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Gouverner par l’épidémie

Michel Foucault
Dans EcoRev' 2021/1 (N° 50), pages 9 à 15
Éditions Association EcoRev'
ISSN 1628-6391
DOI 10.3917/ecorev.050.0009
© Association EcoRev' | Téléchargé le 14/07/2023 sur www.cairn.info via Université Lyon 3 (IP: 193.52.199.24)

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Gouverner
par l’épidémie
Michel Foucault
Que la société occidentale repose sur un énorme travail d’indi­vidualisation
des sujets et sur leur organisation selon des modes hiérarchiques d’exclu­
sion, c’est ce que Michel Foucault a su mettre en évidence dans Surveiller
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et punir dont nous donnons un extrait (1). Relire aujourd’hui ces pages
qui montrent comment chacun d’entre nous est condamné à avoir « son »
corps, « sa » maladie, « sa » mort, nous ramène à la critique écologiste de
la crise sanitaire en cours, déclenchée non pas par une simple maladie
infectieuse, mais par une « syndémie » composée de pathologies socio-­
environnementales liées aux conditions et aux modes de vie, et qui néces-
site un traitement qui va bien au-delà des mesures sanitaires d’urgence.
Dans cet extrait, Foucault explique comment la raison disciplinaire
et le savoir ont rencontré dans les grandes épidémies de lèpre et de peste
leur terrain d’action idéal. Tout comme il entrevoyait dans la gestion du
fléau le paradigme d’un pouvoir disciplinaire, on peut se demander quelles
alliances le pouvoir et le savoir expert ont nouées pour gérer adminis-
trativement la pandémie actuelle en faisant l’économie d’une remise en
question de notre rapport (marchand) au vivant et en faisant ressortir
avec force, au contraire, quelques traits caractéristiques de l’organisation
sociale présente : le malthusianisme en matière d’emplois et de services
sociaux qui se sont révélés essentiels, la précarité matérielle de popula-
tions, y compris étudiantes, soumises aux restrictions sanitaires, l’impé-
ratif productif impo­sant le télétravail, etc.

Voici, selon un règlement de la fin du 17e siècle, les mesures (1) Michel
qu’il fallait prendre quand la peste se déclarait dans une ­Foucault, Sur-
veiller et punir,
ville (2).
Gallimard,
D’abord, un strict quadrillage spatial : fermeture, 1975, p. 197-
201 (extrait du
bien entendu, de la ville et du « terroir », interdiction d’en
chap. 3, « Le
sortir sous peine de la vie, mise à mort de tous les ani- panoptisme »).
maux errants ; découpage de la ville en quartiers distincts
(2) Archives
où on établit le pouvoir d’un intendant. Chaque rue est militaires de
placée sous l’autorité d’un syndic ; il la surveille ; s’il Vincennes,
la quittait, il serait puni de mort. Le jour désigné,
9 A 1 516
91 sc. Pièce. Ce on ordonne à chacun de se renfermer dans sa maison :
règlement est défense d’en sortir sous peine de la vie. Le syndic vient
pour l’essentiel
lui-même fermer, de l’extérieur, la porte de chaque mai-
conforme à
toute une série son ; il emporte la clef qu’il remet à l’intendant de quar-
d’autres qui tier ; celui-ci la conserve jusqu’à la fin de la quarantaine.
datent de cette Chaque famille aura fait ses provisions ; mais pour le vin
même époque et le pain, on aura aménagé entre la rue et l’intérieur
ou d’une des maisons, des petits canaux de bois, permettant de
période anté-
déverser à chacun sa ration sans qu’il y ait communi-
rieure.
cation entre les fournisseurs et les habitants ; pour la
viande, le poisson et les herbes, on utilise des poulies et
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des paniers. S’il faut absolument sortir des maisons, on
le fera à tour de rôle, et en évitant toute rencontre. Ne
circulent que les intendants, les syndics, les soldats de la
garde et aussi entre les maisons infectées, d’un cadavre
à l’autre, les « corbeaux » qu’il est indifférent d’abandon-
ner à la mort : ce sont « des gens de peu qui portent les
malades, enterrent les morts, nettoient et font beaucoup
d’offices vile et abject [sic] ». Espace découpé, immobile,
figé. Chacun est arrimé à sa place. Et s’il bouge, il y va de
sa vie, contagion ou punition.

L’inspection fonctionne sans cesse. Le regard par­


tout est en éveil : « Un corps de milice considérable, com-
mandé par de bons officiers et gens de bien », des corps de
garde aux portes, à l’hôtel de ville, et dans tous les quar-
tiers pour rendre l’obéissance du peuple plus prompte, et
l’autorité des magistrats plus absolue, « comme aussi pour
surveiller à tous les désordres, voleries et pilleries ». Aux
portes, des postes de surveillance ; au bout de chaque rue,
des sentinelles. Tous les jours, l’intendant visite le quartier
dont il a la charge, s’enquiert si les syndics s’acquittent
de leurs tâches, si les habitants ont à s’en plaindre ; ils
« surveillent leurs actions ». Tous les jours aussi, le syndic
passe dans la rue dont il est responsable ; s’arrête devant
chaque maison ; fait placer tous les habitants aux fenêtres
(ceux qui habiteraient sur la cour se verraient assigner
une fenêtre sur la rue où nul autre qu’eux ne pourrait se
montrer) ; appelle chacun par son nom ; ­s’informe de l’état
de tous, un par un – « en quoi les habitants seront obligés
de dire la vérité sous peine de la vie » ; si quelqu’un
10 ne se présente pas à la fenêtre, le syndic doit en
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demander raisons : « Il découvrira par là facilement si on
recèle des morts ou des malades. » Chacun enfermé dans
sa cage, chacun à sa fenêtre, répondant à son nom et se
montrant quand on lui demande, c’est la grande revue
des vivants et des morts.

Cette surveillance prend appui sur un système


d’enre­gistrement permanent : rapports des syndics aux
intendants, des intendants aux échevins ou au maire. Au
début de la « serrade », un par un, on établit le rôle de tous
les habitants présents dans la ville ; on y porte « le nom,
l’âge, le sexe, sans exception de condition » : un exem-
plaire pour l’intendant du quartier, un second au bureau
de ­l’hôtel de ville, un autre pour que le syndic puisse faire
­l’appel journalier. Tout ce qu’on observe au cours des
visites – morts, maladies, réclamations, irré­gularités –
est pris en note, transmis aux intendants et aux magis-
trats. Ceux-ci ont la haute main sur les soins médicaux ;
ils ont désigné un médecin responsable ; aucun
autre pra­ticien ne peut soigner, aucun a ­ pothicaire
11
il y
a eu un rêve
politique de la peste : préparer les médicaments,
la pénétration du règle- aucun confesseur visiter
ment jusque dans les plus un malade, sans avoir
reçu de lui, un billet écrit
fins détails de l’existence, non «  pour empêcher que
l’on ne recèle et traite,
pas les masques qu’on met et à l’insu des magistrats,
qu’on enlève, mais l’assigna- des malades de la conta-
tion à chacun de son « vrai » du gion  ». L’enre­gistrement
pathologique doit être
nom, de sa « vraie » place, constant et centralisé. Le
de son « vrai » corps et maladie
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rapport de chacun à sa
et à sa mort passe
de la « vraie » ma- par les instances du pouvoir,
ladie. l’enregistrement qu’elles en font,
les décisions qu’elles prennent.

Cinq ou six jours après le début de la quarantaine,


on procède à la purification des maisons, une par une.
On fait sortir tous les habitants ; dans chaque pièce on
soulève ou suspend « les meubles et les marchandises » ;
on répand du parfum ; on le fait brûler après avoir bou-
ché avec soin les fenêtres, les portes et jusqu’aux trous
de serrure qu’on remplit de cire. Finalement on ferme la
maison tout entière pendant que se consume le parfum ;
comme à l’entrée, on fouille les parfumeurs « en présence
des habitants de la maison, pour voir s’ils n’ont quelque
chose en sortant qu’ils n’eussent pas en entrant ». Quatre
heures après, les habitants peuvent rentrer chez eux.

Cet espace clos, découpé, surveillé en tous ses


points, où les individus sont insérés en une place fixe, où les
moindres mouvements sont contrôlés, où tous les événe-
ments sont enregistrés, où un travail ininterrompu d’écri-
ture relie le centre et la périphérie, où le pouvoir s’exerce
sans partage, selon une figure hiérarchique continue, où
chaque individu est constamment repéré, examiné et dis-
tribué entre les vivants, les malades et les morts – tout cela
constitue un modèle compact du dispositif disciplinaire. À
la peste répond l’ordre ; il a pour fonction de débrouil-
ler toutes les confusions : celle de la maladie qui se
12 transmet quand les corps se mélangent ; celle du
La
peste comme
mal qui se multiplie lorsque la forme à la fois ré-
peur et la mort effacent les elle et imaginaire du dé-
interdits. Il prescrit à cha-
cun sa place, à chacun son sordre a pour corrélatif
corps, à chacun sa mala- médical et politique la disci-
die et sa mort, à chacun
son bien, par l’effet d’un
pline. C’est l’utopie de la cité
pouvoir omniprésent et parfaitement gouvernée. La
omniscient qui se subdi-
vise lui-même de façon
peste, c’est l’épreuve au cours
régulière et ininterrompue de laquelle on peut définir
idéalement l’exercice
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jusqu’à la détermination
finale de l’individu, de ce qui le
caractérise, de ce qui lui appar- du pouvoir disci­
tient, de ce qui lui arrive. Contre plinaire.
la peste qui est mélange, la discipline
fait valoir son pouvoir qui est d’analyse. Il
y a eu autour de la peste toute une fiction littéraire de la
fête : les lois suspendues, les interdits levés, la frénésie du
temps qui passe, les corps se mêlant sans respect, les indi-
vidus qui se démasquent, qui abandonnent leur identité
statutaire et la figure sous laquelle on les reconnaissait,
laissant apparaître une vérité tout autre. Mais il y a eu
aussi un rêve politique de la peste, qui en était exacte-
ment ­l’inverse : non pas la fête collective, mais les partages
stricts ; non pas les lois transgressées, mais la pénétration
du règlement jusque dans les plus fins détails de l’exis-
tence et par l’intermédiaire d’une hiérarchie complète qui
assure le fonctionnement capillaire du pouvoir ; non pas
les masques qu’on met et qu’on enlève, mais l’assignation
à chacun de son « vrai » nom, de sa « vraie » place, de son
« vrai » corps et de la « vraie » maladie. La peste comme
forme à la fois réelle et imaginaire du désordre a pour
corrélatif médical et politique la discipline. Derrière les dis-
positifs disciplinaires, se lit la hantise des « contagions », de
la peste, des révoltes, des crimes, du vagabondage, des
désertions, des gens qui apparaissent et disparaissent,
vivent et meurent dans le désordre.

S’il est vrai que la lèpre a suscité les rituels


d’exclu­sion qui ont donné jusqu’à un certain point
le modèle et comme la forme générale du grand
13
­ enfermement, la peste, elle, a suscité des schémas disci-
R
plinaires. Plutôt que le partage massif et binaire entre les
uns et les autres, elle appelle des séparations multiples,
des distributions individualisantes, une organisation en
profondeur des surveillances et des contrôles, une inten-
sification et une ramification du pouvoir. Le lépreux est
pris dans une pratique du rejet, de l’exil-clôture ; on le
laisse s’y perdre comme dans une masse qu’il importe
peu de différencier ; les pestiférés sont pris dans un qua-
drillage tactique méticuleux où les différenciations indivi-
duelles sont les effets contraignants d’un pouvoir qui se
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multiplie, s’articule et se subdivise. Le grand renferme-
ment d’une part ; le bon dressement de l’autre. La lèpre
et son partage ; la peste et ses découpages. L’une est
marquée ; l’autre, analysée et répartie. L’exil du lépreux
et l’arrêt de la peste ne portent pas avec eux le même
rêve politique. L’un, c’est celui d’une communauté pure,
l’autre celui d’une société disciplinée. Deux manières
d’exercer le pouvoir sur les hommes, de contrôler leurs
rapports, de dénouer leurs dangereux mélanges. La ville
pestiférée, toute traversée de hiérarchie, de surveillance,
de regard, d’écriture, la ville immobilisée dans le fonc-
tionnement d’un pouvoir extensif qui porte de façon dis-
tincte sur tous les corps individuels – c’est l’utopie de la
cité parfaitement gouvernée. La peste (celle du moins
qui reste à l’état de prévision), c’est l’épreuve au cours de
laquelle on peut définir idéalement l’exercice du pouvoir
disciplinaire. Pour faire fonctionner selon la pure théorie
les droits et les lois, les juristes se mettaient imaginai-
rement dans l’état de nature ; pour voir fonctionner les
disciplines parfaites, les gouvernants rêvaient de l’état
de peste. Au fond des schémas disciplinaires, l’image de
la peste vaut pour toutes les confusions, et les désordres ;
tout comme l’image de la lèpre, du contact à trancher, est
au fond des schémas d’exclusion.

Schémas différents, donc, mais non incompatibles.


Lentement, on les voit se rapprocher ; et c’est le propre du
19e siècle d’avoir appliqué à l’espace de l’exclu­sion, dont
le lépreux était l’habitant symbolique (et les mendiants,
les vagabonds, les fous, les violents formaient la
14 ­population réelle), la technique de pouvoir propre
au quadrillage disciplinaire. Traiter les « lépreux » comme
des « pestiférés », projeter les découpages fins de la dis-
cipline sur l’espace confus de l’internement, le travailler
avec les méthodes de répartition analytique du pouvoir,
individualiser les exclus, mais se servir des procédures
d’indi­vidualisation pour marquer des exclusions – c’est
cela qui a été opéré régulièrement par le pouvoir discipli-
naire depuis le début du 19e siècle : l’asile psychiatrique,
le pénitencier, la maison de correction, l’établissement
d’éducation surveillée, et pour une part les hôpitaux, d’une
façon générale toutes les instances de contrôle individuel
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fonctionnent sur un double mode : celui du partage binaire
et du marquage (fou-non fou ; dangereux-­inoffensif ;
normal-anormal) ; et celui de l’assi­gnation coercitive, de
la répartition différentielle (qui il est ; où il doit être ; par
quoi le caractériser, comment le reconnaître ; comment
exercer sur lui, de manière individuelle, une surveillance
constante, etc.). D’un côté, on « pestifère » les lépreux ; on
impose aux exclus la tactique des disciplines individuali-
santes ; et d’autre part l’universalité des contrôles disci-
plinaires permet de marquer qui est « lépreux » et de faire
jouer contre lui les mécanismes dualistes de l’exclusion.
Le partage constant du normal et de l’anormal, auquel
tout individu est soumis, reconduit jusqu’à nous et en les
appliquant à de tout autres objets, le marquage binaire
et l’exil du lépreux ; l’existence de tout un ensemble de
techniques et d’institutions qui se donnent pour tâche
de mesurer, de contrôler, et de corriger les anormaux,
fait fonctionner les dispositifs disciplinaires qu’appelait la
peur de la peste. Tous les mécanismes de pouvoir qui, de
nos jours encore, se disposent autour de l’anormal, pour
le marquer comme pour le modifier, composent ces deux
formes dont elles dérivent de loin.

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