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QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TÉLAMON ?

DE
DANS
ET
LAD'AUTRES
DOUBLE
LA TRADITION
MORT
INCOHÉRENCES
D'UN
TROYENNE
HÉROS

Un héros tué au combat réapparaît vivant au cours de la bataille


suivante et meurt une deuxième fois à la fin de la guerre ; un roi a le don
d'ubiquité ; un cheval de bois se remplit de guerriers, puis le bois devient
soudain airain et les guerriers disparaissent. Ce sont autant de mystères
que nous pouvons rencontrer lorsque nous acceptons de pénétrer dans les
méandres de la matière troyenne. Mais, souvent, ce n'est pas l'auteur qui
veut ébahir le lecteur par le merveilleux et le surnaturel : le mystère est dû
à la complexité des rapports existant entre les sources et les textes qui
composent la tradition médiévale de la matière troyenne. Le poème de
Benoît de Sainte-Maure l, composé vers 1165, nous apparaît comme un
miracle d'équilibre et de cohésion, malgré sa longueur ; mais le talent du
poète n'a pas pu empêcher la persistance de quelques contradictions et
incohérences, qui sont souvent révélatrices de son travail sur les sources 2.

1 . L. Constans éd., Le Roman de Troie par Benoît de Sainte-Maure, 6 vol., Paris,


1904-1912 [New York-London, 1968].
2. Les sources de Benoît sont principalement les deux chroniques latines de
Dictys de Crète et de Darès le Phrygien, qui étaient considérés comme des témoins
oculaires de la guerre de Troie. En réalité, l'œuvre de Dictys, ou du moins la version
latine que nous connaissons, remonte au ive siècle, et le texte de Darès au vie siècle.
Les savants ont aussi repéré une série de sources secondaires qui enrichissent le récit
(les Métamorphoses et les Héroïdes d'Ovide, YÉnéide de Virgile et le commentaire de
Servius, YExcidium Troiae anonyme) et mettent en relief le travail culturel et
l'habileté de l'auteur du Roman de Troie. Pour les textes de Dictys et Darès, voir W.
Eisenhut éd., Dictys Cretensis Ephemeridos belli Troiani libri : a Lucio Septimio ex
graeco in latinum sermonem translati, Leipzig, 19732 et F. Meister éd., Daretis
Phrygii de excidio Troiae historia, Leipzig, 19912. Pour l'analyse des sources du
Roman de Troie, voir L. Constans, éd. cit. , t. 2, p. 234-263 ; E. Faral, compte rendu
322 L. BARBIERI

Le passage aux versions en prose du Roman de Troie renforce cette


impression 3. Les compilateurs se heurtent aux contradictions que Benoît
n'avait pas éliminées ; parfois, ils arrivent à les intégrer dans une nouvelle
composition ; en tout cas, ils enrichissent le récit à l'aide de nouvelles
sources et d'interprétations inédites. C'est le cas surtout de la cinquième
version en prose, composée à Naples à la cour du roi Robert d'Anjou dans
le deuxième quart du xive siècle 4, dont le texte révèle le grand travail
éditorial et interprétatif de son auteur et la richesse de la bibliothèque dont
il pouvait disposer. Dans les pages qui suivent, je me propose d'entrer dans
l'atelier de Benoît et de ses imitateurs, et d'illustrer grâce à quelques
de l'édition Constans, dans Romania, t. 42 (1913), p. 88-106 ; Id., Recherches sur les
sources latines des contes et romans courtois du moyen âge, Paris, 1913 (1967) ; E.
Bagby Atwood, « The Excidium Troiae and medieval Troy literature », dans
Modem Philology, t. 35 (1937), p. 115-128 ; G. Angelí, L"Eneas' e i primi romanzi
volgari, Milano-Napoli, 1971, p. 153-173 ; R. Jones, The theme of love in the Romans
d'antiquité, London, 1972, p. 43-59 ; E. S. Hatzantonis, « Circe, redenta d'amore,
nel Roman de Troie », dans Romania, t. 94 (1973), p. 91-102 ; C. Croizy-Naquet,
« La Complainte d'Hélène dans le Roman de Troie », dans Romania, t. Ill (1990),
p. 75-91 ; E. Baumgartner, « Sur quelques versions du Jugement de Pâris », dans Le
Roman antique au Moyen Âge, actes du colloque du Centre d'Études Médiévales de
l'Univ. de Picardie, Amiens 14-15 janvier 1989, D. Buschinger éd., Göppingen,
1992, p. 23-31 [repris dans E. Baumgartner, De l'Histoire de Troie au livre du Graal :
le temps, le récit (XIIe -XIIIe siècles), Orléans, 1994, p. 221-229] ; D. Kelly, « Mirages
et miroirs de sources dans le Roman de Troie », dans Le Roman antique au Moyen
Âge, p. 101-110 ; E. Baumgartner, « Benoît de Sainte-Maure et Yuevre de Troie »,
dans The Medieval Opus : imitation, rewriting and transmission in the French tradi¬
tion. Proceedings of the Symposium held at the Institute for Research in Humani¬
ties, October 5-7 1995, The Univ. of Wisconsin-Madison, D. Kelly ed., Amsterdam-
Atlanta, 1996, p. 15-28 ; A. Bailor, « II mito di Giasone e Medea nel Medioevo
francese (XII-XIV secolo) », dans Studi francesi, t. 44 (2000), p. 455-471.
3. M.-R. Jung a relevé l'existence de cinq versions en prose du Roman de Troie :
trois sont inédites ; il existe une édition partielle de la version « commune », qui est
la plus ancienne. Voir M.-R. Jung, La Légende de Troie en France au moyen âge.
Analyse des versions françaises et bibliographie raisonnée des manuscrits, Basel-
Tübingen, 1996 ; pour Prose 1, voir L. Constans et E. Faral éd., Le Roman de Troie
en prose, t. 1, Paris, 1922 ; pour Prose 4, voir F. Vielliard éd., Le Roman de Troie en
prose (Version du Cod. Bodmer 147), Cologny (Genève), 1979.
4. Sur Prose 5, voir M.-R. Jung, op. cit. , p. 505-562, et L. Barbieri, « Entre mythe
et histoire : quelques sources de la version en prose « napolitaine » du Roman de
Troie (Prose 5), dans « Ce est li fruis selonc la letre ». Mélanges offerts à Charles
Mêla, O. Collet, Y. Foehr-Janssens et S. Messerli éd., Paris, 2002, p. 1 1 1-132. Cette
version a été transmise par une riche tradition manuscrite ; le manuscrit de référence
est le Royal 20.D.I de la British Library, codex angevin napolitain du XIVe siècle qui
semble être le point de départ de toute la tradition, et probablement le premier
exemplaire de la deuxième version de l 'Histoire ancienne jusqu'à César et donc aussi
de Prose 5, qui en fait partie.
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TÉLAMON ? 323

exemples le travail du clerc tourangeau sur ses sources, ainsi que le rapport
qui lie avec leurs modèles les remanieurs qui ont composé les versions en
prose 5.

1 . — La double mort d' Ajax :

Dans le Roman de Troie , un important guerrier grec meurt deux fois : il


s'agit d'Ajax, fils de Télamon et de Hésione, la sœur de Priam enlevée lors
de la première destruction de Troie. Une première fois il s'engage dans la
bataille nuz , c'est-à-dire sans protection, couvert de son seul écu et armé de
son épée 6 :

5. Comme je l'ai dit, je m'occuperai surtout de Prose 5, la version en prose du


Roman de Troie la plus riche et la plus intéressante. En partant de Prose 5, mon
attention se portera aussi sur les versions Prose 1 et Prose 3, qui sont (avec le roman
en vers) les modèles les plus importants utilisés par l'auteur de Prose 5. Nous
trouvons à l'intérieur de Prose 5 de longues sections qui semblent avoir été tirées
directement de l'une ou de l'autre de ces versions. En réalité, le travail du compila¬
teur de Prose 5 est très personnel et minutieux, puisqu'il ne renonce jamais à réviser
ou à ajouter des détails, en gardant toujours devant les yeux les trois sources en
même temps. Puisque le texte de Prose 3 et de Prose 5 est inédit, je tire mes citations
du manuscrit unique Rouen, Bibl. mun., 0.33 dans le cas de Prose 3, et du manuscrit
London, Brit. Libr., Royal 20.D.I dans le cas de Prose 5. Pour les brèves citations
tirées de la deuxième partie de Prose 1, aussi inédite, je fais référence au texte établi
par F. Vielliard, qui sera publié prochainement. Je tiens à remercier particulièrement
Mme Vielliard pour sa bienveillance.
6. Voilà ce qui reste de la folie d'Ajax, qui dans la tradition littéraire grecque le
conduira au suicide, comme en témoigne la tragédie de Sophocle. L'allusion à la
« nudité » d'Ajax pourrait être un souvenir du signe distinctif du fils de Télamon
dans l'Iliade, qui est justement le grand bouclier, protégeant intégralement le
guerrier, qui ne devait donc pas se revêtir d'une lourde cuirasse. Le même mot se
retrouve d'ailleurs chez Darès XXXV : « in prima acie Aiax nudus versatur » et
« Aiacis latus nudum figit ». Un autre « guerrier nu » se trouve dans le Roman de
Thèbes, 5441-5468 (éd. Constans) ou 5615-5640 (éd. Raynaud de Lage), sans liens
évidents avec le poème de Stace, qui en est la source ; mais l'épisode d'Athon dans
la Thébaïde peut faire écho à ce passage : le guerrier s'engage dans la bataille mal
équipé et de manière imprudente, « comme un jeune lion à la peau encore nue »,
c'est-à-dire sans crinière (cf. Théb. VIII, 554-586, et surtout 573 : « nudus adhuc
nulloque iubae flaventis honore »). Dans ce cas le texte français utilise l'expression
desarmez (RThèbes C 6107-6116, R 5801-5810) Voir A. Petit, «Le Motif du
combattant nu ou desarmez dans le Roman de Thèbe », dans Le Monde des héros
dans la culture médiévale, D. Buschinger et W. Spiewok éd., Greifswald, 1994,
p. 237-243 et E. Baumgartner, « Benoît de Sainte-Maure et l'art de la mosaïque »,
dans Ensi firent li ancesor. Mélanges de philologie médiévale offerts à M. -R Jung, L.
Rossi éd., 2 vol., Alessandria, 1996, p. 299-300.
324 L. BARBIERI

Reis Aïaus vait premerains :


tant par est de estoutie pleins
qu'armes ne prent ne qu'il nés baille ;
toz nuz vueut estre a la bataille.
(RTroie 22609-22612)
Aïaus vait par la bataille,
qui n'a hauberc ne n'a ventaille,
heaume lacié n'escu al col :
bien se devreit tenir por fol,
qu'il en tel lieu s'est embatuz.
Le piz e les costez a nuz :
c'est merveille que il tant dure.
C RTroie 22759-22765)

Ajax est blessé mortellement par une flèche de Paris, mais avant de
mourir, il parvient à retrouver le fils de Priam et le tue à son tour, en
l'étouffant à mains nues avant de le frapper de son épée en plein visage. Il
lui reproche auparavant son mariage funeste avec Hélène 7 :
Fait Aïaus : "Sire Paris,
jo cuit qu'ore estes entrepris :
se trait avez a mei de loinz,
vers vos me sui serrez ejoinz.
Ocis m'avez, jol sai e sent :
por quant s'iert ja premièrement
vostre ame en enfer de la meie ;
jo vueil qu'el se mete a la veie.
Ja ne traireiz mais d'arc d'aubor.
Ici deseivre vostre amor
e l'Eleine, que mar fust nee,
que mainte gent ont comparee.
Por Ii morreiz, e jo si faz".
Aïaus l'a saisi as braz
qu'il aveit plus forz d'un jaiant ;
granz cous li done maintenant,
sa mort li vueut paier e soudre :
ne se pot pas de lui esvoudre,
par mi la chiere l'a feru
de la pointe del brant molu :
sempres manéis l'estut morir
e de cest siegle departir.
(. RTroie 22801-22822)

7. C'est la punition inévitable pour celui qui, grâce à sa beauté, a séduit Hélène et
provoqué la longue guerre qui a abouti à la destruction de Troie.
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON? 325

Contre toute vraisemblance, Ajax apparaît à nouveau vivant au cours


de la bataille suivante, et il revient sur la scène plusieurs fois dans les
moments qui précèdent le sac de Troie 8 :
Icist contenz dura assez
enz es trenchiees des fossez,
tant que li proz Diomedés,
li dus d' Athene e Ulixés
e Telamón e Aïaus,
Agamennon e Menelaus
lor firent un envaiement
(RTroie 23565-23571)
Rei Telamón mout desagree
ço que il veit : nel puet sofrir ;
Panthesilee vait ferir
(.RTroie 23648-23650)
Pirrus fu durement joïz
en l'ost de granz e de petiz.
Des armes son pere Achillés,
ço me reconte e dit Darés,
le firent en l'ost chevalier,
e si li ceinst le brant d'acier
Telamón Aïaus plorant,
par otrei e par covenant
que son pere venge, s'il puet
{RTroie 23807-23815)
Telamón e Panthesilee
jostent : ço sai que si s'atainstrent
que de lor chevaus jus s'empeinstrent
(.RTroie 24016-24018)

Après la chute de la ville, Ajax est tué une deuxième fois, en pleine nuit,
près de sa tente, en des circonstances mystérieuses, après avoir disputé le
Palladium à Ulysse et Diomède (.RTroie 26591-27182).
L'explication de cette incohérence semble assez simple : elle est due au
changement de source annoncé par Benoît aux v. 24397ss.
Riches chevaliers fu Ditis
e clers sages e bien apris
e scïentos de grant memoire :
contre Daire rescrist l'Estoire.
Cil fu defors en l'ost Grezeis,

8. Ajax est nommé une dernière fois parmi les Grecs qui négocient le faux accord
de paix voulu par Anténor et Énée {RTroie 25825-25830), mais je reviendrai plus
tard sur ce passage.
326 L. BARBIERI

chevaliers sages e cortéis ;


les uevres, si com les sot,
mist en escrit corne il mieuz pot.
Icist Ditis nos fait certains
saveir li quel des citeains
porparlerent la traïson,
e cornent li Palladium
fu del temple Minerve emblez
e as Grezeis defors livrez,
e cornent par seducion
de nuit saisirent Ylion ;
com la cité fu embrasee,
a feu e a flambe livree ;
li quel furent mort e ocis
e li quel d'eus mené chaitis.
Après iço porreiz oïr
com Ditis les fait revertir
en lor contrees dont il vindrent,
e les merveilles que avindrent
a plusors d'eus e les dolors.
Tot ço qu'en conte Ii Autors
vos retrairai senz demorer :
dés ore i feit buen escouter
(.RTroie 24397-24424)

Benoît, qui déclare avoir suivi Darès jusqu'à ce point du roman, prévient
le lecteur que le récit du témoin phrygien, déjà sec et essentiel, devient à
partir de ce moment extrêmement synthétique. C'est donc Dictys qui
prend le relais, et c'est d'après celui-ci que Benoît nous raconte la négocia¬
tion de paix et la destruction de Troie. De plus, c'est toujours Dictys qui
poursuit la narration en relatant les aventures du long retour des Grecs
de
dans
l'histoire
leur patrie
9. : Darès, évidemment, ne pouvait pas connaître cette partie

Ainsi, la première mort d'Ajax est racontée d'après Darès, tandis que la
seconde suit le récit de Dictys 10. La transition d'une source à l'autre a
entraîné cette contradiction, que Benoît n'a pas corrigée.
Nous avons vu, toutefois, que les problèmes ne concernent pas seule¬
ment la double mort du héros, puisque Ajax réapparaît vivant déjà au
9. Le texte de Dictys est effectivement un peu plus long et détaillé, et le des¬
tin des plus importants héros grecs est retracé après le récit de la fin de la
guerre.
10. La mort d'Ajax et de Pâris occupe le chapitre XXXV du De excidio Troiae ;
par contre, la dispute du Palladium et la deuxième mort d'Ajax sont racontées dans
les § 14 et 15 du livre V de Y Ephemeridos belli Troiani de Dictys. Dans le texte de
Dictys, Pâris est tué par Philoctète au § 19 du livre IV.
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ? 327

cours de la vingt-et-unième bataille u. Ses exploits sont forcément racon¬


tés d'après Dictys, qui est donc utilisé bien avant la déclaration explicite de
Benoît ( RTroie 24397ss.). Cette remarque n'est pas pour nous étonner,
étant donné la double nature de l'écrivain Benoît de Sainte-Maure :
l'historien se fait un scrupule de se référer régulièrement à sa source, qu'il
cite souvent de manière explicite 12 , tandis que le romancier prend la
liberté de mélanger les données, d'inventer, d'intégrer et de compléter au
besoin 13.

1.1. Mais comment Benoît ne s'est-il pas aperçu d'une telle incohérence,
qui concerne un personnage important, à distance de si peu de vers (si l'on
considère les quelque trente mille vers de l'ensemble du texte) ? Pour répon¬
dre à cette question, il faut considérer la figure d'Ajax dans le Roman de
Troie. Benoît, dans la description des guerriers grecs au début de son
roman, nous présente deux Ajax : le fils d'Oïlée (v. 5179-5186) et le fils de
Télamon (v. 5187-5200). Mais la tradition manuscrite de ce passage du
Roman de Troie n'est pas unanime 14 : bon nombre de manuscrits éliminent
la référence au fils d'Oïlée, faisant de sa description la continuation du

11. Voir ci-dessus les références aux v. 23567-23571, 23648-23650, 23807-23813


et 24016-24018 du Roman de Troie.
12. Voir sous l'entrée Daire dans la Table analytique des noms propres de L.
Constans, éd. cit., t. 5, p. 44.
13. Le passage d'une source à l'autre se fait à maints endroits, sans que
l'auteur se sente dans l'obligation d'en prévenir le lecteur. Par exemple aux
v. 15269-15274, où Darès devrait être la source exclusive, Benoît prend de Dictys
la référence à Laodamas, le fils aîné d'Hector, qui assumera un rôle important
dans quelques versions en prose (voir C. Croizy-Naquet, « Pyrrhus, Andromaque et
ses fils dans le Roman de Troie », dans Entre fiction et histoire : Troie et Rome au
Moyen Âge, E. Baumgartner et L. Harf-Lancner éd., Paris, 1997, p. 73-89) ; par
contre, vers la fin du roman, il revient à Darès pour parler du sort de la famille de
Priam.

14. Pour les références à la « varia lectio » de la tradition manuscrite du Roman


de Troie, je me base sur l'apparat critique de Constans, qui malheureusement est
loin d'être complet. L'éditeur a choisi de reporter de manière systématique les
variantes de sept manuscrits et fournit la leçon des autres témoins uniquement pour
quelques passages choisis de grande importance. Après une recension rapide de
l'édition et des travaux critiques, j'ai constaté que les fautes et les lacunes dans
l'apparat sont nombreuses (voir par exemple les observations de M.-R. Jung, « Les
manuscrits de la légende de Troie », dans Le Roman antique au Moyen Âge cit. ,
p. 83-99 ; M.-R. Jung, op. cit., et M. -S. Masse, « Quelques concordances entre le
Liet von Troye et le manuscrit Al du Roman de Troie », dans. Romania, 1. 121 [2003],
p. 218-236). Il va de soi qu'une révision philologique systématique de la tradition
serait souhaitable. Je l'aborderai peut-être dans un travail futur, mais ici il s'agirait
d'une entreprise disproportionnée.
328 L. BARBIERI

portrait de Patrocle 15, et ne parlent que du seul Ajax fils de Télamon. De


plus, une version allemande du Roman de Troie, le Liet von Troye écrit
entre 1 190 et 1217, parle de trois Ajax, qui s'expliqueraient par le dédou¬
blement d'Ajax fils d'Oïlée, mentionné une fois avec son patronyme et
l'autre avec le toponyme « de Logres ». Cette leçon dériverait d'une
variante typique du ms. Al 16. L'hésitation à propos du nombre des Ajax
est, à mon avis, liée à la contradiction de la double mort du fils de Télamon
et pourrait se révéler comme une variante d'auteur 17 . Mais avant d'arriver
à cette conclusion, nous devons faire l'inventaire des apparitions d'Ajax,
fils d'Oïlée, dans Darès et Dictys.
Darès accorde peu d'espace à Ajax de Logres, fils d'Oïlée ; après la
présentation des guerriers, il est question de lui dans un seul passage, dans
lequel nous le voyons poursuivre Pâris avec l'aide de Ménélas 18. Dictys, au
contraire, donne plus d'autonomie à ce personnage : plusieurs fois il le
nomme en couple avec son homonyme 19, et souvent nous le voyons
s'engager dans les combats. Mais c'est surtout vers la fin de la guerre que ce
personnage acquiert de l'importance : après avoir contribué à la prépara¬
tion du bûcher pour la crémation de Patrocle 20 , il agit avec Diomède 21 , il
collabore avec Epius à la construction du cheval de bois 22, il arrache
Cassandre du temple de Minerve 23, il fait naufrage lors du retour dans sa
patrie et se sauve en nageant 24.
Dans le Roman de Troie, c'est surtout pendant et après le sac de la ville,
dans les passages où Benoît suit Dictys, que nous trouvons des références
à Ajax, fils d'Oïlée. Comme dans Dictys, il arrache Andromaque et Cas-
sandre du temple de Minerve, mais il leur épargne la vie :
15. Les manuscrits de la famille n (FNL1 B3N1 N2P1 P2) modifient la leçon
acceptée par Constans du v. 5179 : « Aïaus fu gros e quarrez » en « biaus fu et gros
granz et carrez », de sorte qu'il n'y a pas de solution de continuité entre la
description de Patrocle et celle d'Ajax fils d'Oïlée, qui disparaît. Cette variante se
trouve aussi dans Prose 1, § 70 : « Patroclus fu jeunes hons et de merveillouse biauté.
Les iauz ot vairz et rianz et tous jors sambloit honteus corne une pucele. Larges
estoit en ».doner et miaux estoit tailliés a sej orner delicïousement que a travail
d'armes

16. Voir M.-S. Masse, art. cit., p. 227-228.


17. Il faut néanmoins rappeler que la succession Patrocle — Ajax fils d'Oïlée —
Ajax fils de Télamon correspond au texte de Darès XIII.
18. Darès XXI ; il s'agit néanmoins d'une référence importante pour l'interpré¬
tation que je vais proposer.
19. Dictys II, 14 ; II, 37 ; II, 46 ; III, 7 ; IV, 2.
20. Dictys III, 12.
21. Dictys IV, 21.
22. Dictys V, 9.
23. Dictys V, 12.
24. Dictys VI, 1.
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ? 329

Andromacha, la proz, la bele,


e Cassandra, que ert pucele,
ont del temple ça fors sachiees ;
mais nés ont mortes n'atochiees,
quar reis O'ileus Aïaus,
cil les guari corne vassaus
(RTroie 2621 1-26216)

Ensuite Cassandre lui prédit la vengeance de la déesse, dans un épisode


inventé que Benoît n'a pas trouvé dans sa source 25 :
"Li reis Oïleus Aïaus
n'en reschapera mie ataus.
Del temple Minerve m'osta ;
mar m'i saisi, mar m'i tocha :
la deuesse quiert e espleite
com dueus li vienge e meschaeite.
Autretel ravront li plusor.
A honte, a mal e a dolor
e a eissil e a torment
e a peril de tote gent
seront livré : li deu l'otroient,
qu'ensi l'esguardent e porveient"
(.RTroie 27209-27220)

La vengeance s'accomplira fatalement peu après : une tempête d'une


violence inouïe frappera la flotte des Grecs et contraindra au naufrage
Ajax, fils d'Oïlée.

Al secont
neia la flote
jor,des
puis
Grezeis.
ore none,
Oïleus Aïaus Ii reis
s'en eschapa par aventure
noant, ço truis, par nuit oscure :
sis cors li fu bateaus e barge ;
a grant dolor vint al rivage
(. RTroie 27618-27624)
Al rei Oïleus Aïaus
avint ensi com vos ai dit.
Or si oëz que dit l'Escrit
(. RTroie 27668-27670)

25. Voir A.-M. Gauthier, « L'Adaptation des sources dans le Roman de Troie :
Cassandre et ses prophéties », dans Bien dire et bien aprandre, t. 10 (1992), p. 39-
50.
330 L. BARBIERI

Ce personnage ne sera plus évoqué jusqu'à la fin du texte, mais, détail


important, sa mort ne nous est pas racontée 26 .
Les données que j'ai présentées nous permettent de formuler
l'hypothèse que Benoît s'est rendu compte de sa bévue et a cherché
à la dissimuler. Il a apparemment essayé, bien que de manière quelque
peu maladroite, d'identifier l'Ajax qui lutte contre Pâris au fils d'Oïlée.
En effet, dans l'épisode de cette lutte mortelle, le protagoniste est
toujours appelé « Aïaus », et Benoît ne spécifie jamais qu'il s'agit du fils de
Télamon. De plus, nous pouvons remarquer une tentative menée par une
partie de la tradition manuscrite, pour gommer les références au nom
d'Ajax, fils d'Oïlée, dans la partie du sac de Troie, sans que les copistes
réussissent à en effacer toutes les traces. Benoît passe sous silence le rôle
que Dictys attribue à Ajax de Logres dans la construction du cheval de
bois ; lors de la première intervention d'Ajax près du temple de Minerve,
une partie de la tradition manuscrite a appliqué la censure à la première
occurrence (v. 26215), en remplaçant le nom « Oïleus » par celui de
« Thelamon » 27 , mais n'a pas modifié les deux dernières (v. 27209 et
27620). On voit que Benoît s'est beaucoup penché sur la figure d'Ajax, fils
d'Oïlée et que, dans quelques manuscrits, ce travail est perfectionné : on
pourrait se trouver en présence de variantes d'auteur, à moins qu'on ne
doive attribuer l'initiative à quelque copiste particulièrement attentif et
zélé.
Cette opération, ébauchée mais non entièrement réalisée par Benoît, a
été complétée par les auteurs des versions en prose du Roman de Troie.
Prose 1 est une version assez fidèle au roman en vers, qui se borne à suivre
pour le v. 26215 la tradition qui remplace Ajax, fils d'Oïlée par le fils de
Télamon, et à éliminer la description initiale du fils d'Oïlée. Prose 3
souligne dès le début l'existence de deux Ajax, pour prévenir les lecteurs de
la confusion possible ; c'est un signe que l'auteur de cette version s'est
rendu compte de la difficulté et a voulu essayer de la résoudre de la manière
la plus cohérente possible.
Ilz furent .ij. Ayauz : li un fut filz Thalamon, filz de la fille Laomedon, la suer au roy
Priant, qui fut priz a la premiere destruction de Troye, si fut donnee a Thalamon en
guerredon de sa voye, maiz oncquez ne le voult espouser ; ce fut celle que Antenor
ala requerre en Grece par le commandement au roy Priant, mais oncquez pour ce ne

26. Dictys VI, 1 fait mourir Ajax immédiatement après son naufrage. Il va
s'échouer sur les récifs avec les autres rescapés, attiré par des feux trompeurs placés
sur les rivage par Nauplus, désireux de venger la mort de son fils Palamède. Benoît
sépare les deux épisodes du naufrage d'Ajax et de la vengeance de Nauplus, qui se
consume contre le reste de la flotte grecque. Dans la version de Benoît, c'est Ulysse
qui est accusé du meurtre de Palamède.
27. Mss M2A2FJLy, auxquels il faut ajouter K, qui a une leçon ambiguë : « li
cortéis li prouz Aiax ».
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ? 331

la pout avoir ; li autres Ayaus fut .i. roy preux et hardis et couragex, ce fut cilz qui
voult avoir Paladión après la destrucion de Troie maulgré Ulixés et s'en voult
combatre corps a corps pour l'avoir contre Ulixés, maiz tant fist Ulixés par sa langue
et par ses bellez paroles et par l'aide Agamenón et Menelauz son frere qu'il ot
Palladium, et pour ceste occasion fut occis Ayaus par nuit en traïson, si comme nous
[f. 24a] vous deviserons ça avant {Prose 3, ms. Rouen, f. 23d)
Il furent .ij. Aiaus : li uns <fu> fils de la fille Talamon, fils de la fille Laomedon, la
suer a<u> roy Priant, qui fu prise a <la> premiere destruction de Troie, si fu donnee
a Thalamon en guerredon de sa voie, mes onques ne Tout espousee ; ce fu cele que
Anthenor ala querre en Grece par le commandement du roy Priant, mes onques
pour ce ne la pout avoir ; li autres Ayax, pour voir, fu uns rois preus et hardis et
corageus, ce fu cils qui voult avoir le Paladión après la destruction de Troie maugré
Ulixés et se vout combatre cors a cors contre Ulixés, mes tant fist Ulixés par sa
langue et par ses belles paroles et par l'aide Agamenón et Menelaus son frere que il
out le Paladión, et pour icele achoison fu occis Thalamon <par> nuit en traïson, si
com nos vous deviserons ça en avant (Prose 5, ms. Royal, f. 56d)

La description de Prose 3 se trouve aussi dans Prose 5, qui, sou¬


vent, reprend le modèle de la « version de Rouen » ; elle n'a rien à voir avec
celle du Roman de Troie , mais insiste sur la distinction entre les deux
Ajax, tout en maintenant un peu la confusion, puisque l'auteur semble
décrire deux fois le fils de Télamon. Dans ce cadre, la variante de Prose 5
qui écrit « Thalamon » dans le deuxième portrait au lieu de l'ambigu
« Ayaus » de Prose 3, s'explique par la volonté d'éviter tout malentendu
possible.
C'est donc Prose 5, sur la base de Prose 3, qui distingue clairement les
deux Ajax. Le nom d'Ajax, fils d'Oïlée, disparaît du texte à partir de la
lutte avec Pâris 28 : lors de la première occurrence (RTroie 26215), Prose 5
suit, comme Prose 3, la tradition alternative qui remplace le nom d'Ajax,
fils d'Oïlée, par celui de fils de Télamon 29 ; pour la deuxième (.RTroie
27209), l'auteur invente un mystérieux « rois Oylés », là où Prose 3
(f. 118b) a la leçon explicite «Oylés Ayaus» ; dans le troisième cas
(.RTroie 27620), Prose 5 a un générique « li rois », là où Prose 3 a « le roy
Oylés » :

28. Dans cet épisode, le ms. Royal, comme le roman en vers, évoque le nom
d'Ajax sans aucune spécification.
29. Voir ms. Rouen, f. 1 1 ld : « Maiz Thalamon Ayans deffendi Andromatha et
Caussadra, qui ou temple furent trouvées, si qu'elx n'orent aucun mal » ; ms. Royal,
f. 170b : « Mes Thalamon Aïax desfendi Andromacha et Cassandra, qui el temple
furent trouvées, si que elles n'orent nul mal ». La même leçon se trouve aussi dans
Prose i, § 314 : « Andromata la belle et Cassandra la sage furent chacies hors du
temple et quant l'en les voloit ocirre si les garanti Thalamon Ayas ».
332 L. BARBIERI

Li reis Oïleus Aïaus Le roy Oylés Ayans Li rois Oylés n'en


n'en reschapera mie ataus. n'en eschappera paz, eschapera pas, car la
Del temple Minerve m'osta ; car la deesse veult que deesse veult que duel et
mar m'i saisi, mar m'i tocha : mescheance et deul lui mescheance li viegne
la deuesse quiert e espleite viengne {Prose 5, ms. Royal,
com dueus li vienge e mes- {Prose 3, ms. Rouen, f. 174d)
chaeite. f. 118b)
(.RTroie 27209-27214)
Al secont jor, puis ore none, Maiz le roy Oylés Mes li rois en eschapa
neia la flote des Grezeis. eschappa noant de nuit noant, a grant martire
Oïleus Aïaus Ii reis et a grant paine parvint et a grant paine pout il
s'en eschapa par aventure au rivage o rivage venir
noant, ço truis, par nuit oscure : {Prose 3, ms. Rouen, {Prose 5, ms. Royal,
sis cors li fu bateaus e barge ; f. 121b) f. 177a)
a grant dolor vint al rivage.
{RTroie 27618-27624)

L'opération de substitution d'Ajax, fils d'Oïlée, au fils de Télamon,


amorcée par Benoît ou par quelques copistes, est finalement confirmée par
une dernière variante importante. Au début de la bataille qui racontera la
mort de Pâris et d'Ajax, ce dernier est présenté à part pour souligner la
folie de sa nudité, mais il est suivi par une liste d'autres guerriers grecs.
Dans ce passage, une partie de la tradition manuscrite du Roman de Troie
(mss Ken 30) substitue au nom de Ménélas celui de Télamon : de cette
manière, les deux Ajax sont présentés en même temps, et le premier, qui
sera tué par Pâris, doit nécessairement être identifié au fils d'Oïlée. Sans
surprise, les trois versions en prose dont nous nous occupons accueillent
dans leur texte la variante explicite 31 .
Reis Aï'aiis vait premerains :
tant par est de estoutie pleins
qu'armes ne prent ne qu'il nés baille ;
toz nuz vueut estre a la bataille.
S'il ne s'i guarde, il fait que fous,
quar mout li dorra l'om granz cous :
fort pel avra, se l'om l'ataint,
qu'om ne la perst e navre e saint.
Diomedés vint après cez,

30. Le sigle e désigne dans l'étude de Constans la réunion de E et de DM1 ; pour


les mss du groupe n, voir la note 15.
31. Remarquons que la folle attitude d'Ajax se précise en passant d'une version
à l'autre. Le roman en vers dit qu'Ajax va à la bataille nu et sans armes (voir aussi
RTroie 22759-22765) ; pour Prose 1, il prend avec soi « son branc » ; pour Prose 3
et Prose 5, il a 1' « escu et l'espee ». La version de Benoît est plus fidèle à la lettre de
Darès, tandis que les versions en prose s'efforcent d'ajouter quelque vraisemblance
à la scène, puisqu'à la fin Ajax frappera Pâris avec une épée (. RTroie 22819-22820).
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ? 333

de combatre guarniz e prez.


Li dus d'Athenes vint après,
e Menelaus e Ulixés, \yar. Thelamon mss Ken]
e tuit li prince e tuit li rei.
Agamenón lor tient conrei
o plus de trente mile armez
forz e seiirs e adurez
(RTroie 22609-22624)
Li rois Ayas ala premièrement, que si estoit outrequidiés et pleins de folie que il ne se
vost onques armés fors de son branc. Après lui vint Diomedés, li dus d'Athenes,
Ulixés, Thalamon Ayas et le sage Agamenón et chevachierent vers ciaux de la ville
quar ja estoient fors issu {Prose 1, § 262)
Le roy Ayans, qui par est piain de folie, va tout devant les autres sanz aucune
armeüres fors escu et l'espee, tout nu s'en va en la bataille ; maiz s'il ne se garde,
fierement l'achetera. Après vint Dyomedés, prins et garniz de bataille, puis vint le
duc de Athevaines et Thalamon et Ulixés, et tous leur roys et tous leur princes, et
Agamenón les guyoit tous ( Prose 3, ms. Rouen, f. 82bc)
Li rois Aiax se parti premiers, qui par est tant piain de folie, que sans nulles armes
fors de escu et d'espee tout nu s'en vet en la bataille ; mes s'il ne se garde, chierement
le comperra. Après lui vint Dyomedés, prest et garni de bataille, puis vint li dux
d'Athenes et Talamon et Ulixés, et tuit leur roi et leur princes, et Agamenón les guie
o plus de .xxm. armés, dont chascun estoit preus et hardis {Prose 5, ms. Royal,
f. 149d)

1 .2. La deuxième mort d' Ajax est intéressante pour plusieurs raisons. Il
s'agit avant tout d'un épisode de haut niveau littéraire, plein de tension et
de mystère ; de plus, la réduction opérée par la tradition manuscrite sur le
très long monologue d'Ajax, où le héros grec vante ses mérites, remémore
les exploits d'Achille et accuse ouvertement Ulysse, est riche d'implica¬
tions ecdotiques.
Ce passage, inséré dans la dernière partie du Roman de Troie, qui ne
brille pas par la qualité de ses inventions littéraires, s'impose pour l'élan de
modernité de l'auteur, qui réussit à éveiller l'attention du lecteur grâce à la
technique du climax, de l'accumulation de tension et du coup de théâtre.
Benoît renonce ici à la traditionnelle omniscience de l'auteur, prérogative
caractéristique de toute la tradition épique à partir de la Chanson de
Roland. Il nous avait déjà offert une anticipation de cette attitude au début
du récit de la trahison :
Mais Renomee, que tost vole,
lor fist saveir de maintenant
tot le pensé le rei Priant.
Ne vos puis dire chose certe,
com ceste uevre fu descoverte,
mais bien le sot danz Eneas,
334 L. BARBIERI

Antenor e Polidamas,
e Anchisés e cuens Dolon,
e li sages Ucalegon
(RTroie 24726-24734)

Mais l'effet est beaucoup plus novateur dans l'épisode du meurtre


d'Ajax, où l'auteur joue encore une fois entre le réalisme de la chronique et
le « suspense » d'un roman policier. Alors que tout le monde s'attend à un
geste violent de la part d'Ajax, aveuglé par la rage et la folie, c'est au
contraire lui qui est trouvé mort au matin, et l'on ne sait pas dire avec
certitude qui est l'auteur du meurtre, même si les soupçons tombent
inévitablement sur Ulysse et Ménélas, au point que le fils de Laerte est
obligé de s'enfuir, abandonnant le Palladium à Diomède. Grâce à cette
indétermination 32, l'auteur laisse peut-être une porte ouverte à l'hypo¬
thèse du suicide d'Ajax 33, qui serait conforme à la tradition, mais l'épi¬
sode a en tout cas un effet déroutant et déstabilisant sur le lecteur.
Telamón est toz enragiez :
angoissos est e si iriez
que por un poi le sen ne pert.
En audience e en apert
les manace, senz porloignier,
a toz les testes a trenchier :
le sane del cors lor espandra ;
ja autrement ne remandra.
Soz ciel n'est plaiz qu'il en feïst,
qu'a ses dous mains nés oceïst.
Por poi que sempres nel comence :
o eus content e o eus tence,
tant que il se sont départi :
dés or sont mortel enemi,
dés or lor est tres bien mestier
qu'il se sachent escharguaitier.
Tuit veillierent par les ostaus ;
a chevaliers bons e vassaus
firent la nuit lor cors guarder :
mout faiseit cil a redoter,
qui d'eus s'ert malement partiz.
Oëz que conte li Escriz :
icele nuit, senz plus targier,
quant li jorz prist a esclairier,
troverent Telamón ocis ;

32. L'épisode est tiré de Dictys V, 15, mais dans la source il est traité de manière
sèche et rapide, et la responsabilité d'Ulysse dans l'affaire est évidente.
33. Benoît ne peut pas avoir lu la tragédie de Sophocle, mais il a pu connaître,
grâce à d'autres sources, les traits fondamentaux de la version classique.
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ? 335

les braz, le cors e tot le vis


ot detrenchiez d'espees nues.
Ci ot assez paumes batues.
Sor Ulixés, sor Menelaus
e sor les autres dous vassaus
fu sa mort mise : "Ç'ont il fait",
ço di l'uns a l'autre e retrait
{RTroie 2708 1 -27 112)

Cette attitude se transmet du Roman de Troie aux versions en prose, qui


gardent aussi l'atmosphère d'inquiétude et de tension de l'original, un
climat qui projette son ombre sur le futur et qui déclenche en quelque sorte
toutes les mésaventures de la partie finale du roman.
Un deuxième aspect de l'intérêt de ce passage, cette fois de nature
textuelle et ecdotique, concerne le traitement du long discours d'Ajax
{RTroie 26694-27038), qui semble vouloir rivaliser d'éloquence avec
Ulysse, pour mériter l'attribution du Palladium. Le monologue est abrégé
ou éliminé de manière systématique par les différentes branches de la
tradition manuscrite du roman, et la nature et la longueur des omissions
créent une véritable diffraction dans la tradition manuscrite, qui nous
permet de rapprocher les versions en prose des témoins du poème en
vers.

Prose 1 (§ 323) présente le texte le plus synthétique : son résumé corres¬


pond à la version des mss EF1L2 du Roman de Troie (v. 26723-27030) 34,
mais cette solution radicale pourrait être un choix indépendant des co¬
pistes. La structure du discours dans Prose 3 recoupe parfaitement la
lacune du ms. K (v. 26815-27030), et cette proximité est confirmée, nous le
verrons, par d'autres leçons ponctuelles.
Prose 5 présente, comme d'habitude, un texte fort intéressant, qui mérite
d'être reporté intégralement.
A ce respondí Thalamon et dist : "Fous est cilz qui pour paroles se muet, et vous
nous avriés ja bien tost tondus si vous en estiés cre[ü]s que le Palladium vous
remansist si em pais ; mes ce ne sera pas tant comme je aie el cors la vie, et si n'avrés
force ne valeur ne compagnon. N'i a nul qui ci ne sache son pooir. Trop est mal que
vous vous vantés ici et que tant cuidiés valoir que remanoir vous doie ensi. Pour ce
que vous estes Ierres, tricherres et traitres et pour ce que par vostre fet nous sera
tousjours reprové que nous somes faus et desloiaus, mult en devés estre prisiés,
quant ce que par prouesce deiissons avoir fet vous le nos avés si atourné que nous en
serons blasmé a tousjour mes ; et pour ce est bien drois que i vous remaigne. Mal
dehait ait la vostre oevre, mes je qui conquis la cité de Trace, et n'i a celui qui ne le
sache bien, et qui aportoi tout le trésor et tout l'avo<i>r du roi Polimestor, li quel me

34. Mais l'auteur ajoute au résumé des v. 27031-27038 une brève reprise des v.
26606-26618 ou 26815-26819, qui se trouve aussi dans Prose 5.
336 L. BARBIERI

rendi Polidorus, le meilleur des filz au roi Priant, que il avoit transmis a norir, car
Polimestor estoit mult ses amis. Et quant je [f. 173b] l'en oi aporté, pour ce que
Prians ne fasoit pais a nostre gré, occisismes nous Pollidorus son fils voians ses oils,
et le lapidasmes près des murs de la cité ; mes Pollimestor fist nostre voloir et si m'a
puis envoié cent mille muis entre pain et vin, dont tuit orent telle part comme je. Et
si vous vantés la ou je sui ! Cent deshait ait ceste voie que li Griex feïssent se ne fust
mon pourchas ! Et ne conquis je o la force de mes bras le roi de Frise, dont je fis venir
en l'ost tout ce que estoit besoins, qui estoient si atains que il n'i avoit mes que du
fuir, dont je en trouvei mil engroutés tuit mort de fain ? Et je fis entre trestout l'ost
departir tout l'avoir et le fourment que je aportai en la voie, que onques riens n'en
retins fors Themisa, la fille au roi, qui otroié me fu de tout le commun. Et n'estoient
si ataint li Grieu que il n'osoient aler en fuerre, lors que je alai délivrer les régnés
d'environ, que il n'i out nul qui contrester de riens me peüst et en trenchai les chiés
a pluseurs ? La terre de Botrilance ne conquis je, si que je n'i laissai home que puis
nous domagiast de riens ? Ne conquis je Gargace, Reson, Larisan et Arisban, qui
riches régnés estoient, et si en aportai [f. 173c] tout le trésor ? Onques Ulixés ne
conquista tant en son vivant comme je ai co<n>quis en si poi de temps, et ce sera
bien seü jusques a .c. ans queje ai mis en l'ost si grant plenté, que onques puis ne fu
souffraiteus ne domagiés des gens dehors. Et ne conquis je Laverel le fort et el plus
fort lieu del mont ou il ne deüst riens douter ? Et si fis avaler des grans tertres .cm.
bestes, et puis les fis departir a ceuls de l'ost, si que il n'i out nul qui n'en eiist selonc
ce que il avoit grant mesnie. Tuit scevent bien queje ai tant fet que par raison doi je
avoir le Paladión. Et se Ulixés veult dire que il ait greigneur droit de moi, je le
contredi et si di, voiant tous, queje li proverai que il n'est si vaillans que il i doie avoir
part. Une chose vuil je bien que il sache : que, se il l'a, il ne l'avra mie en pais. Je cuit
que il embrace tel fes que guares porter ne pourra que il ne li couviegne chierement
comparer. Sire Ulixés, onques vostre consoil ne fu feel ne sain ; vous ne devriés
parler en lieu ou je fusse, ne demander chose ou je beasse. Vous n'avés pas de cestui
fet aucune victoire, et pour ce n'en parlés plus, si ferés que sage. Et se li preus et li
sages Achillés vesquist, ja par desus lui part n'i demandasse, car par raison le deüst
avoir, [f 173d] Par lui sommes nous seigneur de Troies, car il occist le fils Priant, et,
se il ne fust, uns tous seuls de nos ne fust ja de mort eschapé ; par lui furent conquis li
grant roiaume et les grans cités, et furent tuit nostre ennemi occis ; par lui fu mors li rois
Sorbara et en amena Dyomedian sa fille, qui n'a el monde plus belle pucele. Il prist
Syre et Dyopolin ; il conquist le roy de Ritarés, dont il out .iij. charretees de besans
d'or et .iij. treis, dont li mendres valoit .xm. mars ; il occist le roi de Messe, qui mult
estoit preus et hardis, et chargia toutes ses nés de son avoir, et en amena Crimonen sa
fille ; il conquist Pandason, dont Brisés estoit rois, qui s'estrangla de douleur por ce
que il vit que il out son regne perdu ; et tout l'avoir et la vitaille départi a ceuls de
l'ost, et si en amena Ypodamia sa fille. Et dans Agamenón, qui ci est, sceit bien seje
di voir ou non, car il li donna Astrimonen li fille du roi Crisés et tout l'avoir que il
co<n>questa avec lui, et onques n'en retint de toute sa conqueste fors Ypodamia et
Dyomedian. Mes pour la pucelle qui fu donnee a Agamenón s'en vint li rois Crisés
en l'ost et la requist, mes Agamenón ne li voult pas [f. 174a] rendre. Et Crisés en fist
reclamor as diex, qui bien l'oïrent, car toutes les gens de l'ost mouroient. Et se ce
eust duré longuement, tuit eüssons esté destruit. Mes Calcas, queje voi la ester, nous
dist que ce estoit pour la fille de Crisés, que on ne voloit rendre, et quant li baron de
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ? 337

l'ost sorent ce, si vouldrent que on la rendist. Et Agamenón dist que ja ne la rendroit se
il n'avoit Ypodamia par eschange, dont il sourdi tel discorde en l'ost que plus de . xxr".
heaumes en lachasmes, et se ne fust Achillés tous nous fussons entreoccis ensemble.
Mes il ot pitié de nous, si rendi Ypodamia a Agamenón, et tant fist par ma proiere que
Astrimona fu rendue a Crisés. Si que tantfist et tant conquesta que se ilfust vis il deiist
avoir le Palladium par droit. Et après lui est chose certaine que je le doi avoir, si que
desormés vous souffrés de parler devant moi\ {Prose 5, ms. Royal,
f. 173a)

Dans un premier temps, cette version reprend le passage correspondant


de Prose 3, y compris la traduction des v. 27031-27038 ; ensuite, l'auteur
revient en arrière et ajoute le contenu des vers omis par Prose 3, sur la base
d'un témoin du Roman de Troie très proche du manuscrit de Montpellier
{Ml) 35 ; finalement, il termine avec une reprise des v. 26606-26618 ou
26815-26819, suivant un texte analogue à celui de Prose 1. Même dans les
passages où il suit de près le texte de Prose 3, l'auteur de Prose 5 ne renonce
pas à intégrer quelques leçons tirées de son manuscrit de référence du
roman en vers 36 .
La dépendance de Prose 5 d'un modèle du roman de Benoît proche de
Ml est confirmée par d'autres leçons particulières qu'on peut trouver
partout dans le texte, comme en témoignent les exemples suivants :

RTroie Prose 3 Prose 5


Paris s'en rist o lo rei Serse : Paris issi après avec la
ço ert li sire a ceus de Perse, utisme bataille avec le
qui mout plorot : grant duel faiseit roy de Persse, qui
por son nevo, qui morz esteit grant duel fesoit de
(7959-7962) son seigneur qui estoit
(por son seignor Ml) mort
(ms. Royal, f. 70d)
Hector monta sur Galatee, Hector monta sus
que li tramist Orva la fee Galatee, que Mor-
(8023-8024) gane la fee li avoit
{Morgain la fee DM1) envoie
(ms. Royal, f. 71a)
E bien cent reis riches e forz et bien .c. roys riches et bien .xxx. rois
(19624) et fors riches et fors
{.xxx. rowJMl) (ms. Rouen, f. 81d) (ms. Royal, f. 132d)

35. C'est la partie en italique du passage reporté.


36. Voir les leçons signalées en gras dans le passage reporté : « Forbanta »
{RTroie 26835) —> « Sorbarra » Ml, « Gerapolin » (26841) —> « Dyopolin » HM1,
« Citare » (26853) —> « Ritares » Ml, « Linerse » (26857) —» « Messe » FLM1,
« Astinomen » (26869) — > « Acrimonen » HD Ml.
338 L. BARBIERI

S'espasmi, si que a grant peine tantost se pasma tantost se pasma


eissi de li puis funs n'aleine comme elle y toucha, comme elle i toucha,
(23013-23014) si que a grant paine si que de grant piece
(Jeu Ml) en yssi puiz alaine n'en issi feu ne alaine
(ms. Rouen, f. 85b) (ms. Royal, f. 151d)
Erigona, une pucele Enrigonia moult es- Egrimona mult estoit
(28525) toit belle belle pucelle
(Egrimena Ml) (ms. Rouen, f. 128a) (ms. Royal, f. 181c)

Nous pouvons de même trouver d'autres leçons de Prose 3, qui con¬


firment sa dépendance d'un modèle du Roman de Troie proche du ms. K
Parfois l'auteur de Prose 5 renonce à reprendre son manuscrit de base,
pour accueillir entièrement le texte qui lui est offert par Prose 3 :

En vos restoreront lor fiz de vous faire leur bon de vos fere leur bon
(22001) ami et restorer leurs ami (et) restorer leur
(restorront lor enfanç PRMK) enfans enfans
(ms. Rouen, f. 77d) (ms. Royal, f. 147a)
Si come il ont fait autre feiz maiz bien vous mes bien vous devroit
(26644) devroit souvenir souvenir
(imes bien vos deüst remembrer K) (ms. Rouen, f. 1 1 5c) (ms. Royal, f. 172c)
Avuec Calipsa la reine qu'il ala a la royne que il vint a la raine
(28801) . Locafisse Lachafise
( 0 Lacafise K) (ms. Rouen, f. 129c) (ms. Royal, f. 182c)

À la fin de cette première étape de notre parcours, nous pouvons déjà


tirer quelques conclusions. Nous avons mis le doigt sur une importante
contradiction dans le texte du Roman de Troie et nous avons vu que Benoît
de Sainte-Maure (ou quelques copistes de son roman) s'est aperçu du
problème et a essayé de le résoudre. Nous avons vu aussi que cette
opération a été poursuivie par les auteurs des versions en prose ; cela
implique que la transformation du texte et le passage à la prose ne se font
pas de manière mécanique et impersonnelle. Chaque version a son indivi¬
dualité et répond à des exigences différentes 37 . En particulier, Prose 5
37. Prose 1, Prose 3 et Prose 5 ont été composées hors de France, dans des lieux,
à des époques et pour des milieux différents. La version commune a été écrite
probablement en Morée vers le milieu du xme siècle ; Prose 3 vient vraisemblable¬
ment d'Italie du Nord, et probablement de Gênes, et remonte à la fin du même
siècle ; Prose 5 a été composée à Naples à la cour de Robert d'Anjou vers 1 335-1 340.
Les trois mises en prose sont en général assez fidèles au roman en vers. Prose 1 insiste
sur une interprétation morale de la guerre de Troie et insère souvent des commen¬
taires en ce sens ; Prose 3 abrège de manière remarquable le récit des batailles et
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ? 339

semble se configurer comme une « summa » de la matière troyenne ; elle se


fonde sur l'autorité de plusieurs sources : un manuscrit du Roman de Troie,
un de Prose 1 et un de Prose 3. Mais son auteur ne se contente pas de passer
d'une source à l'autre ; il procède à une comparaison constante entre les
modèles, dont il offre souvent une leçon contaminée, complétée ou corri¬
gée. Ce clerc, qui travaille pour la cour angevine de Naples, est animé par
un souci de complétude et de cohérence, qui en révèle l'esprit encyclopé¬
dique.
Finalement, l'étude du monologue d'Ajax nous a permis de lier les
versions en prose du Roman de Troie à une filière précise de la tradition
manuscrite du roman en vers. Si nous savions déjà que Prose 4 dépend d'un
témoin proche du ms. H 38, nous découvrons maintenant que Prose 3
dérive d'un manuscrit proche de K, et Prose 5 d'un manuscrit proche de
Ml. Ces hypothèses devront être confirmées par des études plus détaillées
et appuyées par des preuves plus importantes. Une fois cette vérification
faite, nous pourrons peut-être mieux étudier l'histoire de la diffusion et de
la transmission de la matière troyenne dans l'Europe médiévale.

2. — Le cheval de bois et les guerriers fantômes :

La légende du cheval de bois connaît une grande prolifération de


versions différentes depuis l'Antiquité déjà ; nous ne devons donc pas nous
étonner de trouver une forte contamination dans les sources latines du
Roman de Troie. Pour Dictys (V, 9), la construction du cheval est proposée
par Hélénus et non par Ulysse, comme dans la tradition classique 39, ou
par Minerve, ou par Calchas 40. Le but de cette ruse est uniquement
d'obliger les Troyens à ouvrir une brèche dans les murs de la ville pour
pouvoir y pénétrer ; il n'y a donc pas de guerriers armés à l'intérieur du
cheval, contrairement à la tradition grecque 41 . Pour Darès (XL), le cheval
n'est qu'un élément décoratif : une tête sculptée donnée aux Troyens en
signe de paix ; ce seront les traîtres Anténor et Énée qui ouvriront les
portes de la ville aux Grecs.

s'intéresse surtout aux histoires d'amour et aux figures féminines ; l'auteur de Prose
5 reprend à la fois les deux versions précédentes et le roman en vers, guidé par un
souci de complétude, et insère dans le récit la traduction des Héroïdes.
38. Voir l'étude de F. Vielliard, éd. cit., p. 9-12.
39. Voir par exemple Quintus de Smyrne, La suite d'Homère XII, 24-45.
40. Ce sont respectivement les versions de Triphiodore {La prise d' Ilion, 57-102)
et de YÊnéide (II, 182-185).
41. Voir par exemple Homère (Odyssée IV, 274-289) et Leschès de Mytilène
(Petite Iliade, 230-231) ; mais Virgile (Én. II, 234-249) contamine déjà les deux
traditions.
340 L. BARBIERI

Benoît suit principalement Dictys, mais, chez lui, l'idée de la construc¬


tion du cheval vient de Chrysès, et probablement de Calchas ; c'est, en tout
cas, Chrysès qui instruit le charpentier Epius pour les détails de la cons¬
truction 42 .
Grant joie ont fait et festivé,
e Calcas a amonesté,
il e Crisés, qu'il sacrefient.
Après lor comandent e dïent
por le temple qu'ert violez,
dont li Pallades ert emblez,
que Minerve n'en seit iriee,
seit une chose apareilliee
grant, en semblance de cheval, —
ço voustrent tuit, jo n'en sai al —
e comandent, quant il iert faiz,
qu'a force seit menez e traiz,
tant qu'ai temple seit présentez
dont li Pallades fu emblez.
Aço fu quis danz Epius :
preié li ont, jo n'en sai plus,
qu'il traie a chief de ceste ovraigne ;
e Crisés li dit e enseigne
come ele iert faite e establie.
E cil a si l'uevre envaïe
qu'onc puis ne ainz ne fu tel faite :
quant la chose vos iert retraite,
a grant merveille vos torra
(.RTroie 25721-25743)
Les guerriers n'entrent pas dans le cheval, mais quelques copistes se
souviennent de cette tradition et y font référence 43 . Il semble toutefois que
Sinon, qui lancera aux Grecs le signal dont parle Darès 44 , soit à l'intérieur
du cheval (RTroie 26017-26020) ; il s'agirait dans ce cas d'une invention de
Benoît 45 .
Ha ! Las, com mar l'ont porparlee !
Li Greu n'i font plus demoree,

42. Le passage est ambigu : Chrysès et Calchas sont nommés ensemble une
première fois, mais ensuite c'est le seul Chrysès qui donne les instructions à Epius.
43. Voir la variante des mss IS au v. 25899 : « li laz e li entravement » —> « et li
armé entrerent ens ».
44. Cf. Darès XL ; Dictys ne parle d'aucun signal.
45. Il est évident que l'auteur du Roman de Troie a une technique d'écriture tout
à fait similaire à celle utilisée deux siècles plus tard par l'auteur de Prose 5 : il
compile les informations provenant de ses sources, ici Darès et Dictys, et il ajoute du
nouveau.
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ?

mais la merveille, n'en sai plus,


qu'ot faite e dreciee Epius,
sor roës forz e granz e dures
ont sus levee les faitures,
Ii laz e li entravement. [et li armé entrerent ens IS]
Adonc s'i prist tote la gent
comunaument, qu'uns ne s'en feint ;
chascuns i trait, bote e empeint.
A mout grant peine est l'uevre traite
qu'en forme de cheval est faite :
si est haute, si par est grant
que ne l'esguarde rien vivant
que n'ait merveille e que ne die :
"Com si faite uevre fu bastie !"
O sons, o estrumenz, o baus,
fu amenez jusqu'as portaus,
e cil dedenz refestivoënt,
qui lor grant joie i esperoënt.
O merveillos dediëmenz
e o granz sacrefiëmenz
li alerent encontre fors ;
mais tant ot grant e haut le cors
que portes n'i valurent rien.
Et quant ço virent Troïien,
conseil pristrent que des terraus
abatreient les granz muraus,
les beaus, les genz, que Neptunus
ot faiz, mil anz aveit e plus,
e qu'Apollo ot dediié.
Ha ! Las, com se sont engeignié !
Com malement sont deceü !
(. RTroie 25893-25925)
Grant piece avant que li jaus chant,
furent guarni e apresté ;
puis chevauchent vers la cité.
Lor signe virent parissant :
c'ert un grandisme feu ardant,
que Sinon alumé aveit,
qui dedenz le cheval esteit.
Ensi li orent comandé,
quant il orreit que la cité
sereit aseüree e queie :
donc se metreient a la veie.
C'ert o les traitors empris
(. RTroie 26014-26025)
342 L. BARBIERI

2.1. Les versions en prose du Roman de Troie ont des rédactions plus ou
moins personnalisées de cet épisode important. Prose 1 semble se référer
plus à VÉnéide qu'au roman en vers : l'idée du cheval est du seul Calchas,
les murs de la ville sont abattus et à l'intérieur du cheval il n'y a pas
uniquement Sinon, mais aussi « li traitour » 46 .
305. (...) Calcas conseilla que il fust faite une ymage en figure de cheval et fust
presentee au temple dont le Palladium estoit emblés a ce que le dieu Minerve n'en
fust corrociés. Maintenant firent querre un sage maistre, Epius ot non, que apareilla
si merveillousement qu'a chose le tendrés quant vos l'orois conter.
308. (...) la merveille que Epius ot appareillie, qui estoit de couvre fait en forme de
cheval sus IIII roes de fer, se le vindrent veoir ; et la s'acoilli tant de gent et tant firent
que par force que par enging la menerent par devant la porte ; mais il estoit si haut
et grant a merveille que porte n'i avoit mestier. Et por ce pristrent conseil que il
abat<r>oient les portes par desus et par encoste, si que li edefis peust au temple
avenir (...).
310. (...) si descendirent des nés et chevauchierent vers la ville et virent lor signe
aparoir, ce fu un grant feu que Sion, un vassal que il avoient laissié por ce faire, i avoit
alumé qui dedens le cheval de couvre s'estoit enbuchié, et ce avoient fait li traitour
(...).

La version de Prose 3 est plus strictement fidèle aux vers de Benoît : la


proposition du geste de réparation vient de Calchas et Chrysés, l'idée
pratique du cheval est de Chrysés et l'œuvre est réalisée par Epius :
Et Calcas et Crisés les amonnestent qu'ilz sacriffiassent, et après leur dirent que
pour le temple qui violez est, dont le Paladión estoit emblez, affin que Minerve ne
fust yrie, fust fait une chose grant en semblance de cheval et fust présentez au temple
[f. 107d] donc le Paladión estoit emblés, et tuit s'i accordèrent et commandèrent,
quant il fut fait, que il fut traiz a force.
A ce faire fut traictié de quérir Epius, qui estot un sage charpentier, et si l'ont prié
qu'il le face et Crisés lui dit comme il devoit estre fait, et cilz le fist tel c'oncquez ne
fut veüz tel ; si que lors que vous l'orrez compter, vous le tendrez a grant merveille
(...).
[f. 109a] (...) Les Gregois n'y targerent plus, si firent drecier sur roes la merveille que
Epius avoit faicte, et tout le pueupple a grant joie l'a trait et empaint jusquez es
portes de la cité ; donc ilz en souffrirent grant paine, pour ce que l'oeuvre, qui estoit
faicte en semblance de cheval, estoit faicte si desmesureement grant que nulx ne la
regardoit qui ne s'en feïst grant merveille.
Ceulx de dedens faisoient soulas et feste, car ilz y esperoient grant joie ; si lui alerent
a l'encontre a grant procession, maiz [f. 109b] le corps avoit si hault et grant que par
les portes n'y povoit entrer, et quant lez Troyens virent ce, si prindrent conseil de
abbatre lez portes de la cité que Neptholomus avoit fait, ja avoit mil anz passez, et
que Appolo avoit dedieez. Si furent abatues tant qu'il y pot entrer (...).

46. L'auteur de Prose 1 force dans cette direction l'interprétation de RTroie


26025.
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ? 343

[f. 110a] Devant grant piece que le coq chantast furent tous garnis et appareilliez,
puis chevaucherent vers la cité et virent le signe que l'en devoit faire d'un grant feu
ardant, que l'en devoit alumer par un appellé Synon, qui estoit dedens le cheval. Et
leur [f. 110b] estoit ainsi ordonné que, quant il orroit que ceulx de la cité seraient
tous asseurez et coys, il feïst le signe et lors s'en vendraient avecquez eulx lez
traitteurs tous a desroy. (...).
Lez Griex trouvèrent les murs abatus pour la merveille qu'ilz avoient dedens tiree, si
entrerent enz plus de .xxm. et se départirent par pluseurs lieux (Prose 3, ms. Rouen,
f. 107c-11 0b)

Mais la version la plus intéressante est, comme d'habitude, celle de


Prose 5, qui suit comme base le texte de Prose 3, mais introduit des
innovations importantes et significatives :
Calcas et Crisés les ammonnesterent que il sacrefiassent as diex, et après leur
distrent que, pour le temple qui violés est du Palladium, a ce que Minerve ne fust
iree, fust fete une figure grant en semblance de cheval et fu présentés au temple ou li
Palladium fu emblés, et tuit s'i acorderent et commandèrent que il fust fes. A ce fere
fu mandés Epius, qui estoit .i. sages charpentierz, et li ont prié que il le face, et Ulixés
et Nestor li deviserent comment il delist estre fais. Et cil le fist en tel maniere que
onques puis ne devant ne fu tel veüs, si que lors que vous l'orrés conter vous le
tendrés a grant merveille.
[f. 167c] (...) Et li Grieu ne targierent plus, si firent drecier sus roes celle oevre grant
et merveille<use>, qui estoit en four<me> et en semblance de cheval, que Ulixés, qui
estoit sages et de grant enging avoit devisé et orde<né> et Nestor avec lui, et estoit fete
si soultiment par l'art de nigromance qu'il sembloit que il henist comme chevau tout vif,
et estoit si grant que il mistrent dedens grant foisson de gent d'armes, des quels li uns fu
Menelaus, pour seurprendre la cité et pour combatre, se mestier en fust ; et ne pooit [f.
167d] nuls estre oïs qui dedens fust, ne sentis en nulle maniere. Et tout li pueples le
traist et empainst a grant joie jusques au portaus de la cité, dont il en souifrirent
grant paine, pour ce que l'uevre estoit fete si desmesureement grant que nuls ne
l'esgardoit qui ne s'en feïst grant merveille. Cil dedens fesoient solas et feste, car il
esperoient grant joie ; si alerent a l'encontre du cheval o grant procession, mes le
cors avoit si haut et si grant que par les portes ne pooit entrer. Et quant li Troien
virent ce, si pristrent conseil d'abatre les portaus et les murs de la cité, que
Neptonnus et Apollo avoient dédié passé avoit .ixc. ans, et tant en abbatirent que il
i pout entrer (...).
[f. 168b] (...) Grant piece avant que Ii cos chantassent furent tuit garni et appareillié,
puis chevauchierent vers la cité, quant il virent le signe que l'en leur devoit fere d'un
grant feu ardant que Synon avoit alumé, qui estoit venus en la vile dedens le cheval ;
et ensint li estoit commandés, que quant il sentirait que ceulz de la cité seraient tuit
asseuré et endormi, il feïst le signe et lors s'en vendraient a eulz (...).
[f. 168c] (...) Li Grieu trouvèrent les murs abbatus pour la merveille que il avoient
dedens tiree, si entrerent ens plus de .xxm. et se départirent par pluseurs lieus. Et
adont quant cil qui el cheval estoient sentirent que li Gregiois furent entré en la ville, si
issirent hors et commencierent la noise et le cri par la cité (Prose 5, ms. Royal,
f. 166d-168c)
344 L. BARBIERI

Le modèle de référence de l'auteur de Prose 5 est, encore une fois, la


version de Prose 3, mais le texte du ms. Royal reprend aussi l'interprétation
de Virgile et il réunit, de manière apparemment redondante, la brèche dans
les murs qui permet aux Grecs d'entrer dans la ville et la présence d'un
grand nombre de guerriers à l'intérieur du cheval 47 . Il accueille ensuite la
version de Darès sur le rôle de Sinon, qui se cache dans le cheval, permet
aux autres guerriers d'en sortir et donne le signal à ceux qui se trouvent à
l'extérieur de la ville.
Cette même leçon contaminée se trouve aussi dans Y Historia destructio¬
ns Troiae de Guido delle Colonne, texte écrit en latin entre 1272 et 1287
dans le but déclaré de fournir une version fiable de l'histoire de la guerre de
Troie, sans enjolivements romanesques, mais fondé en réalité sur le roman
de Benoît de Sainte-Maure.
Inter hec autem Calcas cum Crisis sacerdote persuaserunt Grecis quod deo
Appollini sacrificia eorum offerrent. Quod statim factum est. Post sacrificium
vero factum sacerdos Crisis maioribus Grecorum exercitus consuluit in secreto
ut fieri faciant in similitudinem equi quendam magnum equum ereum ut in
eo possent saltem mille milites constipari. « Qui equs fiet secundum quod ego
decrevero : nam est hec omnium deorum vere voluntas. Hic autem equs fiet
magisterio et arte Apii sapientis artificis. In quo construentur quedam clausure sic
artificióse composite quod ab exteriori parte aspectibus hominum non patebunt,
per quas, cum locus erit et tempus, ab eo exire valeant predicti mille milites
introductis, petitis a rege Priamo ut equum ipsum in honorem Palladis in civitatem
et in templum suum permittat intrare, vobis eam occasionem pretendentibus
quod causa cuiusdam voti nostri solvendi voveritis ipsi dee propter subtraccionem
Palladii quam fecistis a templo eius ». Ad Crisis autem consilium sacerdotis et
provisionem ipsius cum máximo labore artificum sine intermissione aliqua factus
extitit equs ipse, perfectus tarnen et completus ultimo anno capcionis civitatis ipsius
(...).
Greci vero cupientes exequi dolose fraudis eorum insidias, rogant Priamum ut equm
ereum, quem in Palladis honorem se dixerunt fecisse ut sit eis propicia in recessu, in
civitatem Troye iubeat intromitti et coram templo Minerve locari, ut dea Pallas in
talis enxenii oblacione sedata pro furto Palladii in eorum reversione cum navibus
eorum ad propria absque maris periculis eos salve navigare permittat. Licet enim rex
Priamus ad petita nullatenus respondisset, Heneas tarnen et Anthenor faciendum
esse dixerunt, asserentes quod tale enxenium ad civitatis decus perpetuo sit mansu-
rum. Invitis itaque rex Priamus annuit quod Heneas et Anthenor dolosis fraudibus
concesserunt. Et interim Greci promissum aurum et argentum a Priamo rege
percipiunt et [h]onera frumentaria eis pacta eorum deducunt ad naves et [h]onerant
in eisdem.

47. Cf. Én. II, 234-249 et 259-264 ; mais voir aussi le discours d'Énée dans Eneas
849-1 196. L'auteur de Prose 5 connaissait sans doute le texte latin de Virgile, mais la
médiation de Y Eneas n'est pas à négliger. L'Eneas est le premier roman français qui
unit la tradition épique à l'amour courtois, et son influence est évidente dans le texte
de Prose 5.
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ? 345

Universi vero Greci convenientes in unum cum máximo devocionis affectu cum
eorum processionibus sacerdotum cum funibus et aliis necessariis trahunt equm et
usque ad portam civitatis deducunt. Non enim porta fuit tante latitudinis et
altitudinis spaciosa quod per earn potuisset equs ipse commode introduci. Propter
quod necessarium extitit quod ex muro et porta in tantum demoliri deberet quod
fieret ad introduccionem equi ipsius altitudinis et latitudinis spaciose. Quo facto,
equm ipsum in civitatem Troyam cives cum multo gaudio introducunt. Sed non est
novum ut extrema gaudii luctus occupet, cum Troyani cives et maiores eorum ex
cecis insidiis facti ceci non equm, licet equm fata statuerunt, sed mortem pocius
eorum visceribus inpressissent. Immiserunt enim Greci in predictum equm quen-
dam nomine Synonem, cui Greci claves assignaverunt ut, oportuno captato tem¬
pore, aperiret clausuras constructas in equo, et quam primum perciperet Troyanos
per eorum hospicia dormiendo quiescere, ipsis foris existentibus signum daret in
flamma ignis accensi ut Greci civitatem commodius possent intrare et habilius
possent morti tradere dormientes (...).
Sinon vero postquam percepit Troyanos inisse dormitum, egressus ab equo, resera-
tis clausuris, iam ignem accenderat et Grecis advenientibus signum dédit. Quibus
incontinenti per murum porte discissum ingredientibus civitatem et egredientibus
militibus qui in equo extiterant constipati, in Troyanos viriliter irruunt (...) sic quod
ante quam illucesceret dies illa, plus quam xx milia hominum gladio peremerunt
(.HDTXXX , p. 230-233)

Il faut remarquer que, dans Y HDT, le cheval est d'airain (« ereus »),
comme celui de Prose 1 (§ 308 et 310) ; à partir de cette coïncidence nous
pouvons imaginer l'existence d'un point de contact entre les deux textes ou
la consultation d'une source commune 48.
Mais les ajouts de Prose 5 ne dérivent ni de YÉnéide ni de Guido ; ils sont
tirés de la version en prose française de Darès contenue dans la première
version de Y Histoire ancienne jusqu'à César 49 , le seul texte dans lequel
nous trouvons aussi la référence explicite à la responsabilité d'Ulysse et de
Nestor dans l'idée et la réalisation du cheval :

48. L 'HDT a un autre point de contact avec les mss IR du Roman de Troie, avec
lesquels il partage une variante très particulière à propos du tombeau d'Hector. Ces
deux manuscrits disent, au cœur de la description du tombeau {RTroie 16766), que
le corps du guerrier est contenu dans une chambre ou un sarcophage en bois d'ébène
(« ens en la chambre d'ebenus »), et Y HDT a exactement la même leçon (p. 178 :
« quandam clausuram ex lignis ebani »). Voir M.-R. Jung, « Hector assis », dans
« Romania ingeniosa ». Festschrift für Prof Dr. Gerold Hilty zum 60. Geburtstag,
hrsg. von G. Lüdi, H. Stricker, J. Wüest, Bern-Frankfurt-New York-Paris, 1987, p.
153-169. Les critiques s'accordent désormais sur le fait que YHDT ne dépend pas
d'une des versions en prose, mais directement du roman en vers ; néanmoins, les
quelques concordances avec Prose 1 et Prose 4 exigent une explication et nous
obligent à revenir sur la question.
49. L'édition de la section troyenne contenue dans la première version de Y His¬
toire ancienne jusqu'à César se trouve dans M.-R. Jung, op. cit., p. 358-430.
346 L. BARBIERI

Ci define de Troies, mais que Ii pluisor dient et content que Troies ne fu traie, se par
un chival non de fust, qui fu fais par le sens Ulixés et le roi Nestor, qui le deviserent
a faire de si grande estature qu'a paines fait ele a croire, et la dedens mistrent il tant
de chivaliers en estages qu'il fais i avoient faire, com por tele cité sousprendre et
combatre a aus, s'il s'en parcevoient. E quant celui chivaus fu fais de fust et li
chivalier furent ens mis, li Grigois le menerent trosqu'a la porte sor roieles tor-
noians, sor quoi l'uevre estoit bastie. E quant il orent ce fait, il repairerent as tentes
si boterent le fu ens es loges. Ce fu senefiance qu'il s'en repairoient, et lors entrerent
es nés si se tapirent. E li Troien, qui le fu virent, orent grant leece si s'en issirent de la
vile. E quant il virent cele merveille, tant firent qu'il a la porte la boterent, mais la
porte fu estroite et basse, si convint qu'il abatissent dou mur une grant partie, et il si
firent. Ensi amenerent celui chivau trosques au temple Minerve. La le laissèrent tot
coi, quar la nuis estoit ja venue et l'endemain i devoient faire lor feste. Mais quant
tuit furent repairé a lor osteus, dou chival issirent li chivalier qui laiens estoient. Et li
Grijois qui as nés estoient s'en repairerent au plus tost qu'il porent vers la cité. Et
quant il vindrent, il troverent le mur frait et la porte overte, et si oïrent ja la gran
noise de lor chivaliers qui les Troiens assailloient et ocioient. Et il ausi lor corurent
sore. Par ceste maniere dient li pluisor que Troies fu souprise et destruite et
qu'Antenor et Eneas le consentirent, por ce qu'il en fussent délivré et lor avoir et lor
maisnees. Mais ensi ne le reconte mie Daires, la cui hystorie je vos ai devant dite, et
je or plus ne vos en dirai, ains finirai l'estorie (éd. Jung, § 67, 18-42)

L'auteur de la traduction de Darès semble vouloir évoquer dans ce


passage la version de Virgile, qui évidemment était assez connue pour
mériter cette mention. Mais il affirme que sa version est fausse parce que,
contrairement à celle de Darès, elle mettrait l'accent sur l'importante
responsabilité d'Énée dans la trahison et la destruction de la ville. Or, c'est
exactement le contraire qui est vrai, puisque la version de Darès est celle
qui insiste le plus sur la trahison d'Anténor et d'Enée 50.
En tout cas, même si l'auteur de Prose 5 s'est servi de l'intermédiaire de
Y Hist, anc.1, la référence à la présence de Ménélas dans le cheval semble
tirée directement
connus enfermés dans
de YÉnéide
le cheval
, qui
51 . donne les noms des guerriers les plus

Un nouvel ajout de Prose 5 concerne le nombre des Troyens tués


pendant le sac de la ville et la présence de quelques survivants qui
s'enfuient dans les forêts et les montagnes :
50. La raison de cette distorsion nous échappe, mais elle s'insère dans la grande
polémique médiévale autour du rôle joué par Enée dans la guerre de Troie ; le
jugement porté sur ce héros n'est pas secondaire, puisque c'est à lui qu'on fait
remonter l'origine de la plupart des familles royales européennes.
51. Én. II, 259-264 : « Illos patefactus ad auras / reddit equus laetique cauo se
robore promunt / Thessandrus Sthenelusque duces et dirus Ulixés, / demissum lapsi
per funem, Acamasque Thoasque / Pelidesque Neoptolemus primusque Machaon /
et Menelaus et ipse doli fabricator Epeos ». Je m'occuperai plus directement de la
figure de Ménélas dans la troisième partie de mon analyse.
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ? 347

Je ne sai pas comment si grant occision et si grant mortalité pout estre porpenssee
par euer d'ome, car toute la nuit dura cele pesme et cruel occision, et lendemain
jusques a l'eure de tierce, ains que ceuls qui en l'autre chief de la cité s'en aperceiissent,
et en venant a la noise et au cri estoient detrencié subitement et a mort livré. Et quant
il aperçurent que ilfurent trahi par tel maniere, si s'en fuirent homes et fames hors de
la cité, a<s> forés et as montaignes et as viles qui près estoient, pour leur vies sauver.
Et merveille fu comme si tost en pout estre la novele [f. 169r] [f. 169c] seüe par toute la
cité pour sa grandeur, mes tousjours queurt plus tost la mauvaise novele que la bone.
Ençois que il fust ajouornez, occistrent Gregiois de Troien plus de .xxm. Li temple
furent tuit despoillié et robé, et tuit cil qui pour eschaper i estoient fui tout
serchierent et tot roberent et pristrent : or et argent, pailles, dras, coupes et henas, et
tant avoir et trésor que plus n'en vouldroient, car plus de .m. fois s'en chargierent
tous. {Prose 5, ms. Royal, f. 168d-169c)
Ce nombre doit dériver directement du passage de Y Historia de Guido que
j'ai mentionné :
sic quod ante quam illucesceret dies illa, plus quam xx milia hominum gladio
peremerunt (HDTXXX , p. 233)

Pour l'allusion à la fuite de quelques Troyens vers les montagnes et les


forêts environnant la ville, je n'ai pas trouvé une source précise, mais nous
pouvons imaginer la raison qui a poussé l'auteur à l'introduire. L'auteur
de Prose 5 a une grande capacité de voir le récit dans son ensemble, malgré
l'ampleur du texte : il sait donc que, dans Landomata, texte retraçant la vie
du fils d'Hector qui suit Prose 1 , Prose 3 et Prose 5, il trouvera des rescapés
du sac de Troie et que ce groupe de personnes est nécessaire au voyage
d'Enée, qui aboutira à la fondation de Rome 52.
2.2. Mais nous trouvons un autre passage dans la description du sac de
Troie qui contient d'importantes interventions de la part des auteurs des
versions en prose : il s'agit de l'invective d'Hécube contre Énée. Le texte du
roman en vers est repris fidèlement par l'auteur de Prose 1 :
"Coilverz, traître, reneiez,
quant de mei ne vos prent pitiez
ne de Troie, que si decline,
guardez seveaus ceste meschine,
si que Grezeis n'en seit saisiz.
Ja mar de mei avront merciz :
s'il ocire ne me voleient,
s'ai jo dous mains que m'ocireient"
(RTroie 26181-26188)
312. (...) "Lerres, traites renoiés, puis que il ne toi poise de nos ne de Troie que tu vois
ci destruire, moine aillors ceste meschine, si qu'ele ne parveigne as mains des
52. Voir aussi Én. II, 796-804.
348 L. BARBIERI

henemis ; quar de moi ne veul je que il aient merci, quar se il ne me voloient ocirre
si m'ociroie je a mes II mains".

Dans Prose 5, au contraire, la reine nous révèle un détail qui ne se trouve


dans aucune source, faisant référence à la mort de Créuse, la femme
d'Énée, qui d'après Hécube aurait été enceinte 53 :
Ecuba et Pollisena s'en fuirent envers .i. sousterrain criant et braihant et demenant
grant douleur. La roïne aperçut Eneas et li dist : "Cuvers, sathanas — fet elle — vils,
honteus et renoiés, sus tous autres trahitres desloiax ! Comment osastes vous
pensser de vostre seigneur et de vostre oncle si trahir ? Et comment avés vous peü
endurer que devant vos iex a l'en Priant occis ? A vostre chiere n'apert mie que de
riens vous en desplaise. Par vous est hui Troie essilliee, et la haute lignie qui fu de
Dardanus estraite est hui toute [f. 170a] destruite et morte. Ha, trahiteur ! comment
l'avés peü souffrir a fere ? A honte vous puisse retourner !". Atant se pasma et puis
li dist a quelque paine : "Traitres renoiés ! puis que de moi ne de Troies ne de vostre
fame ma fille Creüsa, qui estoit enchainte de vous, qui de doleur est morte sus le
pavement, ne vous prent pitié, si vous prengne pitié de Pollisena et la gardés, si que
ennemis n'en soit saisis. De moi ne me chaut, car se il ne m'ocioient, si m'ociront mes
.ij. mains". Quant Eneas entendí la roïne et oïla novele que sa fame estoit morte, si se
repenti ja de ce que ilavoit fet, mes trop targia li repentirs, si dist : "Ha, maudite soit
l'eure que je cru Anthenor de consentir a fere tel crualté et veoir tel domage devant
moi!". Adonc prist entre ses mains Policena comme toute morte, si l'a portee
isnelement o soi, si que elle ne le vit ne le senti, car elle n'avoit que un pou de esperit ;
et Menelaus s'en ala tout droit en la chambre ou Helaine estoit et ne la laidi ne ne fist
semblant de mal fere. Endementiers estoit grans l'occision el palais, et la fu Amphi-
macus detrenchiez tout par pieces, qui estoit filz au roy Priant, dont ce fu grans
douleu<r>s et grant doma[î. MQib]ges (Prose 5, ms. Royal, f. 169d-170b)

Ce passage est repris encore une fois de Prose 3, mais le manuscrit de


Rouen a une leçon différente (« ne de vostre femme Croussa qui estoit
antienne et qui est morte sur le pavement »), banale et franchement sus¬
pecte, qui ne devrait pas correspondre au texte de la version originale.
Dans ce cas, Prose 5 nous permet probablement de reconstruire la vraie
leçon de Prose 3 54 .

53. En italique les parties ajoutées par l'auteur de Prose 5.


54. Il ne faut pas oublier que le ms. de Rouen est un codex du xve siècle, tandis
que les quelques fragments de Prose 3 repérés dans les feuillets de garde de trois
autres manuscrits remontent à la fin du xme siècle. De plus, la version du ms. Rouen
est très synthétique et montre par endroits des résumés très personnels du Roman de
Troie. Il pourrait s'agir d'une version remaniée et abrégée d'un texte précédent. Sur
les fragments de Prose 3 voir F. Vielliard, « Le Roman de Troie en prose dans la
version du ms. Rouen, Bibl. mun. 0.33. 'Membra disjecta' d'un manuscrit plus
ancien ? », dans Romania , t. 109 (1988), p. 502-539, et M.-R. Jung, op. cit., p. 499-
503.
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ? 349

"Cuvers, traictres renoiez! Puis que de personne de Troye ne vous prent pitié, ne de
vostre femme Croiissa qui estoit antienne et qui est morte sur le pavement, prenez la et
l'ensevelissiez, que l'anemi saisi n'en soit. De moy ne m'en chaut, car s'ilz ne me
occient, si m'occiront mes deux mains" (.Prose 3, ms. Rouen, f. 1 1 le)

La version de Prose 5 pose néanmoins beaucoup de problèmes,


puisqu'aucun des textes de la matière troyenne n'évoque la mort de Créuse
et son état. Dans Y Enéide (II, 736-804), Créuse est enlevée par Aphrodite et
son ombre apparaît à Énée ; c'est la version la plus proche, la seule qui
pourrait faire surgir à l'esprit de quelques commentateurs évhéméristes
l'idée de la mort de la femme. Mais je crois que nous devons chercher
ailleurs les raisons de cette modification, et plus exactement dans l'inter¬
férence avec l'histoire d'une autre femme séduite et abandonnée par Énée,
et morte à cause de son amour : Didon. UÉnéide, Y Eneas et maints autres
textes nous racontent son histoire, mais ce n'est pas de là que vient
l'invention d'une Didon enceinte ; cette hypothèse se trouve dans les
Héroïdes, que l'auteur de Prose 5 connaissait très bien 55, et c'est Didon
elle-même qui révèle ce détail à Énée, avant de se donner la mort :

Forsitan tui
parsque et gravidam
lateat corpore
Didon,
clausa
scelerate,
mei relinquas
(Hér. VII, 135-136)

Cette allusion est reprise ensuite par l'auteur de Y Ovide moralisé et par
Guillaume de Machaut, dans son Jugement dou Roy de Navarre :
Ma vie estuet par temps fenir,
mes seule ne morrai je mie :
il me laist grosse et empreignie
d'un enfant qu'il a engendré
{Ovide moralisé, 470-473)

55. Le texte de Prose 5 contient la traduction de treize épîtres ovidiennes,


interpolées dans le récit de la guerre de Troie. Il s'agit de la première traduction
française connue des Héroïdes , mais l'initiative ne doit pas en être attribuée à
l'auteur de Prose 5 ; il les a probablement trouvées dans un manuscrit qui contenait
aussi le texte de Prose 3. Dans la version du ms. Rouen, nous rencontrons déjà des
personnages des Héroïdes et des citations ovidiennes. Sur les épîtres contenues dans
Prose 5, voir, parmi les travaux les plus récents, M.-R. Jung, op. cit. , p. 507-508 ; M.
Perugi, « Des farcitures en forme de gloses : les Héroïdes vernaculaires entre roman
farci et commentaire à citations », dans L'Antichità nella cultura europea del
Medioevo / L'Antiquité dans la culture européenne du Moyen Âge. Ergebnisse der
internationalen Tagung in Padua (27.09 — 01.10.1997) , hrsg. von R. Brusegan und
A. Zironi, Greifswald, 1998, p. 3-20 ; L. Barbieri, Le « epistole delle dame di Grecia »
nel Roman de Troie in prosa : la prima traduzione francese delle Eroidi di Ovidio,
Basel-Tübingen, 2005.
350 L. BARBIERI

L'espée d'Eneas trouva


et en son corps si l'esprouva
qu'onques ne se pot espargnier
qu'en soy ne la feïst baingnier.
Dont elle morut a dolour
pour amer, et per sa folour.
Mais elle ne morut pas seule,
einsois a deus copa la gueule,
car d'Eneas estoit enceinte,
dont moult fu regretee et plainte.
(Guillaume de Machaut, Jugement dou Roy de Navarre, 21 13-2122)

Les autres ajouts sont typiques de Prose 5 et sont plus difficiles à


expliquer. Pour justifier la présence redondante des allusions à Créuse et à
Polyxène 56, nous pouvons remarquer encore une fois la contamination
des sources opérée par l'auteur et son penchant pour l'accumulation
encyclopédique : il reprend de Prose 3 la référence à Créuse, mais immé¬
diatement après il récupère la version du même passage contenue dans
RTroie 26181-26188, où Hécube se réfère à Polyxène.
L'ajout du repentir d'Énée peut s'expliquer par analogie avec la version
alternative du sac de Troie fournie par le traducteur de Darès dans Hist.
anc. 1 ; dans Prose 5 également, nous retrouvons la volonté de réhabiliter le
futur fondateur de Rome, le libérant de l'accusation infamante de traîtrise,
qui retombe entièrement sur Anténor. En connaissant le but « politique »
de l'œuvre 57 , nous pouvons imaginer que cette intégration a été conçue
par l'auteur lui-même, sans l'aide d'autres sources. D'ailleurs, Darès déjà,
par rapport à Dictys, adoucit partiellement les responsabilités d'Énée : si
dans Y Ephemeridos la trahison est absolument volontaire et délibérée,
dans le De excidio Troiae il s'agit plutôt d'une réaction inévitable aux
propos violents de Priam et de son fils Amphimachus 58 .
Je n'ai aucune suggestion, par contre, à propos de l'origine et de la
raison de l'intégration de la mort d'Amphimachus 59, queje n'ai trouvée
56. Prose 3 contient seulement la référence à Créuse. Cette référence prend la
place de l'allusion à Polyxène des v. 26181-26188 du Roman de Troie.
57. L'auteur de Prose 5 voudrait suggérer une ascendance troyenne à la jeune
dynastie angevine de Naples.
58. Voir Darès XXXVII-XXXIX. La trahison d'Anténor et d'Énée est la consé¬
quence de l'obstination de Priam, qui refuse de traiter avec les Grecs, malgré les
conditions désespérées de la ville de Troie ; Priam menace de mort ceux qui
proposent de faire la paix. Benoît développe cette idée, et il contamine encore une
fois Darès et Dictys.
59. « Endementiers estoit grans l'occision el palais et la fu Amphimacus detren-
chiez tout par pieces, qui estoit filz au roy Priant, dont ce fu grans douleu<r> s et
grant domages » (ms. Royal, f. 170a).
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ? 351

nulle part. Darès et Dictys ne parlent pas de la fin du jeune bâtard de


Priam, pas plus que toutes les autres sources que j'ai consultées. L'auteur
de Prose 5 a probablement été influencé par le récit de la mort de Politès
proposé par la tradition post-homérique. Dans la tradition grecque et
latine, en effet, Politès est l'un des fils du roi Priam et il est tué en dernier par
Néoptolème devant les yeux de son père. La mort de Politès est racontée
par Virgile dans Én. II, 526-532, et ce passage a peut-être inspiré l'auteur
de Prose 5 pour la scène de la mort d'Amphimachus 60.

3. — L'ubiquité de Ménélas :

Dans le Roman de Troie , Ménélas est envoyé par les Grecs chercher
Néoptolème dit Pyrrhus, le fils d'Achille, duquel dépend le résultat de la
guerre
Cest afaire ont posé e mis
sor Menelaus, qui volentiers
en fu querrere e messagiers
(. RTroie 22586-22588)

Benoît suit ici Darès XXXV, tandis que, dans la tradition homérique, la
tâche est confiée à Ulysse. Ensuite, nous retrouvons Ménélas au cœur de la
bataille, confronté à l'Amazone Penthésilée, alors qu'il devrait être encore
en voyage
Tant que li proz Diomedés,
li dus d'Athene e Ulixés
e Telamón e Aïaus,
Agamennon e Menelaus
lor firent un envaiement
{RTroie 23567-23571)
O Menelau josta la bele,
qu'envers le mist jus de la sele
(. RTroie 23625-23626)

C'est qu'ici Benoît a déjà changé de source, et encore une fois, il suit
Dictys IV, 2, bien avant de déclarer le passage d'une source à l'autre 61 .
Une branche de la tradition manuscrite (deuxième famille, groupe y,
60. Plus probablement, Benoît veut s'assurer que la descendance légitime de
Priam est complètement anéantie. Ce n'est qu'à cette condition qu'Énée peut
recueillir de manière légitime l'héritage du pouvoir royal et de la civilisation de Troie
et le transférer en Occident. Sur la mort de Politès, voir aussi Quin tus de Smyrne, La
suite d'Homère XIII, 213-216.
61. RTroie 24397ss. ; voir supra.
352 L. BARBIERI

mss DMIJPEH) essaie de corriger la faute en éliminant les références à


Ménélas au cours de la vingt-et-unième bataille 62 ; mais la vulgate
accueille l'incohérence (variante du type 1-1). Selon Constans, la première
omission est opérée par les mss JM1EHP et la deuxième par JM1EHP +
AA2NR ; Jung nous donne des informations différentes 63, disant que les
mss A1A2DEF1HJL2M1PS1 VI V2 n'ont le nom de Ménélas dans aucun
des deux vers (type 0-0), tandis que les mss AL1NR l'éliminent seulement
dans le deuxième cas (type 1-0) 64 . Le retour de Ménélas est annoncé par
Benoît dans RTroie 23779ss.
One un sol jor ne lor failli,
tant que Menelaus revertí.
Tant ot alé e tant ot fait,
si com Ii Livres me retrait,
que Pirrus amena o sei
(.RTroie 23779-23783)

et la même contradiction se trouve dans les versions en prose :

Prose 3 Prose 5
A ce s'accorderent tous qu'il fust quiz, ce s'acorderent tuit que il fust quis, et
et ont mise la besoingne sur Menelanz, l'ont mis la besoigne sus Menelaus, qui
qui volentiers l'ala querre (ms. Rouen, volentiers le fist et ala pour lui (ms.
f. 82b) Royal, f. 149c)
Dyomedés et le duc d'Athevaines, Dyomedés et li dux d' Athenes, Ulixés et
Ulixés, Thalamon et Ayans, Menelans Talamon Ayax, Menelaus et Agamenón
et Agamenón y vindrent, qui lez firent i vindrent, qui les firent mal leur gré
maulgré eulx tous ressortir (ms. Rouen, tous resortir (ms. Royal, f. 154c)
f. 89c)
Si jousta a Menelans et le fery si dure¬ Si josta o Menelaus, et le feri si dure¬
ment que de la scelle l'emporte tout ment [f. 155a] que de la selle l'embati
envers (ms. Rouen, f. 90a) tout envers (ms. Royal, f. 1 54d)
Et cestui assault et cestui martire leur Ly roys Menelaus fu repairié en l'ost
dura tant c'oncquez [f. 91b] jour ne failli des Gregiois en .iiij. mois (ms. Royal,
jucques Menelans o le filz Achillés fust f. 155d)
revenuz en l'ost, ou il mist .iiij. moys
tous entiers (ms. Rouen, f. 91a)

62. Encore une fois ce type de leçon pourrait être considéré comme une variante
d'auteur.
63. M.-R. Jung, op. cit. , p. 65. Il s'agit d'une nouvelle preuve de la fiabilité limitée
de l'apparat critique de Constans.
64. Il est intéressant de remarquer que cette dernière version coïncide avec celle
de Prose 1, § 273 et 274.
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ? 353

Évidemment ici l'auteur de Prose 5 a suivi de près son modèle de Prose


3, sans consulter le Roman de Troie en vers, puisque son manuscrit de
référence, très proche du ms. Ml, aurait dû l'aider à corriger la faute.
D'ailleurs, l'auteur de Prose 5 introduit de sa propre initiative dans le
texte une autre incohérence qui concerne la figure de Ménélas. Nous avons
vu que Prose 5, à cause de son attitude éclectique et accumulatrice, place
Ménélas parmi les guerriers qui se trouvent à l'intérieur du cheval de bois,
suivant une tradition qui remonte à Virgile (En. II, 261-264) ;
Il mistrent dedens grant foisson de gent d'armes, des quels li uns fu Menelaus (Prose
5, ms. Royal, f. 167c)
mais lui aussi, évidemment, a dû oublier avoir fait cette intégration,
puisque nous retrouvons Ménélas parmi les Grecs restés à l'extérieur de la
ville de Troie, lorsque le récit recommence à suivre Prose 3 :
ço desplaist mout e desagree
a Menelau, ços dijo bien,
mais il n'en puet faire autre rien
(.RTroie 25958-25960)
Endementres fut leur navie appareillie et garnie, et y firent mectre tout le trésor que
dez Troyenz avoient receü. Puiz prinstrent un estrange conseil qu'ilz ne prendroient
pas Helaine jucquez qu'ilz avroient prinse Troye et destruicte ; car s'ilz la preïssent
devant, puiz seroit laide chose a la livrer a mort, et ilz vuellent qu'elle soit dampnee.
Et ce desplait moult a Menelans, maiz autre chose n'en peut faire (Prose 3, ms.
Rouen, f. 109c)
Entretant fu leur navie rapareillie et bien garnie, et i firent metre tout le trésor que il
avoien<t> receü des Troiens. Puis pristrent conseil que il ne prendront pas Heleine
dusques a tant que il aroient prise Troie et destruite ; car se il la preïssent devant,
laide chose seroit de la livrer a mort, et il veulent que elle soit dampnee. Et si
desplaist mult a Menelaus, mes autre chose ne puet faire (Prose 5, ms. Royal, f. 168a)
Finalement, c'est toujours Ménélas — personnage passe-partout — qui
chez Benoît remplace Mérion parmi les chefs qui prêtent serment pour
conclure la paix :
Jura Nestor e Menelaus
e reis Telamón Aïaus
(. RTroie 25827-25828)
Dictys, qui devrait être ici la source de Benoît, cite Mérion et non pas
Ménélas 65, mais Benoît a déjà fait mourir Mérion en suivant Darès 66.

65. Voir Dictys V, 10 : « Interim firmatores pactae pacis ad Troiam eunt decern
lecti duces, Diomedes, Ulixes, Idomeneus, Aiax Telamonius, Nestor, Meriones,
Thoas, Philocteta, Neoptolemus atque Eumelus ».
66. Darès XIX : « Hector Merionem persequitur et occidit » ; cf. RTroie 10049-
10064.
354 L. BARBIERI

Cette fois Benoît s'est rendu compte de la contradiction et est intervenu


pour rétablir la cohérence de son récit.

4. — Conclusions :

Les exemples qui suivent nous permettront de comprendre la technique


de composition de l'auteur de Prose 5.
4.1. En traçant les portraits des Grecs et des Troyens au début du
roman 67 , Benoît suit Darès 68, mais il ne renonce pas à quelques varia¬
tions, affirmant ainsi sa liberté et son autonomie : après la description de
Castor, Pollux et Hélène, il introduit les portraits des Grecs, au lieu de faire
précéder, comme dans le De excidio Troiae, ceux des Troyens 69 . À la fin de
la liste des Grecs il ajoute aussi la description de Briséida 70, qui est
désormais considérée comme une héroïne grecque, précédée par un roi de
Perse, qui de fait remplace Mérion. Ensuite il trace les portraits des

67. RTroie 5093ss.


68. Nous trouvons d'ailleurs au v. 5094 une référence explicite à son nom.
69. Voir M.-R. Jung, op. cit., p. 44-45, et Ph. Logié, « L'Oubli d'Hésione ou le
fatal aveuglement : le jeu du tort et du droit dans le Roman de Troie de Benoît de
Sainte-Maure », dans Le Moyen Âge, t. 108 (2002), p. 235-252 (aux p. 238-239).
70. Briséida, on le sait, est probablement la plus grande invention de Benoît de
Sainte-Maure. Dans le De excidio Troiae (XIII), elle n'est pas beaucoup plus qu'un
nom : la seule femme qui fasse partie de la liste des héros grecs, probablement en
souvenir de l'esclave Briséis de la tradition homérique, aimée par Achille et cause de
son opposition à Agamemnon. Benoît reprend son portrait, qu'il trouve dans le
texte de Darès et, frappé probablement par la particularité de cette unique présence
féminine parmi les portraits des guerriers grecs, invente la figure de la fille de
Calchas, obligée de passer dans le camp des Grecs à cause de la désertion de son
père. Il construit autour de cette invention une longue histoire d'amour tourmenté,
qui dressera l'un contre l'autre les deux protagonistes masculins : Troïlus et Dio-
mède. Cette histoire d'amour, extraite de son contexte, jouira d'une grande fortune
dans la littérature médiévale européenne, grâce aux œuvres de Boccace, Chaucer et
Shakespeare. Prose 5, avec sa tendance habituelle à l'accumulation, met l'une à côté
de l'autre la figure homérique de Briséis (par la traduction de l'épître d'Ovide) et la
figure romane de Briséida. Sur Briséida, voir K. Young, The origin and development
of the story of Troïlus and Criseyde, London, 1908 ; R. M. Lumiansky, « The story
of Troilus and Briseida according to Benoît and Guido », dans Speculum, t. 29
(1954), p. 727-733 ; R. Antonelli, « The birth of Criseyde — an exemplary triangle :
'classical' Troilus and the question of love at the anglo-norman court », dans The
european tragedy of Troilus, P. Boitani ed., Oxford, 1989, p. 21-48 ; B. Nolan,
Chaucer and the tradition of the roman antique, Cambridge, 1992, p. 109-114;
D. Kelly, « The invention of Briseida's story in Benoît de Sainte-Maure's Troie »,
dans Romance Philology, t. 48 (1994/95), p. 221-241.
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ? 355

Troyens, parmi lesquels il insère ceux de Polydamas et de Memnon. Prose


3 (ms. Rouen, f. 22c) reprend Benoît, mais l'auteur élimine la brève
description d'Hélène, qu'il avait déjà abondamment présentée auparavant,
et il ajoute les personnages de Tydée (Thésée dans Prose 5 et probablement
dans l'original de Prose 3 , puisqu'il s'agit d'un personnage des Héroïdes) et
Télamon (qui sera utile dans la suite), et il élimine le roi de Perse, invention
de Benoît 71 .
L'auteur de Prose 5 (ms. Royal, f. 55d) suit ici le texte de Prose 3,
auquel il ajoute les portraits des Troyens selon la version de Prose 1
(§ 72-73), puisque Prose 3 les ignore ; Prose 5 déplace le portrait de
Briséida à la fin de la liste des femmes troyennes, tandis que Darès (XIII) et
Benoît (RTroie 5275-5288) l'unissent aux Grecs, comme nous l'avons
vu 72 ; son auteur unit le portrait de Polydamas à celui d'An ténor qui le
précède (exactement comme Prose 1, qui restaure en partie la structure du
De excidio Troiae, où il n'y avait pas de description de Polydamas) ; et il
réduit sensiblement le portrait de Troïlus (d'après Prose 7, bien que le rôle
de ce héros ait une importance considérable dans la filière Benoît — Prose
3 — Prose 5) et de Polyxène (qui aura ensuite une description plus
détaillée) 73 .

71. Cf. L. Constans, éd. cit., t. 6, p. 238.


72. Cette description est probablement déjà déplacée dans quelques manuscrits
du Roman de Troie, mais l'apparat de Constans n'est pas clair à ce propos.
73. Selon Benoît, le roi Priam a cinq fils et trois filles : Andromaque, Cassandre
et Polyxène. Cette erreur, qui rend incestueux le mariage entre Hector et Andro¬
maque, est repris directement de Darès (IV et XII) et répété deux fois {RTroie
2863-2962 et 5519ss.). Pourquoi Benoît n'a-t-il pas corrigé la faute ? Il était peut-
être intéressé par le rapport incestueux ? En tout cas, une bonne partie des mss. du
Roman de Twie éliminent le nom d'Andromaque, réduisant le nombre des fils de
Priam à sept (mss C1DEF1G1HN4, plus Ml tronqué du début), tandis que seuls les
mss A1L2 remplacent Andromaque par Créuse (variante d'auteur ?). Prose 1 (§ 37,
31) a Eleta au lieu d'Andromaque dans le premier cas, tandis que dans le deuxième
il accepte la leçon de Benoît, puisqu'il interprète le passage comme une liste des plus
importantes héroïnes troyennes (il ajoute la glose qui dit qu' Andromaque est la
femme d'Hector), et non pas comme une répétition de la liste des filles de Priam.
Prose 3 corrige le premier passage et ne conserve pas la deuxième description des
Troyens. Prose 5 accepte la leçon de Prose 3 dans le premier cas, et celle de Prose 1
dans le deuxième, où il rend explicite son interprétation : il ajoute, en effet, le nom de
Briséida à la liste des femmes troyennes, pour montrer qu'il ne s'agit pas de la liste
des filles de Priam. Sur la question des noms des filles de Priam voir E. Baumgartner,
« La très belle ville de Troie de Benoît de Sainte-Maure », dans Hommage à
Jean-Charles Payen, Farai chansoneta novele, essais sur la liberté créatrice au Moyen
Âge, Caen, 1989, p. 47-52 [repris dans E. Baumgartner, De l'histoire de Troie cit.,
p. 203-208 ] ; M.-R. Jung, op. cit., p. 27 ; M. -S. Masse, art. cit., p. 221-222.
356 L. BARBIERI

4.2. Benoît, par rapport à sa source Darès, anticipe l'ambassade


d'Ulysse et Diomède à Troie et l'insère avant le récit de l'expédition
d'Achille en Mysie 74 . Prose 3 restaure en quelque sorte la succession de
Darès, puisque l'auteur élimine l'expédition en Mysie et la remplace par
l'épisode inventé de la défaite du roi Lernesius (ms. Rouen, f. 24c), dont la
structure recoupe de près l'histoire d'Achille et du roi de Mysie. Cet
épisode fait suite à l'invention du personnage de Lernesius par l'auteur de
Prose 3 (ms. Rouen, f. 22a), qui lui permet d'introduire la figure ovidienne
de Briséis, dont Lernesius serait le père 75 ; de plus, ce récit prend la place
qui, dans Darès, était réservée à l'expédition en Mysie, avant l'ambassade
d'Ulysse et Diomède. Prose 5 dévoile une fois encore sa nature de texte
collecteur de sources, puisque nous y trouvons l'histoire du roi Lernesius
avant l'ambassade, tirée de Prose 3, ainsi que l'expédition en Mysie après
l'ambassade, lorsque l'auteur recommence à suivre son manuscrit du
Roman de Troie. De cette manière nous retrouvons pratiquement le même
épisode répété deux fois à une courte distance :
Grant joie orent li Gregiois du respons que Achillés aporta, et plus assés de ce que
Calcas leur dist. Et pour ce li firent grant honneur et distrent que par son consoil
ouverroient, et il lor loa que il se deüssent haster de entrer en mer. Et il i entrerent
selonc son consoil, si leverent les veles au vent et tant alerent que il arrivèrent en la
terre Larnesius, et pristrent port devant .i. de ses chastiaus, et devant le plus [f. 60b]
fort qu'il eüst. Et quant Lernesius le sot, qui avant avoit seiie la novele, qui estoit
venus en cel chastel pour le deffendre par le commandement du roi Priant, si leur
appareilla bataille a tout .iijm. homes a cheval, bien montés, comme cil qui estoient
fiers et hardiz. Et mult se contint contre les Grex viguereusement. Mes que vous iroie
je racontant ? Dyomedés le constrainst et Ulixés avec lui, que il et toute sa gent
furent desconfit en champ, et li desarmerent la teste, et le voult occire Dyomedés, et
leva l'espee et le voloit occire. Et quant Achillés le vit, si le couvri de son escu et
dist : "Je ne pourroie souffrir que je le voie morir, car il m'a fait autre fois bonté et
courtoisie et secouru de vitaille et de viandes, dont ma gent furent secouru et repeü
grant temps, si li en doi bon gré savoir". Atant le laissa Dyomedés. {Prose 5, ms.
Royal, f. 60a)
Tost après Agamenón et li autre baron orde<ne>rent que Achillés et Telephus
alassent en fourrage pour aporter a l'ost vitaille. Atant s'en partent par le congié de
tous les barons, et menerent en leur compagnie .xm. chevaliers bien adoubé. Thele-
phus fu filz Herculés. Tant chevauchient que il vindrent el païs de Messe, qui estoit
bien garni de blé et de be-[f. 62d]-stes et de toutes viandes. Mes Cancer, le roi du païs,
leur vint a l'encontre o tant de gent com avoit pour deffendre son païs. La out grant
guerre et fort estour mult merveilleus. Et sachiés que li Gregiois eussent esté
desconfit se ne fust une soudaine aventure, que Achillés encontra en mi l'estour
Cancer le roi et le feri de tel guise que il le navra a mort et l'abbati en terre. Puis li leva
74. Cf. RTroie 6001-6510 et 6511-6657.
75. La traduction de l'épître de Briséis à Achille se trouve aux f. 11 8c-120a du
ms. Royal.
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ? 357

le haume et le voloit occire, et l'eüst occis se ne fust Telephus, qui le couvri de son
escu et li pria que il ne l'occisist pas, "car ne porroie souffrir queje le voie morir, car
il a bien .x. ans que il me fist grant courtoisie, si m'en doit ore bien membrer, car il
me herbergia ci en son pais et me fist grant honneur et se pena mult de moy
honorer". "Sire — dist Achillés — , et je le vous lais. Si en faites a vostre volenté".
(Prose 5, ms. Royal, f. 62c)
4.3. Pour terminer en revenant sur le thème d'ouverture de notre ana¬
lyse, je dois faire remarquer qu'un autre personnage du Roman de Troie
meurt deux fois : il s'agit de Palamède. La première fois, il est tué pendant
la bataille par Pâris, conformément à la version de Darès 76. Dans la
description de la deuxième mort, Benoît mélange en les juxtaposant deux
traditions 77 : celle, classique {Enéide, Métamorphoses, Servius), selon
laquelle Palamède est accusé de trahison et lapidé par les Grecs, à la suite
d'une fausse accusation d'Ulysse 78, et celle de Dictys, où Palamède est tué
directement par Ulysse et Diomède, qui font semblant de le défendre
contre l'accusation de trahison qu'eux-mêmes ont fait circuler, pour
acquérir sa confiance en vue de mieux le tromper par la suite 79 .
76. Voir Darès XXVIII, et cf. RTroie 18826ss ; ms. Rouen, f. 56c ; ms. Royal,
f. 127b ; voir aussi L. Constans, éd. cit., t. 6, p. 259.
77. Cette version redondante et contaminée est reprise aussi par l'HDTXXXll,
p. 247.
78. Én. Il, 81-85; Met. XIII, 37-39 et 56-60; Servius sur Én. II, 81. Voir
Croizy-Naquet, « Pyrrhus, Andromaque et ses fils » cit., p. 91 n. 12 ; M. -S. Masse,
art. cit. , p. 224-225. La deuxième mort de Palamède est racontée à Nauplus, pour le
convaincre de se venger des chefs grecs, responsables de la mort de son fils. Mais
Benoît, qui s'est probablement aperçu de cette nouvelle contradiction, nous fait
comprendre qu'il pourrait s'agir d'une fausse version (RTroie 27681-27682), inven¬
tée pour tromper Nauplus, et une bonne partie de la tradition manuscrite présente
une variante qui rend cette interprétation encore plus explicite (variante « engi-
gnié » pour « enseignié » dans les mss M2AAlA2CJkn au v. 27682).
79. Dans cet épisode, les discours d'Ulysse et Diomède se présentent comme des
vrais conseils trompeurs et perfides, un geste gratuit et conscient de ses conséquen¬
ces meurtrières. Si Dante avait pu connaître cette histoire, on comprendrait mieux
pourquoi il place Ulysse et Diomède ensemble en enfer, avec les conseillers fraudu¬
leux, tout en exaltant l'esprit aventureux du fils de Laerte. Les commentaires italiens
à la Commedia, y compris le tout récent excellent travail de A. M. Chiavacci
Leonardi, insistent exclusivement sur les sources latines, et pour l'épisode d'Ulysse
on évoque ajuste titre YÉnéide, les Métamorphoses et surtout YAchilléide de Stace.
S'il est vrai que Dante lui-même dresse la liste de quelques actes qui auraient
condamné Ulysse et Diomède à la damnation éternelle (la ruse contre Achille et
Deïdamie, le vol du Palladium, le cheval de bois ; voir Inf. XXVI, 61-63), et que ces
éléments se trouvent tous dans l'œuvre de Stace, la référence aux seules sources
latines ne me semble pas suffisante pour justifier un verdict commun si dur contre les
deux Grecs. Si dans YAchilléide la réprobation morale contre la conduite d'Ulysse
est présente, elle est néanmoins plus claire dans les textes français, et la complicité
358 L. BARBIERI

Voilà autant d'épisodes qui nous montrent de manière synthétique et


claire la méthode de travail de Benoît de Sainte-Maure sur ses sources,
reprise et perfectionnée par l'auteur de la cinquième version en prose du
Roman de Troie, qui voudrait remplir la fonction d'une véritable encyclo¬
pédie troyenne.
4.4. Le rapport de Benoît avec ses sources n'est ni passif ni linéaire : il
s'en sert librement, les croise, les mélange, passe de l'une à l'autre sans
prévenir le lecteur. Son habileté s'exprime dans ce travail de contamina¬
tion, puisqu'il sait se servir de manière créatrice du matériel dont il
dispose : en manipulant ses sources, parfois il se trompe, parfois il invente.
De plus, il use de son imagination en introduisant de nouveaux person¬
nages et de nouvelles situations 80. D'ailleurs, pour transformer une brève
chronique en prose latine en un roman de plus de 30'000 vers, il faut bien
être versé dans l'art de la création littéraire !
J'ai déjà donné quelques exemples de la contamination des sources : la
double mort d'Ajax et ses exploits pendant la vingt-et-unième bataille,
l'ubiquité de Ménélas sont des contradictions qui se trouvent dans le
roman avant que Benoît ne déclare quitter Darès pour Dictys. Mais une
fois passé à Dictys, l'auteur continue de garder sous les yeux Darès,
puisqu'il s'en sert, par exemple, dans les épisodes de la difficile négociation
de paix (v. 24462-24800) et du destin de la famille de Priam (v. 26322-
26552) «i.
Si Prose 3 reste assez fidèle au roman en vers, tout en condensant à
l'extrême les faits guerriers et en valorisant les histoires d'amour (grâce
notamment à l'ajout de quelques passages tirés probablement des Héroï-
des 82), le rapport de Prose 5 avec son modèle est beaucoup plus riche et
intéressant. L'analyse du texte nous a montré que son auteur disposait
avec Diomède y est plus évidente. L'attitude diabolique et frauduleuse d'Ulysse et
Diomède atteint son comble dans l'épisode de la mort de Palamède, que Dante ne
pouvait pas trouver dans ses sources classiques. Puisqu'il n'avait pas lu Darès et
Dictys, la connaissance de cet épisode devait lui venir uniquement du Roman de
Troie ou de Guido. À mon avis, la référence aux textes troyens vernaculaires dans ce
cas nous aiderait à mieux comprendre la condition d'Ulysse et Diomède, et la
contradiction qui semble exister entre la situation objective et le jugement subjectif
de Dante. De toute manière, puisque Dante connaissait très bien la littérature
française médiévale, une recherche poussée dans cette direction serait sans doute
fructueuse pour une meilleure compréhension de la Commedia.
80. Il suffit de penser à l'importance de la figure de Briséida, mais aussi, plus
modestement, à l'invention de la présence de Sinon à l'intérieur du cheval de bois.
81. Mais voir L. Constans, éd. cit., t. 6, p. 254-256.
82. J'ai dit plus haut que le texte des Héroïdes traduites en français, que l'auteur
de Prose 5 a inséré à l'intérieur de son récit, devait déjà se trouver dans un manuscrit
de Prose 3, puisque quelques ajouts que nous lisons dans le manuscrit de Rouen ont
QUI A TUÉ AJAX, FILS DE TELAMON ? 359

d'un grand nombre de volumes dans son atelier : un manuscrit du Roman


de Troie proche du ms. Ml, un exemplaire de Prose 1 et un de Prose 3 avec
les Héroïdes vernaculaires, la première version de Y Histoire ancienne
jusqu'à César avec la traduction de Darès, probablement une copie de
Darès et Dictys latins et les Héroïdes latines glosées, certainement Y Enéide
avec le commentaire de Servius (sans oublier Y Eneas) et Y Historia destruc¬
tions Troiae de Guido delle Colonne. Mais son travail sur les sources est
profond et bien réfléchi, et sa maîtrise d'un matériel si vaste et varié est
admirable, malgré quelques contradictions inévitables. L'auteur de Prose 5
connaît surtout très bien le roman en vers et la méthode de composition
adoptée par Benoît, et il a décidé de se mettre dans le sillage de son modèle
selon un double critère de fidélité. D'une part, il intervient sur ses sources
afin de respecter ou de rétablir, quand il le peut, l'ordre correct des
événements tel qu'il le trouve dans le roman de Benoît, en essayant
d'éliminer ou de corriger les contradictions ; d'autre part, comme il se rend
compte que Benoît lui-même utilise plusieurs sources en les contaminant,
il continue l'œuvre en introduisant de nouvelles données. Il contribue ainsi
au développement et à la stratification du récit, et parfois aussi à la
création de nouvelles contradictions. Son travail, en effet, plutôt que de
viser la fusion des sources, procède par juxtaposition, comme si le rema¬
nieur voulait fournir au lecteur le dossier d'informations le plus complet
possible, pour lui permettre éventuellement de choisir la version des faits et
l'interprétation qui lui conviendraient le mieux.

Luca Barbieri.

pour seule fonction d'établir le lien avec les épîtres amoureuses. Voir L. Barbieri, art.
cit., p. 114-119.

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