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« Dieu, source de tous biens »

dans la théologie philosophique grecque


et la première pensée chrétienne

A. Bastit-Kalinowska
Université de Lorraine

On trouve dans l’Adversus hæreses d’Irénée, surtout au deuxième


livre (trois occurrences), mais aussi au premier et au quatrième
livres (une occurrence à chaque fois), cinq reprises de la sentence B
24 DK de Xénophane (« Dieu est tout entier voyant, tout entier
intelligeant, tout entier entendant 1 »), qui la répètent en l’enri-
chissant de variations2. Du fait de l’ampleur prise par ces dévelop-
pements, ils peuvent se subdiviser, et on y distingue facilement
deux, trois ou même quatre moments. Au centre se trouve
l’énumération des facultés propres à la nature divine (en particulier
l’intelliger, le voir et l’entendre), portée par l’anaphore « tout
entier »…, « tout entier », suivie dans trois cas d’une clausule
conclusive (ὅλος πηγὴ πάντων τῶν ἀγαθῶν, « tout entier source de
tous biens ») et précédée d’une caractérisation de Dieu comme
« parfaitement égal et semblable à lui-même », conformément à la
conception de Xénophane. Dans la majorité des cas, s’ajoute aussi
la désignation de Dieu comme « tout entier lumière » (quatre

1 « Οὖλος ὁρᾷ, οὖλος δὲ νοεῖ, οὖλος δέ τʹἀκούει », d’après SEXTUS EMPIRICUS, Adv.
Math. IX, 144 = Adv. Ph. I, 144 ; DK B 24, dans H. DIELS – W. KRANZ, Die
Fragmente der Vorsokratiker (6e éd.), vol. I, Berlin, 1951, p. 113-138, ici p. 135 ;
fragment 86, dans B. STROBEL - G. WÖHRLE (avec E. Wakelnig et Ch. Vassalo),
Xenophanes von Kolophon, coll. Traditio præsocratica 3, Berlin (De Gruyter), 2018,
p. 107-108.
2 Voir tableau en annexe.

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DE L’ACTION À L’ACTE

occurrences sur cinq). J’ai étudié ailleurs cette série de textes et ses
divers moments 3 , en laissant de côté la section concernant la
clausule sur la « source de tous biens » qui, tout comme l’ajout sur
le Dieu « lumière », atteste la rencontre et une tentative de synthèse,
chez Irénée et quelques autres auteurs chrétiens (Clément
d’Alexandrie, Cyrille de Jérusalem, Épiphane de Salamine et autres),
entre un fond théologique « éléate » remontant à Xénophane et des
éléments de la tradition platonicienne. Le recours à l’adjectif
« ὅλος » (« οὖλος » dans le vers archaïque de Xénophane), ou en
latin totus, « tout entier », permet ainsi de mettre sur le même plan,
par la similitude de l’anaphore, des composantes théologiques
d’origines diverses. Il semble bien, dans l’état actuel du corpus grec
conservé, que l’expression « source de tous biens » appliquée à
Dieu apparaisse dans l’histoire de la théologie philosophique
grecque avec ces textes du Contre les hérésies, sur le fond des
réflexions platonico-aristotéliciennes sur le premier principe, cause
du bien4. Je tenterai, en complément à mes études précédentes sur
la réception de la théologie xénophanienne par Irénée, de présenter
ici quelques pistes pour l’histoire de cette formule, qui suggèrent
contacts et interférences entre la littérature philosophique

3 A. BASTIT, « Simplicité de l’intellect et perception divine chez Pline l’ancien et


Irénée de Lyon : aperçu de la réception d’une sentence de Xénophane à l’époque
impériale », dans E. GAVOILLE et S. ROESCH (éd.), Divina studia. Mélanges de
religion et de philosophie anciennes offerts à François Guillaumont, Bordeaux, Ausonius,
2018, p. 139-153 ; « Xenophanes christianus. Irénée de Lyon et quelques autres
chrétiens comme témoins de la théologie de Xénophane », dans M. DANEZAN et
A. PERROT (éd.), Repenser l’œuvre antique. Actes du colloque de juin 2017 à Paris-
Sorbonne, Paris, 2020 (à paraître).
4 Le philologue B. Hemmerdinger, frappé par la constance avec laquelle, dans

trois cas sur cinq, cette clausule est associée chez Irénée à la reprise du motif
xénophanien, a été tenté de faire de ce groupe une bonne partie du vers
suivant – il écrit : « les trois quarts d’un hexamètre » –, pour compléter le vers
unique de Xénophane (sous la forme οὖλος πηγὴ πάντων τῶν ἀγαθῶν), qui
deviendrait ainsi une sorte de distique. Cette proposition, peu convaincante du
point de vue métrique, est à rejeter, parce qu’il est parfaitement invraisemblable
que Xénophane ait pensé et affirmé que son tout divin était « source de tout
bien », cf. B. HEMMERDINGER, « Observations critiques sur Irénée IV (SC 100)
ou les mésaventures d’un philologue », Journal of Theological Studies, XVII/2 (N.S.),
1966, p. 308-326, ici p. 309.

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DIEU, SOURCE DE TOUS BIENS

« païenne » et les textes chrétiens5. Une telle histoire n’est pas facile
à retracer, du fait des lacunes de notre documentation. J’en
évoquerai en parallèle deux lignes globales, l’enracinement
platonico-aristotélicien – avec ses prolongements mésoplatoniciens
et néoplatoniciens – d’une part, l’émergence de la formule chez
Irénée et sa postérité ainsi que son histoire dans la littérature
théologique chrétienne (IIIe-IVe siècles), de l’autre.

Dieu source des biens dans la tradition philosophique

Le problème préalable de la dualité de principes


Au préalable, et bien que cette thématique soit étrangère au
contexte de l’apparition de la formule chez Irénée, il convient de
rappeler un des lieux de l’émergence du syntagme « source des
biens », à savoir l’antithèse des principes. Dans la partie « pédago-
gique » du L. III de la République, Platon stigmatise un certain
nombre de thèses indécentes sur la divinité, auxquelles il oppose
des affirmations plus saines. L’une des principales thèses critiquées
est que la divinité infligerait des maux, alors qu’il convient au
contraire de penser et d’affirmer que Dieu « n’est pas cause de tout,
mais (seulement) des biens » (µὴ πάντων αἴτιον τὸν θεὸν, ἀλλὰ τῶν
ἀγαθῶν 6 ). Aristote, au début de la Métaphysique, attribue ainsi à
Platon la dualité de principes – l’essence et la matière, qu’il présente
comme ceux du bien et des maux (Mét., 988a5 et 15) 7 , en les
rapprochant des deux principes d’Empédocle, évoqués plus haut,
que sont l’amitié et la haine, l’amitié comme cause des biens (αἰτία
τῶν ἀγαθῶν), et la haine des maux (985a5), ainsi que de la polarité
du νοῦς et de la matière chez Anaxagore8. Si Aristote porte un
5 Ce m’est un plaisir ici d’offrir ce complément, sous forme d’une modeste note,
en hommage à Michel Bastit. Je remercie Sylvain Detoc o.p. pour l’aide qu’il m’a
apportée.
6 PLATON, Rép., III, 380c.
7 « Ὅτι αὕτη δυάς ἐστι, τὸ µέγα καὶ τὸ µικρόν, ἔτι δὲ τὴν τοῦ εὖ καὶ τοῦ κακῶς αἰτίαν

τοῖς στοιχείοις [15] ἀπέδωκεν ἑκατέροις ἑκατέραν », ARISTOTE, Mét., A, ch. 5,


988a14-15.
8 Cette question est importante, et même, semble-t-il, décisive, pour Aristote, qui

y revient, en une sorte d’enclavement, à la fin de son douzième livre : il dénonce


l’inconséquence des thèses qui posent deux principes opposés, en particulier le
bien et le mal (resp. l’amitié et la haine), ou même deux principes en tension

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DE L’ACTION À L’ACTE

regard critique sur ces solutions et privilégie pour sa part, on le


verra, l’unicité du principe, la tradition platonicienne reprend une
telle perspective, soit pour insister sur le fait que Dieu n’est pas
cause des maux, comme le faisait Philon d’après Eusèbe9, soit pour
opposer les principes du bien et du mal, comme c’était le cas de
Numenius au témoignage de Chalcidius : « Deum quippe esse – ut
etiam Platoni videtur – initium et causam bonorum, (sans doute ἀρχὴ
καὶ αἰτία τῶν ἀγαθῶν), silvam malorum (sans doute ὕλην τῶν
κακῶν) 10 . » À ce propos, Numenius – à moins qu’il ne s’agisse
d’une reformulation de Chalcidius – recourait à la métaphore de la
source, en accusant la matière d’être « fons malorum » (sans doute
τῶν κακῶν πηγή11). Cependant, je ne pense pas que l’origine du
syntagme « source de tout bien » soit liée à cette vision antithétique.
Il me semble qu’il convient davantage de la rechercher du côté de
la détermination du principe ultime12.

Le moment platonicien

Cause et origine des biens chez Platon


L’idée d’un principe des biens, ultimement identifié à la
divinité, est aussi promue par Platon, qui semble hésiter entre la
valorisation d’un principe souverain et la polarité de deux principes
opposés. Le premier motif s’enracine fortement dans plusieurs
lieux majeurs du corpus platonicien : l’apologue de la caverne au
début du L. VII de la République, le début du discours de Timée

mutuelle, tel le νοῦς d’Anaxagore, qui pense et meut une réalité à lui extrinsèque
(Mét., Λ, 1075b8). Le livre se clôt sur l’affirmation forte de l’unicité du principe
ultime (qui ne peut être que bon).
9 « Τὸ πάντων µὲν ἀγαθῶν αἴτιον, κακοῦ δὲ µηδενὸς (αἴτιον) νοµίζειν εἶναι τὸ θεῖον »,

Philon en EUSÈBE, Prép. Ev. VIII, 12, 12. On se rappellera que, toujours selon
Eusèbe, Irénée avait adressé au gnostique Florinus un traité intitulé « Sur la
monarchie (divine) ou que Dieu n’est pas l’auteur des maux ».
10 NUMENIUS, fr. 52 d’après CHALCIDIUS, In Timæum, § 296, Collection des

Universités de France, p. 96. Ce sera encore le cas de Mani, au témoignage de


GRÉGOIRE DE NYSSE, Contre Eunome I, 35, § 520, où se trouvent opposées la
« cause des maux » et la « source des biens » (ἀγαθῶν πηγή).
11 NUMENIUS, fr. 52, § 297, CUF, p. 97.
12 C’est en ce sens qu’il convient apprécier la réaction de Marc-Aurèle, qui rejette

la dualité de principes, et reconduit toutes choses, y compris les maux, à τὴν


πάντων πηγήν (Pensées VI, 36).

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DIEU, SOURCE DE TOUS BIENS

dans le dialogue du même nom, sans omettre une sentence


fameuse de l’apocryphe deuxième Lettre. En Rép. VII en effet, le
bien (τἀγαθόν), ou l’idée de bien vers laquelle tend l’ascension de
celui qui monte vers le vrai est dite « cause de toutes les choses
droites et belles », « πάντων ὀρθῶν τε καὶ καλῶν αἰτία », avant d’être
présentée aussitôt comme productrice dans le monde sensible de la
lumière et dans le domaine intelligible de la vérité (Rép. VII, 517c).
Le discours de Timée développe une idée similaire, de manière plus
détaillée, en présentant la bonté du Démiurge comme cause (αἰτία,
29d), puis comme principe (ἀρχή, 29e) de l’univers, en tant que
beau et ordonné 13 . Irénée lui-même fera écho à ce passage en
écrivant :
Platon […] a montré encore que le créateur et formateur de ce
tout était bon : “en celui qui est bon, aucune envie à propos
d’aucune chose ne naît jamais” (Timée 29e), posant la bonté de
Dieu comme principe et cause (très probablement ἀρχὴ καὶ αἰτία)14
de la formation du monde15.
La Lettre II occupe une place particulière dans le corpus des
lettres apocryphes. Elle comporte en effet une phrase, qui
connaîtra une importante diffusion à l’époque impériale,
explicitement donnée comme correspondant à un enseignement
« en énigmes » (δι’ αἰνιγµῶν). L’auteur de la lettre, qui emprunte les
traits d’un Platon pythagoricien, y déploie une triade inégale, dont
le premier élément est nettement privilégié :
tout se rapporte au roi de toutes choses et tout est en vue de lui,
et cela est la cause de tout ce qu’il y a de beau (αἴτιον ἁπάντων
τῶν καλῶν), en deuxième lieu il y a ce qui se rapporte au deuxième
plan et en troisième au troisième16.

13 Ce dernier étant « très beau », sa cause ne peut qu’être excellente (29a).


14 Cf. ci-dessus le fr. 52 de Numénius transmis par Chalcidius.
15 « Plato Factorem et Fabricatorem huius uniuersitatis bonum ostendit : “Bono autem, inquit,

nulla umquam de quoquam nascitur inuidia”, hoc initium et causam fabricationis mundi
constituens bonitatem Dei…», IRÉNÉE, Adversus hæreses (AH), III, 25, 5.
16 « Περὶ τὸν πάντων βασιλέα πάντ’ ἐστὶ καὶ ἐκείνου ἕνεκα πάντα, καὶ ἐκεῖνο αἴτιον

ἁπάντων τῶν καλῶν· δεύτερον δὲ περὶ τὰ δεύτερα, καὶ τρίτον περὶ τὰ τρίτα » (PS.-
PLATON, Lettre II, 312e).

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DE L’ACTION À L’ACTE

Le « roi de toutes choses » (ὁ πάντων βασιλεύς) sera identifié


par la tradition à la divinité17. Ce qui semble dit ici, à travers ce
langage un peu opaque, c’est que l’orientation de tout ce qui existe
vers le « roi » universel est « cause de tout ce qu’il y a de beau ». On
ignore la date de ce texte qui, selon l’auteur de l’Elenchos contre toutes
les hérésies (début du IIIe siècle), aurait été connu du gnostique
Valentin (vers 140), mais les plus anciennes attestations explicites
datent de la seconde moitié du IIe siècle, avec Numenius, Apulée,
Justin, Clément d’Alexandrie (deux citations) et le commentaire
d’Alexandre d’Aphrodise à Métaphysique A (deux citations), attestant
la diffusion et l’impact de ce faux18.

« Source et principe » : l’émergence de la métaphore de la source


Le début du discours « délirant » de Socrate dans le Phèdre
déplace un peu la problématique. Il ne s’agit plus seulement de
savoir qui est cause des biens, mais d’identifier le principe du
mouvement continu de l’univers 19 – dont la régularité et la
permanence font partie de la beauté : comme ce qui est mû reçoit
son mouvement et son animation d’un autre, l’âme est alors
désignée comme « source et principe du mouvement » (πηγὴ καὶ
ἀρχὴ κινήσεως, 245c fin). Nous ne sommes donc plus tout à fait ici
dans un questionnement sur la cause, mais dans une tentative
connexe de remontée vers une origine dynamique, ce que le
discours inspiré de Socrate exprime dans le redoublement
métaphorique de la référence au « principe » par l’évocation d’une

17 Il est probable que cette lettre et sa sentence mystérieuse, répandues au cours


de la deuxième moitié du deuxième siècle, aient été connues d’Irénée, même s’il
n’y fait pas référence explicitement. On trouve cependant chez Irénée, soit mis
dans la bouche des gnostiques, soit assumée par lui, l’expression « roi de toutes
choses » (omnium rex), cf. AH I, 5, 1. Il cite en tout cas, en AH III, 25, 5, le
« vieux discours » sur « le début, la fin et le milieu de tout ce qui existe »
(PLATON, Lois IV, 715e-716a), qui selon Saffrey est à l’origine de la tradition
dont la Lettre II se fait l’expression (H. D. SAFFREY, L. G. WESTERINK, Proclus,
La théologie platonicienne, L. II, Paris, 1974, p. XX-LIX, ici p. XXIII- XXV).
18 H. D. SAFFREY, L. G. WESTERINK, Proclus, La théologie platonicienne, L. II, Paris,

1974, p. XX-LIX, aux pages XXXV-XLIII, pour la postérité de cette sentence,


de Valentin à Alexandre.
19 Cf. aussi PLATON, Lois X, 995b2 sur le « principe (ἀρχή) de tous les

mouvements », cf. 896b2, sur l’âme ἀρχὴ κινήσεως.

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DIEU, SOURCE DE TOUS BIENS

« source » 20. Il s’agit sans doute ici de la première occurrence d’un


tel emploi figuré en philosophie (au moins dans l’état actuel du
corpus grec conservé), et le fait que l’élément métaphorique soit un
« plus », une sorte d’ornement lié à l’élévation inspirée du discours,
se trahit par le retour du recours, dans la phrase suivante, au seul
terme d’ἀρχή (κινήσεως)21. La reprise du thème au Livre X des Lois
montre bien l’ambigüité, et une certaine hésitation, dans la pensée
du maître de l’Académie : toute la première partie de la démons-
tration de l’existence de la divinité, qui passe par celle du statut
moteur et causal de l’âme, aboutit à poser que, si l’âme est origine
du mouvement, cela fait d’elle la « cause des biens » (ἀγαθῶν αἰτία,
896d6). Ultimement, elle est aussi « cause de toutes choses » (τῶν
πάντων αἰτία, 896d8), même si une question de l’Athénien fait peu
après rebondir le discours, non sans quelque surprise et trouble
pour le lecteur, et suggère qu’existe aussi une cause du désordre et
du mal (896e6), ce qui aboutit donc à l’admission de deux
principes, dont l’un néanmoins, celui du bien, se trouve nettement
privilégié. Pour revenir au passage du Phèdre, le redoublement
métaphorique de l’expression (πηγὴ καὶ ἀρχή), qui tend à
transformer le principe, d’abord simple fonction, en entité substan-
tielle, aura entre autre un fort impact en particulier sur Plotin,
comme nous le verrons ci-dessous.

20 Le doublet πηγὴ καὶ ἀρχή préexistait peut-être à son emploi par Platon dans le
Phèdre, en tout cas il s’est rapidement répandu comme un syntagme lexicalisé,
utilisé couramment par exemple dans plusieurs lieux des Météorologiques, des
Parties des animaux ou des Éthiques d’Aristote (par exemple) ; dans certains cas on
retrouve un usage approprié de l’ajout de « source », comme chez GALIEN, qui
parle du « cœur principe et source du sang animé pour les vivants » (De usu
partium VI, 8), ou encore chez MARC-AURÈLE comme une comparaison
exprimant la nécessité (Pensées IV, 33, 1), mais la plupart du temps il s’agit
apparemment d’un simple redoublement stéréotypé. Le TLG offre une
soixantaine d’occurrences de ce doublet, depuis le corpus hippocratique jusqu’à
Alexandre d’Aphrodise.
21 PLATON, Phèdre, 245c.

181
DE L’ACTION À L’ACTE

L’étape aristotélicienne

La recherche du principe
Dès son deuxième chapitre, le premier Livre de la Métaphysique
donne comme visée de la recherche la poursuite d’une science
susceptible de porter ses regards sur « les premiers principes et (les
premières) causes » (982b10), dans le prolongement de tentatives
antérieures, celles des philosophes du siècle précédent principa-
lement, mais de manière plus aboutie. Aristote précise encore que
« Dieu semble à tous faire partie des causes et être un principe22 ».
Ainsi, à propos d’Anaxagore (et même de son mythique
prédécesseur asiate Hermotime de Clazomènes), Aristote lui
attribue d’avoir considéré le νοῦς présent dans l’univers comme
« cause » (αἴτιον) de son ordonnancement 23 . Il continue en
affirmant : « ceux qui pensent ainsi, en même temps qu’ils ont bien
donné la cause qui est le principe (τὴν αἰτίαν ἀρχήν) de ce qui est,
ont aussi identifié le principe d’où provient (τὴν τοιαύτην ὅθεν) le
mouvement pour ces êtres24 ». En dépit du précédent du Phèdre
platonicien, qui se rapportait aussi au principe du mouvement,
Aristote ne recourt jamais, sans doute pour préserver la
complétude et l’autonomie du premier, à la métaphore de la source
comme synonyme de principe 25 . En revanche il donne, au
commencement du Livre Δ, une notice sur le sens et les emplois du
terme ἀρχή, principe, qui en comporte vers la fin une tentative de
définition généralisante : « tous les principes ont en commun d’être
un premier d’où (quelque chose) soit est, soit devient, soit est
connu 26 », et la notice se referme sur une notation suggestive :
« pour beaucoup (de choses) en effet, le principe de la connaissance

22 « θεὸς δοκεῖ πάντων αἰτίων πᾶσιν εἶναι καὶ ἀρχή τις », ARISTOTE, Mét., Α, 983a9.
23 Ibid., 984b15.
24 « Οἱ µὲν οὖν οὕτως ὑπολαµβάνοντες ἅµα τοῦ καλῶς τὴν αἰτίαν ἀρχὴν εἶναι τῶν

ὄντων ἔθεσαν, καὶ τὴν τοιαύτην ὅθεν ἡ κίνησις ὑπάρχει τοῖς οὖσιν », ARISTOTE, Mét.,
Α, 984b20.
25 En revanche, on trouve assez fréquemment dans le corpus aristotélicien le

doublet πηγὴ καὶ ἀρχή (sept fois selon le TLG), mais à propos soit de causalité
physique, soit de causalité morale ou sociale, cf. H. BONITZ, Index aristotelicus,
Berlin, 1961 (reprint 1975), sub uocem, p. 591.
26 « Πασῶν µὲν οὖν κοινὸν τῶν ἀρχῶν τὸ πρῶτον εἶναι ὅθεν ἢ ἔστιν ἢ γίγνεται ἢ

γιγνώσκεται (τι) », ARISTOTE, Mét., Δ, 1013a17-19.

182
DIEU, SOURCE DE TOUS BIENS

et du mouvement est (l’être) bon et beau27 ». De fait, au moment de


s’approcher du principe ultime et de l’atteindre, en Métaphysique Λ,
7, Aristote revient à la notion de principe, en énonçant son affinité
avec la nécessité (« ne pas pouvoir être autrement qu’il est ») et le
bien : « (il est) en effet du fait de la nécessité et, dans la mesure où
(il est) par nécessité, il s’agit d’un (être) bon (καλῶς), et (c’est) ainsi
qu’il est principe28 ». Ce « il » au neutre qui est ultimement principe
est le même qui, au cours du développement, est nommé « νοῦς » et
enfin « Dieu » (ὁ θεός).

La perfection du principe, cause de ce qui est bon


Une fois le principe désigné, l’exposé discursif connaît une
sorte de suspension, où le regard s’attache à ce premier pour dire ce
qu’il est : substance, acte, vie, pensée, éternelle plénitude de
jouissance (1072b) car il est immatériel, simple et dépourvu de
parties (1073a). Conformément à une sagesse ancienne, qu’il est
possible de rapprocher de celle de Xénophane, le divin « contient
toute la nature » (1074b). À la toute fin de 1072b en particulier, le
philosophe s’approche pour le sens de l’expression « τῶν καλῶν
αἰτία καὶ ἀρχή », en évoquant la « cause » parfaite « des réalités
belles », à propos du premier qu’il identifie à Dieu, et dont il
affirme que son statut de cause ne s’oppose pas, au contraire, à ce
que lui soit inhérent « tout ce qu’il y a de plus beau et d’excellent »
(τὸ κάλλιστον καὶ ἄριστον) 29. Le Livre Λ se referme sur la discus-
sion des questions qui occupaient le premier livre, celle de la
multiplicité, de la dualité ou de l’unicité de principe, et aboutissent
à un choix très clair en faveur de l’unicité (« qu’il n’y ait qu’une
seule tête ! »), le bien ou l’excellent (« τὸ ἀγαθὸν καὶ τὸ ἄριστον »)
étant à la fois séparé et principe de l’ordre bon de l’univers (1075a
et b).

27 « Πολλῶν γὰρ καὶ τοῦ γνῶναι καὶ τῆς κινήσεως ἀρχὴ τἀγαθὸν καὶ τὸ καλόν »,
ARISTOTE, Mét., Δ, 1013a21-22.
28 « Ἐξ ἀνάγκης ἄρα ἐστὶν ὄν· καὶ ᾗ ἀνάγκῃ, καλῶς, καὶ οὕτως ἀρχή », ARISTOTE,

Mét., Λ, 7, 1072b10-11.
29 ARISTOTE, Mét., Λ, 7, 1072b30-1073a3. Il s’agit du paragraphe qui fait

immédiatement suite à l’exposé consacré au mode d’être et de vie du premier


principe et moteur.

183
DE L’ACTION À L’ACTE

La « source des biens » dans la philosophie de l’époque impériale

Vers l’adoption de la métaphore de la source


La métaphore de la source apparaît ensuite pour nous chez un
vulgarisateur platonicien contemporain d’Irénée, Maxime de Tyr30,
mais elle reste limitée à une évocation de la participation (µετέχειν)
des beautés du monde sensible à la beauté divine, dont elles
découlent, étant issues de cette source éternelle et pure (ἐκ πηγῆς
ἀενάου καὶ ἀκηράτου)31.
Plotin pour sa part reprend le doublet platonicien du Phèdre,
πηγὴ καὶ ἀρχή, non plus en l’appliquant au principe du mouvement,
mais à celui du beau, lorsqu’il mentionne le fait que le bien (τὸ
ἀγαθόν), placé au-delà de l’intelligible et des idées, est « source et
principe du beau » (πηγὴ καὶ ἀρχὴ τοῦ καλοῦ), c’est-à-dire de
l’intelligible32. Toujours à propos du « premier », auquel tous les
êtres animés, rationnels, intellectifs et vivants ont part, et dont il est
la « source et le principe » (πηγὴ καὶ ἀρχή), on ne saurait exprimer la
qualité et la quantité de sa bonté, tant elle est grande 33 . Plus
généralement, il recourt volontiers à la métaphore de la « source »,
et s’explique à ce propos quand il compare le principe, « puissance
de toutes choses » (δύναµις τῶν πάντων) à une source ou à une
racine :
Ce qui est au-dessus de la vie est cause de la vie (αἴτιον ζωῆς).
Car l’activité de la vie qui est le tout n’est pas première, mais c’est
comme si elle s’était écoulée comme d’une source (ὥσπερ
προχυθεῖσα αὐτὴ οἷον ἐκ πηγῆς). Pense de fait (Νόησον γάρ) à une
source n’ayant pas d’autre principe (πηγὴ ἀρχὴν ἄλλην οὐκ ἔχουσα),
s’étant donnée elle-même aux cours d’eau tout en demeurant elle-
même dans le repos, sans se perdre en eux […]34.
On notera ici l’insistance de l’exposé plotinien, avec la
redondance ὥσπερ/οἷον et la référence explicite à l’évocation

30 Voir l’article « Maxime de Tyr », dans R. GOULET, Dictionnaire des philosophes


antiques, t. 6, p. 324-347.
31 MAXIME DE TYR, De Dieu selon Platon, Diatribe, XI, 11.
32 PLOTIN, Traité 1 [I, 6], 6, 15.
33 PLOTIN, Traité 38 [VI, 7], 23, 21.
34 PLOTIN, Traité 30 [III, 8], 10, 5 et suiv. Je m’inspire ici de la traduction inédite

de B. HAM, Plotin, Traité 30, Paris, Vrin (à paraître), et le remercie pour cette
communication.

184
DIEU, SOURCE DE TOUS BIENS

mentale de la représentation figurée (νόησον γὰρ πηγήν), sur le


processus comparatif, qui rappelle la distinction entre l’objet visé et
l’image utilisée, mais dans le même moment authentifie la
métaphore comme expression valable de la relation de continuité
entre le premier principe, celui qui « n’a pas d’autre principe », et les
réalités à la fois similaires et distinctes qui en « découlent ». Une
continuité que l’image de la source présente comme naturelle, mais
qui relève aussi du « don ». Ce passage, qui s’affranchit du doublet
platonicien du Phèdre, fonde ainsi la légitimité d’un usage conscient
en métaphysique de la métaphore de la « source ».

La médiation des commentaires de la Métaphysique d’Aristote


Nous retrouvons cette métaphore dans les commentaires de la
Métaphysique, à propos de la communication de la connaissance.
Dieu ne refuse pas aux hommes d’y accéder, n’étant pas
« envieux », mais au contraire généreux, comme le soulignait
Aristote en Mét., A, 983a2-3. Alexandre d’Aphrodise se contentait
ici de paraphraser rapidement le texte d’Aristote, en explicitant la
référence platonicienne du Phèdre sur l’absence d’envie en Dieu. Le
commentaire d’Asklepios au premier livre de la Métaphysique (VIe
siècle) en revanche, ainsi que le commentaire anonyme édité avec
celui d’Alexandre d’Aphrodise sous le nom d’« autre » version
divergente, qui ne présentent entre eux que des variantes minimes,
reconduisent l’affirmation de la non-envie divine à celle de la bonté
du premier, exprimée à l’aide de l’évocation de la « source » :
comment serait-il possible que la divinité soit envieuse, elle qui
est source de bonté (πηγὴν ἀγαθότητος), de laquelle (ἐξ οὗ) tout
vient largement aux autres êtres, comme le dit aussi Platon, à
savoir que Dieu a conduit toute chose à l’être par sa bonté (cf.
Timée 29e sur le Démiurge « bon » et donc inaccessible à l’envie) ;
comment serait-il possible à la source de la bonté/du don (τῆς
ἀγαθότητος, Askl./τῆς δωρεᾶς, rec. alt.), d’envier35 ?

35« Πῶς οὖν δυνατὸν εἶναι τὸν θεὸν φθονερόν, ὄντα πηγὴν ἀγαθότητος, ἐξ οὗ πάντα
τοῖς ἄλλοις χορηγοῦνται ; ὥς φησι καὶ ὁ Πλάτων, ὅτι διὰ τὴν αὐτοῦ ἀγαθότητα ό θεὸς
παρήγαγε τὰ πάντα· ἀγαθὸς γὰρ ἦν, ἀγαθῷ δὲ οὐδεὶς περὶ οὐδενὸς οὐδέποτε
ἐγγίγνεται φθόνος (Timée 29e). πῶς οὖν δυνατὸν τὴν πηγὴν τῆς δωρεᾶς (ἀγαθότητος,
Ascl.) φθονεῖν », M. HAYDUCK, Alexandri Aphrodiniensis in Aristotelis Metaphysicam
Commentaria, Berlin, Commentaria in Aristotelem Græca, vol. I, 1891, p. 18
(alterius recensionis gravior discrepantia, lg 3-6) ; cf., du même, Asclepii in Aristotelis

185
DE L’ACTION À L’ACTE

Il semble donc que la métaphore de la source ait été assez


répandue à l’époque de ces commentaires (la date du commentaire
anonyme est incertaine, mais très probablement postérieure à
Asklepios36), pour qu’elle se trouve appliquée, à deux reprises en
quelques lignes, à la diffusion du bien, de la bonté et de la
générosité (le « don ») qui trouvent leur origine en Dieu, le Dieu
démiurgique du Timée, mais aussi celui dont Aristote au premier
livre de la Métaphysique (983a) pose l’absence d’envie.

La postérité néo-platonicienne
Au Ve siècle, Proclus, à propos là encore du lieu clé de Timée
29e, est un témoin de cette identification du « Bien » platonicien
avec le Dieu qualifié de bon et de cause des biens dans la République
(379b et c), identification qu’il dit être « faite par beaucoup », mais
qu’il rejette, ce dernier Dieu étant pour lui assimilable au démiurge
et donc inférieur. Le commentateur du Timée distingue en effet
entre « le Bien » absolu et le bien participé :
Il y a d’une part la bonté absolue, de l’autre celle qui est
inhérente à l’intellect démiurgique. La première est la source de
tous les biens (« πηγὴ τῶν ἀγαθῶν ἐστι πάντων »), intellectifs et
intelligibles, supracosmiques et intracosmiques37…

Metaphysicorum libros A-Z Commentaria, CAG, vol. VI, Berlin, 1898, p. 21.
P. GOLITSIS, « La recensio altera du Commentaire d’Alexandre d’Aphrodise à la
Métaphysique d’Aristote et le témoignage des manuscrits byzantins Laurentianus
Plut. 87, 12 », dans J. SIGNES CODONER, I. PEREZ MARIN (éd.), Textual
Transmission in Byzantium : Between Textual Criticism and Quellenforschung, Turnhout,
2014, p. 199-230, ici p. 213, voit, sur la foi d’un parallèle assez lointain avec les
Homélies sur Jean de Jean Chrysostome, dans la variation introduite à la seconde
occurrence par la recensio altera (« τῆς δωρεᾶς », au lieu d’ « ἀγαθότητος »), une
christianisation du texte d’Alexandre, repris fidèlement au contraire par
Asklepios.
36 P. GOLITSIS, op. cit. à la note précédente, a étudié la relation de la version

éditée par HAYDUCK sous le nom de recensio altera avec la transmission directe du
commentaire d’Alexandre d’une part, avec les commentaires d’Asklepios et de
Michel d’Éphèse de l’autre. Il en déduit qu’il s’agit d’un commentaire autonome,
empruntant beaucoup à Alexandre certes, mais comme le faisait aussi Asklepios,
élaboré à des fins didactiques au début du VIIe siècle à Alexandrie, peut-être par
le philosophe chrétien Stephanos d’Alexandrie.
37 A.-J. FESTUGIÈRE, Proclus, Commentaire sur le Timée, traduction et notes, L. II,

Paris, 1967, p. 121-182, ici p. 219.

186
DIEU, SOURCE DE TOUS BIENS

De même, dans le Commentaire du Parménide, la seconde instance


est dite « imiter la source de tous les biens » (τὴν τῶν ἀγαθῶν
πάντων πηγήν), c’est-à-dire la bonté suprême 38 . En ce sens, le
discours sur la « source » implique, comme c’était le cas chez
Plotin, une remontée vers le plus originel.

L’expression « source de tous biens » rapportée à Dieu


dans la première littérature chrétienne
Beaucoup d’éléments nous échappent en ce qui concerne
l’arrière-plan philosophique de la pensée d’Irénée. Il connaissait
certainement le Timée, dont il cite précisément le passage sur la
générosité et l’absence d’envie, probablement les Lois, dont il cite
une sentence, peut-être aussi la République ou le Phèdre. Il n’est pas
impossible qu’il ait eu connaissance des livres d’Aristote Μετὰ τὰ
φυσικά, qui avaient probablement été commentés par Aspasius une
cinquantaine d’années plus tôt 39 , mais on n’en a aucune trace.
Indépendamment de son indéniable compétence dialectique et
réfutative, on peut considérer que sa culture générale, quoique
apparemment plus solide, recoupait à peu près celle de son
contemporain Maxime de Tyr. Outre les sources proprement
philosophiques, l’idée que Dieu était la « source de tous biens »
pouvait être suggérée à Irénée par deux prédécesseurs du premier
siècle, Philon d’Alexandrie qui, dans une belle page du De mutatione
nominum, oppose les bienfaits que Dieu procure à travers ses
œuvres, et ceux qu’il communique en se donnant lui-même dans le
lien de l’alliance. En une éloquente prosopopée, le savant
alexandrin fait dire à Dieu : « je suis moi-même le principe et la
source (ἀρχὴ καὶ πηγή) de toutes grâces » et de tous dons40. Dans le
même sens, la lettre de l’apôtre Jacques, certainement connue
d’Irénée, affirme en son premier chapitre : « toute communication

38 PROCLUS, Commentaire sur le Parménide, L. IV, § 63.


39 R. GOULET, art. « Aspasios » dans R. GOULET, DPhA t. 1, Paris, 1989, p. 635-
636 et, pour une présentation plus approfondie, J. BARNES, « An Introduction to
Aspasius », Method and Metaphysics. Essays in Ancient Philosophy I, Oxford, 2011,
p. 212-261 (p. 222 pour les commentaires sur la Métaphysique).
40 « Ἡ πασῶν χαρίτων ἀρχή τε (59) καὶ πηγὴ αὐτός εἰµι ἐγώ », PHILON, De mutatione

nominum, § 58-59 ; cf. aussi, du même, De migratione 30, où la présence accompa-


gnatrice (σύνοδος) de Dieu est dite « source, d’où s’écoulent les biens ».

187
DE L’ACTION À L’ACTE

bonne et tout don parfait descend d’en-haut (on serait tenté de


dire : « s’écoule d’en-haut ») du Père des humains41 ».

L’usage de la formule chez Irénée et sa postérité


L’originalité de l’apparition de la formule chez Irénée, c’est
qu’elle intervient la première fois, et revient à deux reprises, à
l’aboutissement et comme clausule d’un discours anaphorique sur
Dieu, qui emprunte la majeure partie de son contenu à la tradition
théologique d’origine xénophanienne. Le syntagme « source de
tous biens » est si étroitement lié à ce contexte xénophanien qu’il
ne réapparaît nulle part ailleurs dans l’œuvre d’Irénée. En revanche,
il est possible d’observer une telle conjonction entre une théologie
de « marque » xénophanienne et la désignation de Dieu comme
source au deuxième siècle, d’une part dans le traité gnostique
d’Eugnoste le bienheureux et de l’autre chez Maxime de Tyr. Après
Irénée, la même conjonction réapparaîtra chez les chrétiens Cyrille
de Jérusalem et Épiphane de Salamine, peut-être sous l’influence
d’Irénée en ce qui concerne le premier, comme une reprise claire
d’Irénée pour le second. Dans les textes envisagés à partir de
maintenant, le principe n’est plus recherché ou désigné, mais que
Dieu soit principe du tout est considéré comme acquis.

Émergence au deuxième siècle


Le discours XI du rhéteur et divulgateur Maxime de Tyr,
consacré au « Dieu de Platon » (Τίς ὁ θεὸς κατὰ Πλάτωνα) associe
dans sa dernière partie (§ 8-11), une exaltation du Dieu νοῦς, « père
et géniteur du tout » (πατέρα καὶ γεννητὴν τοῦ ξύµπαντος)42, « pure
lumière » (ἀκήρατον φῶς) 43 , où il reprenait la sentence de
Xénophane puisque non seulement Dieu intellige « toutes choses
en même temps » (fin du § 7), mais il « voit et entend », c’est-à-dire
perçoit tout, et le recours final (au § 11) à la métaphore de la
source, comme nous l’avons vu plus haut, même si celle-ci ne

41« Πᾶσα δόσις ἀγαθὴ καὶ πᾶν δώρηµα τέλειον ἄνωθέν ἐστι καταβαῖνον ἀπὸ τοῦ
πατρὸς τῶν φώτων » (Jc I, 17).
42 Cette expression est rapportée par Maxime à « l’ange de l’Académie », il s’agit
d’une reformulation du fameux « ποιητὴς καὶ πατὴρ τοῦδε τοῦ παντός » de Timée
28c, MAXIME DE TYR, Diatribe XI, 9, cf. aussi 12.
43 Ibidem, § 11.

188
DIEU, SOURCE DE TOUS BIENS

prend pas la forme d’une désignation formulaire, mais simplement


d’une comparaison.
De façon plus précise, et paradoxalement plus proche de ce
que nous trouvons chez Irénée, le bref traité gnostique doublement
présent dans les collections de Nag-Hammadi, daté de la seconde
moitié du deuxième siècle, propose, en sa première partie, une
synthèse de traits d’origine xénophanienne et de théologie négative
à tonalité méso-platonicienne. La seconde partie expose le
déploiement de la série des « éons ». Dans la première partie, Dieu
est dit éternel, car non engendré, et semblable à lui-même. Il
« embrasse tout par son regard » et se contemple lui-même, il est
un et bon inaltérablement. Bienheureux et parfait, on l’appelle
« Père de toutes choses », car il contient tout, mais « n’est contenu
par rien ». « Il est tout entier intellect (ὅλος νοῦς) », un νοῦς qui se
déploie en actes distincts de pensée, « source » enfin « de toutes
choses », πηγή (τῶν ὅλων)44. Cette expression, qui vient clore le
premier moment théologique, consacré au « Père » en lui-même, se
trouve à la charnière des deux parties du traité : elle fait là aussi,
avant Irénée, fonction de clausule.

Dieu « source de tous biens » dans l’Adversus hæreses


La même fonction de clausule, nous l’avons déjà indiqué, est
donnée au syntagme « source de tous biens » dans les trois
développements d’Irénée qui le mentionnent. Cette expression
s’inscrit dans le prolongement de la sentence de Xénophane mais
s’en distingue par une autre « couleur » philosophique, on peut
donc la considérer comme externe ou charnière. Les trois cas où la
formule « source de tout bien » vient clore l’énoncé correspondent
aux trois premières occurrences du motif xénophanien dans chacun
des livres de l’Adversus hæreses concernés, respectivement au Livre I,
au Livre II et au Livre IV (le motif est absent des Livres III et V).
On peut considérer que les deux cas restants qui reprennent la
sentence B 24, tous deux situés plus avant dans le Livre II,
correspondent à des variations sur le thème apparu d’abord au
paragraphe 13 de ce livre, ce qui expliquerait que ces occurrences

44Lettre d’Eugnoste le bienheureux, Codices Gnostici III, 73, lg 13, D. TRAKATELLIS,


O yperbatikos Theos tou Eugnôstou. Exêgêtikê symbolê eis tên ereunan tôn gnôstikôn
keimenôn tou Nag Hammadi, Athènes, 1977, p. 73.

189
DE L’ACTION À L’ACTE

« complémentaires » se trouvent dépourvues de clausule (voir


tableau).
Si on fait abstraction de ces deux derniers cas, on observera
que la référence du Livre I (la toute première de l’ouvrage) est la
plus sobre et la plus ramassée : elle s’en tient à une reprise littérale
du vers de Xénophane (où les verbes se trouvent simplement
substantivés, transformés en noms d’action), intégrant, selon la
version grecque, l’insertion, après la mention du νοῦς, de « tout
entier lumière » (ὅλος φῶς), et s’achevant sur l’expression
développée « tout entier source de tous biens » (ὅλος πηγὴ πάντων
τῶν ἀγαθῶν). Le rythme anaphorique (« tout entier… tout
entier… ») confère au passage une qualité quasi hymnique, où
l’énumération des actes divins vient aboutir, avec un élargissement
qui joue le rôle d’un « point d’orgue », à l’évocation du Dieu
« source ». Si on tient compte de l’ajout de « φῶς » (absent dans la
traduction latine), il y a donc cinq noms qui caractérisent l’acte
divin « tout entier », c’est-à-dire dans sa simplicité et sa plénitude :
intellection, lumière, œil, audition, source. Le dernier nom se
détache nettement des précédents, par sa nature métaphorique et
par son orientation ad extra, qui prolonge, sur un autre registre, les
caractéristiques de l’activité interne de Dieu. Après ce passage du
premier Livre, la première occurrence du Livre II, livre fortement
marqué par cette thématique, est au contraire la plus ample et la
plus développée : après une série de cinq adjectifs insistant,
conformément à la doctrine de Xénophane, sur la simplicité de
Dieu et son identité avec lui-même, le développement insère, entre
le premier terme de la triade xénophanienne – et le plus essentiel –,
à savoir l’intellect, et les deux autres termes correspondant à la vue
et à l’ouïe, quatre autres noms d’activités intellectives déployant le
champ de l’exercice de l’intellect, avant de s’achever sur les deux
éléments extrinsèques à l’héritage de Xénophane : « tout entier
lumière » et « tout entier source de tous biens ». En réalité, en dépit
de l’expansion interne, ce cas est très similaire à celui du L. I, et
tout se passe comme si la théologie du « Dieu en lui-même » de
Xénophane aboutissait au Dieu se communiquant de la tradition
platonico-aristotélicienne. Le troisième cas enfin s’insère bien plus
loin dans l’œuvre d’Irénée, dans la première partie du Livre IV. La
théologie xénophanienne « interne » s’y trouve ramenée à trois
qualifications, dont la première a le plus de poids (« parfait en

190
DIEU, SOURCE DE TOUS BIENS

tout »), la référence à la sentence B 24 est réduite à son terme


essentiel, le νοῦς, doublé ici encore par la « lumière », mentionnée
en premier (ὅλος φῶς καὶ ὅλος νοῦς), avant l’introduction d’une
dénomination clairement philosophique (οὐσία) étrangère au
substrat xénophanien, et directement raccordée à la clausule (ὅλος
οὐσία καὶ πηγὴ πάντων τῶν ἀγαθῶν), par l’enchaînement stylistique45
aussi bien que par son origine platonico-aristotélicienne46. Nous
sommes ici aux origines de la première théologie philosophique
chrétienne, et nous voyons le Dieu de Xénophane, unifié, simple,
parfait dans sa plénitude et en même temps éminemment actif et
connaissant, échapper à l’immanence et à son identification avec le
« tout », pour devenir une « substance » (οὐσία) dont la bonté
s’exprime par sa fonction d’origine de tous les biens pour l’univers
et pour l’homme. Nous avons déjà vu qu’au livre III, Irénée
renvoyait pour cela à Platon :
Platon paraît être plus religieux que ces gens (les gnostiques), lui
qui a confessé le même Dieu à la fois juste et bon […], et qui a
montré encore que le créateur et formateur de ce tout était
bon (avec citation de Timée 29e), posant la bonté de Dieu comme
principe et cause (très probablement ἀρχὴ καὶ αἰτία) 47 de la
formation du monde48.
Par le raccord de la métaphore de la « source », et particu-
lièrement de la « source de tous biens », au substrat xénophanien,
Irénée va au-delà de la désignation de la bonté divine comme
principe originel de l’univers : il n’y a dans ces passages aucune
remontée temporelle ou logique vers un premier : c’est par lui-
même et dans une sorte d’intemporalité rayonnante que Dieu
toujours est généreux.

45 On notera l’effacement, au L. IV, de la « matrice » stylistique du vers


xénophanien, avec l’omission de « ὅλος » devant « source de tous biens ».
46 On pense naturellement au lieu majeur de la Métaphysique aristotélicienne sur le

Premier Moteur, où Dieu (qui sera appelé νοῦς en 1072b20) est dit être ἀΐδιον καὶ
οὐσία καὶ ἐνέργεια οὖσα (Mét., 1072a25). Le fait que le premier soit éminemment
substance est déterminant pour Aristote. Irénée y fait ici écho.
47 Cf. ci-dessus le fr. 52 de Numénius transmis par Chalcidius.
48 IRENEE, AH III, 25, 5.

191
DE L’ACTION À L’ACTE

La postérité d’Irénée
Le IVe siècle, à notre connaissance, offre deux échos à la série
des variations d’Irénée sur la sentence de Xénophane, dont le
premier est assez remarquable. Au milieu du IVe siècle, l’évêque
Cyrille de Jérusalem, dans le cycle des catéchèses exposant le
contenu de la foi chrétienne, aborde, après des préliminaires
généraux sur la foi, la « monarchie divine » (la souveraineté et
l’unicité divine). La sixième catéchèse s’attache ainsi à l’incipit du
symbole de foi : « je crois en un Dieu unique ». De manière assez
similaire à ce qu’on trouve dans la Lettre d’Eugnoste, le début de
l’exposé mêle un fond catéchétique emprunté à Xénophane,
nettement caractérisé (Dieu « unique, éternel, toujours semblable à
lui-même, parfait en tout, présent partout), à une énumération
exaltant le Dieu unique en termes, souvent négatifs, plutôt
platoniciens (§ 7). Après une parenthèse consacrée à démythifier les
anthropomorphismes bibliques (§ 8), le § 9 renoue, de manière
ramassée et synthétique, avec l’inspiration du § 7, qu’elle résume
ainsi dans ses premiers mots :
Il est unique, présent de tous côtés, voyant tout, intelligeant tout
[…], suprême et intarissable source de tout bien, fleuve de bienfaits,
lumière éternelle, resplendissant intarissablement49.
On observe qu’ici les expressions sont redoublées pour
davantage de clarté et d’intensité : la métaphore de la « source » en
particulier se trouve prolongée par celle du « fleuve », et celle de la
« lumière » par celle du rayonnement. L’exposé théologique de ces
paragraphes se répartit en quatre moments, comme chez Irénée :
l’évocation de « Dieu en lui-même » telle que transmise par la
tradition xénophanienne, celle de son activité noétique et
sensorielle (conformément à la sentence B 24), suivies de deux
ajouts qui relèvent cette fois de la tradition platonicienne : Dieu
comme « source du bien » et comme « lumière ».
Chez Épiphane de Salamine, postérieur d’un quart de siècle
environ à Cyrille, une comparaison du Père des gnostiques (école
de Ptolémée) avec le Zeus d’Homère, en défaveur du premier,

49« Εἷς ἐστι πανταχοῦ παρών, πάντα βλέπων, πάντα νοῶν […]. Πηγὴ παντὸς ἀγαθοῦ
µεγίστη καὶ ἀνελλιπής, ποταµὸς εὐεργεσιῶν, φῶς ἀΐδιον, ἀνελλιπῶς ἀπαστράπτον »,
CYRILLE DE JERUSALEM, Cat. 6, § 9.

192
DIEU, SOURCE DE TOUS BIENS

ouvre la porte à l’intégration dans le développement, sans référence


exprimée à Irénée, de plusieurs lignes d’Adversus hæreses I, 12, 3,
c’est-à-dire à la première occurrence de la reprise amplifiée de la
sentence B 24 de Xénophane. Ce texte grec présente avec la
traduction latine ancienne quelques divergences, dont l’ajout de
« tout entier lumière » et d’une fin qui renoue avec la tradition
xénophanienne (« limité par aucun affect interne ») : « (Dieu est)
tout entier intellect, tout entier lumière, tout entier œil, tout entier
ouïe, tout entier source de tous biens et n’est limité par aucun
affect interne »50. L’emprunt d’Épiphane est donc trop proche du
texte d’Irénée, en dépit de la petite variante « tout entier lumière »,
qui a pu disparaître par accident de la traduction latine d’Irénée,
pour qu’on puisse le revendiquer comme une source autonome.
En revanche, la concordance du Traité d’Eugnoste le
bienheureux, des trois passages d’Irénée et de l’homélie « sur la
monarchie (divine) » de Cyrille, même si ce dernier a pu connaître
aussi l’Adversus hæreses 51 , pointe vers l’existence possible d’une
source antérieure commune, d’une sorte de condensé de théologie
philosophique qui aurait associé une première partie
xénophanienne (avec ses deux volets portant l’un sur les perfec-
tions de Dieu en lui-même et l’autre sur sa vie et son activité,
principalement intellective) et un double prolongement d’origine
platonicienne, avec l’ajout de la caractérisation de Dieu comme
« tout entier lumière » et surtout la métaphore conclusive sur sa
nature de « source de tout(s) bien(s) » 52 . Quoi qu’il en soit de
l’existence d’une telle vulgate théologique, il reste remarquable que
ce soit par Irénée, c’est-à-dire dans le premier traité théorique
ecclésial (du moins en ce qui concerne la doctrine non gnostique),
que soit transmis à la tradition chrétienne ce double patrimoine
théologique issu de la réflexion philosophique.

50« Ὅλος νοῦς, ὅλος φῶς, ὅλος ὀφθαλµός, ὅλος ἀκοή, ὅλος πηγὴ πάντων τῶν ἀγαθῶν,
καὶ οὐδενὸς εἲσω πάθους περιεχόµενος » (ÉPIPHANE, Panarion 33, 2, 4-5).
51 CYRILLE de JÉRUSALEM mentionne explicitement le premier Livre de
l’Adversus hæreses en Catéchèse 16, 6, PG 33, c. 924-925.
52 On notera que les trois premiers éléments sont présents dans le Stromate VII

de CLÉMENT D’ALEXANDRIE, qui écrit comme Irénée, environ vingt ans plus
tard : « ὅλος νοῦς, ὅλος φῶς πατρῷον, ὅλος ὀφθαλµός, [ὅλος ἀκοή » (Str. VII, 2, 5, 5
et [VII, 37), mais l’ajout « source de tout bien » est absent chez lui, dans la
mesure où il applique ces dénominations au Verbe et Fils, et non plus au Père,
comme l’indique aussi l’adjectif « πατρῷον », lumière venant du Père.

193
DE L’ACTION À L’ACTE

Quelques pistes pour la postérité de la formule


dans le monde chrétien antique
Les reprises de la formule dans la littérature chrétienne des IIIe
et IVe siècle tournent autour de deux pôles, tous deux liés à son
arrière-plan philosophique, la relation du premier principe bon à
l’univers créé et les émanations divines du principe originel. La
perspective platonicienne, voire néoplatonicienne (chez Eusèbe)
devient dominante, mais le filon xénophanien ne disparaît pas
entièrement.

La source de bonté et le monde


Dans la Démonstration évangélique (vers 330), Eusèbe écrit, en une
sorte de longue paraphrase de Timée 29e, « dans la mesure où Dieu
est seul bon, principe et source de tout bien53 […] ». À cette bonté
est rapportée d’intention de multiplier les bénéficiaires de ses
trésors. Eusèbe remonte alors au « bien, cause de toutes choses »
(ἀγαθόν, τὸ πάντων αἴτιον), et distingue de cette origine absolue,
« plus élevée que le principe, plus primitive que le premier », qui
peut pourtant être considérée comme un « principe unique », le
« roi de toute chose » (le Verbe) établi par lui comme chef et tête de
la nature créée.
Plus d’un demi-siècle plus tard, Grégoire de Nysse, dont le
Contre Eunome prolonge celui de son frère Basile, oppose, en un
ample développement, la nature créée, qui participe du bien et du
beau, et la nature incréée, qui n’y a pas part puisqu’elle est le bien
par elle-même. Elle est « ce qui est bon par nature, considérée
comme le bien et source du bien (ἀγαθὸν οὖσα […] καὶ ἀγαθοῦ
πηγή), simple (ἁπλῆ), unique dans sa forme (µονοειδής), non
composée (ἀσύνθετος) 54 », et encore « source, principe et distribu-
trice de tout bien », « παντὸς ἀγαθοῦ πηγὴ καὶ ἀρχὴ καὶ χορηγία55 » ;
de ce fait, toute la création est orientée vers la nature incréée, qui
53 « Ὁ θεός, ἅτε µόνος ὢν ἀγαθὸς ἀγαθοῦ τε παντὸς ἀρχὴ καὶ πηγή », EUSÈBE, Dém.
év. IV, 1, 4.
54 GRÉGOIRE DE NYSSE, Contre Eunome I, 1, § 276. La première partie insistant

sur la simplicité divine rappelle la théologie xénophanienne. Le qualificatif


« µονοειδής » en particulier était déjà utilisé dans un contexte similaire par Cyrille
de Jérusalem, peut-être comme un équivalent moins spatial du « σφαιροειδής »
xénophanien (Cyrille, Cat. 6, 7).
55 Ibidem, § 274.

194
DIEU, SOURCE DE TOUS BIENS

inclut au même titre les trois personnes de la Trinité. L’insistance


sur la simplicité, mise en avant par Eunome56, rappelle Irénée et le
legs xénophanien.
Enfin, quelques années plus tard, Jean Chrysostome,
commentant Paul sur le caractère indéchiffrable et insondable des
voies divines, exprime l’acte de la création de l’univers par Dieu en
termes similaires, mais sans distinguer entre un premier originel et
un autre principe, en associant au contraire les deux aspects dans la
figure du Créateur, comme le montre le recours insistant à
« αὐτός », en lui-même ou par lui-même :
il est en lui-même la source (πηγή), il est en lui-même la cause
des biens (αἰτία τῶν ἀγαθῶν), il n’a besoin d’aucun (autre) […], car
il est lui-même principe et cause et source de tous biens (πηγὴ
πάντων τῶν ἀγαθῶν), il est lui-même formateur (δηµιουργός), il a
lui-même conduit à l’être ce qui n’était pas57.

Dieu le Père comme source originelle


Dans la première moitié du IIIe siècle, le discours de
remerciement à Origène d’un certain Théodore, attribué par
Eusèbe à Grégoire le Thaumaturge, thématise l’impuissance pour
l’homme de louer Dieu convenablement et évoque, en style noble,
« les hymnes et les paroles de louange adressées au “roi et maître de
toutes choses”, à la source suffisante de tous biens », c’est-à-dire à
Dieu le Père, actions de grâce qui doivent alors être confiées à et
portées par son Verbe 58. Il est significatif que la formule « source
de tous biens » soit ainsi associée à un écho de la Lettre II (« roi de
toutes choses », 312e). Il s’agit probablement d’expressions liées à
une sorte de « catéchisme » théologique méso-platonicien.

56 Voir BASILE, Contre Eunome I, 11, SC 299, p. 208.


57 JEAN CHRYSOSTOME, Sur la Providence (Ad eos qui scandalizati sunt ), II, 9, SC 79,
p. 64. Jean continue, au paragraphe suivant, en ajoutant : « “de lui, par lui et en
vue de lui (sont) toutes choses” (Rm 11, 36), c’est le langage d’un homme
cherchant à montrer que (Dieu) est en lui-même cause et formateur des êtres
[…] » (ibidem II, 10, SC 79, p. 64-66). On voit que l’anaphore unifiante des
« αὐτός » joue ici un rôle similaire à celle des « ὅλος » dans les reprises de la
sentence B 24 : il s’agit de tout rapporter à Dieu, qui ne se divise pas ni ne
délègue sa propre activité.
58 GRÉGOIRE LE THAUMATURGE, Discours de remerciement à Origène IV, 35, SC 148,

p. 110. Sur l’attribution du discours, voir P. NAUTIN, Origène, sa vie et son œuvre,
Paris, 1977, p. 80-86 et 184.

195
DE L’ACTION À L’ACTE

Eusèbe, dans sa Théologie ecclésiastique, exprime la majesté de


Dieu le Père en un tercet correspondant à sa fonction d’origine :
« étant lui-même principe, source et racine de tous les biens59 ». On
retrouve une conception similaire chez Basile de Césarée, vers 380,
qui commente, dans son Traité du Saint-Esprit, la gradation d’ordre
choisie par Paul dans un passage de la Première aux Corinthiens, qui
fait se succéder « le même Esprit », « le même Seigneur » et « le
même Dieu » (1 Co 12, 4-6). Basile justifie cet ordre en expliquant
que Paul se place de notre point de vue :
puisque c’est en recevant les dons que nous rencontrons d’abord
celui qui les distribue, nous portons ensuite notre esprit vers celui
qui a envoyé (le donateur), puis nous remontons en pensée vers la
source et cause des biens (ἐπὶ τὴν πηγὴν καὶ αἰτίαν τῶν ἀγαθῶν)60.
On voit ainsi que Dieu le Père apparaît à la fois comme
l’origine de la Trinité et la source ultime des biens (il s’agit ici des
charismes dans le texte de Paul, mais la vision de Basile est plus
générale) qui passent par le Fils et l’Esprit.
Dans cette perspective, un certain nombre d’auteurs mettent
en avant la métaphore de la source pour décrire la procession du
Verbe, qui était déjà à l’arrière-plan des développements du traité
d’Eugnoste et du Livre II d’Irénée. C’est le cas d’un texte célèbre
de Tertullien, dans son Contre Praxeas, associant intimement le
cours d’eau à sa source 61 . Dès le milieu du IIIe siècle, Denys
d’Alexandrie rappelle que, si Dieu peut être dit la « source de tous
biens » (πηγὴ τῶν ἀγαθῶν ἁπάντων), le Verbe en est l’écoulement
(ἀπόρροια) – il compare aussi le Fils à un « cours d’eau » (ποταµός),
à l’image de la procession du λόγος qui découle du νοῦς62. Épiphane
à son tour, dans la seconde moitié du IVe siècle, insiste, dans le but
59 EUSÈBE, De ecclesiastica theologia II, 7, 17 fin (il s’agit d’une expression
conclusive qui sert d’aboutissement au développement précédent), PG 24, c. 913
A. Le doublet « source et principe » se déploie parfois en tercet avec l’ajout de
« racine » (ῥίζα), comme dans les Météorologiques d’Aristote (353a), chez Philon (De
congressu eruditionis gratia 120) ou encore Théon de Smyrne ou Alexandre
d’Aphrodise, selon le TLG.
60 BASILE, Traité du Saint-Esprit XVI, 37, 135d, SC 17, p. 174.
61 TERTULLIEN, Adv. Prax. 8, 5-7 : Tertullien exploite en parallèle les métaphores

de la « racine », de la « source » et du soleil (sicut radix fruticem et fons fluvium et sol


radium), en insistant sur la connaturalité des émissions (προβολαί) avec leur
origine.
62 Chez ATHANASE, De sententia Dionysii, 23, 2, PG 25, A 15 –B 1.

196
DIEU, SOURCE DE TOUS BIENS

avoué d’éviter de poser « deux » ou « trois » dieux, sur la connatu-


ralité entre les personnes divines, en particulier dans la procession
du Verbe émis par le Père, en recourant aux métaphores de la
« source » et de la « lumière » :
afin de montrer que la source de tous biens est unique (τῶν
πάντων ἀγαθῶν µίαν εἶναι τὴν πηγήν), à savoir le Père, et que
(provenant) de cette source sans changement de nom mais étant,
conformément au nom de « source » et de « Verbe », source
unique (issue) de la source (µία πηγὴ ἐκ πηγῆς)63 […]
Plus loin, Épiphane associe la duplication de la source à celle
de la lumière, qui avait seule été retenue par les Pères dans le
symbole de Nicée : « afin que, provenant de la source qui est
toujours, une source éternelle coexiste avec elle, étant issue de lui
(comme) source de source, Dieu de Dieu, lumière de lumière64 ».
Par une telle insistance, qui prolonge l’ὁµοούσιος nicéen, sur la
transmission au Fils (et à l’Esprit) de ce que le Père est en lui-
même, en particulier « source des biens », une caractérisation sentie
d’abord comme spécifique au Père s’étend à toute la Trinité.

Conclusion
Il me semble possible de résumer un peu grossièrement les
acquis de cette recherche par quelques observations, qui restent
nécessairement schématiques :
- la métaphore de la « source », qui apparaît dans le Phèdre de
Platon pour doubler figurativement la mention du « principe », lui-
même forme éminente de « cause », correspond à une expression à
la fois substantialisante (le « principe » devient ainsi une entité) et
matérialisante de la fonction principielle, qui se trouve assimilée à
une production naturelle, quasi nécessaire ;

63 ÉPIPHANE, Panarion, 69, 54, 3-4.


64 Ibid., 76, 35, 11. Le symbole de Nicée a repris la métaphore d’une flamme
allumée à une autre flamme sans amoindrissement de la première, déjà utilisée
par JUSTIN vers 150 (Dialogue avec Tryphon 61, 2 et 128, 4) et EUSÈBE DE
CÉSARÉE, qui écrit à propos du Fils : « véritablement coexistant, Dieu de Dieu,
lumière de lumière (φῶς ἐκ φωτὸς), vie de vie » (De ecclesiastica theologia I, 8, PG 24
857 C-D). L’expression se trouvait aussi utilisée par PLOTIN, mais pour évoquer
à l’inverse l’éclat affaibli d’une première source lumineuse (Ennéade VI, 4, 9).

197
DE L’ACTION À L’ACTE

- cette métaphore se répand à partir du mésoplatonisme


(Maxime de Tyr) et surtout dans le néoplatonisme depuis Plotin,
qui fonde la légitimité d’un tel langage. L’expansion de l’expression
va de pair avec une remontée vers un principe ultime, éminemment
primitif, dont le « débordement » en émanations est vu comme un
jaillissement généreux (d’où la réécriture postérieure en « langage de
la source » des lieux du Timée et de la Métaphysique sur le principe du
bien) ;
- même si les noms désignant le principe des biens varient
(« idée du bien », « âme », « intellect », « bien », « premier » etc.), ils
sont généralement considérés comme équivalents de « Dieu » (ὁ
θεός), ou du « divin » (τὸ θεῖον), par les auteurs qui utilisent
facilement ces noms en parallèle, voire l’un pour l’autre, à l’excep-
tion du courant néo-platonicien « strict » qui distingue entre l’Un et
l’Intellect ou, comme le note explicitement Proclus, entre le Bien
absolu et une seconde instance, inférieure, correspondant au Dieu
de la République, voire au démiurge du Timée ; à ce titre, la similitude
du langage recouvre parfois une divergence dans la référence ;
- en ce qui concerne le christianisme, qui prolonge le judaïsme
hellénisé de Philon, le syntagme « source de tout bien » désigne
Dieu en tant qu’origine ultime de toutes choses, mais aussi en tant
que premier dans la Trinité, comme source à la fois du Verbe-Fils
(et au-delà de l’Esprit) et du reste de l’univers.
Irénée, qui est pourtant le premier auteur chrétien chez qui
apparaît cette expression, fait exception dans la mesure où, s’il
s’intéresse par ailleurs au Dieu créateur comme donateur d’un
univers bon et harmonieux, il porte avant tout, dans les passages où
intervient le syntagme, son attention sur Dieu en lui-même qualifié
de substance (οὐσία), en se fondant sur la théologie xéno-
phanienne, davantage que sur la relation de production et de
donation qui rattache le monde à Dieu. Puisque Dieu est pour lui
« tout entier Intellect, Verbe et Esprit » (AH II, 28, 4), et que les
trois personnes de ce qu’il n’appelle pas encore la Trinité sont à ses
yeux contemporaines, il s’interdit en outre de reproduire ce qu’il
considère comme l’erreur des Valentiniens, et des gnostiques en
général, qui voient des émanations en Dieu et s’intéressent à la
prolation du Verbe. En ce sens, et paradoxalement, il rejoint peut-
être l’attitude d’Aristote, qui refuse le vocabulaire de la « source » et

198
DIEU, SOURCE DE TOUS BIENS

ne met en avant comme lien entre le νοῦς et le monde que celui de


cause du mouvement et du bon ordre, préférant faire porter son
attention sur la nature, la vie et l’activité du premier principe en lui-
même, à côté de l’intérêt qu’il trahit, par l’ensemble de son œuvre,
pour la structure et le fonctionnement de tout ce qui est à notre
portée.
Quelle valeur et quel sens donner alors à la clausule « source de
tous biens » chez Irénée, alors que le théologien, dans les trois
occurrences où cette expression vient refermer le développement
théologique, semble se tenir en-deçà de la prise en considération de
la relation de Dieu au monde et à l’homme ? Tout se passe comme
si la clausule, par son évocation de la générosité divine, venait
apporter la dernière touche au discours sur la perfection interne de
Dieu. Le rayonnement suggéré du bien constitue comme l’expres-
sion extrême de son être. Dieu est « source de tous biens » en tant
qu’il est Dieu et non parce que toutes choses proviennent de lui.
Irénée aurait pu alors, à l’instar de son illustre prédécesseur, clore
son discours en ajoutant : « τοῦτο γὰρ ὁ θεός » (Met., 1072b30). Une
telle notation reste implicite, mais le recours à l’expression « source
de tous biens » comme formule conclusive a nettement pour
fonction de refermer le discours sur lui-même et de porter à la
contemplation de son objet dans la richesse de sa simplicité.

199
DE L’ACTION À L’ACTE

Annexe : tableau des échos à la sentence de Xénophane B 24


chez Irénée

AH I, 12, AH II, 13, 3 AH II, 13, 8 AH II, 28, AH IV,


3 (5) (9) (3X2) 4 (4) 11, 2 (4)
ὅλος νοῦς, et simplex et In eo autem qui Deus Deus
ὅλος φῶς, non compositus sit super omnes autem cum quidem
ὅλος et Deus, totus nus et sit totus perfectus in
ὀφθαλµός, similimembrius totus logos cum mens, totus omnibus,
ὅλος ἀκοὴ, et totus sit, […], sed toto ratio et ipse sibi
ὅλος πηγὴ
sibimetipsi æquali et simili et totus æqualis et
πάντων τῶν
similis et uno perseverante, spiritus similis,
ἀγαθῶν
æqualis est, […]. operans et totus cum
cum sit totus cum sit Quemadmodum totus lux, et sit lumen et
[…] et sensus et totus qui dicit eum semper totus mens
totus spiritus et totum visionem idem et et totus
sensus et sensibilitas et et totum auditum similiter substantia,
totus totus ennoia et […] non peccat, sic exsistens, et fons
oculus et totus ratio et et qui ait illum omnium
totus totus auditus et totum sensum et sicut et utile bonorum
auditus et totus oculus et totum verbum nobis est
totus fons totus lumen et sapere de Deo
omnium totus fons et sicut e
bonorum omnium Scripturis
bonorum discimus

200

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