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DE
DANS
ET
LAD'AUTRES
DOUBLE
LA TRADITION
MORT
INCOHÉRENCES
D'UN
TROYENNE
HÉROS
exemples le travail du clerc tourangeau sur ses sources, ainsi que le rapport
qui lie avec leurs modèles les remanieurs qui ont composé les versions en
prose 5.
Ajax est blessé mortellement par une flèche de Paris, mais avant de
mourir, il parvient à retrouver le fils de Priam et le tue à son tour, en
l'étouffant à mains nues avant de le frapper de son épée en plein visage. Il
lui reproche auparavant son mariage funeste avec Hélène 7 :
Fait Aïaus : "Sire Paris,
jo cuit qu'ore estes entrepris :
se trait avez a mei de loinz,
vers vos me sui serrez ejoinz.
Ocis m'avez, jol sai e sent :
por quant s'iert ja premièrement
vostre ame en enfer de la meie ;
jo vueil qu'el se mete a la veie.
Ja ne traireiz mais d'arc d'aubor.
Ici deseivre vostre amor
e l'Eleine, que mar fust nee,
que mainte gent ont comparee.
Por Ii morreiz, e jo si faz".
Aïaus l'a saisi as braz
qu'il aveit plus forz d'un jaiant ;
granz cous li done maintenant,
sa mort li vueut paier e soudre :
ne se pot pas de lui esvoudre,
par mi la chiere l'a feru
de la pointe del brant molu :
sempres manéis l'estut morir
e de cest siegle departir.
(. RTroie 22801-22822)
7. C'est la punition inévitable pour celui qui, grâce à sa beauté, a séduit Hélène et
provoqué la longue guerre qui a abouti à la destruction de Troie.
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON? 325
Après la chute de la ville, Ajax est tué une deuxième fois, en pleine nuit,
près de sa tente, en des circonstances mystérieuses, après avoir disputé le
Palladium à Ulysse et Diomède (.RTroie 26591-27182).
L'explication de cette incohérence semble assez simple : elle est due au
changement de source annoncé par Benoît aux v. 24397ss.
Riches chevaliers fu Ditis
e clers sages e bien apris
e scïentos de grant memoire :
contre Daire rescrist l'Estoire.
Cil fu defors en l'ost Grezeis,
8. Ajax est nommé une dernière fois parmi les Grecs qui négocient le faux accord
de paix voulu par Anténor et Énée {RTroie 25825-25830), mais je reviendrai plus
tard sur ce passage.
326 L. BARBIERI
Benoît, qui déclare avoir suivi Darès jusqu'à ce point du roman, prévient
le lecteur que le récit du témoin phrygien, déjà sec et essentiel, devient à
partir de ce moment extrêmement synthétique. C'est donc Dictys qui
prend le relais, et c'est d'après celui-ci que Benoît nous raconte la négocia¬
tion de paix et la destruction de Troie. De plus, c'est toujours Dictys qui
poursuit la narration en relatant les aventures du long retour des Grecs
de
dans
l'histoire
leur patrie
9. : Darès, évidemment, ne pouvait pas connaître cette partie
Ainsi, la première mort d'Ajax est racontée d'après Darès, tandis que la
seconde suit le récit de Dictys 10. La transition d'une source à l'autre a
entraîné cette contradiction, que Benoît n'a pas corrigée.
Nous avons vu, toutefois, que les problèmes ne concernent pas seule¬
ment la double mort du héros, puisque Ajax réapparaît vivant déjà au
9. Le texte de Dictys est effectivement un peu plus long et détaillé, et le des¬
tin des plus importants héros grecs est retracé après le récit de la fin de la
guerre.
10. La mort d'Ajax et de Pâris occupe le chapitre XXXV du De excidio Troiae ;
par contre, la dispute du Palladium et la deuxième mort d'Ajax sont racontées dans
les § 14 et 15 du livre V de Y Ephemeridos belli Troiani de Dictys. Dans le texte de
Dictys, Pâris est tué par Philoctète au § 19 du livre IV.
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ? 327
1.1. Mais comment Benoît ne s'est-il pas aperçu d'une telle incohérence,
qui concerne un personnage important, à distance de si peu de vers (si l'on
considère les quelque trente mille vers de l'ensemble du texte) ? Pour répon¬
dre à cette question, il faut considérer la figure d'Ajax dans le Roman de
Troie. Benoît, dans la description des guerriers grecs au début de son
roman, nous présente deux Ajax : le fils d'Oïlée (v. 5179-5186) et le fils de
Télamon (v. 5187-5200). Mais la tradition manuscrite de ce passage du
Roman de Troie n'est pas unanime 14 : bon nombre de manuscrits éliminent
la référence au fils d'Oïlée, faisant de sa description la continuation du
Al secont
neia la flote
jor,des
puis
Grezeis.
ore none,
Oïleus Aïaus Ii reis
s'en eschapa par aventure
noant, ço truis, par nuit oscure :
sis cors li fu bateaus e barge ;
a grant dolor vint al rivage
(. RTroie 27618-27624)
Al rei Oïleus Aïaus
avint ensi com vos ai dit.
Or si oëz que dit l'Escrit
(. RTroie 27668-27670)
25. Voir A.-M. Gauthier, « L'Adaptation des sources dans le Roman de Troie :
Cassandre et ses prophéties », dans Bien dire et bien aprandre, t. 10 (1992), p. 39-
50.
330 L. BARBIERI
26. Dictys VI, 1 fait mourir Ajax immédiatement après son naufrage. Il va
s'échouer sur les récifs avec les autres rescapés, attiré par des feux trompeurs placés
sur les rivage par Nauplus, désireux de venger la mort de son fils Palamède. Benoît
sépare les deux épisodes du naufrage d'Ajax et de la vengeance de Nauplus, qui se
consume contre le reste de la flotte grecque. Dans la version de Benoît, c'est Ulysse
qui est accusé du meurtre de Palamède.
27. Mss M2A2FJLy, auxquels il faut ajouter K, qui a une leçon ambiguë : « li
cortéis li prouz Aiax ».
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ? 331
la pout avoir ; li autres Ayaus fut .i. roy preux et hardis et couragex, ce fut cilz qui
voult avoir Paladión après la destrucion de Troie maulgré Ulixés et s'en voult
combatre corps a corps pour l'avoir contre Ulixés, maiz tant fist Ulixés par sa langue
et par ses bellez paroles et par l'aide Agamenón et Menelauz son frere qu'il ot
Palladium, et pour ceste occasion fut occis Ayaus par nuit en traïson, si comme nous
[f. 24a] vous deviserons ça avant {Prose 3, ms. Rouen, f. 23d)
Il furent .ij. Aiaus : li uns <fu> fils de la fille Talamon, fils de la fille Laomedon, la
suer a<u> roy Priant, qui fu prise a <la> premiere destruction de Troie, si fu donnee
a Thalamon en guerredon de sa voie, mes onques ne Tout espousee ; ce fu cele que
Anthenor ala querre en Grece par le commandement du roy Priant, mes onques
pour ce ne la pout avoir ; li autres Ayax, pour voir, fu uns rois preus et hardis et
corageus, ce fu cils qui voult avoir le Paladión après la destruction de Troie maugré
Ulixés et se vout combatre cors a cors contre Ulixés, mes tant fist Ulixés par sa
langue et par ses belles paroles et par l'aide Agamenón et Menelaus son frere que il
out le Paladión, et pour icele achoison fu occis Thalamon <par> nuit en traïson, si
com nos vous deviserons ça en avant (Prose 5, ms. Royal, f. 56d)
28. Dans cet épisode, le ms. Royal, comme le roman en vers, évoque le nom
d'Ajax sans aucune spécification.
29. Voir ms. Rouen, f. 1 1 ld : « Maiz Thalamon Ayans deffendi Andromatha et
Caussadra, qui ou temple furent trouvées, si qu'elx n'orent aucun mal » ; ms. Royal,
f. 170b : « Mes Thalamon Aïax desfendi Andromacha et Cassandra, qui el temple
furent trouvées, si que elles n'orent nul mal ». La même leçon se trouve aussi dans
Prose i, § 314 : « Andromata la belle et Cassandra la sage furent chacies hors du
temple et quant l'en les voloit ocirre si les garanti Thalamon Ayas ».
332 L. BARBIERI
1 .2. La deuxième mort d' Ajax est intéressante pour plusieurs raisons. Il
s'agit avant tout d'un épisode de haut niveau littéraire, plein de tension et
de mystère ; de plus, la réduction opérée par la tradition manuscrite sur le
très long monologue d'Ajax, où le héros grec vante ses mérites, remémore
les exploits d'Achille et accuse ouvertement Ulysse, est riche d'implica¬
tions ecdotiques.
Ce passage, inséré dans la dernière partie du Roman de Troie, qui ne
brille pas par la qualité de ses inventions littéraires, s'impose pour l'élan de
modernité de l'auteur, qui réussit à éveiller l'attention du lecteur grâce à la
technique du climax, de l'accumulation de tension et du coup de théâtre.
Benoît renonce ici à la traditionnelle omniscience de l'auteur, prérogative
caractéristique de toute la tradition épique à partir de la Chanson de
Roland. Il nous avait déjà offert une anticipation de cette attitude au début
du récit de la trahison :
Mais Renomee, que tost vole,
lor fist saveir de maintenant
tot le pensé le rei Priant.
Ne vos puis dire chose certe,
com ceste uevre fu descoverte,
mais bien le sot danz Eneas,
334 L. BARBIERI
Antenor e Polidamas,
e Anchisés e cuens Dolon,
e li sages Ucalegon
(RTroie 24726-24734)
32. L'épisode est tiré de Dictys V, 15, mais dans la source il est traité de manière
sèche et rapide, et la responsabilité d'Ulysse dans l'affaire est évidente.
33. Benoît ne peut pas avoir lu la tragédie de Sophocle, mais il a pu connaître,
grâce à d'autres sources, les traits fondamentaux de la version classique.
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ? 335
34. Mais l'auteur ajoute au résumé des v. 27031-27038 une brève reprise des v.
26606-26618 ou 26815-26819, qui se trouve aussi dans Prose 5.
336 L. BARBIERI
rendi Polidorus, le meilleur des filz au roi Priant, que il avoit transmis a norir, car
Polimestor estoit mult ses amis. Et quant je [f. 173b] l'en oi aporté, pour ce que
Prians ne fasoit pais a nostre gré, occisismes nous Pollidorus son fils voians ses oils,
et le lapidasmes près des murs de la cité ; mes Pollimestor fist nostre voloir et si m'a
puis envoié cent mille muis entre pain et vin, dont tuit orent telle part comme je. Et
si vous vantés la ou je sui ! Cent deshait ait ceste voie que li Griex feïssent se ne fust
mon pourchas ! Et ne conquis je o la force de mes bras le roi de Frise, dont je fis venir
en l'ost tout ce que estoit besoins, qui estoient si atains que il n'i avoit mes que du
fuir, dont je en trouvei mil engroutés tuit mort de fain ? Et je fis entre trestout l'ost
departir tout l'avoir et le fourment que je aportai en la voie, que onques riens n'en
retins fors Themisa, la fille au roi, qui otroié me fu de tout le commun. Et n'estoient
si ataint li Grieu que il n'osoient aler en fuerre, lors que je alai délivrer les régnés
d'environ, que il n'i out nul qui contrester de riens me peüst et en trenchai les chiés
a pluseurs ? La terre de Botrilance ne conquis je, si que je n'i laissai home que puis
nous domagiast de riens ? Ne conquis je Gargace, Reson, Larisan et Arisban, qui
riches régnés estoient, et si en aportai [f. 173c] tout le trésor ? Onques Ulixés ne
conquista tant en son vivant comme je ai co<n>quis en si poi de temps, et ce sera
bien seü jusques a .c. ans queje ai mis en l'ost si grant plenté, que onques puis ne fu
souffraiteus ne domagiés des gens dehors. Et ne conquis je Laverel le fort et el plus
fort lieu del mont ou il ne deüst riens douter ? Et si fis avaler des grans tertres .cm.
bestes, et puis les fis departir a ceuls de l'ost, si que il n'i out nul qui n'en eiist selonc
ce que il avoit grant mesnie. Tuit scevent bien queje ai tant fet que par raison doi je
avoir le Paladión. Et se Ulixés veult dire que il ait greigneur droit de moi, je le
contredi et si di, voiant tous, queje li proverai que il n'est si vaillans que il i doie avoir
part. Une chose vuil je bien que il sache : que, se il l'a, il ne l'avra mie en pais. Je cuit
que il embrace tel fes que guares porter ne pourra que il ne li couviegne chierement
comparer. Sire Ulixés, onques vostre consoil ne fu feel ne sain ; vous ne devriés
parler en lieu ou je fusse, ne demander chose ou je beasse. Vous n'avés pas de cestui
fet aucune victoire, et pour ce n'en parlés plus, si ferés que sage. Et se li preus et li
sages Achillés vesquist, ja par desus lui part n'i demandasse, car par raison le deüst
avoir, [f 173d] Par lui sommes nous seigneur de Troies, car il occist le fils Priant, et,
se il ne fust, uns tous seuls de nos ne fust ja de mort eschapé ; par lui furent conquis li
grant roiaume et les grans cités, et furent tuit nostre ennemi occis ; par lui fu mors li rois
Sorbara et en amena Dyomedian sa fille, qui n'a el monde plus belle pucele. Il prist
Syre et Dyopolin ; il conquist le roy de Ritarés, dont il out .iij. charretees de besans
d'or et .iij. treis, dont li mendres valoit .xm. mars ; il occist le roi de Messe, qui mult
estoit preus et hardis, et chargia toutes ses nés de son avoir, et en amena Crimonen sa
fille ; il conquist Pandason, dont Brisés estoit rois, qui s'estrangla de douleur por ce
que il vit que il out son regne perdu ; et tout l'avoir et la vitaille départi a ceuls de
l'ost, et si en amena Ypodamia sa fille. Et dans Agamenón, qui ci est, sceit bien seje
di voir ou non, car il li donna Astrimonen li fille du roi Crisés et tout l'avoir que il
co<n>questa avec lui, et onques n'en retint de toute sa conqueste fors Ypodamia et
Dyomedian. Mes pour la pucelle qui fu donnee a Agamenón s'en vint li rois Crisés
en l'ost et la requist, mes Agamenón ne li voult pas [f. 174a] rendre. Et Crisés en fist
reclamor as diex, qui bien l'oïrent, car toutes les gens de l'ost mouroient. Et se ce
eust duré longuement, tuit eüssons esté destruit. Mes Calcas, queje voi la ester, nous
dist que ce estoit pour la fille de Crisés, que on ne voloit rendre, et quant li baron de
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ? 337
l'ost sorent ce, si vouldrent que on la rendist. Et Agamenón dist que ja ne la rendroit se
il n'avoit Ypodamia par eschange, dont il sourdi tel discorde en l'ost que plus de . xxr".
heaumes en lachasmes, et se ne fust Achillés tous nous fussons entreoccis ensemble.
Mes il ot pitié de nous, si rendi Ypodamia a Agamenón, et tant fist par ma proiere que
Astrimona fu rendue a Crisés. Si que tantfist et tant conquesta que se ilfust vis il deiist
avoir le Palladium par droit. Et après lui est chose certaine que je le doi avoir, si que
desormés vous souffrés de parler devant moi\ {Prose 5, ms. Royal,
f. 173a)
En vos restoreront lor fiz de vous faire leur bon de vos fere leur bon
(22001) ami et restorer leurs ami (et) restorer leur
(restorront lor enfanç PRMK) enfans enfans
(ms. Rouen, f. 77d) (ms. Royal, f. 147a)
Si come il ont fait autre feiz maiz bien vous mes bien vous devroit
(26644) devroit souvenir souvenir
(imes bien vos deüst remembrer K) (ms. Rouen, f. 1 1 5c) (ms. Royal, f. 172c)
Avuec Calipsa la reine qu'il ala a la royne que il vint a la raine
(28801) . Locafisse Lachafise
( 0 Lacafise K) (ms. Rouen, f. 129c) (ms. Royal, f. 182c)
s'intéresse surtout aux histoires d'amour et aux figures féminines ; l'auteur de Prose
5 reprend à la fois les deux versions précédentes et le roman en vers, guidé par un
souci de complétude, et insère dans le récit la traduction des Héroïdes.
38. Voir l'étude de F. Vielliard, éd. cit., p. 9-12.
39. Voir par exemple Quintus de Smyrne, La suite d'Homère XII, 24-45.
40. Ce sont respectivement les versions de Triphiodore {La prise d' Ilion, 57-102)
et de YÊnéide (II, 182-185).
41. Voir par exemple Homère (Odyssée IV, 274-289) et Leschès de Mytilène
(Petite Iliade, 230-231) ; mais Virgile (Én. II, 234-249) contamine déjà les deux
traditions.
340 L. BARBIERI
42. Le passage est ambigu : Chrysès et Calchas sont nommés ensemble une
première fois, mais ensuite c'est le seul Chrysès qui donne les instructions à Epius.
43. Voir la variante des mss IS au v. 25899 : « li laz e li entravement » —> « et li
armé entrerent ens ».
44. Cf. Darès XL ; Dictys ne parle d'aucun signal.
45. Il est évident que l'auteur du Roman de Troie a une technique d'écriture tout
à fait similaire à celle utilisée deux siècles plus tard par l'auteur de Prose 5 : il
compile les informations provenant de ses sources, ici Darès et Dictys, et il ajoute du
nouveau.
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ?
2.1. Les versions en prose du Roman de Troie ont des rédactions plus ou
moins personnalisées de cet épisode important. Prose 1 semble se référer
plus à VÉnéide qu'au roman en vers : l'idée du cheval est du seul Calchas,
les murs de la ville sont abattus et à l'intérieur du cheval il n'y a pas
uniquement Sinon, mais aussi « li traitour » 46 .
305. (...) Calcas conseilla que il fust faite une ymage en figure de cheval et fust
presentee au temple dont le Palladium estoit emblés a ce que le dieu Minerve n'en
fust corrociés. Maintenant firent querre un sage maistre, Epius ot non, que apareilla
si merveillousement qu'a chose le tendrés quant vos l'orois conter.
308. (...) la merveille que Epius ot appareillie, qui estoit de couvre fait en forme de
cheval sus IIII roes de fer, se le vindrent veoir ; et la s'acoilli tant de gent et tant firent
que par force que par enging la menerent par devant la porte ; mais il estoit si haut
et grant a merveille que porte n'i avoit mestier. Et por ce pristrent conseil que il
abat<r>oient les portes par desus et par encoste, si que li edefis peust au temple
avenir (...).
310. (...) si descendirent des nés et chevauchierent vers la ville et virent lor signe
aparoir, ce fu un grant feu que Sion, un vassal que il avoient laissié por ce faire, i avoit
alumé qui dedens le cheval de couvre s'estoit enbuchié, et ce avoient fait li traitour
(...).
[f. 110a] Devant grant piece que le coq chantast furent tous garnis et appareilliez,
puis chevaucherent vers la cité et virent le signe que l'en devoit faire d'un grant feu
ardant, que l'en devoit alumer par un appellé Synon, qui estoit dedens le cheval. Et
leur [f. 110b] estoit ainsi ordonné que, quant il orroit que ceulx de la cité seraient
tous asseurez et coys, il feïst le signe et lors s'en vendraient avecquez eulx lez
traitteurs tous a desroy. (...).
Lez Griex trouvèrent les murs abatus pour la merveille qu'ilz avoient dedens tiree, si
entrerent enz plus de .xxm. et se départirent par pluseurs lieux (Prose 3, ms. Rouen,
f. 107c-11 0b)
47. Cf. Én. II, 234-249 et 259-264 ; mais voir aussi le discours d'Énée dans Eneas
849-1 196. L'auteur de Prose 5 connaissait sans doute le texte latin de Virgile, mais la
médiation de Y Eneas n'est pas à négliger. L'Eneas est le premier roman français qui
unit la tradition épique à l'amour courtois, et son influence est évidente dans le texte
de Prose 5.
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ? 345
Universi vero Greci convenientes in unum cum máximo devocionis affectu cum
eorum processionibus sacerdotum cum funibus et aliis necessariis trahunt equm et
usque ad portam civitatis deducunt. Non enim porta fuit tante latitudinis et
altitudinis spaciosa quod per earn potuisset equs ipse commode introduci. Propter
quod necessarium extitit quod ex muro et porta in tantum demoliri deberet quod
fieret ad introduccionem equi ipsius altitudinis et latitudinis spaciose. Quo facto,
equm ipsum in civitatem Troyam cives cum multo gaudio introducunt. Sed non est
novum ut extrema gaudii luctus occupet, cum Troyani cives et maiores eorum ex
cecis insidiis facti ceci non equm, licet equm fata statuerunt, sed mortem pocius
eorum visceribus inpressissent. Immiserunt enim Greci in predictum equm quen-
dam nomine Synonem, cui Greci claves assignaverunt ut, oportuno captato tem¬
pore, aperiret clausuras constructas in equo, et quam primum perciperet Troyanos
per eorum hospicia dormiendo quiescere, ipsis foris existentibus signum daret in
flamma ignis accensi ut Greci civitatem commodius possent intrare et habilius
possent morti tradere dormientes (...).
Sinon vero postquam percepit Troyanos inisse dormitum, egressus ab equo, resera-
tis clausuris, iam ignem accenderat et Grecis advenientibus signum dédit. Quibus
incontinenti per murum porte discissum ingredientibus civitatem et egredientibus
militibus qui in equo extiterant constipati, in Troyanos viriliter irruunt (...) sic quod
ante quam illucesceret dies illa, plus quam xx milia hominum gladio peremerunt
(.HDTXXX , p. 230-233)
Il faut remarquer que, dans Y HDT, le cheval est d'airain (« ereus »),
comme celui de Prose 1 (§ 308 et 310) ; à partir de cette coïncidence nous
pouvons imaginer l'existence d'un point de contact entre les deux textes ou
la consultation d'une source commune 48.
Mais les ajouts de Prose 5 ne dérivent ni de YÉnéide ni de Guido ; ils sont
tirés de la version en prose française de Darès contenue dans la première
version de Y Histoire ancienne jusqu'à César 49 , le seul texte dans lequel
nous trouvons aussi la référence explicite à la responsabilité d'Ulysse et de
Nestor dans l'idée et la réalisation du cheval :
48. L 'HDT a un autre point de contact avec les mss IR du Roman de Troie, avec
lesquels il partage une variante très particulière à propos du tombeau d'Hector. Ces
deux manuscrits disent, au cœur de la description du tombeau {RTroie 16766), que
le corps du guerrier est contenu dans une chambre ou un sarcophage en bois d'ébène
(« ens en la chambre d'ebenus »), et Y HDT a exactement la même leçon (p. 178 :
« quandam clausuram ex lignis ebani »). Voir M.-R. Jung, « Hector assis », dans
« Romania ingeniosa ». Festschrift für Prof Dr. Gerold Hilty zum 60. Geburtstag,
hrsg. von G. Lüdi, H. Stricker, J. Wüest, Bern-Frankfurt-New York-Paris, 1987, p.
153-169. Les critiques s'accordent désormais sur le fait que YHDT ne dépend pas
d'une des versions en prose, mais directement du roman en vers ; néanmoins, les
quelques concordances avec Prose 1 et Prose 4 exigent une explication et nous
obligent à revenir sur la question.
49. L'édition de la section troyenne contenue dans la première version de Y His¬
toire ancienne jusqu'à César se trouve dans M.-R. Jung, op. cit., p. 358-430.
346 L. BARBIERI
Ci define de Troies, mais que Ii pluisor dient et content que Troies ne fu traie, se par
un chival non de fust, qui fu fais par le sens Ulixés et le roi Nestor, qui le deviserent
a faire de si grande estature qu'a paines fait ele a croire, et la dedens mistrent il tant
de chivaliers en estages qu'il fais i avoient faire, com por tele cité sousprendre et
combatre a aus, s'il s'en parcevoient. E quant celui chivaus fu fais de fust et li
chivalier furent ens mis, li Grigois le menerent trosqu'a la porte sor roieles tor-
noians, sor quoi l'uevre estoit bastie. E quant il orent ce fait, il repairerent as tentes
si boterent le fu ens es loges. Ce fu senefiance qu'il s'en repairoient, et lors entrerent
es nés si se tapirent. E li Troien, qui le fu virent, orent grant leece si s'en issirent de la
vile. E quant il virent cele merveille, tant firent qu'il a la porte la boterent, mais la
porte fu estroite et basse, si convint qu'il abatissent dou mur une grant partie, et il si
firent. Ensi amenerent celui chivau trosques au temple Minerve. La le laissèrent tot
coi, quar la nuis estoit ja venue et l'endemain i devoient faire lor feste. Mais quant
tuit furent repairé a lor osteus, dou chival issirent li chivalier qui laiens estoient. Et li
Grijois qui as nés estoient s'en repairerent au plus tost qu'il porent vers la cité. Et
quant il vindrent, il troverent le mur frait et la porte overte, et si oïrent ja la gran
noise de lor chivaliers qui les Troiens assailloient et ocioient. Et il ausi lor corurent
sore. Par ceste maniere dient li pluisor que Troies fu souprise et destruite et
qu'Antenor et Eneas le consentirent, por ce qu'il en fussent délivré et lor avoir et lor
maisnees. Mais ensi ne le reconte mie Daires, la cui hystorie je vos ai devant dite, et
je or plus ne vos en dirai, ains finirai l'estorie (éd. Jung, § 67, 18-42)
Je ne sai pas comment si grant occision et si grant mortalité pout estre porpenssee
par euer d'ome, car toute la nuit dura cele pesme et cruel occision, et lendemain
jusques a l'eure de tierce, ains que ceuls qui en l'autre chief de la cité s'en aperceiissent,
et en venant a la noise et au cri estoient detrencié subitement et a mort livré. Et quant
il aperçurent que ilfurent trahi par tel maniere, si s'en fuirent homes et fames hors de
la cité, a<s> forés et as montaignes et as viles qui près estoient, pour leur vies sauver.
Et merveille fu comme si tost en pout estre la novele [f. 169r] [f. 169c] seüe par toute la
cité pour sa grandeur, mes tousjours queurt plus tost la mauvaise novele que la bone.
Ençois que il fust ajouornez, occistrent Gregiois de Troien plus de .xxm. Li temple
furent tuit despoillié et robé, et tuit cil qui pour eschaper i estoient fui tout
serchierent et tot roberent et pristrent : or et argent, pailles, dras, coupes et henas, et
tant avoir et trésor que plus n'en vouldroient, car plus de .m. fois s'en chargierent
tous. {Prose 5, ms. Royal, f. 168d-169c)
Ce nombre doit dériver directement du passage de Y Historia de Guido que
j'ai mentionné :
sic quod ante quam illucesceret dies illa, plus quam xx milia hominum gladio
peremerunt (HDTXXX , p. 233)
henemis ; quar de moi ne veul je que il aient merci, quar se il ne me voloient ocirre
si m'ociroie je a mes II mains".
"Cuvers, traictres renoiez! Puis que de personne de Troye ne vous prent pitié, ne de
vostre femme Croiissa qui estoit antienne et qui est morte sur le pavement, prenez la et
l'ensevelissiez, que l'anemi saisi n'en soit. De moy ne m'en chaut, car s'ilz ne me
occient, si m'occiront mes deux mains" (.Prose 3, ms. Rouen, f. 1 1 le)
Forsitan tui
parsque et gravidam
lateat corpore
Didon,
clausa
scelerate,
mei relinquas
(Hér. VII, 135-136)
Cette allusion est reprise ensuite par l'auteur de Y Ovide moralisé et par
Guillaume de Machaut, dans son Jugement dou Roy de Navarre :
Ma vie estuet par temps fenir,
mes seule ne morrai je mie :
il me laist grosse et empreignie
d'un enfant qu'il a engendré
{Ovide moralisé, 470-473)
3. — L'ubiquité de Ménélas :
Dans le Roman de Troie , Ménélas est envoyé par les Grecs chercher
Néoptolème dit Pyrrhus, le fils d'Achille, duquel dépend le résultat de la
guerre
Cest afaire ont posé e mis
sor Menelaus, qui volentiers
en fu querrere e messagiers
(. RTroie 22586-22588)
Benoît suit ici Darès XXXV, tandis que, dans la tradition homérique, la
tâche est confiée à Ulysse. Ensuite, nous retrouvons Ménélas au cœur de la
bataille, confronté à l'Amazone Penthésilée, alors qu'il devrait être encore
en voyage
Tant que li proz Diomedés,
li dus d'Athene e Ulixés
e Telamón e Aïaus,
Agamennon e Menelaus
lor firent un envaiement
{RTroie 23567-23571)
O Menelau josta la bele,
qu'envers le mist jus de la sele
(. RTroie 23625-23626)
C'est qu'ici Benoît a déjà changé de source, et encore une fois, il suit
Dictys IV, 2, bien avant de déclarer le passage d'une source à l'autre 61 .
Une branche de la tradition manuscrite (deuxième famille, groupe y,
60. Plus probablement, Benoît veut s'assurer que la descendance légitime de
Priam est complètement anéantie. Ce n'est qu'à cette condition qu'Énée peut
recueillir de manière légitime l'héritage du pouvoir royal et de la civilisation de Troie
et le transférer en Occident. Sur la mort de Politès, voir aussi Quin tus de Smyrne, La
suite d'Homère XIII, 213-216.
61. RTroie 24397ss. ; voir supra.
352 L. BARBIERI
Prose 3 Prose 5
A ce s'accorderent tous qu'il fust quiz, ce s'acorderent tuit que il fust quis, et
et ont mise la besoingne sur Menelanz, l'ont mis la besoigne sus Menelaus, qui
qui volentiers l'ala querre (ms. Rouen, volentiers le fist et ala pour lui (ms.
f. 82b) Royal, f. 149c)
Dyomedés et le duc d'Athevaines, Dyomedés et li dux d' Athenes, Ulixés et
Ulixés, Thalamon et Ayans, Menelans Talamon Ayax, Menelaus et Agamenón
et Agamenón y vindrent, qui lez firent i vindrent, qui les firent mal leur gré
maulgré eulx tous ressortir (ms. Rouen, tous resortir (ms. Royal, f. 154c)
f. 89c)
Si jousta a Menelans et le fery si dure¬ Si josta o Menelaus, et le feri si dure¬
ment que de la scelle l'emporte tout ment [f. 155a] que de la selle l'embati
envers (ms. Rouen, f. 90a) tout envers (ms. Royal, f. 1 54d)
Et cestui assault et cestui martire leur Ly roys Menelaus fu repairié en l'ost
dura tant c'oncquez [f. 91b] jour ne failli des Gregiois en .iiij. mois (ms. Royal,
jucques Menelans o le filz Achillés fust f. 155d)
revenuz en l'ost, ou il mist .iiij. moys
tous entiers (ms. Rouen, f. 91a)
62. Encore une fois ce type de leçon pourrait être considéré comme une variante
d'auteur.
63. M.-R. Jung, op. cit. , p. 65. Il s'agit d'une nouvelle preuve de la fiabilité limitée
de l'apparat critique de Constans.
64. Il est intéressant de remarquer que cette dernière version coïncide avec celle
de Prose 1, § 273 et 274.
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ? 353
65. Voir Dictys V, 10 : « Interim firmatores pactae pacis ad Troiam eunt decern
lecti duces, Diomedes, Ulixes, Idomeneus, Aiax Telamonius, Nestor, Meriones,
Thoas, Philocteta, Neoptolemus atque Eumelus ».
66. Darès XIX : « Hector Merionem persequitur et occidit » ; cf. RTroie 10049-
10064.
354 L. BARBIERI
4. — Conclusions :
le haume et le voloit occire, et l'eüst occis se ne fust Telephus, qui le couvri de son
escu et li pria que il ne l'occisist pas, "car ne porroie souffrir queje le voie morir, car
il a bien .x. ans que il me fist grant courtoisie, si m'en doit ore bien membrer, car il
me herbergia ci en son pais et me fist grant honneur et se pena mult de moy
honorer". "Sire — dist Achillés — , et je le vous lais. Si en faites a vostre volenté".
(Prose 5, ms. Royal, f. 62c)
4.3. Pour terminer en revenant sur le thème d'ouverture de notre ana¬
lyse, je dois faire remarquer qu'un autre personnage du Roman de Troie
meurt deux fois : il s'agit de Palamède. La première fois, il est tué pendant
la bataille par Pâris, conformément à la version de Darès 76. Dans la
description de la deuxième mort, Benoît mélange en les juxtaposant deux
traditions 77 : celle, classique {Enéide, Métamorphoses, Servius), selon
laquelle Palamède est accusé de trahison et lapidé par les Grecs, à la suite
d'une fausse accusation d'Ulysse 78, et celle de Dictys, où Palamède est tué
directement par Ulysse et Diomède, qui font semblant de le défendre
contre l'accusation de trahison qu'eux-mêmes ont fait circuler, pour
acquérir sa confiance en vue de mieux le tromper par la suite 79 .
76. Voir Darès XXVIII, et cf. RTroie 18826ss ; ms. Rouen, f. 56c ; ms. Royal,
f. 127b ; voir aussi L. Constans, éd. cit., t. 6, p. 259.
77. Cette version redondante et contaminée est reprise aussi par l'HDTXXXll,
p. 247.
78. Én. Il, 81-85; Met. XIII, 37-39 et 56-60; Servius sur Én. II, 81. Voir
Croizy-Naquet, « Pyrrhus, Andromaque et ses fils » cit., p. 91 n. 12 ; M. -S. Masse,
art. cit. , p. 224-225. La deuxième mort de Palamède est racontée à Nauplus, pour le
convaincre de se venger des chefs grecs, responsables de la mort de son fils. Mais
Benoît, qui s'est probablement aperçu de cette nouvelle contradiction, nous fait
comprendre qu'il pourrait s'agir d'une fausse version (RTroie 27681-27682), inven¬
tée pour tromper Nauplus, et une bonne partie de la tradition manuscrite présente
une variante qui rend cette interprétation encore plus explicite (variante « engi-
gnié » pour « enseignié » dans les mss M2AAlA2CJkn au v. 27682).
79. Dans cet épisode, les discours d'Ulysse et Diomède se présentent comme des
vrais conseils trompeurs et perfides, un geste gratuit et conscient de ses conséquen¬
ces meurtrières. Si Dante avait pu connaître cette histoire, on comprendrait mieux
pourquoi il place Ulysse et Diomède ensemble en enfer, avec les conseillers fraudu¬
leux, tout en exaltant l'esprit aventureux du fils de Laerte. Les commentaires italiens
à la Commedia, y compris le tout récent excellent travail de A. M. Chiavacci
Leonardi, insistent exclusivement sur les sources latines, et pour l'épisode d'Ulysse
on évoque ajuste titre YÉnéide, les Métamorphoses et surtout YAchilléide de Stace.
S'il est vrai que Dante lui-même dresse la liste de quelques actes qui auraient
condamné Ulysse et Diomède à la damnation éternelle (la ruse contre Achille et
Deïdamie, le vol du Palladium, le cheval de bois ; voir Inf. XXVI, 61-63), et que ces
éléments se trouvent tous dans l'œuvre de Stace, la référence aux seules sources
latines ne me semble pas suffisante pour justifier un verdict commun si dur contre les
deux Grecs. Si dans YAchilléide la réprobation morale contre la conduite d'Ulysse
est présente, elle est néanmoins plus claire dans les textes français, et la complicité
358 L. BARBIERI
Luca Barbieri.
pour seule fonction d'établir le lien avec les épîtres amoureuses. Voir L. Barbieri, art.
cit., p. 114-119.