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Ecrivain, philosophe et encyclopédiste, Voltaire est sans doute le plus connu des écrivains des
Lumières. Souvent satirique, il a lutté contre le pouvoir arbitraire, les préjugés et l’intolérance
religieuse et toutes les formes d’injustice. Il s’est essayé à la tragédie, a écrit un poème sur le
désastre de Lisbonne, mais a surtout exploité les ressources de l’argumentation indirecte dans ses
contes philosophiques comme Candide, Zadig ou Micromégas. Le plus court d’entre eux est sans
doute Petite digression, aussi connu sous le titre les aveugles jugent des couleurs, et paru en 1766.
Voltaire y met en scène la communauté des aveugles de l’hôpital des Quinze-vingts, bientôt en proie
à la discorde.
Le texte suit le schéma traditionnel du conte, avec une situation initiale jusqu’à la ligne 9, où le
groupe uni vit de façon harmonieuse ; la prétention de l’un d’eux constitue l’ élément perturbateur
jusqu’à la ligne 13, auquel succèdent des péripéties jusqu’à la ligne 26 ; puis une situation finale qui
marque le retour à la concorde. Le dernier paragraphe constitue la chute et la morale.
« Ce premier dictateur » laisse entendre qu’il ne fut pas le seul, ce qui est surprenant.
La succession des actions marquant les progrès de la dictature est soulignée par l’adverbe
« d’abord » puis par « par ce moyen ». Son pouvoir absolu transparaît dans le nom « maître » qui
reprend « chef » et par les tournures absolue « toutes les aumônes » et « personne n’osa ». La
juxtaposition des deux phrases suivantes traduit cette absence de résistance.
Les verbes « décida » et croire sont inadaptés car ni l’un ni l’autre ne correspond à la perception des
couleurs, cela montre bien que l’erreur des aveugles a été de vouloir statuer au-delà de « ce qu’il
est permis d’en savoir ». Et que le dictateur impose ses opinions par décret.
La restriction « ils ne parlaient que de » pousse plus loin la naïveté des aveugles qui se révèlent fiers
d’une fausse science, comme le souligne l’adjectif « beau ». Leur erreur est soulignée par une
nouvelle intervention du narrateur dans la subordonnée de concession.
L’étendue de leur erreur est marquée par la négation absolue « pas un seul » suivi de « tout le
monde »
Là encore, la juxtaposition souligne la rapidité des faits. Le fait d’aller se plaindre au dictateur montre
que les aveugles ont renoncé à penser par eux-mêmes pour s’en remettre à lui seul ; c’est d’ailleurs
lui qui devient le sujet des propositions suivantes avec « qui » et « il » alors que les aveugles sont
rangés au rang de COD « il les reçut fort mal « et « il les traita »
La longueur de la phrase qui s’étend des lignes 20 à 22 révèle la maîtrise du discours du dictateur
avec une énumération ternaire sous forme de gradation croissante « de novateurs d’esprits forts, de
rebelles » puis deux propositions relatives. On voit que le langage est dévié par le dictateur qui
qualifie « d’opinions erronées » les capacités visuelles de ceux qui ont des yeux. Ainsi la vérité serait-
elle plus de son côté que de celui des voyants ! Avec les verbes « séduire » et « osaient douter »,
on n’est effectivement plus dans le domaine de la raison mais dans l’affectif. « leur maître », renvoyé
en toute fin de phrase prend le pas sur « ceux qui avaient des yeux », montrant le renversement
opéré par le dictateur. Le terme « infaillibilité » peut faire penser au pape, auquel on attribue cette
qualité et que Voltaire considère comme une sorte de dictateur, lui qui est déiste.
A partir de là se forment « deux partis », ce qui est déjà une remise en question du pouvoir absolu
du dictateur. Cette expression, associée à « querelle » peut évoquer l’opposition entre catholiques
et protestants qui marqua profondément le XVIII° siècle
Un nouvel épisode s’ouvre alors. « pour les apaiser », placé entre virgules, ralentit le rythme comme
pour indiquer que le jeu du dictateur est moins facile et qu’il doit prendre des précautions. Mais la
tournure « rendit un arrêt » est tout aussi dictatoriale que « décida » ; ainsi le dictateur n’a-t-il pas
changé de méthode. Appliquée à la couleur des vêtements, cette formule révèle toute son absurdité :
peut-on décréter ce qui est déjà ?
L’intervention du narrateur contredit à nouveau la décision du dictateur, elle se fait ici dans une
proposition indépendante qui marque plus encore sa moquerie.
Le schéma se répète, ce que Voltaire va souligner par des clins d’œil au lecteur avec « plus que
jamais » et « nouvelles plaintes » Le rythme s’accélère également avec une phrase nominale
introduite par « : » ; ce choix d’écriture souligne l’implacabilité des effets produits par la même
cause.
On note que « la communauté » se trouve à nouveau réunie dans son opposition au dictateur ; elle
lui fait d’ailleurs face à forces égales, ce que souligne le parallélisme « le dictateur entra en fureur,
les autres aveugles aussi. »
La rapidité de la formule « on se battit longtemps » joue sur l’ellipse ; Voltaire choisit d’accorder plus
de temps dans sa phrase à la sortie de crise et au retour à la « concorde » au moyen de la restriction
« ne … que » qui souligne les difficultés rencontrées. La tournure impersonnelle « Il fut permis »
souligne l’effacement du dictateur et les pluriels « tous les Quinze-vingts », « leur jugement » et
« leurs habits » marquent retour à la liberté et à la tolérance.
L’expression centrale de cette situation finale est bien « suspendre leur jugement », plaçant ce récit
sous le signe de la raison chère aux Lumières.
4. Le dernier paragraphe constitue une morale en deux temps. Tout d’abord elle exprime de façon
explicite la leçon du petit apologue à savoir que « les aveugles avaient eu tort de juger des couleurs »
Pour cela Voltaire fait intervenir un sourd que la précision « en lisant cette histoire » assimile au
lecteur. Cependant la dernière phrase du texte constitue une sorte de retournement, souligné par la
conjonction de coordination « mais » qui invite à penser que la leçon n’est pas si bien assimilée que
cela. En effet cette dernière phrase met en lumière un manque d’ouverture d’esprit : on trouve
« resta ferme » et la restriction « ne… que ». Voltaire joue sur du parallélisme en reprenant
l’expression « juger de ». Ainsi le sourd, perspicace dans son jugement sur les autres est-il à son
tour aveugle sur lui-même, comme on peut dire encore aujourd’hui que l’on est sourd à des
arguments. Et à travers le sourd, c’est, comme nous l’avons vu, le lecteur qui est visé. Ce
Parcours rire et savoir
retournement donne à cet apologue une tonalité pessimiste, reposant sur l’idée que chacun a bien
du mal à renoncer à ses certitudes, même les plus fausses.
Conclusion : Voltaire reprend sur un ton quelque peu désabusé des thèmes qui lui sont chers : la
conviction que les connaissances ne peuvent pas dépasser le champ de l’expérience et, de ce fait,
la critique du dogmatisme, notamment religieux, qui est à la source de l’intolérance.
Mais on peut y lire aussi une dimension politique, un plaidoyer en faveur d’un régime parlementaire
comme celui de l’Angleterre que les philosophes regardaient comme un modèle.