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François Jacquesson

in P.Dollfus, F. Jacquesson et M. Pastoureau (eds.), Histoire et géographie de la


couleur, Léopard d’Or 2013, 67-130.

Les mots de la couleur en hébreu ancien

Nous allons essayer de décrire quel rôle jouent les couleurs, et avec quels mots, dans une partie de la
littérature hébraïque ancienne. Nous avons choisi de parcourir, en parallèle de l’entreprise menée ici
même par Djamel Kouloughli pour l’arabe, après quelques observations grammaticales, deux étapes
distinctes. La première est le corpus biblique, qui ne fait pas une place très grande aux mots de
couleur, mais bien davantage, comme nous verrons, aux matières précieuses. Il était donc
intéressant de compléter par une excursion raisonnée dans un corpus différent, et nous avons choisi
le Talmud de Babylone, qui présente l’inconvénient d’être bien autant en araméen qu’en hébreu,
mais qui offre l’avantage d’être ample, descriptif, et à certains égards plus ethnographique. Chacune
de ces deux étapes est précédée d’une introduction qui permet de s’orienter1.

Le lecteur voudra bien se souvenir que le corpus biblique est vaste et divers. Même s’il est somme
toute rédigé dans une langue assez homogène, il est une recension d’une littérature qui s’étend sur
plusieurs siècles, tant en vers qu’en prose. Officiellement, ce corpus est clos au 1er siècle avant l’ère
chrétienne, au moment où commence la phase de décisions législatives plus tard rassemblées sous le
nom de Michna à travers ses multiples ‘traités’ - qui sont eux-mêmes comme les fondations de
l’espèce d’édifice fantastique qu’est le Talmud. Le Talmud dit de Babylone prend sa forme définitive
vers le 5e siècle de notre ère. Au total, c’est donc plus de mille ans de sensiibilités changeantes ; et
dans des tonalités souvent contraintes par le scrupule religieux.

On trouvera d’abord un exposé sur les sortes de mots qui expriment les couleurs, adjectifs, verbes,
noms. Cette partie est plus utile pour ceux qui souhaitent comparer avec la situation arabe. Les
lecteurs qui n’aiment pas la grammaire peuvent passer cette partie sans difficulté.

Ensuite, un examen des couleurs dans diverses parties de la Bible hébraïque. Il faudra tenir compte à
la fois des domaines colorés (les blancs, les rouges) et des motifs rayés ou striés, qui jouent aussi un
rôle important ; finalement, nous prendrons plus largement en compte l’éclat et la splendeur - qui
jouent dans la Bible un rôle plus important que les couleurs au sens strict.

Enfin, nous tenterons une description de l’emploi des couleurs (ou des façons de les dire) dans le plus
narratif des deux Talmuds, celui de Babylonie. C’est un très vaste domaine. Nous sommes partis de
relevés systématiques, mais la réalité des couleurs et de leurs emplois dans une société ne peut pas

1
L’ouvrage de base pour l’étude des mots de couleur dans la Bible est Brenner 1982, qui prend en compte la
bibliographie jusqu’à sa date. Son étude est lexicale et, pour une part aussi, grammaticale. Nous avons cherché
à ne pas répéter cet important ouvrage. Notre perspective est différente : à travers les mots et leurs
fréquences, nous avons aussi, parfois longuement, exploré leur contexte.
2

se résumer à des fréquences ; nous avons donc choisi des épisodes qui nous paraissaient significatifs,
mais qui n’épuisent certes pas le sujet.

Nous tenterons finalement de tirer quelques conclusions.

1. Quels mots pour dire la couleur ?

En hébreu et en araméen, les couleurs peuvent être désignées par des verbes, des noms et
par des adjectifs. En français, les adjectifs sont au centre du phénomène. Certains mots de couleur
issus de noms (‘marron’, ‘orange’) n’ont pas gagné vraiment le statut d’adjectif, puisqu’ils ne
s’accordent pas ; d’autres l’ont fait (‘rose’), de sorte qu’il existe un dégradé de possibilités entre le
substantif et l’adjectif qu’il peut devenir quand il peut prendre l’accord. Seuls ces derniers, les
adjectifs, peuvent produire des verbes : ‘bleuir’, ‘rougir’, sans doute ‘rosir’, mais pas ‘oranger’ ni
‘maronner’. En français, cette gradation résume une histoire ; elle correspond aussi au fait que les
adjectifs semblent exprimer les ‘vraies couleurs’, celles par exemple qu’on va retrouver sur les
drapeaux, les emblèmes. Il est difficile de concevoir des drapeaux marron ou même orange.

Pour un francophone d’aujourd’hui, le plus étonnant dans le cas de l’hébreu ancien est le peu
d’importance de l’adjectif dans l’expression de la couleur. En français, il y a très peu de choses dont
on ne puisse pas dire que ‘c’est rouge’ ou ‘c’est noir’ - mais en hébreu ancien il y a très peu de choses
dont on puisse le dire. En hébreu biblique, sauf peut-être pour ‘blanc’ qui peut se dire de beaucoup
de choses, chaque couleur a un domaine d’application restreint, à certains types d’objets. Cette
restriction du champ de chaque couleur limite d’autant leur possibilité de contraster : elles ne
pourraient s’opposer qu’autant qu’elles auraient accès aux mêmes champs. De ce fait, les couleurs
en hébreu ancien n’ont pas le caractère abstrait qui est si vivant dans l’usage français moderne. Il
semble qu’elles soient souvent comme des textures, des sortes de matière - et l’importance des
teintures confirme cette impression.

De tant d’objets précieux que la Bible aime décrire, parfois en détail, il est remarquable que
nous ne connaissions pas la couleur. Nous verrons quel rôle jouent, dans les descriptions du temple
mobile, ces extraordinaires tentes de tissus et de peaux qui l’enveloppent et même le constituent.
On nous en dit le nombre, la longueur et la largeur, la matière, les métaux, les bois, les produits de
teintures (la cochenille et le murex, sans doute), mais jamais les couleurs. Les commentateurs
ultérieurs ont rempli ce manque sans même s’en apercevoir, et parfois sans esprit critique. Si le texte
original ne nous dit pas les couleurs, ce n’est pas seulement parce que les couleurs auraient été
évidentes du fait des matières (par exemple pour ‘ébène’), mais parce que la matière comptait plus
que ce que nous appelons ‘la couleur’. L’objet prime sur son aspect. La texture et le grain semblent
l’emporter sur la surface et la couleur.

Voyons maintenant la question grammaticale. En hébreu2, il existe une différence entre un


adjectif en fonction de prédicat (‘être rose’) et le verbe correspondant (‘rosir’)3. Caïn dit à Dieu4 « ma

2
Nous adoptons une translittération ordinaire de l’hébreu. L’aleph n’est pas transcrit, et les lettres suivantes
sont dans l’ordre b g d h w z ḥ ṭ y k l m n s ‘ p c ṣ q r ś š t. Les variétés spirantes (avec raphé) du bégadképat ne
sont pas notées. Les voyelles avec matres lectionis portent un circonflexe, les moyennes sont a (qamèṣ ou
3

faute [est] grande »5, gadôl ‘awonî - gadôl est un adjectif ; mais Thamar voit6 que « Chèlah a grandi »
gadal Šèlah - gadal ‘il a grandi’ est un verbe. Le verbe gadal ‘il a grandi’ peut se conjuguer avec les
affixes marquant la personne du sujet, l’adjectif gadôl ‘(est) grand’ ne le peut pas plus que le nom
‘grandeur’ godél. Le changement de catégorie n’implique ici que les deux voyelles et laisse intactes
les consonnes. Dans des cas comme celui-ci, on a l’impression que les consonnes expriment la notion
de ‘grand’, tandis que les voyelles indiquent le rôle grammatical. En théorie, il suffirait de changer les
voyelles pour passer du verbe à l’adjectif ou au nom correspondants. Si c’était vrai, il y aurait trois
catégories grammaticales étanches en hébreu ancien, et leur marque serait dans les voyelles.

Toutefois, le procédé est loin d’être systématique, et il existe de nombreux schèmes


vocaliques possibles pour chacune des trois catégories (verbe, nom, adjectif), de sorte que si l’on part
d’un verbe ou d’un nom, la correspondance - quand elle existe - vers les autres catégories n’est pas
prévisible. Par exemple, il existe des adjectifs dont la consonne médiane est simple ou doublée. Nous
donnons ci-dessous deux tableaux qui présentent des exemples. D’abord avec la consonne doublée.

a--a ḥaṭṭa impie i--è illèm muet


a--î yaqqir précieux i--ô gibbôr brave
a--û ḥannûn clément i--û piggûl impur
Schèmes vocaliques d’adjectifs à consonne centrale doublée

Les plus courants sont en /a--a/, /a--î/ et /i--è/. Le schème en /a--î/ est intensif et donne des adjectifs
comme abbîr ‘puissant’, addîr ‘magnifique’, ammîṣ ‘fort’ ou encore ṣaddîq ‘juste, pieux’. Le schème
en /i--è/ au contraire comprend beaucoup d’adjectifs décrivant des défauts physiques : ‘iwwèr
‘aveugle’, ‘illèg ‘bègue’. Ce dernier type est analogue au schème arabe qui comporte la majorité des
adjectifs de couleur.

Les adjectifs à consonne médiane non-redoublée sont les plus nombreux. La 1re voyelle est
normalement /a/, mais pour la seconde il y a plusieurs possibilités :

a-a sakal sot


a-è aḥèr autre
a-î ḥasîd pieux, bienfaisant
a-û ‘arûm rusé, adroit
a-o ‘amoq profond
a-ô qadôš saint

pataḥ) é (ségol) è (ṣéré) i (ḥireq) o (ḥolém) u (qibbuṣ). Les très brèves (avec ḥaṭep) sont notées de même. Le
ševa est noté par e quand il est prononcé. Normalement, nous séparons l’article du nom par un tiret dans la
transcription, de même avec la plupart des prépositions ; le doublement de la consonne initiale du nom n’est
dans ce cas pas noté.
3
Pour un examen des verbes de couleur en hébreu, Kirtchuk 1989.
4
Gen 4 :13.
5
Les traductions du texte biblique en français sont normalement celles de l’édition d’Edouard Dhorme, dans la
coll. de la Pléiade, qui donne aussi de nombreuses notes. Cette traduction est parfois un peu loin du texte, du
moins pour notre propos. Nous précisons quand c’est nécessaire.
6
Gen 38 :14.
4

Le schème /a-a/ ne comporte qu’un adjectif de couleur : laban ‘blanc’, le plus fréquent en hébreu
biblique. Dans le schème /a-u/, qui est aussi un schème de participe passif7, le seul terme de couleur
est ḥamûṣ ‘teint en rouge’, si c’est ainsi qu’il faut traduire dans l’expression, attestée une seule fois8,
ḥamûṣ begadîm « rouge (?) de vêtements ».

Les deux schèmes en /a-o/ sont plus intéressants. Ils se distinguent l’un de l’autre dès que le
mot prend des suffixes : l’un des schèmes devient /e-ô/9, l’autre devient /e-u/ et double la consonne.
Par exemple avec le suffixe du pluriel -îm, l’adjectif qadôš ‘sacré’ fait qedôšîm, mais naqôd ‘marqué
de points’ fait nequddîm. Il existe une douzaine d’adjectifs comme qadoš ‘sacré’ mais les adjectifs de
couleur de ce type sont peu nombreux : šaḥor ‘noir’, et sans doute ṣaḥor ‘blanc (?), brun’10, qui ne se
disent que des cheveux ou des poils. La Bible atteste11 les formes suffixées de šaḥor, ainsi les pluriels
šeḥorîm et ṣeḥorôt. Le verbe šaḥar est attesté une fois ; nous verrons plus loin qu’il existe pour ‘noir’
deux substantifs šeḥôr et šaḥarût et un adjectif dérivé redoublé, au féminin šeḥarḥorét ; il existe
également, une fois, un nom ṣaḥar ‘brun, couleur brune’.

Le plus grand nombre des adjectifs de couleur se trouve avec le schème /a-o/ dont la forme
suffixée est /a-u/ avec consonne double. Mais ce schème, qui comporte 16 adjectifs dans la Bible, ne
se réduit pas à exprimer les couleurs. La 1re colonne du tableau ci-dessous donne la forme la plus
simple, celle du masculin singulier ; lorsque le mot n’est pas attesté sous cette forme dans le corpus
biblique, le mot est suivi de *. La 2e colonne donne une traduction simplifiée ; la 3e donne le féminin
quand il est attesté, et à défaut une autre forme suffixée.

adôm rouge adummah12


barod* bigarré beruddîm
naqod marqué de points, nequddîm
'aqod rayé 'aquddîm

7
Par exemple dans bacûr ‘fortifié, fort’, qu’on peut rapporter au verbe bacar.
8
Isaïe 63 :1. Mî-zéh ba mè-édôm ḥamûṣ begadîm mi-boṣrah. Dhorme « Qui donc est celui-ci qui vient d’Edom,
de Bosrah, en habits de couleur vive ? » La construction en hébreu implique que ḥamûṣ soit un nom, et la
Septante traduit par un nom : Tis houtos ho paraginomenos ex Edôm, eruthêma himatiôn ek Bosor. Jérôme
tinctis vestibus de Bosra semble rapporter correctement ‘de Bosra’ aux vêtements.
9
La différence entre /o/ et /ô/ dans notre transcription correspond à une différence d’orthographe dans
l’original. Mais sur ce point, l’orthographe biblique est un peu fluctuante ; de là proviennent certaines
bizarreries. La notation des deux schèmes reflète une tendance nette sur ce point.
10
Aujourd’hui ṣaḥar signifie ‘blancheur’, mais dans la Bible ṣaḥor* ne se trouve qu’au pluriel ṣeḥorôt, dans
aḥonôt ṣeḥorôt (Juges 5 :10) où le targum donne etanan de-ḥašîqan ‘ânesses harnachées’ (Jastrow). La
Septante a deux versions distinctes, en A hupozugiôn ‘bêtes de sommes’ et en B epi onou thêleias mesêmbrias
‘âne femelle méridional’. La Vulgate a nitentes asinos ‘ânes éclatants’ et Rufin traduisant Origène sur ce
passage asinas refulgentes (voir Vetus Latina Beuron). Ces traductions latines ou le grec mesêmbria
proviennent d’un texte qui aurait ṣohar ‘midi, brillant’ au lieu de ṣaḥor. Dhorme a traduit ‘des ânesses
blanches’, et ne commente pas. Ce détail a son importante iconographique parce que c’est une source
indirecte de la couleur de l’ânesse dans l’épisode évangélique (Matthieu 21 etc. qui évoque Zacharie 9 :9, où il
n’est pas question de couleur) de l’Entrée à Jérusalem. La racine ṣḥr est ordinairement rapprochée de
l’homologue arabe ‘sécher au soleil, devenir jaune ou ocre’. Le nom hébreu ṣaḥar seulement (Ezéchiel 27 :18)
dans ṣémér ṣaḥar ‘laine ocre’ (?), Dhorme ‘laine de Cadad’.
11
Masc. sing. en Lev. 13 :31, 37, masc. pl. Zac. 6 :2,6, fém. sing. Ct 1 :5, fém. pl. Ct 5 :11. Le verbe Job 30 :30, les
noms en Lam 4 :8 et Ecc. 11 :10, l’adjectif dérivé en Ct 1 :6.
12
Selon le schème, on attendrait edummah avec un /e/ dans la 1re syllabe. Mais avec certaines consonnes, le
/e/ devient /a/.
5

ṣahob jaune (cheveux) moderne : ṣehubbah


śaroq* alezan ( ?) śeruqqîm

On s’étonnera sans doute de ne pas trouver yaroq ‘vert’ dans cette liste, mot parfaitement courant
en hébreu moderne. La Bible ne connaît à strictement parler pour ‘vert’ que le dérivé redoublé
yeraraq ‘verdâtre’, formé sur yaraq ‘herbe, herbage’ ; yéréq est un nom fréquent, avec un sens
encore plus vaste, incluant plantes et arbres. C’est un cas où la signification spécialisée de couleur ne
se précisera que plus tard. Quant à kaḥol, le mot futur pour ‘bleu’, il est totalement absent13 - et n’a
aucun substitut. Nous verrons son histoire plus loin.

A la différence de ce qui sera plus tard le cas en arabe, il n’existe pas en hébreu biblique de
schème vocalique spécialisé dans les couleurs. Mais il est vrai que le plus grand nombre des adjectifs
de couleur se range déjà dans un schème /a-o/ qui sera dans l’avenir presque typiquement le leur :
les remarques ci-dessus à propos de yaroq et kaḥol le montre.

2. Les couleurs dans la Bible


2.1. Une pauvreté trompeuse

L’étude14 de l’emploi des mots de couleur dans les textes bibliques15 montre d’abord que la Bible est
– à en juger par la rareté de ce lexique – un univers presque incolore : la couleur la plus fréquente est
le blanc (laban, 25 occurences), ensuite viennent les mots du rouge (adom, 9 ; meadam, 7 ;
adamdam, 6 ; ou encore ademonî, 3).

Plusieurs mots sont spécialisés dans les cheveux et les poils : noir (šaḥor, 6), jaune (ṣahob, 3),
aussi le mot pour « cheveux gris ou blancs » (śêwah, 20). Il faut le souligner qu’il n’existe donc pas
d’emploi générique des mots pour « noir » ni pour « jaune » dans la Bible. Dans un registre analogue,
plusieurs mots (certains figurent déjà dans les listes ci-dessus) sont spécialisés dans le description de
la toison du bétail : tacheté, rayé etc.

Les textes du corpus biblique s’échelonnent sur plusieurs siècles16. Leur réunion, si elle a été
particulièrement complexe, a produit une « bibliothèque » impressionnante : la seule série de textes
en prose qui va de la Genèse aux livres des Rois comporte à peu près 150 000 mots ; elle possède la

13
Cette racine, qui généralement dans les langues sémitiques signifie « peindre les yeux », n’est attestée qu’en
Ez 23 :40 : « ils sont venus ceux pour lesquels tu t’étais baignée, pour lesquels tu avais fardé tes yeux (kaḥalte
‘ênayik) et tu avais revêtu ta parure » (Dhorme).
14
Les outils fondamentaux pour l’étude des textes bibliques sont l’édition du texte massorétique de la BHS ; le
dictionnaire de Gesenius, Robinson et Brown ; une concordance, par exexemple celle de Lisowsky ; et Rachi.
Voir les Références.
15
L’ouvrage essentiel est celui d’Athalya Brenner, Colour terms in the Old Testament, 1982, dérivé de sa thèse.
Ce livre dépasse en réalité son titre puisqu’il inclut souvent, de façon succincte mais très pertinente, des
observations utiles sur la destinée des mots bibliques jusqu’en hébreu moderne.
16
Nous nous en sommes tenu au corpus classique. Sans doute à tort, comme le montrait le brillant paidoyer de
Charles Mopsik pour l’oeuvre du Siracide, l’Ecclésiastique des Bibles catholiques (Mopsik 2003). En effet ce
livre, dont on n’a longtemps connu qu’une version grecque, a été redécouvert en hébreu, principalement
depuis l’exploration de la Geniza du Caire (voir Schechter 1908).
6

grande majorité des mots de couleur qui vont être examinés. Sans être une masse prodigieuse17,
c’est pourtant un ensemble considérable et l’on peut rester étonné de la rareté des notations de
couleur si l’on s’en tient aux adjectifs. Et même si l’on ajoute les noms et les verbes qui expriment la
couleur, on ne grossit pas beaucoup le nombre des notations.

Pourtant, il existe de nombreux mots, souvent des verbes, pour dire la brillance et l’éclat, et
aussi les ténèbres. Mieux encore, les noms de teinture et de tissus précieux ont un rôle essentiel
dans l’univers chromatique de la Bible. On doit y ajouter les notations où jouent l’or, l’argent ou les
pierres précieuses - qui convoquent d’autant plus les couleurs qu’elles les insèrent dans le décor
fastueux de certains lieux. Si l’on veut tenter une sorte de sociologie des couleurs bibliques, c’est
dans ce sens qu’il faut chercher.

2.2. Inventaire des couleurs « plates » et des toisons

Commençons par les couleurs qui ne dépendent pas du support ou de la matière, et qui sont donc le
plus proche de ce que nous entendons par « mots de couleur », comme ceux qui nous viennent à
l’esprit en général en français : bleu, rouge, vert, jaune, ou blanc et noir, puis d’autres qui se sont
émancipés de leur support, comme rose ou marron, et d’autres aussi qui jouent un rôle non moins
sensible, comme gris, beige, pâle, sombre, clair. Cette catégorie des couleurs indifférentes au
support - les couleurs ‘plates’18 - est très restreinte en hébreu biblique : seulement blanc et rouge,
avec des nuances pour ce dernier.

Dans le tableau ci-dessous, nous avons donné les nombres d’occurrences dans les principaux
des livres où ces mots se trouvent (l’avant-dernière colonne « al. » signifie ‘ailleurs’). On y trouvera
d’abord les couleurs plates, adjectifs, verbes (V) et noms (N), puis la gamme des couleurs de poil et
cheveux.

Gen Exo Lev Nbr Jug Sam Roi Zac Ct al.


laban blanc 2 20 1 3 1 27
adom rouge 1 1 1 3 1 1 8
adamdam rougeâtre 6 6
ademônî roux 1 2 3
adam V rougir 6 4 10
šaxor noir 2 2 2 6
šexarxor noirâtre 1 1
šexor N noirceur 1 1
šaxar V noircir 1 1
cahob pâle 3 3
cahab V pâlir 1 1
śêbah chenu 5 1 1 1 3 9 20
9 6 32 2 1 2 5 8 4 18 87

17
Le 1er volume de la Recherche, Du côté de chez Swann, compte un peu plus de 170 000 mots.
18
Nous avons cherché un qualificatif qui évite la survalorisation (‘couleurs fondamentales’, ‘couleurs primaires’
etc.) et qui suggère le manque d’ancrage en profondeur dans un support favori.
7

On voit que ces couleurs sont concentrées dans peu de livres, sauf pour le verbe ‘être rouge’ adam V
(Lam 4:7, Nah 2:4, Is 1:18, Pr 23:31) et ‘cheveux blancs’ śêbah (Is 46:4, Ps 71:18, 92:15, Job 41:24, 1C
29:28, Ho 7:9, Pr 16:31, 20:29, Ru 4:15). Les autres occurrences sont données en note19.

2.3. Le blanc est une couleur sale


De tous les livres cités, il peut paraître étonnant que le Lévitique, livre certainement austère
et pas des plus épais, domine de loin la distribution des couleurs ci-dessus, notamment grâce à ses 20
occurrences de ‘blanc’, toutes dans le chapitre 13. La raison en est que Lévitique consacre ces pages
à décrire une maladie impure. Chose inattendue pour la plupart des lecteurs d’aujourd’hui, le blanc
n’est pas une couleur propre.

Le blanc est en effet un signe de lèpre. Dans le cadre général de la proscription de l'impur,
ṭammè, le chapitre 13 du Lévitique décrit comment (13:2-16) reconnaître la lèpre, ṣara'at ; (17-28)
distinguer la lèpre d'un ulcère ou d'une brûlure ; (29-37) reconnaître la teigne, nétéq ; (38-44)
distinguer la lèpre de l'urticaire ou de la chute des cheveux. Le chapitre indique ensuite quoi faire des
lépreux (45-46) et des habits contaminés (47-59).

L'identification de la lèpre (2-16) passe par l'examen des marques suspectes. Les signes sont
la profondeur de la tache blanche (bahérét lebanah) sous la peau, s'il s'agit d'une tumeur blanche
(seèt lebanah), et à la présence de poils blancs (śè'ar laban). Un signe annexe de guérison ou
d'innocuité est le caractère terne (kèhah) de la marque.

Le second cas (17-28), lorsqu'il y a doute sur ulcère ou brûlure, demande d'examiner la
"tumeur blanche ou tache d'un blanc rougeâtre" (seèt lebanah ô bahérét lebanah adamdémét), plus
loin la "tache d’un blanc rougeâtre ou blanche" (bahérét lebanah adamdémét ô lebanah) ; le critère
d'impureté est de nouveau le "poil blanc" (sè'ar laban). Dans le cas de teigne (29-37), on doit
chercher s'il y a "du poil doré, mince", sa'ar ṣahob daq, alors c'est impur ; ou bien si "il n'y a pas en
elle de poil noir", ve-sè'ar šaḥor èin bô, alors il faut reporter l'examen. Il est évident que la négation
était explétive (les traductions en grec et latin modifient le texte), car on dit clairement plus loin (37)
"si la teigne est restée stationnaire et du poil noir (sè'ar šaḥor) y a poussé, la teigne est guérie".

En cas de calvitie partielle ou complète (38-44), nous sommes dans les nuances. Il faut voir,
s'il y a (39) "des taches d'un blanc terne" (béharot kèhôt lebanot) ; s'il y a tumeur (43) "d'un blanc
rougeâtre" (lebanah adamdémét) et donc impureté. Le vêtement de lin, de laine ou de peau sera
examiné. S'il y a une marque (49) "verdâtre ou rougeâtre" (yeraqraq ô adamdam), c'est une marque
de lèpre : le prêtre mettra l'habit à l'écart pour examen ; si la marque ne s'étend pas, on lavera et
conservera l'habit.

Il résulte de tout cela que le blanc, sur la peau ou dans les cheveux, est suspect ou malade,
donc impur ; que les couleurs pâles ou fades sont également, par leur dérive vers le blanc, en
quelque sorte contaminées ; que le poil noir est signe de santé.

Dans ce nuancier évidemment gradué, où le blanc sur la peau est mauvais et le noir des
cheveux est sain, l’expert a dû marquer la limite de la santé acceptable. Il l’a fait de deux façons : en

19
Pour laban Qoh 9 :8 ; adom Is 63 :2 ; šaḥar V Job 30 :30 ; šeḥor N Lam 4 :8 ; ṣahab V Est 8 :27.
8

intégrant l’examen dans le temps de l’extension des marques cutanées (tache, tumeur) ou capillaires,
et en connotant du côté mauvais les couleurs affadies : celles que l’on marque du redoublement20
(adamdam, yeraqraq) ou du terme ṣahob qu’un usage erroné nous fait traduire par ‘jaune’ - mais
dont ces exemples (les seuls de toute la Bible !) nous montrent que même ‘blond’ ne convient pas.
Ce ṣahob appartient aux tons défraîchis 21.

2.4. Le rouge

Après le blanc, la couleur plate la plus importante est le rouge. Nous avons vu plus haut sa forme
diminutive adamdam, mais le mot simple adom est bien représenté, de même que le verbe
correspondant, qui est à la forme du participe ‘rougi’. Nous constatons vite que l’emploi de ‘rouge’
concerne presque exclusivement les peaux d’animaux, qu’il s’agisse de teinture quand cette peau est
‘rougie’ c’est-à-dire teinte en rouge, ou de la couleur du pelage de l’animal quand il s’agit de cheval
ou de vache - mais les traducteurs français alors n’osent pas traduire ‘rouge’, ils préfèrent ‘roux’.

Les prescriptions contenues dans l’Exode, sur lesquelles nous reviendrons à propos des tissus
précieux, comportent six mentions des ‘peaux de bélier teintes en rouge’. Ces toisons rouges sont
d’abord (25 :4-5) mentionnées dans la liste de produits de luxe que le peuple doit fournir pour le
culte et ses fastes : « or, argent et cuivre, pourpre violette et pourpre rouge, vermillon cramoisi, lin
fin et poils de chèvre, peaux de bélier teintes en rouge, peaux de dauphin et bois d’acacia (...) » (trad.
Dhorme). Malgré la traduction, le mot ‘rouge’ n’apparaît en hébreu que dans ces ‘orot êlim
meaddamîm ‘peaux de béliers rougies’. Qu’il s’agisse de teinture, la Septante n’en doutait pas, ni les
autres traductions22, ni Rachi23. La Septante traduit meaddamîm par un autre participe passif,
eruthrodanômena, terme qu’on ne trouve à peu près que dans ce chapitre de la Septante, et qui
repose sur le mot eruthrodanos, formé sur eruthros ‘rouge’. Ce mot est connu24 de Dioscoride et de
Pline et signifie la ‘garance’25. Un emploi semblable du même participe se trouve chez le prophète
Nahum26 « le bouclier de leurs héros est rougi » (Dhorme : ‘est teint de rouge’), et il semble bien qu’il
s’agisse de nouveau de teinture car la suite est « hommes valeureux vêtus d’écarlate ».

20
Adamdam est traduit dans la Septante par purrizôn ou hupopurrizôn, yeraqraq par khlôrizôn. Le terme
hébreu ṣahob est traduit par xanthos ou xanthizôn. Voir Jacquesson 2009, qui donne un répertoire des termes
de couleur traduits.
21
Notons que dans le targum araméen ces nuances disparaissent : adamdam et ṣahob deviennent tous deux
simûq ‘rouge’, et yeraqraq est ramené à yaroq.
22
C’est ce que suggèrent les participes également passifs en araméen, mesammeqê, et en latin rubricatas.
Rachi commente ‘elle ont été trempées en rouge après leur tannage’, ṣebû’ot hayû adôm leaḥar ‘ibbûdan.
23
Rachi est un commentateur champenois du XIe siècle. Il a laissé des annotations sur la Bible et le Talmud,
souvent en expliquant les mots hébreux difficiles dans le français de son époque. Ses commentaires et
annotations sont d’une grande valeur, et chaque siècle qui passe les rend plus intéressants. Nous y ferons
souvent référence. Bien entendu, cela ne signifie pas qu’il ait toujours raison.
24
Dioscoride 3 :160. Pline l’Ancien en fait mention en 24 :56. La seconde partie du mot, -danos, se trouve dans
d’autres noms de plante comme peukedanos.
25
Pour la garance, voir plus loin dans la partie sur le Talmud.
26
Nahum 2 :4. magèn gibborêhû meaddam.
9

La teinte rouge des vêtements revient dans un passage d’Isaïe27, mais il ne s’agit pas
exactement de teinture : « Qui est donc celui-ci qui vient d’Edom, de Bosrah, en habits de couleur
vive ? (...) Pourquoi du rouge à ton vêtement, et pourquoi tes habits sont-ils comme ceux du foulon
au pressoir ? », où le piétinement du pressoir évoque la colère ou le ressentiment. Ces ‘habits de
couleur vive’, ḥamûṣ begadîm sont compris par la Septante comme ‘rouge’ et par Jérôme comme
‘teints’ ; cette hésitation tient au fait que le terme ḥamûṣ n’apparaît qu’ici. Quant à la seconde partie,
c’est bien le mot ‘rouge’, adom qui y figure.

Les Lamentations contiennent un passage28 très curieux pour nous. Il décrit les ‘naziréens’,
ceux qui se sont liés par des voeux . « Ses naziréens étaient plus purs que la neige, plus blancs que le
lait, plus rouges de corps que les coraux, leur figure était de saphir. Leur aspect est plus sombre que
la suie. » Dans le texte hébreu, ‘être pur’, ‘être blanc’, ‘être rouge’ sont trois verbes, accordés à la 3e
personne du pluriel, respectivement zakkû, ṣaḥû, ademû. On voit que le second n’a rien à voir avec le
mot laban ‘blanc’, mais avec l’adjectif ṣaḥ qui signifie29 ‘d’un seul coup, sans détour, direct’. Ce mot
ṣaḥ est associé de nouveau à du rouge dans le Cantique30 « mon amoureux est ṣaḥ et rouge ». Dans
la quatrième des comparaisons des naziréens « plus sombre que la suie », la formulation originale est
« (plus) ténébreux que šeḥor ». Ce terme šeḥor est un nom correspondant à l’adjectif šaḥor ‘noir’,
mais que désigne-t-il ? La Septante31 traduit par ‘suie’ et Jérôme par ‘charbon’. Enfin, dans la
troisième des comparaisons, « plus rouge que des coraux », c’est bien du verbe hébreu ‘être rouge’
qu’il s’agit cette fois. Pour nous résumer sur ce passage apparemment riche en couleurs, nous
rencontrons des termes indiquant l’éclat ou la ténèbre, et de nombreuses comparaisons cherchant à
préciser les couleurs - mais le seul terme de couleur proprement dite reste le rouge.

Le livre des Proverbes n’est pas un des plus lus, parce qu’il est souvent ennuyeux en exaltant
la vertu en termes plats. Pourtant, il a parfois des passages étonnants, à mi-chemin entre les
fantaisies soignées des suiveurs de Théocrite et les premiers poètes en persan, ainsi des passages sur
les prostituées et sur le vin. L’un d’entre eux commence32 par « Ne regarde pas le vin quand il
rougeoie, quand il pétille dans la coupe (... ) » ; il s’agit du verbe adam, à une forme intensive-
réfléchie qu’on peut en effet rendre par « rougeoyer ». Nous retrouverons plus loin le vin et ses
couleurs.

Le rouge dangereux est rare dans la Bible. Nous venons de voir qu’en teinture ou non, il est
souvent flatteur. On peut pourtant pointer deux passages. L’un concerne le sang, l’autre le péché. En
hébreu, le rapport entre ‘rouge’ et ‘sang’ est tellement évident33 qu’on est surpris de la rareté du
rapprochement ; ‘sang’ se dit dam et ‘être rouge’ est adam. Parmi les nombreux passages qui

27
Isaïe 63 :1-2, voir plus haut la note 8. Mî-zéh ba mè-édôm ḥamûṣ begadîm mi-baṣerah (...) maddûa’ adom li-
lebûšéka, ke-dorèk be-gat.
28
Lamentations 4 :7-8.
29
En Jérémie 4 :11 à propos d’un vent violent. En Isaïe 18 :4 à propos de la chaleur, ḥom, et 32 :4, comme
substantif pluriel à propos de paroles, ledabbèr ṣaḥot.
30
Cantique 5:10. dôdî ṣaḥ ve-adôm. Dhorme : « Mon bien-aimé est brillant et rose ».
31
Septante : eskotasen huper asbolên, où skotazô rend le verbe ḥašak, lequel correspond au substantif ḥošek
du début de la Genèse 1:2. Jérôme : denigrata est super carbones.
32
Proverbes 33:31. al-taré yayin kî yitaddam.
33
Il est peu probable qu’il y ait un rapport étymologique entre les deux mots. D’autre part, dam est un mot
fréquent dans la Bible, 360 occurrences ; adom ‘rouge’, même complété par le verbe adam, est beaucoup
moins courant.
10

rapportent des batailles locales, harcèlements, pillages et destructions, voici le seul où le sang est
rouge34 : « S’étant levés de bon matin, et comme le soleil se levait sur les eaux, les Moabites virent
d’en face les eaux rouges comme du sang. Ils se dirent : C’est du sang ! les rois se sont entre-tués et
ils se sont frappés l’un l’autre. Maintenant donc, au pillage, Moab ! »35

Les péchés rouges sont dans Isaïe, mais le passage36 évoque nettement celui des naziréens,
et d’autres encore : « Si vos péchés sont comme des étoffes écarlates, ils devront blanchir comme de
la neige. S’ils sont rouges comme le cramoisi, ils devront devenir comme de la laine. » Les deux
verbes au centre, ‘devenir blanc’ et ‘devenir rouge’ sont liés aux les adjectifs bien connus laban et
adom ; les comparaisons sont en chiasme : la neige renvoie à la laine, et l’écarlate au cramoisi. En
fait, cette traduction par ‘écarlate’ est discutable car au lieu de l’expression ordinaire pour cette
notion, tola’at šanî, que nous rencontrerons plus loin, nous avons ici šanîm dont il n’existe que deux
cas dans toute la Bible37, tandis qu’ici ‘cramoisi’ traduit tola’ - comme si Isaïe avait écartelé
l’expression ordinaire pour en mettre une moitié de chaque côté de la comparaison.

Mais nous voici encore dans le registre des étoffes et des peaux. Et c’est là le registre
ordinaire du rouge, comme nous l’avons dit au départ. En effet, la célèbre Vache Rousse, qu’on
sacrifiait dans le rituel de purification38, en hébreu est simplement une « vache rouge ». Et en
hébreu, les chevaux peuvent également être rouges.

2.5. La vision de Zacharie


Zacharie est l’avant-dernier et le plus long39 des Douze, les « petits prophètes »40. On lit que sa vision
eut lieu en l’an 2 de Darius, ce qui correspond à 519 AEC. Il exalte la remise en ordre cultuelle qui fait
suite au retour de l’Exil, et s’irrite des retards ou des résistances. Comme dans cette autre vision, en
grec cette fois, qu’est l’Apocalypse de Jean, les couleurs jouent ici un rôle abstrait, classificatoire. Les
couleurs des Quatre Chevaux apparaissent au début, puis plus loin de façon plus précise41, après quoi
l’on semble ajouter qu’il s’agit des quatre orients.

34
2 Rois 3:22-23. « Moab, Ils virent de loin les eaux rouges comme le sang » vayyireû Môab minnégéd ét ha-
mayim adummîm ka-dam. La mention du soleil levant n’a rien d’un spectacle poétique ; c’est parce que le soleil
brille sur les eaux qu’elles paraissent rouges, et que les gens de Moab s’y trompent.
35
Il faut pourtant noter un passage où le sang colore les cheveux blancs, et donc où sa couleur implicitement
joue un rôle puissant. 1Rois 2:9.
36
Isaïe 1:18, im yihyû ḥaṭaê-kém ka-šanîm, ka-šélég yalebbînû ; im-yaeddîmû ka-tôla’, ka-ṣémér yihyû.
37
L’autre est Proverbe 31:21. Les massorètes avaient bien repéré cette singularité. En Proverbe 31 :21, Dhorme
traduit par « double vêtement » en expliquant qu’il lit šenayîm au lieu de šanîm, suivant en cela Jérôme vestiti
duplicibus ; la Septante a aussi dissas khlainas. Si c’est vrai, alors le cas de šanîm en Isaïe est unique.
38
Nombres 19 :2-10. La génisse en question est décrite en 19 :2 « une vache rousse parfaite, en laquelle il n’y a
pas de tare et sur laquelle n’a pas été posé le joug », parah adummah temîmah ašér ên-bah mûm ašér lo ‘alah
‘aléiah ‘ol. La Septante dit damalin purran et Jérôme vaccam rufam. C’est d’abord du rufam de Jérôme que la
Vache devient ‘rousse’ en français. Le targum araméen suit l’hébreu, simmôq-ta ‘rouge’.
39
Les massorètes le découpaient en 211 versets ; les suivants dans l’ordre de longueur décroissante sont Osée
(197), Amos (146), Michée (105), et le plus petit est Abdias (21).
40
Rappelons que les Douze ont formé une collection assez tôt pour qu’on ne connaisse pas de version ancienne
qui traite d’un des Douze indépendamment. Ils sont rangés dans un ‘ordre historique’ : six textes sur douze
incluent une date et pour ceux-ci l’ordre est chronologique, de sorte qu’on suppose que c’est vrai des Douze
même si l’on ignore les critères. Zacharie est le plus récent des textes datés.
41
Zacharie 1 :8, puis 6 :3.
11

« Un homme était monté sur un cheval roux. Il se tenait entre les myrtes qui sont dans la
fondrière et il y avait derrière lui des chevaux roux, des roses, des blancs. (...) et voici quatre chars
qui sortaient d'entre deux montagnes et les montagnes étaient des montagnes d’airain. Au 1er
char étaient des chevaux roux, au 2e char des chevaux noirs, au 3e char des chevaux blancs et au
4e char des chevaux bigarrés (rougeâtres)." (…) "ce sont les quatre vents des cieux…".

Dans le premier segment, au début du texte de Zacharie, un cheval rouge apparaît d’abord,
puis trois groupes dont l’un est rouge de nouveau, ce qui donne trois couleurs. Le texte des Septante
cherche à corriger cela, parce que lorsqu’il est de nouveau question de chevaux - cette fois attelés à
quatre chars désignant les quatre vents - ils sont de quatre couleurs distinctes, avec une aberration
différente : la quatrième couleur est décrite par deux mots si rares que leur sens est douteux.

Comme nous savons déjà que ces ‘roux’ et ‘roses’ des traducteurs doivent être regardés de
près, voici diverses traductions.

1er segment : un cheval puis trois groupes

1:8 1:8 1:8 1:8


hébreu adom adummîm śeruqqîm lebanîm
rouge rouge blanc
Dhorme roux roux rose blanc
Septante purros purros psaros/ leukos
poikilos
Jérôme rufus rufus varius albus
targum samôq samôq42 qaḥeḥîn ḥîwarîn
Luther rot rot braun weiss
K. James red red speckled white
Segond roux roux fauve blanc
TOB roux roux alezan blanc

2e segment : les quatre chars

6:2 6:2 6:3 6:3 6:3


hébreu adummîm šeḥorîm lebanîm beruddîm amuṣṣîm
rouge noir blanc
Dhorme roux noir blanc bigarré rougeâtre
Septante purros melas leukos poikilos psaros
Jérôme rufus niger albus varius fortis
targum samôq43 ûkamîn ḥiwarîn paṣîḥîn44 quṭmanîm
Luther rot schwartz weiss scheckicht stark
K. James red black white grisled bay
Segond roux noir blanc tacheté rouge
TOB roux noir blanc tacheté rouge

Les trois termes ‘rouge, blanc, noir’ ne font pas difficulté, mais de toute évidence l’auteur a eu des
difficultés avec le quatrième, et ses traducteurs après lui : cela ressort bien de la diversité des

42
Ou simôq, cf. l’apparat critique de l’éd. Sperber.
43
Ou simôq, cf. l’apparat critique de l’éd. Sperber.
44
Pour les deux derniers mots l’apparat de Sperber indique des variantes graphiques mais importantes,
auxquelles on se reportera.
12

traductions pour śeruqqîm dans le premier segment, et pour beruddîm amuṣṣîm dans le second. Les
trois mots sont pourtant formés exactement comme la plupart des adjectifs de couleur, avec un
schème /a-o/ à pluriel /a-uCC/, comme pour ‘rouge’ adom et pluriel adummîm. Il se peut bien sûr
qu’il s’agisse d’une normalisation ultérieure, par exemple au moment où la collection des textes a été
constituée en « Douze (prophètes) », et qu’on ait alors voulu les faire entendre comme des adjectifs
de couleur en utilisant un schéma vocalique qui y faisait penser.
Le mot śeruqqîm que Dhorme traduit (non sans raison, nous allons le voir) par ‘rose’ n’est
attesté qu’ici, mais on peut lui supposer un singulier śaroq*. Cette racine est bien connue, elle
signifie ‘lever du soleil, orient’, comme dans le mot arabe Mashreq qui s’oppose à Maghreb. Le mot
est bien attesté aussi en sabéen, dialecte sudarabique ancien connu par l’épigraphie, et qui fut la
langue du royaume de Saba et de sa célèbre reine. A cause de ce sens probable de ‘aube’, Dhorme a
traduit ‘rose’, avec un clin d’oeil à « l’aurore aux doigts de rose » d’Homère. Mais hormis notre
śeruqqîm ici, cette racine sémitique n’apparaît dans la Bible que dans trois endroits où il s’agit de
vigne. L’une des trois occurrences se trouve dans le grand poème prophétique de Jacob, à la fin du
livre de la Genèse45 à propos de Juda « Il attache à la vigne son ânon, et au cep (śorèqah) le petit de
son ânesse. Il lave dans le vin son vêtement et dans le sang des raisins son manteau. Il a les yeux
troubles de vin, et les dents blanches de lait. » Du mot śeruqqîm Rachi, au XIe siècle, écrivait : « Je ne
sais pas de quelle couleur il s’agit. Jonathan46 l’a traduit par qewaḥîn. »
Quant aux deux mots décrivant la robe du dernier groupe de chevaux, eux aussi sont très
rares ; mais si le second n’est attesté qu’une fois47, barod se retrouve dans un passage que nous
décrirons plus loin, à propos des animaux tachetés. Ce sens de ‘tacheté’ semble acceptable : la
Septante dit poikilos et Jérôme varius - deux mots qui à vrai dire possèdent un sens plus étendu.
Dans la suite du texte de Zacharie, on nous explique que les chars des Noirs, puis les Blancs,
vont vers le nord, tandis que les Bigarrés (ou : tachetés) vont vers le sud ; après quoi les Rougeâtres
veulent aller « parcourir la terre ». Voici donc nos quatre groupes organisés différemment, et les
Rouges sont oubliés. Rachi donne une explication historisante de tout cela, qui suit le modèle donné
par le livre de Daniel sur la succession des Empires, la translatio imperii. Il dit que les Noirs vont
contre les Mèdes, puis les Blancs contre les Perses, deux nations qui ont dominé Babylone ; que des
Rouges, il n’en est plus question puisque l’empire de Babylone a déjà disparu ; que les Bigarrés du
sud vont contre la Grèce48, et pour les derniers, ils règneront longtemps « c’est le royaume d’Aram ».
Ainsi, à travers des distorsions successives, passe-t-on des chevaux aux chars, et quand on
pensait qu’il s’agissait des Quatre orients l’interprétation rebondit sous l’angle politique et
historique. Les couleurs se chargent de tout - même quand on ne sait plus exactement quelles teintes
ces mots désignent : les couleurs sont devenues classificatoires.

2.6. troupeaux, marques et motifs

Si les couleurs peuvent devenir parfaitement abstraites, comme chez Zacharie, au point de ne plus
exprimer qu’un système de contrastes, elles peuvent à l’inverse devenir si concrètes qu’elles ne

45
Genèse 49:11.
46
Il s’agit du targum dit ‘de Jonathan’, et donc du mot que lisait Rachi dans sa version du targum.
47
Rachi dit qu’il ne connaît pas le sens de ce mot.
48
L’incongruité qu’il y a à placer la Grèce au sud ne lui échappe pas. Il s’excuse en disant que c’est dans le
commentaire de Sa’adia sur Daniel.
13

décollent plus de leur support, et ce support est la plupart du temps le cheveu, le poil ou la toison.
Nous avons vu plus haut que plusieurs mots hébreux qui deviendront très importants, šaḥor au sens
de ‘noir’ et ṣahob au sens de ‘jaune’, ne s’emploient dans la Bible que pour les cheveux ou les poils ;
même pour adom ‘rouge’, la plupart des exemples sont dans le même registre. Mais il y a mieux
encore : les mots de la couleur voisinent - sans rupture de continuité - avec des noms qui expriment
les motifs du décor plus que ses couleurs : le rayé, le tacheté.
Le meilleur exemple se trouve dans l’histoire de Laban et de Jacob. Jacob a épousé deux filles
de Laban, d’abord Léa, ensuite Rachel qu’il aime, et ces deux femmes ainsi que leurs servantes
respectives Zilpah et Bilhah lui ont donné douze fils et une fille. Après que Rachel a mis au monde
Joseph, Jacob demande à son beau-père Laban de le laisser repartir avec sa famille vers son pays
d’origine, avec sa part de troupeau. Jacob fait à Laban une proposition49 : il ne veut pas d’argent,
mais demande à choisir dans le troupeau les bêtes dont la toison est particulière :
« Aujourd’hui je vais passer parmi tout ton petit bétail, dont je mettrai à l’écart tout agneau
pointillé ou tacheté, tout agneau brun parmi les moutons, tout tacheté ou pointillé parmi les
chèvres : ce sera mon salaire. »
Mais avant que Jacob ne fasse son tri dans le troupeau, le malhonnête Laban, qui a pourtant
donné son accord, prend les devants en ôtant du troupeau les bêtes ainsi marquées :
« Ce jour-là, [Laban] mit à l’écart les boucs rayés et les tachetés, ainsi que toutes les chèvres
pointillées et les tachetées, tout ce qui avait du blanc et tout ce qui avait du brun parmi les
agneaux. »
Voici donc les bêtes diversement tachetées mises de côté50, à l’écart du troupeau principal
que Jacob continue de faire paître pour Laban son beau-père. Laban espère que, privé des bêtes
tachetées, le troupeau n’en produira plus : il compte ainsi garder toutes les têtes de bétail. Mais
Jacob, qui a compris la manoeuvre de son beau-père, a d’autres ressources51 .
« Jacob se procura de fraîches baguettes de peuplier, d’amandier, de platane. Il y écorça des raies
blanches, en mettant à nu le blanc qui est sur les baguettes. Puis il mit les baguettes qu’il avait
écorcées dans les auges, aux abreuvoirs d’eau où viennent boire les brebis, et elles entraient en
chaleur quand elles venaient boire. Comme les brebis entraient en chaleur devant les baguettes,
les brebis mettaient bas des rayés, des pointillés, des tachetés. Alors Jacob séparait les moutons.
(Il tournait la face des brebis vers ce qui était rayé et vers tout ce qui était brun dans le petit bétail

49
Genèse 30:31 sqq. Les mots importants sont ṣoon ‘petit bétail’, śéh ‘ tête de petit bétail (mouton ou chèvre)’,
kéśéb ou kébéś ‘agneau’ (petit) et èz ‘chèvre’ (femelle).
50
Il est vrai que si l’on compare les deux listes, on voit qu’elles ne sont pas identiques. La Septante a rationalisé
la description (ou avait un texte hébreu différent à traduire ?) : « le bétail brun chez les moutons, et le blanchi
et taché chez les chèvres. » Et Laban met de côté « les boucs tachés et blanchis et toutes les chèvres tachées et
blanchies et tout ce qui a du blanc chez ceux-ci, et tout ce qui a du brun chez les moutons. » La version grecque
a donc singularisé comme marques les taches de brun pour les moutons et les taches de blanc pour les chèvres
ou boucs.
51
Ce type de magie trouve un intéressant parallèle au XVIe siècle français chez Olivier de Serres, qui écrit (5e
lieu du Théâtre d’agriculture, ch. 4 les paons): « Plusieurs estiment faire esclorre les poussins tout blancs en
contraignant la mère, couvant les oeufs de paon, à ne regarder que blanc, par ce moyen communiquant telle
couleur à ses petits : et cela se fait en enfermant la paonne couvante dans un cabinet blanchi, n’ayant devant
ses yeux autre objet que la blancheur. » Cette conception est liée à l’idée que l’oeil absorbe la forme perçue.
14

de Laban.) Ainsi, il se constitua des troupeaux pour lui seul. (...) Ainsi l’homme s’enrichit beaucoup
beaucoup, il eut nombre de brebis, de servantes, de serviteurs de chameaux et d’ânes. »
Cette richesse ne plaît pas au beau-père, et Jacob s’éloigne précipitamment avec ses femmes
et ses troupeaux. Il se justifie auprès de Rachel et Léa en révélant qu’il a eu un songe52, assorti d’un
ange d’Elohim, où il voyait les béliers qui montaient sur les brebis ; ils étaient « rayés, pointillés,
bigarrés » (‘aquddîm, nequddîm, beruddîm). Cette histoire des moutons (ou chèvres) tachetés par
magie sympathique est facile à comprendre ; ce qui l’est moins cette fois, c’est la mention des
couleurs dans ce cadre, le blanc et surtout le brun. Peut-être s’agit-il précisément des deux couleurs
dont le contraste forme les motifs.
Les quatre mots utilisés pour noter les motifs sont53 ‘aqudim, nequdîm, ṭeluîm et beruddîm
(Dhorme : rayés, pointillés, tachetés, bigarrés). Malheureusement, les mots ‘aqod*, naqod, ḥûm
n’apparaissent que dans cette histoire de bergers jaloux ; barod* n’apparaît ailleurs que dans les
chevaux de Zacharie décrits plus haut ; ṭalû, qui se présente comme le participe passif d’un verbe, se
trouve à deux autres endroits54. La conséquence en est que le sens exact de ces motifs est incertain,
et nous pourrions juxtaposer les traductions divergentes comme nous avons fait pour deux mots de
Zacharie, śaroq et amoṣ. Il est notable toutefois que la plupart de ces adjectifs suivent le schème en
/a-o/ dont nous avons déjà rappelé le succès chez les adjectifs de couleur.
Le sens de ḥûm, souvent traduit par ‘brun’, est lui aussi peu sûr. C’est probablement un mot
de couleur, puisqu’il s’oppose ici à laban ‘blanc’. La Septante le rend deux fois par phaios (et une fois
par poikilos)55, un mot grec qui signifie à peu près ‘brun, sombre’, d’où sans doute les traductions
latines dans la Vulgate par furvus ou fulvus ou niger. Rachi a été intrigué par ce mot ; il écrit56
« šaḥûm ; ressemble au rouge (adom) ; rôš dans le parler local ; dans la langue de la Michna, l’ [épi]
bruni qui se révèle blanc ». Deux points sont importants dans sa notice. D’une part sa traduction en
français médiéval : ‘rouge’ est le mot à lire sous la graphie rôš ; d’autre part l’idée que ce mot
biblique est le verbe michnaïque ou araméen šaḥam, surtout sous la forme du participe passif
šaḥûm. Le verbe signifie ‘être chaud, rouge sombre, noir’ et est rapproché de l’adjectif ḥam ‘chaud’.
Ce mot ḥûm a disparu ensuite.

2.7. parures saintes

Il est temps de quitter les bergers, et de rejoindre les grands de ce monde, et de l’autre. Comme nous
en avertissions au début, la Bible - même après le parcours détaillé des pages qui précèdent, de
vache rouge en chevaux roses, et de moutons rayés en maladies blanches - reste un univers lexical où
la notation coloriste est rare, et s’attache constamment à des supports de poils et de toisons.

52
Genèse 31 :10-13.
53
La liste de 30:39 ne comprend que les trois premiers. On trouve en 30 :32 des formes du singulier naqod
(pointillé) et ṭalû (tacheté), ḥûm (brun), ṭalû (tacheté), naqod (pointillé) ; mêmes mots en 30 :33. En 30:35,
Laban écarte du troupeau les boucs ‘aqudîm et ṭeluîm et les chèvres nequddîm et ṭeluîm et tout ce qui a du
blanc laban et tout le ḥûm dans les moutons. Le mot barod* n’apparaît pas avant 31:12.
54
Josué 9 :5 (meṭullaôt) et Ezéchiel 16 :16 (ṭeluôt).
55
Par phaios en 30:32, 35c ; par poikilos en 30:40.
56
Rachi : šaḥûm, dôméh le-adôm, ‘rôš’ be-la’az, lešôn mišnah šeḥamtît ve-nimṣèt lebanah, le’inyan ha-tebûah.
L’allusion à la Michnah est au traité Baba Batra 5:6. Certaines éditions du traité écrivent šeḥammît.
15

Mais si nous voulons prendre en compte les matières riches, l’or, l’argent, les pierres
précieuses, l’ivoire, l’ébène et les tissus délicats, alors la situation change. Il est vrai qu’il ne s’agit
plus de mots de couleur : la couleur est implicite.
L’or, zahab, est cité dans la Bible 385 fois, beaucoup plus à lui seul que toutes les couleurs et
rayures explicites réunies. Sa gloire inonde l’Exode qu’on croirait attachée à décrire la vie fruste d’un
peuple en route dans le désert. Voici les nombres d’occurrences de zahab ‘or’, késép ‘argent’ et
neḥošét ‘bronze’ pour les livres dits historiques.

Gen Exo Lev Nbr Dt Jos Jug Sam Roi Chr


zahab 9 103 1 24 4 5 3 13 57 68 287
késép 41 41 12 37 15 6 11 8 54 45 270
neḥošét 1 35 1 4 3 3 1 8 23 24 103

La cause de cette débauche d’or dans l’Exode est bien connue. C’est à cause du rôle des métaux et
tissus précieux dans la construction du sanctuaire mobile. Comme on sait, il y a d’abord la description
du projet (ch. 25-31), interrompue justement par l’Affaire du Veau d’Or (ch. 32) ; puis la confiance
redonnée et la réalisation du projet (ch. 35-40). La distribution du mot, comme le montre le
diagramme, correspond exactement à ces épisodes.

25
20
15
10
5
0
1 3 5 7 9 11 13 15 17 19 21 23 25 27 29 31 33 35 37 39

Nombre d’occurrences du mot zahab ‘or’ dans les 40 chapitres de l’Exode

Une distribution analogue vaut pour les tissus précieux qui décorent le sanctuaire. Nous
sommes dans une phase du Pentateuque où il est beaucoup question de témoignages écrits, lesquels
semblent associés au fait que Moïse mourra au seuil de la terre promise57. Mais toutes les
instructions données pour cet ensemble rituel sont par oral, directement de Dieu à Moïse. Les
premiers mots que Dieu dit à Moïse, une fois que celui-ci a atteint la montagne, sont pour cette liste
de produits précieux dont il a déjà été question à propos des peaux teintes en rouge58 :
« or, argent et cuivre, pourpre violette et pourpre rouge, vermillon cramoisi, lin fin et poils de
chèvre, peaux de bélier teintes en rouge, peaux de dauphin et bois d’acacia, huile pour l’éclairage,

57
Juste avant, en Exode 24 :7, Moïse « a pris le livre de l’alliance, dont il fit entendre la lecture au peuple » ; ce
livre est peut-être préfiguré dans l’histoire d’Amalec, que Yahvé ordonne à Moïse (Exode 17:14) de mettre par
écrit, pour que Josué en ait connaissance après que Yahvé en aura effacé le souvenir. L’histoire du don des
Tables de la Loi en pierre, « la loi et le commandement que j’ai écrits pour leur enseigner », n’intervient
qu’ensuite (Exode 24 :12) et cette loi paraît destinée au peuple. Bien entendu, toute cette construction a été
discutée par les historiens qui, au moins depuis Spinoza, y soupçonnent une intervention de l’époque d’Esdras.
58
Exode 25 :3-7.
16

baumes pour l’huile d’onction et pour l’encens aromatique, des pierres d’onyx et des pierres à sertir
pour l’éphod59 et pour le pectoral. »
L’ordre des produits paraîtrait aller du plus au moins précieux, s’il n’y avait à la fin ce
repentir, ou cette note, à propos des pierres précieuses. En outre, comme le dit Rachi à propos des
bois précieux : mais où pouvaient-ils trouver cela dans le désert ?! Et il répond pieusement : « Rabbi
Tanḥûma explique : le patriarche Jacob avait prévu par la vertu de l’Esprit Saint qui était en lui
qu’Israël aurait un jour à édifier le Tabernacle dans le désert. Aussi avait-il apporté des (plants de)
cèdres en Egypte, les avait plantés et il avait ordonné à ses enfants de les emporter avec eux quand
ils sortiraient d’Egypte. » On ne sait qui est le plus habile, de Jacob ou de rabbi Tanḥûma.
Beaucoup de ces produits ont donné lieu à commentaire, comme souvent les produits du
commerce de luxe qui intéressent, outre l’historien, l’anthropologue et le linguiste, le sociologue et
l’économiste. Puisque nous avons déjà dit un mot des métaux, nous nous bornerons aux tissus teints
qui suivent, essentiels pour les représentations colorées. Nous nous arrêterons au « lin fin », dont
aucun texte ne dit qu’il ait été teint, et que tous interprètent comme typiquement blanc.

tekèlét argaman tôla’at šanî šèš (mašezar)


targum tikela argevana ceva’ zehôrî bûc (šezîr)
Septante huakinthos porphura kokkinos bussos
Jérôme hyacinthus purpura coccus bis tinctum byssus
Lefevre 1530 hyacinthe pourpre graine deux fois byssus
saincte
Luther 1545 gele seiden scharlacken rosinrot weisse seiden
Calvin 1560 hiacinthe escarlate vermeil fin lin
K. James 1611 blue purple scarlet fine linen
Cahen 1831 bleu de ciel rouge foncé cramoisi fil de lin
Rabbinat 1902 azur pourpre écarlate lin fin
Segond 1910 bleu pourpre cramoisi fin lin
Dhorme 1956 pourpre violette pourpre rouge vermillon cramoisi lin fin
TOB 1972 pourpre violette pourpre rouge cramoisi éclatant lin

Les traductions montrent que l’interprétation du premier terme, qui a longtemps penché vers ‘bleu’,
semble revenir vers ‘violet’ ; le second terme a viré au ‘rouge’ depuis le XIXe siècle, même si le nom
d’écarlate, que la Réforme favorisait, le rapprochait du troisième terme, où Dhorme a cherché de
nouveau a rendre les deux mots qui le composent.
C’est ce troisième terme qui est le plus facile à interpréter car tôla’ ou tôla’ah est un ‘ver’, de
sorte qu’on y voit à bon droit la cochenille, qu’on écrase pour produire le ‘cramoisi’ - terme qui
dérive de l’arabe qirmiz ‘cochenille’ ; c’est en effet cette cochenille que les Grecs nommaient kokkos,
nom dont le dérivé kokkinos a fini par remplacer l’ancien eruthros au sens de ‘rouge’. Le mot šanî
n’est que rarement employé seul, et semble signifier le produit de teinture, puis par extension le
vêtement teint. Nous avons vu plus haut que le pluriel šanîm ne se trouvait que deux fois, dont ce
passage d’Isaïe où les péchés sont écarlates.

59
Les traducteurs laissent souvent le mot hébreu èpôd pour cette pièce de vêtement décrite en Exode 28 :4
sqq. Rachi écrivait au XIe siècle : « Je n’ai pas entendu et je n’ai pas trouvé dans la Baraïta de description de sa
forme. Mais mon sentiment me dit qu’il était attaché par derrière, sa largeur correspondant à la largeur du dos
d’un homme, comme une sorte de tablier que l’on appelle porceint en français, que portent les princesses
quand elles montent à cheval. » (trad. de l’éd. Munk et al.)
17

Un passage distrayant utilise l’écarlate de šanî. Quand les Explorateurs envoyés prudemment
par Josué vers le terre promise se cachent chez la prostituée de Jéricho, ils l’avertissent en partant,
avant de descendre par une corde pendue à sa fenêtre60 : « quand nous entrerons dans le pays, tu
noueras ce cordon de fil écarlate à la fenêtre par laquelle tu nous as fait descendre (...) quiconque
sera avec toi dans la maison, son sang sera sur notre tête si l’on porte la main sur lui. » Le cordon
rouge la protégera du massacre et du pillage. Car quand Josué plus tard61, au septième tour de la
ville, va faire tomber les murailles, il avertit ses troupes de respecter deux choses : Rahab la
prostituée et sa famille, mais aussi « tout l’argent et tout l’or, tous les objets de cuivre ou de fer, c’est
chose sainte pour Iahvé. »
Dans la grande majorité des cas, šanî se trouve dans l’expression tola’at šanî. Et cette
expression elle-même est dans la majorité des cas incluse dans le groupe des Quatre tissus précieux
du tableau ci-dessus. Car ce sont ces tissus qui forment les parois de la chambre mobile à l’intérieur
de laquelle se trouvent les meubles du culte. Leur association presque systématique reste un
problème62 : s’agissait-il de fils systématiquement mélangés63, ou de plages de couleurs agencées en
motifs, comme le suggère la mention des chérubins qui y sont tissés64 ou du moins représentés.

tek. arg. tol. šanî


+ + + + Exode 25:4 ; 26:1, 31, 36 ; 27:16 ; 28:5, 6, 8, 15, 33 ; 26
35:6, 23, 25, 35 ; 36:8, 35, 37 ; 38:18, 23 ; 39:1, 2, 3,
5, 8, 24, 29.
+ + Jer 10:9, Ez 27 :7, 2Chr 2:6, 13 ; 3:14 5
+ + Lev 14:4, 6, 49, 51, 52 ; Nbr 4:8 ; 19:16 7
Distribution des groupements des trois premiers tissus précieux

Les deux autres noms, tekèlét et argaman, offrent aussi matière à recherches. La tradition
ultérieure (voir plus loin à propos du talmud) est d’accord pour voir dans tekèlét la pourpre produite
par l’exploitation des coquillages du type du Murex, qu’on appellera en hébreu ḥilazôn. Quant à
argaman (ou son homologue araméen argewan qu’on trouve aussi dans les Chroniques65), il évoque
le verbe arag ‘tisser’66 mais est en réalité certainement un emprunt : on a pensé au sanscrit râgaman
‘rouge, rougeâtre’, dérivé de râga ‘couleur’ (et souvent ‘couleur rouge’).

60
Josué 2:18.
61
Josué 6:15-19.
62
Un bon exemple des discussions ultérieures se trouve dans Flavius Josèphe, Antiquités juives 3 :183.
63
Rachi : « Il y a donc quatre variétés dans chaque fil, une de lin et trois de laine, et chaque fil était entrelacé six
fois. Donc les quatre variétés une fois entrelacées : un fil renforcé vingt-quatre fois. » harê arba’ah mînîn be-kol
ḥûṭ ve-ḥûṭ, aḥad šél pištan û-šelošah šél ṣémér, ve-kol ḥûṭ ve-ḥûṭ kapûl w’, harê arba’ah mînîn kešé-hèn šezûrîn
yaḥad k’d kepalîm la-ḥûṭ. Une part de cette opinion remonte à une discussion du Talmud (Babli, Yoma 71b) :
« Les objets où šèš [le lin, mais signifie aussi ‘six’, FJ] est mentionné ont six fois leurs fils ; où mašezar [tordu]
(est mentionné), huit fois ; la robe, douze fois ; le rideau, vingt-quatre fois etc. » Le même passage comporte
une discussion du sens de šèš.
64
La traduction du Rabbinat donne (Exode 36:1) ma’aśèh ḥošèb ‘travail de tisseur’ ; Dhorme ‘travail d’artiste’,
car il se rapporte au sens du verbe ḥašab. Cette traduction de Zadoc Kahn remonte au moins à l’opinion de
Rachi : « les chérubins y étaient dessinés en tissages » kerûbîm hayû meṣuyyarîn ba-hém ba-arîgatan - où
arîgah est le mot normal pour ‘tissage’.
65
2Chroniques 2:6.
66
Ce verbe bien attesté, surtout par son nom d’agent orèg ‘tisserand’, a l’inconvénient d’être inconnu des
autres langues sémitiques, sauf en phénicien ; le nom érég signifie certainement ‘navette’. Cette racine, si c’en
18

Cette chambre mobile, dont le périmètre était défini par les tentures de tissu précieux (dont
Dieu nous détaille la longueur en coudées et dénombre toutes les agrafes avec un goût étonnant
pour la mercerie d’apparat), était destinée à protéger et à valoriser les instruments d’or et de bois
rares qui se trouvaient dedans. Cette chambre (miškan), ‘demeure’ ou ‘tabernacle’ selon les
traductions, est recouverte d’un toit, qui est un grand auvent (ohél, souvent ‘tente’ dans les
traductions) en peaux de chèvre cousues, auquel il semble que l’on suspende les tentures qui
forment les parois de la chambre ; par dessus encore viennent une couverture en peaux de béliers
teintes en rouge (nous en avons parlé auparavant), puis encore une autre en peaux de dauphins67.
Ensuite vient la description des planches, avec des supports en argent ; dont on nous dit
qu’elles sont recouvertes d’or. Puis encore un rideau, puis d’autres ustensiles dans une profusion
cumulative qui, peut-être, était compatible avec un usage concret, ou dont peut-être la description
s’est trouvée embarrassée par la dévotion. L’ambition d’éblouir est en tout cas évidente. Cette
ambition se retrouve dans la description des vêtements, qui reprend l’emploi des mêmes tissus
précieux et y ajoute, pour les épaulettes et le pectoral du grand-prêtre les fameuses pierres
précieuses gravées au nom de chaque ‘tribu’.
Il ne fait aucun doute que c’est un cérémonial royal, ou un défi à un tel cérémonial, comme le
montre le déséquilibre recherché du grand-prêtre et du roi. Que ce dernier, Moïse, doive mourir au
seuil de la terre promise au Sinaï, montre sans doute qui rédige le texte. Pour nous, qui observons de
si loin dans le temps cet effort de faste et les couleurs qui s’y affichent, nous devons maintenant
nous tourner vers les Rois, ceux du moins qui ont prétendu à la puissance et au luxe, autant dire
Salomon.

2.8. « le luxe, et même la mollesse »

Dans un poème astucieux et moqueur, Voltaire disait ne pas regretter « le jardin de nos premiers
parents » pour ajouter plus loin, au grand dam des suppôts de l’ascèse : « j’aime le luxe et même la
mollesse / tous les plaisirs, les arts de toute espèce ». A beaucoup d’égards, ce portrait convient à
Salomon, dont la Bible et la tradition ultérieure nous font une image si compliquée.
L’histoire de Salomon est racontée dans les 11 premiers chapitre du livre des Rois et en
2Chroniques 1-9. Une part majeure des occurrences du mot zahab ‘or’ qui ne se rapporte pas à la
construction du tabernacle, dans l’Exode, se rapporte aux passages concernant Salomon68. Le faste
qui marque l’image de Salomon, beaucoup plus que celle du petit David, tient en partie au fait qu’il a
construit en dur le temple, qui n’était qu’une tente avec des planches en bois - et l’on doit d’ailleurs
craindre que le luxe de la construction salomonienne n’ait rejailli pour colorer indûment la
description de sa préfiguration.

est une, fait penser au grec arakhnê, lié au latin arânea, qui reposent sur un thème *arak-. La scène biblique
principale de métier à tisser se trouve dans l’histoire de Samson et Dalila, Juges 16:13-15.
67
Dhorme traduit ainsi le mot hébreu taḥaš, qui ne se trouve que dans ce contexte, dans le groupe ‘ôr(ot)
taḥaš ‘peau de dauphin’. Sauf une fois (Ezéchiel 16:10) « je t’ai chaussée de dauphin ». Dans l’édition Dhorme,
c’est Jean Koenig qui a traduit Ezéchiel et il est plus prudent sur la traduction par ‘dauphin’, comme il le dit
dans sa note à ce passage : « Alors que les versions antiques indiquent qu’il s’agit d’une étoffe fine, la tradition
juive y reconnaît la soie. Ce sens est possible, quoique la soie n’apparaisse, bien attestée, qu’à l’époque
d’Alexandre. »
68
33 occurrences en 1Rois 1-11 et 36 en 2Chr 1-9.
19

Les ressources quotidiennes69 de Salomon comprennent de la fleur de farine et de la farine


ordinaire, boeufs gras et boeufs ordinaires, petit bétail à foison, cerfs, gazelles, daims, volaille. Les
produits précieux sont l’or omniprésent (on affecte de mépriser l’argent70 et le fer est proscrit),
l’airain (ou bronze), l’ivoire pour le trône royal (mais revêtu d’or fin), des pierres de prix, des bois
(olivier sauvage ; cèdre et cyprès que Salomon paie en blé et en huile d’olive). Une liste de cadeaux
réguliers71 comprend « objets d’argent et objets d’or, vêtements, armures et aromates, chevaux et
mulets.» L’or est lié à Ophir et à la flotte d’Hiram, comme les aromates sont aussi liés à la visite de la
Reine de Saba, venue avec des chameaux. Les chevaux72, qui passent inaperçus, sont au moins aussi
importants : ils étaient rares jusqu’alors dans la Bible, où ânes et mulets abondent.
Les femmes jouent un grand rôle dans l’histoire de Salomon. Le récit de son règne commence
avec la mention de son mariage avec la fille de Pharaon, se poursuit sur l’épisode fameux des deux
mères départagées, culmine avec la visite de la reine de Saba, et s’achève avec le paragraphe
scandalisé sur les mille femmes de Salomon - la couronne désastreuse de sa fortune.
La fête immense de sept jours à laquelle il convie le peuple pour l’inauguration du Temple est
traitée avec beaucoup de discrétion73 ; il est indiqué qu’au huitième jour, les gens sont congédiés et
s’en retournent à leur tente « joyeux et le cœur content ». Ceci fait écho à un constat un peu
antérieur74 « on mangeait, on buvait, on était joyeux. »

2.9. Esther

Tous ces traits - le festin royal au terme duquel on congédie le peuple, les femmes et les
ennuis qu’elles apportent, la joie et la richesse - évoquent avec force un autre épisode célèbre,
l’histoire d’Esther. La grande différence entre les deux récits, c’est que le second est devenu
personnel. Pour aucune des femmes autour de Salomon nous n’avons de nom propre ; nous avons
les noms de ses préfets, de ses ouvriers, mais ni celui de la fille de Pharaon, camouflée dans le
harem, ni celui de la princesse de Saba, aventurière et spirituelle ! La biographie de Salomon reste
celle d’un état triomphant, sous le regard à la fois fasciné et jaloux des traditionnalistes - jaloux sans
doute aussi de l’extraordinaire discours75 de Salomon à Dieu tout seul.
Au contraire dans l’histoire d’Esther, l’héroïne a un nom (deux noms, en fait) et est au centre
du tableau : le monarque et sa cour, et même le drame politique latent, n’apparaissent à nos yeux
que comme de douloureuses circonstances d’où Esther sort plus grande et plus belle. Le texte
d’Esther est composite. Le texte grec donné par la Septante comporte six additions assez longues au
texte hébraïque, qu’il abrège parfois sur d’autres points ; il existe même une ‘traduction grecque’
beaucoup plus courte et divergente, que nous rapportent d’autres manuscrits. La tradition du targum
araméen n’offre pas moins de diversité. Jérôme, qui prétend traduire mot-à-mot un texte hébreu
authentique, produit une traduction latine qui diffère sensiblement des textes hébreux et grecs
connus.

69
1Rois 5:3.
70
1Rois 10:21 et 27.
71
1Rois 10:25.
72
1Rois 5:6, voir aussi 1Rois 10:26 et 28 ; ces chevaux étaient amenés de Cilicie à grands frais. Les apparitions
de chevaux (sûs) antérieures à Salomon sont Gen 47:17 et 49:17, Exo 9:3, 14:9 et 23, Dt 11:4, Jos 11:4, Jug 5:22.
73
1Rois 8:65-66.
74
1Rois 4:20.
75
1Rois 8:23-53.
20

Cette diversité s’explique de deux façons. Le texte d’Esther s’est trouvé associé à la fête de
Pourim (‘les Sorts’) qui est une fête joyeuse. Ce rapprochement est commenté dans le traité
talmudique Meguillah. Le livre d’Esther s’est trouvé à la fois enrobé dans la tradition religieuse, reçu
dans le Canon, et l’objet de lectures festives et romanesques qui en suscitaient des versions
arrangées et traduites, notamment en grec. N’oublions pas que ce texte n’est pas très antérieur à la
floraison des romans grecs, à leur goût pour le drame, le suspense, et les jolies filles éplorées, surtout
quand elles s’évanouissent.
D’autre part, mais non sans lien avec le premier faisceau de raisons, le texte d’Esther est un
des plus cosmopolites de la Bible hébraïque. Il comporte de nombreux mots étrangers, empruntés à
l’araméen, au grec, ou même (dans le cas de karpas, par un truchement iranien) au sanscrit. Il
comporte de nombreux mots rares ou d’attestation unique. Ces réflexions aident à comprendre le
sort des couleurs, lesquelles sont concentrées dans deux passages76. Le premier décrit le décor de la
cour du roi de Perse.
« Des tentures blanches et violettes étaient attachées par des cordons de byssus et de
pourpre à des anneaux d'argent et à des colonnes de marbre ; des lits d'or et d'argent reposaient
sur un pavé de porphyre, de marbre, de nacre et de marbre noir. »
Frank Michaeli, qui a traduit et annoté Esther pour l’édition Dhorme, prévient que ‘porphyre’
et ‘marbre noir’ sont conjecturaux. Les ‘tentures blanches et violettes’ rendent ḥûr karpas û-tekèlét,
où l’ordre des mots est bizarre : on attendrait karpas ḥûr û-tekèlét ‘du coton blanc et de la pourpre’
attachés par les ‘cordons de byssus (bûṣ, le mot araméen du targum pour l’hébreu šèš, Dhorme ‘lin’)
et de pourpre (argaman, Dhorme ‘pourpre rouge’). L’incursion de mots araméens comme ḥûr ‘blanc’
et bûṣ ‘lin’ (?) rendent très compliqué l’exercice herméneutique qui consiste à rendre les mêmes
mots source par les mêmes mots cible sur l’ensemble de la Bible : la source a trop changé, et c’est
presque une autre langue à traduire. Le meilleur exemple est šèš, le mot hébreu qui dans l’Exode
voulait dire ‘lin’ (araméen bûṣ), et qui semble maintenant signifier ‘marbre’ ! Dans ce second cas il
s’agit certainement encore d’un mot araméen, une fois écrit šayiš dans un passage où c’est un nom
de pierre et qu’on retrouve ici et dans le Cantique77 (qui des deux cite l’autre, Esther ou le
Cantique ?) sous forme contracte.
Nous pouvons résumer ces transformations dans le tableau suivant. La colonne de gauche
donne le sens ; celle du milieu indique que le mot est attesté (comme emprunt à l’araméen) dans le
texte d’Esther ; celle de droite indique le mot hébreu de l’Exode qui est traduit par ce mot araméen
dans le targum courant. Toute la différence est qu’au temps du texte de l’Exode, ces mots ne se
trouvaient que dans une traduction araméenne, tandis que maintenant au temps du texte d’Esther,
ils sont entrés dans le texte hébreu lui-même.

araméen d’Esther traduisait l’hébreu


blanc ḥûr laban
lin bûṣ šèš
marbre šèš (< šayiš)

L’autre passage coloriste important est celui-ci :

76
Esther 1:6 et 8:15.
77
Cantique 5:15.
21

« Mardochée sortit de chez le roi avec un vêtement royal violet et blanc, une grande
couronne d’or et un manteau de byssus et de pourpre. »
Nous retrouvons ici les termes rencontrés dans le passage précédent. Les ‘violet et blanc’
sont pour tekèlét et ḥûr , les deux couleurs qui plus haut concernaient le karpas ‘coton’ et
maintenant s’appliquent au ‘vêtement royal’. Le ‘byssus’ et la ‘pourpre’, bûṣ et argaman, reprennent
les couleurs des cordons des tentures et s’appliquent maintenant au manteau non moins royal.
Jérôme suit ici les versions latines plus anciennes en traduisant bûṣ par sericus ‘la soie’.
Sericus est un mot rare dans la Vulgate et ne se retrouve, cette fois à côté de byssus, que dans une
liste de produits précieux d’Ezéchiel, dans une prophétie sur Tyr78 : « Edom était ton fournisseur : à
cause de l’abondance de tes produits il pourvoyait tes marchés en malachite, pourpre rouge,
broderie, byssus, corail et rubis. »

2.10. L’éclat et la couleur


Les mots de couleur sont donc rares dans la Bible. Ce qui ne signifie pas que la couleur le soit, ni
qu’elle joue un rôle effacé. Nous avons vu que ‘noir’ ne se disait que du poil des bêtes ou des
cheveux des hommes, mais cela ne diminue pas sa valeur. Celle-ci est explicite dans un passage
célèbre du Cantique « qui est de Salomon » :
« Je suis noire mais jolie79, filles de Jérusalem, comme les tentes de Cédar, comme les
pavillons de Salomon. Ne faites pas attention si j’ai bruni, c’est que le soleil m’a hâlée. »
Le ‘noire’ de Dhorme est parfait, c’est l’hébreu šeḥôrah ; nous ne connaissons guère les
tentes de Cédar80, mais c’est le mot ohél ‘tente’ qui se trouve dans la description de la chambre du
Tabernacle, de même que yerî’ah, ici ‘pavillon’, n’est autre que la tenture du même endroit ; est-ce
pourquoi elles sont rapportées à Salomon ? Mais alors, en quoi sont-elles des exemples de ‘noir’
alors que nous les avons vues de pourpres si diverses ? Ou bien ce vocabulaire des tentes saintes
n’est-il pas après tout identique à celui des tentes des pasteurs, qui seraient noires. Plus loin, cette
femme hâlée par le soleil est ‘brunie’, šeḥarḥorét - troisième et dernier exemple d’une forme
atténuative que nous avons rencontrée déjà dans adamdam ‘rougeâtre’ et yeraqraq ‘verdâtre’ - d’où
le fait qu’on traduit ici parfois par ‘noiraude’. On aimerait peut-être que cette femme heureuse, qui
échange avec son amant des compliments élaborés dans un décor fastueux et tout à fait
salomonien81, soit cette fille de Pharaon que nous n’avons qu’à peine vue, puisqu’on dit ici « A ma
cavale parmi les chars de Pharaon, je te compare, ô ma compagne ». Mais ce n’est pas sûr !
Nous avons vu pour les bâtiments de prestige ou les produits précieux que les couleurs
étaient rarement indiquées : il ne semble pas que leur grandeur en ait souffert. Le lexique des objets
précieux semble rendre inopportun la mention de couleurs passe-partout. Quand le Cantique dit82

78
Ezéchiel 27 :16. La liste des produits est nopék argaman ve-riqemah û-bûṣ ve-raamot ve-karkod. Septante :
staktên kai poikilmata ek Tharsis kai Ramôth kai Khorkhor (le texte est en outre assez fluctuant). Jérôme :
gemmam purpuram et scutulata et byssum et sericum et chodchod. (ce dernier terme très fluctuant dans les
manuscrits).
79
On pourrait débattre du ‘mais’ : l’hébreu dit ‘et’, mais il est certain que ce ‘et’ hébreu a une extension
différente de notre ‘et’ français moderne. Septante melaina eimi kai kalê, mais Jérôme déjà nigra sum sed
formosa.
80
Psaume 120:5.
81
Cantique 1:17 « Les poutres de nos maisons sont de cèdre, nos lambris sont de cyprès. »
82
Cantique 6:10.
22

« belle comme la lune, brillante comme le soleil », cette ‘lune’ est lebanah, et ce mot est
certainement le mot ‘blanche’, mais de toute évidence le sens de ‘lune’ l’emporte sur la couleur, de
même que le soleil suffit à son éclat.
Nous avons commenté plus haut le fait que le ‘sang’, quoiqu’il se dise dam, soit si rarement
rapproché du ‘rouge’, adom. C’est qu’il suffit. Le produit, la chose, surpassent la couleur. Surtout
dans la poésie les couleurs sont rares, et c’est pour cette raison. Cent exemples du Cantique peuvent
être amenés, et certains nous semblent très étranges83 ; va pour « son ventre est de l’ivoire poli » ou
« ses jambes sont des colonnes d’albâtre », avec ce goût de riche qui parfois nous irrite ; mais
songeons que la suite du premier vers est « recouvert de saphirs » et la suite du second « dressées
sur des socles d’or pur ». Et que dire du très étrange « ses mains sont des bracelets d’or » ? Pourtant,
nous sommes parfois touchés au vif par certaines comparaisons plus paysagères et inattendues.
L’esthétique de la Bible84 réagit davantage - même en prose - à l’éclat ou la brillance, ou au
contraire à la ténèbre, à l’ombre, au nuage85 ; et moins aux couleurs. Son goût notoire pour l’or, les
pierres précieuses, certains tissus, va dans ce sens. C’est dans cette perspective qu’il faut
comprendre un nom comme ‘la ténèbre’ initiale dans le mythe de la Création86 (ḥošék, le terme
revient 80 fois dans la Bible87), nom qui possède un verbe correspondant ḥašak ‘devenir sombre’
qu’utilisent les poètes, et un adjectif ḥašok ‘obscur’ qui n’est attesté qu’une fois88, en réalité comme
un substantif ḥašukkîm ‘les gens obscurs’ - qui dans ce passage s’oppose aux rois melakîm. L’axe
social89, celui du prestige, courtise celui de la richesse et celui de l’habileté : le roi, le riche, le grand
artisan ou l’artiste, se fréquentent et augmentent réciproquement leur splendeur, comme nous
l’avons vu faire à Salomon : on vient de loin pour le voir, tantôt pour ses trésors, tantôt pour sa
science, et l’un rime avec l’autre sans s’y confondre. Qui dira ce qui a séduit la reine de Saba ?

3. Couleurs du Talmud
3.1. Introduction 1 : le Talmud

83
Les exemples qui suivent viennent de Cantique 5:14-15.
84
Il est entendu que cette notion est trop générale : l’esthétique varie selon les auteurs. Mais le trait est assez
général pour être décrit provisoirement de cette façon.
85
Le mystère s’exprime dans ces paradoxes que sont le ‘buisson ardent’ et la ‘nuée’ alternativement sombre et
lumineuse qui guide Moïse, quand la lumière sort du sombre, de même que l’arc-en-ciel, « signe de l’alliance »,
avait illuminé pour Noé le ciel d’orage (Gen 9:6) : « l’arc sera dans le nuage (ve-hayetah ha-qéšét be-‘anan) et je
le verrai pour me souvenir de l’alliance perpétuelle entre Elohim et tout animal vivant en toute chair qui est sur
la terre. » Le signe qui les guide dans le désert est une colonne de nuage (‘amûd ‘anan) puis une colonne de feu
(‘amûd èš).
86
Probablement aussi la sorte de vertige que représente l’expression figée tohû-va-bohû, traduite par Rachi en
français estordison, dont le premier terme est une variation sur tehôm ‘abîme’ et le second sur *behôm, terme
déduit d’une racine attestée ailleurs (‘fermé, muet’) et liée en hébreu à behèmah ‘la bête’ et à son pluriel
intensif behèmôt ‘le monstre’.
87
Les grands utilisateurs du mot ‘ténèbre’ sont l’Ecclésiaste, Isaïe, et surtout Job (16 occurences à lui seul).
88
Proverbes 22 :29 « Vois-tu un homme habile en son ouvrage : il se tiendra devant les rois, mais il ne se
tiendra pas devant des gens obscurs » (Guillaumont, éd. Dhorme).
89
Un exemple concret des deux bouts de l’échelle sociale est en Exode 11:5 « depuis le premier-né du Pharaon
assis sur son trône jusqu’au premier-né de la servante qui fait tourner la meule. » Repris plus loin (Exode 12:29)
« depuis le premier-né de Pharaon assis sur son trône jusqu’au premier-né du captif au fond de la geôle. »
23

Les Talmuds sont les œuvres les plus amples de l’Antiquité tardive90. Loin d’être confinés à des
discussions sectaires, ils expriment une culture parvenue à un paradoxal apogée. En 70, les armées
de Titus détruisent le Temple de Jérusalem qui avait peu à peu (non sans discussion) servi de foyer à
un judaïsme religieux hostile à l’Empire. A la suite des révoltes provoquées par la colonisation gréco-
romaine, une part importante de la population juive reprend la route de l’est, celle de l’Exil
babylonien. Dans le bouleversement de ce second exil, certains chefs religieux codifient des usages
sur le point de se perdre, ou jugés tels : ils en font ce qui s’appellera la Michna (‘répétition,
enseignement’), une collection de sentences destinées d’abord à être apprises par cœur. Ces
sentences, dites chacune michna (et dont l’ensemble forme la Michna), sont rassemblées par thèmes
en 63 traités de longueur variable, et ces traités sont groupés en six ‘ordres’, sedarîm. L’ensemble
paraît au point vers 200 de notre ère. Ce processus draconien de classification a laissé de côté bon
nombre d’opinions et de discussions qui n’ont pas été perdues, et qu’on retrouve dans des ouvrages
différents.

La Michna était dite en hébreu, un hébreu normalisé et modernisé91 dont la tournure est
celle d’une koinè. C’était une ‘tradition orale’92 - mais nous savons les noms de la plupart des
personnages qui y ont contribué et le nom de ‘l’éditeur scientifique’ qui a mis son autorité93 dans la
balance pour que vive cette fiction douloureuse : de nouveau un Temple transportable, comme
autrefois l’Arche au désert. Cette Michna est un assez gros livre94, et l’on pouvait peut-être
l’apprendre par cœur95, sans doute mieux en s’y mettant à plusieurs.
Vers 200 après JC, alors qu’une partie importante des communautés juives vit en Babylonie,
on commence à noter les commentaires sur la Michna, ou ce qui se présente comme tel : la
Guémara. Ces commentaires sont dans la langue courante dans le Proche- et le Moyen-Orient de
cette époque, l’araméen96 que l’Empire Perse avait institutionnalisé. Il ne s’agit pas de commentaires
ordonnés et calibrés. Le plus étonnant dans ce foisonnant désordre, c’est l’alliance entre le goût de
l’autorité et la liberté des interventions. Le goût des autorités se manifeste par le fait que la parole

90
Les ouvrages d’introduction au(x) talmud(s) sont nombreux. Signalons-en quelques uns ; on peut facilement
compléter en consultant de bonnes encyclopédies. Strack & Stemberger 1986 est un ouvrage savant qui décrit
l’ensemble des sources. Malki 1972 décrit de façon très vivante le « monde du Talmud ». Cohen 1977 passe en
revue certains thématiques des Talmuds ; sa présentation est riche et assez libérale. Steinsaltz 1987 est une
présentation historique (à connotations religieuses), thématique et méthodologique ; Steinsaltz 2005 est un
guide plus technique pour ceux qui veulent approcher le texte original. On trouve les textes des Talmuds en
ligne, ainsi que certaines traductions. Le dictionnaire indispensable demeure celui de Jastrow, même s’il en
existe d’autres plus récents.
91
Segal 1958. Sur l’histoire de la recherche en hébreu michnique, avec de riches extraits commentés, Kessler-
Mesguich 2003.
92
Voir les réflexions de Mireille Hadas-Lebel à ce sujet, Hadas-Lebel 1995 : 136.
93
Yehuda ha-Nasi portait le titre de nasi, ‘prince’, parce qu’il était de la lignée de David, disait-on. La tradition
le disait aussi très riche et lui prêtait des relations flatteuses avec des empereurs romains. A la fin du traité
Sotah (49b), on rapporte son opinion hostile à l’araméen : mieux vaut l’hébreu et le grec. Cet organisateur de la
tradition, qui a passé la fin de sa vie dans la ville gréco-romaine de Sepphoris, semble avoir vécu autant en grec
qu’en hébreu. Le fait que la michna soit en hébreu et que l’araméen en soit exclu prend sous cet éclairage un
caractère particulier - si la tradition de Sotah 49b est véridique.
94
Elle comprend 188.000 mots. Les Histoires d’Hérodote font 185.000 mots.
95
La Torah, tout compris, compte environ 75.000 mots. Madame Bovary compte 72.600 mots.
96
L’araméen est une langue proche de l’hébreu, et est écrit dans le même alphabet. Dans une page de Talmud,
il faut regarder de près et lire, pour voir ce qui est en hébreu et ce qui est en araméen.
24

est rendue à qui l’a dite. Même si l’on cite une demi phrase prononcée un siècle plus tôt, on dit : ceci,
je l’ai entendu de X qui citait Y qui a dit qu’il l’avait entendu de Z. Le Talmud, qui est l’ensemble de la
Michna et de la Guémara, est un univers de noms. On a à juste titre fait remarquer qu’il y a une part
d’affabulation dans ce théâtre de la Tradition Orale97, d’une part parce qu’il reste en réalité une
grande quantité de paroles anonymes, d’autre part parce qu’on peut parfois démontrer que
certaines de celles qui sont attribuées le sont à tort : cette Tradition, comme beaucoup d’autres, est
pour partie rétrospective. Mais l’effet produit est saisissant : on croirait y entendre les débats du
passé, les écoles rivales, les tendances différentes, Hillel et Shammay. Le Talmud de Babylone
comprend 1.870.000 mots, dix fois plus que la Michna, dix fois les Histoires d’Hérodote. C’est
vraisemblablement une des plus longues œuvres jamais écrites. Il est vrai que c’est plutôt une
collection de discours, ordonnée par thèmes.
Il existe deux Guémara, toutes deux écrites en araméen assaisonné d’hébreu. L’une, la plus
détaillée, a été rédigée en Babylonie – c’est celle dont il est question ci-dessus, et dont il sera
question dans les pages qui suivent ; elle forme avec la Michna le ‘Talmud de Babylone’. Une autre,
plus courte et souvent plus difficile à comprendre, forme avec la Michna le ‘Talmud de Jérusalem’.
Certains passages sont similaires, d’autres non.
La Guémara au départ est une collection de remarques orales, rarement de discours, plutôt
de conversations. Elle se présente maintenant sous une forme écrite, à peu près standardisée depuis
les éditions imprimées de la Renaissance ; elle a subi un « travail éditorial » en plusieurs phases.
D’une part, ces débats sont groupés - plus ou moins - en fonction des traités de la Michna qu’ils
commentent. En effet, quand on ouvre un traité du Talmud, on trouve une michna, suivi de sa
guémara (c’est-à-dire des commentaires plus ou moins directs à son sujet), puis une autre michna,
avec sa guémara, etc. Les dialogues et débats de la Guémara sont donc en principe classés selon les
thèmes des michnas qu’ils commentent. D’autre part, certaines remarques ou anecdotes n’ont qu’un
rapport assez lointain98 avec tel ou tel traité où elles se trouvent incluses, de sorte qu’on n’a pas
l’impression de traités au sens normatif et rigide du terme. Il faut parfois être bienveillant pour
accepter le fil conducteur qu’on nous propose. On y perd sans doute en rigueur, mais on y gagne à
coup sûr en surprises et en liberté. La rhétorique y a beaucoup d’importance, mais dans la
conversation et l’arrangement des opinions sur un thème, pas dans l’ordonnancement général.
Un aspect sympathique de cette compilation est qu’on y voit vivre une culture, pour une
part. Il est question de nombreux pans de l’existence, des plus concrets et des plus matériels aux plus
ludiques et aux plus éthérés. On y trouve des recommandations sur les manières de table ou de lit,
des histoires de fantôme, la façon de distinguer la nuit du jour, des ratiocinations sur les franges
(bleues et blanches) du châle de prière - et des couleurs.

97
Des ouvrages récents ont décrit comment la construction biographique de la Michna, puis du Talmud, était
en partie pseudépigraphique. Voir L. Jacobs 1991.
98
Cet aspect des choses a embarrassé très tôt (dès la mise au point des Talmuds) les ‘docteurs’. On a donc
cherché à distinguer ce que relevait de la réglementation et avait valeur juridique (halakah) de ce qui était
anecdote pédagogique, métaphore, glose...et fantaisie (aggadah). En réalité, la distinction est difficile à faire,
même s’il existe des recueils traditionnels (des collections d’extraits, ou anthologies) pour l’une et l’autre
catégorie. Pour l’aspect aggadah, le recueil de le plus célèbre est La Source de Jacob, une anthologie composée
au début du XVIe siècle par Jacob ibn Habib, trad. fr. 1982.
25

Il ne faudrait pourtant pas croire que ce Talmud est un témoin transparent de la culture (au
sens ethnographique) des communautés juives de la Babylonie entre IIIe et VIe siècle. Tout d’abord,
on y voit et on y entend surtout des hommes – rarement des femmes et pratiquement jamais des
enfants. Ensuite, les débats concernent les questions de religion, dans un sens il est vrai assez large.
Enfin, on n’a jamais de ‘vues d’ensemble’ : rien ou presque rien sur la réalité de l’organisation sociale,
rien ou presque sur les maisons, les villages et leur aspect : tout est vu par les détails.
Le Talmud, malgré le caractère ébouriffé de sa compilation, et l’aspect souvent distrayant des
discussions et des anecdotes qui sont rapportées, n’est donc pas une « œuvre littéraire » au sens
ordinaire du terme. Ce n’est pas non plus un Rapport qu’on pourrait consulter – et il ne comporte pas
d’index. Quand on cherche à comprendre les couleurs en usage, il faut donc, là comme ailleurs, user
de précautions.
Pour citer un passage de la Michna, on donne le nom du traité (il y en a 63), puis le chapitre et le
numéro de la michna99. Pour un passage du Talmud de Babylone, on indique le nom du traité (il n’y
en a que 37100), le numéro du feuillet de l’édition de référence et s’il s’agit du recto ou du verso (‘a’
ou ‘b’)101. Comme la Michna est comprise dans l’édition du Talmud, il est aussi possible d’indiquer un
passage de Michna par une page de Talmud.

3.2. Introduction 2 : Talmud et couleurs

Dans la Michna, dont la compilation est close vers l’an 200, puis dans la Guémara qui la commente,
nous trouvons un monde coloré beaucoup plus homogène que dans la Bible. Ce n’est pas tellement
que les couleurs évoquent mieux celles de l’Europe occidentale d’aujourd’hui, ni dans leur fréquence
ni dans leur distribution. C’est simplement que la Bible reflétait une diversité de cultures et
d’époques. Le Talmud de Babylone, même si sa rédaction s’étend sur plusieurs siècles, témoigne
d’un milieu restreint, qui a déjà ses limites et ses codes - ceux-là même qu’il s’efforce de décrire.
Il est assez facile d’envisager les mots de couleur du Talmud en deux registres. D’une part,
ceux qui reviennent sans cesse ensemble pour expliquer des contrastes significatifs ; au centre de ce
registre se trouve le mot ‘noir’, autour duquel gravitent ‘rouge’ et ‘blanc’. D’autre part, il y a les mots
qui sont liés à des produits naturels, surtout des techniques de teinture, et dont les références sont
dans le monde des animaux ou des plantes, des vêtements, des tissus ; au centre de ce registre se
trouve le mot ‘jaune’ souvent traduit par ‘vert’, puis le mot ‘pourpre’ souvent traduit par ‘bleu’.

99
On appelle en effet ‘michna’ chaque sentence, et Michna l’ensemble des sentences.
100
Il y a des traités de la Michna qui n’ont pas reçu de guémara dans le cadre du Talmud de Babylone ; certains
de ceux-ci ont cependant une guémara dans le cadre du Talmud de Jérusalem.
101
Par exemple, le mot ‘gôlém’ et le récit détaillé de la création d’Adam à partir de la poussière se trouve en
Sanhédrin 38b, c’est-à-dire dans le traité Sanhédrin du Talmud (de Babylone) folio 38 verso de l’édition
standard. La liste des crimes passibles de lapidation se trouve en Sanhédrin 7:4 : c’est la 4e michna du chapitre
7 du traité Sanhédrin de la Michna. Si l’on ouvre le traité Sanhédrin, on a donc deux façons de s’y retrouver.
Soit on procède par chapitre, et on cherchera la 4e michna dans le chapitre 7 (qui commence au f° 49b : les
numéros des chapitres sont indiqués dans les titres courants, en haut de la page) pour la trouver en 53a (les
michnas ne sont pas numérotées dans le texte du Talmud). Soit on procède par folio - ce qui est plus pratique,
et la seule façon de faire si l’on cherche un passage de la Guémara. Cela suppose que la mise en page des
éditions du Talmud soit fixée ; elle date de l’édition Bomberg faite à Venise en 1520-1523.
26

Parlons d’abord des termes de couleur les plus fréquents. Il faut avertir que quand les ‘sages’
de ce temps-là se mettent à s’intéresser à tel détail, un mot peut soudain et pour quelques pages
devenir très fréquent, puis rester rare dans le reste des livres. En occultant ces « zones de
fréquence », un décompte trop général nous fait passer à côté de l’essentiel. Surtout, il ne nous
indique pas quelles couleurs vont ensemble.
On peut toutefois indiquer les mots de couleur les plus fréquents dans la Michna. L’avantage
est que la Michna forme un ensemble dont l’époque de rédaction est courte, et limité dans son style
puisqu’il s’agit de phrases indiquant - en hébreu - des règles de droit et de conduite ; elles sont en
principe destinées à être apprises par cœur. L’inconvénient complémentaire est que les mots de
couleur attestés dans la Michna ne reflètent pas naïvement le monde des couleurs de la société de la
même époque.
Le tableau ci-dessous donne à gauche en ordonnée les termes hébreux (le tiret indique que
le décompte inclut les formes pourvues d’affixes), en abscisse les groupes de traités : la Michna est ici
divisée, pour des raisons purement pratiques, en 12 sections : cela permet de voir si le terme étudié
est ou non régulièrement distribué. Les traductions de la 2e colonne sont des approximations.

A1- A6- B1- B5- C1- C4- D1- D5- E1- E4- F1- F4- TOT
5 11 4 12 3 7 4 10 3 11 3 12
laban- blanc 1 2 2 8 3 2 10 4 4 7 67 6 116
šaḥôr- noir 1 4 0 2 2 1 3 0 2 4 10 7 36
ṣahôb jaune 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 18 0 18
adôm- rouge 0 0 0 2 0 0 2 0 1 0 1 4 10
yarôq vert 0 0 1 1 0 0 0 0 1 0 0 1 4
kuḥl- bleu 0 0 1 0 0 0 0 0 0 0 1 1 3
tekèlét pourpre 2 0 0 1 0 0 0 0 0 0 0 0 3
yeraqraq verdâtre 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 2 0 2
ḥûm brun 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0

On remarque que la domination écrasante du mot pour ‘blanc’ doit être nuancée du fait que plus de
la moitié des occurrences (67/116) se trouve dans le seul traité Néga’im consacré aux plaies
lépreuses - un sujet qui motivait déjà l’essentiel des occurrences de ‘blanc’ dans le corpus biblique.
Malgré cette remarque, la couleur ‘blanc’ reste la plus communément citée. ‘Noir’ vient ensuite, plus
fréquent dans les derniers traités (17/36). Le mot ici glosé ‘jaune’, n’est employé qu’à propos des
cheveux ; il n’est attesté que dans le même traité Néga’im. Le mot pour ‘rouge’ ne vient qu’ensuite
dans l’ordre de fréquence, et les autres sont rares.
Cette situation est différente de celle que nous avons observée dans la Bible, où la
domination des rouges et des pourpres est très sensible dès que l’on essaie de se représenter les
produits et tissus précieux, et où blanc et noir ne jouent qu’un rôle secondaire. Surtout, l’étude de
l’emploi des couleurs dans le Talmud entier (Guémara comprise) montre que bien souvent les
couleurs ne sont pas isolées : elles vivent dans un réseau de contrastes.

3.3. Les noms de couleur en araméen


27

Voyons maintenant quels mots de couleur sont employés dans la Guémara, en araméen.
Nous nous sommes limité aux trois couleurs102 dont les observations ci-dessus montrent la
pertinence, ‘blanc’ ḥîwar ou103 ḥîwwar, ‘rouge’ sûmmaq et ‘noir’ ûkkam. Quoique l’hébreu et
l’araméen soient des langues proches, et qu’une partie de leurs vocabulaires soit inter-
compréhensible, on constate que ce n’est pas vrai de ces trois mots, très différents des mots hébreux
qu’ils traduisent à peu près. Ce sont trois adjectifs ; seul ‘blanc’ est associé à un verbe productif
ḥawar, dont nous parlerons ensuite. Ajoutons que le ṣahob hébreu, dont nous avons vu qu’il ne
décrivait que des cheveux, n’a pas d’équivalent en araméen104 ; dans les traductions de l’hébreu en
araméen il est toujours rendu par ‘rouge’.

blanc noir rouge


ḥîv(v)ar ûkkam sûmmaq
Berakot 9 3 2
Šabbat 17 6 5
Pesaḥîm 8 3 2
Yôma 2 0 4
Sukkah 0 0 1
Bèiṣah 0 1 0
Ta’anît 0 2 0
Megillah 0 1 0
Mo’èd qaṭan 0 0 1
Ḥagîgah 2 0 1
Yebamôt 1 0 3
Ketûbbôt 4 3 0
Nazîr 6 4 3
Gîttîn 21 3 9
Baba Qamma 8 8 0
Baba Meṣî’a 3 1 7
Baba Batra 1 0 2
Sanhédrîn 3 0 4
‘Abôdah zarah 15 7 2
Menaḥôt 0 1 0
Ḥûllîn 9 4 7
Bekôrôt 7 5 3
Karètôt 1 0 0
Tamîd 1 0 0
Niddah 0 4 0
118 56 56

102
Il existe cinq occurrences de šeḥîma, peut-être trois, toutes citées dans Jastrow : Abodah zarah 33b et 34b,
Baba Qamma 96b x2, Ḥullin 55b ( ?).
103
La graphie avec deux -ww- est plus rare : 3 dans Šabbat, 2 dans Nazîr, 3 dans Gîttîn, 1 dans BabaQ, 1 dans
BabaB, 1 dans Sanhédrin, 2 dans Ḥûllîn et, plus intéressant, 7 dans Bekôrôt où c’est la seule graphie appliquée.
104
Il est à peu près inexistant dans le Talmud, et ne se trouve que dans les passages en hébreu. Exemple en
Ketubot 103b. Voir plus loin la section ‘vert morbide’.
28

Les conclusions sont simples : ‘blanc’ est deux fois plus courant que chacun des deux autres, ‘rouge’
et ‘noir’, aussi fréquents l’un que l’autre. La distribution est donc un peu différente de celle qui
ressort de la Michna, où ‘blanc’ était également dominant, mais où ‘noir’ était plus fréquent que
‘rouge’. Différencier à chaque fois, dans la description qui suit, ce qui est en hébreu et ce qui est en
araméen alourdirait beaucoup la description. Nous avons préféré ne faire remarquer la différence
que sporadiquement. Mais quelques remarques liminaires sont utiles.
Le mot yarôq est commun à l’araméen et à l’hébreu ; il en existe une cinquantaine
d’occurrences105 dans le Talmud (Michna et Guémara), dont la grande majorité sont en hébreu, y
compris dans la Guémara ; c’est pourquoi ils ne sont pas inclus dans le tableau ci-dessus. Dans
plusieurs cas le mot signifie ‘herbe’, mais ils sont minoritaires106 sur l’ensemble et, par opposition à la
situation observée dans les textes bibliques, on peut considérer que le concept s’est émancipé de ses
références végétales et a gagné son statut de ‘couleur plate’. Il couvre un domaine qui va du jaune au
vert, en général en version pâle. Il existe quelques rares formes verbales associées107.
Le mot araméen ḥîwwar ‘blanc’ signifie en fait aussi bien ‘clair’, voire ‘limpide’ ; il n’est donc
pas exactement synonyme de l’hébreu laban même s’il le traduit régulièrement108. Le verbe
correspondant, à la forme transitive qu’il a le plus souvent, signifie ‘rendre clair, laver, prouver’, et en
réalité on trouve fréquemment (une soixantaine de fois) la forme nominalisée meḥawwarta ‘il est
évident que’, souvent dans des expressions rhétoriques comme ‘n’est-il pas évident que...’

3.4. Les couleurs pour classer

Un cas intéressant est celui du "noir", pour lequel l’hébreu de cette époque a surtout le mot
šaḥôr, en araméen toujours ûkkam. Le mot pour "noir" est rare dans la Bible, mais il devient fréquent

105
Ces occurences sont surtout dans quelques traités : Niddah (19 occ.) et Ḥullîn (12 occ.) en ont plus de la
moitié.
106
Šabbat 20b, Baba Qamma 44a et 48b, ‘Arakin 31b.
107
Par exemple hôrîqah ‘devient verte’ Ḥullîn 56b.
108
On peut vérifier les idées qu’avaient les traducteurs, soit en voyant par quels termes les discussions
(souvent en araméen) de la Guémara reprennent les termes (en hébreu) de la Michna, soit en étudiant les
targums. Nous avons ici évité les références aux targums.
29

dans la Michna, où c’est le second après "blanc", et il reste fréquent dans la Guémara. Le mot pour
"noir" n’est pratiquement jamais utilisé seul. Il contraste avec d’autres couleurs - surtout avec
"blanc", moins souvent avec "rouge", comme on va le voir .
Noir et blanc
Les cas de contraste blanc / noir sont en général ‘naturels’, tandis que les cas de contraste
noir / rouge impliquent souvent des teintures. Ainsi, le contraste noir / blanc vaut pour le bétail (sauf
la Vache Rousse), les volailles ou les colombes, les figues, les baies ou les terres, les pains, les
cheveux ou les poils pubiens, les sacs de toile, les vêtements ou les linceuls, les chats (une chatte
noire intervient dans une recette magique109) . Une discussion complexe s’engage110 pour savoir quoi
répondre (et quoi vendre) à un client qui demanderait un coq blanc mutilé : ne serait-on pas méfiant,
est-ce un cas d’idolâtrie ? et s’il demandait un coq blanc ? un coq noir, ou un coq rouge ?111 Cette
question reste pendante parce que le problème est trop compliqué, mais nous avons eu le temps de
voir quelles couleurs entrent en contraste. Ailleurs112, on raconte qu’un chat avait mordu la main
d’un enfant : a-t-on le droit de le tuer, et est-il permis d’utiliser sa peau113 ? Il semble qu’on puisse
élever les chats noirs, et tuer les chats blancs. Pourtant, le chat méchant n’était-il pas noir ? Oui, il
était noir, mais c’était le rejeton d’un chat blanc : que faire ?
Les objets où s’opposent blanc et noir sont souvent des animaux114 à poil ou plume. Des
chats comme on vient de voir, des colombes115, même des corbeaux116, des coqs, ou encore des
poules et des chèvres dans l’extraordinaire histoire de la Rencontre de Rabbi Jehosua ben
Hananiya117 et des Sages d’Athènes, tout à fait digne des 1001 Nuits118 ; ou encore des fils de laine
noirs, que le laveur a le droit de garder pour lui s’ils nuisent à un fond blanc119. Quand blanc et noir

109
Berakot 6a.
110
Avodah Zarah 14b.
111
laban šaḥôr adôm. Dans Berakot 7a, on raconte un cas où la crête du coq paraît blanche. On discute pour
savoir combien de temps Dieu est en colère, et à quel moment ? « Abaye dit : dans ces trois premières heures
du jour, quand le coq a la crête blanche et qu’il se tient sur un pied. – Comment ? il se tient sur un pied à toute
heure ! A toute heure il a des raies rouges, mais à cette heure-là il n’en a pas. »
112
Baba Qama 80b.
113
On apprend à cette occasion qu’on tolérait dans les villages des animaux nettoyeurs d’immondices : chiens,
chats, singes et porcs-épics (kalbîm kûprîn, ḥatûlîn, qôpîn, ḥûldôt senaîm).
114
En Temurah 17a, l’animal n’est même pas identifié : on sait seulement qu’il peut être blanc ou bien noir.
115
Beiṣah 10b. Le terme employé est gôzal ‘petit oiseau’. Ce terme apparaît 2 fois dans la Bible (Gen 15 :9 et Dt
32 :11) ; les traductions araméennes le rendent par bar yôna ‘petit de colombe’, de même que Rachi
l’expliquera plus tard, bén yônah.
116
Ketubot 49b. Les commentateurs expliquent que les corbeaux blancs ne peuvent être que très jeunes,
encore au nid, et Rachi ajoute que (comme le vilain petit canard) ils sont rejetés par les parents.
117
On situe d’ordinaire ce personnage à la fin du Ier siècle EC. Voir dans David Malki, Le Talmud et ses maîtres,
le chapitre sur Raban Gamliel de Yabneh.
118
Bekorot 8b. Jehoshua rencontre l’Empereur de Rome : ils discutent de la période de gestation du serpent.
L’Empereur dit que l’opinion des Sages d’Athènes est différente. Jehoshua s’embarque, arrive à Athènes, et
pénètre dans le palais pourtant bien gardé des Soixante Sages. Suit une série de devinettes, auxquelles
Jehoshua répond par des devinettes plus abstruses encore, ou des actions merveilleuses. A un moment on lui
demande ‘Construis une maison dans le ciel’ ; il prononce alors le Nom divin, s’élève dans les airs, puis appelle
les Sages d’Athènes : ‘passez moi de là bas les briques et le mortier’. Une autre fois, on lui apporte deux oeufs :
‘lequel est de la poule noire, lequel de la poule blanche ?’ Il leur apporte alors deux fromages et leur demande :
‘lequel de la chèvre blanche, lequel de la noire ?’
119
Baba Qama 119a, dernière michna.
30

contrastent, il est difficile de dire si l’un ou l’autre est meilleur, ainsi dans l’histoire du chat ci-dessus ;
rabbi Hisda a dit120 que des bœufs noirs gâtent un troupeau blanc, mais il ajoute que des taches
blanches sur un bœuf noir le dévaluent - de sorte que la valeur ne dépend pas de la couleur mais de
l’exception qui gâte l’ensemble.
Le contraste noir / blanc quand il s’agit de poils humains est souvent évoqué. Il peut s’agir
des cheveux, comme dans l’anecdote suivante121. Un sage nommé Isaac le Forgeron avait deux
disciples, Ammi et Assi. L’un voulait qu’on lui enseigne la Règle (šema’teta), l’autre qu’on raconte des
traditions (agadeta), et ils interrompaient le Maître quand il commençait l’un ou l’autre. Il leur dit
alors : je vais vous raconter une parabole (mašal) : ‘un homme avait deux femmes, une jeune122 et
une vieille ; la jeune lui arrachait tous ses cheveux blancs, la vieille tous ses cheveux noirs ; il est
devenu chauve.’ Ici les mots employés sont en effet ‘blancs’ et ‘noirs’ (lebanôt / šeḥôrôt). De même,
on examine dans de longs passages du traité Bekorot divers types de défauts physiques, pour les
animaux ou les hommes, et pour ces derniers quels défauts rendent la prêtrise impossible ; de
nombreux termes employés à l’époque de la Michna pour ces défauts physiques sont devenus
difficiles à comprendre, et sont donc commentés dans la Guémara. On propose par exemple123 les
définitions suivantes : ‘šakbôna, (c’est celui) dont les sourcils font de l’ombre aux yeux ; zagdan,
(c’est celui) qui a un (sourcil) blanc et un (sourcil) noir ; un autre Maître a dit : zagdan, (c’est celui)
dont les yeux ne vont pas ensemble.’
Un cas particulier est celui des poils pubiens de jeunes filles. Dans le traité Ketubot, on
examine les droits des filles mariées contre leur gré124 ; il semble qu’elles puissent se dégager d’un
mariage imposé si leur père est mort, aussi longtemps qu’elles ne sont pas devenues pubères, et
comme le mariage des très jeunes filles semble avoir été affaire courante125, ce thème est loin d’être
de pure rhétorique. Les Maîtres d’autrefois, qui ne sont que des hommes, sont embarrassés avec la
puberté des filles, et décident que quand les poils pubiens sont noirs, c’est signe de puberté126. A
d’autres endroits127, l’expression ‘les noirs’ signifie ‘les poils pubiens’.
D’autres objets peuvent être classées selon un contraste blanc / noir. Le raisin par exemple. Il
y a des pages fascinantes dans le traité Berakot où il est question des choses qu’on voit en rêve. On y
lit par exemple128 que ‘si l’on voit en rêve du raisin, et qu’il est blanc, en saison ou non c’est bon
signe ; s’il est noir, c’est bon signe en saison mais mauvais hors saison. Si l’on voit en rêve un cheval
blanc, tranquille ou au galop c’est un bon signe ; si le cheval est rouge, c’est bon signe s’il est
tranquille, mais mauvais s’il galope.’ Remarquons au passage que le cheval, comme la vache, peut

120
Nazir 31b. La traduction donnée ici suit celle d’Epstein (‘Soncino translation’), mais le texte dit seulement
ûkma be-ḥîwra leqiya, ḥîwra be-ûkma leqiya « noir sur/dans blanc est nuisible, blanc sur/dans noir est
nuisible ».
121
Baba Qama 60b.
122
Le texte dit yaldah, qui désigne en principe une jeune fille impubère, une enfant. Cf. Sotah 12b où le terme
est au masculin, yéléd, à propos de Moïse dont on dit : c’était un yéléd mais sa voix était celle d’un na’ar, un
jeune homme.
123
Bekorot 44a. Les mots pour ‘blanc’ et ‘noir’ sont également laban et šaḥôr.
124
Elles ont le droit de rompre le mariage par simple déclaration, mi’un, si elles sont orphelines de père.
125
Voir par exemple Niddah, ch. 10.
126
Ketubot 36a, et ailleurs.
127
Yebamot 12b in fine.
128
Berakot 56b. Passage analogue, avec ‘einab au lieu de ‘anab, Avodah Zarah 28a.
31

être rouge129. Le rabbi Hisda cité ci-dessus à propos des bœufs blancs et noirs dit aussi quelques
lignes plus loin130 : « un bœuf noir vaut pour sa peau, un rouge pour sa viande, un blanc pour le
labour. » Mais si le raisin est blanc ou noir, le vin est noir ou rouge : ‘il y a des vignes dont le vin est
rouge, d’autres dont le vin est noir’131 - mais cette phrase est aussi une parabole décrivant les règles
des femmes, très variables. Nous y reviendrons en parlant du sang.
A ce stade, il convient de noter qu’on ne trouve nulle part, pas plus que dans le corpus
biblique, d’opposition entre une couleur noire qui serait mauvaise et une blanche qui serait bonne.
Le blanc est toutefois, surtout en fait de teint et surtout pour les dames, une couleur chic. Rabbi
Hiyya ne l’a-t-il pas dit ?132 « Qui veut une femme gracieuse l’habille de vêtements de lin et, s’il veut
que sa fille ait un teint blanc, à l’approche de la maturité il faut la nourrir de petits poulets et lui faire
boire du lait. »
Et d’autre part, il arrive que ‘noir’, du moins en araméen ûkma, signifie ‘anormal’ - comme
dans la liste des façons de faire les enfants avec les résultats respectifs133 « la femme qui s’accouple
dans un moulin aura un enfant épileptique ; si c’est par terre, elle aura un enfant au cou trop long ;
celle qui marche sur le sang d’un âne aura un enfant chauve (...) celle qui mange de l’argile aura un
enfant laid ; celle qui boit de la bière134 aura un enfant noir ; celle qui mange de la viande et qui boit
du vin aura un enfant robuste ; celle qui mange des œufs aura un enfant aux gros yeux, etc. ». Enfin,
l’habit noir est celui du deuil, comme dans le célèbre passage135 où rabbi Aqiba s’habille en noir pour
aller signifier sa mise au ban à rabbi Eliézer.

Blanc et couleur : absence de la couleur abstraite


‘Blanc’ s’oppose à ‘couleur’, comme de nos jours, dans un passage136 où il est question de laver du
linge. On explique d’abord (en hébreu) que chez Gamaliel, on donnait le linge blanc (laban) à laver
trois jours avant le chabbat, mais la couleur (ṣebû’îm) même la veille - parce que le blanc prend plus
de temps. Suit un exemple plus récent (en araméen) : Abaye donne un vêtement de couleur (ṣebî’a)
à laver, et demande combien ça coûte. Le laveur répond « comme pour du blanc », ke-de-ḥîwra. Mais
Abaye l’avertit que (l’étude de) la Tradition l’a rendu moins naïf.

Le mot pour ‘couleur, coloré’ est le même que le mot pour ‘teint’, tant en araméen qu’en
hébreu. En hébreu biblique, ṣaba’ est ‘tremper, teindre’ et n’est pas fréquent : dans le poème chanté

129
Dans tout ce passage, les couleurs portent les noms ordinaires : laban, šaḥôr, adôm.
130
Nazir 31b. ûkma le-maškêh, sûmqa le-biśrêh, ḥîwra le-ridiya.
131
Niddah 64b, dernière michna du ch. IX. Vigne est gépén, vin est yain ; les couleurs : adôm, šaḥôr.
132
Ketubot 59b. Les opinions de rabbi Hiyya sont vues avec méfiance ! Le ‘lin’ est hébreu michnique ou
araméen pîštan. ‘S’il veut que sa fille ait un teint blanc’, ha-rôṣéh šé-yalbîn ét-bat-ô. Ce passage suit la célèbre
michna qui définit les devoirs de la femme : « moudre le grain, cuire le pain, laver le linge, faire la cuisine,
allaiter l’enfant, faire le lit (du mari) et travailler la laine. » On détaille ensuite, en fonction du nombre de ses
servantes, les tâches dont elle est dispensée…
133
Ketubot 60b in fine.
134
Ce mot šîkra (hébreu šèḥar) s’oppose souvent, comme l’explique Jastrow, à ‘vin’ hébreu yayin ou araméen
ḥamra. Il désigne une boisson fermentée. Dans le midrash Nombres Rabbah, comparant yayin et šèḥar, on
propose que le premier soit non mélangé, le second mélangé. Dans Pesaxim 42b, la šèḥar ha-Mèdî ‘bière mède’
de la michna précédente est décrite comme une bière de date à quoi on a ajouté de l’orge.
135
Baba Meṣia 59b. Voir Bali, Franzinetti et Levi della Torre 2010.
136
Berakot 19a.
32

par Déborah à propos de Jaël et Sisera137, puis une fois à propos d’un oiseau de proie, où le sens ne
peut être que figuré138. Le sens plus abstrait de ‘couleur’ ne vient qu’assez tard, et est souvent
difficile à mettre en évidence.
Lorsque les couleurs sont en listes ou en catalogues (nous en verrons certains exemples plus
loin), le mot ‘couleur’ y est rarement employé. Le cas exemplaire est celui du catalogue des tribus
sous les armes139, au début des Nombres « chacun sous son drapeau, d’après les signes de la maison
de son père ». Malgré ce drapeau ou emblème, le mot ‘couleur’ n’y est pas ; il ne le sera que dans
des commentaires plus tardifs, comme dans le Midrash Rabba sur les Nombres140, puis dans Rachi141.

Noir et rouge
Le contraste noir / rouge concerne souvent des produits fabriqués, résultats d’un artisanat :
dans les teintures, les jarres. Les teintures qui viennent à l’esprit de nos auteurs, lorsque le contexte
est laïc, sont le rouge et le noir, comme lorsqu’on évoque142 des erreurs courantes de bain de
teinture143. Dans un passage où l’on examine après quel délai on peut utiliser certains produits des
non juifs (grains, raisins, amandes, certains pots), on décide que, pour les produits qui étaient frais, il
faut attendre qu’ils soient secs - cela éteint en quelque sorte le danger. C’est à cette occasion144 qu’il
est question des pots ou pichets145 des Araméens, qui sont ‘rouge foncé’ (šeḥîmê) et noirs (ûkkamê).

Le premier des deux mots mérite une remarque. Il existe en araméen un verbe šeḥam que
Jastrow rend par ‘(être) chaud, sombre, noir’. Dans un passage du livre de Job146 on a šaḥar ‘(être)
noir’, et la traduction en araméen a šaḥam. Mais les exemples de la forme adjective šîḥma
s’appliquent à des marques de coups sur la peau, à ce qu’en français nous appelons ‘un bleu’, ou plus
souvent au vert-de-gris qui s’attache aux monnaies anciennes147. Le mot semble impliquer une teinte
sombre. Jastrow suggère un lien avec la racine bien connue ḥûm ‘(être) chaud’, et de là avec le mot
(rare) biblique ḥûm qui semble signifier ‘marron’.

137
Juges 5:30 « des étoffes de couleur comme butin pour Sisera / des étoffes de couleur brodées comme butin
/ une étoffe de couleur à double broderie » (Dhorme)
138
Jérémie 12 :9 « Mon héritage à moi est un rapace bigarré » ha’ayîṭ ṣabû’a naḥalatî lî.
139
Nombres 1 et 2.
140
Attribué à Moïse de Narbonne (XIe siècle), au moins comme compilation (Strack & Stemberger).
141
Rachi : « Chaque drapeau comportera un signe, un morceau d’étoffe colorée (ṣebû’ah) suspendu à lui, la
couleur (ṣeba’) de l’un différant et la couleur de l’autre, la couleur de chacune ressemblant à la pierre fixée au
pectoral. » Pour le pectoral et la pierre précieuse attribuée à chaque tribu, Exode 28 :10 sqq. La définition de
Rachi est à la fois différentielle (les couleurs sont distinctives) et applicative (les 12 couleurs des drapeaux en
évoquent d’autres, systématiquement). Ce genre d’analyse ne se trouve pas dans le Talmud.
142
Avodah Zarah 6b. Baba Qama 95a. Cet exemple est classique et se trouve déjà dans la Michna, Baba Qama
100b.
143
Voir sur cette question Pastoureau 2000.
144
Avodah Zarah 34b.
145
gûlfa.
146
Job 30 :30 « Ma peau a noirci sur moi et mes os ont été brûlés par la fièvre ».
147
Baba Qama 96b.
33

Groupements et contrastes
Parfois, les couleurs sont inventoriées en série. Les vases en terre peuvent être noir, blanc ou
148
vert . On nous explique que les vases blancs ou noirs sont réutilisables, mais pas les verts, qui sont
absorbants149. Dans le diagnostic de certains maux, on oppose non seulement les cheveux blancs et
noirs, mais aussi les jaunes150 - car cette couleur, ṣahôb, n’est employée que pour les cheveux. Elle
est rare dès la Michna et empruntée au lexique biblique151. Dans la discussion des symptômes du
foetus en cas d’avortement152, on utilise quatre couleurs, rouge, noir, vert, blanc153. Dans la longue
discussion sur les couleurs des tefilin, on utilise cinq couleurs. Les tefilin (mot qui n’apparaît pas
avant la Michna) sont les petits parchemins inscrits qui doivent être placés sur le bras et au front de
celui qui prie154. On les nouait au bras ou au front par des cordons. On énonce d’abord155 que ces
cordons peuvent être verts, noirs ou blancs (yerôqôt šeḥôrôt lebanôt), mais pas rouges (adummôt),
couleur repoussante. On rapporte ensuite qu’un élève d’Aqiba156 avait des cordons pourpres
(tekèlét), sans objection de son maître, ce qui laisse perplexes les commentateurs ultérieurs.

L’aube et le crépuscule donnent lieu à des débats répétés. La règle en effet est qu’au soir,
d’autres disent avant l’aube, le juif pieux doit prononcer la prière ‘Ecoute, Israel’. Mais quand est
l’aube ? Ce moment indécis est décrit à l’aide de couleurs. Dans la Michna de Berakot 9b, c’est quand
on distingue le bleu du vert. Ce ‘bleu’ est le mot tekèlét qui signifie ‘pourpre, bleu’, et le ‘vert’ est le
mot karètî, ‘couleur poireau’, calque du grec prasinos. D’autres pensent que c’est le moment où l’on
distingue bleu et blanc (mi-tékélét le-laban). Un peu auparavant (2b fin), dans une discussion à
propos du crépuscule, on explique que le crépuscule, bèin šemašôt ‘entre les soleils’, est rapide
comme un clignement d’œil. Et ensuite, on détaille les signes des différentes périodes (les veilles) de
la nuit : ‘à la première l’âne brait, à la 2e les chiens aboient, à la 3e l’enfant suce le lait de sa mère, à la
4e la femme parle avec son mari.’ On dit ailleurs157 ‘qu’est-ce que le crépuscule ? Depuis le coucher
du soleil aussi longtemps qu’il y a à l’ouest une lueur rouge’.

Nuances
Dans d’autres cas, au contraire, les couleurs sont nuancées : on essaie d’en discerner des variantes
par des comparaisons. Il est fréquent qu’il s’agisse de qualifier des maladies. Un traité entier de la
Michna, Nega’îm est consacré à la lèpre et à ses symptômes. Le sujet avait déjà été abordé dans la

148
Ketubot 107b. Avodah Zarah 33b. Pesaḥîm 30b. ûkma, ḥîwra, yarôqa étant entendu qu’il s’agit de vases à
glaçure, maanê de-qônya - ce dernier mot du grec konia ‘poussière’. Quelques lignes auparavant dans Avodah
zarah,, une rare occurence du mot šeḥîma que Epstein traduit ici par ‘dark (clay)’.
149
Avodah Zarah 33b. La question est de savoir si, utilisés par des païens, les vases en terre sont récupérables
après lavage. Les vases en terre de couleur verte contiennent de l’alun (ṣarîp), sont donc poreux et suspects :
on ne pourra pas être sûr d’éliminer l’impureté. Voir aussi Pesaḥîm 30b.
150
Nega’im 10 :1 (michna).
151
Lévitique 13 :30.
152
Niddah 21a.
153
adummah šeḥôrah yerôqah ve-lebanah.
154
Deutéronome 6 : 8-9.
155
Menaḥot 35a.
156
Personnage de premier plan, IIe siècle EC.
157
Shabbat 34b. mi-šé-tišqah ha-ḥammah kol zaman šé-pnèi mizraḥ maadîmîn.
34

Bible158, et c’en est la continuation. Voici comment on distingue quatre types de blancheur, par
intensité décroissante :
‘brillance forte comme la neige, et en second : comme la chaux du temple ; et la tumeur comme
membrane d’œuf, et en second : comme laine blanche. (...) le mélange qui est dans la (couleur)
neige est comme du vin uni à de la neige, celui qui est dans la (couleur) chaux est comme du sang
uni à du lait, selon rabbi Ishmael ; selon rabbi Aqiba, le rougeâtre qui est dans l’un et l’autre est
comme du vin uni à de l’eau, seulement celle de la neige est forte, celle de la chaux est plus faible
que l’autre.’
Comme on voit, les mots de couleur sont rares dans cette description : ‘blanc’ (laban) à propos de la
laine, ‘rougeâtre’ (adamdam) ; mais on voit apparaître deux mots intéressants désignant la couleur
‘forte, intense’ (‘az), ou au contraire ‘faible, pâle’ (dêhah) ; le mot ‘az se dit de beaucoup de choses,
tandis que dêhah semble courant pour la couleur, même s’il a d’autres emplois.
Un peu plus loin, les experts se livrent à une surenchère. On nous dit que les aspects
(distincts) de l’affection de la lèpre sont 16 selon rabbi Xanina, sont 36 selon rabbi Dosa, sont 72
selon ‘Aqabiah. Mais on ne nous les détaille pas.
Au début du chapitre 2 du même traité, cette symptomatologie se heurte, ou se combine, à
l’expérience de la diversité des couleurs de la peau : « la brillance forte paraît faible chez le Germain
(germanî) et la faible (paraît) forte chez l’Ethiopien (kûšî). Rabbi Ishmael dit : la maison d’Israël est
comme du buis (éškerô’a), ni noir ni blanc mais entre les deux (bèinônayim). » Il est remarquable que
les rares occurrences du mot germanî dans le Talmud soient souvent associées à cûšî comme le Blanc
au Noir ; dans ces passages, en outre, il est question d’esclavage : il y en avait des deux Couleurs.

3.5. Vert (ou jaune) et rouge


Pour bien des raisons, dont la moindre n’est pas l’absence de tout mot pour ‘jaune’, il est préférable
de comprendre yarôq comme ‘jaune’ autant que comme ‘vert’. Par exemple159, on oppose ‘l’or
rouge’ à ‘l’or jaune’ - il serait difficile de traduire ici par ‘vert’. Dans le Talmud en effet, le ‘vert’
(yarôq) est bien souvent le contraire du ‘rouge’ (adôm). Celui-ci est souvent plein et vivant, celui-là
déficient et morbide. L’objet de référence pour la couleur yarôq est le poireau, karatê.160

Le sang
Dans le Talmud, le sang est rouge, mais avec des nuances médicales, comme ci-dessus. Quand il est
clair161, comparé à du sang foncé, le premier est dit ‘blanc’ (ḥîwwar), le second est dit ‘rouge’
(sûmmaq). Il peut arriver qu’il soit ‘vert’ (yarôq) et c’est mauvais.
L’observation du sang se trouve surtout à propos des règles des femmes, de la naissance et
des maladies162, ou à propos des animaux sacrifiés - toutes choses qui aux yeux des Maîtres de cette

158
Lévitique, ch. 13-14.
159
Yoma 43b (michna) : be-kol yôm hayetah zahabah yarôq, ve-hayôm adôm. La guémara plus loin énumère
sept sortes d’or.
160
Sukah 31b, 34b (michna).
161
Yoma 56b.
162
Sanhédrin 87b, dans l’ordre « le sang d’une femme en état d’impureté, la sang à la naissance, et le sang
d’une malade » (trad. Salzer) : dam niddah, dam lêdah, dam zîbah - ce dernier terme renvoie en fait aux pertes
de sang anomales ; cf. Jastrow.
35

époque sont à la fois médicales et légales. Il est aussi notable qu’en araméen, du moins près de la
Méditerranée, ‘le rouge’ sîmmûq signifie la ‘viande rouge’. On voit bien, autour du ‘rouge’, comment
se constituent les espaces largement superposables du diététique, du médical et du clinique ; les
femmes sont au centre du processus, même si ce sont les hommes qui légifèrent - et qui légifèrent
peut-être d’autant plus qu’ils se sentent exclus163. Dans une michna164, on dit
« Cinq sangs sont impurs chez la femme : rouge, noir, comme le crocus, comme l’eau de la terre,
et le vin dilué. L’Ecole de Shammay ajoute une couleur comme l’eau de fenouil ou le jus de viande
rôtie, mais l’Ecole de Hillel dit que ceux-ci sont purs. Le jaune (ha-yarôq), Akabia ben Mahalalel le
dit impur, mais les Sages le disent pur. »
Dans les couleurs correctes pour les cordons des tefilin165, on exclut le rouge, pourquoi ? La
traduction d’Epstein, si utile, nous dit qu’il est ‘repellent’, repoussant. Le terme est genaay ‘obscène’,
terme qu’on emploie, comme nous l’explique le traité Megillah166, pour les passages de la Bible qui
pourraient, à cause de synonymies ou de jeux de mot, prêter à interprétation obscène, et que la
Tradition a discrètement modifiés dans la lecture.

Le vert et le sec
Il existe un terme pour dire ‘frais, vert’ : ra’anan. Il s’applique à la végétation, comme dans la
sentence167 « en tout lieu où tu trouves une montagne élevée, une colline montueuse, un arbre
verdoyant (‘èṣ ra’anan), sache qu’il y a là une pratique étrangère ». On peut aussi dire laḥ, qui
s’oppose à yabèš ‘sec’ comme dans « la même chose [s’applique] pour l’arbre vif et pour l’arbre
sec »168. Mais généralement yarôq ‘vert’ évoque la plante verte, la jeune végétation169, et souvent ce
que nous appelons ‘les légumes’.
« Rabbi Hisda a dit aussi170 : Quand un érudit n’a pas beaucoup de pain, il ne faut pas qu’il mange
des légumes (yarqa) parce que cela aiguise l’appétit. Il a dit aussi : je n’ai mangé de légumes ni
quand j’étais pauvre, ni quand j’étais riche. Pauvre, parce que cela aiguise l’appétit ; riche, parce
que je dis : quand on peut manger des légumes, (mieux vaut) manger du poisson ou de la
viande ! »
C’est à propos des légumes qu’il existe des verts pris en bonne part171, à l’inverse du vert
mauvais qui est si répandu172. A un autre endroit173, « j’ai mangé de l’herbe avant (toi) » semble
signifier : ‘je ne suis pas tombé de la dernière pluie ! »

163
On ne peut pas ignorer le livre fécond de Mary Douglas, De la souillure, trad. fr. 1971 (puis 2001),
notamment son chapitre 3. Mais elle a peut-être laissé de côté cette superposition de ce qui nous paraît
distinct, mais dont la description par les couleurs permet de renouer les fils.
164
Niddah 19a (michna 2:6). ḥamišah damîm ṭemèîm be-išah : ha-adôm ve-ha-šaḥôr ve-ka-qérén karkôm ve-ka-
mêmê adamah ve-ka-mazûg.
165
Voir plus haut la section ‘Groupements’.
166
Megillah 25b.
167
Avodah Zarah 45a, michna. Voir aussi le psaume 92 :15.
168
Erubin 100B. Eḥad illan laḥ ve-eḥad illan yabèš.
169
Mo’ed Qatan 6b, Orlah 3 :9.
170
Shabbat 140b.
171
Nedarim 58a, à propos des oignons, où la couleur mauvaise est šaḥôr.
172
Un exemple : yeraqôn signifie ‘jaunisse’. Berakot 25a, Shabbat 33a.
173
Arakin 31b, ana qadêm akêl yarôqa.
36

Le vert morbide, inverse du rouge


Il existe de nombreux exemples montrant que le vert est mauvais, couleur d’affaiblissement. Le plus
souvent, ce vert malade s’oppose au rouge sain, parfois même trop sanguin. Le malade, et le
mourant, ont le visage ‘vert’. Cela provient de la bile versée par l’Ange de la Mort, comme le raconte
le terrible passage suivant174.
« On ne doit pas regarder trop les jolies femmes, même non mariées, ni les femmes mariées,
même si elles sont laides ; ni les vêtements attrayants des dames175 ; ni les animaux qui copulent,
ânes, cochons ou volaille. Même si l’on n’a que des yeux, comme l’Ange de la Mort - car on dit
que l’Ange de la Mort est plein d’yeux. Quant un malade est sur le point de mourir, Il se tient au-
dessus de sa tête avec son épée tirée, et au bout une goutte de bile. Quand le malade voit cela, il
se met à trembler et il ouvre la bouche, et la goutte tombe dans sa bouche. C’est de cela qu’il
meurt, de cela qu’il se décompose, que son visage devient vert (panaw môrîqôt). »
Dans un autre endroit176, rabbi Hiya énumère les circonstances bonnes ou mauvaises d’un
décès. « Celui qui meurt en souriant, c’est bon signe (sîman yaféh), en pleurant, mauvais signe
(sîman ra’) pour lui ; le visage vers le haut, bon signe, vers le bas, mauvais signe pour lui ; vers les
gens, bon signe, vers le mur, mauvais signe pour lui ; si le visage est vert, mauvais signe, s’il est
brillant (‘jaune’) et rouge, bon signe177. » Ce dernier exemple montre clairement que ṣahob ne
signifie pas ‘jaune’.

Un oiseau, quand178 est-il assez blessé pour n’être plus kašèr ? S’il est tombé dans le feu, que
ses organes ont été brûlés et sont devenus verts (yerôqîm), il est ṭrefah ; s’ils sont restés rouges
(adummîm), ils sont valides. Est-ce un hasard alors si, à propos du flamant179, le ‘rouge à longues
pattes’ est comestible tandis que le ‘vert ( comprendre : jaune) à longues pattes’ ne l’est pas ?
« On disait que rabbi Nathan le Babylonien avait raconté : ‘Je suis allé une fois dans une ville
de la côte. Une femme est venue me voir. Elle avait circoncis son premier fils, et il est mort ; le
second, et il est mort ; le troisième, elle me l’a apporté. J’ai vu qu’il était rouge (adôm) et je lui ai
dit : ma fille, attends que le sang ait été absorbé. Elle a donc attendu, et ensuite a fait circoncire
l’enfant. Il a vécu, et on l’a appelé de mon nom, Nathan le Babylonien. Une autre fois je suis allé
en Cappadoce, une femme est venue me voir : elle avait circoncis son premier fils, et il est mort ;
son second fils, et il est mort. Elle m’a apporté son troisième fils. J’ai vu qu’il était vert (yarôq), l’ai
examiné, et ai vu qu’il était anémique. Je lui ai dit : ma fille, attends que le sang circule plus
librement dans cet enfant. Elle a donc attendu, puis a circoncis l’enfant. Il a vécu, et a été nommé
Nathan le Babylonien. »

174
Avodah Zarah 20a in fine et 20b.
175
Bigedê ṣeva’ išah. Mot à mot : les vêtements de couleur d’une femme.
176
Ketubot 103b.
177
Panaw yerôqîn sîman ra’ lô, panaw ṣehôbîn ve-adûmmîm sîman yaféh lô.
178
Ḥullîn 56a. La guémara qui suit incrimine particuilèrement le foie (kabèd), plus loin aussi le gésier et le
coeur.
179
Ḥullîn 63a. Le flamant, šeqîṭna.
37

Cette histoire180 expose certainement la fierté de Nathan, fort justifiée. Elle montre aussi deux
défauts opposés : le trop sanguin qui est rouge, l’anémique qui est vert.
Parfois, vert et rouge représentent tous deux un excès, des extrémités opposées d’une
même gamme ; en ce sens, ils continuent de figurer un contraste majeur. L’ample littérature
consacrée à la lèpre et à ses signes voit parfois, sur les vêtements comme sur les murs des maisons,
le vert et le rouge comme des signes également inquiétants181. Il s’agit à vrai dire de ‘verdâtre’ et de
‘rougeâtre’, yeraqraq et adamdam, qui sont des citations bibliques182.
Dans d’autres cas, le blanc intervient : quand il s’oppose au vert, c’est un bon blanc ; quand il
s’oppose au rouge, c’est un mauvais blanc. Par exemple « Le lait d’un animal pur est blanc, celui d’un
animal impur est vert (jaune)183 ». L’expression originale en araméen est encore plus percutante :
ṭahôr ḥîwwar, ṭamê yarôq : ‘pur (c’est) blanc, impur (c’est) vert.’
Dans le cas de la honte, cependant, le rouge sain s’oppose au blanc184. « Celui qui fait honte à
son prochain185, c’est comme s’il répandait son sang. - Bien dit, répond Rabbi Naxman ben Isaac, car
j’en ai été témoin et j’ai vu le rouge (sûmqa) partir et le blanc (ḥawra) s’installer. »
Ces deux derniers exemples sont en araméen. Il se pose alors un problème curieux, mais
difficile. Le monde des gens et des discussions du Talmud est autant araméen qu’hébreu. Quel est le
poids respectif des deux langues dans ce qu’il est plus facile de considérer comme une seule culture ?
Si la langue populaire est l’araméen, l’hébreu est-il seulement la langue ‘des Sages’, celle qu’on
apprend ou qu’on perfectionne à l’école ? et dans cette perspective, le lexique hébreu n’est-il pas
revu à travers les catégories de la langue araméenne ? Ou au contraire est-il possible de soutenir que
les deux langues ont continué de traduire deux types de représentations différents - ainsi pour les
couleurs ?

La ligne verte, rebord du monde


« Tohu186, c’est un cercle vert qui entoure le monde, et dont sort l’obscurité.187 », Tohû, qaw yarôq
šé-maqîp èt kol ha-‘ôlam. Les commentateurs voient en général dans ce « cercle vert » une
représentation de l’horizon188. La suite du passage peut se traduire ainsi : « Parce qu’est écrit189 : ‘il a
fait autour de lui de l’obscurité sa cachette’. Bohu, ce sont les pierres glissantes enfouies dans la

180
Ḥullîn 47b. Chabbat 134a. Dans les deux endroits, l’histoire de Nathan est racontée en hébreu, avec adôm et
yarôq (rouge et vert). Quelques lignes plus haut Abbaye rapporte une opinion de sa mère sur le même sujet, en
araméen, avec sûmmaq et yarôq.
181
Nega’im 3 :7.
182
Dans le Talmud Yérušalmî, Sukkot 53d, on demande « quel rouge c’est, adamdam ? »
183
Avodah Zarah 35b.
184
Baba Meṣia 58b.
185
Kol ha-malbîn pnê ḥabêrô : ‘ceux qui blanchissent la face’.
186
Ce passage commente l’expression hébraïque tohu va-bohu (Gen 1 :2), qui était obscure dès l’Antiquité. Les
targum traduisent par des adjectifs comme ‘déserte et chaotique’ (trad. Le Déaut). Rachi traduit tohû par le
mot français estordison. Septante : aoratos kai akataskeuatos ; Jérôme : inanis et vacua.
187
Ḥagigah 12a.
188
On aimerait que ce mythe soit une anticipation de l’observation du ‘rayon vert’, qui ne paraît pas avoir été
décrit avant le XIXe siècle. Jules Verne (1882) et Eric Rohmer (1983) l’ont commenté.
189
Psaume 18 :12. Trad. Dhorme : « Il mit autour de lui des ténèbres pour son voile, pour sa tente un amas
d’eaux, des épaisseurs de nuées. »
38

profondeur, et dont sortent les eaux. Parce qu’il est écrit190 : ‘il étendra sur lui le cercle du tohû, et les
pierres du bohû’. »

Ces pages du traité Ḥagigah sont faites pour l’imagination. Ce passage précis appartient à
l’énumération des Dix Choses (ou : Paroles) qui furent faites le premier jour. Il suit un exposé de la
déchéance du premier homme, l’Adam ha-Rišôn, l’Homme Initial, l’Adam Qadmon des kabbalistes de
l’avenir. Celui-ci allait de la terre jusqu’au ciel, mais après la faute, Dieu « plaça sa main sur lui et le
réduisit. » Au vu de ce contexte, il paraît déplacé de donner une interprétation trop rationnelle au
« Cercle vert », qui est plutôt une mesure du Monde. Il en figure les rebords, de même que bohû en
signale la limite en profondeur. Ce sont ces deux dimensions qu’Alexandre le Grand, par exemple,
explorera dans la légende, tantôt sur son char attelé de griffons pour atteindre le ciel (ou :
l’extrémité du monde), tantôt dans sa cloche à plongeur pour aller jusqu’au fond de l’abîme.

3.6. Les couleurs chose par chose


Une bonne part des emplois des mots de couleur qui ont été décrits ci-dessus ont un côté savant : on
se sert des couleurs comme critères pour distinguer des cas, et il n’est pas étonnant que les noms de
couleur soient alors pris en groupe. D’autres emplois échappent à ces effets de contraste, et c’est
exemplairement le cas du ‘bleu’.

Nous avons dans ce qui suit essayé d’ordonner les objets par couleurs, ce qui trahit le caractère
hétéroclite de la documentation, et en tout cas oblige à y choisir. Nous ne prendrons qu’un seul
exemple. Dans le traité Megillah, la première michna du chapitre 2 détaille les matériaux qui
disqualifient la lecture du rouleau de la Méguillah d’Esther : « Si elle a été écrite avec du sam ou du
sîqra ou du qômôs ou du qanqantôm, sur du neyar ou du diptera, cela ne compte pas. Elle doit être
écrite en ašûrît191 sur du parchemin et avec de l’encre noire. » Dans la guémara correspondante
(18b-19a), presque tous ces termes sont commentés, ce qui signifie que ces mots étaient sortis de
l’usage courant ou parfois qu’ils avaient un peu changé, ou ont une forme araméenne. Nous
apprenons ainsi des choses intéressantes sur les produits et les couleurs employés pour l’écriture.
Que sam se dit désormais samma, et Rachi explique : « zarnik en hébreu192, orpiment en français ».
Pour siqra, Rabba bar Bar Xanah dit (dans la guémara) que cela se dit siqrita et Rachi ajoute que c’est
une teinture rouge (adôm) pour peindre les volets ; nous dirions un minium. Pour qômôs, la guémara
dit que c’est qôma, de la sève d’arbre. Pour qanqantôm la guémara (anonyme) dit ḥarta de-ûškepê
‘charbon (teinture noire) des cordonniers’ - très rare mention d’un cirage. Ce produit ne convient pas
parce qu’il est indélébile, alors que l’écriture des rouleaux doit pouvoir s’effacer193. Pour neyar, la
guémara traduit par maḥaqa ‘papyrus’. Enfin diptera (diftera, mot grec194) est disqualifié parce que
c’est une peau séchée mais pas traitée avec des noix de galle.

190
Isaïe 34 :11. Trad. Dhorme : « Il étendra sur elle le cordeau du néant et les fils à poids du vide. »
191
L’écriture ‘assyrienne’ est l’écriture « carrée » de l’hébreu (celle qui est encore employée de nos jours).
Pendant l’Exil en Assyrie-Babylonie, elle a remplacé dans l’usage l’écriture que les Hébreux avaient en commun
avec d’autres populations du proche Orient,. L’écriture ancienne ressemblait à celle des Phéniciens ; les
Samaritains en utilisent une forme modifiée.
192
Le terme zarnîk n’est pourtant pas attesté dans la Bible telle que nous la conaissons ; il l’est dans le Talmud
par ailleurs, en Ḥullin 88b.
193
Traité Erubin 13a, commentant Nombres 5 :32.
194
Comme on sait, les Arabes ont aussi emprunté ce mot, qu’il ont répandu en persan et dans l’Inde, et au delà.
39

Le bleu absent
En hébreu moderne, ‘bleu’ est régulièrement kaḥol195, mais ce mot kaḥol est absent du corpus
biblique ; on y trouve seulement, une fois196, un verbe kaḥal signifiant ‘farder les yeux’ - ce qui nous
rappelle que cette racine sémitique se retrouve dans le mot arabe emprunté en français sous la
forme ‘kohl’.

C’est ce mot ‘kohl’ qu’on trouve dans la Michna, à deux reprises. D’abord quand197 on décrit
ce qu’il est interdit de faire le jour du chabbat : « Est fautif : celui qui transporte du cuir pour
recouvrir une amulette, du parchemin pour écrire la plus petite paraša des téfilines (c’est à dire
Chéma’ Israël), de l’encre pour écrire deux lettres, du kohl pour noircir un œil » - et dans la
traduction française du Rabbinat, on a à cet endroit reproduit cette explication ancienne198 : « les
femmes pudiques sortaient voilées en ne découvrant qu’un œil ».
Parmi les objets du rituel de purification du lépreux qui sont énumérés en Lévitique 14:4, on
trouve du bois de cèdre, de l’hysope, et un fil de laine teint en vermillon199. Les docteurs de la Michna
essaient de préciser l’aspect de ces objets, et la sorte d’hysope (èzob) qui doit être préférée200 : « ni
l’hysope grecque, ni celle du kohl, ni la romaine, ni la sauvage, aucune de celles qui portent un nom
particulier ». Peut-on traduire cette êzôb koḥalî par ‘hysope bleue’ ? c’est très douteux, puisque le
mot ne semble pas avoir le sens de ‘bleu’ à cette époque.
Même dans le reste du Talmud, dans la Guémara, le mot a beau devenir plus fréquent, il n’en
conserve pas moins son sens précis de « fard pour les yeux » - sauf dans un cas, que nous
présenterons à la fin de cette section. Le Talmud raconte d’assez nombreuses histoires de fantômes,
ou « d’esprits » diversement sympathiques. Voici, un peu résumé, le début de l’une d’elles201.
Un homme pieux donne un dinar à un pauvre en un temps de famine, à la veille du Nouvel
An. Sa femme le dispute et il va passer la nuit dans le cimetière. Là, il entend deux esprits qui
discutent : « cher ami, allons nous promener dans le monde, allons écouter derrière le rideau202
quelles souffrances les atteignent. » L’autre répond : « Je ne peux pas, car je suis enseveli dans une
natte de roseaux, mais vas-y, et viens me dire ce qui s’y passe. » Le premier va se promener, puis
revient. L’autre lui demande : « que dit-on derrière le rideau ? - Que celui qui sème après la première
pluie verra ses plants ruinés par la grêle. » Notre homme entend cela, et ne sème pas avant la
seconde pluie. Les autres récoltes périssent, mais la sienne prospère. L’année suivante, au Nouvel
An, il retourne au cimetière, entend ce que rapportent les fantômes, et s’enrichit grâce à ces
confidences. Sa femme, surprise de ces succès, lui arrache son secret. Les fantômes apprennent que

195
Avec cette nuance que « un bleu » (au sens de « un nouveau, inexpérimenté ») est yaroq ‘un vert’ - le mot
yaroq étant depuis le corpus biblique associé à la couleur tendre de la jeune pousse.
196
Ezéchiel 23 :40 : « Elles ont envoyé [des messages] à des hommes venus de loin, auxquels un messager avait
été dépêché et voici qu’ils sont venus, ceux pour lesquels tu t’étais baignée, pour lesquels tu avais fardé tes
yeux et tu avais revêtu ta parure. »
197
Traité Chabbat, 8 :3. keḥôl kedê li-kḥôl ‘ayin éḥat.
198
Chabbat 80a.
199
Écarlate : šenî tôla’at.
200
Nega’im 14 :6. Lo êzôbiôn [êzôb yawan], ve-lo êzôb kôḥalî, ve-lo êzôb rûmî, ve-lo êzôb midbarî ve-lo kol êzôb
šé-yèš lô šèm lewai.
201
Bérakot 18b.
202
Ce rideau sépare les Vivants et les Morts. On le retrouve (pargôd, grec paragôdês) dans l’histoire d’Aḥèr en
Ḥagigah 15a.
40

quelque chose a transpiré de leurs conversations, et l’un d’entre eux rapporte à l’autre cette
histoire : Ze’iri avait déposé de l’argent chez sa logeuse avant de partir en voyage ; au retour, il
apprend qu’elle est morte. Il va au cimetière et lui demande où est son argent. Elle lui explique qu’il
faut creuser dans un trou du jambage de telle porte. Et elle ajoute « Et dis à ma mère de m’envoyer
mon peigne et mon tube de kohl203 par Untel qui va venir ici [être enterré] demain ! ».
Le kohl intervient à plusieurs reprises204 dans le traité Chabbat. Ces occurrences sont
intéressantes, parce qu’elles aident à comprendre si ce kohl est perçu ou non comme une couleur.
Trois conduites sont jugées condamnables de la part des femmes205 : tresser (ses cheveux), farder
(ses yeux), se mettre du rouge (parfois compris comme : ‘se faire des boucles’). L’expression de la
troisième action répréhensible implique un verbe paqas, créé à partir d’un nom pîqas ordinairement
rapproché du grec phukos et du latin fucus : les trois mots désignent une algue dont on se sert pour
obtenir une teinte rouge. Quoi qu’il en soit de l’étymologie de ce mot, les mots ordinaires pour
‘rouge’ n’apparaissent pas ici. Nous restons dans la gamme des produits colorants, mais sans
référence explicite à un nom de couleur, ni dans l’expression de la Michna, ni dans le commentaire
de la Guémara. Il en résulte qu’on ne sait pas si ce kohl était perçu comme bleu ou comme noir.
Pourtant, il existe un cas où le kohl (araméen kûḥla) semble servir de référence colorée. Une
des obsessions des cultures « à sacrifice » est de savoir si l’animal sacrifié est valide. Cela entraîne le
plus souvent un examen de parties précises du cadavre, dans notre cas des poumons. La question est
de savoir si l’animal est bien conformé et comestible (kašèr) ou atteint d’un mal fatal et doit être
refusé (ṭrêpah)206. « Raba dit : ke-kôḥla kešèrah ‘comme du kohl, [c’est] kashèr’, ke-diûta ṭrèpah
‘comme de l’encre, [c’est] ṭrèpah. Rabbi Ḥanîna dit : noir, c’est rouge, mais quand il est affecté (par
une maladie) ; vert [c’est] kashèr. » Ce passage nous apporte beaucoup de renseignements. Tout
d’abord, on compare deux nuances de noir, l’une avec le kohl, l’autre avec l’encre207 - qui sont donc
deux balises colorées (de même qu’ailleurs dans le Talmud on dit ‘vert comme poireau’) ; mais les
deux mots sont introduits par ke- ‘comme’, et ne sont donc pas des noms de couleur. Ensuite, la
réplique de rabbi Ḥanîna emploie pour ‘noir’ un autre mot, šaḥôr. Ce mot est employé dans la Bible
pour les cheveux ou de la robe des chevaux, ou de la peau. Enfin, ce noir est ici funeste, il s’oppose
au rouge sain d’une part, mais aussi au vert acceptable. Nous n’en savons pas plus.
L’unique emploi où kaxḥol ne désigne pas le kohl se trouve dans quelques passages (se
copiant l’un l’autre) qui décrivent combien le temple d’Hérode était beau, avant sa destruction208.
« Qui n’a pas vu le Temple d’Hérode n’a jamais vu de bel édifice. Avec quoi l’a-t-on
construit ? Rabba disait : de marbre jaune et blanc. D’autres disaient : de marbre bleu, jaune, et

203
gûwtha de-kôḥla. Jastrow signale que cette expression se trouve aussi dans une traduction araméenne
d’Esther 1 :3.
204
Chabbat 10b, 62b, 78a, 80a, 94b, 151b.
205
Chabbat 94b, michna 10:6 et guémara : ha-gôdélét, ha-kôxélét, he-pôqését. Voir aussi 64b, où Aqiba
explique que si l’épouse ne se fait pas belle, le mari demandera à divorcer. Un autre rétorque que ce que les
Sages ont décidé reste valide même dans l’intimité.
206
Xullîn 47b.
207
Le passage est en araméen, encre est diûta ; l’équivalent hébreu deyô ne se trouve qu’une fois dans le
corpus biblique, dans un passage remarquable où est mis en scène la passage d’une culture orale à une culture
écrite, Jérémie 36 :18 : « Baruch leur dit ‘De sa bouche il me criait toutes ces paroles et moi j’écrivais sur le livre
avec de l’encre’. » La mention ‘avec de l’encre’ (hébreu ba-deyô) est absente de la traduction des Septante.
208
Baba Batra 4a. Aussi Sukkah 51b.
41

blanc. Des rangs de pierres alternaient, et laissaient place au ciment. Il avait projeté de le couvrir
d’or, mais les rabbins lui ont déconseillé parce qu’il était plus beau comme ça, ressemblant aux
vagues de la mer. »
Ce ‘marbre jaune et blanc’ est abnê šîša û-marmara, et selon les autres qui ajoutent ‘bleu’,
abnê kôḥla šîša û-marmara. Il n’est pas certain que le mot marmara (parfois marmîra), emprunté au
grec, désigne toujours une pierre blanche ; il semble indiquer parfois une pierre polie, ou simplement
un pavement. Le mot šaiš, araméen šîša est également à discuter. Il n’apparaît qu’une fois et
tardivement209 dans le corpus biblique, et semble avoir été perturbé par un empunt iranien signifiant
‘albâtre, bouteille’ ; la Septante traduit par parion et Jérôme suit avec marmor Parium ‘marbre de
Paros’. Quant à koḥla dans ce contexte, on peut présumer qu’il s’agit d’une pierre sombre (noire ?
bleue ?), dont les lits alternent avec les pierres claires. Cette fois, il ne s’agit plus de fard pour les
yeux, mais d’une couleur émancipée de son support.

Pourpre
Dans le texte biblique, il existe deux expressions de couleur qui relèvent du ‘bleu’ ou de la ‘pourpre’,
il est difficile d’en juger. Nous avons vu que toutes deux étaient très fréquentes parce qu’elles
interviennent (presque toujours en association) dans la description des objets rituels. Il s’agit de
tekèlét et de tola’at šanî. Le premier désigne la teinture tirée d’un mollusque qu’on écrase ; le
second celle tirée d’un ver parasite, la cochenille. La difficulté de leur attribuer à l’un ou l’autre des
couleurs précises vient du fait que selon la concentration et la durée du bain de teinture, le résultat
diffère très sensiblement. Disons que le premier donne la pourpre, le second un rouge dit cramoisi
ou vermillon. A propos le tekèlét, le Talmud donne des détails210 :
« Cette pourpre (tekilta, Aram.), comment la teignez-vous ? Nous prenons le sang du ḥilazôn et
d’autres ingrédients, les mettons dans un pot et les faisons bouillir ensemble. Ensuite, nous en
prenons un peu dans une coquille d’œuf et l’essayons sur un peu de laine. Puis nous jetons ce qui
reste dans la coquille d’œuf et brûlons le morceau de laine. »
Ces précautions sont dues à la méfiance que provoquent de nombreuses imitations. Apparemment,
on pouvait produire une couleur pratiquement indiscernable avec une plante, qui donne l’indigo. Le
Talmud appelle cette plante qela îllan, et revient à plusieurs reprises211 sur la possibilité de fraudes. Il
donne des recettes pour les déjouer212. Quant au ḥilazôn, on en dit ailleurs213 que « au dedans, il
ressemble à la mer et au-dehors à un poisson ; il apparaît tous les soixante-dix ans, et de son sang on
teint [le fil] pourpre (ṣôv’în tekèlét) ; c’est pourquoi il est si cher. »
Dans le traité Chabbat, on trouve un long débat sur les catégories d’huile à utiliser (ou non)
pour la lampe du chabbat214. On y mêle, d’une façon très caractéristique, des arguments de bon sens,
des légendes explicatives, des références historiques et des citations ad hoc. On cite Jérémie215 :

209
1Chroniques 19:2. Il a été commenté plus haut.
210
Menakot 42b.
211
Menakot 40a, Baba Meṣia 61b.
212
Menakot 42b et 43a.
213
Menakot 44a. L’animal est cité aussi en Chabbat 74b, 75a.
214
Chabbat 24b sqq.
215
Jérémie 52:16. C’est un passage qui décrit la prise de Jérusalem par Nabuchodonosor. Ce chap. 52 est très
inspiré de 2Rois 24:18 et la suite ; certains critiques pensent qu’il a été ajouté plus tard au texte de Jérémie.
42

« Nébouzaradan, chef des gardes du corps, laissa parmi le bas peuple du pays ceux qui pouvaient
être vignerons et cultivateurs. » Ces deux noms de métier, kôrmîm et yôgbîm, sont commentés par
rabbi Joseph : « kôrmîm, les récolteurs de baume216 d’Ain Gédi à Ramah ; yôgbîm, ceux qui ramassent
le ḥilazon depuis l’Echelle de Tyr jusqu’à Haïfa. »
La ville de Louz avait grande réputation pour la pourpre et bien d’autres choses, comme le
raconte la légende suivante217. « ‘L’Homme se retira au pays des Héthéens, il bâtit une ville qu’il
nomma Louz.’218 On enseigne que c’est cette Louz où l’on teint la pourpre (ṣôb’în bah tekèlét), celle
contre laquelle marcha Sennachérib sans la piller, contre laquelle marcha Nabuchodonosor sans la
détruire, et même l’Ange de la Mort ne peut pas la traverser, et les vieillards, quand ils sont fatigués
de vivre, ils sortent à l’extérieur de la muraille et ils meurent. »

Le statut de cette couleur pourpre est ambigu. En rêve, elle est mauvaise219 : « toutes les
sortes de couleurs sont bonnes en rêve, sauf pourpre », ce qui donne en passant un exemple où le
mot ṣib’ôn a clairement le sens de ‘couleur’. Autrement, elle est admirable, comme le montre une
sentence qui se retrouve à plusieurs endroits220 : « Pourquoi tekèlét est-il particulier parmi les
couleurs (mikol ha-ṣeb’ûnîn) ? Parce que tekèlét ressemble à la mer, et la mer ressemble au ciel, et le
ciel ressemble à la pierre de saphir, et la pierre de saphir ressemble au Trône de gloire, comme il est
dit221 ‘et ils virent le dieu d’Israël et il y avait sous ses pieds comme un pavement de saphirs.’ »
Le statut très valorisé de la pourpre, et l’insistance à se défier des imitations, dans le monde
juif de l’Exil est curieux. Il est mentionné une fois222, à propos de Mardochée, qu’il s’agit d’une
couleur royale mais la référence est à la cour de Perse, non à l’empire gréco-romain. En fait, les
références à la pourpre impériale ont été presque totalement effacées, et l’on se concentre sur le fait
que les franges (ṣîṣît) du vêtement doivent impérativement être teintes de pourpre223. Dans le corpus
biblique, le mot ṣîṣît n’est employé qu’à l’endroit où il est prescrit, et une fois dans Ezéchiel224 au
sens de ‘boucle (de cheveux)’. On peut se demander si le grand succès des ṣîṣît blancs et pourpres
dans le judaïsme de l’Exil n’est pas une sorte d’effort pour compenser la disparition des ornements
du Temple. Les couleurs du drapeau israélien, explicitement dérivées des couleurs des ṣîṣît, ont
adapté la pourpre en bleu.

Vermillon
L’autre couleur d’origine animale est le vermillon, tola’at šanî, que nous avons rencontré
aussi dans cette partie du corpus biblique décrivant les ornements du Temple. Il n’a pas eu la chance

216
aparsamôn, ce terme est écrit de façon variable, ce qui reflète les difficultés à prononcer le grec balsamon.
217
Sotah 46b.
218
Juges 1 :26.
219
Berakot 57b.
220
Ḥullin 89a, Menakot 43b, Sota G58.
221
Exode 24 :10 et Ezéchiel 1 :26.
222
Megillah 16b. Le traité Mégillah commente l’histoire d’Esther. On y explique que, quand Joseph a fait un
cadeau supplémentaire à Benjamin (Genèse 45 :22) en lui donnant cinq vêtements, il prévoyait sans doute les
cinq ornements royaux que Mardochée allait porter (Esther 8 :15) : pourpre (tekèlét), blanc (ḥûr), diadème
d’or, lin fin (bûṣ) et cramoisi (argaman).
223
Nombres 15 :38.
224
Ezéchiel 8 :3.
43

du colorant précédent, et est devenu rare dans le Talmud. On le trouve dans quelques citations de
textes bibliques, notamment ceux ont trait à la lèpre225.

Il n’est pas certain que l’expression ait été bien comprise. On trouve en effet zehôrît dans la
traduction araméenne, là où le texte biblique a šanî, et ṣev’a zehôrî pour tôla’at šanî . Ainsi dans
l’histoire des jumeaux de Tamar, quand la sage-femme attache au bras du premier un [fil] vermillon,
šanî. Ce terme zehôrît se retrouve de temps à autre226, par exemple dans la remarque qui cherche à
expliquer ce qu’est le baldaquin de fiançailles227. Le cas le plus intéressant est l’histoire du fil attaché
à la porte du Temple228.
« On avait l’habitude autrefois d’attacher un fil vermillon à la porte de la cour du Temple, à
l’extérieur. S’il devenait blanc, le peuple se réjouissait. Il s’attristait s’il ne changeait pas. On a
alors décidé qu’il devait être attaché à l’intérieur. Mais les gens essayaient de voir à l’intérieur, se
réjouissaient s’il devenait blanc, et s’attristaient sinon. On a alors décidé qu’une moitié serait
attachée au rocher, et l’autre entre les cornes du bouc (émissaire229). »
Et plus loin on ajoute : « Dans les quarante ans qui précédèrent la destruction du Temple, jamais le fil
vermillon n’est devenu blanc, il est resté rouge230. » Ce dernier commentaire décrit zehôrît comme
‘rouge’, et nous pouvons penser que de ce temps on concevait probablement tola’at šanî comme
‘rouge’ aussi. Ce rituel légendaire du fil rouge attaché à la porte du Temple montre aussi l’extension
populaire de l’image d’Isaïe, qui considère que les péchés sont rouges, et que la candeur est blanche.
Guède et garance
L’Isatis est connue du Talmud, sous son nom grec plus ou moins reconnaissable. Elle est
constamment en couple avec ce qu’on traduit par ‘garance’ : îsaṭîs ou saṭîs ve-qôṣah. Dans sa
traduction du traité Pesaḥim, I. Salzer les traduit par « safran et garance »231. Il remarque qu’au XIe
siècle, Rachi a donné des gloses françaises à ces deux mots : ‘crog’ (crocus) pour le premier, et
‘wesde’ (guède) ou ‘warance’ (garance) pour le second.

3.7. Conclusion

Indéniablement, les seules couleurs qui aient une valeur nette hors de tout support sont le
blanc, le rouge, le noir, dans cet ordre ; le jaune/vert n’est pas loin de la même abstraction.
Lorsqu’on cherche un exemple standard ou neutre de couleurs distinctives, c’est l’opposition blanc /
rouge qui vient à l’esprit232.

225
Néga’im, michna 14 :1 ; Parah, michna 3 :10 ; Sotah 15b etc. Aussi quand on cite Isaïe 1 :18 (e.g. in Chabbat
86a, michna), ou Josué 2 :18.
226
Kelim, michna 27 :12.
227
Sotah 49b.
228
Roch ha-Chanah 31b.
229
Pour ce rite, Lévitique 16 :20-22. Le texte biblique ne mentionne aucun fil rouge dans le rite du bouc
émissaire. Les deux éléments sont rapprochés dans une michna, Shabbat 86a, discutée ensuite en 89b. Voir
aussi Shekalim, michna 4 :2.
230
Lo hayah lašôn šél zehôrît malbîn élla maadîm.
231
Pesaḥim 56b. Voir aussi Chabbat 68a, Chebi’it 7 :1.
232
Un exemple se trouve dans la longue description quasi policière des signes qui permettent d’identifier un
document par rapport à un autre, en Baba Meṣia 28a : « la longueur ou la largeur ? elle l’a vu le tenir ? il y avait
44

L’opposition noir / blanc vaut pour beaucoup de cas, surtout pour les poils et pelages, mais
rouge intervient aussi dans cette catégorie, comme dans la Bible pour les chevaux ou le bétail. Le
rouge devient plus différentiel en cas de teinture, où il s’oppose là aussi au noir - tandis que le blanc
apparaît comme non teint, plus difficile à nettoyer - de même que la peau blanche est jugée plus
délicate.
Le rouge s’oppose surtout au jaune/vert (ce qu’il ne faisait pas dans la Bible) : il est une
couleur qui s’assume, celle de la santé, tandis que le vert ou ce que nous traduisons comme tel paraît
fade et sans force. Le rouge serait la couleur de la viande et de la cuisine, du feu comme du sang ; le
vert est cru ou végétal, comme les légumes. En réalité, ce vert yarôq est aussi un jaune.
Le ‘jaune’ ṣahôb ne se dit que des cheveux (ce qui dans la Bible était vrai aussi du ‘noir’,
lequel s’est maintenant émancipé), et reste très dépendant de son substrat ; il signifie moins ‘jaune’
que ‘brillant’. Le ‘bleu’ sous le mot kaḥol est douteux, cela reste le plus souvent un fard ; mais tekèlét
semble être un bleu. Les sortes de pourpre, si présentes dans la Bible, ont disparu avec l’apparat du
Temple et de la Royauté. De même que beaucoup du goût pour les objets de luxe.
On a donc l’impression d’un monde où les couleurs ont un cadre plus ferme que dans la
Bible, et que blanc / rouge / noir font maintenant un trio dominant. Mais si l’on gagne en solidité
structurelle, on ne s’étend pas en largeur ni en finesse de spectre. On essaie des nuanciers, pour des
raisons médicales ou rituelles, mais ils sont plus fantaisistes que réels, et dépendent comme
auparavant des produits de référence sur lesquels on base les comparaisons de teintes.
Il est vrai qu’il est injuste de comparer les deux ensembles, la Bible d’un côté, le Talmud
(même babylonien) de l’autre. Si celui-ci est plus vaste par le nombre des mots, et souvent par la
variété des sujets traités, parfois par la référence aux détails de la vie courante, il reste qu’il ne
saurait se comparer aux Jérémie, aux Ezéchiel ou aux Job, ni surtout à Solomon ni à ses femmes : pas
de poèmes, pas de tirades splendides, pas d’imprécations vigoureuses ni d’envolées à la fois lyriques
et âpres.

Ouvrages cités
NB : On trouvera dans les premières notes des références générales.

Bible. On trouve des textes et traductions en ligne. Le texte critique (hébreu seulement, avec apparat
critique important et ‘petite massore’) le plus cité est la Biblia Hebraica Stuttgartensia. 5. Auflage
1997. Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft. Il suit le manuscrit de Leningrad. La ‘grande massore’,
utile aux spécialistes, a été éditée à part par Gérard Weil. Un outil très utile est G. Lisowsky.
Konkordanz zum hebräischen alten Testament, 3. verbesserte Auflage (H. P. Rüger), Stuttgart, 1958,
1993. La Septante, la traduction grecque de l’Antiquité, est éditée par la même société : Septuaginta,
ed. Rahlfs-Hanhart,2. Auflage 2006 (texte grec seulement). Un dictionnaire un peu ancien malgré ses
constantes refontes, mais des plus stimulants, reste le Gesenius-Robinson, éd. Brown, Driver &
Briggs. Hebrew and English Lexicon of the Old Testament, Oxford, Clarendon Press, reprint 1974 etc.

Talmud. Une partie des traités du talmud est traduite en français, certains par I. Salzer. Nous avons
aussi consulté la traduction Epstein, accessible en ligne. Le texte du Talmud Babli utilisé pour

un trou près d’une lettre ? On reconnaît le cordon qui l’attache ? Il était rouge ou bllanc ? (be-ḥîwra û-be-
sûmqa) »
45

l’enquête sur les occurrences est sur www.mechon-mamre.org ; nous avons consulté les éditions
classiques pour tous les exemples produits.

Bali, J., V. Franzinetti, S. Levi della Torre. 2010. Il forno di Akhnai. Una discussione talmudica sulla
catastrofe. Firenze, Giuntina.
Brenner, Athalya. 1982. Colour terms in the Old Testament. Sheffield, Journal for the Study of the Old
Testament, Supplement Series n°21.
Cohen, Abraham. 1977 (1933). Le Talmud. Trad. de l’anglais (1932) par Jacques Marty. Paris, Payot.
Dhorme, Edouard (éd. et trad.). 1956 et 1959. La Bible. Ancien Testament. 2 vol. Gallimard. Bibliothèque
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