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Le juge des comptes et les conséquences de la nouvelle

subjectivisation de son office


Christophe de Bernardinis
Dans Civitas Europa 2020/1 (N° 44), pages 93 à 112
Éditions IRENEE / Université de Lorraine
ISSN 1290-9653
DOI 10.3917/civit.044.0093
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ÉTUDES
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Le juge des comptes et les conséquences
de la nouvelle subjectivisation de son office

Christophe de BERNARDINIS
Maître de conférences de droit public
Université de Lorraine
IRENEE - EA 7303

La Cour des comptes est, dès l’origine, une institution plus que déconcertante.
Lors de sa création en 18071, on a d’abord et longtemps parlé de « rétablissement »
et non de « création à proprement dite » de l’institution2. Le statut, les pouvoirs,
les membres, qui sont nommés à vie et inamovibles, tout, jusqu’à l’appellation
de l’institution, l’amène à être l’héritière des « chambres des comptes » de
l’Ancien-Régime3. Si ces dernières se sont progressivement mises en place4,
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elles ont, dès l’origine, étaient considérées comme des juridictions à part entière
avec, qui plus est, une plénitude de juridiction en matière financière5. Le temps
du contrôle des comptes était, avant tout, le temps, par excellence, d’un dialogue
entre l’administration centrale et les officiers locaux. Mais ce dialogue s’est
progressivement inscrit dans le cadre d’une procédure qui s’est affinée tout

1 Loi du 16 septembre 1807 relative à l’organisation de la Cour des Comptes. Voir pour un
exemplaire de la loi : https://www.napoleon.org
2 En ce sens, G. ANDRÉANI, « La Cour des comptes et la séparation des pouvoirs », Commentaire
SA 1986, n°1, n° 33, p. 93 et suiv.
3 Voir, par ex., D. Le PAGE (dir.), Contrôler les finances sous l’Ancien Régime. Regards d’aujourd’hui
sur les Chambres des comptes, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la
France, 2011 ou O. MATTÉONI, « Vérifier, corriger, juger. Les Chambres des comptes et le contrôle
des officiers », in Institutions et pouvoirs en France, Paris, Editions Picard, 2010, p. 123 et suiv.
4 Dans la mise en place progressive de ces chambres des comptes, il faut souligner le rôle moteur
joué par la Chambre des comptes royale de Paris dont l’ordonnance du Vivier-en-Brie en février
1320 est le 1er texte réglementaire établissant son fonctionnement. La Chambre des comptes
du Roi de France constitue le modèle auquel les princes du Royaume de France se sont référés
lorsqu’ils ont créé, à leur tour, au cours du XIVe siècle, leur propre institution. Cf. Pour un exem-
plaire de l’ordonnance promulguée par Philippe V : E. LALOU, « La Chambre des comptes du
Roi de France », in P. CONTAMINE et O. MATTÉONI (dir.), Les Chambres des comptes en France
aux XIVe et XVe siècles, Paris, Institut de la gestion publique et du développement économique,
Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1998, p. 1 et suiv. et H. JASSEMIN,
La Chambre des comptes de Paris au XVe siècle, précédé d’une étude sur ses origines, Paris,
Picard, 1933.
5 Le contrôle et la juridiction des Chambres des comptes s’exerçaient sur tous les officiers chargés
d’administrer les biens du Roi, d’en percevoir les revenus et d’acquitter les dépenses publiques.
Les Chambres des comptes avaient vocation à contrôler l’ensemble des comptes des officiers,
qu’il s’agisse des comptes relatifs aux revenus domaniaux ou des comptes d’impôt.
96 Christophe de BERNARDINIS

au long des XIVe et XVe siècles6. Du contrôle des comptes, son rôle premier, les
Chambres en sont venues, assez logiquement, au contrôle administratif7. Puis, à
cette époque, comme toute administration implique nécessairement juridiction,
elles ont aussi statué sur les affaires concernant la monnaie et les litiges à propos
de la liquidation des comptes.
Rigoureuse et stricte dans ses principes, leur procédure a été définie, dès
l’origine, comme une procédure fondamentalement judiciaire ou juridictionnelle
mentionnant que « les comptes de deniers publics [doivent être] rendus
immédiatement à un juge, alors même qu’il n’existe pas de contentieux »8.
Ces Chambres des comptes, compétentes en matière de finances ordinaires,
engageaient même des poursuites contre les comptables de deniers publics qui
se rendaient coupables de malversations et jouaient ainsi le rôle du juge pénal
ou de la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF) actuelle. A ce sujet,
le fait que les Chambres des comptes soient aussi des cours de justice à part
entière provoque, dès l’origine, des conflits de compétence avec les Parlements
d’ancien régime en raison de limites juridictionnelles mal définies au moment
de la mise en place des deux institutions. Les Parlements n’admettant pas que
les Chambres des comptes soient considérées comme des cours de justice dont
on ne pourrait faire appel des décisions, en somme qu’elles soient des cours
souveraines. Les Parlements défendant le principe qu’ils sont les seuls à prononcer
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des arrêts au nom du Roi en dernier ressort9. L’opposition initiale a, néanmoins,
par la suite, abouti à des exemples de collaboration et de respect mutuel dans
l’accomplissement de leurs tâches respectives et quotidiennes faisant à ce que le
pouvoir judiciaire commençait à s’élever au-dessus du pouvoir exécutif. Ces cours
ne représentaient plus déjà la personne du Roi, elles représentaient l’Etat au-delà
de la personne du Roi10 dans la logique de notre état de droit actuel.

6 Comme le montrent les nombreuses ordonnances émises sur ce point au cours de la période :
on peut citer, par exemple, les ordonnances de Charles V du 1er mars 1388 et de Charles VI de
mars 1408, qui résument l’état de la législation à cette époque.
7 Elle confirme, ratifie les actes tels que les affranchissements, les fondations, les achats et les
ventes du roi et de ses officiers, les accords en tout genre, et les inscrits sur ses registres. De
même, elle doit entériner les donations et grâces diverses émanant du souverain et de son
Conseil, car celles-ci touchent à la fortune dont elle a la gérance.
8 J. MAGNET, « La juridiction des comptes dans la perspective historique », in P. CONTAMINE et
O. MATTÉONI (dir.), La France des principautés. Les Chambres des comptes, XIVe et XVe siècles,
Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1996, propos introductifs.
9 Cf. S. DAUBRESSE, « La Chambre des comptes et le Parlement de Paris sous Charles IX »,
in D. Le PAGE (dir.), Contrôler les finances sous l’Ancien Régime. Regards d’aujourd’hui sur les
Chambres des comptes, Paris, Institut de la gestion publique et du développement économique,
Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2011, p. 489 et suiv.
10 Voir, pour l’ensemble des remarques, S. FLIZOT, « Aux origines de la loi du 16 septembre 1807
créant la Cour des comptes : le contrôle des comptes publics de 1790 à 1807 », in P. BEZES,
F. DESCAMPS, S. KOTT et L. TALLINEAU (dir.) L’invention de la gestion des finances publiques,
Élaborations et pratiques du droit budgétaire et comptable au XIXè siècle (1815-1914),
Paris, Institut de la gestion publique et du développement économique, Comité pour l’histoire
économique et financière de la France, 2010, p. 129 et suiv.
Le juge des comptes et les conséquences de la nouvelle subjectivisation ... 97

Comme les Parlements, les Chambres des comptes ont, en conséquence,


été supprimées par la constituante le 7 septembre 179011 alors qu’elles
constituaient, paradoxalement, les seuls contre-pouvoirs sous l’Ancien-Régime.
Il y eut, pourtant, par la suite, au cours de l’année 1791, un débat passionné,
qui allait durer plusieurs mois, sur la création d’un « Tribunal » ou d’une « Cour
de comptabilité » chargé de juger le contentieux né de l’examen des comptes
mais également compétent, par une suite nécessaire, pour juger la responsabilité
civile des ministres, des ordonnateurs et de tous les autres agents principaux
du pouvoir exécutif. Tous les administrateurs, ordonnateurs, comptables et
responsables en matière de finances étant alors justiciables de ce « Tribunal »
ou « Cour de comptabilité ». Mais la proposition de création de cette juridiction
financière unique s’est heurtée à la méfiance des représentants de la nation
eu égard au travail et à l’influence des anciennes chambres des comptes. Ces
derniers se méfiant de toute cour supérieure qui pourrait constituer un danger
pour la suprématie qu’ils entendaient se réserver dans le fonctionnement des
institutions. Ils ont alors rattacher le contrôle des comptes au pouvoir législatif12.
Dans cette logique, l’article 18 de la loi du 16 septembre 1807 précitée défend
à la Cour des comptes, nouvellement créée, de s’attribuer juridiction sur les
ordonnateurs et de refuser l’allocation des paiements faits sur une ordonnance
revêtue des formalités prescrites. Le système de 1807 laisse, en effet, au
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Gouvernement toute liberté quant à l’appréciation de la responsabilité de ses
agents et des conséquences à en tirer. De plus, la responsabilité devant la Cour
n’est que civile, toute appréciation du comportement personnel des comptables
est interdite. Celle-ci est réservée au supérieur hiérarchique qui peut toujours
réduire ou annuler le montant des sommes mises à leur charge par les arrêts de
la Cour. Les fonctions alors dévolues à la Cour des comptes sont, en réalité, une
exception au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires tel
qu’il est établi à l’époque. On limite la portée des fonctions de la Cour pour que la
liberté d’action de l’administration n’en pâtisse pas. La Cour doit être l’auxiliaire
du gouvernement, pas son censeur, elle doit faire peur aux comptables sans
contrôler l’exécutif13. Pour autant, seul le modèle judiciaire permettait de garantir
une certaine indépendance dans le contrôle de la régularité de l’utilisation des
fonds publics, toute l’organisation de la Cour a été, en ce sens, copiée sur celle

11 Le décret des 6 et 7 septembre 1790 pose, en l’article 12 de son titre XIV, le principe de la sup-
pression des chambres dès qu’un « nouveau régime de comptabilité » aura été mis en place. Un
décret du 4 juillet 1791 rend effective la suppression des chambres à la date où il serait notifié
et prescrit l’apposition des scellés sur les greffes, dépôts et archives des chambres. Un dernier
décret du 17 septembre 1791 met en place le nouveau régime de la comptabilité publique.
12 En accord avec les dispositions de l’article 14 DDHC en vertu duquel « Tous les citoyens ont le
droit de constater par eux-mêmes ou par leurs représentants la nécessité de la contribution
publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi ».
13 N. OCHOA, « La Cour des comptes, autorité administrative indépendante. Pour une lecture
administrativiste du droit de la comptabilité publique », RFDA, 2015, p. 831 et suiv., pour qui,
si la Cour des comptes avait été créée à la fin du XXe siècle, elle serait formellement considérée
comme une AAI, ce qu’elle est sur le plan matériel des fonctions qu’elle effectue.
98 Christophe de BERNARDINIS

de la Cour de cassation d’où le paradoxe ou la « procédure aussi atypique que


byzantine »14.
La Cour des comptes a aujourd’hui gardé ses traits pour le moins particuliers,
hérités de l’ensemble des contradictions que l’on a pu décrire et qui ont perduré
au-delà des siècles. Pour le législateur, elle est, aujourd’hui, d’un point de vue
formel, une juridiction15 mais si on s’intéresse à la matérialité de ses missions,
elle a plus une fonction administrative qu’une fonction juridictionnelle. L’office
du juge n’étant pas de régler un litige mais de sanctionner automatiquement
les erreurs des comptables publics dans l’établissement de leurs comptes.
En agissant de la sorte, le juge des comptes serait plutôt l’équivalent d’une
commission administrative paritaire ou d’un conseil de discipline comme il peut
en exister dans la fonction publique, l’arrêt rendu ayant un objectif essentiellement
disciplinaire16. Pour autant, dans un domaine qui n’est pas matériellement
juridictionnel, le juge des comptes est devenu un « pouvoir » protégé, juridiquement
et statutairement, par des garanties d’indépendance « juridictionnelle »17. Ces
garanties lui permettent de faire pression, de plus en plus, sur les ministères avec
des propositions et des discours qui dépassent parfois le rôle assigné au juge des
comptes par le législateur.
Le juge financier est, ainsi, arrivé à un tournant de son histoire dans la mesure
où, son influence, ces pouvoirs et la procédure développée devant lui l’amènent à
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être davantage un contre-pouvoir qu’un allié du pouvoir en place. La question peut
être débattue d’un retour vers une logique plus administrative dans le contrôle
des comptes mais, dans le même sens et le même ordre que ce qui s’opère à
propos des autres juges à part entière dans le système juridictionnel français18, la
tendance, plus réaliste, est à un développement de l’office du juge des comptes
dans une optique d’Etat de droit et de respect de l’une des raisons d’être de la
Cour, à savoir le respect de l’article 15 DDHC selon lequel « La société a le droit
de demander compte à tout Agent public de son administration ». Si l’expression
« rendre compte » se limite à décrire ou détailler ce qui a été fait soit informer
le public, elle ne correspond plus aux attentes de nos concitoyens vis-à-vis des

14 M. COLLET, « Le contrôle juridictionnel des comptes publics : réformer ou supprimer ? », RFDA,


2014, p. 1015 et suiv.
15 Depuis l’article 1er de la loi du 22 juin 1967, aujourd’hui codifié à l’article L. 111-1 CJF, selon
lequel : « La Cour des comptes juge les comptes des comptables publics ».
16 Voir, en ce sens, N. OCHOA, « La Cour des comptes, autorité administrative indépendante. Pour
une lecture administrativiste du droit de la comptabilité publique », op. cit.
17 En ce sens, D. MIGAUD, « Entretien avec Didier Migaud, Premier président de la Cour des
comptes », Gestion et Finances Publiques, 2019, n°3, p. 74 et suiv.
18 Il existe aujourd’hui l’équivalent de ce que l’on pourrait appeler 5 cours suprêmes dans le
système juridictionnel français : la Cour de cassation, le Conseil d’Etat, le Conseil constitutionnel
et les deux juges européens que sont la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de
justice de l’union européenne. Elles sont, toutes les cinq, au sommet de leur ordre juridictionnel
respectif et elles ont, toutes les cinq, fonction de faire respecter l’état de droit dans un sys-
tème constitutionnel où, face au pouvoir exécutif, le pouvoir législatif ne joue plus son rôle de
contre-pouvoir.
Le juge des comptes et les conséquences de la nouvelle subjectivisation ... 99

gestionnaires publics, attentes qui sont très fortes en termes de régularité et de


probité.
Il y a, aujourd’hui, une volonté, dans le maniement des deniers publics,
d’établir clairement et de rendre opérantes les responsabilités et donc, en
conséquence, de rendre plus effective la responsabilité des ordonnateurs. S’il
appartient, au juge des comptes d’assumer pleinement son statut de juge à l’égard
des comptables, la tendance actuelle est qu’il développe aussi le même office
à l’égard de tous les gestionnaires publics. L’approche plus subjective l’amène
à restreindre logiquement la mise en jeu de la responsabilité des comptables.
Pour maintenir l’équilibre et en conséquence, il faut admettre, comme le
relève l’ancien premier président de la Cour des comptes, Didier Migaud, que
« la « mise en jeu de la responsabilité a horreur du vide » et un resserrement
sans doute souhaitable du régime de la RPP suppose nécessairement, par le jeu
des équilibres, un élargissement de la responsabilité des ordonnateurs, quel que
soit leur statut »19. Si l’office plus subjectif du juge des comptes l’amène ainsi,
aujourd’hui, à restreindre la responsabilité des comptables (I), il l’amène aussi,
conséquemment et nécessairement, pour le futur, à élargir la responsabilité des
ordonnateurs (II).
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I. Un office plus subjectif qui amène à restreindre la
responsabilité des comptables

Par tradition, l’office du juge des comptes a toujours eu une nature objective.
La responsabilité du comptable est, en principe, engagée par le seul constat
par la juridiction financière d’une irrégularité affectant les comptes et donc
d’un manquement objectif du comptable20. Ni le comportement personnel du
comptable ni les circonstances n’ont vocation à être pris en compte à ce stade.
En ce sens, et comme décrit précédemment, il n’est pas indispensable que
l’institution, qui contrôle le bon accomplissement par les comptables de leurs
obligations statutaires, soit une autorité ayant un statut juridictionnel. Pour
autant, toute l’évolution est allée en ce sens, la procédure, jadis tant décrié
devant le juge des comptes21, s’est « juridictionnalisée » (A). Si cela n’a pas fait
disparaitre le côté « objectif » du contentieux, cela a permis, progressivement,
au juge, de développer un côté de plus en plus subjectif dans son office et donc,

19 D. MIGAUD, « Entretien avec Didier Migaud, Premier président de la Cour des comptes », op. cit.
20 On peut citer, par exemple, le cas d’une dépense irrégulière, d’une recette non recouvrée
ou encore d’un déficit en fin d’exercice. Pour une liste complète, il faut se référer au décret
n° 2012-1246 du 7 novembre 2012 (JO, 10 novembre 2012, p. 17713) relatif à la gestion
budgétaire et comptable publique.
21 Voir, par exemple, N. BAVEREZ, « La Cour des comptes, juridiction introuvable ? », Rec. Dalloz,
1992, p. 173 et suiv.
100 Christophe de BERNARDINIS

conséquemment, de peser davantage dans le choix de la mise en jeu de la


responsabilité des comptables (B).

A. Une procédure contentieuse de moins en moins particulière

La définition de la notion de « juridiction » ou « d’acte juridictionnel » fait partie


des questions assez controversées, ne serait-ce qu’à s’en tenir à la différence
de perception entre le niveau national et le niveau européen22. Pour l’essentiel,
il faut des critères formels et matériels pour définir une « juridiction ». En gros,
sont des « juridictions », les organes étatiques spécialisés ayant pour fonction de
résoudre des litiges en appliquant des règles de droit et dont les actes, lorsqu’ils
sont devenus définitifs, se voient reconnaître l’autorité de la chose jugée. Si le
juge des comptes paraît satisfaire à certains critères formels23, il ne remplit pas
les conditions posées par les critères matériels. Les activités juridictionnelles
de la Cour des comptes sont largement minoritaires, il n’y a pas à proprement
parler de litiges (c’est le législateur qui saisit le juge en lui imposant le contrôle
systématique des comptes des comptables publics) ni de parties (c’est le compte
qui est jugé et non le comptable). Les actes produits sont majoritairement
composés de rapports et d’observations portant sur la gestion, y compris dans les
attributions juridictionnelles de la Cour. Il n’y a pas d’arrêts fondés sur l’application
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d’une règle de droit. Enfin, les sanctions les plus courantes, à savoir la mise en
débet des comptables publics, sont susceptibles d’être remises en cause par une
autorité administrative, le ministre des Finances, ce qui est contraire au principe
d’autorité de la chose jugée.
Jusqu’en 2008, la procédure devant la Cour des Comptes était même secrète,
écrite et objective, le principe du contradictoire n’étant maintenu que par la règle
du double arrêt : un manquement constaté, la Cour rendait un arrêt temporaire,
laissant au comptable deux mois pour apporter les justificatifs additionnels ou
verser la somme manquante, l’arrêt définitif ne pouvant intervenir qu’après.
Plusieurs textes se sont néanmoins efforcés de moderniser les règles et de réduire
les singularités qui caractérisent la procédure en tentant de la rapprocher des
procédures juridictionnelles « classiques » notamment suite au développement
constant des procédures de gestion de fait initiées par les chambres régionales

22 Le juge européen considère, par exemple, que certaines autorités administratives


indépendantes, lorsqu’elles statuent sur des droits et obligations de caractère civil ou le
bien-fondé d’accusation en matière pénale, relèvent de la notion de juridiction. Cf. par ex.,
pour comparer, R. CHAPUS, « Qu’est-ce qu’une « juridiction » ? La réponse de la jurisprudence
administrative », Mélanges Eisenmann, Paris, Cujas, 1975, p. 265 et suiv. et R. KOVAR,
« La notion de juridiction en droit européen », Mélanges Waline, Paris, Dalloz, 2002, p. 607 et
suiv. Voir, pour une étude de la question plus récente et très complète, L. MILANO, « Qu’est-ce
qu’une juridiction ? La question a-t-elle encore une utilité ? », RFDA, 2014, p. 1119 et suiv.
23 Les critères formels touchent à l’organe, à la procédure et à l’acte. La Cour des comptes est
bien un organe étatique spécialisé dont les membres ont la qualité de magistrat. Par contre,
concernant la procédure et les actes produits, les choses sont moins claires et moins précises.
Le juge des comptes et les conséquences de la nouvelle subjectivisation ... 101

des comptes. On peut citer, par exemple, la mise en place du droit à audition
devant la formation de délibéré24 ou l’institution de l’audience publique en
matière d’amende25. Sous la pression de la jurisprudence du juge européen26, la
loi du 28 octobre 200827 a, ensuite, mis en place des procédures juridictionnelles
homogènes s’appliquant dans les mêmes conditions devant la Cour et devant
les chambres régionales des comptes. Elle a supprimé la règle du double arrêt28
et a institué une séparation stricte des fonctions de poursuite, d’instruction et
de jugement. Les institutions financières sont ainsi passées de juridictions
« introuvables »29 à juridictions « retrouvées »30.
Après la réforme de procédure de 2008, une question restait à traiter, celle
relative à l’existence, toujours manifeste, dans le champ du contentieux financier
public, de l’équivalent d’une justice retenue ou de ce que l’on pourrait appeler
la « théorie du ministre juge »31. Les comptables, dont la responsabilité avait
été engagée par le juge des comptes, pouvaient obtenir du ministre du budget,
en cas de force majeure, la décharge totale ou partielle de leur responsabilité,
ou en dehors de cette circonstance, la remise gracieuse des sommes laissées
à leur charge32. Il y avait là une atteinte manifeste au principe de séparation
des pouvoirs et d’indépendance de la justice. Cette atteinte a été quelque peu
corrigée. Le législateur a, ainsi, donné compétence au juge des comptes pour
prendre en considération l’existence de circonstances constitutives de la force
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majeure dans la constatation du débet33. Puis c’est le pouvoir réglementaire qui va
prévoir que tout projet de remise gracieuse dont le montant excède une limite soit
soumis à l’avis de la Cour des comptes et non plus, comme auparavant, à l’avis
du Conseil d’Etat34. La troisième évolution, et certainement la plus importante,

24 Loi n° 93-122 du 29 janvier 1993 (JO, 30 janvier 1993, p. 1588) relative à la prévention de la
corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques.
25 Décret n°95-945 du 23 août 1995 (JO, 27 août 1995, p. 12713) relatif aux chambres régionales
des comptes.
26 CourEDH, GC, 12 avril 2006, Martinie contre France, req. n°58675/00 et CourEDH,
12 décembre 2006, Siffre, Ecoffet et Bernardini contre France, req. n° 49699/99, 49700/99
et 49701/99.
27 Loi n° 2008-1091 du 28 octobre 2008 (JO, 29 octobre 2008, p. 16416) relative à la Cour des
comptes et aux chambres régionales des comptes ; décret en Conseil d’État n° 2008-1397
et décret simple n° 2008-1398 du 19 décembre 2008 (JO, 26 décembre 2008, p. 19997 et
p. 19989) portant réforme des procédures juridictionnelles devant la Cour des comptes, les
chambres régionales des comptes et la chambre territoriale des comptes de Nouvelle-Calédonie
28 Le caractère contradictoire étant notamment assuré par la publicité de l’audience dès lors que
des charges ont été retenues.
29 N. BAVEREZ, « La Cour des comptes, juridiction introuvable ? », op. cit.
30 A. LEYAT, « La Cour des comptes, juridiction retrouvée ? », AJDA, 2009, p. 2313.
31 Cf. Par ex., Y.-G.-D. KAMDOM, « La théorie du « ministre juge » dans le champ du contentieux
financier public : état des lieux et perspectives d’évolution », Gestion et finances publiques, 2019,
n°5, p. 70 et suiv.
32 95 % des décisions rendues par le juge des comptes se trouvaient ainsi remises en cause par
l’usage, par le ministre du budget, de son pouvoir de remise gracieuse.
33 Loi n°2006-1771 du 30 décembre 2006 (JO, 31 décembre 2006, p. 20228) de finances
rectificative pour 2006.
34 Décret n° 2008-228 du 5 mars 2008 (JO, 7 mars 2008, p. 4265) relatif à la constatation et
102 Christophe de BERNARDINIS

est intervenue à la suite de la loi du 28 décembre 2011 de finances rectificatives


pour 201135. Cette dernière, a introduit dans le contrôle du juge des comptes, la
notion de « préjudice financier ». Le débet ne sera désormais établi, en cas de
manquement, que s’il y a préjudice financier. Si ce dernier n’existe pas, le juge
peut prononcer une « somme non rémissible »36. La remise gracieuse du ministre
n’est plus possible qu’en cas de prononcé de débet et disparait dans l’hypothèse
de la somme « non rémissible ».

B. Une procédure qui permet au juge de peser davantage dans le


choix de la mise en jeu de la responsabilité des comptables

Si le juge financier doit traditionnellement juger « les comptes » et non « les


comptables », une nouvelle façon de concevoir le contentieux s’est, peu à peu,
développée devant les juridictions financières depuis, notamment, les nouveautés
mises en place par la réforme de 2011. C’est la notion de « préjudice financier »
qui est à la base de cette nouvelle approche du juge dans son office. Lorsque
le manquement a causé un préjudice financier, le régime de responsabilité est
identique à celui qui existait avant la réforme puisque le comptable doit verser,
sur ses deniers personnels, les sommes manquantes. Il peut demander au
ministre chargé du budget la remise gracieuse des sommes mises à sa charge. En
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l’absence de préjudice financier, en revanche, le montant que le comptable doit
verser se trouve fortement réduit puisque, dorénavant, le juge des comptes peut
obliger le comptable à s’acquitter d’une somme arrêtée, pour chaque exercice,
en tenant compte des circonstances de l’espèce. L’introduction du débet sans
préjudice atténue, en ce sens, la responsabilité du comptable public. Le débet
juridictionnel n’est donc plus automatique et l’étendue de la responsabilité
pécuniaire va se trouver en pratique réduite.
Le fait que le juge tienne compte des « circonstances de l’espèce » introduit
ainsi une dose nouvelle de subjectivité dans l’appréciation de la responsabilité
du comptable, pourtant traditionnellement considérée comme une responsabilité
objective. L’appréciation du juge, auparavant, se fondait, essentiellement, sur
les éléments matériels des comptes, sans prendre en compte le comportement
personnel du comptable. Le but étant, comme dans tout contentieux objectif, de
discuter de la règle de droit en tant que tel et non de ce qu’elle peut procurer à une
partie ou l’autre à l’instance comme cela pourrait être le cas dans les hypothèses
de responsabilité de droit commun. La responsabilité du comptable était engagée
dès qu’il était constaté un manque dans la caisse publique, il importait peu qu’il
ait commis une faute, le simple manque suffisait à être le fait générateur du débet.

à l’apurement des débets des comptables publics.


35 Loi n° 2011-1978 du 28 décembre 2011 (JO, 29 décembre 2011, p. 22510) de finances
rectificative pour 2011.
36 Qui serait plutôt, en réalité, l’équivalent d’une amende ou d’une sanction disciplinaire ou
pécuniaire.
Le juge des comptes et les conséquences de la nouvelle subjectivisation ... 103

L’appréciation de la notion de « préjudice financier » change la perspective. S’il


est difficile de lui donner une définition précise37 et si la notion se caractérise, avant
tout, au cas par cas38, elle s’inscrit, néanmoins, dans une ligne jurisprudentielle
plus favorable au comptable public visant à rendre plus souple les modalités
d’appréciation de la responsabilité personnelle et pécuniaire. Le nouveau
système hésite, cependant, toujours entre approche objective et subjective en
témoigne la différence de traitement de la notion entre le juge des comptes, qui
continue à appliquer une jurisprudence traditionnelle, et le Conseil d’Etat qui
annule de nombreux débets constatés par la Cour des comptes pour permettre
aux comptables mis en cause d’échapper aux sommes auxquelles ils ont été
condamnés39. A cet égard et pour la doctrine, les arrêts de la Cour des comptes
sont marqués par des contradictions dans l’acceptation ou le refus de prendre en
compte divers éléments d’identification du préjudice et le taux de mise en débet
demeure élevé ce qui témoigne de la réticence du juge des comptes à reconnaître
qu’un manquement n’a pas causé de préjudice40.
C’est surtout l’action du Conseil d’Etat en tant que juge de cassation qui est,
en ce sens, révélatrice de cette volonté de tendre vers plus de subjectivisation41.
Par exemple et sans pouvoir être exhaustif sur la question, ce dernier a incité
au pragmatisme sur la question de la date à laquelle il convient d’apprécier
le « préjudice financier », selon le moment où le manquement a été commis
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ou au moment où le juge se prononce42. Il a aussi fait œuvre de pédagogie en
caractérisant les catégories de manquements non préjudiciables a priori. Le tout
devant faciliter le travail du juge des comptes et réduire les cas dans lesquels il
retient l’existence d’un préjudice à mettre à la charge du comptable43.

37 Voir, par ex., S. DAMAREY, M. LASCOMBE et X. VANDENDRIESSCHE, « L’identification du préjudice


financier dans le cadre du nouveau régime de responsabilité des comptables publics », Gestion
et finances publiques, 2015, n° 11-12, p. 139 et suiv.
38 Cf. par ex., en ce sens, F. ADVIELLE et P. VAN HERZELE, « Le juge des comptes et le préjudice
financier », AJDA, 2014, p. 1987 et suiv. ; S. DAMAREY, « Tout manquement d’un comptable public
doit-il être apprécié en termes de préjudice financier subi ? », BJCL, 2016, n° 9 ; N. PEHAU et
N. HAUPTMANN, « Les chambres réunies précisent la notion de préjudice financier », AJDA, 2017,
p. 463 et suiv.
39 Cf. en ce sens, C. MALVERTI et C. BEAUFILS, « L’enrichissement en cause : le préjudice financier
en dépense devant le juge des comptes », AJDA, 2020, p. 289 et suiv.
40 Voir, notamment, S. DAMAREY, M. LASCOMBE et X. VANDENDRIESSCHE, « L’identification du
préjudice financier dans le cadre du nouveau régime de responsabilité des comptables publics »,
op. cit. ou C. MALVERTi et C. BEAUFILS « L’enrichissement en cause : le préjudice financier en
dépense devant le juge des comptes », op. cit.
41 Le juge des comptes y est plutôt favorable mais son office ne lui permet pas souvent de passer
outre.
42 Il a pu juger que le juge devait apprécier l’existence et le montant du préjudice à la date à
laquelle il statue en prenant en compte, le cas échéant, des faits postérieurs au manquement
tels qu’un éventuel reversement dans la caisse du comptable des sommes correspondant à des
dépenses irrégulièrement payées ou à des recettes non recouvrées : CE, 22 février 2017, Grand
port maritime de Rouen, req. n°397924, GFP, 2017, n° 4, p. 133, chron. DAMAREY, LASCOMBE
et VANDENDRIESSCHE, JCP, 2017, A, n°2139, note P. GRIMAUD et O. VILLEMAGNE.
43 Cf. en ce sens, C. MALVERTI et C. BEAUFILS, « L’enrichissement en cause : le préjudice financier
en dépense devant le juge des comptes », op. cit.
104 Christophe de BERNARDINIS

Ainsi, après avoir détaillé, en 2015, les modalités d’appréciation de la notion


de « préjudice financier » dans le cas d’un manquement relatif au recouvrement
d’une recette44, il s’est, tout récemment, penché sur le cas d’un manquement
relatif au paiement d’une dépense45. Le Conseil d’Etat précisant comment le juge
des comptes doit déterminer si le manquement d’un comptable à ses obligations
de contrôle lors du paiement d’une dépense a causé un préjudice financier à la
collectivité publique46.
Il y a certainement plusieurs explications à la divergence de jurisprudence
pouvant exister entre le juge des comptes et le Conseil d’Etat pour mettre en
œuvre la responsabilité des comptables et pour expliquer la réticence de la Cour
des comptes à passer outre. Mais la doctrine retient essentiellement l’explication
selon laquelle le juge des comptes agi en ce sens vis-à-vis du comptable car,
en contrepartie de son action, la responsabilité de l’ordonnateur reste toujours
difficile à engager. Ne pouvant saisir l’ordonnateur, le juge des comptes met alors
en cause le comptable47. En conséquence, « revoir le régime de responsabilité des
comptables ne peut tenir que si dans le même temps, on repense la responsabilité
des administrateurs »48.
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44 CE, sect., 27 juillet 2015, Ministre délégué, chargé du budget [SIE de Saint-Brieuc Est (1)],
req. n°370430, AJDA, 2015, p. 2142, chron. L. DUTHEILLET de LAMOTHE et G. ODINET, DA,
2019, comm. n°79, F.-T. RAKOTONDRAHASOL, JCP, 2015, A, n°2300, note S. DAMAREY selon
lequel lorsque le manquement consiste en une insuffisance des « diligences et contrôles » qui
incombent au comptable au titre du recouvrement des recettes, et que cette faute a empêché
la collectivité publique d’encaisser la recette en cause, « le manquement doit, en principe, être
regardé comme ayant causé un préjudice financier à l’organisme public concerné ». Cependant,
il en va autrement « s’il résulte des pièces du dossier qu’à la date du manquement, la recette
était irrécouvrable en raison notamment de l’insolvabilité de la personne qui en était redevable ».
Selon certaines décisions des juges des comptes, il convenait de rechercher, de manière plus
restrictive, si la créance était irrécouvrable depuis le moment où elle est entrée dans les comptes
dont le comptable a la charge, dans l’idée que, dans ce cas, des diligences rapides auraient pu
permettre le recouvrement.
45 CE, sect., 06 décembre 2019, Mme B. A., agent comptable de l’ONIAM, req. n°418741 et
DRFIP Ille-et-Vilaine, req. n°425542, AJDA, 2020, p. 239, chron. C. MALVERTI et C. BEAUFILS.
46 Dans les deux arrêts commentés, le Conseil d’Etat précise, plus particulièrement, la manière
dont doit être apprécié, par le juge des comptes, le lien de causalité entre le manquement du
comptable et le préjudice financier. Pour ce faire, sont distingués trois types de manquements
(portant sur l’exactitude de la liquidation de la dépense ayant abouti à un trop-payé, à une
dépense non ordonnée, à une dette prescrite ou non échue ou à priver le paiement d’effet
libératoire, portant sur le respect de règles formelles, telles que l’exacte imputation budgétaire
ou l’existence du visa du contrôleur budgétaire ou encore portant sur « le contrôle de la qualité
de l’ordonnateur ou de son délégué, de la disponibilité des crédits, de la production des pièces
justificatives requises ou de la certification du service fait ») assortis de plusieurs niveaux de
présomption selon que le dit comptable soit à l’origine ou non d’un préjudicie financier.
47 C. MALVERTI et C. BEAUFILS, « En ce sens l’enrichissement en cause : le préjudice financier
en dépense devant le juge des comptes », op. cit.
48 S. DAMAREY, « Le devenir du principe de séparation des ordonnateurs et des comptables »,
Gestion et Finances Publiques, 2019, n°5, p. 76 et suiv.
Le juge des comptes et les conséquences de la nouvelle subjectivisation ... 105

II. Un office plus subjectif qui amène à élargir la


responsabilité des ordonnateurs

La responsabilité des ordonnateurs ou des gestionnaires publics, ministres et


élus locaux y compris, est depuis longtemps envisagée devant le juge des comptes
mais son caractère éminemment politique a toujours empêché sa mise en œuvre
(A). Elle est, pourtant, aujourd’hui, de plus en plus souhaitable et offrirait enfin
une plénitude de juridiction au juge des comptes (B).

A. Une responsabilité devant le juge des comptes depuis


longtemps envisagée

La réforme de 2011 devait normalement ouvrir la voie à deux apports


fondamentaux pour le contentieux financier public. Avec la mise en place du
débet avec préjudice financier, le premier apport devait être la nouvelle approche
subjective du juge des comptes pour mettre fin aux débets dits « sans préjudice »,
sans conteste injustes mais qui ne pouvaient être justement remis en cause eu
égard à la seule possibilité d’une appréciation objective du juge dans son office
jusque-là. Le deuxième apport devait s’identifier à travers la mise en place d’une
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juridiction unique en matière de surveillance et de sanction de la discipline
budgétaire et financière, juridiction unique permettant, ainsi, de faire relever les
comptables publics et les ordonnateurs ou gestionnaires de la même juridiction.
C’était le projet de loi initial du 28 octobre 200949, celui-ci tendait à une volonté
d’unification des chambres régionales des comptes (CRC), de la Cour des comptes
et de la CDBF en créant, au surplus de la juridiction unique, des chambres
interrégionales des comptes avec un renforcement du rôle des magistrats
financiers, notamment en matière d’évaluation des politiques publiques. Les
chambres régionales devaient cesser d’être des juridictions autonomes et
devaient devenir des composantes de la Cour, au même titre que les chambres
de la Cour. Un ordre juridictionnel financier devait ainsi être créé. Cela passait par
la création d’une Cour d’appel des juridictions financières afin que l’ensemble
des justiciables se voit reconnaitre la possibilité d’accéder à un juge d’appel puis
l’institution d’un Tribunal de cassation financier pour assurer sur l’ensemble des
juridictions financières l’homogénéité de jurisprudence souhaitable.
La plupart des dispositions phares du projet ont été abandonnées faute de
consensus. La réforme globale et d’envergure avait, avant tout, été portée par le
premier président de la Cour des comptes de l’époque, Philippe Séguin et reposait

49 Projet de loi portant réforme des juridictions financières n° 2001 (A.N., XIIIe lég.). Pour une
présentation détaillée, voir S. DAMAREY, « La réforme des juridictions financières, entre
perspectives et incertitudes », JCP, 2009, A, act., n°1176 et, du même auteur, « Le projet de
réforme des juridictions financières : portée, évidences et insuffisances d’un texte », JCP, 2010,
A, n°2041.
106 Christophe de BERNARDINIS

presque entièrement sur ce dernier. Son décès, en janvier 2010, a lourdement


handicaper le projet. La réforme de 201150 se contentant d’une réforme à la marge
qui apparait comme « un acte manqué »51. On a, successivement parlé, à cet égard,
de « saucissonnage »52 du texte où « vous prenez un projet de « réforme », cohérent
et réfléchi puis vous le coupez en fines rondelles que vous répartissez dans
plusieurs lois […], telles les tranches de bacon dans le rôti de veau Orloff » ou à un
« patchwork législatif, éparpillé entre différents textes et réduit à ses dispositions
les plus consensuelles »53. Elle ne permet, au final, qu’une légère amélioration de
l’office du juge financier à la marge, en réformant l’organisation des juridictions
financières. Le législateur ne supprimant pas la CDBF ou l’autonomie des CRC et
se contentant de redéfinir le ressort territorial des chambres.
La réforme apparait, pourtant et aujourd’hui, de plus en plus nécessaire. Tant
du point de vue du juge des comptes que de la doctrine dont les interrogations
sur l’équilibre du système sont sans cesse répétées. La CDBF, malgré quelques
modifications importantes54, reste, globalement, celle qui a été créé en 1948
malgré les volontés de réforme dès 2009. Son rôle est très modeste aujourd’hui55
du fait des compétences restreintes56 et du mode de fonctionnement de la Cour57.

50 Constitué en fait de trois lois : la loi de finances rectificative du 29 juillet 2011 (JO, 30 juillet
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2011, p. 12969), la loi du 13 décembre 2011 (JO, 14 décembre 2011, p. 21105) relative à
la répartition des contentieux et à l’allègement de certaines procédures juridictionnelles, la loi
n° 2011-1978 de finances rectificative du 28 décembre 2011 (JO, 29 décembre 2011,
p. 22510).
51 S. DAMAREY, « La réforme des juridictions financières, un goût d’inachevé », JCP, 2012,
A, n°2032.
52 M.-C. de MONTECLER, « Après la loi patchwork, la réforme saucissonnée », AJDA, 2011, p. 1585
et suiv.
53 S. DAMAREY, « La réforme des juridictions financières, un goût d’inachevé », op. cit.
54 Cf. le fait que la liste des infractions sanctionnables a été renforcé. Il en existait Initialement
6 (art. L. 313-1 à L. 313-6 CJF). La possibilité pour tout créancier détenteur d’une créance
résultant de l’inexécution d’une décision de justice, de saisir la CDBF a été rajoutée par la suite
(loi n°80-539 du 16 juillet 1980 (JO, 17 juillet 1980, p. 1797) relative aux astreintes prononcées
en matière administrative et à l’exécution des jugements par les personnes morales de droit
public et les personnes de droit privé chargées d’une mission de service public). La possibilité
de sanctionner des carences graves, des omissions et négligences dans le rôle de direction d’un
organisme a également été rajoutée (loi n°95-1251 du 28 novembre 1995 (JO, 30 novembre
1995, p. 17487) relative à l’action de l’État dans les plans de redressement du Crédit lyonnais
et du Comptoir des entrepreneurs). Il faut aussi évoquer, notamment, pour le changement de
la procédure devant la CDBF, l’ordonnance n° 2016-1360 du 13 octobre 2016 (JO, 14 octobre
2016, texte n°2) modifiant la partie législative du code des juridictions financières.
55 Voir en ce sens S. DAMAREY, « Le devenir du principe de séparation des ordonnateurs et
des comptables », Gestion et finances publiques, 2019, n° 5, p. 76 et suiv. et D. MIGAUD,
« La responsabilité des gestionnaires publics », 18 octobre 2019, www.conseil-etat.fr.
56 L’article L. 312-1 CJF exclue, dans la plupart des cas, du champ de compétence de la CDBF, les
membres du gouvernement et les exécutifs locaux. Cette exclusion est critiquée de longue date
et la réforme de 2010 voulait y mettre fin. Le Parlement en avait décidé autrement. Le Conseil
constitutionnel a jugé, le 2 décembre 2016, conformes à la Constitution, les dispositions de
l’article L. 312-1 CJF : CC, n° 2016-599 QPC, 2 décembre 2016, Mme Sandrine A. [Personnes
justiciables de la cour de discipline budgétaire et financière], JO, 4 décembre 2016, texte n°28.
57 Il faut noter, par ex., que la CDBF, comme elle est considérée comme une juridiction répressive,
n’appréciera pas, de la même manière que le juge des comptes, des faits, pourtant, de nature
Le juge des comptes et les conséquences de la nouvelle subjectivisation ... 107

Il mériterait d’être renforcé, soit par une rénovation substantielle du dispositif,


soit même en envisageant sa suppression58.
On a pu voir que le juge des comptes, même au-delà du cas classique de
l’appréciation des diligences du comptable dans le recouvrement des recettes59,
ne jugeait plus seulement les comptes mais aussi les comptables. On a vu,
de même, que le pouvoir de remise gracieuse du ministre était maintenu et
qu’il existait une définition encore incertaine et parfois extensive du préjudice
financier et que celle-ci posait problème. Comme le note Didier Migaud, « en
de nombreuses occasions, les champs du préjudice et du manquement ne se
recoupent pas toujours. Dit autrement, il peut y avoir préjudice financier sans
que le manquement ne soit complétement imputable au comptable »60. Le 1er
président donnant les exemples des manquements ayant pour origine une
irrégularité interne, un dysfonctionnement dans l’organisme concerné ou une
volonté délibérée de l’ordonnateur.
Il faut, enfin, relever l’insuffisante prise en compte des circonstances entourant
le manquement reproché au comptable. Il est normalement interdit, au juge
des comptes, de tenir compte, dès le stade du constat d’un manquement, des
diligences du comptable et des circonstances extérieures61. Il est interdit au juge
de porter une appréciation sur le comportement du comptable62. Cette interdiction
trouvait son fondement le plus solide dans le large pouvoir de remise gracieuse
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reconnu au ministre par la loi. Or, si ce pouvoir existe encore aujourd’hui, il reste

équivalente comme des conflits sociaux, des pressions, des violences. Alors que la CDBF a
plutôt tendance à trouver là une atténuation de la responsabilité de ceux qui en sont victimes,
quand bien même ils auraient commis des irrégularités, le juge des comptes n’y voit pas matière
à décharger ou atténuer la responsabilité des comptables. Cf. O. VILLEMAGNE et P. GRIMAUD,
« Responsabilités des comptables et des ordonnateurs : quel impact des pressions subies ? »,
AJDA, 2015, p. 2069 et suiv.
58 Cf. en ce sens, par ex., L. PEYEN, « Pour une véritable éthique financière : le renforcement de la
Cour de discipline budgétaire et financière », Gestion et Finances Publiques, 2017, n° 6, p. 25 et
suiv.
59 La Cour des comptes a depuis longtemps développé une jurisprudence qui permet au
comptable, en cas de non-recouvrement d’une recette, de dégager sa responsabilité s’il prouve
qu’il a mis en oeuvre des « diligences adéquates, complètes et rapides pour le recouvrement »
(Cour des comptes, 27 février et 19 mars 1964, Dupis, receveur municipal de la commune
d’Igny-le-Jard, Rec. CE, p. 91). Après quelques moments de doutes, le Conseil d’Etat a
définitivement confirmé cette jurisprudence de la Cour (CE, Ass., 27 octobre 2000, Mme. Desvigne,
req. n° 196046, GAJFin., n° 28, RFDA, 2001, p. 737, concl. A. SEBAN). En revanche,
s’agissant des dépenses, le juge des comptes ne peut faire reposer ses décisions sur aucun
élément d’appréciation : il ne lui est pas possible, en particulier, de fonder une décision de
décharge au motif que l’irrégularité constatée n’aurait entraîné aucun manquant dans la caisse
publique.
60 D. MIGAUD, « La responsabilité des gestionnaires publics », op. cit.
61 Sauf pour le cas de force majeure où l’article 146 de la loi de finances rectificative pour 2006
du 30 décembre 2006 attribue désormais compétence au juge des comptes pour apprécier
dans quelle mesure des « circonstances » de force majeure peuvent avoir une influence sur la
responsabilité encourue par le comptable public.
62 Principe posé, implicitement, dans l’arrêt CE, 12 juillet 1907, Ministre des finances contre
Nicolle, req. n°23933, Rec. CE, p. 656 puis, explicitement, dans l’arrêt CE, Ass.,
20 novembre 1981, Ministre du budget contre Rispail, req. n°18402, Rec. CE, p. 434.
108 Christophe de BERNARDINIS

bien restreint dans la réalité63.

B. Une responsabilité qui donnerait enfin plénitude de juridiction


au juge des comptes

Lorsque la doctrine parle d’avenir du système contentieux financier, elle


envisage, parfois, une suppression pure et simple du caractère juridictionnel des
institutions64. Le gardien du bon accomplissement par les comptables de leurs
obligations statutaires pouvant être une autorité administrative plutôt qu’une
autorité juridictionnelle. La pratique s’est, d’ailleurs, déjà développée pour la
majorité des comptes publics des petites collectivités65. L’argument se comprend
d’autant plus que ce sont, aujourd’hui, les compétences administratives du
juge des comptes qui ont le plus d’impact au détriment des compétences
juridictionnelles. Ce sont ces compétences administratives qui font de la Cour
des comptes un acteur central du débat public66. Certains auteurs parlant même,
à propos de l’institution, de « pouvoir rédempteur »67. La Cour étant devenu, à la
fois, « « un pouvoir » protégé juridiquement et statutairement par des garanties
d’indépendance « juridictionnelle » dans des domaines qui justement ne sont pas
juridictionnels »68 et un « « contrepouvoir » en développant des mécanismes de
« pression » sur les ministères (recommandations, référés…) avec un discours
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et des propositions dépassant parfois le rôle qui lui est assigné y compris par
le législateur, tout en utilisant les réseaux médiatiques les plus larges pour
faire passer son message »69. En Allemagne ou en Grande Bretagne, l’instance
supérieure de contrôle n’a, par exemple, que des fonctions d’audit ou de contrôle
de la gestion et n’a aucune compétence juridictionnelle à l’égard de ceux qui sont
en charge du maniement des fonds publics.
Mais lorsqu’on parle d’avenir du système financier, la plupart des auteurs
envisagent surtout une mise en cause du principe classique de séparation

63 Des remises gracieuses totales sont accordées à moins de 7 % des demandes : Cf. Rapport
public annuel 2019 de la Cour des comptes, Paris, Documentation française, p. 34.
64 Voir, notamment, M. COLLET, « Le contrôle juridictionnel des comptes publics : réformer ou
supprimer ? », RFDA, 2014, p. 1015.
65 Plusieurs réformes récentes (en dernier lieu l’article 14 de l’ordonnance n°2016-1360 du
13 octobre 2016 (JO, 14 octobre 2016, texte n°2) modifiant la partie législative du code des
juridictions financières, disposition codifiée à l’art. L. 211-2 CJF) ont substitué une procédure dite
d’« apurement administratif » des comptes (conduite par les services du ministère des finances)
à la traditionnelle procédure d’apurement juridictionnel pour les comptes des petites communes,
des petits EPCI, des associations syndicales, des associations foncières de remembrement ou
encore des établissements publics locaux d’enseignement.
66 Au-delà de l’impact significatif des observations et rapports publics de la Cour et des chambres
(impact médiatique mais aussi impact pratique sur la gestion administrative), c’est le
développement considérable de leurs compétences d’audit qui a consacré la place éminente du
juge des comptes au sein des institutions de la République.
67 J.-L. ALBERT et T. LAMBERT, La Cour des comptes, un pouvoir rédempteur ?, Paris, LGDJ, 2017.
68 Ibid.
69 Ibid.
Le juge des comptes et les conséquences de la nouvelle subjectivisation ... 109

entre les comptables et les ordonnateurs70. Depuis la création du principe71, les


aménagements se sont multipliés et la frontière entre le rôle d’ordonnateur et de
comptable s’est largement voilée72. A côté de certains nouveaux procédés qui se
développent, on songe, par exemple, aux centres de traitement et de paiement
uniques73 aux agences comptables intégrées74, il est, également, aujourd’hui,
question de généraliser le compte financier unique dans les collectivités locales à
l’instar de ce qui a déjà été fait dans le monde hospitalier. L’idée étant de disposer
enfin d’une comptabilité unique pour certifier les comptes et donc remplacer la
traditionnelle division entre le compte de gestion établi par le comptable public
et le compte administratif établi par les services financiers de la collectivité qui
ne peut, lui, en raison de sa nature politique, constituer un compte certifiable75.
Dans cette logique et en tenant compte du fait que le nouveau régime de
responsabilité du comptable public permet une diminution des cas de mise en
jeu de la responsabilité, il faut, en contrepartie, envisager la responsabilité des
ordonnateurs locaux et ministériels. En dépit de la multiplication des procédures
internes et externes de contrôle de la dépense publique, la maîtrise de la gestion
des personnes publiques n’est pas pleinement satisfaisante. Il est certain que la
responsabilité des gestionnaires publics reste extrêmement complexe à mettre
en oeuvre parce que les gestionnaires publics sont, le plus souvent, détenteurs
d’un mandat politique qui exclut de facto la mise en oeuvre d’une responsabilité
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70 En ce sens, S. DAMAREY, « Le devenir du principe de séparation des ordonnateurs et des
comptables », op. cit.
71 Art. 17 de l’ordonnance du 14 septembre 1822 concernant la comptabilité et la justification
des dépenses publiques selon lequel « Les fonctions d’administrateur et d’ordonnateur sont
incompatibles avec celle de comptable ».
72 On peut mentionner les régies d’avance et de recettes (qui permettent, pour des raisons de
commodité, à des agents placés sous l’autorité de l’ordonnateur et la responsabilité du
trésorier, d’exécuter de manière limitative et contrôlée, un certain nombre d’opérations), les
paiements sans ordonnancement préalable où ordre de payer de l’ordonnateur, la possibilité de
recourir à un mandat permettant à une personne autre que le comptable public de manier des
deniers publics, l’usage du pouvoir de réquisition par l’ordonnateur (puisque ce dernier requiert
le comptable de payer la dépense ordonnancée), le nouveau contexte managérial de la LOLF
(Loi organique n°2001-692 du 1er août 2001 (JO, 2 août 2001, p. 12480) relative aux lois de
finances entrée en vigueur le 1er janvier 2006) ou encore le décret n° 2012-1246 du 7 novembre
2012 (JO, 10 novembre 2012, p. 17713) relatif à la gestion budgétaire et comptable publique
(dit « décret GBCP ») qui consacre de nouvelles possibilités d’assouplissement opérationnel,
à travers la mise en place, par exemple, de services facturiers.
73 Où ce sont les ordonnateurs qui procèdent à la liquidation.
74 Il s’agit, à travers ces agences comptables intégrées et dans le cadre d’une expérimentation,
de déléguer les opérations relevant de la compétence du comptable public aux Etablissements
Publics de Santé (EPS), aux collectivités territoriales et à leurs groupements. Le dispositif a été
établi par l’’article 243 de la loi de finances n° 2018-1317 pour 2019 du 28 décembre 2018
(JO, 30 décembre 2018, texte n°1). Constatant le faible nombre de projets initiés au niveau local
et s’appuyant sur les « inquiétudes » des agents, la direction générale des finances publiques
(DGFIP) a décidé de suspendre la mise en place de ces agences.
75 Cf. P. VAN HERZELE, « La certification des comptes publics locaux : Vers un compte financier
unique (CFU) pour quel objectif ? », RFFP, 2019, n°145, p. 75 et suiv. ou P. LAPORTE, « Gestion
publique locale : une révolution décentralisatrice est possible », Gestion et Finances Publiques,
2019, n°3, p. 39 et suiv.
110 Christophe de BERNARDINIS

autre que politique et parce qu’ils disposent d’un pouvoir discrétionnaire qui n’est
pas enserré dans des règles juridiques précises. Mais, la Cour des comptes, par
l’intermédiaire de son premier président, a, elle-même, mis en avant le fait que
« le régime actuel de responsabilité des ordonnateurs n’est pas satisfaisant. Ainsi, si la
responsabilité de l’ordonnateur peut être mise en œuvre devant la Cour de discipline
budgétaire et financière (CDBF), cette juridiction au périmètre trop limité voit
échapper à sa compétence un grand nombre de gestionnaires publics, en particulier
les ordonnateurs locaux, ce qui est de moins compréhensible aux yeux de nos
concitoyens »76.

La responsabilisation des acteurs de l’exécution budgétaire apparaît,


aujourd’hui, indissociable de la démarche actuelle de développement de
l’exemplarité des responsables publics77. Une nouvelle réforme de la responsabilité
des comptables publics ne pourrait se suffire à elle seule et doit s’accompagner
à la fois d’un élargissement encore plus profond de la subjectivisation de l’office
du juge des comptes mais aussi d’une réforme, plus globale, de la responsabilité
des gestionnaires publics. Il s’agit de tirer les conséquences de l’inadaptation
actuelle du modèle traditionnel de responsabilité financière et arriver, enfin, au
fameux et tant attendu « grand soir de la responsabilité financière »78. Si la théorie
du ministre juge doit être supprimée, elle doit s’accompagner, corrélativement,
d’un pouvoir subjectif d’appréciation du juge des comptes. Il doit, pour être moins
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sévère ou plus mesurée dans les décisions de mise en débet si le ministre n’est
plus là pour compenser, pouvoir tenir compte, par exemple, comme n’importe
quel juge, des circonstances ou de la bonne ou mauvaise foi du comptable et
forcément être beaucoup moins rigide79.
Le droit financier public se présente comme un bloc de compétence cohérent,
fondé sur la notion de maniement des deniers publics. Il existe un lien étroit et
systématique entre la nature de deniers publics, la décision prise par l’ordonnateur,
l’application des règles de la comptabilité publique, l’intervention d’un comptable
public de droit ou de fait engageant sa responsabilité personnelle et pécuniaire
et, enfin, le contrôle juridictionnel du juge des comptes. Cette cohérence a été
brisée par la croissance et la diversification de la gestion publique. L’augmentation
anarchique des modes d’intervention de l’Etat et des collectivités locales a entrainé
la dissolution de la notion de service public. Il y a aussi une interpénétration
croissante du monde de l’administration et de celui de la politique qui prive de
son effectivité le principe de la responsabilité pécuniaire du comptable public80.
Les réalités actuelles de l’action et des structures administratives amènent à

76 D. MIGAUD, « Entretien avec Didier Migaud, Premier président de la Cour des comptes », op. cit.
77 J.-L. NADAL, Renouer la confiance publique. Rapport au Président de la République sur
l’exemplarité des responsables publics, Paris, La documentation française, 2015, p. 119 et suiv.
78 S. THEBAULT, « Le pas de plus vers la responsabilité pour faute du comptable ou comment tout
changer en préservant l’essentiel », RFFP, 2013, n° 121, p. 233 et suiv.
79 En ce sens, S. DAMAREY, « Le devenir du principe de séparation des ordonnateurs et des
comptables », op. cit.
80 En ce sens, N. BAVEREZ, « La Cour des comptes, juridiction introuvable ? », op. cit.
Le juge des comptes et les conséquences de la nouvelle subjectivisation ... 111

rendre obsolète le principe de la responsabilité personnelle des comptables. Ces


derniers ne disposent pas du pouvoir de s’opposer effectivement aux décisions
irrégulières de l’ordonnateur sauf, bien entendu, à briser leur carrière. Le modèle
actuel n’est donc plus adapté, il faut renouveler l’équilibre dans la mise en
jeu des responsabilités entre les comptables et les ordonnateurs. Cela passe
inévitablement par l’aboutissement d’une compétence de pleine juridiction pour
le juge des comptes qui se caractériserait à la fois dans l’office du juge et dans
les personnes soumises à juridiction. La réforme actuellement engagée est une
occasion unique d’y parvenir.

Résumé

La Cour des comptes a conservé une part des particularités procédant de son
histoire. Ses fonctions restent davantage administratives que juridictionnelles.
Son office étant en outre, non de régler des litiges mais de sanctionner les
erreurs commises par les comptables publics, le juge des comptes emprunte les
traits d’une commission administrative paritaire ou d’un conseil de discipline. Il
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n’en demeure pas moins que son indépendance « juridictionnelle » est garantie
juridiquement et statutairement. Le juge financier est, ainsi, arrivé à un tournant
de son histoire dans la mesure où, son influence, ces pouvoirs et la procédure
développée devant lui assignent un rôle de contre-pouvoir. S’il appartient, au juge
des comptes d’assumer pleinement son statut de juge à l’égard des comptables,
la tendance actuelle est qu’il développe aussi le même office à l’égard de tous les
gestionnaires publics. L’approche plus subjective l’amène à restreindre la mise
en jeu de la responsabilité des comptables. Et cela le conduira corrélativement
à élargir la responsabilité des ordonnateurs, ce qui passera nécessairement par
l’aboutissement d’une compétence de pleine juridiction.

Abstract

The Court of Audit has preserved many of the specificities resulting from its
history. Its functions are still more administrative than judicial. Furthermore, as
its office is not to settle disputes but rather to sanction errors committed by public
accountants, its judges have come to resemble a joint administrative committee
or disciplinary council. Nevertheless, its “judicial” independence is guaranteed
legally and statutorily. Hence, the Court has arrived at a turning point in its history
insofar as its influence, the powers and the procedure developed therefrom assign
it the role of counter-power. Although the Court of Audit must fulfil its status as a
112 Christophe de BERNARDINIS

financial court that judges accountants, the current trend sees it developing the
same office with regard to all public managers. A more subjective approach is
leading it to play down accountants’ responsibility. And this will correspondingly
result in its broadening of the responsibility of authorising officers, which will
necessarily require its being granted unlimited jurisdiction.
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