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Habiter le ciel et les nuées : lieu et “non-lieu” du savoir

philosophique chez Aristophane et Platon


Lora Mariat
Dans Dialogues d'histoire ancienne 2023/Supplément27 (S 27), pages 459 à 476
Éditions Presses universitaires de Franche-Comté
ISSN 0755-7256
DOI 10.3917/dha.hs27.0459
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Dialogues d’ histoire ancienne, supplément 27, 2023, 459‑476 – CC-BY

Habiter le ciel et les nuées : lieu et “non-lieu” du savoir philosophique


chez Aristophane et Platon

Lora Mariat
Université de Franche-Comté – LdA (Logiques de l’agir UR 2274), France
lora.mariat@univ-fcomte.fr
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Au cours de la seconde moitié du ve puis au début du ive siècle, la philosophie a été
assignée à un lieu largement symbolique : la région d’« en haut » (ἄνω). Dans certains
apologues à visée satirique qui sont restés célèbres, on rencontre ainsi un astronome1
– ultérieurement associé à la figure de Thalès2 – dont la pensée est tellement arrimée
au ciel qu’il tombe dans un puits ; on y rencontre ailleurs un « penseur », affublé du
nom de Socrate, dont la curiosité pour les « choses d’en haut » le pousse à se projeter
corps et âme dans les airs, perché dans un panier suspendu3. Mais on retrouve encore
la même image chez un auteur apparemment plus sérieux, qui présente le philosophe4
comme dédoublé, dont le « corps seul gît dans la cité et s’y trouve chez lui [τὸ σῶμα
μόνον ἐν τῇ πόλει κεῖται αὐτοῦ καὶ ἐπιδημεῖ] » tandis que sa pensée « vole en tous sens
[πανταχῇ πέτεται], géomètre dans “les profondeurs de la terre”, comme dit Pindare, et

1
La fable d’Ésope intitulée « L’astrologue » (40 Hausrath).
2
Platon, Théétète, 174a4-8.
3
Aristophane, Nuées, 225 sq.
4
La question de savoir si ce philosophe correspond effectivement au modèle prôné par Platon dans
ses dialogues a été débattue (pour une synthèse de ces discussions, cf. Bénatouïl 2020, p. 43-50). Certains
commentateurs ont considéré que cette image était contradictoire avec l’attitude de Socrate, y compris chez
Platon (cf. déjà Cornford 1935, p. 81-89) ; d’autres sont allés jusqu’à faire de cette image un repoussoir
plutôt qu’un modèle pour le philosophe platonicien (cf. Berger 1982, Rue 1993, Peterson 2011, chap. III).
Nous estimons pour notre part, comme T. Bénatouïl, que ce portrait n’implique pas de contradiction
radicale avec le modèle platonicien incarné notamment par la figure de Socrate. Du reste, le parallèle que
nous souhaitons établir dans cet article avec Aristophane permet de mettre en évidence l’intérêt stratégique
de Platon à rapprocher son idéal philosophique de ce qui ressemble à une caricature.

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sur ses étendues, astronome “au surplomb du ciel” [κατὰ Πίνδαρον “τᾶς τε γᾶς ὑπένερθε”
καὶ τὰ ἐπίπεδα γεωμετροῦσα, “οὐρανοῦ θ’ ὕπερ” ἀστρονομοῦσα] »5. Les auteurs qui ont
contribué à définir le savoir philosophique (soit pour le dénigrer, soit pour le légitimer)
semblent donc l’avoir associé étroitement à cette région d’« en haut »6 en jouant sur la
valeur symbolique forte qu’elle véhicule.
D’abord, la région du ciel – comme son antipode souterraine7 – incarne
l’extrémité du cosmos à laquelle aucun mortel ne peut accéder, et qui se définit de manière
négative comme le « non-lieu » ou l’« anti-lieu » relativement au centre qu’habitent
les communautés humaines. En associant le philosophe à cette région élevée, les auteurs
suggèrent donc le décalage de son savoir par rapport aux préoccupations communes. Par
ailleurs, de manière plus positive, l’« en haut » est le lieu d’un certain nombre d’objets
que le philosophe est réputé étudier : les μετέωρα, les astres, mais aussi n’importe quel
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objet qu’il s’agit de considérer d’un point de vue surplombant et totalisant8. En d’autres
termes, si les hauteurs constituent le « lieu naturel »9 du philosophe, c’est finalement
parce qu’elles coïncident avec les objets de son savoir. Or, cela le rapproche d’autres
savants, identifiés comme occupant les mêmes espaces lointains, en l’occurrence le
géomètre et l’astronome10.
Cette double caractérisation du savoir philosophique ne va pas de soi ; et elle
est d’autant plus étonnante qu’on la retrouve à la fois du côté des détracteurs et du

5
Platon, Théétète, 173e2-6, trad. M. Narcy.
6
Chez Platon, les hauteurs du ciel sont complétées par leur double symétrique que sont les « profondeurs
de la terre », avec lesquelles elles fonctionnent comme un chiasme depuis Homère (Iliade, VIII, 16) et
Hésiode (Théogonie, v. 720-723). Cette référence poétique n’empêche toutefois pas d’admettre une
proximité plus grande du philosophe avec les hauteurs : outre la référence à la fable ésopique le comparant
à un astronome versé dans l’observation du ciel, la suite du texte affirme notamment que lorsqu’il emporte
quelqu’un avec lui, le philosophe « tire [ce dernier] vers le haut [ἑλκύσῃ ἄνω] », au point que, « suspendu
à un point élevé, il a le vertige ; lui-même objet céleste, c’est d’en haut qu’il dirige ses regards [εἰλιγγιῶν τε
ἀπὸ ὑψηλοῦ κρεμασθεὶς καὶ βλέπων μετέωρος ἄνωθεν] » (175d2-3, trad. M. Narcy).
7
Cf. la contribution de M. Díaz de Cerio dans ce volume.
8
Cf. l’expression de Platon : « explorant enfin sous tous ses aspects la nature entière de chacun
des êtres en général, sans s’abaisser elle-même vers rien de ce qui l’environne [εἰς τῶν ἐγγὺς οὐδὲν αὑτὴν
συγκαθιεῖσα] » (Théétète, 174a1-2, trad. M. Narcy).
9
Nous empruntons cette expression à Renaut 2012.
10
Sur l’articulation de la figure du philosophe des Nuées avec celle du géomètre dans la digression du
Théétète – dans une perspective néanmoins différente de la nôtre –, cf. Howland 1998, p. 59-62.

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côté des promoteurs de la philosophie11. Il convient donc d’élucider les origines et les
raisons de cette association du philosophe avec ce lieu symbolique, de comprendre en
quel sens son savoir nécessite un mouvement d’éloignement par rapport aux activités
pratiques ou politiques qui polarisent les autres savoirs, et en quoi il se rapproche (ou se
distingue) de celui du géomètre ou de l’astronome. Nous voudrions faire ici l’hypothèse
qu’en élaborant sa propre définition de la philosophie, Platon s’approprie en réalité une
symbolique topographique forgée par ses prédécesseurs dans une perspective satirique,
au premier rang desquels Aristophane. En investissant pleinement ces lieux mythiques
et en ancrant le savoir philosophique dans les hauteurs célestes, il assume de prendre ses
distances avec les applications (notamment démocratiques) de son savoir et s’efforce
de prolonger au-delà d’elles-mêmes les investigations des géomètres et des astronomes.
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Aristophane et le penseur perché
Le véritable promoteur de cette assignation topographique du philosophe,
avant Platon, est assurément Aristophane. La stratégie qui consiste à transformer en
« lieu » véritable et habitable ce « non-lieu » ou cet « anti-lieu » par excellence que
sont les hauteurs célestes, relève en effet d’un procédé comique. Son expression la plus
éclatante se trouve bien sûr dans les Nuées, qui ont présenté en 423 sur le théâtre de
Dionysos un portrait satirique de ceux que le poète nomme « penseurs » plutôt que
« philosophes » et qui, enfermés dans leur « pensoir » (φροντιστήριον, v. 94), spéculent
sur les phénomènes cachés : traduisant cette activité dans la forme d’écriture comique
qui est la sienne, Aristophane transporte littéralement ses personnages dans une région
d’ordinaire inaccessible aux humains, qui n’est autre que la région des Nuées. C’est le
sens de la célèbre apparition de Socrate perché dans un panier, suspendu dans les airs :
Strepsiade — Hé ! Socrate ! Hé ! Socratinet ! [ὦ Σώκρατες, ὦ Σωκρατίδιον] Socrate
— Pourquoi me hèles-tu, créature d’un jour ? Strepsiade — Mais d’abord, qu’est-ce
que tu fais ? Je t’en supplie, explique-moi. Socrate — J’arpente les airs [Ἀεροϐατῶ καὶ
περιφρονῶ τὸν ἥλιον], et, en esprit, j’enveloppe le soleil… Strepsiade — Alors tu montes
sur un caillebotis pour traiter les dieux du haut de ton esprit [τοὺς θεοὺς ὑπερφρονεῖς] ?
et tu n’as pas les pieds sur terre [οὐκ ἀπὸ τῆς γῆς], en tout cas. Socrate — Non, car
jamais je n’eusse découvert en toute justesse le secret des célestes réalités, si je n’avais mis
mon intellect en suspension, et amalgamé la subtilité de ma méditation à l’air qui lui est

11
Sur la lutte pour la légitimité qui a accompagné le développement de la philosophie et la nécessité,
pour le philosophe, de se positionner par rapport à l’« image publique » qui est donnée de lui, cf. Macé,
Renaut 2013.

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consubstantiel. Si j’étais resté au sol pour scruter d’en bas les choses d’en haut, jamais je
n’eusse rien découvert [εἰ δ’ ὢν χαμαὶ τἄνω κάτωθεν ἐσκόπουν, οὐκ ἄν ποθ’ ηὗρον]12.
Cette image de Socrate marchant dans les airs (ἀεροϐατῶ), dont Strepsiade
souligne bien qu’il n’a pas les pieds sur terre (ἀπὸ τῆς γῆς), est l’expression littérale et
la « réalisation » concrète, sur la scène du théâtre, de l’image du penseur contemplatif
perdu dans les nuages13. Socrate occupe corporellement l’espace aérien, et c’est de
cette fréquentation qu’il tire son savoir sur les μετέωρα, sur les « choses d’en haut »,
comme l’exprime très clairement la deuxième partie de l’extrait. Tout se passe comme
s’il existait ce que Francesco Morosi appelle « a sort of spatial mimesis »14, comme
si la proximité physique avec les « choses d’en haut » favorisait l’acquisition de
connaissances correspondantes15. C’est cette idée qui justifie d’assigner le philosophe
à un lieu symbolique (associé à l’objet de ses recherches) plutôt qu’à un lieu physique.
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Mais Socrate n’est pas le seul à être gratifié, dans les pièces d’Aristophane, de
ces traits et comportements comiques. C’est encore le cas d’Euripide, qu’Aristophane
se plaît à représenter en savant, d’une manière très similaire à Socrate. On le voit
tout particulièrement au début des Acharniens : alors que Dicéopolis demande à voir
Euripide, son serviteur lui répond dans un premier temps qu’il n’est pas disponible
parce que, « les pieds en l’air, il compose une tragédie [ἀναϐάδην ποεῖ τραγῳδίαν] »
(v. 399-400, trad. H. Van Daele). Puis, lorsqu’il le voit enfin de visu, il tente de le
convaincre de descendre :
Dicéopolis — Euripide, mon petit Euripide [Εὐριπίδη, Εὐριπίδιον] ! […] prête-moi
l’oreille, si jamais tu le fis à un homme. C’est Dicéopolis qui t’appelle [...]. Euripide
— Je n’ai pas le loisir. Dicéopolis — Mais sers-toi de l’eccyclème. Euripide — Mais

12
Nuées, v. 222-227, trad. V.-H. Debidour modifiée.
13
Ce procédé comique très fréquent chez Aristophane est ce que J. Taillardat qualifie d’« images
réalisées » (Taillardat 1962, § 894 et 898).
14
Morosi 2018, p. 128.
15
Le même jeu a lieu avec l’image inverse des confins souterrains lorsque Strepsiade, pénétrant dans
l’enceinte du φροντιστήριον, découvre pour la première fois ses habitants, tout courbés en direction des
profondeurs de la Terre (v. 184-194). Sur la comparaison de la descente dans le φροντιστήριον à une
catabase, cf. la contribution de N. Terceiro Sanmartín et M. V. García Quintela dans ce volume, p. 443.
Outre cette orientation opposée des « penseurs » dont il fait la caricature, Aristophane maintient la
référence aux hauteurs célestes puisque « leur derrière regard[e] le ciel [ὁ πρωκτὸς εἰς τὸν οὐρανὸν βλέπει] »
et « s’instruit pour son compte dans l’astronomie [Αὐτὸς καθʹ αὑτὸν ἀστρονομεῖν διδάσκεται] » (v. 193-
194, trad. H. Van Daele). De manière générale, et malgré ce passage, Aristophane insiste davantage sur la
relation du personnage de Socrate à l’« en haut » (comme l’indique à lui seul le titre des Nuées).

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c’est impossible. Dicéopolis — Viens tout de même. Euripide — Eh bien, je prendrai


l’eccyclème ; mais je n’ai pas le loisir de descendre [καταϐαίνειν δʹ οὐ σχολή]. Dicéopolis
— Euripide ! Euripide — Quels sont ces accents ? Dicéopolis — Tu composes les
pieds en l’air, quand tu pourrais les poser à terre [Ἀναϐάδην ποεῖς, ἐξὸν καταϐάδην]16 !
La surprise de Dicéopolis au moment où il aperçoit Euripide laisse penser que
l’acteur se tenait peut-être effectivement allongé sur le dos, les pieds en l’air, traduisant
là encore dans une posture scénique l’attitude intellectuelle que le personnage est censé
incarner17. Et la suite du dialogue continue de souligner avec insistance la position
ridicule dans laquelle se tient le poète tragique, comme c’était le cas du Socrate-perché
des Nuées18. Dans les deux pièces, les « images réalisées » de la marche dans les airs ou
des pieds en l’air contribuent à constituer cet espace céleste comme un lieu que l’on
arpente, que l’on occupe physiquement et surtout dont on tire un savoir, une inspiration.
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Mais on peut ajouter au diptyque Socrate/Euripide un troisième ensemble de
personnages qui, dans le théâtre d’Aristophane, incarnent peut-être encore mieux
qu’eux ce penseur résidant dans les hauteurs : les oiseaux. Dans la pièce éponyme, le
peuple ailé est présenté comme l’habitant « [des] nuages et [du] ciel [τὰς νεφέλας γε καὶ

16
Acharniens, v. 404-411, trad. H. Van Daele.
17
Deux témoignages concernant Héraclite laissent toutefois penser que cette image pouvait renvoyer
à une attitude réelle du philosophe et non à une simple fantaisie poétique : « Héraclite [...] a dit : “le
soleil […], conformément à la nature, est de la largueur d’un pied humain [ἀνθρωπηΐου εὖρος ποδός ἐστι],
n’excédant pas cette taille” » (Papyrus de Derveni, IV, 7-8 = 9D89a LM, trad. A. Laks, G. W. Most)
et « Héraclite : [scil. la grandeur du soleil est de] la largeur d’un pied humain [Ἡράκλειτος εὖρος ποδὸς
ἀνθρωπείου] » (22B3 DK = 9D89b LM, trad. A. Laks, G. W. Most). Plutôt que de chercher à déterminer
si Héraclite confondait ou non la taille apparente et la taille réelle du soleil, comme l’ont fait la plupart des
commentateurs, qui ont ainsi négligé la référence précise et étonnante au pied, J. Bollack et H. Wismann
ont remarqué que « le pied ne cache le soleil aux yeux que lorsque l’homme se couche, et pose sa tête sur le
sol en s’allongeant », de sorte que « le pied, dans une position incongrue, mesure l’objet en l’éclipsant »
(Bollack, Wismann 1972, p. 68). Et M. Conche suit cette lecture, en faisant apparaître le pied comme
« unité de mesure » : « si l’on est étendu sur le sol, cela se peut en élevant la jambe et en plaçant son pied
devant le soleil » (Conche 1986, p. 97). Je remercie chaleureusement Marco V. García Quintela de m’avoir
indiqué ces références.
18
On visualise bien l’effet de similitude qu’a pu produire chez le public d’Aristophane les deux
scènes inaugurales des Acharniens et des Nuées, représentées à deux années d’intervalle : un homme
(Dicéopolis/Strepsiade) se rendant chez un maître (Euripide/Socrate, qualifiés par les sobriquets
Euripídion/Sōkratídion), trouvant un serviteur qui ne veut d’abord pas lui ouvrir, puis voyant apparaître le
maître foulant l’air avec ses pieds, perché sur une machine pivotante ou élévatrice (l’eccyclème/un panier
suspendu). Comme le note M.-P. Noël, « le Socrate des Nuées et l’Euripide des Acharniens [...] sont conçus
sur le même modèle » (Noël 2000, p. 118, n. 26).

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τὸν οὐρανόν] » (Oiseaux, v. 178), comme le voisin des μετέωρα ; mais il est aussi présenté
comme un peuple de savants. Mieux encore que Socrate19 ou Prodicos (v. 692), les
oiseaux instruisent de « la vérité sur les choses d’en haut [ὀρθῶς περὶ τῶν μετεώρων] »
(v. 690). Et leur supériorité sur les savants humains leur vient de leur condition
aérienne, qui en fait des résidents naturels du ciel ; de même, leurs ailes leur permettent
de mieux arpenter les hauteurs que ne le peuvent tous les paniers suspendus ou autres
machines élévatrices inventés par les hommes. De nouveau, la proximité physique avec
les objets théoriques que sont les « choses d’en haut » semble déterminer, selon une
relation de quasi causalité, l’acquisition de ce savoir. On a finalement affaire, à travers les
figures de Socrate, d’Euripide ou des oiseaux, à un même « type » comique, aisément
reconnaissable par le public, qui investit physiquement le lieu emblématique des
hauteurs pour le constituer en lieu de savoir.
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Cette stratégie d’écriture étant posée, il convient de remarquer que l’assignation
topographique sur laquelle elle repose permet en même temps au poète comique
d’éloigner symboliquement les activités auxquelles s’adonnent ces « penseurs »
par rapport aux affaires publiques. Comme le remarque G. Guidorizzi à propos des
personnages de Socrate perché dans les airs et de ses disciples courbés vers les profondeurs
souterraines, « nessuno di loro sta nello spazio politico assegnato agli uomini e condiviso
dagli spettatori »20. Ces savants n’habitent tout simplement pas l’espace commun de
la cité. Or, puisqu’il s’agit de lieux de savoir, c’est aussi la connaissance qu’ils tirent de
cette position qui se trouve disqualifiée au nom de sa valeur politique nulle. Le premier
contact de Strepsiade avec les recherches menées dans le φροντιστήριον en témoigne :
Strepsiade [avisant quelques objets] — Au nom des dieux, qu’est-ce donc que tout
ceci ? Dis-moi. Le Disciple — C’est de l’astronomie [ἀστρονομία], cela. Strepsiade
[montrant un autre objet] — Et cela, qu’est-ce ? Le Disciple — De la géométrie
[γεωμετρία]. Strepsiade — Et à quoi cela sert-il ? Le Disciple — À mesurer la Terre
[γῆν ἀναμετρεῖσθαι]. Strepsiade — Celle que l’on distribue par lots ? Le Disciple

19
Socrate n’est pas mentionné en même temps que Prodicos dans ces vers, contrairement à ce qu’il en
était dans les Nuées (v. 361) ; son nom est néanmoins présent dans la pièce des Oiseaux (v. 1555), associé
à la figure étonnante des Sciapodes, ce peuple mythique dont les individus sont réputés se servir de leurs
larges pieds pour se faire de l’ombre. Or, il nous semble que la présence de cette image ne s’explique pas
seulement par la volonté de planter un décor « exotique » (comme le commente Dunbar 1998, p. 485)
mais pour évoquer une nouvelle fois cette figure du savant ayant les pieds en l’air, dont Socrate est le nom
emblématique chez Aristophane depuis les Nuées.
20
Guidorizzi 1996, p. 216.

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— Non, mais la terre entière [ἀλλὰ τὴν σύμπασαν]. Strepsiade — C’est charmant ce
que tu dis là. L’idée est démocratique et utile [δημοτικὸν καὶ χρήσιμον]21.
Le φροντιστήριον est peuplé d’instruments de mesure et d’observation qui
étonnent et subjuguent en même temps Strepsiade. Leur présence permet de rendre
tangibles les objets lointains qui sont visés par les sciences astronomiques et géométriques
pratiquées entre ces murs : les astres ou la Terre dans son entier. Et cela vaut à Socrate
d’être comparé à Thalès (v. 180), un autre nom emblématique de ce savoir spéculatif22.
Mais Strepsiade se méprend sur l’utilité de ces objets et sur celle des sciences qui leur
sont associées : le paysan raisonne de manière trop terre-à-terre et voit immédiatement
les applications pratiques et « démocratiques » qu’il est possible d’en tirer – en
l’occurrence la répartition égalitaire des terres étrangères à des citoyens athéniens23. La
scène se poursuit sur le même ton durant quelques vers, puis on retrouve plus loin des
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quiproquos similaires au sujet de la science des « mesures » (περὶ μέτρων, v. 638), que
Strepsiade veut appliquer à des volumes de farine (v. 639-646), au sujet de la sciences des
rythmes, dont il s’inquiète de savoir si elle lui apportera de quoi manger (v. 647-655),
ou encore au sujet de la grammaire, dont il considère que la connaissance spontanée
qu’il en a est suffisante pour la vie de tous les jours (v. 659-693). La confrontation entre
les deux hommes permet finalement à Aristophane de faire émerger un trait saillant
du savoir enseigné par Socrate, qui n’est autre que son désintérêt pour les applications
pratiques : plus les raisonnements sont abstraits, plus la caricature du Socrate-Thalès
des Nuées est efficiente. C’est cela que permet d’exprimer la symbolique du philosophe
séjournant dans les hauteurs.
Une idée similaire se trouve dans les Oiseaux, où un curieux personnage, figurant
un savant versé dans l’étude des « choses d’en haut », est ridiculisé pour l’inutilité
et l’extravagance de ses connaissances. Le lieu dans lequel se déroule la pièce est en
lui-même significatif, puisque les deux protagonistes, Pisthétaïros et Evelpidès, ayant
21
Nuées, v. 200-205, trad. H. Van Daele.
22
B. Vitrac relève que Thalès est la première figure emblématique « de l’astronomie [chez Aristophane],
de la philosophie chez Aristote (Métaphysique, 983b20-21 et Du ciel, 294a28-30), de l’astronomie
sûrement (fragments 143-145 Wehrli), de la géométrie peut-être (fragments 133-135 Wehrli) chez
Eudème de Rhodes » (Vitrac 2013, p. 176).
23
Comme le note G. Guidorizzi, « la mente pragmatica di Strepsiade corre al pensiero della spartizione
del territorio coloniale, assegnato ai coloni (κληροῦχοι) dallo stato attico » (Guidorizzi 1996, p. 217-218).
Quoique Socrate le regrette, ses contemporains ont sans doute davantage assigné la géométrie à ce type
d’applications pratiques qu’à des calculs purement spéculatifs : ce sont les premières qui ont conduit les
Égyptiens à inventer cette science selon Hérodote (II, 109).

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quitté Athènes pour fonder une nouvelle cité, se retrouvent au milieu « du ciel et des
nuages [τὰς νεφέλας γε καὶ τὸν οὐρανόν] » (v. 178). Aristophane souligne à quel point
ce qui deviendra finalement l’emplacement de Coucouville-les-Nuées constitue un
lieu reculé, voire inaccessible : il se trouve à « plus de mille stades » (v. 6) de leur cité
d’origine et Pisthétaïros fait remarquer qu’ils sont tellement loin qu’il ne saurait même
plus reconnaître « en quel lieu du monde [ποῦ γῆς] » (v. 9, trad. H. Van Daele) ils se
trouvent. Comme l’écrit M. Amati, « the travelers’ journey turns out to have been a
trek to nowhere after all »24. La huppe, auprès de qui ils sont venus demander conseil
et qui apparaît comme une experte en géographie (elle qui a « en volant fait le tour de
la terre et de la mer [γῆν ἐπέπτου καὶ θάλατταν ἐν κύκλῳ] », v. 118, trad. H. Van Daele),
ne parvient en effet à leur trouver aucun lieu qui leur convienne sur la Terre. C’est ainsi
qu’ils décident de s’implanter dans le « lieu » (τόπος, v. 180) ou le « pôle » (πόλος,
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v. 179) des oiseaux, au milieu des nuées. Dès lors, ce qui constituait un espace indéfini
et inaccessible est devenu un « centre » (ἐν μέσῳ, v. 187), et par un mouvement de
relativisation, le « haut » est devenu le milieu.
Or, cette cité nouvellement fondée attire à elle tous ceux qui s’y reconnaissent,
et notamment le personnage de l’astronome, mathématicien et géomètre Méton. Dans
la galerie des personnages d’Aristophane, ce savant présente des points communs
frappants avec le Socrate des Nuées25 :
Méton — Je suis venu vers vous... Pisthétaire — [...] Qu’es-tu donc venu faire ? De
quelle sorte est ton dessein ? Quel est ton but ? Qu’est-ce que ce cothurne ? Pourquoi es-tu
venu ? Méton — Je veux toiser l’air et vous le diviser en arpents [Γεωμετρῆσαι βούλομαι
τὸν ἀέρα ὑμῖν διελεῖν τε κατὰ γύας]. Pisthétaire — Au nom des dieux, quel homme es-
tu ? Méton — Qui je suis ? Méton, connu dans l’Hellade… et à Colone. Pisthétaire
— Dis-moi, et ces affaires que tu portes-là, qu’est-ce ? Méton — Des règles, pour l’air
[κανόνες ἀέρος]. Et d’abord sache que l’air est pour la forme, pris dans son entier, pareil
à un étouffoir ou à peu près. Moi, donc, appliquant par en haut cette règle courbe et
y insérant un compas [προσθεὶς οὖν ἐγὼ τὸν κανόν’ ἄνωθεν τουτονὶ τὸν καμπύλον, ἐνθεὶς
διαϐήτην]… Tu comprends ? Pisthétaire — Je ne comprends pas. Méton — … je
prendrai mes dimensions avec une règle droite [ὀρθῷ μετρήσω κανόνι προστιθείς] que
j’applique, de manière que le cercle devienne carré [ἵνα ὁ κύκλος γένηταί σοι τετράγωνος].
Au centre il y aura une place publique, où aboutiront des rues droites convergeant vers
le centre même [μέσῳ ἀγορά, φέρουσαι δ’ ὦσιν εἰς αὐτὴν ὁδοὶ ὀρθαὶ πρὸς αὐτὸ τὸ μέσον], et

24
Amati 2009, p. 215.
25
Cette proximité est établie par Aristophane lui-même, qui attribue indifféremment à l’un et à l’autre
la même doctrine du ciel comme « étouffoir » (Nuées, v. 94-97 et Oiseaux, v. 1000-1001).

DHA, supplément 27, 2023 – CC-BY


Habiter le ciel et les nuées : lieu et “non-lieu” du savoir philosophique chez Aristophane et Platon 467

comme d’un astre lui-même rond, partiront en tous sens des rayons droits [ὀρθαὶ πανταχῇ
ἀκτῖνες ἀπολάμπωσιν]. Pisthétaire — Cet homme est un Thalès [Ἅνθρωπος Θαλῆς]26 !
Ce goût pour la géométrie ainsi que pour les curieux instruments de mesure qui
y correspondent vaut à Méton – comme à Socrate dans les Nuées –, d’être qualifié de
« Thalès ». Moins emblématique que ce dernier, Méton devait toutefois être connu
des citoyens athéniens pour les mesures du ciel qu’il effectuait depuis la Pnyx27 ainsi
que pour les innovations ridicules – en tout cas aux yeux d’Aristophane – auxquelles
ces dernières donnaient lieu concernant par exemple le calendrier28. Dans ce passage,
comme dans le texte des Nuées cité précédemment, l’astronomie et la géométrie se
présentent comme des sciences abstraites et incompréhensibles pour le commun des
mortels (représenté par Pisthétaïros), de sorte que la condamnation est la même que
pour le savoir apolitique de Socrate. S’inspirant d’un modèle céleste inapprochable,
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Méton prête forcément à rire lorsqu’il propose de bâtir une cité en forme d’étoile29, qui
repose sur des constructions réputées impossibles (un cercle carré) et qui ne correspond
à aucune réalité connue30. En gesticulant sur la scène, mesurant l’air avec ses bras, traçant
des lignes imaginaires sur la voûte céleste et plaçant des points de repère avec ses curieux
instruments31, Méton incarne aux yeux du poète comique et de son public le type de
savant dont les connaissances éthérées ne sauraient trouver aucune application sérieuse
dans le domaine des affaires publiques.

26
Oiseaux, v. 992-1009, trad. H. Van Daele.
27
M. Garcia Quintela a montré que le savoir astronomique de Méton se développait « in contexts of
maximum publicity », au cœur des institutions démocratiques (García Quintela 2022, p. 556).
28
Cf. l’allusion au nouveau calendrier dans les Nuées, v. 615 sq. Sur les applications concrètes des
observations de Méton, cf. Bowen, Goldstein 1988.
29
Cf. Amati 2009, p. 218-222.
30
Cf. Wycherley 1937, p. 28-30. L’auteur relève toutefois (p. 30) que cette organisation circulaire se
retrouve chez Platon (Lois, 778c et Critias, 115c sq.). Pour lui, ce décalage avec l’organisation géographique
et géométrique habituelle des cités grecques est imputable à la méconnaissance des Athéniens (et
donc d’Aristophane) des sciences géométriques et urbanistiques (p. 31) ; nous pensons au contraire
qu’Aristophane a volontairement exploité la valeur symbolique d’un tel décalage.
31
Sur la gestuelle comique de l’acteur dans cette scène, cf. Dunbar 1998, p. 376. Le dialogue pseudo-
platonicien Les Rivaux témoigne peut-être des gestes étranges réalisés effectivement par les astronomes : les
jeunes élèves de l’école sont dits « dessin[er] des cercles [κύκλους γράφειν] » et « en inclinant leurs mains,
[mettre] beaucoup de sérieux à imiter des inclinaisons [ἐγκλίσεις τινὰς ἐμιμοῦντο τοῖν χεροῖν ἐπικλίνοντε καὶ
μάλ’ ἐσπουδακότε] » (132b1-3, trad. L. Brisson).

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468 Lora Mariat

Platon et le philosophe oiseau


La constitution, par la comédie, de la région des hauteurs célestes comme un lieu
extrêmement distant, dont on ne peut tirer qu’un savoir inutile – et partant ridicule –,
a trouvé un écho singulier dans les dialogues de Platon. En élaborant son modèle
philosophique, ce dernier semble non seulement endosser l’orientation de ce savoir
« vers le haut », mais encore surenchérir sur le portrait comique donné de lui – sous
les traits de son maître, Socrate – par Aristophane32. En d’autres termes, la figure du
philosophe géomètre et astronome que nous avons rencontrée dans le Théétète peut être
conçue comme une réponse aux moqueries du poète comique33 consistant à assumer
plutôt qu’à récuser l’image caricaturale du philosophe parcourant les airs. Pour autant,
lorsqu’il compare à son tour le philosophe à un Thalès, lui aussi « occupé à mesurer le
cours des astres [ἀστρονομοῦντα] » et « regardant en l’air [ἄνω βλέποντα] » (174a4-
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5, trad. M. Narcy), Platon n’entend pas tout à fait la même chose que ne l’entendait
Aristophane lorsqu’il portraiturait Socrate dans les Nuées.
Cela est très net dans un échange entre Socrate et Glaucon au livre VII de la
République, qui ressemble étrangement à une réécriture de l’échange entre Socrate
et Strepsiade, lorsque ceux-ci discutaient de l’utilité des sciences abstraites telles que
l’astronomie, la géométrie ou la science des rythmes34. En premier lieu, Socrate fait
remarquer que l’arithmétique est l’une des disciplines les plus nobles, à condition
qu’« on s’en occupe dans un but de connaissance, et non à des fins mercantiles [ἐὰν τοῦ
γνωρίζειν ἕνεκά τις αὐτὸ ἐπιτηδεύῃ ἀλλὰ μὴ τοῦ καπηλεύειν] » (525d1-3, trad. G. Leroux).
L’intérêt que porte Socrate à la connaissance des nombres ne tient pas aux applications
concrètes qu’il est possible d’en déduire35, mais bien plutôt au fait que « cet art conduit

32
Comme l’écrit M.-P. Noël, c’est une manière pour Platon de réfuter Aristophane tout en « reprenant
les termes mêmes qui sont ceux du poète, qu’il “corrige”, ou plutôt qu’il infléchit, mais sans en remettre en
question les éléments principaux » (Noël 2011, p. 205).
33
Le vocabulaire de la « plaisanterie » (ἀποσκῶψαι, 174a6 ; σκῶμμα, 174a8) et du « rire » (γέλωτα,
174c3 ; γελοῖος, 174d1 ; καταγελᾶται, 175b5) qui traverse toute la digression laisse penser que Platon insiste
sur l’origine comique de ce thème.
34
Le parallèle entre ce passage de la République de Platon et les Nuées d’Aristophane a été suggéré par
Nettleship 1955, p. 274, n. 1 et Brock 1990, p. 41, sans toutefois que les auteurs ne développent ce point.
35
La seule exception semble être l’application militaire, que Socrate présente comme bénéfique pour
l’éducation des gardiens qui auront à défendre la cité. Pour celle du philosophe (ou du gardien philosophe),
l’apprentissage de l’arithmétique devra toutefois prendre une forme plus théorique pour lui permettre de
« s’attacher à l’être en se dégageant du devenir » (525b5-6, trad. G. Leroux). Sur ce double intérêt pratique
et théorique des mathématiques, cf. Macé 2022.

DHA, supplément 27, 2023 – CC-BY


Habiter le ciel et les nuées : lieu et “non-lieu” du savoir philosophique chez Aristophane et Platon 469

l’âme avec une sorte de fermeté vers le haut [σφόδρα ἄνω ποι ἄγει τὴν ψυχὴν] » (525d5-
6, trad. G. Leroux). Le même jugement est formulé, en second lieu, lorsqu’il s’agit
d’étudier le cas de la géométrie : alors que l’utilité d’un tel savoir se réduit, aux yeux
de Glaucon, à ses applications pratiques, Socrate le pousse à considérer ce qui, en elle,
« incline l’âme à se tourner vers ce lieu sublime » (526e3-4, trad. G. Leroux)36. Même
ceux qui passent pour des professionnels de la géométrie ont, d’après Socrate, « une
manière bien ridicule et bien utilitaire [γελοίως τε καὶ ἀναγκαίως] » de concevoir cette
science : loin d’élever le regard vers le haut, c’est « en praticiens [ὡς πράττοντές] »,
intéressés uniquement par la « pratique [πράξεως] » (527a7) qu’ils conçoivent leur
savoir37. Ainsi, dans la bouche du Socrate platonicien, ce n’est plus le philosophe dont
les pensées parcourent les airs qui prête à rire (γελοίως), mais le savant intéressé dont les
pieds sont rivés au sol. Et ce jeu se répète avec l’examen de l’astronomie : Glaucon fait
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de nouveau valoir l’intérêt d’une telle étude pour la navigation ou l’agriculture (527d2-
4) ; et Socrate s’amuse de sa réponse.
Piqué par ces réactions, Glaucon se ravise et propose de reprendre sa définition
de l’astronomie en ne cédant plus aux attraits de ses conséquences utilitaires. Croyant
abonder dans le sens du philosophe, sa confusion n’en est que plus grande quand
Socrate lui rétorque qu’il continue ce faisant de « regarder entièrement vers le bas ».
Cet échange mérite d’être cité dans son intégralité :
Glaucon — Et tenant compte, Socrate, du reproche que tu viens de me faire concernant
la vulgarité de mon éloge de l’astronomie [ἐπέπληξας περὶ ἀστρονομίας ὡς φορτικῶς
ἐπαινοῦντι], je vais en faire à présent l’éloge comme toi tu t’y appliques. Il me semble qu’il
est évident pour chacun que cette discipline pousse l’âme à regarder vers le haut et qu’elle
la conduit des choses d’ici-bas vers celles de là-bas [ἀναγκάζει ψυχὴν εἰς τὸ ἄνω ὁρᾶν καὶ
ἀπὸ τῶν ἐνθένδε ἐκεῖσε ἄγει]. Socrate — Peut-être, dis-je, est-ce évident pour tout le
monde sauf pour moi ! Car moi, ce n’est pas mon avis. Glaucon — Mais alors, quel est

36
Comme s’il avait tiré des leçons des remarques précédentes sur l’arithmétique, Glaucon ne mentionne
cette fois que l’application militaire (l’organisation des campements et des batailles, 526d2-5) que Socrate
avait admise pour l’éducation des gardiens. Mais là encore, Socrate le corrige en prétendant que « pour
toutes ces opérations, une petite part de géométrie et de calcul devrait suffire » (526d7-8), et ajoute qu’il
convient d’étendre cet enseignement à ce qui permet de « contempler l’être [οὐσίαν] » plutôt que « le
devenir [γένεσιν] » (526e6-7, trad. G. Leroux).
37
De tels réflexes pragmatiques rappellent ceux de Strepsiade, qui pense instantanément à la division des
terres que rend possible la science des mesures (Nuées, v. 200-205). De manière générale, ils correspondent
à l’orientation pratique (et notamment agricole) de ces savoirs depuis l’époque d’Homère et Hésiode
(Dicks 1970, p. 27-38), que l’Athènes démocratique avait largement développée (García Quintela 2022,
p. 555).

DHA, supplément 27, 2023 – CC-BY


470 Lora Mariat

ton avis ? dit-il. Socrate — À en juger par la manière dont se l’approprient aujourd’hui
ceux qui servent de guides en philosophie, il me semble qu’elle fait regarder entièrement
vers le bas [Ὡς μὲν νῦν αὐτὴν μεταχειρίζονται οἱ εἰς φιλοσοφίαν ἀνάγοντες, πάνυ ποιεῖν κάτω
βλέπειν]. Glaucon — Comment l’entends-tu ? Dit-il. Socrate — Ce n’est pas sans
prétention, dis-je, que tu me sembles concevoir à ton usage ce qu’est la connaissance des
choses d’en haut [περὶ τὰ ἄνω]. Tu risques, en effet, de penser que si quelqu’un entreprend
d’observer, en renversant la tête, un plafond orné de peintures [εἴ τις ἐν ὀροφῇ ποικίλματα
θεώμενος ἀνακύπτων καταμανθάνοι τι], il croira le contempler par l’intellection et non par
les yeux. Peut-être ta pensée est-elle lucide, et la mienne naïve ! Je ne peux pas, en effet,
considérer qu’il existe d’autre étude capable d’orienter le regard de l’âme vers les choses
d’en haut que celle qui se concentre sur ce qui est réellement et sur l’invisible [ἐγὼ γὰρ αὖ
οὐ δύναμαι ἄλλο τι νομίσαι ἄνω ποιοῦν ψυχὴν βλέπειν μάθημα ἢ ἐκεῖνο ὃ ἂν περὶ τὸ ὄν τε ᾖ
καὶ τὸ ἀόρατον]. Si quelqu’un entreprend, en regardant bouche bée les choses d’en haut
et bouche fermée les choses d’en bas [ἐάν τέ τις ἄνω κεχηνὼς ἢ κάτω συμμεμυκὼς], de faire
l’étude d’un objet parmi les objets sensibles, j’affirme [...] que son âme ne regardera pas
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vers le haut, mais bien vers le bas [ἄνω ἀλλὰ κάτω αὐτοῦ βλέπειν τὴν ψυχήν], même s’il
voulait apprendre en position couchée, allongé par terre ou nageant sur le dos en mer [κἂν
ἐξ ὑπτίας νέων ἐν γῇ ἢ ἐν θαλάττῃ μανθάνῃ]38.
Dans ce texte comme dans les extraits précédents, Socrate (le personnage de
Platon) rejoue avec Glaucon les échanges que Socrate (le personnage d’Aristophane)
entretenait avec Strepsiade : le philosophe s’efforce dans les deux cas d’élever la pensée
de son interlocuteur, de l’inciter à regarder « vers le haut » par l’intermédiaire des
sciences spéculatives que sont l’astronomie, la géométrie ou l’arithmétique.
L’écriture même de Platon, dans cet extrait, semble mimer le style comique lorsque
Socrate entreprend de portraiturer un homme dans des postures grotesques, inclinant
la tête (ἀνακύπτων) et se tenant ébahi devant un plafond bariolé, ou s’allongeant sur
le dos par terre ou flottant sur la mer pour contempler le ciel. Ces deux figures sont en
effet des allusions directes à la comédie d’Aristophane. La première renvoie au récit du
disciple du φροντιστήριον, qui dans les Nuées raconte à Strepsiade que la veille, alors que
Socrate « observait la lune pour étudier son cours et ses révolutions » et « regardait
en l’air la bouche ouverte [ἄνω κεχηνότος] », « du haut du toit [ἀπὸ τῆς ὀροφῆς], la
nuit, un lézard moucheté lâcha sur lui sa fiente » (v. 171-173, trad. H. Van Daele). La
posture « bouche bée » (κεχηνὼς) en direction de quelque chose comme un plafond
ou un toit (ὀροφῆς) est suffisamment précise pour constituer un renvoi explicite. Quant
à la seconde figure, qui décrit une posture allongée sur le dos, potentiellement en mer,
adaptée à la contemplation du ciel, elle renvoie à une pièce non-identifiée d’Aristophane,

38
République, 528e6-529c3, trad. G. Leroux modifiée.

DHA, supplément 27, 2023 – CC-BY


Habiter le ciel et les nuées : lieu et “non-lieu” du savoir philosophique chez Aristophane et Platon 471

dont on ne possède qu’un fragment très lacunaire mais qui mentionne la même image
d’une « nage sur le dos [νεῖν ἐξ ὑπτίας] » (fr. 593 KA)39. Quoique l’absence de contexte
immédiat ne nous permette pas de statuer sur le sens ou sur l’individu éventuellement
visé par Aristophane dans ce fragment, cette image peut évoquer l’attitude d’Euripide
allongé sur le dos et cherchant l’inspiration dans les airs au début des Acharniens.
La réécriture proposée par Platon n’a pas pour objectif, toutefois, de réhabiliter
purement et simplement le Socrate géomètre et astronome des Nuées. Car le Socrate de
la République affirme clairement que ceux qui passent pour savants et qui tournent leur
regard vers le ciel ne cessent pas pour autant de regarder « en bas ». En d’autres termes,
aussi éloignés que soient les objets de leurs spéculations, ils échouent toujours à atteindre
le véritable « haut » que doit viser pour sa part le philosophe. Ce dernier repousse la
limite des hauteurs au point de la porter à un seuil critique et de lui faire déborder tout
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bonnement le monde sensible, avec ses coordonnées topographiques de « haut » et de
« bas » : au-delà du ciel, c’est dans « l’invisible » que se meut le philosophe. Et c’est
en ce sens que le geste platonicien, qui consistera dans la suite du dialogue à couronner
l’étude des sciences spéculatives (mathématiques, géométrie, astronomie) par celle de la
dialectique, prend la forme d’une surenchère : non seulement il n’est pas ridicule pour le
penseur de projeter sa pensée dans les airs plutôt que de la ramener en permanence à des
préoccupations terrestres, mais il convient qu’il s’élève encore davantage que ne l’ont
fait ses prédécesseurs car l’air, les nuées et les astres sont encore des réalités inférieures.
Certes, la géométrie et l’astronomie ont le mérite d’initier un mouvement vers le
haut, mais la dialectique doit permettre au philosophe d’élever sa pensée au-delà des
réalités bassement sensibles et d’atteindre le plus haut degré de réalité qui soit, à savoir
l’invisible40. De ce point de vue, le demi-philosophe (ou le complet astronome) des
Nuées ressemble à un homme qui, tête renversée ou allongé sur le dos, se tiendrait ébahi
devant la peinture d’un plafond orné, sans voir que celui-ci l’empêche d’appréhender ce
qui se trouve au-delà. Cette attitude est celle qui prête assurément à rire, car elle suppose
que l’orientation du corps vers le haut suffit à saisir ce qui se trouve véritablement « en
haut », ce qui est naïf.
Ce mouvement de relativisation des points de vue, qui consiste à bousculer les
repères topographiques de « haut » et de « bas », se trouve illustré d’une très belle
39
Sur ce fragment, cf. Pellegrino 2015, p. 357. L’auteur note que l’attribution de ce fragment à
Aristophane repose justement sur cette expression νεῖν ἐξ ὑπτίας, puisque Julius Pollux affirme dans son
Onomasticon (VII, 138) qu’on trouve cette expression à la fois chez Aristophane et chez Platon.
40
Sur l’articulation étroite de ces sciences observationnelles avec la dialectique, cf. Bodnár 2021.

DHA, supplément 27, 2023 – CC-BY


472 Lora Mariat

manière dans le mythe qui clôt le Phédon, lorsque Socrate compare les hommes à des
poissons, qui tiendraient la surface de la mer pour le ciel :
Nous, nous habitons dans les creux [de la Terre] sans nous en apercevoir : nous croyons
habiter en haut, à la surface [οἴεσθαι ἄνω ἐπὶ τῆς γῆς οἰκεῖν]. Nous ressemblons à un être
qui, séjournant au milieu des profondeurs de la haute mer, croirait habiter à la surface des
flots : voyant le soleil et les astres à travers l’eau, il prendrait la surface de la mer pour un
ciel [τὴν θάλατταν ἡγοῖτο οὐρανὸν εἶναι] ! Supposons que, par paresse et par faiblesse, il
n’ait jamais atteint les cimes de la mer ; qu’il n’ait jamais vu non plus, une fois émergé et
la tête levée hors de cette mer [ἐκδὺς καὶ ἀνακύψας ἐκ τῆς θαλάττης] et tournée vers le lieu
où nous sommes, à quel point ce lieu se trouve être plus pur et plus beau que celui où il
vit avec les siens [...]. Eh bien, cette condition-là, c’est justement la nôtre. Nous habitons
je ne sais quel creux de la Terre, et nous croyons habiter au plus haut [οἴεσθαι ἐπάνω αὐτῆς
οἰκεῖν] ; l’air, nous l’appelons ciel, comme si c’était à travers cet air, pris pour du ciel,
que se meuvent les astres [τὸν ἀέρα οὐρανὸν καλεῖν, ὡς διὰ τούτου οὐρανοῦ ὄντος τὰ ἄστρα
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χωροῦντα]. En fait, sur ce point aussi, nous sommes pareils : le poids de notre faiblesse et
de notre paresse nous rend incapables de traverser l’air jusqu’au bout [οὐχ οἵους τε εἶναι
ἡμᾶς διεξελθεῖν ἐπ’ ἔσχατον τὸν ἀέρα]. Car si l’un de nous parvenait jusqu’aux cimes de l’air
[ἐπ’ ἄκρα], ou si, pourvu subitement d’ailes, il s’envolait [πτηνὸς γενόμενος ἀνάπτοιτο],
alors, de même que les poissons d’ici voient les choses d’ici-bas en levant la tête hors de la
mer, il pourrait voir, en levant la tête, les choses de là-bas [κατιδεῖν ἂν ἀνακύψαντα, ὥσπερ
ἐνθάδε οἱ ἐκ τῆς θαλάττης ἰχθύες ἀνακύπτοντες ὁρῶσι τὰ ἐνθάδε, οὕτως ἄν τινα καὶ τὰ ἐκεῖ
κατιδεῖν]41.
Exprimée dans la langue du mythe, la quête des hauteurs qui était portée dans
la République jusqu’à un point critique, faisant basculer le philosophe du ciel sensible
dans la région de l’invisible, se trouve réinscrite dans un schéma ascensionnel continu,
où les niveaux de hauteur s’ajoutent les uns aux autres sur le même plan. Cette allégorie,
pour autant, poursuit un objectif similaire : nous détromper de l’erreur d’identification
du lieu « le plus haut » induite par ceux qui, comme les demi-philosophes de la
République, se cantonnent à l’air et aux nuées, sans voir qu’ils s’arrêtent, ce faisant, à
un niveau intermédiaire42. Celui-ci n’est en réalité que le plafond orné qui masque un
lieu supérieur, un au-delà du ciel. En ce sens, lorsque Socrate se perche sur une machine
élévatrice pour atteindre les nuées, lorsqu’Euripide s’allonge les pieds en l’air pour
trouver l’inspiration, ou lorsque Pisthétaïros enfile une paire d’ailes pour s’installer

41
Phédon, 109c3-e5, trad. M. Dixsaut.
42
Cf. aussi, dans la République, quand Socrate remarque que « lorsque quelqu’un se trouve transporté
du bas vers le milieu, il croit être emporté [...] vers le haut » car « il n’a pas d’expérience de ce que sont
le haut véritable, et le milieu, et le bas [μὴ ἔμπειρος εἶναι τοῦ ἀληθινῶς ἄνω τε ὄντος καὶ ἐν μέσῳ καὶ κάτω] »
(584d3-e5, trad. G. Leroux).

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Habiter le ciel et les nuées : lieu et “non-lieu” du savoir philosophique chez Aristophane et Platon 473

dans le royaume des oiseaux, tous poursuivent l’illusion grotesque aux yeux de Platon
d’habiter définitivement les « hauteurs » en projetant leur corps dans les airs. Ils se
comportent, ce faisant, comme le poisson du Phédon, trop naïf pour se rendre compte
que ce qu’il considère comme la surface de son monde (la mer) est en réalité un creux
obscur du monde pris dans son entièreté. On pourrait ajouter que, du point de vue
de Platon, c’est la même erreur qu’ont commis ses prédécesseurs tels que Thalès, voire
Socrate lui-même lorsqu’il lisait Anaxagore43 : malgré leurs efforts pour élever leur
regard vers le haut, ils se sont contentés d’adopter une posture physique (en levant
la tête) et ont fixé leurs yeux sur le ciel. En proto-philosophes qu’ils sont, ces figures
incarnent en définitive le type d’âmes qui, si l’on en croit le récit de la création des êtres
vivants à la fin du Timée, se réincarneront en oiseaux : des hommes
dépourvus de méchanceté, mais légers [κούφων], intéressés par les choses qui sont en
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haut [μετεωρολογικῶν], mais qui estiment dans leur naïveté que les démonstrations les
plus assurées à leur sujet s’obtiennent par la vue [ἡγουμένων δὲ δι’ ὄψεως τὰς περὶ τούτων
ἀποδείξεις βεϐαιοτάτας εἶναι δι’ εὐήθειαν]44.
Pour sa part, c’est en oiseau d’un type nouveau que le philosophe platonicien
gagne les espaces éthérés qui sont les siens. Doté d’ailes, certes, mais des ailes de l’âme45,
il « circule à travers la totalité du ciel [πάντα δὲ οὐρανὸν περιπολεῖ] » et « chemine dans
les hauteurs [μετεωροπορεῖ] » (Phèdre, 246b6-c1)46. Mais si, chez Platon, ce savant s’est

43
Le récit autobiographique qui précède, dans le Phédon, le mythe que nous venons de citer, présente
un Socrate d’abord versé dans l’étude des « phénomènes célestes et terrestres [τὰ περὶ τὸν οὐρανόν τε
καὶ τὴν γῆν πάθη] » (96b9-c1, trad. M. Dixsaut). Or, il dépeint volontiers la situation dans laquelle il se
trouvait à cette période comme un tableau comique : « Je ne compte pas les fois où l’examen de questions
de ce genre me mettait la tête à l’envers [καὶ πολλάκις ἐμαυτὸν ἄνω κάτω μετέϐαλλον σκοπῶν πρῶτον τὰ
τοιάδε] » (96a10-b1, trad. M. Dixsaut). « La tête à l’envers » ou « les pieds en l’air », l’expression ἄνω
κάτω μετέϐαλλον signifie en tout cas le renversement de haut en bas produit par ce type de savoir, et désigne
non pas seulement, métaphoriquement, le renversement des idées de Socrate, comme le laisse croire cette
expression proverbiale, mais de Socrate lui-même (ἐμαυτὸν). Cette culbute nous semble donc pouvoir
évoquer une posture de la comédie aristophanesque. Sur les liens généraux entre l’autobiographie du
Phédon et la tradition comique, cf. Rashed 2009.
44
91d6-e1, trad. L. Brisson modifiée.
45
Le philosophe est en effet celui qui parvient à renouer avec la situation de « jadis [πάλαι] », quand
« l’âme était [...] tout emplumée [πτερωτή] » (Phèdre, 251b7). Ainsi, « seule la pensée du philosophe a
des ailes [μόνη πτεροῦται ἡ τοῦ φιλοσόφου διάνοια] » (249c4-5, trad. L. Brisson).
46
Par ces constructions verbales, Platon imite peut-être le style d’Aristophane dans sa manière de
« réaliser » des métaphores – ainsi lorsqu’il présente Socrate déambulant dans les airs (ἀεροϐατῶ, Nuées,
v. 225) ou Euripide composant les pieds en l’air (ἀναϐάδην, Acharniens, v. 399 et 410).

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474 Lora Mariat

définitivement installé dans les hauteurs, ce n’est pas là où évoluaient les « penseurs »
des Nuées, ni là où Méton proposait de construire la cité des oiseaux dans la pièce
éponyme d’Aristophane. Platon invente un terme pour qualifier ce lieu spécifique : il
s’agit du « lieu qui se trouve au-dessus du ciel [ὑπερουράνιον τόπον] » (247c3), vers
lequel le philosophe doit s’efforcer de tendre de toute son âme. Et il convient d’adopter
une posture bien spéciale pour atteindre ce point si élevé : c’est encore « sur le dos »,
mais cette fois « sur le dos du ciel [ἐπὶ τῷ τοῦ οὐρανοῦ νώτῳ] » (247b7-c1) que les âmes
doivent se positionner, de manière à observer le véritable objet du savoir philosophique,
qui n’est plus le ciel lui-même – ce plafond orné – mais « les réalités qui se trouvent hors
du ciel [τὰ ἔξω τοῦ οὐρανοῦ] » (247c1-2, trad. L. Brisson)47. Cet ὑπερουράνιον τόπον est
l’étage que Platon ajoute au ciel des astronomes, l’éloignant encore davantage dans les
hauteurs, jusqu’à la limite du « non-lieu »48. C’est là que se situait déjà le philosophe
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dans la digression du Théétète, dont la pensée volait « au surplomb du ciel [οὐρανοῦ θ’
ὕπερ] » ; c’est de là que le « philosophe-oiseau »49 tire son savoir.

Conclusion
Façonnée par la comédie aristophanienne, la localisation dans les hauteurs
célestes des géomètres et astronomes tels que le Socrate des Nuées ou le Méton des
Oiseaux permet de « réaliser » concrètement la métaphore du penseur dont le savoir
abstrait côtoie les sphères les plus éthérées. L’analyse des textes qui mobilisent cet
imaginaire chez Aristophane et de leurs stratégies d’écriture comique a permis de
mettre en évidence la symbolique associée à ce lieu : le savoir qui en procède entretient
une distance considérable relativement à toute application pratique et pèche donc par
son inutilité. Mais cette représentation, et l’assignation topographique sur laquelle elle
repose, a été réappropriée et réélaborée par Platon, qui dans son effort pour définir le
savoir philosophique a largement emprunté les images et connotations héritées de cette
symbolique. Loin de disqualifier le savant qui pratique la géométrie et l’astronomie, il
surenchérit et campe toujours plus fortement le philosophe dans les hauteurs, au-delà

47
Il est à noter que dans cette situation bien particulière, Platon accepte de considérer – contrairement
au texte de la République – que le geste de « lever la tête » (ἀνακύπτω) constitue une posture physique
adaptée à la contemplation de la vérité (« il s’agit là d’une réminiscence des réalités jadis contemplées
par notre âme, quand [...] elle levait la tête pour contempler ce qui est réellement [ἀνακύψασα εἰς τὸ ὂν
ὄντως] », 249c1-4, trad. L. Brisson).
48
O’Brien 2006, p. 91-94.
49
Nous empruntons cette expression à Dixsaut 1991, p. 172.

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Habiter le ciel et les nuées : lieu et “non-lieu” du savoir philosophique chez Aristophane et Platon 475

même du ciel contemplé par ses prédécesseurs. Au final, cet espace lointain et reculé,
ce « non-lieu » ou cet « anti-lieu » par excellence, se mue en lieu positif, digne d’être
habité par le philosophe authentique – à condition toutefois de chausser la bonne paire
d’ailes.

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