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Commentaire : Transition fractal-non fractal et objets

géographiques
Denise Pumain
Dans L’Espace géographique 2010/2 (Vol. 39), pages 113 à 116
Éditions Belin
ISSN 0046-2497
ISBN 9782701156194
DOI 10.3917/eg.392.0113
© Belin | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

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Commentaire : Transition fractal-non fractal et objets
géographiques
Notre revue se réjouit d’accueillir un article qui témoigne d’échanges interdisci-
plinaires féconds entre physique et géographie. Je me souviens encore d’un exposé
lumineux de Laurent Nottale à l’AFCET1 dans les années 1980, à propos de fractales
et de physique quantique… Il faut savoir gré aux auteurs (Forriez et al. dans ce même
numéro) de nous avoir bien expliqué la notion de transition entre domaine fractal et
non fractal en physique, et je me garderai bien d’en discuter la pertinence pour cette
discipline ! Je voudrais ici proposer quelques compléments à la réflexion que les
auteurs consacrent à l’application de cette notion en géographie. Au fond, il s’agit de
prêter attention à des changements de régime dans la structuration de l’espace géo-
graphique : la dimension fractale étant déterminée à partir des comptages effectués selon
différents niveaux de résolution d’une distribution spatiale, ce calcul met en évidence
des variations systématiques de la répartition d’un fait géographique donné à travers les
échelles. Ces variations sont non proportionnelles, non linéaires, elles n’apparaîtraient
pas si on se contentait de mesures plus simples des répartitions comme celle des den-
sités, si souvent employée dans la géographie classique, ou encore celle des rendements,
ou des indicateurs sociaux habituels, ou des taux démographiques, qui sont des rapports
de proportionnalité à la population résidante. La présence de structures fractales est
davantage compatible avec des processus dont la référence est d’emblée inégalitaire,
correspondant à des processus de croissance multiplicatifs et des répartitions très dissy-
métriques du point de vue statistique, ou encore très inégalitaires du point de vue social,
et très inégalement concentrées du point de vue géographique. Mais ces processus ne se
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déploient pas à l’infini à la surface de la terre, d’où l’apparition de seuils entre des formes
de structuration (ou de remplissage) de l’espace géographique, certaines qui présentent
des variations systématiques selon l’échelle, selon une dimension fractale donnée, et
d’autres qui sont indépendantes de l’échelle. Toute mesure empirique de dimension
fractale met ainsi en évidence un domaine de validité de la structure identifiée, entre
généralement un seuil inférieur et un seuil supérieur en deçà ou au-delà desquels la
dimension fractale change ou ne peut plus être établie. Ces mesures conduisent donc à
poser des questions passionnantes quant à la nature et à la portée spatiale des processus
de structuration de l’espace géographique.
Ce type de recherche n’est pas entièrement nouveau : dès les années 1980, des
auteurs signalaient l’intérêt de l’étude du comportement fractal de diverses structures
de l’espace géographique, que ce soit à propos de la mesure de longueur des côtes (et
donc de problèmes de généralisation cartographique), ou de la signification des lois de
Horton pour les réseaux hydrographiques et la géomorphologie (Goodchild, 1980 ;
Goodchild, Mark, 1987) ou encore à propos de la trame spatiale des villes dans des
réseaux de lieux centraux (Arlinghaus, 1985). Ces travaux pionniers avaient déjà
aperçu le problème posé par le niveau de résolution des sources d’information, qui
bien souvent interfère avec la détermination du domaine de validité de la fractalité des
structures, même s’ils n’en faisaient pas le point focal de leurs analyses, comme dans
l’article ici commenté. En effet, puisque la mesure de dimension fractale consiste à
dénombrer les sites occupés par un type d’objet donné dans des boîtes de taille de plus
en plus réduite, ce comptage devient impossible dès lors que l’échelle du document
1. Association française
cartographique support ne laisse pas discerner les pleins et les vides ou les segments de pour la cybernétique
réseau à très grande échelle. Dans le courant des années 1990, des travaux ont été économique et technique.

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conduits systématiquement pour déterminer des mesures de dimension fractale, ont
tenté des comparaisons et proposé des interprétations de ces mesures – les auteurs
citent les travaux de Michael Batty et Paul Longley, de Pierre Frankhauser, de
Daniel Delahaye, mais ne les commentent pas suffisamment, pourtant certains de ces
travaux ont été publiés dans cette même revue il y a six ans (de Keersmaecker et al.,
2004). Un article plus récent de l’Académie des Sciences américaines rapporte sur une
recherche systématique des variations de la croissance d’agrégats de peuplement observés
à différentes échelles à partir de grilles spatiales très fines aux États-Unis, en Grande-
Bretagne et en Afrique (Rozenfeld et al., 2008). Une première objection que l’on pourrait
faire à ce dernier article, est qu’il entreprend de tester le modèle de Gibrat non pas de
façon longitudinale sur des données historiques, mais de façon transversale (entre des
agrégats de taille différente à une époque donnée); mais surtout, les auteurs ne prêtent
guère d’attention à l’oganisation fonctionnelle des éléments du peuplement, car seule la
distance entre les amas construits est prise en compte pour constituer les agrégats, la
structuration des surfaces bâties en entités urbaines ayant une configuration fractale et un
évolution cohérente est ignorée.
C’est il me semble tout l’intérêt de l’article de Maxime Forriez et al. que de se pen-
cher attentivement sur les limites du comportement fractal dans l’espace géographique
afin d’identifier ds seuils significatifs, susceptibles de correspondre à des limites d’objets
géographiques ou à des discontinuités critiques. Selon ces auteurs, la nouveauté de
l’article de Maxime Forriez et al. résiderait dans l’accent mis sur la transition entre
fractal et non fractal. Or l’article présente en la matière des exemples qui ne sont pas
bien démonstratifs : en dehors du seuil inférieur pour le semis des lieux habités dans la
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France du Nord, qui correspond à un ordre de grandeur de l’espacement entre plus
proches voisins, et dont les auteurs expliquent bien l’origine, les autres valeurs mises en
évidence évoquent pour la plupart des artefacts : les seuils inférieurs à partir desquels la
dimension fractale ne peut plus être estimée correctement correspondent à l’insuffisante
résolution de l’image analysée, tandis que les seuils supérieurs sont généralement des
«effets de bord» liés à l’extension maximale de la zone d’étude cartographiée. Pourtant, il
existe dans la littérature géographique une réflexion sur les limites spatiales des structures
fractales, appuyée sur des exemples et des mesures. Je voudrais citer ainsi l’analyse,
publiée dès 1994 par Pierre Frankhauser, de l’expansion au cours du temps des limites
des zones bâties pour plusieurs villes, qui caractérise donc une transition entre espace
urbain et espace rural, aussi la thèse de Marianne Guérois (2003), qui a établi que
deux domaines de fractalité, ayant des valeurs de dimensions fractales significativement
différentes, séparaient la zone de l’agglomération bâtie en continuité et les franges péri-
urbaines pour une quarantaine de grandes villes européennes, à partir d’images Corine
Land Cover des surfaces bâties. Dans un article ultérieur (Guérois et al., 2008), on établit
ainsi une relation entre l’existence de ces gradients et la notion classique de champ urbain.
L’existence d’une dimension fractale de la répartition de l’espace bâti des villes en
fonction de la distance au centre est l’expression de l’effet géographique de la centra-
lité, c’est-à-dire d’un potentiel de valorisation sociale des sols et d’intensification de leur
utilisation en fonction de la proximité à la ville. C’est ce gradient, que l’on retrouverait
aussi sur des mesures du prix des sols, ou des densités de population, ou des réseaux de
communication, ou de l’intensité des mobilités quotidiennes, qui caractérise cette forme
particulière d’interaction sociale appelée espace urbain, par opposition à un espace
rural où l’homogénéité des répartitions renvoie à des interactions d’un autre ordre,

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plus écologique que spatial. L’apport de la thèse de Marianne Guérois est d’avoir
montré que le potentiel de la centralité urbaine s’exerce aussi dans l’espace rural
périurbain, jusqu’à des distances de quelques dizaines de kilomètres, qui varient bien
sûr en fonction de la taille des villes : 30 à 40 km pour une agglomération de
200 000 habitants, jusqu’à plus de 100 km pour les mégapoles telles Londres ou Paris.
Mais les ordres de grandeur des dimensions fractales sont très différents : proches de 1,8
dans la zone agglomérée, nettement inférieurs à 1 dans le périurbain. L’article suggère
sans pouvoir le démontrer que les deux domaines de comportement fractal des surfaces
bâties correspondent à deux formes d’urbanisme et sans doute à des vitesses et des
fréquences d’interaction différentes, qui produiraient des gradients de valorisation de
plus ou moins grande intensité dans l’espace aggloméré et dans l’espace péri-urbain :
dans l’agglomération bâtie en continuité, où les vitesses de circulation sont plus
lentes, une différence arithmétique de distance produit une inégalité de densité de
surface bâtie plus forte que dans le périurbain où la densité est plus faible et la circulation
plus rapide : le seuil à partir duquel la dimension fractale change, apparaîtrait-il encore
si les calculs tenaient compte, non plus de l’espace topographique, mais de l’espace
géographique, défini par des capacités d’interaction sociale ?
Autrement dit, une représentation de l’espace géographique comme espace-temps,
muni d’une fonction d’accessibilité, restituerait sans doute mieux l’importance sociale
de cette discontinuité entre deux structurations fractales.
Les géographes n’en sont donc plus à s’interroger encore, comme le laissent
entendre Maxime Forriez et al., pour déterminer si les transitions qu’ils observent
sont « des transitions bien réelles ou des artefacts ». Ils sont plusieurs à s’être explicite-
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ment intéressés aux limites de ces structures géographiques fractales et se sont attachés à
explorer la signification de leurs seuils d’apparition ou de disparition, en les rattachant à
des processus d’interaction dans l’espace géographique.
Enfin, dernière remarque qui appelle sans doute de plus amples discussions :
d’une part, les « lois d’échelle » ont d’autres expressions que les formes fractales en géo-
graphie et ont fait l’objet de plusieurs publications récentes (Pumain, 2004 ; Kühnert et
al., 2006 ; Lämmer et al., 2006 ; Marshall, 2007 ; Bettencourt et al., 2007 ; Pumain et
al., 2006). Pas plus dans le cas des structures spatiales fractales que pour ces autres lois
d’échelle, il n’est certain que la référence au « cadre formel de la relativité d’échelle »
développé en science physique soit nécessaire (ou même seulement possible). En fonction
de mon expérience des transferts de modèles entre physique et géographie, j’aurais
tendance à préférer une réflexion sur les logiques sociales de ces étonnantes régularités, qui
font en ce moment l’objet de reconstruction au moyen de modèles de simulations. Un
véritable transfert du modèle de relativité d’échelle impliquerait une validation soigneuse
de tous ces concepts au moment de leur importation dans notre discipline. Si l’exercice
peut être tenté, la démonstration de sa validité reste à faire. Il reste que de plus fréquentes
ouvertures entre physique et géographie ne pourraient qu’apporter à la géographie, outre
une plus grande clarté de formalisation, une meilleure intelligence des questions qu’elle
pose et plus grande visibilité des réponses qu’elle apporte.

Denise Pumain
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Institut universitaire de France
pumain@parisgeo.cnrs.fr

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Références

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GOODCHILD M.F. (1980). « Fractals and the accuracy of geographical measures ». Mathematical
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G UÉROIS M. (2003). Les Formes des villes européennes vues du ciel. Une contribution de
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Paris : Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, thèse de doctorat en géographie, 306 p.
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KÜHNERT C., HELBING D., WEST G.B. (2006). « Scaling laws in urban supply networks ». Physica A,
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LÄMMER S., GEHLSEN B., HELBING D. (2006). « Scaling laws in the spatial structure of urban road
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MARSHALL J.D. (2007). « Urban land area and population growth: a new scaling relationship for
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PUMAIN D. (2004). Scaling Laws and Urban Systems. Santa Fe : Santa Fe Institute, Working Paper
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PUMAIN D., PAULUS F., VACCHIANI-MARCUZZO C., LOBO J. (2006). « An evolutionary theory for interpreting
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