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L’économie au risque du réalisme.

Entretien avec Pierre-


Yves Gomez
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Pierre-Yves Gomez, Entretien réalisé par Emmanuel d’Hombres, Riccardo Rezzesi
Dans Revue CONFLUENCE : Sciences & Humanités 2023/1 (N° 3), pages 27 à 41
Éditions Unité de Recherche CONFLUENCE : Sciences et Humanités [EA 1598] -
UCLy
ISSN 2826-4029
DOI 10.3917/confl.003.0027

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-confluence-2023-1-page-27.htm

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R E V U E C O N F L U E N C E S C I E N C E SPIERRE-YVES
& H U M A N IGOMEZ,
T É S - NEMMANUEL
° 3 - AV R I LD'HOMBRES,
2 0 2 3 - P AGRICCARDO
E S 2 7 / 4 1 REZZESI 27

L’économie au risque du réalisme.


Entretien avec Pierre-Yves Gomez
Pierre-Yves GOMEZ Emmanuel d’HOMBRES
EM Lyon Business School UR CONFLUENCE : Sciences et
Lyon, France Humanités [EA 1598]
UCLy, Lyon, France

Riccardo REZZESI
UCLy, Lyon, France

Résumé
Alors que l’économie tient une place centrale dans nos représentations du
« vivre ensemble », comment comprendre l’invisibilisation inexorable du travail
réel, pourtant au cœur de l’économie matérielle ? Articulant un humanisme
« réaliste » avec une rare rigueur analytique et un sens aigu de la narration,
Pierre-Yves Gomez, économiste en quête d’interdisciplinarité et grand spécialiste
du travail et de l’entreprise, nous aide dans cet entretien à décrypter les récits
anthropologiques qui circulent aujourd’hui sur l’économie (de l’utilitarisme
néolibéral au transhumanisme). Il nous livre quelques-uns des points d’ancrages
de sa vaste réflexion économique : 1) son approche « évolutionniste » dans l’analyse
historique des faits socioéconomiques ; 2) les sources et modèles qui ont contribué
à la formation de son regard interdisciplinaire ; 3) un sens de la complexité
du monde capable d’embrasser les interactions entre croyances, culture(s) et
infrastructures économiques ; 4) le souci, enfin, de promouvoir une nouveau
regard sur l’économie à partir de l’apport d’autres démarches intellectuelles : de la
philosophie à la littérature. Un beau programme pour une belle rencontre.

Discipline : ÉCONOMIE, SCIENCES DE GESTION, PHILOSOPHIE


Mots-clés : SENS DU TRAVAIL, TRAVAIL INVISIBLE, TRAVAIL RÉEL, CAPITALISME
SPÉCULATIF, ÉCONOMIE FINANCIARISÉE, NOUVEL HUMANISME

N° 3 AVRIL 2023 - ENTRE AGIR ET PÂTIR


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28 DOSSIER - L'ÉCONOMIE AU RISQUE DU RÉALISME. ENTRETIEN AVEC PIERRE-YVES GOMEZ

E
mmanuel d’Hombres et Riccardo Rezzesi : Dans Le Travail
invisible (2013) comme dans L’Esprit malin du capitalisme
(2019), vous accordez une importance fondamentale à un évènement
qui peut paraître assez périphérique et secondaire au premier abord :
la loi ERISA (Employee Retirement Income Security Act) du 2
septembre 1974, qui transforme les caisses de retraites des entreprises américaines
en organismes financiers autonomes et les oblige à diversifier leurs placements.
La conséquence directe comme vous l’écrivez, c’est « qu’à partir du milieu des
années 1970, une part énorme de l’épargne des ménages a été placée sur le marché
boursier » (Gomez, 2019, p. 18). Cet événement fit ensuite boule de neige dans bien
d’autres pays, et pourtant il passa inaperçu aux yeux de nombre d’observateurs.
Comment expliquez-vous cette cécité des analystes ? Il nous semble par ailleurs que
cette approche, disons contingentiste, de l’histoire de l’invisibilisation du travail,
contraste dans votre récit avec une approche nettement plus structuraliste de cette
histoire. Voyez-vous là une dualité problématique dans vos méthodes d’approche ?

Pierre-Yves Gomez : Je dirais que mon approche n’est ni strictement


structuraliste ni strictement contingentiste, mais plutôt évolutionniste. Ce qui
m’intéresse, c’est de saisir les mouvements dans leur dynamique historique
endogène, ce qui implique une part de contingence, mais aussi de comprendre
les irréversibilités qu’ils génèrent du fait que la contingence se heurte à des
contraintes formelles et produit des routines structurantes. Je n’opposerais
donc pas les approches contingentiste et structuraliste, puisqu’elles sont
conjuguées dans une approche évolutionniste. Ainsi, la financiarisation de
l’économie peut être saisie dans sa dynamique historique, à la fois selon des
moments contingents, comme la promulgation de la loi ERISA en 1974, tout
en comprenant comment ces moments s’intègrent dans des irréversibilités
structurantes, comme le fait de relier la rente de millions de retraités à la
valorisation du capital des entreprises cotées. Cette approche évolutionniste
permet de suspendre le plus possible le jugement critique dans le récit que l’on
fait d’une séquence historique. Je veux dire par là qu’il me semble naïf d’imaginer
qu’un chercheur est totalement imperméable au jugement a priori sur les
objets qu’il observe, ne serait-ce que dans le choix de ses sujets de recherche
ou des objets étudiés. Mais l’approche évolutionniste, parce qu’elle décrit des
processus, des événements clés et des interactions structurantes, neutralise
jusqu’à un certain point le jugement au profit du récit des enchaînements
des causes et des effets. Néanmoins, pour construire un tel récit, il faut partir
d’un point conventionnel, puisque le flot des enchaînements ne commence
évidemment pas à un point particulier. Dans mes ouvrages, j’ai toujours
pris soin de souligner le caractère purement conventionnel de mon point de
départ, en l’occurrence pour les deux livres que vous citez, la promulgation de

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PIERRE-YVES GOMEZ, EMMANUEL D'HOMBRES, RICCARDO REZZESI 29

la loi ERISA. Bien entendu, ce n’est pas cette loi qui détermine la suite du
récit, mais elle permet d’inscrire un événement initial sur la page blanche de
l’analyste. Il y a donc une certaine relativité dans la conduite d’un récit selon
cette approche évolutionniste. On pourrait effectivement choisir un autre
point de départ conventionnel, l’essentiel étant que l’enchaînement des faits
soit décrit de manière proche et convaincante. Au fond, on pourrait comparer
des analyses économiques selon l’importance plus ou moins déterminante
que l’on donne à ce point de départ. Pourquoi un événement comme la loi
ERISA est-il passé relativement inaperçu ? C’est effectivement une question
que je me suis souvent posée. Parmi les éléments de réponse, je dirais que
les économistes sont souvent focalisés sur les grandes décisions macro-
économiques : par exemple, ils s’intéressent à la fin des accords de Bretton-
Woods entre 1971 et 1973. Ils ont tendance à négliger, parfois par manque de
culture en ce domaine, les dimensions entrepreneuriales et organisationnelles
de l’économie, et les décisions qui jouent moins sur les grandes questions
de politique économique que sur l’activité et la transformation de l’appareil
productif concret. Le postulat fondamental de mes travaux depuis trente ans
est que c’est l’activité de l’entreprise qui produit la société matérielle et donc,
c’est elle qu’il faut regarder. Cela peut expliquer pourquoi je choisis comme
point de départ de l’analyse la loi ERISA, qui touche de manière inattendue
mais radicale le financement des entreprises et donc leur autonomie de décision
puis, par effets de propagation, l’orientation de tout l’appareil productif.

Vous faites une distinction récurrente dans Intelligence du travail (Gomez, 2016)
entre les conditions de travail, c’est-à-dire les modalités matérielles de réalisation
du travail, et la condition du travailleur, qui renvoie plus fondamentalement pour
vous à la question du sens ou de l’intelligence du travail qu’une communauté
permet structurellement ou non de donner au travailleur réalisant ce travail.
Il nous semble qu’il s’agit d’une distinction essentielle pour comprendre en quoi
votre récit ne s’inscrit pas dans le sillage d’une sociologie, d’une ergologie ou
d’une psychologie du travail, pas plus que dans celui d’une histoire des idées et des
institutions économiques. Pourriez-vous nous en dire davantage à ce sujet et nous
préciser quels ont été vos modèles méthodologiques pour élaborer un tel récit ?

Ici encore, il s’agit de penser deux choses à la fois, non plus la contingence et
la structure, mais le matériel et le symbolique. On peut observer effectivement
le travail selon ce qu’il produit, selon la manière dont il est organisé ou encore
selon les efforts et les objectifs des travailleurs. Mais on doit aussi comprendre
dans quel contexte symbolique il se situe, c’est-à-dire ce qui lui donne sens,
la sémantique dans laquelle il s’inscrit, et qui permet à chaque travailleur

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30 DOSSIER - L'ÉCONOMIE AU RISQUE DU RÉALISME. ENTRETIEN AVEC PIERRE-YVES GOMEZ

d’intégrer le récit qu’il produit sur son travail dans le récit plus large que
se donne sa communauté de travail et, plus largement encore, dans celui
que produit la société sur le travail. C’est ce que j’appelle la condition du
travailleur, condition qui évolue en fonction des représentations symboliques
de la place du travail dans la société. Il faut donc penser à la fois les actions,
les interactions et les systèmes symboliques qui leur donnent du sens et qui
sont confortés par ces actions et interactions. En 1993, ma thèse de doctorat
portait sur le rôle des croyances en économie. J’avais développé, dans la lignée
des approches conventionnalistes de l’époque, un modèle d’analyse intégrant
ces trois dimensions : actions, interactions et croyances collectives. Depuis,
il me semble que l’on peut décrypter tous mes travaux, y compris ceux qui
paraissent les plus pratiques sur la gouvernance des entreprises par exemple,
comme une tentative d’intégrer dans une même démarche analytique les
comportements et les croyances qui les autorisent, et qui sont elles-mêmes
confirmées par les comportements. Finalement, c’est la thèse implicite
de L’Esprit malin du capitalisme et même, un peu plus explicitement, celle
de ma synthèse sur Le Capitalisme dans la collection « Que-sais-je ? »
(Gomez, 2022). Ici je dois reconnaître la dette immense que j’ai à l’égard
de deux auteurs qui ont été particulièrement marquants dans ma maturation
intellectuelle : d’une part, Jean-Louis Le Moigne et sa Théorie du système
général publiée en 1977, que j’avais découvert émerveillé lorsque j’étais encore
étudiant ; et, d’autre part, René Girard, que j’ai lu au début des années 1980
avant de le rencontrer et de le considérer comme mon maître. Le Moigne
a proposé une modélisation systémique des problèmes qui a influencé je
crois toute ma vie intellectuelle, puisqu’elle m’a permis de dépasser à la fois
la dialectique marxiste dans laquelle j’avais été plongé durant mes années
universitaires, mais aussi le relativisme libéral-libertaire issu de Foucault, qui
m’avait beaucoup impressionné comme beaucoup de jeunes de ma génération.
Très inspirée d’Herbert Simon, la modélisation systémique proposée par Le
Moigne permet de penser les contraires en équilibre dynamique, et donc de
saisir la totalité sans la décomposer en parties qui s’ajusteraient comme une
mécanique d’horlogerie. René Girard a une approche du même type, telle que
l’on doit penser en même temps le tout et les parties qui le composent, en
suspendant notre tendance cartésienne à vouloir faire du tout la conséquence
déterministe du comportement des parties. Il ajoute une dimension fortement
symbolique dans ces travaux, dans laquelle j’ai évidemment beaucoup puisé.
Voilà pour les principales influences. Je rajouterai que j’ai un goût, un peu
original dans le monde des économistes, pour la philosophie, la théologie et
surtout la littérature. Je considère que celle-ci est une source d’inspiration
méthodologique formidable, car en tant que chercheurs, nous produisons des
récits, une mise en forme des événements et des relations entre eux, et il y a

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PIERRE-YVES GOMEZ, EMMANUEL D'HOMBRES, RICCARDO REZZESI 31

beaucoup d’inspiration à trouver dans les différents registres que la littérature


a mis au point, depuis le roman policier, que je propose à mes doctorants
comme l’archétype d’une thèse, jusqu’aux textes humoristiques qui décalent
les représentations apparentes selon des grilles interprétatives sous-jacentes
souvent très sophistiquées.

Dans Le Travail invisible (Gomez, 2013) vous consacrez le douzième chapitre


à la conception du travail chez Simone Weil et chez Hannah Arendt, ces deux
grandes philosophes de la modernité. Il nous semble pourtant que vous êtes beaucoup
plus proche de la première que de la seconde sur ce point fondamental. Quoi que
vous disiez d’éminemment positif sur Arendt, sa distinction entre œuvre et travail
(Arendt, 2002 [1958]) et sa dévalorisation subséquente du travail comme pur
moyen fonctionnel nécessaire pour assurer l’existence matérielle des hommes se
combine mal, nous semble-t-il, avec vos propres analyses, moins dualistes, qui
consonnent bien davantage avec l’approche foncièrement unitariste de Simone
Weil, laquelle récuse en effet toute opposition entre nécessité et liberté, pénibilité
et joie dans le travail (Weil, 2002 [1951]). Vous rapprochez du reste l’idéologie
du temps libre et de la libération du travail propre à la modernité libérale, que
vous critiquez, d’une certaine vulgate arendtienne. Nous confirmez-vous qu’une
intuition weilienne plutôt qu’arendtienne concernant la nature fondamentale du
travail et sa place dans la vie humaine parcourt votre œuvre ?

Je confesse tout d’abord que j’ai sans doute été un peu injuste à l’égard de
Hannah Arendt, cette immense philosophe de la modernité, pour les besoins
d’une présentation synthétique en opposition avec Simone Weil. Mais vous
avez raison, c’est que je suis plus à l’aise avec l’approche weilienne du travail.
D’une part parce qu’il me semble que Hannah Arendt a été victime de sa
posture de philosophe surplombant le monde, sur lequel elle porte un regard
intelligent mais désincarné, au sens où elle ne semble pas vivre ou avoir vécu
ce qu’elle décrit. À la différence de Simone Weil dont la radicalité m’émeut
et m’émerveille à la fois car elle est le type même de l’intellectuelle qui veut
avoir une expérience personnelle, donc charnelle, avec ce dont elle prétend
parler. Dans cette école on trouve Péguy, Wittgenstein ou Orwell. C’est une
démarche qui me touche beaucoup au sens où elle touche en moi un idéal de
la connaissance qui se réalise dans des expériences du monde. Il ne s’agit pas
d’opposer des connaissances pratiques à des connaissances théoriques, comme
on le dit de manière trop superficielle, mais des expériences d’engagement
suffisantes pour que la théorisation s’alimente de l’intelligence des situations
et des gestes, et pas seulement de celle qui associe logiquement des idées entre
elles. Il y a une intelligence de l’incarnation et Simone Weil, travaillant en

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32 DOSSIER - L'ÉCONOMIE AU RISQUE DU RÉALISME. ENTRETIEN AVEC PIERRE-YVES GOMEZ

usine pour comprendre ce que signifie physiquement sa propre aliénation, le


manifeste éminemment. Voilà ce qui me paraissait opposer Hannah Arendt
et Simone Weil. Leurs représentations politiques de la lutte sociale en sont
tributaires. Pour Arendt, l’idéal à atteindre est, comme chez Marx, une société
magnifiée de l’activité choisie, maîtrisée, décidée par l’individu qui peut devenir
ainsi créateur permanent de ses œuvres. Il faut donc lutter contre le travail et les
organisations de production qui divisent et déterminent le travail. Chez Simone
Weil, au contraire, on n’échappe pas au travail divisé parce qu’on n’échappe pas
au collectif, à la construction de la société par l’activité conjuguée. Il ne s’agit
donc pas de rêver d’une société d’artistes individualistes, mais de transformer
les organisations productives pour redonner aux personnes qui travaillent la
capacité de conserver et même d’accroître leur dignité, du fait qu’elles agissent
ensemble. C’est aussi cette manière de penser la transformation politique à
partir du collectif et non de l’individuel qui m’intéresse chez Simone Weil.
Et je partage effectivement avec elle ce souci de considérer le travail comme
central dans la construction de nos sociétés et, en même temps, de nos libertés
personnelles. Parce que le travail nous incorpore dans le social, nous oblige à
mesurer l’effort auquel nous consentons et donc à lui donner du sens, un sens
que l’on trouve aussi dans les luttes pour s’affranchir d’une inutile pénibilité.

Vous aimez mêler la question du sens du travail au vocabulaire de l’utilité, à


l’exemple de Simone Weil qui définit le travail humain comme le travail utile.
Au point même chez vous de poser la question du sens dans des termes volontiers
prosaïques, sous la forme de deux questions simples : « À quoi ça sert ? » ; « À quoi
je sers ? ». À vous lire, tout se passe comme si l’utilitarisme n’avait pas le monopole
de sa propre terminologie et qu’il fallait désarraisonner ces termes d’utilité, de
service, de mission, de la rationalité utilitariste pour les rapatrier du côté d’une
problématique du sens. Mais n’y-a-t-il pas un risque symétrique pour le lecteur
à interpréter et à réduire alors le sens du travail à une question utilitaire, sauf à
insister de la même manière sur la dimension alter de cette utilité (une utilité pour
un autre que soi) ? Ne serait-il pas plus judicieux, pour éviter toute ambiguïté,
d’employer un vocabulaire tiers, qui ne prête pas à cette confusion ?

Le terme utilité n’est effectivement pas le monopole des utilitaristes. Mais ici,
il faut préciser de quoi on parle. Dans la pensée utilitariste, la jouissance de
l’individu est la mesure de son utilité. Il s’agit d’établir l’utilité pour lui-même
des biens ou des services qu’il achète, des efforts qu’ils réalisent, des contacts
qu’il entretient, etc. Dans ces termes, les deux questions que se pose un
travailleur devant l’objet de son travail seraient reformulées par un utilitariste
de la manière suivante : « à quoi ça me sert ? » ; « pourquoi je sers ? ». Il s’agit

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PIERRE-YVES GOMEZ, EMMANUEL D'HOMBRES, RICCARDO REZZESI 33

d’une conception étriquée et erronée de l’utilité, parce qu’elle passe à côté du


fait que la valorisation de ce qui est utile pour soi est aussi de nature sociale.
Comme Axel Honneth l’a établi dans la tradition d’Hegel (Honneth, 2000
[1992]) l’estime de soi passe par la reconnaissance par les autres. Or, cette
reconnaissance interroge en quoi ce que nous fabriquons s’inscrit dans des
interactions sociales qui tissent une grammaire de l’utilité. Si nous cherchons
à être utiles par notre travail, ce n’est pas simplement du fait d’un altruisme
abstrait, c’est parce que le regard de l’autre rend signifiant celui que je porte
sur moi-même. Être utile, c’est donc être dans une relation reconnue, et qui
se manifeste par la satisfaction que l’on procure et que l’on obtient en retour.
On voit donc que la logique de l’utilité est bien plus subtile qu’un calcul trivial
de ce que cela rapporte à un individu isolé dans sa démarche solipsiste. C’est
bien pour cela que je tiens à utiliser le terme utilité, qu’il faut précisément
valoriser dans sa dimension sociale et politique pour ne pas l’abandonner à une
idéologie restrictive. J’ajouterais que mon expérience de terrain m’y a invité
car j’ai été frappé de constater combien dans les entreprises, où l’on ne cesse
d’encourager et parfois de sublimer la recherche de l’intérêt personnel, de la
compétence ou des trajectoires individuelles des « meilleurs », on se heurte au
mur du sens et finalement de l’utilité des activités. C’est ce que Graeber avait
dénoncé dans les fameux bullshit jobs (2019), et c’est aussi ce qu’on a vu pendant
la Covid-19, lorsque les activités directement utiles comme celles du soin, de
la sécurité ou du nettoyage ont brutalement démonétisé des activités naguère
prestigieuses mais dont l’intérêt social est devenu moins évident. Et il est
apparu plus profondément qu’on ne l’imagine chez ceux qui ont éprouvé une
espèce de honte à les exercer. J’interprète les difficultés pour certains cadres à
revenir à leurs pratiques « d’avant » comme l’effet de cette blessure dont on n’a
pas encore bien exploré le découragement moral qu’elle peut produire. C’est
pourquoi il importe de se ressaisir de ce terme politiquement si important
d’utilité du travail.

Dans trois de vos précédents ouvrages, vous vous ingéniez, dans une veine qui rappelle
saint Augustin, à montrer le caractère interne, intime, personnel des contradictions
à la source de nos difficultés économiques et sociales actuelles. Vous écrivez ainsi dans
Intelligence du travail que « nous sommes à la fois de la cité du consommateur
et de celle du travailleur » (Gomez, 2016, p. 180), et que « les consommateurs
s’auto-exploitent au rythme de leur propre ardeur à consommer » (Gomez, 2016,
p. 88). La guerre des deux cités (celle du Travailleur et celle du Consommateur) est
donc déjà et avant tout une guerre intérieure. Même si vous faites une large place
au contexte institutionnel et idéologique et à ses contraintes, et que vous construisez
un modèle complexe, combinant idéologie (la conception néolibérale de la société),

N° 3 AVRIL 2023 - ENTRE AGIR ET PÂTIR


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34 DOSSIER - L'ÉCONOMIE AU RISQUE DU RÉALISME. ENTRETIEN AVEC PIERRE-YVES GOMEZ

critique sociale (la critique postmoderne) et croyance cultuelle (la technolâtrie),


on a le sentiment, à vous lire, que la lutte à opérer est déjà toute intérieure et
personnelle ; que la solution, s’il en est une, ne viendra pas du dehors, mais d’une
sorte de conversion de chacun de nous. Dans Le Travail invisible, vous aviez déjà
cette image de l’écureuil qui tourne indéfiniment dans la roue de sa cage pour
attraper une noisette jusqu’à épuisement, et qui vous servait de métaphore pour
vous figurer l’économie financiarisée actuelle. Et vous évoquiez « l’esprit de rente »
comme un trait de psychologie qui s’étend bien bien-au-delà des seuls rentiers au sens
économique ; un trait généralisable à l’ensemble des travailleurs de nos sociétés, qui
participent pour leur propre malheur, par leur comportement de consommateurs-
rentiers, à l’invisibilisation de leur travail. À insérer aussi fortement que vous le
faites la contradiction au sein de chacun d’entre nous, à nous « antinomiser », ne
risque-t-on pas cependant de diluer les responsabilités, de ne plus être en mesure
de distinguer victimes et responsables, gagnants et perdants dans ce grand jeu de
l’économie financiarisée ?

Vous avez raison au sujet de saint Augustin, j’aurais dû le citer parmi mes
influences majeures ; je l’ai omis sans doute parce qu’il est devenu trop familier,
trop intime dans ma façon de saisir les choses. Si je lis et relis saint Augustin
c’est aussi parce qu’il a le génie de l’éclairage paradoxal, de la juxtaposition des
contraires dialogiques, en tension solidaire, et qu’il sert par un sens extraordinaire
de la formule. Bien sûr, vous avez reconnu dans mon image des deux cités,
celle du Travailleur et celle du Consommateur, un écho augustinien, même si
la citation s’arrête là car le contenu de ces cités est très différent. Effectivement,
dans ma façon de penser, on ne peut pas séparer la responsabilité individuelle
de la responsabilité collective. Quand je dis qu’on ne peut pas séparer, c’est
toujours dans l’esprit évolutionniste et systémique que nous avons évoqué : il
faut penser les deux responsabilités en même temps, car on ne peut pas faire ni
l’économie, ni la synthèse de l’une par l’autre. Il faut accepter que les situations
dans lesquelles nous nous trouvons dépendent à la fois de nos comportements
personnels, de nos représentations, de nos croyances et donc des choix que
nous opérons en conscience ou non ; et, ces situations dépendent tout autant
des structurations, des emballements collectifs mimétiques, des politiques
communes d’investissements physiques ou symboliques et des irréversibilités
qu’elles produisent sur le corps social dans lequel nous sommes encastrés.
Car chaque société, chaque époque, produit une certaine conception de
l’être humain « normal », c’est-à-dire des comportements et des croyances
socialement admis et souhaitables et auxquels nous nous référons, volens
nolens. Il faut prendre la part de notre responsabilité, et pour cela savoir se
réformer mais aussi reconnaître les déterminations collectives, et lutter
pour transformer les structures, les mentalités inadaptées ou injustes ou les

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PIERRE-YVES GOMEZ, EMMANUEL D'HOMBRES, RICCARDO REZZESI 35

représentations inadéquates de l’être humain. La conversion personnelle n’est


pas suffisante si les conditions de vie, au sens phénoménologique que je donne à
cette expression, empêchent l’action individuelle juste ; inversement, une telle
action inclut l’engagement pour le bien commun, c’est-à-dire pour l’émergence
de conditions favorisant les conditions de vie justes. Effectivement, une telle
approche n’est pas compatible avec l’esprit de polémique devenu très commun
en Occident, qui oppose l’individu à la société, les victimes aux bourreaux,
les opprimés et les oppresseurs, selon des catégories étanches et frontales. La
ligne de partage traverse chaque personne : nous sommes à la fois victimes et
bourreaux, en tout cas victimes et responsables. Seule la prise de conscience de
cette dualité permet de s’en libérer, non pas en la faisant disparaître, car il s’agit
d’une tension constitutive de notre appartenance au monde, mais en l’utilisant
comme un moyen de se dégager de postures inhibitrices et culpabilisantes.
Marcuse a bien montré cela dans l’Homme unidimensionnel (Marcuse, 1968
[1964]) : l’engagement politique efficient passe par l’acceptation de nos
ambiguïtés constitutives. J’avais été convaincu par sa thèse lorsque je l’ai
découverte, comme beaucoup alors, à l’université et, depuis, cela m’a rendu
pénibles les revendications geignardes qui dénoncent les exploités et les
opprimés, et vilipendent les exploiteurs et les oppresseurs selon un schéma
primaire qui ne prend pas en compte la responsabilité souvent subtilement
consentie de chacun dans sa propre exploitation et dans le verrouillage de sa
position dans un système. C’est pourtant essentiel, parce que la transformation
dudit système passe par l’action collective et donc par la prise de conscience de
l’utilité de cette action et de ce que l’on est prêt à abandonner de sa situation
présente pour qu’elle réussisse. Pour revenir plus directement à votre question
sur l’économie financiarisée, il faut admettre que même les personnes qui ont
subi à terme les méfaits de la financiarisation, du fait de l’intensification et de la
précarisation de leur travail, ou de leur addiction à la consommation frivole, en
ont goûté aussi les délices, sous forme de liberté d’organiser leurs activités, de
bénéficier de technologies toujours plus innovantes, d’obtenir des crédits faciles
ou de jouir de l’abondance apparemment inépuisable des marchandises qu’on
leur proposait. Si on n’assume pas cela aussi, dénoncer la seule responsabilité
« du système » relève de l’auto-mystification.

C’est donc pour cela que, dans L’Esprit malin du capitalisme (chapitre
13), vous examinez la digitalisation de l’entreprise et, plus largement, celle du
travail, en la considérant comme un phénomène alimenté idéologiquement par
l’esprit individualiste (« narcissique »), le même esprit qui préside au capitalisme
spéculatif caractérisant la réalité socioéconomique contemporaine. Vous
affirmez que la digitalisation du travail détruit la frontière, propre à la société

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36 DOSSIER - L'ÉCONOMIE AU RISQUE DU RÉALISME. ENTRETIEN AVEC PIERRE-YVES GOMEZ

industrielle, entre l’espace public et l’espace privé, « le temps professionnel et le


temps personnel ». Ou encore, s’accompagnant d’une profonde financiarisation
de l’économie, ce même processus de digitalisation produit une hypertrophie de
la performance (« l’excellence ») individuelle, au détriment de l’aspect collectif,
voire communautaire du travail humain. Comme vous le montrez, l’existence du
travailleur-consommateur est caractérisée par l’omniprésence de l’écran : tant son
temps libre que son temps de travail s’alignent de facto sur la fluidité organisée
par les usages numériques. Accélérée par la crise sanitaire de la Covid-19, la
digitalisation de notre quotidien semble ainsi destinée à transformer, non seulement
notre façon de consommer ou de travailler, mais aussi, plus radicalement, notre
modus vivendi, la présence à soi et la relation aux autres. Tout en développant un
diagnostic des aspects négatifs liés à la digitalisation du travail, vous ne fournissez
pas des « voies de sortie » et encore moins des « recettes » pour ré-orienter et
humaniser ce phénomène. On se trouve donc confrontés, d’après vos réflexions, à
un processus socioéconomique structurellement déshumanisant ? Ou bien, le (re)
considérant comme un instrument, un outil, et non comme une menace ou un
« destin inéluctable », pourrait-on envisager la possibilité de le placer sous l’égide
d’une intelligence politique, capable de subordonner les « promesses du digital » au
bien-être du travailleur et aux valeurs communautaires de l’entreprise ?

Je ne suis pas capable de donner des recettes, en tout cas pas en tant que
chercheur. J’essaie de comprendre comment les choses fonctionnent, de
proposer un récit convaincant pour les mettre en relation et en lumière. Donner
des recettes pour en sortir, ce serait comme si le rédacteur d’un roman policier
expliquait aux personnages de l’enquête comment échapper à l’enquêteur,
c’est-à-dire, finalement, au romancier… Dans mes analyses, il y a en effet
une présentation des logiques en cours qui peuvent donner le sentiment d’un
« destin inéluctable », d’une évolution inexorable des choses à laquelle on ne
peut pas échapper. Or, cela est le propre d’un récit analytique évolutionniste,
et j’ai la faiblesse de penser que plus l’analyse est rigoureusement conduite,
plus le lecteur a le sentiment qu’il n’y a pas d’issues, que les événements et les
contraintes s’enchaînent de manière inéluctable. Mais rien n’est plus éloigné
de ma manière de voir les choses que le déterminisme. Il y a en économie, des
mécanismes qui se mettent en place et s’autoentretiennent et qu’il faut donc
décrire, mais rien n’est écrit d’avance et les mutations de ces mécanismes sont
aussi inévitables que leurs formations, du fait des hasards et, plus souvent, de
l’engagement des acteurs de la société pour les transformer. La digitalisation
a eu un effet clairement structurant sur les comportements, les interactions et
les systèmes de représentations. Elle a participé à un changement de regard sur
l’être humain. Et, comme la financiarisation, elle s’est déployée en produisant
des irréversibilités : sauf catastrophe mondiale, on ne reviendra pas à un monde

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PIERRE-YVES GOMEZ, EMMANUEL D'HOMBRES, RICCARDO REZZESI 37

d’avant l’ordinateur ou l’Internet ; les réseaux digitaux font désormais partie


de notre art de vivre, comme les réseaux routiers ou ferrés. La lucidité invite
à examiner les apports positifs de ces réseaux comme leurs effets polluants et
destructeurs. La société de demain aura digéré le numérique, elle s’en sera
donc nourrie et il l’aura contaminée.

Toujours dans L’Esprit malin du capitalisme (chapitre 15), vous critiquez en effet
le rêve transhumaniste et le dataïsme, popularisé par les best-sellers de Harari, deux
perspectives illusoires inscrivant l’avenir dans l’évolution numérique, vue comme
une évolution universelle, inexorable, fruit d’un déterminisme naturaliste, produit
d’une vision antihumaniste, prônant le dépassement de l’humain. Inspiré de la
science-fiction (de Frankenstein à Matrix), ce mythe technocratique réduit l’esprit
à l’algorithme, ainsi que l’intelligence à la puissance de calcul, en alimentant ce
que Günther Anders, dans L’Obsolescence de l’homme (Anders 2022 [1956]),
définissait comme la « honte prométhéenne », le sentiment de faiblesse vis-à-vis
des limites (souffrance, douleur, finitude…) de la condition humaine comparée à
la puissance de la machine. Ainsi, au lieu de s’interroger sur les contradictions et
les limites du capitalisme contemporain, l’être humain est aujourd’hui « invité à
douter de lui-même », de sa capacité à comprendre le monde qui l’attend, l’aube
d’une nouvelle ère, annoncée par le crépuscule de l’homme ouvrant au triomphe de
la machine. En vous opposant à cette perspective antihumaniste, vous convoquez,
à nouveau, Simone Weil pour critiquer la réification de l’humain promue par
cette alliance intellectuelle entre « l’esprit malin du capitalisme » et le récit
transhumaniste. Y-aurait-il donc un « nouvel humanisme » à développer pour
(re)penser l’irréductibilité de l’humain à la machine, l’existence à la performance,
l’intelligence au calcul, en vue d’une critique, lucide et réaliste, du régime capitaliste
modelant nos sociétés ?

Pour bien comprendre ce point du raisonnement, il faut revenir à la méthode


systémique dans laquelle je m’inscris : toute société définit l’être humain idéal
supposé l’habiter qui en retour assure le fonctionnement de cette société.
Je m’explique : chaque époque, chaque civilisation, chaque culture donne
un certain contenu à la notion « d’être humain », ce qu’on peut appeler une
anthropologie. D’une certaine façon, il n’y a des civilisations et des cultures
repérables que dans la mesure où des anthropologies particulières leur sont
associées, anthropologies qui inspirent les mœurs et les comportements normés.
La diversité des anthropologies dans l’histoire et dans l’espace ne permet pas de
conclure qu’il n’y a pas de « nature humaine », c’est-à-dire de point commun à
toutes ces anthropologies, comme le voudrait un relativisme primaire. En fait,
je n’entre pas dans le débat sur l’existence et le contenu d’une telle nature, je me

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38 DOSSIER - L'ÉCONOMIE AU RISQUE DU RÉALISME. ENTRETIEN AVEC PIERRE-YVES GOMEZ

contente de constater la diversité de ces expressions dans l’espace et le temps.


L’humanisme classique, qui était encore celui des Lumières, en constituait
une : elle intégrait l’être humain dans une commune humanité qui médiatisait
le rapport au monde de chacun dans le destin commun de « l’humanité ».
Depuis trois siècles, la société moderne a produit, à son tour, une manière
de penser l’être humain compatible avec les structures et les mécanismes du
système capitaliste, un être humain qu’on a résumé dans la notion d’homo
œconomicus : il est vu comme une particule élémentaire rationnelle, calculatrice,
informée et autonome dont les interactions avec d’autres particules forment
des groupes et, finalement, une société. Bien entendu, il s’agit d’un archétype
réducteur puisque les comportements humains sont multiples et motivés de
manière infiniment plus complexe que ce qui anime un homo œconomicus ;
mais c’est un archétype normatif, parce que plus les comportements des
humains réels imitent les comportements attendus de l’homo œconomicus idéal,
plus le système capitaliste s’affirme. La structure sociale et l’anthropologie
de référence se co-déterminent. L’évolution du système capitaliste a produit
à son tour des variantes de l’homo œconomicus. Je montre, en m’appuyant sur
les travaux décisifs de Christopher Lasch (2000 [1979]) ou d’Alain Ehrenberg
(1991 ; 1998), que le capitalisme spéculatif qui émerge dans les années 1980 a
exacerbé chez l’homo œconomicus, le comportement narcissique caractérisé par
un besoin de consommation inextinguible centrée sur le confort et le plaisir
individuel. Michel Houellebecq évoque cela de manière frappante, d’où le succès
de ses romans. Le déploiement d’une société fondée sur l’individu narcissique
promet que chacun bénéficiera de ressources illimitées que l’économie doit
produire et contrôler. Pour servir cet optimisme, interviennent les prouesses
technologiques promises par le capitalisme spéculatif et ses startups. À la
limite, les promesses offrent de modifier l’humain lui-même au bénéfice
d’un narcissisme radical : plus de maladies, plus de besoins, plus de mort, le
transhumanisme « augmente » l’humain pour un post-humain non seulement
servi mais métamorphosé par la technologie. La singularité narcissique
extrême contredit l’esprit de communauté de l’humanisme classique et elle
s’interprète, de ce point de vue, comme un anti-humanisme. Elle débouche sur
une mise en doute radicale de l’humanité qui est devenue une caractéristique
de la société occidentale contemporaine : Narcisse solitaire et déstructuré ne se
mire plus que dans le miroir de la technologie. En réponse à votre question, je
dirais qu’il ne s’agit pas de revenir à l’humanisme classique, mais de repenser un
humanisme, c’est à dire une anthropologie de l’humain socialisé par l’humain,
et non par la médiation technologique. Ce nouvel humanisme devra s’inscrire
inévitablement dans les structures socioéconomiques qui succéderont à celles
du capitalisme financiarisé et spéculatif.

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PIERRE-YVES GOMEZ, EMMANUEL D'HOMBRES, RICCARDO REZZESI 39

C’est dans la même veine que, dans votre ouvrage récent sur Le Capitalisme (Gomez,
2022), vous questionnez l’origine et les fondements philosophiques, anthropologiques
de l’économie moderne. Dans le sillage d’économistes comme François Perroux
(1961) vous déconstruisez le paradigme de l’homo œconomicus et donc celui
d’économie considérée comme une « science naturelle », régie analogiquement par les
mêmes lois décrivant l’univers physique. Dans cette optique, le monde économique
se présente comme objectivement indépendant de toute intelligence politique, hors
du contrôle des particules élémentaires individuelles. Épistémologiquement limitée,
cette conception de l’économie ne tient cependant pas compte des autres mobiles
qui meuvent le comportement de l’homme : de l’affection à la gratuité, du don
à l’estime sociale… Pour anticiper les structures socioéconomiques qui, comme
vous le suggérez, succèderont au capitalisme spéculatif, comment peut-on, selon les
termes de François Perroux, restituer à l’économie son « intention scientifique »,
promouvant un savoir social et économique à la mesure de la pluralité des
motivations caractérisant l’action de l’homme dans le monde ? Comment esquisser
un autre « récit », plus réaliste, concret (et moins abstrait, désincarné), capable de
nous introduire à la complexité irréductible gouvernant la vie économique des êtres
humains ?

Tout autre récit socio-économique que le nôtre passe par une autre
anthropologie. Il faut donc faire le choix préalable de décaler notre regard
c’est-à-dire de sortir de la culture fondée sur l’homo œconomicus et son
avatar, l’homo œconomicus narcissistic, le microcapitaliste. Cela ne va pas de
soi, car si une chose est de considérer au plan moral et intellectuel que le
réductionnisme anthropologique de l’homo œconomicus est trop pauvre pour
fonder des représentations subtiles du monde, c’est tout à fait autre chose au
plan politique que d’échapper à l’anthropologie normative, tant elle imprègne
nos mentalités et notre éducation occidentales depuis plus de deux siècles.
C’est ainsi que l’on voit des penseurs s’afficher radicalement critiques, mais
qui n’arrivent pas à fonder des alternatives analytiques sérieuses, précisément
parce qu’ils continuent d’utiliser implicitement la matrice de l’homo œconomicus
version narcissique : je pense ici à certains écologistes libertaires. Il faut
donc prendre ce sujet avec beaucoup de modestie et de prudence quant à
nos propres croyances implicites. Quoiqu’il en soit, il n’est pas possible de
déconstruire l’économie dans sa prétention à dire le vrai, si on ne déconstruit
pas dans le même mouvement l’anthropologie qui lui donne son assise. On
est alors amené à intégrer dans les représentations de l’homme producteur et
consommateur la place du don, la dimension communautaire de ses activités,
la part de mimétisme dans ses représentations ou encore le poids des croyances
ou des intuitions spirituelles dans ses comportements. Dimensions étrangères
à l’homo œconomicus et qui sont pourtant celles de la vie courante. Je ne sais pas

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40 DOSSIER - L'ÉCONOMIE AU RISQUE DU RÉALISME. ENTRETIEN AVEC PIERRE-YVES GOMEZ

si on peut construire une science économique alternative, et je doute même


qu’il soit souhaitable de prétendre à une telle scientificité. En revanche, on peut
construire des analyses plus réalistes, c’est-à-dire plus ajustées à la réalité des
situations vécues par les humains, si on élargit les motivations que l’on prête
à l’humain imaginaire de l’anthropologie. On perdra en puissance normative
ce que l’on gagnera en subtilité analytique, car les deux dimensions s’excluent
mutuellement. C’est pourquoi je pense que, pour redonner toute sa place à
l’analyse économique, on ne doit pas négliger l’apport d’autres démarches
intellectuelles, de la philosophie, de la théologie, de la psychologie et aussi
de la littérature. Le roman décrit le monde à partir de situations de vie et il
propose un récit au plus près de la vie telle qu’elle est vécue, même s’il est
une fiction. C’est une fiction réaliste. Balzac, Zola ou Houellebecq nous en
disent plus sur l’économie capitaliste de leurs temps que bien des descriptions
d’économistes patentés. Pourquoi ? Parce qu’ils collent aux situations de
façon à favoriser (et c’est leur génie) l’intuition de généralisations à partir des
histoires particulières dont ils rendent compte. C’est sans doute ce qui manque
à l’économie d’aujourd’hui qui, à force d’abstraire sa démarche, finit par
produire une esquisse de plus en plus éloignée des multiples expériences de vie
que font les humains concrets. Avec le risque de politiques économiques qui
se fondent sur ses prescriptions et s’éloignent elles-mêmes des réalités vécues.
Pour soutenir un réalisme économique, il faudra donc accepter de passer aussi
par les richesses de la littérature. C’est pourquoi je ne me risquerais pas à
promouvoir une nouvelle « science économique », mais plutôt une nouvelle
synthèse de nos connaissances en économie par toutes les médiations créatives
possibles.

Pierre-Yves GOMEZ
Entretien réalisé par Emmanuel d'HOMBRES et Riccardo REZZESI

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PIERRE-YVES GOMEZ, EMMANUEL D'HOMBRES, RICCARDO REZZESI 41

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N° 3 AVRIL 2023 - ENTRE AGIR ET PÂTIR

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