles sont traduites par du discours direct ( voire la ponctuation ). Voltaire choisit
la forme du soliloque dans la mesure où le personnage tente de se convaincre lui-même. Sûr
de ses capacités, Memnon pense atteindre la sagesse sans l’aide de personne.

A la ligne 4, notre protagoniste associe le bonheur à la sagesse, grâce au connecteur logique


« par conséquent ». Le superlatif lié à l’usage de l’adverbe d’intensité « très » : « très sage » et
« très heureux » met l’accent sur l’ambition démesurée, et folle du personnage. Cette démesure
est rapidement tournée en dérision par Voltaire, surtout lorsque Memnon se convainc qu’il n’y a
rien de « plus aisé » que de se priver de tout. Bien évidemment, la phrase révèle une grande
ignorance de la part du protagoniste. L’ironie voltairienne apparaît ici en creux, puisque la réflexion
de Memnon peut également se lire comme une antiphrase, révélant ainsi le contraire de ce qu’un
philosophe des Lumières pourrait penser.

Le refus des plaisirs chez Memnon repose sur une triple privation que l’emploi de
connecteurs logiques organise tout au long de notre extrait : « premièrement ; en seconde
lieu, ensuite ». Ces connecteurs tentent d’insérer une sorte d’ordre, de logique, malgré les
résolutions irrationnelles de Memnon.

« Je n’aimerai jamais » est une formulation catégorique, voire péremptoire ( qui n’admet
aucune contestation ) ; le protagoniste emploie le futur simple pour montrer son engagement
radical. Le futur se conjugue avec l’emploi de la prolepse ( de l’anticipation narrative ). Par la
suite, Memnon use d’un argument esthétique - anticipant le fait que la femme, aussi belle soit-
elle, connaîtra inexorablement les ravages du temps – et de l’argument du « à quoi bon »,
révélant l’inutilité de l’amour, en tout cas tel qu’il le conçoit, sa position misogyne réduisant avant
tout la femme à un corps, comme en témoigne la présence du champ lexical du corps qui se
déploie dans les phrases suivantes : l.8 « les joues » l.8 « ces beaux yeux » l.9 « cette gorge » (
mot désignant la poitrine ) l.10 « cette belle tête ». Ce champ lexical est associé à un vocabulaire
hautement dévalorisant : l.8 « se rideront » ; l.9 « bordés de rouge » ; l.9 « plate et pendante » ;
l.10 « chauve ». Le « je me dirai à moi-même » est comme une mise en abyme du soliloque – le
soliloque au présent conduisant à un soliloque au futur – Memnon anticipe sur ses futures
réactions. Le paragraphe s’achève sur un calembour comique reposant sur la polysémie du mot
« tête » : la tête de la femme n’ayant plus les capacités de « faire tourner la tête » du personnage,
de le rendre fou amoureux.

Le premier paragraphe expose donc la situation initiale – le cadre spatio-temporel et


l’intrigue – ainsi qu’un double portrait : celui d’une « beauté parfaite » associé à son portrait
contraire, à charge, vieilli, voire décati. Ce portrait frise la caricature, car la vieillesse est ici
synonyme de laideur. Enfin, Memnon use d’un syllogisme pour asseoir ses arguments ( les
deux premières propositions sont appelées prémisses ; la deuxième s’articule autour de la
conjonction « or » l.10, la troisième proposition, appelée conclusion rappelle la position radicale
– l’avis tranché - de Memnon ).

Dans le deuxième paragraphe, Memnon souhaite se priver de tous les plaisirs de la table,
que ce soit en privé ou en public. La « séduction de la société » rappelle l’importance sociale des
banquets dans l’Ancien Régime. Memnon tient à s’écarter de toutes les tentations qui porteraient
atteinte, selon lui, à la sagesse. C’est dans une phrase à la voix (forme) passive que Memnon
énumère les éléments qui pourraient le faire fléchir : « par la bonne chère, par des vins délicieux »
l.14. Plus question de rester passif devant les tentations, il faut savoir les enrayer
activement. Aux lignes 15 et 17, nous observons l’emploi de négations exceptives ( ou
restrictives ) « je n’aurai qu’à » « je ne mangerai que » qui prennent la valeur d’affirmations
renforcées. Pour Memnon, se passer de bons repas et d’alcools est simple, car il suffit d’anticiper
les maux qu’ils infligent en cas d’excès : notre protagoniste imagine ainsi les atteintes à sa santé.
À partir d’une seconde prolepse, également pensée au futur simple (« aurai » ; « mangerai » ;
« sera ») Memnon énumère tous les maux consécutifs aux repas trop riches et arrosés : « une
tête pesante, un estomac embarrassé, la perte de la raison, de la santé, et du temps » l.16 à 17.
Notre protagoniste veut désormais se contenter de repas frugaux, voire du minimum vital, ce
qui sera, selon lui, « toujours aussi facile » à faire. Cette dernière affirmation, rappelant celle du
premier paragraphe, révèle un comique de répétition. Ce comique altère fortement la crédibilité
de Memnon.

Le troisième paragraphe de notre analyse porte sur la distance que Memnon tient à
prendre cette fois-ci vis-à-vis de l’argent et des mondanités qui lui sont liées. Ici, les
mondanités sont résumées par l’expression « faire [s]a cour » l.26, laquelle renvoie aux habitudes
courtisanes. Dans l’Ancien Régime, les courtisans – uniquement des nobles qui, du fait de leur
statut social, n’avaient aucunement la possibilité de travailler – étaient réduits à flatter le
souverain pour se faire bien voir de lui et obtenir ses faveurs ou bien des privilèges. Memnon veut
ignorer cette forme de servilité en se coupant, cette fois-ci, de la cour. Il tient également à se
contenter du strict nécessaire pour vivre - rassuré par le fait que son argent semble solidement
placé – et à côtoyer les quelques amis qui semblent loyaux à ses yeux, comme nous pouvons
le constater aux lignes 27 à 29.

La dernière phrase de notre extrait ( que nous lisons aux lignes 31 et 32 ) a un caractère
comique, puisqu’à partir de l’instant où Memnon retourne à la réalité, en regardant ce qui se passe
par la fenêtre, tous ses ennuis vont commencer ; le premier élément perturbateur étant incarné
par une jeune femme apparemment en détresse .
Conclusion

Le plan de vie sur lequel s’appuie Memnon semble bien déraisonnable, car il ignore les
faiblesses, les besoins et les désirs humains. En minimisant la portée de la triple concupiscence
( les penchants à jouir des plaisirs terrestres : (1) des plaisirs de la chair, (2) et de la cupidité
- la cupidité est la recherche immodérée du gain et des richesses - et (3) orgueil – Memnon révèle
un orgueil démesuré : par ses seuls moyens, il compte devenir l’être le plus sage qui ait
existé ! ). Les faiblesses humaines, les besoins et les désirs propres aux Hommes sont purement
niés. Ce plan de vie n’a que l’apparence de la sagesse. Tout l’objectif de Voltaire est de
démontrer dans la suite de cet apologue qu’une sagesse qui se coupe de la réalité, de l’expérience,
est une sagesse mal orientée, mal comprise, à l’opposé d’une sagesse pragmatique.

Deux ouvertures possibles :

Dans le conte Candide, Voltaire invente le personnage de Pangloss, un philosophe qui croit
vivre dans « le meilleur des mondes », étant donné que c’est Dieu qui l’a créé. Confronté aux
souffrances du monde, le personnage va lui-même connaître des échecs retentissants.

Enfin, dans le poème intitulé Le Mondain, Voltaire déclare : « J’aime le luxe, et même la
mollesse, / Tous les plaisirs, les arts de toute espèce. » Cette apologie des plaisirs terrestres
choquera tellement les milieux jansénistes que Voltaire devra s’exiler pour un temps en
Hollande de peur des représailles.

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