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« Cheminements et carrefours » par Rachel Bespaloff


Author(s): Jean Wahl
Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 129, No. 1/2 (JANV.-FÉVR.
1940), pp. 86-104
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/41084524
Accessed: 09-01-2020 17:15 UTC

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c Cheminements et carrefours ,
par Rachel Bespaloff 1

Mme BespalolT s'est placée devant l'œuvre de quelques auteurs


contemporains comme devant <<un trésor d'incertitudes qui rendent
à la vie un sens inépuisable». Et c'est ainsi qu'elle est amenée à les
voir comme des questions qui lui sont posées, comme des sphinx
placés sur sa route, et qui paradoxalement lui donnent du courage
pour la poursuivre : car elle puise dans ses propres réponses I' « assu-
rance que la sensibilité n'a pas fini de nous surprendre ni la cons-
cience de se former » (p. v). Aussi ce livre qui se présente d'abord
comme un recueil d'articles est en même temps l'histoire d'une
pensée : « La conscience y dépouille les peaux mortes des vieux
concepts, se crée de nouveaux organes ; transformée, elle essaie ses
vigueurs et ses astuces » (p. v). Suivons donc l'itinéraire de cet
esprit, qui se nourrit d'œuvres elles-mêmes nourries d'un conflit,
d'œuvres qui trouvent leurs ressources dans les obstacles qui
s'opposent à elles. Suivons sa lutte avec ces auteurs en lutte avec
eux-mêmes (p. vm).
Mme BespalolT s'est fait d'abord connaitre du monde philoso-
phique par de très belles pages sur la philosophie de Heidegger. Ici
elle prononce rarement ce nom. Mais la première étude qui donne
au volume son premier plan, que nous décrit-elle au fond sous le
nom de l'univers de Julien Green, sinon l'univers de Heidegger 'l
Et c'est un fait que dans le roman français contemporain, dans celui
de Green comme dans celui de Céline, nous trouvons l'équivalent
du monde heideggerien, dont Sartre vient de nous donner un équi-
valent plus conscient. Et en e!Tet, ce que Mme BespalolT nous fait
apercevoir dans l'œuvre de Green, c'est l'existence quotidienne,
c'est l'homme accablé, l'existence aux abois, le délaissement. Uni-

1. Vrin, 1938.

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vers, dit-elle, de la privation essentielle et du manque. Nous y


sommes dominés par une angoisse qui nous y livre fascinés à la peur.
Et au fond de celle angoisse, elle-même, ce que nous trouvons, c'est
la triple idée de la fuite du temps, de sa finitude, et finalement du
néant (p. 1, 2, 3, 4, 7).
L'œuvre d'un Malraux se distingue de celle d'un Green par la
volonté de résistance qui est au fond de son auteur. Il tente d'échap-
per à la condition humaine, tout en prenant profondément cons-
cience de cette condition.
Le monde de Malraux est le même que celui des personnages
de Dosteïevski et, toute proportion gardée, que celui de Green,
le monde du Dieu mort. Mais chez lui le possédé va se transformer en
conquérant, puis en militant (p. 42, 43 et note sur !'Espoir). A vrai
dire, Malraux essaie plusieurs issues : d'abord celle sur laquelle
semble s'ouvrir « l'immanence du regret, le retour à l'étroit empire
du mythe intérieur, dans la chaude cohésion des sensations >1, C'est
la voie de l'érotisme, de l' « ébranlement bref et vertigineux que
provoque la sensation apprivois_ée, exaspérée », par laquelle l'être
cherche à rejoindre cet autre dont il sait pourtant qu'il lui est
imperméable. Mais l'érotisme, en tant que séparé de l'amour, est
voué à l'échec : « On ne possède, dit Malraux, que ce qu'on aime. »
L'individu séparé ne connaîtra pas de salut. D'ailleurs l'érotisme
n'est-il pas tourné « vers la profonde nuit du passé >l (p. 29, 30) ?
C'est donc vers une autre solution que Malraux va s'orienter.
Ce salut, et en même temps cette connaissance de soi-même et de
l'autre, qu'il cherchait dans l'érotisme, il va les chercher dans le
courage. Au lieu que l'esprit se perde dans la chair, il va la dominer
(p. 30). Au lieu d'aller vers le passé, il se dirige vers l'avenir (p. 31 ).
Ce n'est pas à dire d'ailleurs que l'érotisme soit sans communication
avec le courage, soit absent de lui. Car au fond du courage, tel
qu'il le conçoit, n'y aura-t-il pas une « épaisse extase vers le bas »,
une • forte aspiration vers la fin, considérée comme la consommation
orgiaque de toute durée périssable 11 (p. 35) ?
Au fond du courage de Malraux, nous retrouvons ce néant dont
Green nous avait montré la présence (p. 23). Mais il est essentielle-
ment affirmation. 1t Celui qui se sent séparé » doit exiger de lui le
courage, et pour prendre possession de lui-même, s'exposer au
hasard. De là l'idée d'aventure. De là aussi chez Malraux, la signi-

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ficalion mélaph'ysique de la torture, la question physique devenant


question métaphysique, l'écartèlement de l'âme qui dans un
paroxysme ambivalent d'acceptation el de révolte choisit le martyre.
L'âme est ici témoin d'elle-même, éaulo-marlyre (p. 21, 24).
El l\lme BespalofT, dégageant ce qu'il y a dans Malraux de
spécifiquement nietzschéen, montre cet ample clavier qui va de l'état
d'insurrection à l'étal de recueillement, du refus à l'adhésion; et.
n'est-ce pas là la réponse que Malraux donne, comme Nietzsche,
à la question qui est fondamentale pour lui comme pour son seul
matlre authentique: Qu'est-ce qui est noble (p. 26, 61)?
Or, el. c'est ici que la pensée de Malraux va s'infléchir vers le
social, n'y a-t-il pas un moyen pour joindre son aventure personnelle
à l'aventure collective (p. 39) ? Surtout si celte aventure collective,
c'est la rP.volution, el que, derrière celte aventure, on retrouve • la
revanche de la grande nuit primitive, du chaos premier, le jugement.
de la colère, la révoll e à l'élut pur 11 (p. 3(i) ?
Mais c'est ici aussi que Malraux va prendre conscience de son
échec. Que la pensée aille vers le passé par l'érotisme ou vers l'avenir
par la révolution, elle échoue. 11 Le conducteur hautain, dit Mme Bes-
palofT, reste distinct, distant de l'ét.ernel troupeau : rien n'entame sa
solilude au sein des masses qu'il mène à l'assaut.. Il ne peul adhérer à
aucune forme sociale ; il sait que l'exigence d'une vérité incondi-
tionnée ne saurait s'accommoder d'une tentative de libération
partielle, qu'il n'y aura jamais que déplacement de la contrainte
et de la nécessité li (p. 31, 32, 31i, 39).
Ainsi • au terme de l'expérience collective comme au terme de
l'expérience solitaire surgit l'amère vision de l'éternel retour• (note
sur l'Espoir) 1 • Mais ceci nous fait voir quelle exaltante pensée peut.
en surgir pour un nietzschéen. Il ne sera pas déçu, car • celui qui
pour supprimer sa propre tragédie compte sur la révolution, pense
de travers li. Bien plus, de celte contemplation de la vérité surgira
une exaltation (p. 34).
Ce n'est pas tout ; au cours de celte traversée de l'expérience,
Malraux n'aura-t-il pas vu se former trois trésors humains : la
virile tendresse, qui permet au sein même des ténèbres, une commu-
nion - et qui lui restitue le sens mythique et religieux de la parti-

l. -Nouwlla LeUra, n• 2, aoOt 1938.

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J. WAHL. - • CHEMINEMENTS ET CARREFOURS.• 89

cipation - l'humain, solitude de combat et amitié de combat


(p. 47, 51, 52, 54) ; en deuxième lieu la pensée qui s'aiguise (p. 52) et
en troisième lieu l'œuvre qui se mtîrit; car si le héros de Malraux se
dilapide, Malraux se préserve, s'écarte imperceptiblement de sa
destinée (p. 47).
Enfin dans l'érotisme comme dans le. courage, s'il ne prend pos-
session de rien d'extérieur, du moins prend-il possession de lui-
même, et la valeur de l'œuvre à laquelle il se consacre ne rejaillit-elle
pas sur la foi qui lui a donné naissance ? (Note sur !'Espoir.)
Mais la croyance en la révolution, dit Mme BespalofT, ne peut
satisfaire complètement. Je ne pense pas que l'on puisse dire comme
Mme BespalofT que du côté de la république espagnole se voit une
volonté de domination analogue à celle de ses adversaires ; et que
IJ8Ulela sensibilité peut décider entre les parties. Il n'en est pas moins
vrai que le combattant de la révolution se voit forcé de renoncer à
la partie de lui-même pour laquelle il v_eut combattre, et que à côté
des valeurs de révolution el de destruction, il faut faire place, comme
elle le dit, à la patience profonde, à la continuité vivante, à la vie
sourde des choses el des êtres (note sur !'Espoir).
On voit aussi que la pensée et l'œuvre mettent en péril la ten-
dresse, et que Malraux risque sans cesse de se sentir séparé de ceux
avec lesquels il veut être uni (p. 47).
On s'aperçoit d'autre part que cette tendresse, c'est peut-être une
intrusion de l'éthique : « Il s'agit de parer certaines valeurs, en
l'occurence la fraternité, la fidélilé, d'une séduction affective propre
à leur assurer la prééminence sur celles qui gênent l'action. » (Note
aur l'Espoir.)
Enfin cet amor fali, n'est-ce pas l'expression de la passion de la
fatalité plus que de la passion de la liberté, dont il n'est, comme
Mme BespalotT nous le dit d'une façon saisissante, que le reflux,
la puissante retombée (p. 45)?
Ainsi nous serons amenés, pour mieux nous rendre compte de
la valeur de Malraux, à examiner la critique de l'éthique telle qu'elle a
été instituée par Nietzsche et Chestov el à la critique finalement de
Nietzsche lui-même, en tant qu'il aboutit à une apothéose du
destin.
Du moins nous pouvons nous rendre compte qtw nous a\'ons
dépassé le monde fermé de Green et de Heidegger, et que « à tout

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90 REVUE PHILOSOPHIQUE

moment le vent du large, tonique et salubre, pénètre avec violence


dans ces espaces fermés» (p. 55).
Mais avant d'examiner la pensée de Chestov, de Kierkegaard,
de Nietzsche, Mme Bespaloff s'arrête à celle de Gabriel Marcel, où
elle reconnait un caractère exceptionnel d'authenticité et de cou-
rage (p. 72, 100). Ce n'est pas d'ailleurs qu'elle lui épargne les objec-
tions, et sur deux points au moins, je serais tenté de défendre
G. Marcel. S'il critique l'idée de vérité comme limite abstraite
(p. 79), s'il tend à écarter le problème de la liberté (p. 89), c'est que
sans doute il a le sentiment que - pour des raisons d'ailleurs dif-
férentes - ces deux idées de vérité et de liberté que les philosophies
se passent éternellement les unes aux autres, créant ainsi le fantôme
d'une philosophie éternelle, ont besoin d'être critiquées ; et je lui
reprocherais plutôt de ne pas les avoir examinées de plus près que
d'avoir fait devant elles certaines réserves.
En revanche, ce que Mme Bespaloff a très bien vu, c'est comment
chez Marcel l'élan de.la pensée est limité et par une certaine concep-
tion professorale de la philosophie qui étonne chez lui (mais qui ne
se fait jour heureusement que de loin en loin), et par une conception
de l'éthique, et par une conception de la croyance. Non d'ailleurs
sans que l'on sente en face de ces limites acceptées trop facilement
de sourdes et parfois violentes révoltes, au sein de sa pensée elle-
même (p. 91).
Mme Bespaloff décrit admirablement ce conflit, « la terreur
qu'exerce la philosophie sur l'individu qu'est le philosophe, tiraillé
entre son exigence essentielle et les nécessités d'un art (d'un savoir)
qui comporte sa technique, son langage, ses conventions et ses
lois ». G. Marcel reste le spécialiste, l'homme de métier. 11 Le chemin
où il s'avance, dit-elle, est déjà nivelé de temps immémorial par le
passage de la pensée. » Ainsi se refuse-t-il à « une aventureuse
révision des données premières de la philosophie ». Ce philosophe de
l'immédiat s'arrête, dit-elle (peut-être un peu sévèrement et injus-
tement, au moins en apparence) à une médiation entre l'existence
et l'objectivité (p. 62). De là un glissement dans le général, une
subtile falsification, une identification de l'être absolu de la foi aux
valeurs d'essence universelle qui fondent l'unité et la permanence de
notre réalité (p. 77, 78, 81, 90, 91).
Et aussi aux valeurs qui fondent la morale : car c'est là le second

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l. WAHL. - • CHEMINEMENTS ET CARREFOURS • 91

point qu'il convient de mettre en lumière ; et c'est ici particulière-


ment qu'avoir été à l'école de Chestov augmente la lucidité et
l'acuité du regard de Mme Bespalofî. Elle se demande si l'absolu qui
ébranle notre hiérarchie spirituelle se laisse convertir en souverain
bien, sans qu'inévitablement se dissipe l'authentique présence de
l'être. Elle voit Marcel s'engager dans une interprétation éthique du
réel qui dénature l'expérience originelle de la valeur absolue de
l'être.
• L'éthique se loge au cœur de la philosophie de G. Marcel. »
Il confond la pureté du vouloir avec l'héroïsme de l'humilité (p. 77,
84, 85, 96). Habile à dépister les manœuvres de ce Dieu-serpent qui
inventa pour interdire son accès l'arbre du bien et du mal, elle voit
dans l'humilité prêchée par Marcel comme dans la fraternité prêchée
par Malraux, une de ses ruses les plus efficaces.
Pour se sauver de cette contradiction et s'évader du conformisme
d'école, il se trouve qu'un recours a été offert à Gabriel Marcel : sa
foi. Sa conversion ne fut-elle pas, se demande Mme Bespaloff, un
bond hors de la philosophie pour sauvegarder l'indépendance de sa
philosophie (p. 78) ?
Mais ici surgit un nouvel écueil : celte foi, cette « enveloppante
assurance » grâce à laquelle, d'après Mme Bespalofî, le discours de
Marcel se fait plus flexible et plus persuasif (p. 81, 82) est moins le
résultat d'un acte de courage que d'un acte de recueillement craintif
au sein d'une paternité religieuse. N'y a-t-il pas eu ici« une profonde
co,nplicité de la pensée et du désir »? Marcel n'a-t-il pas mis tout en
œuvre pour exorciser sa propre vision (p. 84, 86) ?
Et quel en est le résultat ? C'est que la pensée braquée sur le
mystère est une pensée qui a fini de soufîrir et de juger. Mme Bes-
paloff décrit admirablement cette pensée dans son étonnement.
reconnaissant. « Elle vient de s'arracher à l'horreur et s'étonne
infiniment. » « Elle est immunisée contre ses propres poisons. » Elle
est désormais « à l'abri des morsures de la vie ». Elle se meut, devant
les horizons mélodieux, secrets et transparents dans cet instant éter-
nel où il n'y a plus de trop tard, de rupture entre le maintenant et
le jamais, dans cette profondeur si différente de la profondeur d'un
Nietzsche. • Elle a quitté la région des durs problèmes, des combats
épuisants. • Elle a trouvé son refuge (p. 92).
Mais comment G. Marcel a-t-il justifié cette foi ? Par une critique

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de l'intelligence, qui a les plus grands mérites philosophiques, mais


dont on peut se demander avec Mme Bespaloff si ces permissions
qu'elle accorde à la pensée ne suppriment pas l'inconfort du risque
qu'entretient la menace du subjectivisme, n'affaiblissent la pensée
plus qu'elles ne la délient. « La phénoménologie de la foi, dit-elle
encore, va peut-être ici à l'encontre de ses propres inventions et
manifeste dans sa démarche initiale la profonde incompatibilité
de ses moyens et de son but. » Et tout cela en vain : car cette II phéno-
ménologie parvient à désarmer la pensée, non à forcer son adhésion ••
Et dès lors, nous voici amenés à nous demander si toute cette
foi n'est pas en réalité un désir de foi, et à nous souvenir de la parole
de Nietzsche : Le désir d'une forte foi n'est pas encore la preuve
d'une foi forte ; bien plutôt, le contraire (p. 99).
Ainsi nous voyons ceux que Mme Bespaloff oppose à Marcel :
Ils s'appellent Chestov et Nietzsche. Chestov n'a pas reculé comme
Marcel, nous dit-elle ; il n'a pas pensé comme lui que le salut ne
puisse résider que dans la contemplation, et quand elle prononce
le nom de Rimbaud, c'est encore à l'interprétation de Rimbaud
dans l'école de Chestov qu'elle pense. « Rimbaud ne s'interroge pas
sur la nature de la liberté, il l'exige » (p. 89, 92). Et d'autre part,
Nietzsche, par son acceptation de la force et du hasard, en un mot
de la vie, a su critiquer ces valeurs ontologiques auxquelles la
pensée de Marcel reste suspendue. « C'est à cette critique de l'onto-
logie chez Nietzsche que se heurte et se heurtera toujours la pensée
de G. Marcel. Cette idée d'une permanence ontologique, indépen-
dante de la vie, Nietzsche y voit la suprême démission de l'homme
devant le réel » (p. 94, 95).
Nous sommes donc ramenés devant Marcel comme devant Mal-
raux à l'étude de ces deux mattres ; et je crois que je pourrai montrer
que si de Chestov elle retient en l'aiguisant, en la rendant plus
exl rême encore, la critique de l'éthique, elle ne s'arrêtera pas à lui,
mais s'arrêtera devant Nietzsche, comme devànt le véritable initia-
teur de la philosophie ùe l'avenir.
Quoi qu'il en soit, nous savons désormais qu'il n'est pas toujours
bon de guérir ou de se croire guéri : « Que le métaphysicien reste
semLlablc au malade qui cherche sa position. Ne lui souhaitons pas
de guérir » (p. 100).
Mais ayons confiance en la pensée de G. Marcel. Il n'est pas dit

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I. WAHL, - • CHEMINEMENTS ET CARREFOURS • 93

qu'il ne rejettera pas encore une fois les solutions consolatrices


(p. 99), et sachons préserver les résultats de sa réflexion, destructrice
et créatrice à la fois, sur l'ordre du toi et du moi, sur l'âme et le
corps, et ce qui dans sa philosophie peut fonder un lyrisme de la
pensée et un matérialisme subjectif.
S'il est vrai que les deux influences prépondérantes dans quel-
ques-uns au moins des secteurs les plus avancés de la philosophie
contemporaine, ce soient celles de Kierkegaard et de Nietzsche, et
s'il est vrai aussi que la pensée de Chestov, tout à fait indépendante
dans les origines de celle de Kierkegaard, soit néanmoins profondé-
ment_ parente de celle-ci, il était naturel qu'avant d'aborder le
dialogue avec Chestov, et d'établir une confrontation entre Nietzsche
et Kierkegaard, Mme Bespaloff s'attardât à l'étude de la pensée de
l{ierkegaard.
Je ne suivrai pas ici les détails de son livre. Je retiendrai surtout
qu'elle met l'accent sur l'ambiguïté kierkegaardienne « entre la
poésie et la foi », sur son impuissance et· sa défaite, sur la lutte en lui
de l'externe et de l'interne, que son Kierkegaard est un Kierkegaard
qui invoque Dieu sans foi, tout àu bord du néant, mais qui par ins-
tants tout au moins tranche le dilemme où l'enfermait sa pensée
• vivre sans foi et n'exister pas, ou vivre en croyant et mourir à
l'existence• (p. 134, 135, 157, 181, 187).
Elle reconnaît un grand mérite à Kierkegaard par rapport à
Nietzsche : il s'est placé face à l'homme ; il n'a pas substitué un être
fictif à l'homme tel qu'il est (p. 125). Mais peut-être tend-elle à
diminuer la parenté profonde, paradoxale, entre l'individualisme
de Kierkegaard et l'individualisme de Nietzsche, et entrl' leur
immoralisme (p. 168, 169).
Ce que je reprocherais surtout à son interprétation de Kinke-
gaard, c'est qu'elle me paratt rester trop sous la dépendance de
celle de Chestov. Elle s'est laissé persuader qu<' Kierkegaard a
installé, sous le nom dt> Dieu, l'immutabilitP, la géni\ralilé et le
néant au sommet de sa pensée (p. 142L Et elle esl amenée par là à
interpréter trop littéralement, il me semble, certaines allirmationt!
de Kierkegaard comme : l'élément rt•ligieux est l'humain en géné-
ral (p. 179). Ou bien encore : la raison remporte gain de euu~e en ce
que dans ce monde de mii;ère ... Car l'humain PH général a cesst:·
ici d'avoir un ::-t>nshégélien, et le triomphe cll' ln rni,-on ,fans ce

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94 REVUE PHILOSOPHIQUE

monde de misère n'est qu'un triomphe sur un théâtre d'opérations


secondaires (p. 153). Elle est amenée aussi à critiquer l'acceptation
kierkegaardienne en invoquant cette parole bien chestovienne :
u Tolérer que ce qui doit être soit, avilit» (p. 156). Et généralisant sa
condamnation de Kierkegaard, en prononçant aussi la condamnation
de Nietzsche et de Tolsto~, elle nous dit : « La loi sous laquelle TQlstoi
voulait courber l'univers n'a plus rien du Dieu que Levine avait
invoqué un jour d'orage. La vie dionysiaque qu'exalte Nietzsche a
perdu cette impalpable éternité qui le submergea un jour d'été. Le
Kierkegaard du Kirchenslurm, le Nietzsche d'Ecce Homo, archers
ivres de polémique, cèdent à un incoercible désir de vengeance •
(p. 143). Peut-être, en efTet, le ressentiment est-il pour Nietzsche,
comme le dit Mme BespalofT, la plus grande tentation, et y a-t-il
chez Nietzsche, même chez Tolstoï, chez Kierkegaard, un instinct
de vengeance (p. 180). Mais est-ce là chez eux brusque révolution,
ou n'est-ce pas plutôt cet accent prophétique auquel d'ordinaire
Mme BeFpalofT ne reste pas insensible ? N'est-ce pas là chez eux
l'apparition, nullement méprisable, d'un élément judéo-chrétien,
qui fait précisément une partie, une grande partie de leur valeur 'l
Et y a-t-il là trahison de !'Unique (p. 181)1 ?
Ainsi nous nous retrouvons toujours devant ce problème :
Chestov ou Nietzsche ? Et déjà une page nous fait pressentir de
quelle façon il sera résolu : par la conJamnation de Chestov.
Mme BespalofT nous dit (p. 15G) : « Comme Dostoweïski, comme
Baudelaire, comme tout être congénitalement noble, Kierkegaard
se refuse à la révolte parce qu'il refuse de se laisser entrainer sur
le terrain de l'ennemi. Se révolter contre la mort, c'est en reconnaitre
le règne ; se rebeller contre la nécessité, c'est entrer dans son jeu.
Serve du ressentiment, la révolte gronde à la surface de l'être, dans
le fini, dans l'immédiat le plus court. »
Mme BespaloIT sera amenée, il me semble, à comprendre la
révolte concrète d'un Kierkegaard, d'un Tolstoï, d'un Nietzsche,
et à blâmer la révolte abstraite d'un Chestov.
Tout le livre amène donc à ce démêlé avec Chestov dont Niet.z-

1. Oui, peut-être, en un sens. Car ils enfreignent Je ,, Tu ne Jugeras pas • et


le • Tu ne prècheras pas •, qui sont sans doute les deux seuls mots d'ordre qu'ils
peuvent donner et recevoir.

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I. WAHL. - • CHEMINEMENTS ET CARREFOURS • 96

ache et TolstoI sortiront grandis, comme derrière un pic que l'on


croyait suprême, on en découvre soudain d'autres, décidément plus
hauts.
• Que nous veut Chestov, que nous demande-t-il avec cette
insistance, cette sourde véhémence qui donnent tant de force à son
réquisitoire (p. 189) • ? Que nous crie cette voix qui se proclame
dans le désert? Mais d'abord il faut bien dire avec quelle sympathie,
avec quelle complicité préalable nous l'écoutons. • Ne trouve-t-il
pas en nous-mêmes une intelligence, ce je ne sais quoi de dément,
d'éternellement insoumis qui ne veut pas s'accommoder à l'ordre des
choses, d'essentiellement résistant?» Mme Bespaloff a eu le sentiment
que cette pensée butée, fermée, nous délivre, - nous délivre par le
soupçon qu'elle nourrit, et le dépaysement qu'elle favorise (p. 190,
240, 241).
En ce sens, nous pouvons bien le placer à côté de Nietzsche,
parmi les maitres de liberté. « Chestov et Ntetzsche poursuivent le
même but : soulever cette pierre roulée sur le sépulcre de l'Homme-
Dieu; et quand l'un proclame la nécessité comme innocence, et
l'autre la nécessité comme péché, ils veulent la même chose : échap-
per par un coup de force à tout le présent, à tout le passé 11 (p. 218,
221).
Mais dès maintenant, nous pouvons faire une observation : dans
sa lutte contre les évidences, Chestov a eu en Nietzsche plus qu'un
précurseur : un maitre, plus grand que celui qui est venu après.
• Dans le terrible dégel que produit la pensée nietzschéenne, tout
craque et tout se fend. • • Une hypothèse irréfutable, dit Nietzsche.
est-ce une raison pour qu'elle soit vraie ? 11 (p. 190, 208.)
Mais il y a a entre eux, même quand il s'agit de cette critique dt>
la vérité, bien des différences. Nietzsche sait qu'il est trop simple de
condamner la raison, parce que l'on condamne la raison de Socrate;
il ne dit pas non à toute forme d'intelligibilité. D'abord, il a vu la
connaissance à la fois comme volonté de mort et comme instrument
de vie. Il a compris que l'intellect est une force inventive capable de
plier la réalité aux exigences de l'espèce humaine, et l}U' « il aug-
mente la vie en lui imprimant une vitesse et un élan inouïs, fût-ce
pour la précipiter au néant ». Inextricablement vie et mort sont liés.
Ariane sauve, puis perd Thésée. Qu'importe, puisqu'ainsi la connais-
1811Ce est hérolsme (p. 196, 197, 203, 204, 211, 213, 216).

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96 REVUE PHILOSOPHIQUE

Ce n'est pas tout : si la connaissance est ainsi vue par Nietzache


profondément dans ses doubles suites, elle est saisie aussi dans sa
double nature, en tant qu'elle est connaissance et non-connaissance.
Et cela, Mme BespalofT le marque d'une façon également profonde.
La connaissance est « conçue comme plus que connaissance ; elle
est étreinte du cosmos par l'individu avec toute sa soif : conscience,
corps et vie tout entiers ». « Sous le concept de connaissance se cache
un ensemble de phénomènes de caractère aussi complexe, ambigu et
c.:ontradictoire que celui de l'existence elle-même. » Qu'on l'appelle
inconnu, ou soudainement reconnu, le réel ne devient jamais objet de
pensée, et pourtant il est - d'une façon inconnue ou soudainement
reconnue - étreint par la connaissance (p. 190, 197).
Cette connaissance aux suites doubles, à la double nature, cette
connaissance Janus, à la fois Gorgone et Pygmalion, il faudra la
voir dans son antinomie essentielle. « Nietzsche ne sépare pas le vrai
du non-vrai, le mort du vivant, la volonté du connattre de la volonté
il'illusion » (p. 211 ).
Tandit1 que Chestov croit que la vérité peut être possédée,
Nietzsche pense qu'elle peut être créée « dans les limites imposées
par l'inévitabilité de l'erreur » (p. 211 ).
Et il veut à la fois le monde des apparences, avec l'indispensable
cécité, et le regard de lynx jeté sur ce monde (p. 211, 215).
Non seulement il faudra voir cette connaissance dans sa double
uature, mais il faudra la vouloir. Au négativisme de Chestov (du
moins par rapport à l'intelligence) s'oppose le positivisme de Nietz-
:<che. << Plutôt la destruction de l'humanité que l'abandon de la
connaissance. Nous ne voulons pas du valde bonum d'avant le
péché 1 » (p. 198).
Chestov rejette à la fois le monde intelligible, immuable, sans
souffrance de l'être en soi, et le monde déchiré, faux, chaotique de
l'existence. Il les dit solidaires l'un de l'autre. Nietzsche, au contraire,
ne détruit l'un que pour retrouver l'autre (p. 205).
Nietzsche a vu profondément qu'à la question : que vaut la
vie ? « il n'est pa;t possible de répondre. Car le problème déborde

1. Pourtant, Mme Bespaloff écrit auBSI: • Au plus profond de noue-mêmes,


l'être voué aux supplices reconnait profon~ment pour sienne cette exigence de
non-savoir • ; et elle décrit cette aspiration ·à un non-savoir absolu, eomme à un
éveil (p. 192).

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J. WAHL. - • CHEMINEMENTS ET CARREFOURS • 97

l'être qui le pose, et n'est jamais résolu que partiellement et partia-


lement. Et cependant l'individu, continue Mme Bespaloff, ne peut
pas se dispenser de juger la vie ou de subir son jugement». Mais quoi,
si le monde lui déplait, son dégotlt du monde ne lui déplaira-t-il pas
encore davantage ? Il ne « doit pas prendre sa déception comme cri-
tère d'un jugement sur la vie». Or, cela, c'est précisément ce que
fait Chestov (p. 233).
C'est que le but de Nietzsche n'est pas le bonheur, tandis qu'il
est - il faut bien le dire - celui de Chestov. Nietzsche nous dit
que« s'il est une foi qui donne la béatitude, eh bien! il en.est une aussi
qui ne la donne pas» et il n'opte pas pour celle qui la donne. Car il
sait iqu' • abolir la souffrance, ce serait abolir la source de la vie ».
Au fond, le problème de Chestov, nous dit Mme Bespaloff, ne se pose
pas entre la raison et la foi, mais entre la foi et la vie. Chestov refuse
la vie. Or pour Nietzsche, «toute promesse de délivrance qui dépouille
le présent de son caractère ambigu, inconsistant, décevant, qui
l'allège de son poids de souffrance, lui semble impie par rapport à
l'univers» (p. 198, 201, 205, 217, 231).
Nous avons donc pris conscience, par cette confrontation entre
Chestov et Nietzsche au sujet de la vérité et de la connaissance, de la
riche complexité de l'attitude nietzschéenne et de son caractère
affirmatif qui lui fait accepter même les souffrances. • Ce qui effraie
Chestov, n'arrête pas Nietzsche 11 (p. 196).
Mais acceptons un moment le problème dans les termes où
Chestov l'a posé. Quelle solution va-t-il nous apporter? La voici,
telle que la transcrit Mme Bespaloff. • Lorsque nous sommes affron-
tés à l'intolérable, traqués jusqu'à la mort au-delà des forces
humaines, le cri primitif de faiblesse et de peur qui nous échappe
a-t-il un rapport quelconque avec le vrai ? » Et sans doute Chestov
protestera-t-il contre l'introduction de cette idée de vrai. Il n'en
reste pas moins qu'à notre cri de détresse, nous n'attendons pas de
réponse, soit qu'il n'y ait pas de réponse, soit, veut bien ajouter
Mme Bespaloff, que nous soyons incapables de l'entendre. Notre
détresse exige l'Éden; mais elle n'y croit pas (p. 191, 204).
Chestov y croit-il? u De la rive, Chestov m'ordonne : marche
sur les eaux, tu le peux.» Mais u seul aurait le droit d'exiger l'impos-
sible celui qui lui-même marcherait sur les eaux. Or Chestov refuse
de quitter la rive, d'incarner sa vocation prophétique ». Sa pensée
10ID auo:. - .JAlff.•PfilL - 11NO(Il"" 1 n 2) 7

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98 REVUE PHILOSOPHIQUE

ne s'incarne pas, • elle attaque, elle riposte, instituant par toutes ses
démarches une dialectique de la discrimination.»« Elle n'arrive pas à
se détacher de la philosophie spéculative pour accomplir son propre
destin. Rivée à son ennemie dans le corps à corps d'une lutte déses-
pérée » elle est incapable d'acquérir par la foi une troisième dimen-
sion. Il se cramponne à la philosophie, à ce qui peut être pensé,
exprimé, à ce qui est là parce qu'on en parle avec une certaine force
et une certaine intensité. » 11 La vérité dont parle Chestov ne m'est
pas accessible ; elle reste la vérité dont parle Chestov » et 1<suffira-t-il
d'en parler pour nous rapprocher de ce qui nous est indispensable » ?
Sans doute peut-on trouver à cela une raison dans une sorte de
théologie négative; et il est peut-être plus légitime que ne le croit
Mme BespalofT que « l'absolu au nom de quoi il mène ce combat »,
Chestov ne nous dise pas comment le saisir, et ne nous montre pas
où s'opère le contact entre ma vérité et la vérité de Dieu (p. 190).
Il n'en reste pas moins que nous soupçonnons Chestov de se refuser
à incarner sa pensée. Et pourtant ne fait-il pas appel à ceux qui ont
incarné la leur, et avant Tolstoï et Nietzsche, aux prophètes et aux
saints ? Il « s'est condamné à une sorte d'impuissance ». Il y a en
lui un silence, une abstention qui dissimulent une équivoque fonda-
mentale : il refuse de créer des valeurs. « Aussi ne m'est-il pas possible,
dit Mme BespalofT, d'incorporer la substance de sa pensée à mon
être, comme je fais des révélations d'un Kierkegaard, d'un Nietz-
sche » (p. 190, 193, 194, 199, 200, 206, 208, 221, 239, 240). De ce
point de vue, il est curieux de voir Chestov anathématiser Kierke-
gaard, parce qu'il a. voulu vraiment, religieusement, résoudre son
problème, et l'accuser de suivre la loi d'Athènes parce qu'il a voulu
vraiment vivre la foi de Jérusalem.
Peut-être peut-on aller plus loin encore, questionner - avec
Nietzsche - cette conscience du péché qui fait le fond de la vision
de Chestov comme de celle de Kierkegaard (p. 216), souligner ce qui
reste chez Chestov de dogme, et de jugements généraux (p. 195) ;
et, d'autre part, se demander s'iltriomphe véritablement de l'éthique.
Ici la pensée de Mme BespalofT prend un tour inattendu, puisque
après avoir critiqué au nom d'idées inspirées par Chestov ce qu'il
reste d'éthique chez Malraux ou Marcel, elle montre que Chestov
a tort de se croire délivré de l'éthique. « Entre la foi, la pensée
vivante, l'expérience éthique, il n'y a pas de cloison étanche. Ce ne

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J. WAHL. - • CHEMINEMENTS ET CARREFOURS • 99

sont qu'échanges, empiétements, contacts imprévus. » Elle reprend


l'idée de Nietzsche : « Il n'est pas possible de vivre en dehors de la
morale. J'ai d11abolir la morale pour imposer ma volonté morale. •
En fait, n'y a-t-il pas des impératifs chez Chestov ? Ne pouvons-
nous pas remarquer qu'alors qu'il nous dit que le mal doit être
exterminé, il ne nous le dit pas du bien (sauf du souverain bien),
et qu'il ne songe pas un instant à dépouiller Dieu de ses attributs
éthiques. Ici aussi Nietzsche n'a-t-il pas été plus avant, changeant
les tables des valeurs, détruisant Dieu (p. 234, 235, 237, 238, 239) ?
Revenant maintenant aux critiques adressées à Malraux et à
Marcel, nous pouvons nous demander s'il convient tout à fait de les
maintenir telles que Mme Bespaloff les formulait avant d'avoir
achevé ses réflexions sur Chestov. On ne peut pas accuser Marcel
d'avoir ,nanqué de la foi de Chestov, puisque cette foi de Chestov
est substantiellement insubstantielle. Mais l'accusation qui lui fut
faite de trop s'en tenir aux valeurs acceptées, qu'elles soient morales
ou rationnelles, reste sans doute valable, puisqu'elle peut s'autoriser
aussi bien de la pensée nietzschéenne - dont Mme Bespaloff continue
à reconnaître le prix - que de la pensée de Chestov, qu'elle voit
maintenant d'un œil plus critique. Et peut-être y a-t-il lieu aussi de
distinguer, dans un sens différent de celui de Kierkegaard, une
première éthique et une seconde éthique, celle-ci assumée par la
personne, une fois traversés les moments de l'angoisse morale et de
la négation.
Nietzsche nous enseigne à la fois << la destruction des antinomies
que la raison a mises dans l'être et le maintien de la contradiction
que l'existence a mise en nous» (p. 202). Et en effet, nous avons vu
en disant quelques mots de la théorie nietzschéenne de la vrrité,
comment la sagesse dionysiaque est à la fois volonté de conscience
et volonté d'ignorance, mythe et vision lucide, comment elle arrache
l'homme aux apparences et en même temps glorifie le monde de
l'illusion. Et nous avons vu de même comment Nietzsche maintient
à la fois la solitude et le besoin de participation, de communion avec
tout ce qui change, meurt, renatt, devient. Plus profondément f'ncore
nous verrions comment la volonté qe puissance est à la fois pathos et
fait (de même qu'elle est fait et volonté) ; ce qui pour Nietzsche peut
s'expliquer (peut-être ?) puisque le fait lui-même est le produit des
passions (p. 215, ·216, 223, 227, 228, 232).

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100 HEVUE PHILOSOPHIQUE

Or il nous faut décider entre Nietzsche et Chestov : il y a


• incompatibilité entre l'exigence de salut et la volonté de santé,
entre le dogme du pêché et la théorie de la décadence 1 (p. 230).
Et on peut en donner pour preuve le mépris de Chestov pour ces
moments dorés qui d'après Nietzsche sont le fruit suprême de
l'existence. Nietzsche nous offre l'innocence. Sur la roue de l'exis-
tence, la victime s'acquitte elle-même et glorifie sa roue• (p. 221).
Elle dit oui à l'idée de nécessité, la bête noire de Chestov (p. 232).;
elle fait du monde du devenir le monde de l'être (et la thèse de
Lowith rencontrerait ici celle de Mme Bespaloff). Elle réhabilite la
haute sagesse du corps (p. 106, 214).
Nietzsche n'a-t-il pas résolu la question de Chestov ? u Qu'elle
ne puisse pas briser le temps et le désir du temps - telle est la plus
solitaire affliction de la volonté; Que le temps ne recule pas, c'est là
sa colère. »«Ce qui fut »,·ainsi s'appelle la pierre que la volonté ne
peut soulever. » Mais elle peut transformer le« ce qui fut li en« c'est
ainsi que je voudrai ». Et par là transformer l'universelle nécessité en
sa propre liberté, se donner la possibilité de créer, s'interdire la
prière pour se permettre, pour s'ordonner la bénédiction, transformer
le destin en une pensée exaltante par là même qu'elle s'intègre en
lui et le forme (p. 218, 219, 220):
Et pourtant nous revient à l'esprit la phrase de Mme Bespaloff
dans son étude sur Malraux « L'amor fati, la passion de la fatalité
l'emporte toujours chez Malraux comme chez Nietzsche sur la
passion de la liberté dont elle n'est "pourtant que le reflux, la puis-
sante retombée. li Il faut bien le voir, l'amor fati n'est qu'un pis-
aller, une solution commode, malgré toutes les incommodités au
milieu desquelles la pensée de Nietzsche s'est mise pour la recevoir.
Et sans doute finalement ne faut-il pas plus se laisser guider par
une de ces passions que par l'autre.
C'est peut-être vers une idée de ce genre que nous nous achemi-

1. A moins qu'il n'y ait là, et certains pauages de Mme Bespaloff iraient en ce
sens, qu'ùne apparence; car la volonté de puissance de Nieusclle n'est-elle pas
un avatar du creator omnipoi.111 de Luther T Chestov n'a-t-il pas eu raillon de
mettre en lumière le caractère religieux de l'athéisme nietzschéen T Au fond
de la pensée de Nietzsche, ce qui se pose Mmme rival de Dieu n'est-ce pas encore
une volonté de déité (p. 227,228)?
2. • L'acquittement ici n'est pas prononcé par le Ju,e, dit Mme Bespaloff; la
victime elle-même l'exige et l'obUent. •

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l. WAHL. - • CHEMINEMENTS ET CARREFOURS • 101

nerons après avoir médité sur le rôle de l'idée de transcendance et


celui de l'idée de subjectivité dans la pensée de Mme BespalotT.
Tout au long de ces études domine, ou paratt dominer, l'idée de
transcendance. Mme BespalotT a cherché les occasions de transcen-
dance dans ces appels soudains, au milieu de l'œuvre de Green, dans
l'espoir qui anime celle de Malraux (note sur l'Espoir), dans cette
tendresse qui natt parfois chez l'un comme chez l'autre, à l'instant
du suprême dénûment dans cet instinct de dépassement qui inspire
Malraux et Nietzsche, et qui chez le premier (bien qu'il prétende
nier toute trànscendance) lui fait dépasser l'individu par la commu-
nion et les faits par la conscience, dans l'appel aussi qui meut
l'œU11rede Marcel, dans le Dieu de Kierkegaard el la volonté de
puissance chez Nietzsche. Partout, elle a trouvé ou cru trouver un
lieu, u un écueil où se brisent les puissantes vagues de l'existence »,
une paix, une présence inouïe (note sur l'Espoir). Et. elle a pensé --
c'est une des idées qui dominent son avant-propos, et qui par là tend
à dominer son livre (et, dirais-je à en fausser les perspectives) - que
celte transcendance vient particulièrement s'incarner dans la
musique. Elle n'a pas eu d'effort à faire pour le prouver en ce qui
concerne l'œuvre de Marcel (p. 93). Mais la preuve est plus difficile
qu~nd il s'agit de Green (p. 12) ou de Malraux (p. 57). Sans doute,
le roman célinien-heideggerien de Sartre1, ou l'œuvre de Proust,
donneraient-ils plus facilement raison à Mme BespalofP.
Elle se rend compte cependant que ce culte de la musique
n'est pas sans danger : « Peut-être la musique a-t-elle aussi écarté
Gabriel Marcel de certaines luttes que l'avant-goût d'une plénitude
victorieuse semblait rendre inutiles, déjà dépassées » (p. 99).
N'avons-nous pas là le début d'une critique d'une des formes de

1. A celui-ci conviendrait presque parfaitement la phrase de Mme Bespaloff


sur Adrienne Mesurat. • Quelque chose d'opaque et d'obscur qui résistait se
brise dans la lumière, atteint la transparence • (p. 14), ou plutôt voudrait se briser
dans la lumière, atteindre la transparence.
2. Il ne semble pas d'ailleurs que Mme Bespaloff explique toujours de la même
façon le rôle qu'elle fait Jouer à la musique : tantôt elle est assurance de la réalité
(de l'objet de notre recherche) (p. vm); tantôt elle est l'actualisation des objets
de conscience, sans que ces objets soient Immobilisés par leur actualisation (p. v1) ;
tantôt une organisation de pensées et de rythmes (p. v1). Peut-être derrière ces
définitions trouvons-nous une idée commune ; à savoir que la musique est exts-
tence réglée sans objectivité ; quelque chose qui répond à l'ordre du toi chez
O. Marcel, à la prière et à l'invocation.

? •

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102 REVUE PHILOSOPHIQUE

transcendance que Mme Bespaloff tendait à considérer comme


essentielle ?
Mais la critique ne devrait peut-être pas s'arrêter là ; Mme Bes-
paloff elle-même analyse l'idée de transcendance et met e-n lumière
son ambiguîté ; ne signifie-t-elle pas capacité de dépassement propre
à la passion et irréductibilité de l'être à quoi cette passion se
heurte (p. vm). Autrement dit l'attrait, le miroitement du mot de
transcendance ne vient-il pas de ce qu'il évoque à la fois l'idée du
mouvement de transcendance, et celle du terme contre lequel il
vient se briser ?
Et Mme Bespaloff nous dit que finalement il n'est de solution
au problème de la transcendance que dans l'œuvre vivante où l'effort
et le terme viennent s'identifier. N'est-ce pas dire que le problème
de la transcendance, l'homme le résout par l'immanence de l'œuvre,
en s'incarnant en elle, en l'incarnant en lui (p. 1x) ?
D'autre part, elle écrit que le choix entre toutes les doctrines
qui nous sont présentées est fait d'avance. • La pensée ne peut que
produire des arguments à l'appui d'une vocation incoercible, et
sanctionner ainsi l'impératif du sentir fondamental » (p. 96, 224
et p. x) ·1
S'il en est ainsi, il s'agit, une fois analysée l'idée de transcendance,
une fois mis en lumière le rôle du sentir, de voir pourquoi la solution
nietzschéenne à laquelle semblait s'arrêter Mme Bespaloff, n'est pas
celle à laquelle elle s'arrête en fait. Sans doute nous dit-elle (p. 193)
qu'il n'est pas plus possible de rentrer dans la banalité, une fois que
l'existence se dépouille, que d'en sortir. Or ~ous allons voir qu'il ne
s'agit peut-être pas d'en sortir. Déjà dans ce passage même, elle
nous dit : • Peut-être ne nous est-il pas permis de choisir entre l'une
et l'autre (la philosophie de l'espérance démente et la philosophie
de la banalité). Et en effet, à la fin •, que nous veulent-ils, tous ces
penseurs qui veulent nous forcer aux choix ? Sont-ils bien sûrs des
termes entre lesquels choisir, et de la valeur de ces termes? Sont-ils
bien sûrs aussi de pouvoir s'en tenir à leurs jugements fondamentaux,
Nietzsche à la croyance à l'éternel retour, Chestov à l'idée que pour
Dieu tout est possible ? Méfions-nous d"Oncun peu de ces prophètes
qui sont trop (et trop rarement) au-dessus d'eux-mêmes (p. 222).
Mais de plus, comme le dit Mme Bespaloff (et je crois ses réftexions
sur le banal bien plus profondes que ses réftexions sur le musical)

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J. WAHL. - • CHEMINEMENTS ET CARREFOURS • 103

1 dans l'adhésion ..... qu'obtient de nous l'énigmatique banalité, il


n'y a place ni pour le oui sans réserve de Nietzsche, ni pour le non
sans nuances de Chestov • (p 240). Il reste à se demander si quand
elle parle de la philosophie de la banalité 1<avec ses broussailles et ses
éclaircies », cela peut être encore à Nietzsche qu'elle pense. Je ne
le crois pas. Je découvrirais plutôt en Tolstoï - Tolstoï le roman-
cier - celui dont la vision de Mme Bespaloff se rapprocherait le
plus. Pour lui, « la vie est tout, et elle est Dieu » (p. 205). S'il y a en
nous quelque chose qui résiste, que rien n'entame, c'est, comme elle
le dit dans l'Avant-Propos, 1 tet irrévocable amour de la vie, qui ne
va pas sans honte, parce qu'il atteint le fond de l'humilité, amour
totalement dénué d'exigence, auquel il suffit qu'il y ait de l'être •
(p. IX). S'il y a en nous quelque chose qui soit • capable de trans-
cendance• (p. XI) et même qui soit transcendant si on entend par là
irréductible, s'il y a en nous quelque chose que « l'expérience n'en-
richit ni ne comble, que l'échec n'instruit pas, ne tue pas » (p. XI}
c'est cette humble et patiente pensée de l'immanence. « Voici
l'homme réduit à sa propre vie, c'est-à-dire, à sa propre mort •
(p. xI). Il n'y a plus de transcendance. « La transcendance n'était
qu'un écho ; la transcendance a le registre que je lui donne» (ibid.).
Nous sommes devant le seul univers que nous puissions aimer et
connaitre (p. x). Et dans l'œuvre, où la réalité et notre sensibilité
sont l'une pour l'autre l'occasion et l'obstacle, dans la recherche
où le but et la voie se confondent (p. XI), enfin dans la palpitation de
la vie, et parfois aussi, comme un Green ou un Malraux le font sentir
après les Dostoïewski et les Tolstoï et tous les grands romanciers, en
ces • moments où la présence du bonheur se dévoile à la racine même
de l'existence dépouillée », nous découvrons, nous avons découvert
• la plénitude dans l'unité », la certitude à laquelle nous nous iden-
tifions (p. x).
Suivons humblement les indications, les exigences de la vie et
de nos moments successifs qui nous ouvriront leurs révélations si
nous sommes humbles devant eux, telle est la leçon que Mme Bespa-
loff vient demander à Tolstoï (p. 206). Ne formulons pas d'avance
nos exigences. Soyons, si on nous permet ce mot, des métaphètes et
non des prophètes. Et sachons que tout détail peut prendre un sens
profond. Soyons seulement fidèles aux valeurs que nous découvrons
une à une. Substituons à une orgueilleuse théologie négative une

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104 REVUE PHILOSOPHIQUE

humble ontologie positive (négative aussi en ce sens qu'elle ne laisse


pas caractériser l'essentiel, les essentiels qu'elle découvre) (p. 208).
Redisons-nous que le problème de la vie déborde l'être qui le pose
et n'est jamais résolu que d'une façon partielle et partiale (p. 233),
d'une façon qui reste sous la dépendance de notre intermittente
sensibilité (p. x). Et c'est ici que nos remarques sur la transcendance
et le sentir qui paraissaient d'abord juxtaposées un peu arbitrai-
rement, prennent tout leur sens, puisque nous avons troqué l'or-
gueilleuse transcendance pour l'humble sentir, ou plutôt puisque
nous trouvons dans l'humble sentir l'origine du mouvement de
transcendance.
Peut-être d'ailleurs n'avons-nous pas eu raison de figer ainsi
certains éléments mouvants de la pensée de Rachel Bespaloff. Et ne
nous étonnons pas si aujourd'hui elle écoute la voix de plus anciens
prophètes. Rappelons-nous en terminant les premières phrases de
son Avant-Propos : • Une œuvre, pour le créateur, c'est d'abord la
possibilité de ne pas étouffer, un trésor d'incertitudes qui rendent
à la vie un sens inépuisable. C'est aussi, dans le choc de la décou-
verte, l'assurance que la sensibilité n'a pas fini de nous surprendre,
ni la conscience de se former » (p. v).
Jean WAHL.

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