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Bruce Bégout
Aura et atmosphère.
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sensations et d'idées. Peu à peu, l'aura quitte le monde matériel des rosées
et des brouillards, des miasmes insalubres et toxiques, pour définir l'éma-
nation locale d'un lieu ou d'un esprit plus caractérisé, exhalaison du spiri-
tus. Elle consiste alors en une atmosphère qui sort d'un individu et se
diffuse autour de lui. Ce n'est pas l'air qui entoure la terre, mais cet air
particulier qui se disperse à partir d'une source particulière. Toute aura
est conductrice. Elle transmet des informations, expédie des signaux. Les
poètes ont élargi ce sens de l'aura en le sentimentalisant : elle transporte
non plus de simples odeurs, sons, effluves ou simulacres, mais bel et bien
des humeurs. Dans Tristes, Ovide se plaint amèrement de l'aura irrespi-
rable et accablante de la Scythie 3. Le climat n'est pas ici simplement
sensible mais surtout pathique, il renvoie à l'affectivité. Ce qui entoure le
sujet l'affecte tout le temps et il en ressent immédiatement le ton. Sur les
rives du Pont-Euxin règne une ambiance morose, pénible et lourde. La
distance et l'exil font ressentir de manière plus aiguë cet air local qui gâte
tout. Tout ce qui l'entoure exsude l'atmosphère de la désolation.
Une aura peut également annoncer un sort ou une faveur ; son nimbe
modifiant l'atmosphère est alors le présage d'un événement important. Le
je-ne-sais-quoi est déjà là dans les signes précurseurs dont l'aura est por-
teuse. Elle est vectrice d'une pré-ambiance, d'un something in the air.
L'atmosphère s'en trouve modifiée, ouvrant sur quelque chose qui n'est pas
encore pleinement présent mais fait signe depuis son invisibilité. Subtile et
annonciatrice, l'aura est ainsi charme, émanation magique et air agui-
cheur. Lorsque cette vapeur reçoit la lumière, elle devient auri aura, aura
dorée, nimbe étincelant des saints. Sa luminisation la rend plus visible. Elle
n'est plus tant air qu'éclat. D'aura, elle passe à auréole, halo scintillant,
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C'est que dans ce sentiment d'être affecté, plus que dans les affections
d'autres sens, est produite une homogénéisation de l'état humain, pour
ainsi dire : une mise en ambiance. Cette mise en ambiance est d'impor-
tance car elle est dans un rapport étendu avec la manière d'être de l'être
humain – s'il est bien vrai que cette manière d'être caractérise le plus
largement des états humains 5.
L'odeur agit sur nos limites ; autrement dit : nous plongeons en elle.
Dans l'activité du sens de l'odorat comme de celui du goût, le sujet se
fond avec le monde qui se présente dans l'odeur et le goût 9.
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Mais l'atmosphérique n'est pas pour ainsi dire disposé à l'extérieur des
traits détachés. Il règne aussi à travers eux, les pénètre. Si la modestie ou
l'orgueil est reconnu comme la qualité d'un homme, c'est de façon parti-
culière [qu']il est modeste ou orgueilleux ; c'est le timbre, le spécifique
atmosphérique de sa personne qui est visé. Cet atmosphérique pénètre la
personne dans tous ses traits, les plongeant tous dans une teinture parti-
culière, individuelle 18.
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Aura et nimbe.
C'est aux objets historiques que nous appliquons plus haut cette notion
d'aura, mais, pour mieux l'éclairer, il faut envisager l'aura d'un objet
naturel. On pourrait la définir comme l'unique apparition d'un lointain,
si proche soit-il. Suivre du regard, un après-midi d'été, la ligne d'une
chaîne de montagne à l'horizon ou une branche qui jette son ombre sur
lui, c'est, pour l'homme qui repose, respirer l'aura de ces montagnes ou
de cette branche. Cette description permet d'apercevoir aisément les
conditionnements sociaux auxquels est dû le déclin actuel de l'aura. Il
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L'aura des œuvres d'art, qui n'est ni une qualité objective ni un simple
vécu, est un cas particulier des atmosphères objectales. C'est une sorte de
Gestalt affective, de figure sans figure du sentiment. On la ressent sans la
percevoir, et elle rend possible le perçu sans être elle-même perçue. Elle est
assurément sentie, mais comme ce qui entoure toute perception et lui
confère un éclat singulier qui saisit le sujet percevant et le surprend. Les
objets naturels comme historiques possèdent également leur halo fascinant
d'unicité. Cela signifie qu'un objet ne se limite pas à son enveloppe externe
ni à ses qualités internes, mais qu'il possède, au-delà de ses contours, des
qualités atmosphériques, des « extases sensibles 22 ». Dans le cas de l'œuvre,
la tradition condense pour ainsi dire dans un hic et nunc unique cette
vibration transcendante du passé. C'est là que résident l'expression du
lointain dans le proche, l'origine de la distance cultuelle qui stupéfie. Le
passé transforme l'objet en valeur, lui donne la patine auratique de ce qui
devient irremplaçable. Les « caractères qui se résument dans la notion
d'aura » appartiennent donc à l'histoire et au temps. Ils concourent à la
production sociale de l'attitude sacrée/esthétique.
À la lecture des analyses de Benjamin, l'aura apparaît ainsi comme cette
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C'est cet enserrement, cette inclusion étroite dans le cercle, qui qualifie
mieux que tout autre terme l'aura. Et ce n'est pas un hasard si l'aura se
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Mais ce refuge ultime en est aussi le révélateur. Ce qui brille une der-
nière fois, comme la lumière d'une étoile morte, reste dans les limites
matérielles de l'image. Le portrait photographique cadenasse l'aura dans
un gros plan. Il l'encadre, la ceint, la centralise. Elle continue certes à
vibrer, à scintiller, à faire lever les yeux, mais elle ne s'impose plus que par
la simple participation à une forme d'émerveillement. Ne rayonnant pas
au-delà, par une mise en ambiance, elle demeure en définitive un simple
objet de culte, sous la vitrine transparente de l'être séparé et distant.
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Le médial et le radial.
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Mais cela est également valable pour les personnalités secondes, ces
sujets par procuration que sont les paysages et les choses. D'eux aussi
émane une atmosphère singulière qui teinte l'air, une phénoménogénie.
Saisir une atmosphère comme aura en modifie l'appréhension. Dans ce
cas, nous percevons la source comme fondamentale, et les modulations
ambiancielles résultent alors des évolutions de l'individualité radiale. La
compréhension radiale suit les aléas de l'émanation. Elle sait que
l'ambiance générale en dépend. Toutefois, elle ne perçoit pas la distinction
claire et franche entre la source et l'atmosphère. Les deux vibrent à l'unis-
son, les rayons individuels se perdent dans le ton général de la situation.
Est-ce à dire que toute ambiance médiale est en réalité une aura radiale qui
s'ignore ? Que, derrière une atmosphère, se cachent des individualités aura-
tiques ? Au vrai, du point de vue phénoménologique, cette hypothèse est
invérifiable. Si l'ambiance se donne sans directement manifester la source
d'où elle émane, c'est qu'elle est médiale et non radiale. Il n'y a donc pas
lieu de supposer une aura individuelle qui en serait l'origine dissimulée.
Là où l'ésotérisme objective l'auratique dans une « signature 34 », qui
n'est que l'expression de l'invisible dans le visible ou de l'intérieur dans
l'extérieur, la phénoménologie s'interdit d'interpréter ce phénomène et
s'attache plutôt à recueillir cette résonance. Elle approche l'aura non
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n'entoure plus les choses comme un contexte neutre, mais rayonne d'elles.
Ce n'est pas seulement le milieu qui échappe à la choséité, il y a dans le
corps lui-même quelque chose qui s'évade des contours sages et définis et
se répand comme une ambiance dans les alentours. Les individus baignent
dans des milieux atmosphériques, tout en se comportant comme de tels
milieux. La remise en cause de la séparation de la chose et du médium doit
aller jusqu'à l'éclatement interne de la choséité par sa propre médialité.
Tout ce qui déborde une frontière objective et donne le ton à l'ambiance
est aura. C'est sans doute lorsqu'elle émane d'un homme que cette aura
est le plus forte pour nous. Si tout est atmosphère, les personnes portent
cette qualité radiale à un point de rayonnement inégalé. Il convient dès à
présent de noter que l'aura humaine condense l'essence de l'ambiancialité,
à savoir l'affectivité tonale. Car, comme le note Eugène Minkowski :
Ce doit être quelque chose en tout cas qui ne peut être expérimenté que
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C'est dans cette « aura de la mère » que se développe l'« aptitude au flair
atmosphérique » 37. Si nous sommes sensibles aux ambiances, c'est parce
que, dans la relation à l'autre, nous avons acquis cette faculté de percep-
tion tonale. Autrui a été pour nous le révélateur primitif de l'ambianciel.
L'expressivité de l'Autour a d'abord pris l'aspect d'un visage ; puis, peu à
peu, chacun a été à même de s'ouvrir à la tonalité de son entourage extra-
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Mais à quoi faut-il attribuer cette vertu auratique des individus et des
groupes ?
On pourrait avancer ici que l'émanation de l'être personnel, son
« nimbe atmosphérique 41 », tient non pas à son odeur, à son timbre de
voix, à son air général, ni même à tout cela fondu ensemble, mais plus
simplement à sa présence tonale, à cette phénoménogénie particulière
de sa manifestation. Tout phénomène n'est pas que la manifestation de
quelque chose, il est aussi la manière dont ce quelque chose se manifeste,
son comment, son apparaître. Or cet apparaître de l'apparaissant apparaît
lui-même dans l'apparaissant. Il en émane. Il n'est donc pas une simple
condition formelle de l'apparition, mais, mêlée à elle, une apparition à
part entière. L'apparition ne se cache pas dans l'apparaissant, elle se livre
avec lui. Elle n'apparaît pas comme ce qui apparaît, elle apparaît avec lui
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et en lui. Rien ne reste en retrait dans ce qui apparaît, pas même son mode
d'apparaître. C'est de là que naît son éclat particulier, ce que nous nom-
mons sa phénoménogénie. Cet éclat est tout le contraire de l'éclipse, du
mystère et du retrait, c'est la profusion de l'apparaître qui s'étend au-delà
de tout apparaissant. Et c'est sans doute dans l'apparition d'une personne
que ce rayonnement phénoménal de l'air qu'elle arbore luit de la manière
la plus saisissante. Cette phénoménogénie n'est pas plus olfactive que
sonore, pas plus visuelle que tactile. Il est quelque peu inutile à cet égard
de se demander laquelle des dimensions sensibles est plus auratique que
les autres ; elles le sont toutes, dans la mesure où elles ne diffusent pas
uniquement des qualités sensibles, mais des valeurs tonales. Car c'est en
tant qu'affectif, comme impact plaisant ou déplaisant, que le phénomène
est phénoménogénique. S'il n'était que la présentation affectivement
neutre d'un simple contenu sensible, d'un quale, d'une information, il
ne rayonnerait pas au-delà de lui-même comme extase ou médium. Or, en
tant qu'expression, il dépasse toujours le stade de l'exposition. C'est ce
passage du radial vers le médial qui est à proprement parler l'origine
de sa phénoménogénie. La totalité des aspects expressifs et thymiques
d'un être forme son aura. Elle ne réside ni dans la chose ni autour d'elle,
elle se situe entre, et contredit précisément la séparation du corps et du
milieu. L'ontologie du défini méconnaît cette valeur phénoménogénique
des choses. Elle ignore le radial comme le médial, au profit du simple
chosal, de ce qui se tient à l'intérieur de ses contours. Or le phénomène
lui-même irradie hors de ses bornes, et c'est cette émanation auratique qui
lui confère sa tonalité affective.
Faisons un pas de plus. L'aura en tant qu'atmosphérisation indivi-
duelle de l'ambiance découle de cette phénoménogénie de tout phéno-
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neuf. Au premier coup d'œil, ce qui est saisi, ce n'est pas l'articulation
détaillée des qualités objectives, mais cet air particulier qui, malgré
l'explication ultérieure, ne se dissipera plus. Les premières impressions
faites par les lieux et les personnes ont toujours un caractère fortement
ambianciel. Notre rencontre soudaine avec le nouveau baigne tout
d'abord dans cette présence atmosphérique. Ce qui s'expose de manière
inédite, avant l'aperception réflexive et mémorielle, c'est cette charge
auratique. La phénoménogénie d'un moment original.
Bruce BÉGOUT
bruce.begout@u-bordeaux-montaigne.fr
Maître de conférences à l'Université Bordeaux-Montaigne/SPHE
NOTES
1. À part les études philologiques de Leo Spitzer, Karl Michaëlsson, Hans Nilsson-Ehle, etc.,
l'ambiance n'a pas encore reçu l'attention théorique qu'elle mérite. Le terme est souvent pourtant
employé dans les discours des urbanistes et des architectes contemporains, mais le plus souvent avec
une certaine désinvolture théorique qui n'aide pas à son appréhension véritable et lui fait même
parfois obstacle.
2. Sur l'histoire du terme, cf. Armelle Deschard, Recherches sur Aura. Variations sur le thème
de l'air en mouvement chez les Latins, Louvain/Paris, Peeters, « Bibliothèque d'études classiques »,
no 27, 2003.
3. Ovide, Tristes, V, 6, l. 19 : « Spiritus hic, Scythica quem non bene ducimus aura » (trad.
Jacques André, Paris, Les Belles Lettres, 2008, p. 144).
4. En général, l'ésotérisme objective l'aura sous la forme d'un nimbe visible, quantifiable et
manipulable, niant ainsi sa nature ambiancielle pour la réduire à un être objectif et transcendant.
5. Hubertus Tellenbach, Goût et atmosphère, trad. Jean Amsler, Paris, Presses universitaires de
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