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El-Tawassol : Langues et Littératures N°43 - Septembre 2015

Ecriture et postmodernité dans la littérature algérienne féminine contemporaine :


le cas de L’Interdite de Malika Mokeddem, du Fou de Shérazade de Leila Sebbar
et des Nuits de Strasbourg d’Assia Djebar
Samir MESSAOUDI, Université de Bejaia

Résumé
Nous avons tenté, dans l’article qui suit, d’exposer l’une des spécificités de l’écriture
féminine algérienne contemporaine, à savoir son inscription dans la postmodernité. Notre
démarche s’est appuyée sur une analyse des différents éléments d’écriture qui renvoient au
concept en question. Ce faisant, il s’agit d’appréhender les différentes techniques d’écriture
liées à la postmodernité, à savoir la subversion, l’hybridité et la fragmentation. Notre
investigation nous a permis d’arriver à la conclusion selon laquelle la postmodernité
témoigne à la fois d’une certaine façon d’écrire le monde et d’une vision au féminin de ce
dernier.

Mots clés : Postmodernité, hybridité, identité, altérité, écriture.

Writing and Postmodernism in Contemporary Algerian Women's Literature: the


case of The Forbidden of Malika Mokeddem, The Madman of Shérazade of Leila Sebbar
and The Nights of Strasbourg of Assia Djebar

Abstract
We aim in the following article to expose one of the characteristics of contemporary Algerian
women's writing, namely its belonging to postmodernism. Our approach is based on the
analysis of various writing elements that refer to the concept in question. In doing so, we
attempt to understand the different writing technics related to postmodernism, namely
subversion, hybridity and identity. Due to this investigation were able to conclude that
postmodernism reflects a specific view of the world that of the Algerian woman.

Keywords: Postmodernism, hybridity, identity, otherness, scripture.

:‫اﻟﻛﺗﺎﺑﺔ وﻣﺎ ﺑﻌد اﻟﺣداﺛﺔ ﻓﻲ اﻷدب اﻟﻧّﺳﺎﺋﻲ اﻟﺟزاﺋري اﻟﻣﻌﺎﺻر‬


‫اﻟﻣﺻدوﻣﺔ ﻟﻣﻠﯾﻛﺔ ﻣﻘدّم وﻣﺟﻧون ﺷﻬرزاد ﻟﻠﯾﻠﻰ ﺻﺑّﺎر وﻟﯾﺎﻟﻲ ﺳﺗرازﺑورغ ﻵﺳﯾﺎ ﺟﺑّﺎر ﻧﻣوذﺟﺎ‬

‫ﻣﻠﺧص‬
‫ اﺳﺗﻧد‬.‫ وﺗﺣدﯾدا ﻣﺎ ﺑﻌد اﻟﺣداﺛﺔ‬،‫ﻟﻘد ﺣﺎوﻟﻧﺎ ﻓﻲ ﻫذا اﻟﺑﺣث إﺑراز واﺣدة ﻣن ﺧﺻﺎﺋص اﻟﻛﺗﺎﺑﺔ اﻟﻧﺳوﯾﺔ اﻟﺟزاﺋرﯾﺔ اﻟﻣﻌﺎﺻرة‬
‫ ﻓﻬم ﺗﻘﻧﯾﺎت اﻟﻛﺗﺎﺑﺔ‬،‫ ﻛﺎن اﻟﻐرض ﻣن ذﻟك‬.‫ﻧﻬﺟﻧﺎ إﻟﻰ ﺗﺣﻠﯾل ﻋﻧﺎﺻر اﻟﻛﺗﺎﺑﺔ اﻟﻣﺧﺗﻠﻔﺔ اﻟﺗﻲ ﺗﺷﯾر إﻟﻰ ﻫذا اﻟﻣﻔﻬوم اﻟﻣطروق‬
‫ وﻗد أدى ﺑﻧﺎ ﻫذا اﻟﺗﺣﻠﯾل إﻟﻰ اﺳﺗﻧﺗﺎج أن ﻣﺎ ﺑﻌد اﻟﺣداﺛﺔ‬.‫ وﻫﻲ اﻻﻧﻘﺳﺎم واﻟﻬﺟﻧﺔ واﻟﻬوﯾﺔ‬،‫اﻟﻣﺧﺗﻠﻔﺔ اﻟﻣﺗﻌﻠﻘﺔ ﺑﻣﺎ ﺑﻌد اﻟﺣداﺛﺔ‬
.‫ﯾﻌﻛس وﺳﯾﻠﺔ ﻟﻛﺗﺎﺑﺔ ﻫذا اﻟﻌﺎﻟم واﻟﻧظرة اﻷﻧﺛوﯾﺔ إﻟﯾﻪ‬

. ‫ ﻛﺗﺎﺑﺔ‬،‫ ﻏﯾرﯾﺔ‬،‫ ﻫوﯾﺔ‬،‫ ﺗﻬﺟﯾن‬،‫ ﻣﺎ ﺑﻌد اﻟﺣداﺛﺔ‬:‫اﻟﻛﻠﻣﺎت اﻟﻣﻔﺎﺗﯾﺢ‬

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1-De la postmodernité en littérature : sur la littérature féminine algérienne


L’ouverture sur d’autres cultures d’expression française. Les textes que
(Altérité culturelle), la coexistence de nous avons choisis sont :Les Nuits de
références culturelles, l’hybridité et la Strasbourg(2) d’Assia Djebar,
(3)
mise en œuvre de formes d’écriture qui L’Interdite de Malika Mokeddem et Le
rassemblent plusieurs registres narratifs Fou(4) de Shérazade de Leila Sebbar. Le
sont autant de spécificités qui choix des trois récits s’explique par la
caractérisent toute œuvre postmoderne. condition postmoderne que nous semble
Cette conception de la littérature, qui ne incarner les deux personnages
semble pas se soucier des règles de la principaux des deux romans, ainsi que
narration, pourrait être interprétée les stratégies narratives mises en œuvre.
comme une forme de subversion. Le texte mokedemien rapporte
En effet, la postmodernité en tant que l’expérience du retour au pays natal
concept récent, théorisé par les sciences d’une femme tiraillée entre deux
sociales, a fait l’objet de plusieurs cultures, qui vit en exil et qui essaie de
définitions données par des auteurs trouver un équilibre.
soucieux des évolutions des sujets dans Le deuxième roman, Le Fou de
un monde marqué par des mutations Shérazade, traite de la condition
socio-culturelles. François Lyotard dont d’immigration. Il raconte la saga d’une
les travaux témoignent de l’intérêt femme immigrée qui vit les
accordé au postmodernisme écrit : problématiques liées à l’origine et à la
« En simplifiant à l’extrême, on tient double culture.
pour « postmoderne » l’incrédulité à Dans notre corpus, et,
l’égard des métarécits »(1). particulièrement dans Le Fou, la
Cette définition de l’auteur met postmodernité se manifeste à travers des
l’accent sur la fin d’une époque ; celle stratégies d’écriture telles que « le
des mythes ayant bercé l’imaginaire décentrement »(5). Nous entendons par
occidental, suite au succès connu par les ce mot, le rejet du sujet féminin de
Lumières : la confiance en la rationalité l’appartenance à une identité collective ;
et au langage qu’on croyait capable de qu’elle soit française ou algérienne.
traduire la réalité. Ces valeurs se sont L’écrivaine présente un personnage qui
effritées avec ce qu’on appelle l’ère appartient à « la marge ». Cette attitude
postmoderne. a permis de reconnaitre en Shérazade
La littérature, en tant que une héroïne qui transgresse les systèmes
questionnement et « esthétisation »du et qui cultive l’ambigüité au point où il
« réel », traduit cette évolution qu’a devient difficile de l’identifier. Le cas de
connue le monde, à travers des procédés Shérazade pourrait être généralisé à
narratifs qui témoignent d’une vision du celui de toute la communauté « beure ».
monde en rupture avec ce que Celle-ci incarne un groupe social qui ne
l’humanité a connu antérieurement - se reconnait pas dans les ensembles
notamment les valeurs auxquelles on identitaires(Algérie, France) ; c’est un
croyait auparavant, véhiculées par l’ère exemple d’identité métissée qui va au-
moderniste : rationalité, langage et delà des binarités, car elle propose une
subjectivité. troisième voie. Pourtant cette
Notre choix pour l’étude de la communauté beure reste en quête de
postmodernité en littérature s’est porté

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repères identitaires et d’une « origine » « Du point de vue de l’inscription de la


souvent fantasmée. littérature ou de l’art dans la société, le
Signalons aussi que l’autre postmodernisme est associé à
particularité de l’écriture sebarienne est l’effacement des frontières entre Haute
le mouvement ; l’héroïne erre dans culture, la culture populaire et la culture
différents espaces. Ce sont deux commerciale, ainsi qu’à l’abandon des
histoires qui sont rapportées. Cela a orientations avant-gardistes, au double
engendré dans l’œuvre un « chronotope sens esthétique et politique du terme, du
hybride »(6). Cette instabilité du sujet modernisme. On nommera
fictif, nous la trouvons dans Les Nuits postmodernes les productions culturelles
de Strasbourg où Theldja se voit (œuvres et critique) reco-urant à ces
condamnée au nomadisme spatio- différents traits, procédés et
temporel. Tiraillée entre passé et orientations, en tant qu’ils expriment un
présent, « ici » et « là-bas », elle cherche nouveau type de sensibilité
à reconstituer le puzzle d’une mémoire esthétique »(7).
en fragments. De fait, le texte s’inscrit On comprend ainsi pourquoi le
dans une dynamique postmoderne qui se postmodernisme rejette « le centralisme
traduit à travers le brouillage des culturel ». De fait, le fait culturel est
repères. conçu comme produit échappant au
L’autre spécificité du récit c’est la monopole de l’Etat - qui, par sa vision
fragmentation. Le recours à ce type jakobine, phagocyte les différences
d’écriture témoigne du refus de l’auteure linguistiques et culturelles - et partant à
d’un discours « totalitaire ». l’idéologie dominante. D’où l’intérêt
En effet, la complexité de la réalité, accordé par l’écrivaine, dans Le Fou de
mise en relief à travers le parcours Shérazade, à la culture populaire. Par
narratif des sujets, impose des ailleurs, le refus du « discours central »,
techniques d’écriture originales. Le relatif à l’identité, se manifeste dans le
mélange des genres est l’autre récit à travers une résistance de
spécificité du texte djebarien. Cela l’héroïne à tout ce qui représente
donne au récit une forme hybride. En l’identité « officielle » (française), et la
outre, au même titre que L’Interdite et transgression des référents : langue,
Le Fou de Shérazade, l’auteure fait culture. Il en va de même avec la culture
parler des personnages féminins souvent d’origine, en tant que discours central.
marginalisés par la pensée dominante. Elle a souvent fui la famille et son
Celle-ci tire sa source des Lumières où milieu (la communauté beure), et ce, à
le seul locuteur légitime est le travers des fugues. La cité HLM
sujet « rationnel ». s’apparente ici à un lieu qui étouffe
Dans Le Fou de Shérazade, le l’individu - surtout lorsque celui-ci est
brassage de la culture populaire et de la une femme - par ses traditions rigides, et
haute culture -présentée sous forme de ses atavismes stérilisants.
références à des tableaux de peinture -, Dans L’Interdite, le refus du
accorde au texte une esthétique de la centralisme culturel se traduit par la
postmodernité. Ce faisant, l’auteure valorisation de la culture locale et du
rejette les frontières culturelles tracées conte. Mais cette réhabilitation de
par le modernisme : l’oralité contique s’est faite avec une
réécriture dans une langue étrangère.

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Avec le recours à une écriture qui celle inhérente aux genres, dont
réunit conte, roman et autofiction, M. plusieurs sous-tendent le récit. Cela
Mokeddem a inscrit son œuvre dans la permet à l’écrivaine d’avoir un rapport
postmodernité. L’utilisation de plusieurs spécifique aux mots, de créer son propre
genres littéraires produit un texte langage, en fonction de sa sensibilité et
hétérogène et hybride. Ces deux aspects de sa vision du monde.
d’écriture, s’inscrivent dans une La parole subversive dansLes Nuits
littérature qu’on peut qualifier de de Strasbourg d’Assia Djebar traverse
subversive. tout le roman. La romancière a mis en
2. La subversion de l’écriture œuvre des techniques narratives qui
La littérature est l’un des espaces où accordent au texte une forme
le discours subversif prend forme. Dans hétérogène : à titre d’exemple nous
le domaine politique, le mot est pouvons citer le recours à la subjectivité
courant ; subvertir, c’est « renverser » par la voix d’un narrateur représenté par
l’ordre établi et bouleverser les idées le «je ». Cette instance s’inscrit dans un
reçues. En littérature, nous n’avons pas registre d’écriture hybride, étant donné
beaucoup de définitions du concept ; qu’elle implique « soi-même » et l’autre,
néanmoins nous pouvons signaler que la mais aussi un personnage et un
subversion n’est pas seulement un fait narrateur. En outre, au plan linguistique,
social, mais elle peut aussi toucher on remarque l’usage de plusieurs
l’esthétique et la création artistique langues : le français, l’arabe dialectal,
d’une manière générale. Or le ainsi que des vocables en Allemand et
roman« francophone » est l’un des en Anglais. Cet univers multilingue
champs littéraires où le discours renvoie à plusieurs identités (française,
subversif trouve sa place. allemande, algérienne, etc.) que
Les écrits littéraires prônent souvent l’auteure présente dans certains passages
l’hétérogénéité linguistique comme sous une forme métissée.
stratégie d’écriture en créant une forme Quant au Fou de Shérazade, la
narrative hybride. De ce fait, l’écrit subversion est totale ; elle touche la
hybride est subversif car il rejette le forme et le contenu. C’est une écriture
monolinguisme. Cela traduit la vision de qui ne tient pas compte du respect des
l’auteure sur le monde multiple. Mais, à règles élémentaires de syntaxe et de
travers cette mise en texte d’un langage ponctuation. L’autre aspect narratif
hybride, l’auteure revendique une subverti dans l’œuvre est celui des
appartenance multiple. genres. Le roman est fait de plusieurs
L’usage de l’arabe dialectal et du genres, ce qui lui donne une forme
français dans le texte mokeddemien, hybride : oralité, poésie et prose. Cette
témoigne de la subversion du langage fusion renvoie à deux traditions
ordinaire et impose un discours qui va à littéraires que l’auteure a essayé de
l’encontre du discours social, basé sur réunir dans le récit, l’orientale et
des lieux communs, voire des préjugés, l’occidentale. La première se manifeste
en donnant une vision du monde à travers l’oralité, et la deuxième se
originale. On peut penser ici à l’idée que résume à l’écriture. Néanmoins, à
se fait l’auteure de la place de la femme travers le mélange des deux registres
dans la société. L’autre subversion qui d’écriture (l’oralité et l’écrit), l’écrivaine
pourrait être repérée dans le récit est rejette la binarité. De ce fait, l’écriture

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transcende la dichotomie Orient / fait que celles-ci se réclament du même


Occident en créant un univers métissé. Il Dieu, peut leur permettre de cohabiter,
en va de même avec le portrait et partant, se métisser. C’est la thèse qui
psychologique et physique d’une nous semble défendue par l’écrivaine.
l’héroïne inclassable. Cette vision pourrait paraitre subversive,
Mais peut-on considérer le métissage dans la mesure où elle fait fi de
comme lieu du discours subversif ? « l’autonomie » de chaque religion tout
3. Ecriture du métissage ou l’écriture en tenant compte de leur diversité.
de la subversion ? L’écriture métisse, telle qu’elle prend
La subversion, en littérature, ne se forme dans Les Nuits de Strasbourg,est
limite pas à un simple refus de règles subversive. Certains passages et
romanesques. Elle est en lien étroit avec vocables le montrent. A titre d’exemple,
la création. Dans certains récits, nous avons le mot « Alsagérie », lequel
marqués par le discours subversif, le est un mélange des deux
mélange générique, qui donne à la noms : « Alzace » et « Algérie ».
structure narrative une forme La reproduction d’une« identité », qui
hétérogène, rapproche la pratique renvoie à des référents culturels hétéro-
littéraire du métissage. Cette stratégie gènes, va à l’encontre d’une conception
d’écriture est mise en œuvre dans identitaire où le souci de l’unité et de
L’Interdite de Malika Mokeddem : « L’un » prime sur la diversité et la
« Conjointement à une cohabitation différence. Il en va de même avec
lexicale, se met en place une subversion L’Interdite où le sujet féminin est
de la structure contique traditionnelle. multiple. Sultana, l’héroïne du récit, se
Elle empêche de qualifier, simplement, distingue par son « identité-relation »-
les récits mokeddemiens de « contes » une identité qui implique l’Autre-, pour
ou de « romans » et nous entrons là reprendre le mot d’Edouard Glissant.
dans l’hybridité du métissage(…)»(8). Une autre forme de subversion dans
La subversion qui accompagne des cette littérature féminine, particuli-
textes « métis » amène àl’interrogation èrement dans Le Fou de Shérazade,
suivante : le métissage est-il autre chose consiste en la réécriture de certains
qu’une forme de subversion des codes mythes comme ceux relatifs à l’espace
narratifs ? Cette interrogation en appelle et à la géographie (l’Orient) et celui de
une autre : quel rapport peut-on établir Shéhérazade. L’auteure, par le biais de
entre cette subversion de l’esthétique et la création romanesque, a repensé la
la question interculturelle dans les écrits figure féminine en lui donnant une
féminins ? « identité » qui rompt avec un contexte
Le thème de la mixité qui traverse socio-historique révolu (période
toute l’œuvre littéraire de L. Sebbar coloniale) en l’adaptant à une nouvelle
touche à plusieurs domaines de la vie ère où la question de soi se pose en
sociale et aussi spirituels ; parmi ces relation avec l’autre.
derniers, il y a le fait religieux. 4. Subversion du mythe
L’auteure, à travers ses écrits, eu égard à Le mythe de « Shéhérazade » est
la forme qu’elle leur accorde, aspire au subverti dans Le Fou de Shérazade.
brassage des religions monothéistes, Celui-ci nous présente une autre image
c'est-à-dire au vivre-ensemble des de la figure féminine mythique, amputée
différentes communautés religieuses. Le de sa syllabe (h). En déplaçant ce mythe

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vers le territoire de l’immigration, en leur donnant une dimension


l’auteure a transformé une certaine universelle.
image de la femme « orientale », D’autres mythes également sont
d’abord en enlevant la syllabe h et en subvertis, notamment dans Le Fou de
modifiant le tempérament de l’héroïne. Shérazade. Ainsi, ce traitementdes
La protagoniste, telle qu’elle est mise en mythes chez L. Sebbar, nous amène à
scène dans le roman, n’est pas une nous interroger s’il ne s’agit pas là d’une
conteuse. Ce statut, on le trouve dans déconstruction d’un certain discours
Les Mille et Une Nuits, où la magie du qu’on trouve dans Nedjma de Kateb
verbe est la seule arme de défense contre Yacine et des Mille et Une Nuits.
la tyrannie des hommes du sérail. 5. Reconstruction ou déconstruction
L’autre mythe qui a fait l’objet d’une mythique ?
subversion par L.Sebbar est celui de la La particularité du discours littéraire
« femme fatale ». Contrairement à Kateb consiste dans le fait qu’il constitue, par
Yacine, qui présente dans son roman son affranchissement de toute contrainte
Nedjma une femme à l’origine vague, idéologique, une arme contre les idées et
dans Le Fou, cette « désorigine » n’est les vérités figées. Sa capacité d’ouvrir
pas conçue comme une tare. de nouveaux horizons, en construisant
L’ambigüité entretenue dans le récit de nouvelles visions, le doit à son
sebbarien permet à Shérazade de aptitude à déconstruire des « réalités »
contourner les pièges que lui tend une dominantes. Ce « pouvoir » de la
société qui, à travers son conservatisme, littérature à réinventer le « réel » est
prend en otage la femme. intrinsèquement lié à l’usage que
Dans le texte de M. Mokeddem, c’est l’auteur fait du langage, lequel devient
le mythe de l’androgyne qui sous-tend le une source de création. C’est dans des
récit à travers la figure du double, textes comme Le Fou de Shérazade de
laquelle est omniprésente dans l’œuvre : Leila Sebbar que nous pouvons noter le
personnages doubles et identité double. pouvoir de la littérature dans la
Les Nuits de Strasbourg a repris le réécriture de certains faits historiques. Il
mythe d’Œdipe pour parler du destin s’agit de la reconstruction d’un
tragique des femmes confrontées à la événement par le recours à une
quête d’elles-mêmes. Les deux auteures déconstruction de celui-ci.
ont introduit un mythe qui symbolise L’image de la femme, dans le récit
une tragédie et qui tire son origine de la sebbarien, qui se veut différente de celle
culture occidentale (Oedipe) pour que rapporte une certaine littérature -
témoigner de la condition féminine, dont dont l’ancrage socio-historique est
l’ancrage socio-culturel n’est pas le oriental, comme dans Les Mille et Une
même avec celui qu’on trouve dans la Nuits, est une forme de déconstruction
culture occidentale. En effet, de par la d’une « féminité » longtemps fantasmée.
spécificité culturelle des héroïnes et de Sans pour autant nier l’impact de ce
leur histoire particulière, l’adaptation du texte fondateur de la littérature arabe sur
mythe oedipien dans son contexte les romans de L. Sebbar, l’auteure a
romanesque, traduit un rapprochement rejeté intégralement cette représentation
culturel qui va au-delà des différences. de la femme orientale, femme soumise
Ce faisant, l’écrivaine fait sortir les au service de l’homme-Sultan.
figures féminines du contexte national L’écrivaine dans son œuvre, présente un

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sujet féminin insaisissable, voire à une opération d’intertextualité -le


« indomptable ». recours à plusieurs textes antérieurs- et
De plus, l’œuvre reprend, à travers un de dialogisme avec les autres œuvres. La
recours à l’intertextualité, Les corbeaux romancière établit un dialogue avec
d’Alep de Marie Seurat(10). L’auteure a d’autres récits de différentes cultures.
procédé à une réécriture du récit en Cela permet d’entretenir l’ambiguïté au
déconstruisant l’image-symbole des niveau de l’écriture au point qu’il est
« corbeaux » transformés dans Le Fou difficile de lui donner une identité
de Shérazade en « colombes ». Celles-ci littéraire.
symbolisent la paix entre les différents
groupes socio-religieux : juifs, Conclusion
musulmans et chrétiens. La rupture avec une écriture linéaire
L’autre forme de reconstruction / – le recours à une écriture fragmentaire -
déconstruction qui particularise l’œuvre et le rejet des discours centraux
est le recours au collage de fragments de (notamment ceux ayant trait à la
textes antérieurs. Cette restitution des question identitaire), témoignent de
récits précédents permet de reconstruire l’inscription du roman dans une persp-
et de déconstruire des images littéraires, ective postmoderne. Dans Le Fou de
des mythes, etc. Il en va de même Shérazadede L. Sebbar, cela s’est
pour Les Nuits de Strasbourg où la cristallisé par la fusion des cultures
romancière tente de construire une (culture populaire et mondaine). Avec
mémoire en fragments, basée sur L’Interdite, c’est le rejet de la définition
l’individualité et la relation à l’autre de l’identité par l’origine et la
(l’intermémoire). Les deux récits (Les revendication d’une appartenance
Nuits de Strasbourg et Le Fou de plurielle que traduit une esthétique aux
Shérazade) ont en commun la quête multiples codes génériques. Quant
d’une origine, dont la mémoire est auxNuits de Strasbourg, l’hybridité
morcelée. En somme, la déconstruction / constitue l’une des spécificités de
reconstruction des réalités socio- l’écriture djebarienne. Ainsi, l’auteure
culturelles que produisent des textes adopte une nouvelle lecture du « réel »,
antérieurs constitue pour L. Sebbar une laquelle est basée sur le dépassement
source de création. Ce faisant, l’auteure des binarités raciales, culturelles et
conçoit la création littéraire comme un autres.
« bricolage » : En conclusion, le métissage qui
« La deuxième caractéristique de apparait ici comme un rejet de frontières
l’œuvre, obtenue par l’opération du imposées par le centralisme, lequel
collage-bricolage, est sa non- trouve comme prétexte l’appartenance à
appartenance au domaine de la création une territorialité, est en soi une forme de
pure dans la mesure où, hétéroclite, elle transgression qui se manifeste à travers
ne se fait que par des restes de l’ouverture d’une troisième voie. Celle-
constructions / déconstructions ci échappe au déterminisme socio-
antérieures issues de fragments de culturel propre au pays d’origine. Cette
lectures récupérés au hasard des transgression, nous l’avons repérée dans
rencontres textuelles »(9). les déplacements des protagonistes au-
Ajoutons à cette remarque que
l’écriture chez Leila Sebbar s’apparente

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delà des sphères culturelles discours totalitaire sous toutes ses


« nationales », et cela dans les trois formes.
œuvres, avec en outre le refus du

Bibliographie :
1-Lyotard (J), La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979, p.7.
2-Djebar (A), Les Nuits de Strasbourg, 1997, Paris, édition Actes Sud.
3-Mokeddem (M), L’Interdite, Paris, éditions Grasset et Fasquelles, 1993.
4-Sebbar (L), Le Fou de Shérazade, Paris, Stock, 1991.
5-Laronde (M), L’écriture décentrée : la langue de l’autre dans le roman, Paris, L’Harmattan, 1996,
p.10.
6-Bhabba (H), The Location of Culture, London, Routledge, 1990, p.74.
7-Bonny (Y), Sociologie du temps présent : Modernité avancée ou postmodernité ?, Paris, Ed Armand
Colin, 2004, pp.66-67.
8-Chaulet Achour (C), Mokeddem Malika. Métissages, Edition du Tel, Blida, 2007, p. 85.
9-Raissi (R), « Shérazade du fou de Shérazade de L. Sebbar : à l’aune du réel et dumythe », in
Synergies Algérie, n° 3, 2008, p.30.
10-Marie Seurat, Les corbeaux d’Alep, Paris, Gallimard, 1989.

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