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Guillaume Bourin, « Un nouveau regard sur les deux récits bibliques de la

création », Revue Théologique SEMBEQ, vol. 3, n°1, hiver 2022, p. 9-19.

Abstract – Cet article se focalise sur les principales divergences entre les deux
récits de la création (Genèse 1.1-2.3 et 2.4-25) relevées par les interprètes bibliques
depuis la Renaissance. Il propose une évaluation des principales approches du passé
au sujet de ces difficultés et suggère une lecture synchronique de ces deux péricopes.

La question des sources de la Genèse agite l’esprit des biblistes depuis la publication anonyme
des Conjectures sur les mémoires originaux dont il parait que Moyse s’est servi pour composer le livre de la Genèse,
en 1753. Cette œuvre monumentale, rédigée dans le secret par le médecin français Jean Astruc,
visait à répondre aux critiques des Lumières quant à la paternité mosaïque du premier livre de
la Bible1. Au siècle précédent, Hobbes, La Peyrère, et Spinoza avaient identifié d’importants
contradictions et anachronismes qui les avaient conduits à remettre en question l’intégrité
littéraire du Pentateuque, en particulier de l’Histoire des origines (Gn 1-11). En s’appuyant sur
un ensemble de méthodes diachroniques2 récemment développées pour l’étude des textes de
l’antiquité classique (notamment l’Iliade d’Homère), Astruc finit par distinguer quatre
documents au sein de la Genèse. Il conclut que Moïse avait initialement rédigé son récit sous
cette forme, à l’image des quatre évangiles, et qu’un réviseur plus tardif les avait combinés en
un seul ouvrage, créant ainsi les incohérences que les philosophes critiques du 17e siècle avaient
relevées.
Ironie de l’histoire, les intentions apologétiques d’Astruc ont servi de fondement aux théories
les plus critiques sur la formation du Pentateuque, en particulier à l’hypothèse documentaire3
très influente aux 19e et 20e siècles ainsi qu’aux modèles plus récents4. Toutes ces approches ont

1 Astruc n’est pas le premier à avoir tenté d’identifier les sources du Pentateuque. On mentionnera les
travaux de l’oratorien Richard Simon, notamment son Histoire critique du Vieux Testament (1678),
unanimement considérée comme le point de départ de la critique biblique en langue française, ainsi que
ceux du théologien luthérien Henning Bernhard Witter (Jura Israelitarum, Hildesheim, 1711).
2 Dans cet article, la notion de diachronie fait référence aux différentes approches visant à reconstruire

l’histoire de la formation d’un texte donné. À l’inverse, les lectures synchroniques se focalisent sur la
forme finale du texte.
3
L’hypothèse documentaire formulée par Karl H. Graf (Die geschichtlichen Bücher des Alten Testaments: zwei
historisch-kritische untesuchugen, Leipzig, T.O. Weigel, 1866) et modifiée par Julius Wellhausen (Prolegomena
zur Geschichte Israels, Berlin, Druck und Verlag von G. Reimer, 1883) affirme que la forme finale du
Pentateuque résulte de la combinaison de quatre documents distincts et très éloignés de l’époque de
Moïse : le document jahviste (J, de l’allemand Jahvist), le document élohiste (E), le document
deutéronomiste (D), et le document sacerdotal (P, de Priestercodex en allemand).
4 Depuis le milieu des années 1970, deux « anciennes » théories retravaillées ont la faveur des spécialistes.

La première, la théorie des compléments, postule l’existence d’un document maître ayant subi des
éditions successives au fil du temps. L’autre hypothèse, celle des fragments, considère le Pentateuque
comme un agrégat de traditions disparates. Ces deux approches combinées ont la faveur des spécialistes
critiques contemporains. On consultera Hans Heinrich Schmid, Der sogenannte Jahwist: Beobachtungen und
Fragen zur Pentateuchforschung, Zürich, Theologischer Verlag, 1976. John Van Seters, Abraham in History and
Tradition, Yale, Yale University Press, 1975. Rolf Rendtorff, Das überlieferungsgeschichtliche Problem des
Pentateuch, BZAW 147, Berlin, De Gruyter, 1976.
en commun une tendance à l’hyperfragmentation des « sources » (si tant est que ce terme soit
encore d’actualité) et à une datation toujours plus tardive de la forme finale du texte5.

La question des deux récits de la création

Cette tendance affecte considérablement le clivage entre exégètes évangéliques et critiques


autour des textes bibliques de la création (Gn 1-3)6. Les premiers écartent pour la plupart toute
possibilité d’identifier à postériori les couches rédactionnelles de ces trois chapitres. Les
stratégies interprétatives diffèrent, mais elles visent généralement à réconcilier les textes qui
paraissent en tension.
Les interprètes critiques, quant à eux, peinent à s’accorder sur une hypothèse unique.
L’ancienne génération s’appuyait majoritairement sur la théorie documentaire et identifiait
deux sources principales dans ces chapitres : la source « sacerdotale » (P) en Genèse 1.1-2.3 et
la source « Yahwiste » (J), plus ancienne, en Genèse 2.4-3.24. L’existence de cette dernière étant
de plus en plus contestée, de nombreux spécialistes contemporains considèrent Genèse 2-3
comme un agrégat de matériaux divers et très tardifs7. Pour ajouter à la confusion, la littérature
technique la plus récente témoigne d’une certaine ambiguïté dans la nomenclature employée.
Fischer note par exemple que « P » est désormais compris de manière fort diverse, au point que
« les spécialistes parlent de choses radicalement différentes, bien qu’ils utilisent [un] même
sigle8. » En dépit de ces difficultés, la plupart des exégètes critiques continuent d’affirmer
l’existence de deux récits de la création indépendants correspondant aux deux couches
rédactionnelles P (Gn 1.1-2.3) et « non-P » (Gn 2.4-25). Ces péricopes contiennent en effet
plusieurs contradictions apparentes qui semblent incompatibles avec une lecture littérale et
unifiée du texte. Toutefois, aucune lecture diachronique ne semble être en mesure d’offrir une
solution pleinement satisfaisante à ces tensions. Les spécialistes qui s’engagent dans cette voie
finissent invariablement par interpréter ces deux textes en isolant l’un de l’autre.

5 Albert de Pury et Thomas Römer, « Le Pentateuque en question : position du problème et brève

histoire de la recherche », dans Albert de Pury et Thomas Römer, sous dir., Le Pentateuque en question,
Genève, Labor et Fides, 1989. Thomas Römer, « Extra–Pentateuchal Biblical Evidence for the
Existence of a Pentateuch? The Case of the ‘Historical Summaries,’ Especially in the Psalms », dans
Thomas B. Dozeman, Konrad Schmid, et Baruch J Schwartz, sous dir., The Pentateuch: International
Perspectives on Current Research, FAT 78, Tübingen, Mohr Siebeck, 2011, p. 471. Konrad Schmid, « The
Emergence and Disappearance of the Separation Between the Pentateuch and the Deuteronomic
History in Biblical Studies », dans Thomas B. Dozeman, Konrad Schmid, et Thomas R. Mer, sous dir.,
Pentateuch, Hexateuch, or Enneateuch? Identifying Literary Works in Genesis Through Kings, Atlanta, Society of
Biblical Literature, 2011, p. 15.
6 La distinction entre exégètes « évangéliques » et « critiques » porte ici essentiellement sur le statut

accordé aux Écritures saintes. Le terme « évangélique » implique l’adhésion à la doctrine de l’autorité
et de l’inerrance des manuscrits autographes originaux.
7 Voir par exemple Reinhard Gregor Kratz et Thomas Krüger, Rezeption und Auslegung im Alten Testament

und in seinem Umfeld: Ein Symposion aus Anlass des 60. Geburtstages von Odil Hannes Steck, OBO 153, Göttingen,
Vandenhoeck & Ruprecht, 1997, p. 65-92. Joseph Blenkinsopp, The Pentateuch: An Introduction to the First
Five Books of the Bible, New Haven, Yale University Press, 2000, p. 54. Eckart Otto, « Die
Paradieserzählung Genesis 2–3: eine nachpriesterschriftliche Lehrerzählung in ihrem
religionshistorischen Kontext », dans Anja A. Diesel, sous dir., « Jedes Ding hat seine Zeit... » Studien zur
israelitischen und altorientalischen Weisheit; Diethelm Michel zum 65. Geburtstag, Berlin, W. de Gruyter, 1996,
p. 167-192.
8Georg Fischer, « Time for a Change! Why Pentateuchal Research Is in Crisis », dans Matthias

Armgardt, Benjamin Kilchör, et Markus Zehnder, sous dir., Paradigm Change in Pentateuchal Research,
BZAR 22, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 2019, p. 9.
Une lecture intégrale et cohérente de Genèse 1-2 est possible. Dans les lignes qui vont suivre, je
passerai en revue les principaux problèmes que posent ces deux récits parallèles, notamment en
matière d’onomastique et de chronologie, afin d’en proposer une résolution synchronique.

Des contradictions entre les deux récits de la création ?

a. Deux noms divins différents

En Genèse 1.1-2.3, Dieu est appelé Élohim (‫ִהים‬#‫)ֱא‬, un pluriel honorifique qui désigne un seul
et unique Dieu créateur. En revanche, c’est le tétragramme YHWH qui prédomine en
Genèse 2.4-25, même s’il est parfois combiné avec Élohim (cf. Gn 2.4). L’écrasante majorité des
spécialistes critiques voient dans cette divergence un indice majeur en faveur de l’existence de
deux couches littéraires distinctes. Cependant, les données comparatives du Proche-Orient
ancien ne corroborent pas cette conclusion. Plusieurs sources épigraphiques contiennent des
alternances des variations de noms divins au sein d’une même couche rédactionnelle. Par
exemple, dans la tablette IV du Cycle de Baal, le dieu cananéen est tantôt désigné par son nom,
« Baal », tantôt par l’épithète « Haddu », parfois dans la même phrase. Berman, qui cite
également l’exemple de la Stèle de Sfiré, note que ce phénomène est courant dans les œuvres
antiques9.
D’autre part, l’explication d’une rupture entre Genèse 1 et 2 n’est pas la plus naturelle. Dans
les faits, Dieu ne possède qu’un seul nom, YHWH. Le terme Élohim (‫ִהים‬#‫ )ֱא‬est générique et
peut s’appliquer à différentes catégories d’êtres divins. Dans l’Ancien Testament, il désigne
parfois un dieu individuel, comme Kemoch, ‫ִהים‬#‫( ֱא‬ʾĕlōhîm) de Moab, ou Astarté, ‫ִהים‬#‫( ֱא‬ʾĕlōhîm)
des Sidoniens (cf. Juges 11.24 ; 2 Rois 1.2 ; 1 Rois 11.5 ; 1 Rois 11.33). Mais il est aussi employé
pour qualifier certains êtres surnaturels, par exemple le « fantôme » de Samuel (« je vois un dieu
[‫ִהים‬#‫ ]ֱא‬qui monte de la terre », 1 Samuel 28.13), ou un ange (Zacharie 12.8).
L’apparition du nom YHWH en Genèse 2.4 n’est pas sans importance. Il est très probable,
comme Fischer le suggère, que le texte accentue ainsi la perspective relationnelle de Genèse 2-
3 (voir infra)10. Quoi qu’il en soit, l’explication d’une divergence rédactionnelle ne s’impose pas.
Il est bien plus légitime d’analyser ces alternances comme un procédé littéraire intentionnel.

b. Deux processus divergents d’attribution des noms

Dans le premier récit de la création, c’est Dieu qui nomme le jour et la nuit, le ciel, la terre et
la mer, et très probablement l’homme, comme le suggère le jeu sur l’ambiguïté du terme Adam.
En revanche, en Genèse 2, YHWH confère cette responsabilité à l’homme et, dans la suite du
récit, Adam choisit seul le nom des animaux et celui de sa femme (Gn 2.19-20, 23-24). Sur le
plan textuel, cette tension n’est qu’apparente : d’une part, dans le premier récit, Dieu ne nomme
pas les animaux ̶ tout au plus les classe-t-il par « types » (cf. l’expression « selon leur espèce »,
Gn 1.21, 24). D’autre part, le nom ‫שּׁה‬ ָ ‫( ִא‬iššâ) attribué à la femme en Genèse 2.23 est en réalité
un terme générique, conséquence d’un jeu de mots explicitement souligné par Adam. C’est
plutôt sur le plan idéologique que cette divergence surprend : si le fait de nommer semble

9 Joshua Berman, Inconsistency in the Torah: Ancient Literary Convention and the Limits of Source Criticism, New
York, Oxford University Press, 2017, p. 3.
10 Georg Fischer, Jahwe unser Gott. Sprache, Aufbau und Erzähltechnik in der Berufung des Mose, OBO 91,

Fribourg, Vandenhoeck and Ruprecht, 1989, p. 224-228.


logiquement connecté à l’activité créatrice en Genèse 1, on comprend mal pourquoi YHWH
délègue à Adam cette tâche en Genèse 2.
Une fois de plus, l’explication la plus plausible implique une lecture unifiée plutôt qu’isolée de
ces deux récits. Dans l’ensemble de l’Ancien Testament, c’est toujours le détenteur de l’autorité
qui hérite de la charge d’attribuer un nom ou de le changer11. Vu sous cet angle, le transfert de
la responsabilité de nommer s’apparente à une délégation de pouvoir. YHWH ne se contente
pas d’établir Adam comme gardien du jardin-sanctuaire : il en fait son représentant et lui donne
autorité sur l’ensemble des êtres vivants qu’il a formés. Ce cumul d’attributions fait largement
écho au motif de l’image de Dieu dans le premier récit, fondement de la domination du genre
humain sur « les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la
terre » (Gn 1.27-28). Cette lecture soulève d’autres interrogations qui dépassent le cadre de cet
article, notamment celle de l’autorité éventuelle de l’homme sur la femme dans la littérature
biblique des origines. Quelle que soit la réponse à cette question, on notera que la mention de
l’altérité sexuelle mâle/femelle est réservée à la création du genre humain en Genèse 1.27-28 et
qu’elle trouve une fois de plus son pendant en Genèse 2.18-24.

c. Deux « pré-créations » différentes

Pour de nombreux spécialistes, les références à l’eau en Genèse 1.2 et 2.6 sont contradictoires
et proviennent de deux traditions distinctes. Von Rad affirme par exemple que l’eau dans
Genèse 1.2 est une masse chaotique préexistante et hostile à la création, tandis que celle de
Genèse 2.6 correspond à un ruisseau souterrain qui lui serait favorable12. La thèse l’existence
d’une « pré-création » en Genèse 1 dérive largement des travaux de Gunkel dans Schöpfung und
Chaos in Urzeit und Endzeit (1895). Gunkel y soutient que le récit babylonien Enuma Elish, qui
relate la victoire du dieu Marduk sur Tiamat et la création du monde subséquente, se trouve à
la base d’une partie du texte de Genèse 1. Selon lui, la situation « chaotique » de la terre décrite
par l’expression ‫( ֹתהוּ ָוֹבהוּ‬ṯōhû wāḇōhû « informe et vide ») et celle de l’abîme primordial ‫ְת֑הוֹם‬
(ṯəhôm) témoignerait d’un conflit cosmogonique entre Dieu et la mer ou l’un des monstres marins
qu’elle contient13.
Cette thèse, maintes fois remaniée, pose de nombreux problèmes14. Il est loin d’être établi, par
exemple, que l’expression ‫( ֹתהוּ ָוֹבהוּ‬ṯōhû wāḇōhû) se réfère au chaos primordial évoqué par
certaines cosmogonies du Proche-Orient ancien (si tant est que le concept de « chaos » soit
homogène)15. Or, si l’eau de Genèse 1.2 n’est pas une « masse chaotique », il n’y a aucune raison

11 Voir par exemple Gn 17.5, 15 ; 41.45 ; 2 R 23.34 ; 24.17 ; Es 62.2 ; Dn 1.7 ; etc. Dans le texte
dramatique de l’attribution du nom de Benjamin (Gn 35.16-19), Rachel, en cours de mort maternelle,
décide de nommer son fils Ben-Oni (« fils de ma détresse »). Mais Jacob choisira plus tard de l’appeler
Ben-Yamin, « fils de ma droite ». Le père semble donc posséder l’autorité de changer le nom de son fils,
même s’il a été préalablement attribué par son épouse.
12 Gerhard von Rad, Genesis: A Commentary, Philadelphia, Westminster, 1972, p. 76.
13 Herman Gunkel, Schöpfung und Chaos in Urzeit und Endzeit, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1895.

Gunkel théorise notamment que le terme ṯəhôm (l’abîme de Gn 1.2) est une forme « démythologisée » de
la déesse Tiamat.
14 L’hypothèse la plus répandue aujourd’hui est celle d’une influence cananéenne. Voir par exemple

John Day, God’s Conflict with the Dragon and the Sea: Echoes of a Canaanite Myth in the Old Testament, Cambridge,
Cambridge University Press, 1985.
15 L’analyse de Rebecca S. Watson sur le Psautier et celle de David T. Tsumura sur les notions de « mer »

et de « terre » dans les deux premiers chapitres Genèse sont deux exemples récents de remise en cause
du « paradigme gunkelien ». Watson conclut que le « langage de chaos », point d’entrée de la relation
entre création et mythes du Proche-Orient ancien, a été largement surévalué par les spécialistes post-
d’y voir une référence à une entité ennemie de la création, comme l’affirme pourtant von Rad.
Les eaux et l’abîme de Genèse 1.2 semblent simplement faire référence à un océan primitif
recouvrant l’ensemble du monde jusqu’à ce que Dieu fasse apparaitre la terre sèche (Gn 1.9-
10).
En Genèse 2.6, le cours d’eau, ‫( ֵאד‬ʾēḏ, parfois traduit « vapeur »), ne correspond pas forcément
à la description positive qu’en fait von Rad, car les vertus d’irrigation qu’il met en avant ne sont
pas si évidentes dans le texte. L’arrangement du passage suggère même le contraire : cette clause
est en effet parallèle à la dernière phrase de Genèse 2.5, « YHWH-Elohim n’avait pas fait
pleuvoir sur la terre » et cette construction semble véhiculer l’idée que la terre ne pouvait être
irriguée convenablement en l’absence de l’homme. Sur la base d’une analyse structurelle et
étymologique, Tsumura conclut que le terme ‫( ֵאד‬ʾēḏ) ne se réfère pas à une eau utile pour la
culture, mais à une sorte d’inondation provenant d’un océan souterrain16. Par conséquent, bien
qu’elle ne soit pas entièrement dénuée de fondement, la traduction « une vapeur s’éleva de la
terre et arrosa toute la surface du sol » (NEG79) est trompeuse en ce qu’elle suggère une sorte
d’irrigation naturelle. Il semble plutôt que l’action humaine était déterminante pour que cette
eau puisse convenablement irriguer le jardin (cf. Gn 2.8-10, 15). La traduction suivante parait
plus appropriée :

Il n’y avait encore aucun arbuste de la campagne sur la terre, et aucune herbe de la
campagne ne poussait encore.
En effet, YHWH-Elohim n’avait pas fait pleuvoir sur la terre, et il n’y avait pas
d’homme pour la cultiver.
De plus, un flot montait de la terre et en inondait toute la surface.
Alors YHWH-Elohim façonna l’homme de la poussière de la terre…

Dans cette perspective, la situation de Genèse 2.6 s’accorde sans difficulté avec l’océan primitif
de Genèse 1.2. Ni l’existence d’une eau « hostile » ni l’éventualité d’une divergence entre l’eau
de Genèse 1 et celle de Genèse 2 ne peut être affirmée avec certitude.

d. Deux chronologies différentes

L’absence de chronologie officielle en Genèse 2 tranche avec le sextuple refrain de Genèse 1,


« il y eut un soir, il y eut un matin » (Gn 1.5, 8, 13, 19, 23, 31). Cette expression, véritable
marqueur structurel du premier récit de la création, n’a aucun équivalent en Genèse 2.4-25 où
la succession d’évènements semble s’étaler sur une seule journée. Mais les divergences ne
s’arrêtent pas là :
- En Genèse 1, Dieu crée les animaux en premier (Gn 1.24, 27), alors qu’en Genèse 2
l’homme est le tout premier être vivant (Gn 2.7 ; cf. 2.19).
- En Genèse 1, les plantes sont créées avant l’homme (Gn 1.9-13), tandis que l’homme
apparait avant elles en Genèse 2 (Gn 2.5-7 ; cf. 2.8-9).
- Enfin, la création de l’homme et de la femme semble simultanée en Genèse 1.27, alors
qu’elles sont clairement distinctes en Genèse 2.22.

(Gunkel, Chaos Uncreated: A Reassessment of the Theme of Chaos in the Hebrew Bible, Berlin, De Gruyter, 2005).
Tsumura conteste tout lien entre les cosmogonies du Proche-Orient ancien et la Genèse, (Creation and
Destruction: A Reappraisal of the Chaoskampf Theory in the Old Testament, Winona Lake, Eisenbrauns, 2005).
16 David T. Tsumura, The Earth and the Waters in Genesis 1 and 2: A Linguistic Investigation, JSOTSup 83,

Sheffield, JSOT Press, 1989, p. 115.


Les interprètes évangéliques les plus conservateurs tentent généralement de réconcilier ces deux
séquences temporelles — par exemple en suggérant que Genèse 2.4-25 se focalise exclusivement
le sixième jour de la création. Cependant, une telle lecture implique un ensemble de décisions
interprétatives qui ne paraissent pas naturelles17. D’autre part, elle ne peut répondre à
l’ensemble des dissonances chronologiques que ces textes soulèvent : comment expliquer, par
exemple, « [qu’il] n’y avait encore aucun arbuste de la campagne sur la terre » au moment de
la création de l’homme (cf. Gn 2 .5, 7) si la végétation apparait le troisième jour (cf. Gn 1.9-13) ?
À l’opposé du spectre, les spécialistes critiques voient dans ces divergences la trace d’au moins
deux traditions cosmogoniques « concurrentes ». Toutefois, l’hypothèse d’un réviseur plus tardif
compilant un ensemble de sources sans chercher à en harmoniser la chronologie peine à
convaincre. Bien entendu, il est possible qu’un tel réviseur, tenant ses sources en haute estime,
n’ait pu se résoudre à les retoucher18. Cependant, les réutilisations et surtout les réadaptations
successives de Genèse 1-2 dans la littérature canonique préexilique suggèrent le contraire (voir
par exemple Os 4.1-3 ; So 1.2-3 ; Jr 4.23-26).
Aucune de ces deux lectures ne parvient à résoudre la tension chronologique qu’elles postulent
entre ces deux textes. Mais cette tension est-elle fondée ? En d’autres termes, les récits de
Genèse 1 et 2 sont-ils réellement agencés de manière chronologique ? En ce qui concerne
Genèse 1.1-2.3, les six séquences successives de soirs et de matins l’indiquent assez clairement,
même si leur arrangement semble également témoigner d’un cadre littéraire plus élaboré19. En
revanche, rien n’est moins sûr quant à Genèse 2.4-25 : certes, la trame narrative est linéaire,
mais les marqueurs temporels sont peu nombreux et ne semblent pas concluants. En premier
lieu, aucun indice linguistique décisif ne suggère que la création des animaux soit concomitante
avec leur présentation à Adam (Gn 2.19)20. De même, l’absence de végétaux en Genèse 2.5
n’est pas absolue : l’herbe (ou les « plantes », ‫שׂב‬ ֶ ‫[ ֵ֫ﬠ‬ʿēśeḇ]) était déjà là, mais ne germait pas
encore, tandis que l’expression ‫שֶּׂ֗דה‬ ָ ‫( ִ֣שׂיַח ַה‬śîaḥ haśśāḏe « arbustes des champs ») apparait pour
la première fois ici. Elle pourrait désigner un type de végétation spécifique au jardin que YHWH
plante « en Éden, du côté de l’orient » (Gn 2.8). De fait, les arbres qui poussent du sol sont
également situés à l’intérieur du jardin et n’indiquent pas que la vie végétale était inexistante en
dehors (Gn 2.9).
Si la chronologie ne préside pas à l’organisation de Genèse 2.4-25, comment ce récit est-il
organisé ? Je suggère que sa structure s’appuie sur deux phases narratives de type « tension-
résolution ».
La première phase se focalise sur la création de l’homme (Gn 2.5-17) et introduit d’emblée une
tension aux versets 5 et 6 qu’il est très important d’identifier, car elle est la clé de compréhension
de l’ensemble du récit. Il a été établi que l’eau de Genèse 2.6 reflète une situation semblable à

17 Voir par exemple la difficulté posée par le texte de Gn 2.8 : la lecture la plus naturelle du verbe ‫ָנַטע‬
( nt’) au wayyiqtol implique une forme de consécution avec ce qui précède, à savoir la création de l’homme
(« Puis l’Éternel Dieu planta un jardin en Éden… », NEG79). Cependant, dans la perspective d’une
harmonisation chronologique, Gn 2.8 fait nécessairement référence à un évènement antérieur — la
création des plantes et des végétaux le troisième jour (Gn 1.9-13). Ainsi, la version Martin (1744)
considère la clause comme un retour en arrière (« l’Éternel Dieu avait planté un jardin en Héden ») sans
qu’aucun élément décisif ne justifie cette traduction.
18 C’est l’hypothèse soutenue par David M. Carr, « The Politics of Textual Subversion: A Diachronic

Perspective on the Garden of Eden Story », JBL 112, 1993, p. 577–95. Voir également Terje Stordalen,
« Man, Soil, Garden: Basic Plot in Genesis 2–3 Reconsidered », JSOT 53, 1992, p. 3–25.
19 À ce sujet, on consultera avec profit la monographie de Henri Blocher, Révélation des origines – Le début

de la Genèse, Charols, Excelsis, 2018, même si je ne partage pas certaines de ses conclusions.
20 Le début de Gn 2.19 n’est pas forcément consécutif avec le matériel qui précède (un discours divin).

Il est tout à fait légitime de l’interpréter comme un retour en arrière (« YHWH-Elohim avait formé de la
terre tous les animaux des champs… »).
celle de Genèse 1.2 : une création brute, non aboutie, et qui demande encore à être organisée.
Mais la succession de négations du verset 5 indique qu’il manque quelque chose à cette création
et qu’elle ne peut être ordonnée en l’état. La résolution de cette tension intervient en
Genèse 2.7-14 : Dieu façonne l’homme — la pièce manquante de la création — puis plante un
jardin et canalise les eaux « non organisées » afin de l’irriguer. Dans cette section, plusieurs
éléments de la description du jardin évoquent le symbolisme du sanctuaire, notamment son
orientation vers l’est, le fleuve sortant d’Éden (cf. Ézéchiel 47.1-12), ainsi que la présence d’or
et de pierres précieuses (cf. Exode 25.7, 11, 17, 31)21. Cette perspective est confirmée au
verset 15, lorsque YHWH place l’homme dans le jardin afin qu’il le cultive, ‫ «( ָﬠַבד‬bd), et le
garde, ‫שַׁמר‬ ָ (šmr), deux verbes à forte connotation culturelle qui font écho au travail du prêtre
dans le temple (Nombres 3.7-8 ; 8.25-26 ; 18.5-6 ; 1 Chroniques 23.32 ; Ézéchiel 44.14 ; etc.).
Au sein de ce jardin-sanctuaire, l’homme a pour responsabilité de maintenir la relation
privilégiée que Dieu vient d’établir avec lui. L’interdiction de manger de l’arbre de la
connaissance du bien et du mal vient encadrer cette perspective relationnelle : si l’homme y
déroge, son intimité avec YHWH prendra fin et il mourra (Gn 2.17). Cette prohibition anticipe
la chute du chapitre 3, où elle est à nouveau mentionnée (Gn 3.17).
Mais le récit ne s’arrête pas là et la deuxième phase commence par l’expression d’un nouveau
manque : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Gn 2.18). Sur le plan rhétorique, cette
tension établit un contraste avec le premier récit de la création, dans lequel l’ensemble de ce
que Dieu amène à l’existence est qualifié de « très bon » (Gn 1.31). Pour le lecteur, l’impression
est saisissante : l’homme que Dieu vient de créer ne suffit pas, la création n’est pas complète en
l’état. Fait notable, la séquence de la formation des animaux qui suit immédiatement ne résout
pas la tension narrative, comme l’indique le commentaire éditorial « pour l’homme, il ne trouva
pas d’aide qui fût son vis-à-vis » (Gn 2.19-20). De prime abord, cette insertion parait même
superflue : l’auteur (ou l’éditeur) aurait très bien pu l’omettre et passer directement à la séquence
de la création de la femme. Cependant, elle prend tout son sens dans la perspective d’un
arrangement de type tension-résolution : en retardant le dénouement, elle incrémente l’intensité
de l’intrigue et prépare le lecteur à la résolution du problème. Ainsi, lorsque la femme est
finalement tirée du côté de l’homme, la résolution n’en est que plus satisfaisante. La conclusion
de la deuxième phase, comme celle de la première, anticipe le cataclysme de Genèse 3 : certes,
la nudité du couple et leur absence de honte rappellent la perfection du cadre relationnel établi
par le jardin (Gn 2.25), mais elles préparent également l’entrée en scène du serpent (Gn 3.1)22
et la peur que leur nudité suscite une fois le fruit défendu consommé (Gn 3.7-11).
Ces deux phases se complètent de manière harmonieuse. Ensemble, elles indiquent que ce n’est
pas l’homme seulement, mais le couple primordial qui a pour mission de garder la création et
de prendre soin du jardin dans lequel il pourra pleinement s’épanouir en communion avec Dieu.

e. Un mode de création différent

21 Gordon J. Wenham, « Sanctuary Symbolism in the Garden of Eden Story », dans Proceedings of the
Ninth World Congress of Jewish Studies. Division A: The Period of the Bible, Jerusalem, World Union of Jewish
Studies, 1986, p. 20. Lifsa Schachter, « The Garden of Eden as God’s First Sanctuary », JBQ 41/2,
2013, p. 73–75. Gregory K. Beale, The Temple and the Church’s Mission: A Biblical Theology of the Dwelling
Place of God, Downers Grove, Apollos, Intervarsity Press, 2004. Joshua Berman, The Temple: Its Symbolism
and Meaning Then and Now, Northvale, Jason Aronson, 1995. Lawrence E. Stager, « Jerusalem as Eden »,
BAR 26/03, 2000), p. 36-47.
22 Le serpent est ‫ﬠרוּם‬ ָ (ʿārûm « rusé »), un terme manifestement choisi pour sa proximité phonétique avec
la nudité ‫( ֵﬠיֹרם‬ʿērōm) de l’homme et de la femme.
Plusieurs commentateurs notent que Dieu crée par sa parole en Genèse 1 tandis qu’en
Genèse 2, la création implique des actes manuels précis de la part de YHWH : il « façonne »
l’homme, « plante » le jardin, « place » l’homme dans le jardin, etc. Cette divergence quant au
mode de création ne doit cependant pas être surévaluée. Relevons d’emblée que les actions
divines du premier récit ne sont pas toutes strictement créatrices : il faut distinguer les séquences
de création ex nihilo — par exemple la formation de l’univers et de la lumière (Gn 1.1, 3) — de
celles qui relèvent d’une logique organisationnelle, comme la séparation des eaux d’en haut de
celles d’en bas (Gn 1.6-8) ou l’instauration d’une limite entre la mer et la terre sèche (Gn 1.9-
10). On notera également que tous les actes créateurs ne sont pas équivalents. En Genèse 1.24,
la création est indirecte : c’est la terre qui « produit » des animaux vivants. Tout comme
l’homme, les animaux et les reptiles non marins sont tirés du sol, ce qui constitue un point de
convergence évident entre les deux récits (Gn 1.24 ; cf. Gn 2.19)23.
En réalité, la parole créatrice de Genèse 1 est agrémentée de plusieurs verbes actifs (« faire »,
« placer », « bénir », « donner », etc.) et les actes divins de Genèse 2 sont probablement des
anthropomorphismes qui n’excluent pas une « création verbale »24. Plusieurs indices suggèrent
même une lecture unifiée des deux récits à cet égard : outre la formation des êtres terrestres que
précédemment mentionné, le souffle de vie ‫שָׁמה‬ ָ ‫( ְנ‬nišmaṯ ḥayyîm) que Dieu insuffle à l’homme
fait de lui un ‫ֶנֶפשׁ ַחָיּה‬, « être vivant » (nep̄eš ḥayyâ), au même titre que les animaux dans le premier
récit (cf. Genèse 1.30). Autre indice, le processus de germination causé par YHWH en
Genèse 2.9 se rapproche de la séquence de la création des végétaux en Genèse 1.11-12.

Conclusion

Ce rapide survol confirme que les tensions onomastiques, chronologiques, et textuelles des deux
récits de la création sont essentiellement le fruit de présupposés analytiques bien ancrés. Les
lectures les plus littérales engendrent des incohérences insolubles, tandis que les hypothèses
diachroniques conduisent invariablement à un morcellement du texte qui évacue toute
possibilité de réconciliation des deux récits. L’approche synchronique développée dans cet
article n’exclut pas l’existence de couches littéraires différentes en Genèse 1-2. Elle suggère
cependant que la distinction entre textes « P » et « non-P » est inadéquate.
Sur le plan méthodologique, j’ai démontré que l’identification de l’arrangement rédactionnel
de chaque péricope est la clé d’une lecture intégrale et cohérente de Genèse 1-2. La structure
du premier récit accorde une importance capitale à la chronologie. Le deuxième récit, en
revanche, est organisé autour de deux phases de tension-résolution qui visent à souligner
l’importance de la création de l’homme et de la femme. En conséquence, Genèse 2.4-25 n’est
pas un simple « effet de loupe » sur le sixième jour de la création ni une narration complètement
détachée du « prologue » de Genèse 1. Les deux récits de la création sont conçus pour
s’interpréter mutuellement dans la perspective de la Grande Histoire de la rédemption.

23 De la même manière, ce sont les eaux « produisent » les animaux vivants qu’elles contiennent
(Gn 1.20-21).
24 L’accumulation d’anthropomorphismes dans le deuxième récit n’en est pas moins surprenante. Elle

vise probablement à accentuer la perspective relationnelle du jardin-sanctuaire et peut-être à introduire


une forme d’accommodation divine : les verbes ‫( ָיַצר‬yṣr « former », « façonner », Gn 2.7) et ‫( ָנַטע‬nṭʿ
« planter », Gn 2.8) dépeignent YHWH comme un artisan et un jardinier qui se place sur le même plan
que la créature créée à son image.

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