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© Unité de Recherche CONFLUENCE : Sciences et Humanités [EA 1598] - UCLy | Téléchargé le 04/01/2024 sur www.cairn.info via Université Catholique de Lyon (IP: 91.231.228.218)
Pierre-Yves Gomez, Entretien réalisé par Emmanuel d’Hombres, Riccardo Rezzesi
Dans Revue CONFLUENCE : Sciences & Humanités 2023/1 (N° 3), pages 27 à 41
Éditions Unité de Recherche CONFLUENCE : Sciences et Humanités [EA 1598] -
UCLy
ISSN 2826-4029
DOI 10.3917/confl.003.0027
Distribution électronique Cairn.info pour Unité de Recherche CONFLUENCE : Sciences et Humanités [EA 1598] - UCLy.
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R E V U E C O N F L U E N C E S C I E N C E SPIERRE-YVES
& H U M A N IGOMEZ,
T É S - NEMMANUEL
° 3 - AV R I LD'HOMBRES,
2 0 2 3 - P AGRICCARDO
E S 2 7 / 4 1 REZZESI 27
Riccardo REZZESI
UCLy, Lyon, France
Résumé
Alors que l’économie tient une place centrale dans nos représentations du
« vivre ensemble », comment comprendre l’invisibilisation inexorable du travail
réel, pourtant au cœur de l’économie matérielle ? Articulant un humanisme
« réaliste » avec une rare rigueur analytique et un sens aigu de la narration,
Pierre-Yves Gomez, économiste en quête d’interdisciplinarité et grand spécialiste
du travail et de l’entreprise, nous aide dans cet entretien à décrypter les récits
anthropologiques qui circulent aujourd’hui sur l’économie (de l’utilitarisme
néolibéral au transhumanisme). Il nous livre quelques-uns des points d’ancrages
de sa vaste réflexion économique : 1) son approche « évolutionniste » dans l’analyse
historique des faits socioéconomiques ; 2) les sources et modèles qui ont contribué
à la formation de son regard interdisciplinaire ; 3) un sens de la complexité
du monde capable d’embrasser les interactions entre croyances, culture(s) et
infrastructures économiques ; 4) le souci, enfin, de promouvoir une nouveau
regard sur l’économie à partir de l’apport d’autres démarches intellectuelles : de la
philosophie à la littérature. Un beau programme pour une belle rencontre.
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28 DOSSIER - L'ÉCONOMIE AU RISQUE DU RÉALISME. ENTRETIEN AVEC PIERRE-YVES GOMEZ
E
mmanuel d’Hombres et Riccardo Rezzesi : Dans Le Travail
invisible (2013) comme dans L’Esprit malin du capitalisme
(2019), vous accordez une importance fondamentale à un évènement
qui peut paraître assez périphérique et secondaire au premier abord :
la loi ERISA (Employee Retirement Income Security Act) du 2
septembre 1974, qui transforme les caisses de retraites des entreprises américaines
en organismes financiers autonomes et les oblige à diversifier leurs placements.
La conséquence directe comme vous l’écrivez, c’est « qu’à partir du milieu des
années 1970, une part énorme de l’épargne des ménages a été placée sur le marché
boursier » (Gomez, 2019, p. 18). Cet événement fit ensuite boule de neige dans bien
d’autres pays, et pourtant il passa inaperçu aux yeux de nombre d’observateurs.
Comment expliquez-vous cette cécité des analystes ? Il nous semble par ailleurs que
cette approche, disons contingentiste, de l’histoire de l’invisibilisation du travail,
contraste dans votre récit avec une approche nettement plus structuraliste de cette
histoire. Voyez-vous là une dualité problématique dans vos méthodes d’approche ?
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PIERRE-YVES GOMEZ, EMMANUEL D'HOMBRES, RICCARDO REZZESI 29
la loi ERISA. Bien entendu, ce n’est pas cette loi qui détermine la suite du
récit, mais elle permet d’inscrire un événement initial sur la page blanche de
l’analyste. Il y a donc une certaine relativité dans la conduite d’un récit selon
cette approche évolutionniste. On pourrait effectivement choisir un autre
point de départ conventionnel, l’essentiel étant que l’enchaînement des faits
soit décrit de manière proche et convaincante. Au fond, on pourrait comparer
des analyses économiques selon l’importance plus ou moins déterminante
que l’on donne à ce point de départ. Pourquoi un événement comme la loi
ERISA est-il passé relativement inaperçu ? C’est effectivement une question
que je me suis souvent posée. Parmi les éléments de réponse, je dirais que
les économistes sont souvent focalisés sur les grandes décisions macro-
économiques : par exemple, ils s’intéressent à la fin des accords de Bretton-
Woods entre 1971 et 1973. Ils ont tendance à négliger, parfois par manque de
culture en ce domaine, les dimensions entrepreneuriales et organisationnelles
de l’économie, et les décisions qui jouent moins sur les grandes questions
de politique économique que sur l’activité et la transformation de l’appareil
productif concret. Le postulat fondamental de mes travaux depuis trente ans
est que c’est l’activité de l’entreprise qui produit la société matérielle et donc,
c’est elle qu’il faut regarder. Cela peut expliquer pourquoi je choisis comme
point de départ de l’analyse la loi ERISA, qui touche de manière inattendue
mais radicale le financement des entreprises et donc leur autonomie de décision
puis, par effets de propagation, l’orientation de tout l’appareil productif.
Vous faites une distinction récurrente dans Intelligence du travail (Gomez, 2016)
entre les conditions de travail, c’est-à-dire les modalités matérielles de réalisation
du travail, et la condition du travailleur, qui renvoie plus fondamentalement pour
vous à la question du sens ou de l’intelligence du travail qu’une communauté
permet structurellement ou non de donner au travailleur réalisant ce travail.
Il nous semble qu’il s’agit d’une distinction essentielle pour comprendre en quoi
votre récit ne s’inscrit pas dans le sillage d’une sociologie, d’une ergologie ou
d’une psychologie du travail, pas plus que dans celui d’une histoire des idées et des
institutions économiques. Pourriez-vous nous en dire davantage à ce sujet et nous
préciser quels ont été vos modèles méthodologiques pour élaborer un tel récit ?
Ici encore, il s’agit de penser deux choses à la fois, non plus la contingence et
la structure, mais le matériel et le symbolique. On peut observer effectivement
le travail selon ce qu’il produit, selon la manière dont il est organisé ou encore
selon les efforts et les objectifs des travailleurs. Mais on doit aussi comprendre
dans quel contexte symbolique il se situe, c’est-à-dire ce qui lui donne sens,
la sémantique dans laquelle il s’inscrit, et qui permet à chaque travailleur
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30 DOSSIER - L'ÉCONOMIE AU RISQUE DU RÉALISME. ENTRETIEN AVEC PIERRE-YVES GOMEZ
d’intégrer le récit qu’il produit sur son travail dans le récit plus large que
se donne sa communauté de travail et, plus largement encore, dans celui
que produit la société sur le travail. C’est ce que j’appelle la condition du
travailleur, condition qui évolue en fonction des représentations symboliques
de la place du travail dans la société. Il faut donc penser à la fois les actions,
les interactions et les systèmes symboliques qui leur donnent du sens et qui
sont confortés par ces actions et interactions. En 1993, ma thèse de doctorat
portait sur le rôle des croyances en économie. J’avais développé, dans la lignée
des approches conventionnalistes de l’époque, un modèle d’analyse intégrant
ces trois dimensions : actions, interactions et croyances collectives. Depuis,
il me semble que l’on peut décrypter tous mes travaux, y compris ceux qui
paraissent les plus pratiques sur la gouvernance des entreprises par exemple,
comme une tentative d’intégrer dans une même démarche analytique les
comportements et les croyances qui les autorisent, et qui sont elles-mêmes
confirmées par les comportements. Finalement, c’est la thèse implicite
de L’Esprit malin du capitalisme et même, un peu plus explicitement, celle
de ma synthèse sur Le Capitalisme dans la collection « Que-sais-je ? »
(Gomez, 2022). Ici je dois reconnaître la dette immense que j’ai à l’égard
de deux auteurs qui ont été particulièrement marquants dans ma maturation
intellectuelle : d’une part, Jean-Louis Le Moigne et sa Théorie du système
général publiée en 1977, que j’avais découvert émerveillé lorsque j’étais encore
étudiant ; et, d’autre part, René Girard, que j’ai lu au début des années 1980
avant de le rencontrer et de le considérer comme mon maître. Le Moigne
a proposé une modélisation systémique des problèmes qui a influencé je
crois toute ma vie intellectuelle, puisqu’elle m’a permis de dépasser à la fois
la dialectique marxiste dans laquelle j’avais été plongé durant mes années
universitaires, mais aussi le relativisme libéral-libertaire issu de Foucault, qui
m’avait beaucoup impressionné comme beaucoup de jeunes de ma génération.
Très inspirée d’Herbert Simon, la modélisation systémique proposée par Le
Moigne permet de penser les contraires en équilibre dynamique, et donc de
saisir la totalité sans la décomposer en parties qui s’ajusteraient comme une
mécanique d’horlogerie. René Girard a une approche du même type, telle que
l’on doit penser en même temps le tout et les parties qui le composent, en
suspendant notre tendance cartésienne à vouloir faire du tout la conséquence
déterministe du comportement des parties. Il ajoute une dimension fortement
symbolique dans ces travaux, dans laquelle j’ai évidemment beaucoup puisé.
Voilà pour les principales influences. Je rajouterai que j’ai un goût, un peu
original dans le monde des économistes, pour la philosophie, la théologie et
surtout la littérature. Je considère que celle-ci est une source d’inspiration
méthodologique formidable, car en tant que chercheurs, nous produisons des
récits, une mise en forme des événements et des relations entre eux, et il y a
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Je confesse tout d’abord que j’ai sans doute été un peu injuste à l’égard de
Hannah Arendt, cette immense philosophe de la modernité, pour les besoins
d’une présentation synthétique en opposition avec Simone Weil. Mais vous
avez raison, c’est que je suis plus à l’aise avec l’approche weilienne du travail.
D’une part parce qu’il me semble que Hannah Arendt a été victime de sa
posture de philosophe surplombant le monde, sur lequel elle porte un regard
intelligent mais désincarné, au sens où elle ne semble pas vivre ou avoir vécu
ce qu’elle décrit. À la différence de Simone Weil dont la radicalité m’émeut
et m’émerveille à la fois car elle est le type même de l’intellectuelle qui veut
avoir une expérience personnelle, donc charnelle, avec ce dont elle prétend
parler. Dans cette école on trouve Péguy, Wittgenstein ou Orwell. C’est une
démarche qui me touche beaucoup au sens où elle touche en moi un idéal de
la connaissance qui se réalise dans des expériences du monde. Il ne s’agit pas
d’opposer des connaissances pratiques à des connaissances théoriques, comme
on le dit de manière trop superficielle, mais des expériences d’engagement
suffisantes pour que la théorisation s’alimente de l’intelligence des situations
et des gestes, et pas seulement de celle qui associe logiquement des idées entre
elles. Il y a une intelligence de l’incarnation et Simone Weil, travaillant en
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Le terme utilité n’est effectivement pas le monopole des utilitaristes. Mais ici,
il faut préciser de quoi on parle. Dans la pensée utilitariste, la jouissance de
l’individu est la mesure de son utilité. Il s’agit d’établir l’utilité pour lui-même
des biens ou des services qu’il achète, des efforts qu’ils réalisent, des contacts
qu’il entretient, etc. Dans ces termes, les deux questions que se pose un
travailleur devant l’objet de son travail seraient reformulées par un utilitariste
de la manière suivante : « à quoi ça me sert ? » ; « pourquoi je sers ? ». Il s’agit
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Dans trois de vos précédents ouvrages, vous vous ingéniez, dans une veine qui rappelle
saint Augustin, à montrer le caractère interne, intime, personnel des contradictions
à la source de nos difficultés économiques et sociales actuelles. Vous écrivez ainsi dans
Intelligence du travail que « nous sommes à la fois de la cité du consommateur
et de celle du travailleur » (Gomez, 2016, p. 180), et que « les consommateurs
s’auto-exploitent au rythme de leur propre ardeur à consommer » (Gomez, 2016,
p. 88). La guerre des deux cités (celle du Travailleur et celle du Consommateur) est
donc déjà et avant tout une guerre intérieure. Même si vous faites une large place
au contexte institutionnel et idéologique et à ses contraintes, et que vous construisez
un modèle complexe, combinant idéologie (la conception néolibérale de la société),
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34 DOSSIER - L'ÉCONOMIE AU RISQUE DU RÉALISME. ENTRETIEN AVEC PIERRE-YVES GOMEZ
Vous avez raison au sujet de saint Augustin, j’aurais dû le citer parmi mes
influences majeures ; je l’ai omis sans doute parce qu’il est devenu trop familier,
trop intime dans ma façon de saisir les choses. Si je lis et relis saint Augustin
c’est aussi parce qu’il a le génie de l’éclairage paradoxal, de la juxtaposition des
contraires dialogiques, en tension solidaire, et qu’il sert par un sens extraordinaire
de la formule. Bien sûr, vous avez reconnu dans mon image des deux cités,
celle du Travailleur et celle du Consommateur, un écho augustinien, même si
la citation s’arrête là car le contenu de ces cités est très différent. Effectivement,
dans ma façon de penser, on ne peut pas séparer la responsabilité individuelle
de la responsabilité collective. Quand je dis qu’on ne peut pas séparer, c’est
toujours dans l’esprit évolutionniste et systémique que nous avons évoqué : il
faut penser les deux responsabilités en même temps, car on ne peut pas faire ni
l’économie, ni la synthèse de l’une par l’autre. Il faut accepter que les situations
dans lesquelles nous nous trouvons dépendent à la fois de nos comportements
personnels, de nos représentations, de nos croyances et donc des choix que
nous opérons en conscience ou non ; et, ces situations dépendent tout autant
des structurations, des emballements collectifs mimétiques, des politiques
communes d’investissements physiques ou symboliques et des irréversibilités
qu’elles produisent sur le corps social dans lequel nous sommes encastrés.
Car chaque société, chaque époque, produit une certaine conception de
l’être humain « normal », c’est-à-dire des comportements et des croyances
socialement admis et souhaitables et auxquels nous nous référons, volens
nolens. Il faut prendre la part de notre responsabilité, et pour cela savoir se
réformer mais aussi reconnaître les déterminations collectives, et lutter
pour transformer les structures, les mentalités inadaptées ou injustes ou les
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C’est donc pour cela que, dans L’Esprit malin du capitalisme (chapitre
13), vous examinez la digitalisation de l’entreprise et, plus largement, celle du
travail, en la considérant comme un phénomène alimenté idéologiquement par
l’esprit individualiste (« narcissique »), le même esprit qui préside au capitalisme
spéculatif caractérisant la réalité socioéconomique contemporaine. Vous
affirmez que la digitalisation du travail détruit la frontière, propre à la société
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Je ne suis pas capable de donner des recettes, en tout cas pas en tant que
chercheur. J’essaie de comprendre comment les choses fonctionnent, de
proposer un récit convaincant pour les mettre en relation et en lumière. Donner
des recettes pour en sortir, ce serait comme si le rédacteur d’un roman policier
expliquait aux personnages de l’enquête comment échapper à l’enquêteur,
c’est-à-dire, finalement, au romancier… Dans mes analyses, il y a en effet
une présentation des logiques en cours qui peuvent donner le sentiment d’un
« destin inéluctable », d’une évolution inexorable des choses à laquelle on ne
peut pas échapper. Or, cela est le propre d’un récit analytique évolutionniste,
et j’ai la faiblesse de penser que plus l’analyse est rigoureusement conduite,
plus le lecteur a le sentiment qu’il n’y a pas d’issues, que les événements et les
contraintes s’enchaînent de manière inéluctable. Mais rien n’est plus éloigné
de ma manière de voir les choses que le déterminisme. Il y a en économie, des
mécanismes qui se mettent en place et s’autoentretiennent et qu’il faut donc
décrire, mais rien n’est écrit d’avance et les mutations de ces mécanismes sont
aussi inévitables que leurs formations, du fait des hasards et, plus souvent, de
l’engagement des acteurs de la société pour les transformer. La digitalisation
a eu un effet clairement structurant sur les comportements, les interactions et
les systèmes de représentations. Elle a participé à un changement de regard sur
l’être humain. Et, comme la financiarisation, elle s’est déployée en produisant
des irréversibilités : sauf catastrophe mondiale, on ne reviendra pas à un monde
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Toujours dans L’Esprit malin du capitalisme (chapitre 15), vous critiquez en effet
le rêve transhumaniste et le dataïsme, popularisé par les best-sellers de Harari, deux
perspectives illusoires inscrivant l’avenir dans l’évolution numérique, vue comme
une évolution universelle, inexorable, fruit d’un déterminisme naturaliste, produit
d’une vision antihumaniste, prônant le dépassement de l’humain. Inspiré de la
science-fiction (de Frankenstein à Matrix), ce mythe technocratique réduit l’esprit
à l’algorithme, ainsi que l’intelligence à la puissance de calcul, en alimentant ce
que Günther Anders, dans L’Obsolescence de l’homme (Anders 2022 [1956]),
définissait comme la « honte prométhéenne », le sentiment de faiblesse vis-à-vis
des limites (souffrance, douleur, finitude…) de la condition humaine comparée à
la puissance de la machine. Ainsi, au lieu de s’interroger sur les contradictions et
les limites du capitalisme contemporain, l’être humain est aujourd’hui « invité à
douter de lui-même », de sa capacité à comprendre le monde qui l’attend, l’aube
d’une nouvelle ère, annoncée par le crépuscule de l’homme ouvrant au triomphe de
la machine. En vous opposant à cette perspective antihumaniste, vous convoquez,
à nouveau, Simone Weil pour critiquer la réification de l’humain promue par
cette alliance intellectuelle entre « l’esprit malin du capitalisme » et le récit
transhumaniste. Y-aurait-il donc un « nouvel humanisme » à développer pour
(re)penser l’irréductibilité de l’humain à la machine, l’existence à la performance,
l’intelligence au calcul, en vue d’une critique, lucide et réaliste, du régime capitaliste
modelant nos sociétés ?
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C’est dans la même veine que, dans votre ouvrage récent sur Le Capitalisme (Gomez,
2022), vous questionnez l’origine et les fondements philosophiques, anthropologiques
de l’économie moderne. Dans le sillage d’économistes comme François Perroux
(1961) vous déconstruisez le paradigme de l’homo œconomicus et donc celui
d’économie considérée comme une « science naturelle », régie analogiquement par les
mêmes lois décrivant l’univers physique. Dans cette optique, le monde économique
se présente comme objectivement indépendant de toute intelligence politique, hors
du contrôle des particules élémentaires individuelles. Épistémologiquement limitée,
cette conception de l’économie ne tient cependant pas compte des autres mobiles
qui meuvent le comportement de l’homme : de l’affection à la gratuité, du don
à l’estime sociale… Pour anticiper les structures socioéconomiques qui, comme
vous le suggérez, succèderont au capitalisme spéculatif, comment peut-on, selon les
termes de François Perroux, restituer à l’économie son « intention scientifique »,
promouvant un savoir social et économique à la mesure de la pluralité des
motivations caractérisant l’action de l’homme dans le monde ? Comment esquisser
un autre « récit », plus réaliste, concret (et moins abstrait, désincarné), capable de
nous introduire à la complexité irréductible gouvernant la vie économique des êtres
humains ?
Tout autre récit socio-économique que le nôtre passe par une autre
anthropologie. Il faut donc faire le choix préalable de décaler notre regard
c’est-à-dire de sortir de la culture fondée sur l’homo œconomicus et son
avatar, l’homo œconomicus narcissistic, le microcapitaliste. Cela ne va pas de
soi, car si une chose est de considérer au plan moral et intellectuel que le
réductionnisme anthropologique de l’homo œconomicus est trop pauvre pour
fonder des représentations subtiles du monde, c’est tout à fait autre chose au
plan politique que d’échapper à l’anthropologie normative, tant elle imprègne
nos mentalités et notre éducation occidentales depuis plus de deux siècles.
C’est ainsi que l’on voit des penseurs s’afficher radicalement critiques, mais
qui n’arrivent pas à fonder des alternatives analytiques sérieuses, précisément
parce qu’ils continuent d’utiliser implicitement la matrice de l’homo œconomicus
version narcissique : je pense ici à certains écologistes libertaires. Il faut
donc prendre ce sujet avec beaucoup de modestie et de prudence quant à
nos propres croyances implicites. Quoiqu’il en soit, il n’est pas possible de
déconstruire l’économie dans sa prétention à dire le vrai, si on ne déconstruit
pas dans le même mouvement l’anthropologie qui lui donne son assise. On
est alors amené à intégrer dans les représentations de l’homme producteur et
consommateur la place du don, la dimension communautaire de ses activités,
la part de mimétisme dans ses représentations ou encore le poids des croyances
ou des intuitions spirituelles dans ses comportements. Dimensions étrangères
à l’homo œconomicus et qui sont pourtant celles de la vie courante. Je ne sais pas
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