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Proposition de commentaire du texte de Voltaire (article « Bêtes » du Dictionnaire philosophique)

issu du parcours « Ecrire et combattre pour l’égalité »

A l’heure où nombre de nos contemporains s’interrogent sur le bien-être animal, ou sur le


bienfondé de se nourrir de ceux qui font preuve de sensibilité, force est de constater que le débat
concernant les animaux ne date pas d’hier. Les humanistes comme Montaigne au XVIe siècle, puis les
philosophes-scientifiques comme Descartes au XVIIe ou encore Voltaire au XVIIIe semblent avoir mené un
débat contradictoire au fil du temps pour répondre à cette question : l’animal est-il un être qui pense et
ressent ?
Le siècle des Lumières, attaché à l’élaboration de la Vérité pour extraire les hommes de l’obscurité dans
laquelle la religion, les superstitions les ont plongés, va s’attacher, lui aussi, à défendre les êtres sans droits.
Voltaire, figure emblématique du mouvement, va prendre position contre la théorie de l’animal-machine
de Descartes, dans l’article « Bêtes » du Dictionnaire philosophique, daté de 1764. Dans ce texte, Voltaire
va chercher à démontrer que l’animal est doté d’intelligence, de sentiments, et parfois de plus d’humanité
que l’homme lui-même…
Ainsi, il sera intéressant de se demander comment Voltaire rejette les théories cartésiennes pour
démontrer sa propre vision de l’animal. Dans un premier temps, il s’agira de voir en quoi Voltaire se fait
l’avocat des animaux ; il sera ensuite temps de montrer l’attaque que l’auteur mène contre son adversaire
Descartes.

Dans cet article « Bêtes », Voltaire mène tout d’abord un plaidoyer en faveur des animaux. Il va
ainsi démontrer leur intelligence mais aussi leur capacité à ressentir des émotions.
Afin de démontrer l’intelligence animale, Voltaire va d’abord inviter dans son argumentation
l’observation de la nature. Il convoque des animaux familiers à ses contemporains : l’« oiseau » (l.5, 6), le
« chien de chasse » (l.7), « le serin » (l.8) et le « chien » domestiqué (l.15). A l’oiseau, il associe l’isotopie
des mathématiques, en principe spécifique à l’humain : « demi-cercle » (l.5), « quart de cercle » (l.5et6),
« angle » et « cercle » (l.6), démontrant l’adaptabilité intelligente de l’animal en fonction d’un contexte
exprimé par des propositions subordonnées conjonctives circonstancielles de temps « quand il l’attache à
un mur » (l.5) ou « quand il est dans un angle » (l.6). L’usage du présent d’habitude « fait », « l’attache »,
« bâtit » (l.5) renforce cette idée. Au chien et au serin, Voltaire associe le champ lexical de l’apprentissage :
« discipliné » (l.7), « savait », « les leçons », « apprends » (l.8), « enseigner » (l.9) et « se corrige » (l.10). Il
compare deux époques, à la manière d’un « avant/après » soutenu par les jeux temporels. Le passé
composé « tu as discipliné » (l.7) ou l’imparfait « savait » (l.8), temps liés à la phase d’apprentissage,
s’opposent au présent « sait » (l.7), temps de la connaissance acquise : l’apprentissage est donc démontré.
Si l’auteur ne nie pas les efforts à entreprendre pour les apprentissages, soulignés par les compléments
« au bout de ce temps » (l.7-8) ou « un temps considérable » (l.9), Voltaire contrecarre néanmoins ainsi la
théorie de Descartes selon laquelle les animaux ne seraient capables que de reproduire bêtement des
actions, sans rien apprendre.
Dans un deuxième temps, à travers une analogie que Voltaire va bâtir entre les paragraphes trois et
quatre, l’auteur va mettre son argumentaire au service de la sensibilité animale. Dans le troisième
paragraphe, Voltaire se met en scène sous le prétexte de la perte d’un papier quelconque. C’est pour lui
l’occasion de définir les émotions qui le traversent par le champ lexical des sentiments d’abord péjoratif
« l’air affligé », « l’inquiétude » (l.12), « l’affliction » (l.14) pour devenir mélioratif quand la perte est
résolue « avec joie » (l.13), « plaisir » (l.14). A cela, Voltaire précise les différentes actions portées par les
verbes dont on perçoit aisément une accumulation « entre », « chercher » (l.12), « ouvrir », « trouver »,
« lire » (l.13). C’est dans le quatrième paragraphe que l’analogie prend forme. De la même manière que
Voltaire, le chien en quête de son maître, va passer par diverses émotions au travers des mêmes champs
lexicaux convoqués précédemment : « cris douloureux », « agité », « inquiet » (l.16) puis « aime » (l.17),
« joie », « douceur » (l.18). Là aussi, l’accumulation de verbes d’action prend place au sein de propositions
subordonnées relatives « qui a perdu […], qui l’a cherché […] (l.15), « qui entre […] », « qui descend, qui
monte, qui va […], qui trouve […], qui lui témoigne […] » (lignes 16 et 17). On peut remarquer l’usage de
vocables similaires comme « chercher » et « trouver », qui renforcent la similitude entre les deux situations
évoquées. Voltaire oblige ainsi le lecteur à constater à ses côtés la proximité entre l’homme et l’animal,
loin des théories cartésiennes.
Enfin, on peut également remarquer que Voltaire insiste sur la fidélité de l’animal par l’usage
hyperbolique des compléments circonstanciels de lieux dans l’analogie « dans tous les chemins » (l.15),
« dans la maison » (l.16) ou « de chambre en chambre », « dans son cabinet » (l.17), soulignant la ténacité
du chien dans sa quête, mais aussi par un parallélisme de construction en fin de paragraphe « par la
douceur de ses cris, par ses sauts, par ses caresses » (l.18) mettant en évidence l’affection manifestée par
le chien. Les sentiments positifs que l’animal fait passer à son maître permettent à Voltaire de mettre en
opposition cette « amitié » - comme il la désigne à la ligne 19- à la barbarie de l’homme. L’intensif dans le
groupe adverbial « si prodigieusement » (l.19) montre l’admiration que Voltaire a pour l’animal et fait de
l’auteur un remarquable avocat de la gent qu’il défend.
Nous l’avons vu, Descartes construit un remarquable plaidoyer en faveur de l’animal, convoquant
l’observation de la nature qui traduit l’adaptabilité de l’oiseau ou la capacité cognitive des animaux. Il
propose également une analogie pour démontrer la similitude de comportement entre l’homme et
l’animal. Mais au-delà de ce plaidoyer, on peut lire texte est fortement modalisé, véritable réquisitoire
pour mieux accuser ses opposants, et les obliger à changer d’avis.
Dans cet article « Bêtes », Voltaire mène effectivement un réquisitoire contre Descartes et ses
descendants.
Tout d’abord, sans identifier tout de suite son interlocuteur par un infinitif passé « avoir dit » (l.2),
Voltaire ne trompe personne à l’époque : tout le monde sait qu’il s’adresse, comme c’est plus directement
le cas à la ligne 19 par l’apostrophe péjorative « machiniste », au philosophe du XVIIe siècle, célèbre pour
sa théorie de l’animal-machine que l’on retrouve par l’emploi des mots « machines » (l.1) ou « ressorts »
(l.20). Le texte contient de nombreux pronoms de deuxième personne « tu », et prend la forme d’un
dialogue à travers les siècles, puisque Voltaire se met en scène par la première personne « je », « me »,
« moi ».
De plus, dès le début du texte, Voltaire manifeste sa colère. On peut relever les groupes nominaux
exclamatifs « quelle pitié, quelle pauvreté » (l.1) dont les deux noms communs marquent le dédain de
Voltaire pour la pensée indigne de Descartes. Il s’agit d’un argument ad hominem, qui discrédite le
philosophe du XVIIe siècle. Dans ce premier paragraphe, Voltaire reprend rapidement la théorie qu’il va
pourfendre dans une proposition subordonnée complétive, dont le sujet central, « les bêtes » (l.1), va être
qualifié par une métaphore « des machines privées de connaissance et de sentiment » (l.2 et 3) et des
propositions subordonnées relatives explicatives « qui font toujours leurs opérations de la même
manière » (l.3) et « qui n’apprennent rien, ne perfectionnent rien, etc. ». Il domine ici une intention
péjorative qui permettait à Descartes de dévaloriser les bêtes, traduite par une réification des animaux
devenus « machines » (l.2), par l’usage d’une négation lexicale « privées de » ou de négations syntaxiques
partielles « n’apprennent rien, ne perfectionnent rien ». Le paragraphe se termine par une locution
adverbiale latine « etc. » : Voltaire trahit son indignation et son impatience devant tant de bêtises en
s’interdisant de reprendre l’ensemble des arguments de son opposant, les jugeant indignes même
d’apparaître dans son article. L’exclamation finale exprime avec force l’opposition de Voltaire à Descartes.
Enfin, le registre polémique couvre largement le texte où Voltaire se fait un violent accusateur de
Descartes et de ceux qui partagent son opinion. En effet, on peut voir qu’il met la rhétorique au service de
son dédain : la multiplicité des interrogatives à valeur de confirmation comme « cet oiseau fait-il tout de la
même façon » (l.6-7) ou « a-t-il des nerfs pour être impassible ? » (l.23) montre combien l’auteur cherche à
convaincre son interlocuteur. De la même manière, l’usage de l’analogie utile à la manifestation des
sentiments de l’animal est au cœur de la démonstration. Elle est encadrée par un polyptote « tu juges »
(l.11 et 13) et « le […] jugement » (l.15), notion que Voltaire cherche précisément à infléchir. Les présents
de l’impératif « Porte donc » (l.15), « Réponds-moi » (l.21) et « Ne suppose point » (l.23) martèlent le
discours, interpellent Descartes ou plutôt ses disciples (puisque le philosophe est mort depuis
longtemps !), tout comme l’apostrophe « machiniste » (l.22). La description finale de l’atelier de dissection
est l’acmé de la démonstration : Voltaire y dépeint des actes de barbarie à travers un champ lexical de la
violence « saisissent » (l.19), « clouent […] dissèquent » (l.20). Le groupe nominal « des barbares » (l.19)
mis en position de sujet des verbes, attaque violemment les opposants de Voltaire. Les compléments
circonstanciels de but « pour te montrer les veines mésaraïque » l.20, « afin qu’il ne sente pas » (l.22),
« pour être impassible » (l.23) opposent la volonté pseudo scientifique des partisans de Descartes à la
recherche de la vérité de Voltaire : la Nature a donc créé des êtres similaires aux humains comme le
souligne la comparaison « tous les mêmes organes », des êtres sensibles puisqu’ils possèdent eux aussi
non les « ressorts » (l.22) d’une machine mais « des nerfs » (l.23). Voltaire clôt son article par une phrase
injonctive sans appel : « Ne suppose point cette impertinente contradiction dans la nature » (l.23-24) :
l’usage du verbe « suppose » s’oppose, par son sens, à la démonstration scientifique ; la négation totale qui
encadre le verbe insiste sur la recherche de la vérité ; l’adjectif « impertinente » souligne une dernière fois
la bêtise qui avait ouvert le texte par les substantifs péjoratifs « pitié et « pauvreté ». La boucle est ainsi
bouclée : Voltaire a démontré l’ineptie de la théorie cartésienne et convaincu son lecteur des qualités
animales.

Il s’agissait ici de démontrer comment Voltaire a rejeté les théories cartésiennes pour affirmer sa
propre vision de l’animal. S’il se révèle un remarquable avocat pour démontrer les capacités cognitives de
l’animal et les sentiments qui peuvent le traverser, il est aussi un impitoyable accusateur de ses opposants,
qu’il fait passer, au sein d’un réquisitoire implacable pour des idiots, dénués du sens de l’observation et
d’un esprit réellement scientifique, au point de les placer en infériorité face aux animaux parfois plus
capables que l’homme de faire preuve…d’humanité.
Ce texte s’intègre parfaitement dans le parcours intitulé « écrire et combattre pour l’égalité », ce
qui fait du contemporain d’Olympe de Gouges un allié vers la vérité. Si Gouges s’est battue pour les
femmes, les hommes de couleur, les enfants illégitimes, il semble tout à fait possible qu’elle ait applaudi le
texte de Voltaire, avant qu’elle ne rédige elle-même un texte particulièrement sensible à l’idée de l’égalité
entre les êtres vivants.

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