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RÉSUMÉ
Quelques vers d’Empédocle mentionnent des déesses formant des
couples de principes en opposition (fr. 122 et 123 Diels-Kranz). Pour
nommer la déesse venant en opposition à Ὀμφαίη (traduite souvent par
« Parole » ou « Voix divine »), les éditions d’Empédocle adoptent,
depuis plus d’un siècle, une correction, Σωπή (Silence), alors que la le-
çon presque unanime des manuscrits est σοφή ou σόφη (Sagesse). Une
raison de cette correction serait la difficulté à faire entrer Σόφη dans
l’hexamètre dactylique que l’on voudrait reconstituer. Σωπή résout faci-
lement le problème métrique et paraît faire sens face à Ὀμφαίη. Mais
un examen approfondi révèle certaines invraisemblances au plan philo-
logique et par rapport au contexte de la pensée d’Empédocle. Après
étude, il conviendra de garder Σόφη. Une nouvelle construction du vers
(fr. 123.3 DK) est proposée ; elle permet d’insérer Σόφη dans un hexa-
mètre dactylique : Ἀφορίη τε Σόφη τε καὶ Ὀμφαίη... Il est probable
que l’épithète σκοτόεσσα finit le vers. Face à Σόφη – déesse positive
de la sagesse –, la déesse Ὀμφαίη désignerait pour Empédocle une pa-
role spécifique et trompeuse : celle de Zeus πανομφαῖος.
ABSTRACT
Several verses of Empedocles list pairs of opposed principles identi-
Les deux vers qui commencent à Φυσώ et les bribes d’un troisième
vers se terminant à Ὀμφαίη(ν) ne sont cités que par Cornutus. Cette
citation se trouve au début d’un exposé sur les Titans (Theologiae
Graecae Compendium, 30). Elle sert à introduire l’idée que les Titans
représentent la diversité des êtres. Cornutus passe des vers d’Empé-
docle (où la dernière déesse nommée serait Ὀμφαίη) à une explication
à prétention étymologique du nom du Titan Ἰαπετός (Japet), qu’il in-
terprète comme celui qui émet le son de la voix.
Plutarque, de son côté, cite quatre vers d’Empédocle de même
facture que les vers cités par Cornutus, avec d’autres divinités fémi-
nines, et dans un contexte suggérant que ces divinités relèvent de
deux principes en opposition. Plutarque introduit les vers ainsi :
« Selon Empédocle, deux destinées (μοῖραι), deux génies (δαίμο-
νες) nous prennent en charge, nous gouvernent dès notre nais-
sance3. » Le contexte laisse penser que les biens et les maux4, le
meilleur et le pire sont énoncés5.
Les divinités que cite Cornutus paraissent, elles aussi, ordonnées par
couples de contraires (Φυσώ τε Φθιμένη τε, puis Εὐναίη καὶ Ἔγερ-
σις, etc.), même si les oppositions ne sont pas clairement du registre du
bien et du mal. On suppose néanmoins que Plutarque et Cornutus
citaient des parties d’un même passage. H. Diels a recueilli les vers cités
par Plutarque sous le fr. 122 et ceux cités par Cornutus sous le fr. 1236.
Diels situe les deux fragments dans les Catharmes7. Il édite le vers 3
du fr. 123 ainsi : καὶ Φορύη, Σωπή τε καὶ Ὀμφαίη...8 Et il traduit :
« und [die Geister] des Schmutzes, des Schweigens und Redens »9.
L’objectif du présent article est de soumettre à une nouvelle ana-
lyse l’édition du couple Σωπή τε καὶ Ὀμφαίη et de proposer une nou-
velle façon d’éditer le vers auquel il appartient (fr. 123.3). Le point de
départ de l’analyse réside dans le fait que le mot Σιωπήν (Lang) aussi
bien que le mot Σωπή (Diels) sont une correction, là où les leçons de la
(φυσικῶς).
8 Entre 1901 (Poetarum Philosophorum Fragmenta) et 1922 (Die Frag-
mente der Vorsokratiker, 1922 = FV4), H. Diels édite de la même façon ce vers.
Les éditions suivantes de Diels-Kranz (FV5 et FV6) n’apporteront aucun chan-
gement sur ce point.
9 Cette traduction est celle lue dans FV 4 (la dernière édition par H. Diels,
plupart des manuscrits sont σοφήν, σόφη, σοφη. Ce n’est donc pas le
Silence (Σιωπή, Σωπή), mais la Sagesse qui est lue dans les manus-
crits sous σόφη, si l’on veut bien retenir cette forme accentuée que
l’on déduirait à partir de l’adjectif féminin σοφή10, et retenir un nomi-
natif à partir d’un accusatif imposé par la syntaxe de Cornutus. La
déesse empédocléenne Σόφη dirait autrement la commune Σοφία ou
Σοφίη11. Quant au mot ὀμφαίην ou ὀμφαίη, il est la leçon dominante
des manuscrits. La déesse serait Ὀμφαίη, un adjectif féminin substan-
tivé, dérivé d’ὀμφή (voix, oracle)12.
nom fait écho à l’épithète γλαυκή, ou sur le nom de l’Océanide Θόη (θοή). Il
pourrait aussi en être ainsi de Σόφη, avec un accent récessif lors du passage de
l’adjectif σοφή au substantif. Sur la possibilité en poésie de l’utilisation d’un
adjectif féminin comme un substantif, voir H.W. Smyth, Greek Grammar,
Harvard, 19843, p. 231 (§ 840 d). Sur la modification de l’accentuation d’un
adjectif à un nom et à un nom propre (loi des appellatifs), voir J. Vendryes,
Traité d’accentuation grecque, Paris, Klincksieck, 1929, p. 152-4 (Σόφος à
partir de σοφός, mentionné p. 153).
11 Toutes les divinités apparaissant dans les fr. 122 et 123 sont des divinités
Parce que nous ferons parfois référence aux auteurs qui ont édité le
vers qui requiert notre attention (fr. 123.3), je reproduis ici certaines
éditions majeures, ou reprises d’édition antérieure, faites entre 1805
(F.W. Sturz) et 2006 (T. Vítek)14 :
2. Sagesse disqualifiée
bildung, Bonn, 1896, p. 267, n. 51. Usener ne restitue pas le vers. Après avoir
mentionné Zeus Πανομφαῖος, il signale Ὀμφαίη et indique au passage que
Κωφή (qui se cacherait dans la leçon transmise σοφή) est une personnification
de Schweigen face à Reden, Ὀμφαίη. Usener ne fournit pas d’explication.
21 H. Stein, Empedoclis Agrigentini Fragmenta, Bonn, 1852. En fait, c’est
Sturz qui introduisit le Silence, mais d’une façon qui n’a pas été retenue en-
suite (F.W. Sturz, Empedocles Agrigentinus, Tome 2, Leipzig, 1805, p. 542,
SAGESSE FACE À PAROLE DE ZEUS 31
toutes les éditions d’Empédocle ont suivi Diels. Le couple des déesses
en opposition est généralement traduit du grec par « le Silence et la
Parole »22, « Schweigen und Reden »23, « la Tacita e la Vociante »24,
« Silence and Voice »25. Il est plus rare de lire que la Voix concernée
n’est pas une voix en général, mais une Voix prophétique ou divine26.
vers 17). Sturz n’oppose pas Sagesse à Voix, mais Sagesse au terme qui pré-
cède dans son édition d’Empédocle, Temeritas : Φορίη. Il oppose alors Voix
(Vox) à Silence (Silentium) qu’il imaginait finir l’hexamètre : καὶ Ὀμφαίη
Σιγή τε, Vox et Silentium. Sturz voulait trouver un appui à l’introduction de
Σιγή dans un hymne de Synésius où il est dit : σὺ δὲ φωνά, σὺ δὲ σιγά (Hym-
ne 5.65 Dell’Era). Mais Sturz négligeait le fait qu’Ὀμφαίη n’a pas le sens as-
sez vague de φωνή. Synésius utilise quatre fois le mot ὀμφά dans ses hymnes :
ce mot proche d’Ὀμφαίη s’accorde avec un silence religieux (Hymne 1.72-112
Dell’Era), il ne s’oppose pas à silence. Utiliser Synésius (σὺ δὲ φωνά, σὺ δὲ
σιγά) pour introduire Σιγή en opposition à Ὀμφαίη manque de justifications.
22 J. Zafiropulo, Empédocle d’Agrigente, Paris, Les Belles lettres, 1953,
p. 294.
23 Diels (FV1, 1903 ; FV4, 1922), Kranz (FV5, 1934 ; FV6, 1951). Kranz
sans se donner pour objectif de citer tous les fragments, il est habituel de
constater dans l’index que le fr. 123 n’est pas cité. Trois exemples : (1) G.S.
Kirk, J.E. Raven et M. Schofield, The Presocratic Philosophers, Second
Edition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; (2) R. Waterfield,
The First Philosophers : the Presocratics and Sophists, Oxford, Oxford Uni-
versity Press, 2000 ; (3) A.L. Pierris (éd.), The Empedoclean κόσμος :
S[t]ructure, Process and the Question of Cyclicity. Proceedings of the Sympo-
sium Philosophiae Antiquae Tertium Myconense, July 6th-July 13th, 2003, Pa-
tras, Institute for Philosophical Research, 2005.
31 Th. Bergk, Commentatio de Prooemio Empedoclis, Berlin, 1839, p. 34.
32 H. Diels, Poetarum Philosophorum Fragmenta, Berlin, 1901, p. 157.
33 U. von Wilamowitz-Moellendorff, Sitzungsberichte der preussischen
docle », B.A. van Groningen écrit34 : « Toutes les éditions ont accepté
à juste titre la conjecture de Bergk, Σωπή, qui forme l’antithèse exacte
de Ὀμφαίη. » Van der Ben, qui a fait de nombreuses remarques à pro-
pos des fr. 122 et 123, n’aurait ici rien à redire35 : « Σωπή : Bergk’s
solution is still the most attractive reading, the word contrasting well
with Ὀμφαίη. »
Tout récemment, Vítek – dans un ouvrage de longs commentaires,
richement documenté36 – ne consacre que quelques lignes à Σωπή τε
καὶ Ὀμφαίη et semble n’avoir aucun doute sur le fait que Σωπή est la
correction légitime face à Ὀμφαίη.
Non seulement il y a un consensus pour disqualifier Σόφη, mais il
y a aussi un consensus pour le faire sans explication ou presque. Or,
aucune des raisons qui pourraient soutenir ce consensus n’apparaîtra
convaincante en elle-même. On peut avancer trois raisons. (1) On sup-
poserait que Σόφη n’entre pas dans le vers. Mais, quand on y regarde
de près dans le texte de Cornutus, le début du vers où s’insérerait
Σόφη, pris dans une paraphrase, est mal établi. On hésite sur le mot
principal à retenir : Φορύη (Karsten, Stein, Mullach, Diels,
M.R. Wright), Φορίη (Sturz, Panzerbieter), Ἀφορίη (Bergk, Van der
Ben, B. Inwood). En outre, le texte passe de la citation des vers
(fr. 123.1-2) à de la prose paraphrasant le troisième vers ; l’accusatif,
dans les manuscrits les plus sûrs, signale la prose ; l’emploi de la parti-
cule de liaison καί est hésitant37. Comment alors exclure Σόφη pour
1956, p. 222.
35 Van der Ben, The Proem of Empedocles’ Peri physios, 1975, p. 166.
36 T. Vítek, Empedoklés. III : Kommentàř, Prague, Herrmann & synové,
2006, p. 543. Pour Vítek, Ὀμφαίη doit désigner la Parole, sans que cela sous-
entende une Parole prophétique ou oraculaire.
37 L’accusatif est présent dans les manuscrits « a ». Le nominatif est pré-
sent dans les manuscrits « b ». Presque tous les manuscrits (PLXVGNB) rap-
portent la structure καὶ [X], [Y] τε καὶ [Z], mais un manuscrit important (M)
rapporte καὶ [X] καὶ [Y] τε καὶ [Z]. Dans le texte d’introduction du fr. 123
(sous B 123), sans référence à Lang, Diels édite καὶ Φ ο ρ ύ η ν καὶ Σ ο φ ή ν
SAGESSE FACE À PAROLE DE ZEUS 35
cules de liaison) 26 mots. Or, parmi ces 26 mots, il existe 13 hapax (sans
compter Σόφη) et 2 mots rares.
39 Bruit (κλέος) face à la Voix des Muses : Iliade II 486.
36 Jean-Claude PICOT
n’est bien sûr pas suffisant pour justifier de changer rapidement les
données du problème et d’inventer une solution – Σωπή – qui n’aurait
pour avantage que de faciliter la lecture. Et, dans la mesure où seule la
métrique serait en cause pour disqualifier Σόφη, pourquoi n’a-t-on pas
opté pour une solution simple, proche au plan paléographique42 :
Σοφίη, retenue par Sturz ? Nous en revenons au sens. Il fallait que cer-
tains présupposés soient agissants pour que Σοφίη, la Sagesse, soit en
fait écartée.
Prônant le retour au texte contre de simples évidences, je défendrai
que rien de sérieux ne permet chez Empédocle de disqualifier Σόφη et
de qualifier à la place Σωπή. Il faudra prendre le temps d’être expli-
cite, à savoir d’être attentif à toutes les données qui doivent entrer dans
la solution du problème. Et puisque les choses ne sont pas limpides en
lisant de façon isolée Σόφη au fr. 123.3, il faudra relire Σόφη à partir
d’Empédocle.
Sous Ὀμφαίη – qui s’oppose à la déesse que nous voulons établir –,
Parole est-elle au moins possible ? C’est la première question que je
voudrais aborder.
42 La perte d’un iota (de ΣΟΦΙΗ à ΣΟΦΗ) s’expliquerait bien plus faci-
lement que le passage de ΣΩΠΗ à ΣΟΦΗ.
43 Chez Homère, la première occurrence d’ὀμφή apparaît en Iliade II, 41.
99, VI 89, IX 284, XII 42, XII 330, XIII 373, XXVII 252.
38 Jean-Claude PICOT
47 Hymne homérique à Hermès 471 (Zeus), 532 (Zeus), 543 (Apollon), 545
(Apollon), 566 (Hermès). – Mentionnons quelques occurrences, tardives par
rapport au temps d’Empédocle, qui rapportent ὀμφή à Zeus : Plutarque, Sylla
17.2.4-6 ; Nonnos, Dionysiaques III 200, III 292. Trois autres occurrences rap-
portent ὀμφή à Apollon : Argonautiques orphiques 190-191 ; J. Malalas, Cho-
nographia, p. 73.12 Dindorf (51 Thurn, OF 102 F Bernabé [= 62 Kern]) et sur-
tout Porphyre, De Philosophia ex Oraculis 172.13-174.4, où, dans ce passage
consacré à Apollon Phoibos, ὀμφή apparaît par trois fois. Le mot σιωπή
(174.3) y fait suite à ὀμφή. C’est le temps de la disparition des oracles à
Delphes.
48 Théognis, Élégie I 808.
49 Fr. Dith. 70b.29 : Δ[ιὸ]ς δ᾽ ἄκ[ουσεν ὀ]μφάν. Mais dans cinq autres
occurrences, Pindare utilise ὀμφή (ὀμφά) pour désigner une voix, qui – sans
être une voix banale ou une parole profane – n’est cependant pas la voix attri-
buée à un dieu.
50 Sophocle, Œdipe à Colone 102. Dans la même œuvre, ὀμφή est utilisé
l’esprit (8.4 : νοερῶν ὑδάτων) dont parle cet hymne à Apollon sont les
sources des sanctuaires oraculaires ; par exemple : la source Cassotis à
Delphes ou la source de Claros. Voir Phoibos et la source parlante chez Philos-
torgios, Historia 7, 1C8-9. – « Peut-être antérieur à Empédocle » : selon Por-
phyre, cet hymne a influencé les Pythagoriciens et, après eux, Platon. Mais
Porphyre est un auteur tardif, qui ne nous permet pas, sur ce point, d’être cer-
tains que l’hymne est aussi ancien que ce qu’il prétend. – Bacchylide utilise
une fois ὀμφή (ὀμφά) pour désigner le son de la lyre (Epinicie 14.13). Dans la
40 Jean-Claude PICOT
mesure où la lyre est l’instrument d’Apollon, on pourrait voir ici un lien entre
ὀμφή et Apollon.
53 Cornutus, Theologiae Graecae Compendium, 67.13-14 : ἐν αὐτῷ
μῦθος), IV 412 (σιωπή). Mais cela est encore plus évident avec la Parole divi-
ne. Voir Synésius et le silence religieux face à la voix divine (Hymne 1.72-112).
42 Jean-Claude PICOT
4. Sagesse réhabilitée
Entre 1805 et 1901, les éditeurs d’Empédocle ont tâtonné pour édi-
ter ce qui est désormais le fr. 123.3. Était-ce nécessaire d’écarter
Σόφη ? J’espère avoir montré que les raisons de le faire sont obscures
et non convaincantes. La leçon des manuscrits vaut alors d’être recon-
sidérée et sa légitimité sera toujours plus forte que les corrections
aventureuses.
À partir de l’introduction par Bergk, en 1839, du mot Ἀφορίη, il
existait une façon d’éditer le début du vers qui aurait permis de conser-
ver Σόφη :
56 Il est possible d’imaginer un autre vers qui incorpore Σόφη. Ainsi : καὶ
Φορυὴ καὶ δῖα Σόφη <épithète : ∪ ∪ / − > τ᾿ Ὀμφαίη. Cette solution est
toutefois moins élégante que Ἀφορίη τε Σόφη τε καὶ Ὀμφαίη, car elle intro-
duit une épithète qui n’est pas dans les manuscrits et supprime la suite τε καὶ
Ὀμφαίη, qui est en elle-même très probable. Pour juger de cette probabilité,
voir τε καὶ + voyelle au fr. 122.1 (τε καὶ Ἡλιόπη), fr. 123.1 (τε καὶ Εὐναίη)
et ailleurs : fr. 11.3, 17.11, 21.4, 21.11, 22.2, 62.5, 71.2, 98.2, 117.2, 119.1,
121.2, etc.
44 Jean-Claude PICOT
ment bref) ou d’un alpha bref : ἀθάνατοι (Iliade II 14), ἀθανάτων (Iliade
XII 9), Ἀπόλλωνι (Iliade I 36). Voir P. Chantraine, Grammaire homérique,
Tome I : Phonétique et morphologie, 6e éd., Paris, Klincksieck, 1988, p. 98. Le
cas d’Apollon en Iliade I, 36, prouve que le nom d’une divinité peut venir en
début de vers avec l’allongement d’un α qui est souvent bref ailleurs
(« ailleurs » : en particulier chaque fois qu’Ἀπόλλων est en fin de vers au
nominatif, soit environ dans 2/3 des cas chez Homère). Il existe en outre une
possibilité qu’ « une syllabe brève [se trouve] à la place d’une longue au pre-
mier temps du premier pied » : Iliade V 31 ; Odyssée XII 423 ; VII 119 (voir
P. Chantraine, op. cit., p. 103).
SAGESSE FACE À PAROLE DE ZEUS 45
In reading ἀφορίη here, we adhere much closer to the MSS., for the
conjecture rests on the palaeographically simple assumption that
ΚΑΦΟΡΙΗΝ was at a given moment interpreted as καὶ φορίην ins-
tead of καὶ ἀφορίην with crasis.
καὶ Φ ο ρ ύ η ν καὶ Σ ο φ ή ν τ ε κ α ὶ Ὀ μ φ α ί η ν
Les deux premiers καί écrits avec l’espacement habituel des carac-
tères du texte introducteur au fragment, à savoir un espacement serré,
se distinguent des éléments de la citation qui sont écrits dans les
mêmes caractères mais de façon espacée (Φ ο ρ ύ η ν Σ ο φ ή ν τ ε
κ α ὶ Ὀ μ φ α ί η ν), où l’on remarquera le κ α ί avant Ὀ μ φ α ί η ν,
qui appartient au vers. Diels reconnaît ainsi – avec raison – que les
deux premiers καί ne sont pas authentiquement d’Empédocle ; ils ap-
partiennent à la prose de Cornutus. Puis, pour constituer un début de
vers empédocléen, Diels introduit un καί (fr. 123.3 Diels : καὶ Φορύη,
Σωπή τε καὶ Ὀμφαίη ...).
59 Sans prétendre à l’exhaustivité, je n’ai repéré que peu de vers avec cet
agencement pour l’ensemble du corpus grec ancien en hexamètre : (1) Hymne
homérique à Déméter 422 : καὶ Ῥοδόπη Πλουτώ τε καὶ ἱμερόεσσα
Καλυψώ ; (2) Hésiode, Fragment 10(a).34 : καὶ Καλύκην Κανάκην τε καὶ
[...] ; (3) Argonautiques orphiques 755 : καὶ Φίλυρας Ναπάτας τε καὶ
ἄστεα πυκνὰ Σαπείρων. Il existe des vers d’une structure proche : καὶ Nom1
Nom2 τε ... τε ... Par exemple : (1) Hymne homérique à Déméter 419 : καὶ
Μελίτη Ἰάχη τε Ῥόδειά τε Καλλιρόη τε ; (2) ibid. 423 : καὶ Στὺξ Οὐρανίη
τε Γαλαξαύρη τ᾽ ἐρατεινή.
48 Jean-Claude PICOT
terais que Μεγιστώ – la plus grande – est un nom qui, chez Empé-
docle, désignerait la plus grande déesse de son panthéon : Aphrodite.
L’Aphrodite ζείδωρος (fr. 151) ferait naturellement face à Ἀφορίη,
Stérilité.
Comment Φορύη a-t-il pu prendre la place de Φορίη ? Les deux
mots sont des hapax. Or il est vrai qu’il est plus facile de trouver un
sens à Φορύη qu’à Φορίη. Aussi peut-on croire que le passage de
Φορίη à Φορύη a pu se faire en tentant de supprimer un iotacisme
pour trouver un sens probable. Le copiste qui a écrit un υ au lieu d’un
ι aurait supposé qu’au fil de la transmission Φορύη a été déformé en
Φορίη. En écrivant Φορύη, il croyait restituer la leçon authentique.
Face à Σωπή, jugé être « the most attractive reading », Van der Ben
cherchait une épithète qui puisse convenir à Omphaiè, et qui compléte-
rait l’hexamètre62. Il écrivait alors : « I found χαρίεσσα to be the most
suitable one ». Et traduisait Ὀμφαίη χαρίεσσα par « sweet Speech ».
Contre Van der Ben et d’autres, nous avons déjà souligné que Omphaiè
ne pouvait pas être une simple parole (« Speech ») ; ce devait être une
Parole divine (et il faudrait de surcroît situer cette Parole entre Amour
et Haine). En réhabilitant Σόφη à la place de la correction Σωπή, nous
avons, de plus, changé la donne. Dans la mesure où la sagesse est
valorisée par Empédocle au fr. 3.8, on peut supposer que Σόφη, au
/ καὶ Φορύη une paire d’idées contrastantes [...] Μεγιστώ n’exprime d’au-
cune façon le contraire [de Φορύη] ». Van Groningen a raison de dénoncer la
faiblesse de ce couple censé s’établir sur des contraires, mais au lieu de s’en
prendre ensuite à Φορύη, le mot exceptionnel en concurrence avec Φορίη, il
s’en prend à la leçon bien attestée, Μεγιστώ. Il lui préfère alors une correc-
tion : Μεγισσώ. Ni Reinhardt ni Van Groningen n’ont été suivis. Leur critique
du couple Μεγιστώ / Φορύη est pertinente. Mais les solutions qu’ils propo-
sent pour résorber la critique ne sont pas convaincantes.
62 N. van der Ben, op. cit., p. 166.
50 Jean-Claude PICOT
fr. 123.3, est aussi valorisée ; ce qui par opposition attribuerait une
tonalité négative à Ὀμφαίη.
L’hapax Ὀμφαίη renvoie au mot bien attesté ὀμφή, qui se trouve
notamment en Iliade II 41, et qui concerne Zeus. Homère dit : « Il
[=Agamemnon] croit qu’il [=Agamemnon] va ce jour même prendre la
cité de Priam : le pauvre sot ! [νήπιος] il ne sait pas l’œuvre que mé-
dite Zeus, ni ce qu’il entend infliger encore et de peines et de sanglots
[...] la voix divine [ὀμφή] demeure épandue tout autour de lui [= Aga-
memnon]63 ». Cette ὀμφή désigne la voix qui par l’entremise de Son-
ge funeste porte le mensonge de Zeus à Agamemnon. Ce mensonge
induit Agamemnon à engager les Achéens dans des combats où
nombre d’entre eux mourront. Le philosophe d’Agrigente, qui prône
l’Amour et l’absence de tromperie64, qui s’insurge contre le sang qui
coule65, pouvait retenir contre Zeus le mensonge et la bataille sanglante
qui s’ensuivit66. Cette occurrence iliadique apporterait une tonalité né-
gative à Omphaiè.
Restons encore un instant avec l’Iliade. Au chant VIII 250, Zeus est
dit πανομφαῖος ; il est celui qui envoie toutes les paroles divines et
tous les présages67. Nous tenons là une épithète, composée à partir de
Campbell. Dans ces trois cas, πανομφαῖος concerne Zeus. Chez Quintus de
Smyrne (La Suite d’Homère, V, 626), Helios reçoit la même épithète. Ce cas
est exceptionnel et tardif. Notons, par ailleurs, πανομφεύουσα qui se rappor-
terait à Νύξ dans le papyrus de Derveni, col. X 9 (Κ. Tsantsanoglou - G.M.
Parássoglou). – Le Dictionnaire étymologique de la langue grecque de
P. Chantraine propose pour πανομφαῖος : « qui envoie toutes les paroles pro-
phétiques ». Il faudrait toutefois ajouter les signes et présages venant du ciel
(Iliade VIII 250).
68 Il convient de distinguer le Zeus roi du fr. 128.2 du Zeus argès du fr. 6.2,
une des quatre racines de toutes choses. Le Zeus du fr. 6.2 est la foudre et, par
synecdoque, il est le feu. Il a toute l’ambiguïté du feu : destructeur (fr. 109.2)
et contribuant à la vie (fr. 62, 73, 96, 98, A 85). Le Zeus roi n’est pas le feu,
même s’il est associé étroitement à la foudre. Empédocle voyait vraisembla-
blement un lien entre le Zeus feu, qui n’est plus le père des dieux et des
hommes, et le Zeus roi de la tradition religieuse, qu’il met au centre des dieux
de la Haine (fr. 128) et qui, de fait, perd de sa superbe.
52 Jean-Claude PICOT
le Zeus roi et panomphaîos, selon lui opposé à Cypris (fr. 128.1-3) qui
a sa faveur, pour comprendre Omphaiè69.
Dès que cette reconnaissance du point de vue sans équivoque
d’Empédocle est faite, il est facile de retenir des textes qui pourraient
abonder dans son sens. Dans les Travaux et les Jours, Hésiode raconte
comment Pandora fut créée, par la volonté de Zeus, et en réponse à la
tromperie de Prométhée. Héphaïstos est à la tâche pour former le
corps. Hermès introduit en Pandora les mensonges et les paroles trom-
peuses (vers 77-79) :
nie, 889-890).
71 Voir sur ce rapprochement Clémence Ramnoux, La Nuit et les enfants de
6. Un hexamètre complet
Quel est le mot ou les mots qui pourrai(en)t finir le vers ? Van der
Ben avait suggéré χαρίεσσα74. Après la reconnaissance d’une tonalité
négative attachée à Οmphaiè, une telle épithète qui mettrait en valeur
cette déesse est à exclure. Il existe une autre épithète, déjà utilisée par
Empédocle dans le fr. 132.2, qui conviendrait : σκοτόεσσα75. L’épi-
thète σκοτόεσσα ferait allusion à la parole de l’oracle de Delphes dont
on connaissait l’obscurité. Εlle rappellerait l’obscurité des prairies
d’Atè (fr. 121.4). Au fr. 132.2, l’Agrigentin parle de la sombre croyan-
ce des dieux (σκοτόεσσα θεῶν πέρι δόξα). Avec Οmphaiè, une cer-
taine Parole divine est sombre ; elle serait responsable des sombres
croyances des hommes à propos des dieux.
Voici donc le vers du fr. 123.3, renouvelé et complété :
Fr. 123 :
Φυσώ τε Φθιμένη τε, καὶ Εὐναίη καὶ ῎Εγερσις,
Κινώ τ᾿ Ἀστεμφής τε, πολυστέφανός τε Μεγιστώ
Ἀφορίη τε Σόφη τε καὶ Ὀμφαίη <σκοτόεσσα>.
76 Comme déjà indiqué dans une note précédente, je retiens la leçon des
Jean-Claude PICOT